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Les Conditions Du Récit Filmique Interactif
Les Conditions Du Récit Filmique Interactif
ARTS
Titre
Les Conditions
du Récit Filmique Interactif,
Dispositifs et Réception.
Jury :
Roberto BARBANTI, Université Paris 8, Paris (France)
André PARENTE, Université Fédéral de Rio de Janeiro (Brésil)
Françoise PARFAIT, Université de Picardie Jules Verne, Amiens (France)
Carlos VALENTE, Université de Madère (Portugal)
Carlos Sena Caires
Les Conditions
du Récit Filmique Interactif,
Dispositifs et Réception.
La recherche conduisant à cette dissertation a été accomplie par l’auteur
à l’EDESTA (École Doctorale Esthétique, Sciences et Technologies des Arts)
de l’Université Paris 8, Vincennes Saint-Denis,
Spécialité Arts Plastiques et Photographie
Ce travail de recherche a été soutenu par le concours d'une Bourse de Doctorat de la Fondation
pour la Science et la Technologie du Ministère de la Recherche du Portugal (FCT).
(SFRH/BD/16400/2004)
À mes très chers parents,
Agostinho et Sena,
qui m’ont toujours soutenu, encouragé et aidé durant mes études.
Résumé
Pour être lisible, nous avons développé notre travail de recherche selon une
exposition qui passe d’abord par la maîtrise et la connaissance des concepts et des
notions liés à la théorie du récit, littéraire dans un premier temps, filmique dans
un second. D’abord, selon les premières études de la Tragédie et de l’Épopée
d’après les philosophes grecs Aristote et Platon, ensuite, par une approche
structuraliste selon les auteurs Gérard Genette, Claude Bremond et Roland
Barthes, entre autres. Du point de vue du récit filmique les travaux exploratoires
sur la grande syntagmatique du récit filmique de Christian Metz, et l’approche
structuraliste d’André Gardies, André Gaudreault et François Jost ont été des
repères essentiels pour notre étude.
Cette première incursion théorique a été fondamentale puisque c’est grâce à elle
que nous avons pu justifier la suite de notre exploration et proposer des «
solutions » (sous forme d’hypothèses) qui nous ont semblé pertinentes pour notre
sujet d’analyse.
Après avoir parcouru les notions distinctives du récit, connu ses modes, ses
temporalités, ses voix et ses espaces discursifs, il a été question de réfléchir sur la
question de l’interactivité. L’objectif étant de découvrir sous quels moyens,
conditions ou procédés novateurs le récit filmique arrive à s’approprier (ou se
servir) des modes de production et de réception des nouvelles technologies à des
fins narratives et/ou artistiques. Nous avons voulu vérifier si le récit filmique
postmoderne a ou non un potentiel interactif. À l’aide de nombreux exemples
cinématographiques, nous avons repris des notions et des concepts du récit
littéraire (fréquence narrative, répétition diégétique, simultanéité, ordre des
syntagmes, etc.) pour mettre en évidence certaines capacités du récit filmique à
mettre en amont une nouvelle relation à l’image, notamment par le biais d’une
participation (active) d’un spectateur motivé. Un nouveau rôle pour le spectateur
est né. Les premières expériences cinématographiques interactives et la définition
de certaines stratégies narratives liées à une condition interactive et de
présentation du récit interactif nous ont ainsi permit de produire un tableau
typologique provisoire pour un récit filmique interactif.
Dans un troisième temps, une étude empirique a été mise en place, mettant
l’accent sur la production et l’évaluation de nos propres travaux artistiques.
L’analyse des différentes étapes de conception, de présentation et de réception
des œuvres reste ainsi fondamentale pour comprendre les enjeux d’une telle
recherche, pour sentir les conditions essentielles d’un savoir faire, d’une praxis. À
partir de cette recherche nous avons élaboré un questionnaire type qui
permettrait de valider notre démarche. Ainsi, l’étude de la réception effectuée
pour les travaux en question, Carrousel (2006), Transparence (2007) et Muriel
(2008) nous a fourni quelques pistes d’intérêt majeur nous menant à des
réponses potentiels que soulève la question de cette thèse.
Enfin, dans la dernière partie de notre travail, nous avons constaté que l’objectif
recherché, qui était de délimiter les conditions du récit filmique interactif a été
bien atteint. Trois grands types forment le trait conclusif de cette thèse : (1) des
conditions narratives spécifiques, (2) des dispositifs interactifs singuliers et
intuitifs et (3) des conditions renouvelées de la réception des œuvres. Converger
l’ « art numérique », le cinéma et des dispositifs interactif (scénique et imagé)
sous une dimension renouvelée de la salle de cinéma, de la technologie de saisie
et de projection de l’image et du récit du point de vue de la narration et de
l’organisation des relations spatio-temporelles nous paraît ainsi, essentiel à toute
proposition dans ce domaine.
Néanmoins, et parce qu’il s’agit d’un exercice nouveau, nous n’envisageons pas
encore une délimitation définitive. C’est dans le continuum d’une réflexion sur la
confirmation d’autres conditions possibles que doit maintenant s’orienter le
(notre) travail de recherche futur.
Remerciements
Je tiens également à remercier tous les membres de mon jury de thèse, Monsieur
Roberto Barbanti, Monsieur André Parente, Madamme Françoise Parfait
et Monsieur Carlos Valente pour la lecture et l’examen de cette thèse et de me
faire l’honneur d’assister à ma soutenance.
Je souhaite également remercier toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont
contribué à la concrétisation de ce travail de thèse de doctorat.
INTRODUCTION ........................................................................................................1
1. RÉCIT
2. INTERACTIVITÉ
5.1 Interactivité........................................................................................179
II
6.2.1
Les variations répétitives de Rashômon .......................................................... 207
6.2.2
La fréquence limitée d’Un jour sans fin...........................................................208
6.2.3
Le polyptique de Timecode .............................................................................. 210
6.2.4
Combien de parcours possibles pour Elephant ? .............................................214
3. ÉTUDE EMPIRIQUE
III
8.3.1
Transparence : un récit filmique, une installation interactive........................ 293
8.3.2
Les histoires qui se racontent dans Transparence.......................................... 295
8.3.3
Des structures narratives ................................................................................. 299
8.3.4
Une installation, un dispositif interactif .......................................................... 303
8.3.5
Variabilité et répétition .................................................................................... 307
8.3.6
Le langage de programmation .........................................................................308
IV
9.6.2
Transparence ................................................................................................... 370
9.6.3
Carrousel........................................................................................................... 372
CONCLUSION........................................................................................................375
BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................................393
1. Ouvrages…………………………………………………………………………………………………………393
2. Articles de Revues/Journaux……………………………………………………………………………400
3. Thèses de Doctorat………………………………………………………………………………………….403
4. Références des publications sur Internet…………………………………………………………..403
5. Références Internet…………………………………………………………………………………………405
6. Filmographie ……………………………………………………………………………………….………..406
7. Publications de l'auteur……………………………………………………………………………...……409
8. Table des récits filmiques interactifs………………………………………………………………….410
APPENDICE 1 ........................................................................................................411
APPENDICE 2 ........................................................................................................429
APPENDICE 3 ........................................................................................................439
V
VI
Introduction
Introduction
Vous êtes assis dans une pièce sombre. Devant vous, défilent des images sur un
écran géant. Vous contemplez des personnages qui conversent entre eux, des
paysages à perte de vue, vous écoutez des sons, un entretien vigoureux se tient,
puis une musique vient se faufiler parmi d’autres bruitages. Vous sentez l’histoire
venir et en imaginez la suite, le final peut-être, le destin des personnages qui ça ?
Par moments vous oubliez où vous êtes, par d’autres vous accompagnez les
personnages comme si vous en étiez un vous-même, plus tard vous vous sentez
fatigué, les commentaires de vos voisins de rangée vous gênent. Et puis, soudain,
vous voilà à nouveau pris par l’histoire, une puissance vous attrape, un regard
vous fixe et vous attire vers cette lumière très présente devant vous.
Vous le savez depuis longtemps, c’est ça le cinéma. C’est sa capacité à vous faire
imaginer des mondes nouveaux, c’est une machine d’illusion et de rêve, qui vous
attire. C’est pour cela, d’ailleurs, que vous aimez l’expérience, que vous voulez la
répéter et que vous prenez du plaisir à y revenir, à chaque fois.
Imaginez maintenant que vous êtes à nouveau dans cette pénombre, devant ces
images en mouvement, cette clarté où défilent les images et se construit l’histoire,
et que soudain, comme par un effet de magie, vous arrivez à en modifier le
déroulement. Comme si c’était un jeu où chacun décide de ses actions, un jeu
interactif disons, à plusieurs dans une salle de cinéma, qui vous laisserait
influencer le cours des événements, la suite du récit et le destin des personnages.
Cela serait merveilleux ! Vous voilà côte à côte avec votre héros : devant vous un
obstacle ? Vous le faîtes sauter ! Quelle direction prendre ? C’est à vous de choisir
la bonne. Votre héros va mourir ? Revenez sur vos pas et modifiez son destin !
Voilà à quoi pourrait se prêter le cinéma de demain. Un cinéma participatif,
1
Introduction
interactif, qui vous place dans l’histoire, qui vous attire dans un monde fictionnel,
et qui vous laisse prendre les décisions tout en vous conduisant vers un destin
inexorable. Le cinéma serait alors comme une ligne segmentée, une bande
magnétique constamment sujette à se rompre et à s’interrompre, puis à se coller
et à se recoller bout à bout, dans un ordre différent de son état premier, pour
votre unique plaisir. Le cinéma de demain disions-nous ? Ne serait-ce pas trop
attendre, ne serait-ce pas oublier toutes les expériences, plus ou moins réussies
dans ce domaine et sous-estimer les projets avant-gardistes des années 1950 et
1960 : de la Laterna Magika de Alfréd Radok et Josef Svoboda au Ciné-
automaton (Kinoautomat) de Radúz Çinçera ? Ne serait-ce pas oublier les
propositions des artistes du numérique, des installations interactives et
performatives, oublier un nouveau regard sur le monde de l’image en mouvement
(des modes de diffusions renouvelés, télévision interactive, téléphones mobiles,
Internet, DVD) qui a autorisé à la fois une lecture multiple et personnalisée du
film, se différenciant ainsi du cinéma en salle ?
2
Introduction
3
Introduction
Ainsi, et dans un premier temps, nous constaterons qu’il existe des points
communs, des proximités dans la définition de récit proposé par divers
théoriciens, penseurs et philosophes. Déjà objet de discussion et de réflexion pour
Aristote et Platon, la notion sera reprise beaucoup plus tard dans les analyses du
texte littéraire du début du 20ème siècle, notamment par les formalistes Russes.
(S’en suivront les études de Tzvetan Todorov, Vladimir Propp, Claude Bremond,
Roland Barthes et Gérard Genette entre autres, que nous aborderons dans le
premier chapitre). Dans un second temps, nous analyserons les différents
modèles sémiotiques et l’étude moderne du récit qui connaîtra dans le courant
structuraliste une impulsion décisive concernant les études systématiques du
fonctionnement des textes littéraires. D’abord, nous saisirons comment Vladimir
Propp propose toute une théorie novatrice sur les fonctions des personnages du
récit (du conte merveilleux russe) et la façon dont ces fonctions doivent se
répartir et s’enchaîner selon plusieurs hypothèses de succession, entrelacement,
disjonction et/ou croisement. Ensuite, nous constaterons qu’aussi bien Roland
Barthes comme Claude Bremond reprennent l’étude des fonctions des
personnages de Propp pour l’adapter à d’autres types de récits. D’une part,
Bremond reprend la notion de fonction comme l’élément fondateur de tout récit
basant sa recherche sur l’idée de « possibles narratifs », d’autre part, Barthes
conçoit le récit comme un système implicite d’unités et de règles dont le niveau
4
Introduction
des fonctions (au sens de Propp), des actions (au sens de Greimas) et de la
narration (au sens de Genette) sont les éléments fondateurs fondamentaux. Tout
en continuant dans la recherche du fonctionnement des textes, nous constaterons
également que Algirdas-Julien Greimas préfère discerner une typologie des
personnages qui se définit selon ce qu’ils font et non selon ce qu’ils sont ou bien
pensent être. Il les appellera les actants. Plus tard, Gérard Genette portera son
analyse sur l’étude temporelle du récit, ses modes et sa voix. Ses propos seront,
comme nous le constaterons au cours de cette dissertation, un point de référence
fondamental pour notre recherche.
Le récit est là, partout, il est cette action propre à l’homme consistant à raconter
quelque chose à quelqu’un. Raconter une histoire, avec un début, un milieu et une
fin, dont l’objectif est d’attirer l’attention de son auditoire et de le mener
« soigneusement » à bon terme, c’est-à-dire à la clôture du récit, tout en
employant des stratégies (et des restrictions) narratives propres. D’un point de
vue strictement fonctionnel, on pourrait dire que tout récit répond à la même
formule et que le récit filmique tient sa place dans cette définition. Mais il existe
bel et bien des distinctions. Comme le dit Jean Mitry, un film est « tout autre
chose qu’un système de signes et de symboles ». Du moins, il ne se présente pas
comme étant seulement cela, puisqu’il s’agit avant tout d’images (et de sons), des
images de quelque chose qui ont pour objet de décrire, de développer et de narrer
un événement ou une suite d’événements quelconques. Ainsi, l’analyse du récit
filmique devrait faire l’objet d’une attention semblable à celle dont a bénéficié le
texte littéraire (c’est d’ailleurs le propos de Raymond Bellour lorsqu’il écrit
L’analyse du film)2. Dans sa structure interne, le récit filmique est image, mais
aussi mouvement, mouvement d’images et changement. Changement de plans,
changement de séquences et changement de points de vue. Le film se déploie
dans un espace et un temps propre, dans un champ et un hors champ de l’image,
mais aussi, et avec lui, dans un espace autre, celui du spectateur. Le récit filmique
a pour obligation de savoir contrôler ces divers espaces, mouvements et
changements, afin de raconter quelque chose d’intelligible et selon une suite
logique de faits vrais ou imaginaires. Pour y arriver, il va également jouer avec le
temps, la condensation des événements, l’organisation événementielle, la
simultanéité et la durée diégétiques. Mais aussi avec l’altérité et la similitude, la
répétition et la fréquence, la durée et le rythme. Bref, le récit filmique reprend les
figures de styles littéraires pour les adapter à des fins narratifs propres.
5
Introduction
Une fois que les enjeux du récit filmique ainsi que ses éléments distinctifs seront
établis, il s’agira, dans l’évolution naturelle de notre étude, de comprendre
qu’elles sont les possibilités d’un réel rapprochement du cinéma avec
l’interactivité, et de présenter des solutions et des hypothèses pour qu’un tel
rapprochement se réalise de façon appropriée. La problématique soulève certains
défis considérables. Peut-on envisager un dialogue (dans le sens d’un échange
réciproque entre deux interlocuteurs) effectif du récit filmique et de l’ordinateur
(machine de calcul) avec un récepteur/auditeur, sans mettre en cause les objectifs
narratifs, interactifs et de réception du récit ? Le récit filmique et l’interactivité
mettent en jeu un nouveau paradigme discursif qui se doit de tenter de concilier
les deux modes d’expression et de transmission de savoirs. Faut-il songer à un
nouveau type de spectateur capable à la fois d’appréhender le sens du récit et de
participer à ce nouveau « jeu participatif » que déploie la condition interactive ?
Le spectateur a toujours voulu s’immerger dans l’histoire, rentrer dans l’image,
toucher l’écran, mais en le désirant il ne réalise pas qu’elles en sont les pertes.
6
Introduction
Peut-il, alors, participer au récit sans fuir l’histoire ? Peut-il contrôler son
comportement, en être conscient, sans jamais perdre les sens des événements
diégétiques ? Est-il conscient, en tant que sujet-participant de contrôler
l’histoire ? Et, veut-il garder ce contrôle, et à quel prix ? Quelle est alors cette
nouvelle condition spectatorielle du « récepteur » d’images interactives, de récits
et de films interactifs ? Sans doute une condition distincte de la condition du
« regardeur-écouteur » du film dans la salle de cinéma, puisque son envie est de
jouer avec les images, de se sentir libre de prendre les décisions qui iront
bouleverser le dénouement des histoires, de savoir qu’il a un certain contrôle sur
les événements diégétiques et finalement de se satisfaire à le faire.
3 CD-ROM interactif, premier prix du concours international MultimediaXXI, Lisbonne, Portugal, 1999.
4 DVD interactif, mention honorable au 1er Festival International du Cinéma Interactif, Porto, Portugal, 2001.
7
Introduction
ont permis de constater que le récit interactif, d’un côté, et le récit filmique, de
l’autre, dépendent de certaines conditions (restrictions ?) narratives qui
informent de la participation « contrôlée » des participants. Pour la recherche ici
envisagée, nous avons réalisé trois projets singuliers que nous décrivons et
analysons dans la dernière partie de ce document. Ils se nomment : Muriel,
Carrousel et Transparence. Ces trois essais filmiques interactifs nous ont semblé
fondamentaux, dans la mesure où ils ont nourri notre questionnement sur les
conditions narratives et interactives qu’un artiste/créateur et auteur/cinéaste doit
envisager avant même d’entreprendre la réalisation d’une œuvre « artistique-
spéculative » aux allures cinématographiques et aux besoins interactifs.
Le récit filmique, lorsqu’il est engagé dans une activité interactive, reste-t-il
vraiment un discours linéaire, un récit séquentiel ? La non-linéarité narrative est-
elle une condition obligatoire du récit interactif ? Devons-nous continuer à
envisager le champ et le hors champs de l’image comme les uniques réceptacles
des événements diégétiques ? Pouvons-nous considérer la mobilité de l’image
cinématographique hors de son cadre naturel ? Devons-nous envisager des
modes fréquentatifs nouveaux ? Un ordre et une durée narrative propres à ce type
de récits ? Le point de vue du spectateur/participant peut-il devenir sujet-
narratif ? S’il existe des zones accessibles à l’image, au texte filmique, ne doivent-
elles pas se régir selon des règles, des restrictions ou des contraintes narratives et
interactives ? Le récit filmique interactif ne doit-il pas conduire ses
spectateurs/interacteurs à une fin inexorable de l’histoire, à une conclusion
inéluctable de sa participation, à la clôture du récit ? Ce sont toutes des questions
pertinentes qui réclament une réflexion attentive et rigoureuse concernant les
concepts théoriques et pratiques qui émanent de la création, des essais, des
expériences et de la réalisation d’œuvres artistiques du même genre. Ce sera
grâce à une étude éminemment empirique que nous arriverons à franchir, par
tâtonnements et hésitations quelques marches de cet escalier très peu exploré. En
effet, nous verrons comment certaines réponses aux questions posées pendant la
présentation des œuvres donnent lieu à des résultats très similaires et parfois
concluants. Bien que les installations ici étudiées ne correspondent pas toutes aux
mêmes critères de réception, l’analyse, l’intersection et la relation des résultats
des questionnaires nous semblent indiquer des conclusions qui, dans certains cas,
vont à la rencontre de nos attentes.
8
Introduction
une espèce d’hyper hybride qui n’aurait jamais réussi son coup ? Il n’est pas
difficile de penser ainsi, surtout si l’on considère les obstacles, les restrictions et
les conditions sous-jacentes à ce nouveau paradigme narratif et expressif. Le récit
filmique interactif (hyper-cinéma, i-cinéma, web-cinéma, cinéma interactif), a
aujourd’hui un grand défi devant lui : s’affirmer comme une nouvelle forme
expressive artistico-cinématographique. À la racine de tout art
cinématographique et interactif imaginable, il trouvera certainement son chemin,
tant que le film continuera à raconter des histoires par l’image et le son, des
images en mouvement et en changement, et que l’interactivité servira de
médiateur entre le « vouloir » du participant, du spectateur/interacteur et le
« pouvoir » de contrôle, de maîtrise, de l’auteur/créateur, artiste en cinéma.
Comme le cinéaste, qui peut s’exprimer par la narration et par la mise en scène
qu’il adopte pour son histoire, le concepteur du récit filmique interactif devra
jouer de sa capacité à créer un nouveau paradigme narratif et interactif qui
mettrait en place une histoire, des personnages, des lieux et un
visiteur/participant, tout en pensant au traitement de l’espace diégétique et non
diégétique, au temps du récit et au temps de la réception. Bien sûr, il faudra
considérer une période d’expérimentation pendant laquelle les créateurs et
artistes/chercheurs auront droit à l’erreur ; ils ajusteront le procédé en essayant,
en échouant. Le public leur dira quand ça marche, et quand ça ne marche pas. Et
lui aussi apprendra.
Après une vie passée à voir des films, les hommes et les femmes ont leur esprit
formaté, ils sont très bien entraînés aux histoires, aux images et aux conditions
spectatorielles du cinéma. Il leur faudra du temps pour concevoir un récit
participatif effectif (qui marche), un récit ou ce sont eux qui décident du
déroulement de l’histoire, de la succession des événements. Ce faisant, ils verront
que beaucoup de préjugés sont tout simplement déplacés- je veux contrôler
toutes les actions des personnages. C’est inutile. Il y aura des adaptations à faire,
et à se faire. Des habitudes à prendre, mais les changements ne seront pas si
nombreux. L’interactivité est partout, et elle sera sûrement dans la fiction, dans le
cinéma (elle se profile nettement à l’horizon dans la télévision, elle est sûrement
sur Internet). Ce sera comme la transition vers le son à la fin des années 1920 : au
début tout le monde croyait que c’était un gadget. Et, en fait, en ce moment nous
sommes peut-être à l’ère Lumière : les gens voient le train arriver sur eux et se
cachent derrière les sièges. Mais cela ne pourra pas durer éternellement, le public
reste exigeant, les spectateurs vont finir par s’y habituer (à l’interactivité), et
9
Introduction
10
1 RÉCIT
11
Qu’est-ce qu’un récit ?
Ce premier chapitre fonctionne comme une brève avancée sur la notion de récit.
Il s’agira de comprendre quelle est l’approche de plusieurs théoriciens,
chercheurs et penseurs et quelles relations ou similitudes peuvent exister dans
leur définition. Nous retiendrons les trois sens du récit proposés par Gérard
Genette, la notion du récit omniprésent selon l’analyse structuraliste de Roland
Barthes et les dimensions chronologiques et événementielles proposées par Jean-
Michel Adam, Claude Bremond et Louis-Claude Paquin. Marc Lits, lui, insistera
sur l’importance du lecteur comme élément nécessaire à toute analyse du récit.
Dans ce premier chapitre, nous aborderons également le langage comme système
de signes indispensable à toute communication. Il s’agira encore de comprendre
l’importance du mythe comme configuration des tous premiers récits, et
finalement, d’analyser les divers composants du récit, qui se remarquent dans la
description, la narration et les fonctions des personnages, du narrateur et du
narrataire.
Qu’est-ce qu’un récit ? Voilà une question qui suscite, encore aujourd’hui,
plusieurs questionnements, nonobstant la multitude de définitions que nous
13
Qu’est-ce qu’un récit ?
Mais prenons les choses sous un autre regard : raconter des histoires a toujours
été fondamentalement lié au fait d’être humain. Depuis que les hominiens ont
développé la parole et le sens du langage, nous nous racontons des histoires les
uns aux autres. Raconter, conter, n’est pas quelque chose que seuls les auteurs,
écrivains, scénaristes et cinéastes peuvent faire. Chacun de nous raconte des
histoires, tous les jours, nous fabriquons des histoires à propos de choses qui
nous arrivent et nous les racontons à nos amis, à nos proches, à un groupe ou à
un auditoire. Ce sont ces histoires qui permettent d’interpréter et d’expliquer
notre existence. Le récit ne serait alors rien d’autre que l’action de raconter
quelque chose à quelqu’un, comme dans l’art dramatique, par exemple, qui se dit
d’une narration détaillée d’un événement qui vient de se passer.
14
Qu’est-ce qu’un récit ?
5 SIMONIN, Michel (dir.), Aristote, Poétique, p. 92, (1450 a). N.B. Dorénavant, les références complètes
des ouvrages qui seront cités en notes se trouvent dans notre bibliographie, in fine.
6 Op. Cit., Chapitre XI, p. 101 (1452 b).
7 Ibidem.
8 Op. Cit., p. 102 (1452 b). Par exemple, Œdipe roi, tragédie grecque de Sophocle (427 av. J.-C.) accomplit
scrupuleusement l'avancée du récit à travers la peripétie, la reconnaissance et la loi des trois unités : l'action
provient d'un même événement ; l'espace se concentre sur la ville de Tebas ; le temps se réduit aux 24 heures.
15
Qu’est-ce qu’un récit ?
ses limites en fonction d’une certaine longueur ». Une longueur telle, que la
mémoire puisse aisément la retenir, puisque
Aristote défend une limite du récit dramatique selon une durée plus ou moins
subjective, mais qui doit répondre à une nécessité de compréhension objective de
l’ensemble. Ce sont ces notions de durée, de limite et de succession d’événements,
déjà appréhendées et remarquées par Aristote qui vont servir de base à certaines
études récentes sur la notion de récit, notamment dans le contexte de l’étude des
textes littéraires.
Le mot récit est couramment employé dans la langue française sans que personne
ne se soucie de son ambiguïté. C’est la raison pour laquelle, Gérard Genette, dans
l’introduction de son essai de méthode sur le discours du récit, discerne trois
notions distinctes (mais complémentaires) afin de clarifier tout de suite son
propos auprès des lecteurs.
o Dans un premier sens et selon Genette, le récit est un énoncé narratif,
c’est-à-dire un « discours oral ou écrit qui assume la relation d’un
événement ou d’une série d’événements »10, rejoignant la notion
d’Aristote selon laquelle une série d’événements doit se succéder (selon
une vraisemblance ou nécessité). C’est, si l’on peut dire, une mise en
relation entre l’histoire et l’événement raconté, le récit lui-même.
o Dans un second sens, moins répandu, le récit est désigné comme une
« succession d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet de ce discours,
et leurs diverses relations d’enchaînement, d’opposition, de répétition,
etc. »11. C’est l’histoire en elle-même.
o Finalement, et dans un troisième sens, beaucoup plus ancien, récit
désigne un événement, c’est-à-dire l’acte de narrer pris en lui-même qui
consiste en ce que quelqu’un raconte quelque chose. Ce troisième sens
met en relation l’histoire et celui qui la raconte, c’est la narration.
16
Qu’est-ce qu’un récit ?
Toute l’étude de Genette porte essentiellement sur l’étude du récit en tant que
texte narratif, au sens premier du discours narratif, mais elle prévoit des relations
entre les deux autres sens. C’est-à-dire, entre le discours et les événements qu’il
relate (sens 2) et entre ce même discours et l’acte qui le produit, réellement ou
fictivement (sens 3). Une analyse plus détaillée sur le discours du récit12 d’après
Genette est décrite plus loin dans le deuxième chapitre.
« (…), présent dans tous les temps, dans tous les lieux,
dans toutes les sociétés; le récit commence avec l’histoire
même de l’humanité ; il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle
part aucun peuple sans récit. (...) Le récit peut être
supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image,
fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de
toutes ces substances; il est présent dans le mythe, la
légende, la fable, le conte, la nouvelle, l’épopée, l’histoire,
la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le tableau
peint (que l’on pense à la Sainte-Ursule de Carpaccio), le
vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la
conversation; toutes les classes, tous les groupes humains
ont leurs récits, et bien souvent ces récits sont goûtés en
commun par des hommes de culture différente, voire
opposée : le récit se moque de la bonne et de la mauvaise
littérature : international, transhistorique, transculturel,
le récit est là, comme la vie »13.
Pour Barthes, cette universalité du récit ne doit pas impliquer l’abandon de son
étude, bien au contraire, elle devrait servir comme levier de recherche justement
sous le prétexte qu’il s’agit d’un fait universel. Et c’est pour cela que le
structuralisme naissant en fait l’une de ses premières préoccupations.
Du point de vue de l’analyse structurale, et puisqu’il faut bien chercher la
structure du récit, dans les récits, Barthes considère que le récit participe de la
phrase, mais ne se réduit pas simplement à la somme des phrases qui le
12 Nous ouvrirons une petite parenthèse pour distinguer le récit du discours qui est souvent entendu comme un
sous-genre du récit. Bien que plusieurs théoriciens et analystes s’en servent pour donner appui à une définition
du récit, il se doit de ne pas confondre les deux termes. Le discours est un propos que l’on tient, une
conversation, un dialogue ou un entretien. Il a lieu lorsque l’on parle, le récit lui n’existe que lorsque l’on
raconte. Le discours peut être défini comme un développement oratoire fait devant une réunion de personnes,
soit une causerie, une allocution, une conférence, un sermon, etc. Il peut également s’agir d’une expression
verbale de la pensée, un énoncé. C’est le langage mis en action, c’est la langue assumée par le sujet parlant.
Claude Bremond le soulignait déjà : « le discours peut être description, déduction ou effusion lyrique et dans ce
cas ce n’est plus du récit ». Et pour Aristote, le discours se distingue du récit parce que ce n’est plus une
imitation, par récit ou représentation scénique, d’une action, réelle ou feinte, extérieure à la personne et à la
parole du poète, mais plutôt une représentation tenue par lui (le poète) directement et en son propre nom.
13 BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications 8, p. 7.
17
Qu’est-ce qu’un récit ?
Paquin met ainsi en relation l’intrigue suggérée par l’histoire avec l’intérêt porté
par son lecteur, spectateur ou auditeur. Condition fondamentale lorsqu’il sera
question d’aborder le récit filmique (voir troisième chapitre).
18
Qu’est-ce qu’un récit ?
est due au changement antérieur. C’est ce qu’il appelle les événements du récit,
ou sa dimension événementielle. Toutefois, pour Miller, le récit n’est pas
simplement une suite d’événements mais aussi une personnification qui se
concrétise à travers un langage : c’est l’aspect représentationnel que tout type de
récit doit comporter. Cette représentation se fonde sur des formes temporelles et
spatiales, mais également sur des répétitions17. Selon la définition de Miller, le
contenu d’une revue, d’un journal ou d’un livre peut être considéré comme un
récit. Cela peut également concerner une bande dessinée, un roman linéaire ou
encore une fiction interactive, du genre « à toi de choisir la suite ». Les jeux de
tabliers, comme les jeux de dames ou d’échecs sont également concernés par sa
définition. Les dispositions des pièces sur le plateau forment la condition initiale,
le jeu en lui-même vient changer cette condition et la fin du jeu en est son
résultat, découvrant ainsi le vainqueur et le vaincu. Ce sont également des
représentations d’un comportement social, d’une guerre ou d’un combat,
complétées par des « personnages » sur un champ de bataille où chacun doit
jouer à son tour (temporalisation) et sur un tablier (spatialisation).
Nous avons également constaté que pour Claude Bremond les notions liées à la
succession des événements, à la temporalisation et à l’intégration de l’être
humain dans le récit sont très importantes. Bremond propose une notion
chronologique du récit dans la définition suivante :
S’il n’y a pas une succession minimale d’événements, alors le récit n’existe pas,
cela donne lieu à une description, à une déduction ou à une effusion lyrique. De
même, il n’y a pas récit sans intégration dans une unité d’action, sans quoi il ne
s’agit que d’une « chronologie, énonciation d’une succession de faits
incoordonnés »20. Et finalement, s’il n’y a pas une implication d’intérêt humain,
c’est-à-dire au moins un acteur-sujet, il n’y a pas récit non plus, car « c’est
17 Voir: MILLER, J. Hillis, « Narrative », Critical terms for literary study, pp. 66-79.
18 BREMOND, Claude, Logique du récit, pp. 99-100.
19 BREMOND, Claude, « La logique des possibles narratifs », Communications n. 8, p. 68.
20 Ibidem.
19
Qu’est-ce qu’un récit ?
seulement par rapport à un projet humain que les événements prennent sens et
s’organisent en une série temporelle structurée »21.
De son côté, Marc Lits reprend la définition de Bremond insistant sur l’étude des
actions des personnages et le rôle du récepteur soumi à ces actions. Pour Lits, le
récit est une « représentation d’un événement qui se constitue par une ou
plusieurs séquences d’actions qui entraînent un ou des personnages à passer d’un
état ou d’une situation à une autre »22. Selon Lits, cette représentation
d’événements est rapportée, avec une part de subjectivité inévitable autant dans
la vision que dans la narration, à un récepteur qui n’a pas témoigné de cet
événement originel. Elle peut se réaliser soit oralement (conversation, théâtre),
soit à travers l’écriture (livre, journal), soit à posteriori par le biais d’une action
filmée (documentaire, film). Pour Lits, le récit ne prend son ampleur que par la
découverte du récepteur ou du lecteur, tout en considérant le travail de
composition de l’auteur existant en amont. Ce sera le récepteur qui, par un travail
de recomposition provenant de sa lecture, de sa vision et de son audition,
donnera vie au récit. Lits défend également qu’il existe de la part du récepteur
tout un travail de l’imaginaire, que ce soit à travers un récit de fiction ou un récit
oralisé et réel. Il faut également, toujours selon Lits, tenir compte du fait que tout
récit n’existe pas seul. Il y a toujours un ou plusieurs textes précédents auxquels il
se réfère par intertextualité.
Mais, la notion de récit la plus récurrente est sans doute la définition formulée
par Tzvetan Todorov, puisqu’elle semble recouvrir un récit idéal dans son
ensemble. Todorov défend qu’un récit idéal commence par une situation stable
qu’une force quelconque vient perturber. Il en résulte un état de déséquilibre ;
par l’action d’une force dirigée en sens inverse, l’équilibre est rétabli ; le second
équilibre est bien semblable au premier, mais les deux ne sont jamais identiques.
Il y a par conséquent deux types d’épisodes dans un récit : ceux qui décrivent un
état (d’équilibre ou de déséquilibre) et ceux qui décrivent le passage d’un état à
l’autre23. (Nous verrons plus loin, au deuxième chapitre, comment Roland
Barthes utilise une structure narrative identique pour y distinguer les notions de
noyaux et de catalyses).
20
Qu’est-ce qu’un récit ?
21
Qu’est-ce qu’un récit ?
Le langage est là pour transmettre des informations et faire part à autrui de nos
expériences ou de notre vision du monde. Chaque type de récit possède son
propre langage. Par exemple, le langage humain est souvent lié au langage verbal,
mais il contient également le langage corporel ou gestuel et le langage oral ou
sonore. Selon le dictionnaire de linguistique :
22
Qu’est-ce qu’un récit ?
23
Qu’est-ce qu’un récit ?
lexique, cela peut-être la racine d’un mot, considéré comme un morphème libre,
par exemple les mots paix, son et vie.
Chaque terme du lexique peut se définir en dénotation ou en connotation, c’est ce
qu’on appelle la dualité sémantique. C’est-à-dire, qu’un terme du lexique peut
regrouper plusieurs signifiés, parmi lesquels l’un est objectif et invariant et les
autres subjectifs. La dénotation, reste l’élément stable, non subjectif et analysable
hors du discours, de la signification d’une unité lexicale. La connotation, au
contraire, est l’élément subjectif qui varie selon les contextes lexicaux. On peut
donc dire que si la dénotation est le signifié globalement reconnu, la connotation
ne l’est pas. Étant subjective, elle varie selon les cultures, voire les locuteurs, c’est
ce qu’un mot évoque comme image mentale et comme associations d’idées.
L’évolution des civilisations, d’abord d’oralité pure (dans les sociétés sans
écriture), en passant par les civilisations d’oralité mixte (ou l’écrit était réservé
aux spécialistes), puis d’oralité seconde (où l’hégémonie de l’écrit fait de l’oral un
récit d’écrit), va permettre un passage d’une tradition de l’échange discursif
communicationnel à un stade supérieur, celui du récit. Le récit ne porte plus sur
la situation de communication proposée par des énoncés discursifs, mais aborde,
plutôt, des éléments qui dépassent cette situation et qui vont être organisés selon
une certaine logique discursive, d’ordre chronologique ou narratif. C’est ce qu’on
définirait comme « la représentation » d’un ou plusieurs événements, soit à
travers une théâtralisation, une série télévisuelle, un film ou un récit littéraire.
Le mythe est un récit. C’est une histoire, vraie à ses origines, racontée soit dans
un cercle familial privé soit pendant des cérémonies rituelles collectives. Disposés
autour de la figure d’un héros central qui connaîtra de nombreux épisodes
aventureux, les mythes ont en commun de présenter des histoires fortes, avec des
enchaînements d’action sans temps morts inutiles ou grandes descriptions et des
personnages ou des situations très marquantes qui assureront une réelle
fascination. Les êtres humains ont été des inventeurs de mythes dès le début de
l’humanité. Confrontés à l’angoisse de la mort ou à la crainte de l’inconnu ou du
nouveau, ils se racontaient des histoires pour essayer d’appréhender l’univers qui
les entourait. Souvent les mythes présentaient des histoires pour faire face à une
souffrance collective, à un chagrin ou à une punition.
24
Qu’est-ce qu’un récit ?
L’étude du mythe s’est souvent située entre deux tendances opposées : celle qui
considérait le mythe en tant que fable, invention ou fiction, puis celle qui
l’examinait comme une histoire vraie, considérée ainsi par les sociétés
archaïques. Les études de Mircea Eliade sur la notion du mythe se situent dans ce
croisement où il n’est plus seulement question de retrouver le stade mental ou le
moment historique où le mythe est devenue fiction, mais aussi de rechercher
dans les diverses sociétés une notion de mythe « vivant », dans le sens où il
fournirait des modèles pour la conduite humaine, permettant ainsi de mieux
comprendre notre contemporanéité. Ainsi, et selon Eliade, le mythe
Pour Eliade, le mythe est un récit d’une création quelconque. C’est le rapport sur
la façon dont quelque chose s’est produit ou a commencé à être. Étant considéré
comme une histoire sacrée, le mythe se dit d’une histoire vraie, parce que, et
toujours selon Eliade, il se réfère constamment à des réalités : « Le mythe
cosmogonique est “vrai” parce que l’existence du Monde est là pour le prouver ; le
mythe de l’origine de la mort est également “vrai” parce que la mortalité de
l’homme le prouve, et ainsi de suite »31.
Sous une autre perspective, Karen Armstrong considère que c’est l’imagination,
cette capacité singulière de l’être humain, qui conçoit le mythe. L’être humain se
distingue des animaux qui regardent mourir leurs congénères sans y attacher
d’importance, en tant que créature en quête de sens, capable d’avoir des idées qui
dépassent leur expérience quotidienne. L’esprit humain reste particulier par sa
capacité à avoir des idées et des expériences que nous ne pouvons pas expliquer
rationnellement, c’est-à-dire de l’imagination. C’est cette aptitude qui permet de
penser quelque chose qui n’est pas immédiatement présent, et qui n’a pas
d’existence objective lorsque conçu. Pour Armstrong, le mythe est inséparable du
rituel. Il s’enracine presque toujours dans l’expérience de la mort et de la peur de
l’extinction. Sur les tombes néandertaliennes, par exemple, les ossements
25
Qu’est-ce qu’un récit ?
Mais, de quoi traite réellement le mythe ? C’est souvent une autre dimension, une
réalité invisible mais plus puissante, comme le monde des dieux. C’est Claude
Lévi-Strauss qui, dans son étude structurale du mythe, dira que : « Tout peut
arriver dans un mythe ; il semble que la succession des événements n’y soit
subordonnée à aucune règle de logique ou de continuité »33. Pour Lévi-Strauss, la
croissance du mythe est continue, contrariant sa structure, qui elle est
discontinue, puisque replète d’échantillons ou de fragments narratifs. C’est une
structure feuilletée d’épisodes qui apparaît par un procédé de répétitions. C’est sa
fonction élémentaire, celle de la répétition, que de rendre manifeste la structure
du mythe.
Les mythes traitent d’histoires de héros ou des dieux qui descendent aux enfers
(souvent représenté par la Terre), qui traversent des labyrinthes, qui surmontent
des épreuves insurmontables ou des intempéries impossibles et qui combattent
des monstres. Le monde de la mythologie grecque en est un exemple : monstres,
guerres, intrigues et dieux inquisiteurs y sont nombreux (ex. le mythe d'Hercule,
des Danaïdes, de Minos, de Thésée, d'Œdipe, des Argonautes ou d'Ulysse). Un
autre sujet traité par le mythe est celui de l’imitation, par des hommes ou des
femmes, de ces êtres puissants, en faisant par eux-mêmes l’expérience du divin,
l’ascension au Ciel et en aidant ainsi à affronter les problèmes de la condition
humaine et à trouver leur place dans le monde. Le mythe met à jour le
fonctionnement mystérieux de la psyché et montre comment l’humain peut
affronter ses propres crises intérieures. Il existe également le mythe qui raconte
des fausses histoires, des histoires invraisemblables : lorsque l’on dit par exemple
que les dieux parcourent la terre, que les morts sortent de leurs tombes ou
encore, que la mer s’ouvre pour laisser passer un peuple élu, la véracité du mythe
ne repose que sur une croyance. C’est la raison pour laquelle la formulation de
26
Qu’est-ce qu’un récit ?
l’Histoire n’est pas le but de la mythologie, encore moins la prétention que ses
récits soient des faits objectifs.
Si une certaine tribu amazonienne vit de la chasse, c’est parce qu’un Être
Surnaturel a enseigné à leurs ancêtres comment chasser les animaux. Ici, le
mythe raconterait l’histoire de la première chasse réalisée par l’être surnaturel
qui, par la suite, l’enseignerait aux humains, leur expliquant comment et
pourquoi ils doivent se nourrir de cette manière. On pourrait dire que, pour ces
indigènes (ainsi que pour tout être humain) ces récits sont l’expression d’une
réalité originelle, plus riche de sens et plus grande en connaissance que l’actuelle.
Ils sont déterminants pour notre vie immédiate, pour nos activités et pour les
destinées de l’humanité. Le mythe est donc un élément primordial de la
civilisation humaine et un repère essentiel pour comprendre la manière dont
l’homme a commencé à raconter ses premières histoires.
Contrairement au mythe, les contes sont des récits profanes. Cela dit, nous
pouvons y repérer également des animaux merveilleux ou la présence d’hommes
27
Qu’est-ce qu’un récit ?
et de héros, répétant le mythe avec d’autres moyens et sur un autre plan : le conte
est un récit circonstancié d’un parcours initiatique individuel où les personnages
ont en commun de ne pas appartenir au monde de tous les jours. Le conte
reprend et prolonge l’initiation au niveau de l’imaginaire. Ce sont de courts récits
de faits, d’aventures imaginaires, destinés à distraire un auditoire. Selon Mircea
Eliade : « Dans les sociétés où le mythe est encore vivant, les indigènes
distinguent soigneusement les mythes - "histoires vraies" - des fables ou contes,
qu’ils appellent "histoires fausses" »36. Les légendes, elles, sont plutôt des récits
populaires traditionnels, plus ou moins fabuleux, plus ou moins merveilleux. Ce
sont souvent des récits traditionnels où le réel existe et y est décrit de façon
exagérée, déformée et embellie. Contenant souvent des éléments du merveilleux,
la légende repose plutôt sur des faits historiques qui ont été transformés par des
croyances populaires.
Que ce soit mythe, contes ou légendes, tous sont des récits qui n’existent que
parce qu’ils se racontent, et se sont racontés au cours de l’histoire de l’homme
jusqu’à nos jours. Il reste, toutefois, cette idée de performance orale, qui a permis
à tous ces genres de récits de perpétuer et de survivre à l’Histoire. Pour Marc Lits
« l’essentiel n’est pas ce que dit le conteur, mais le fait qu’il profère une parole
devant un auditoire, créant ainsi avec celui-ci un "être-ensemble" »37.
1.4.1 La description
La description est présente depuis toujours et dans toutes les formes de récits.
Elle trouve son origine dans la rhétorique ancienne grecque sous le nom
d’ekphrasis, c’est-à-dire un morceau discursif détaché. Du latin descriptio (étym.
1190), elle est la présentation détaillée de lieux, de personnages ou d’événements
dans un récit. Elle sert également à donner le portrait (description à la fois
physique et morale) des personnages et à les placer dans un lieu et un temps
déterminé. En littérature, on la trouve souvent dans les « pauses » du récit, c’est-
à-dire hors des dialogues ou des actions des personnages, ou à côté des signifiés
événementiels de la narration où elle peut former un ensemble autonome. Elle se
laisse reconnaître par une profusion de verbes de perceptions, d’éléments visuels,
de repères spatiaux, de verbes d’état et de qualitatifs. La description se laisse voir
28
Qu’est-ce qu’un récit ?
dans un ordre concret, dans une linéarité, c’est-à-dire qu’elle utilise des façons de
narrer qui peuvent faire varier une notion d’espace ou de temps, tels que :
l’accoutrement d’un personnage de haut en bas, ou d’un espace lointain à une
proximité, ou encore d’un temps présent à un temps futur38.
Mais la question que nous devons nous poser reste la suivante : peut-on raconter
sans décrire ? Peut-on imaginer un récit sans procédures descriptives39 ? Pour
Gérard Genette, il est évident que non, puisque tout récit comporte « des
représentations d’objets ou de personnages, qui sont le fait de ce que l’on nomme
aujourd’hui la description »40. En fait, pour Genette, il est possible de concevoir
des textes purement descriptifs, qui visent à représenter des objets dans leur
seule existence spatiale, en dehors de tout événement et même de toute
dimension temporelle (par exemple, lorsqu’il s’agit de la description d’un édifice
ou d’un objet particulier). Pour lui, d’ailleurs, la description est plus
indispensable que la narration, « puisqu’il est plus facile de décrire sans raconter
que de raconter sans décrire (peut-être parce que les objets peuvent exister sans
mouvement, mais non le mouvement sans objets) »41. Donc, nous pouvons
imaginer une description pure, où il ne se passe absolument rien, mais
difficilement concevoir une narration pure, où absolument rien n’y serait décrit.
Selon Genette, le rôle diégétique de la description, c’est-à-dire « le rôle joué par
les passages ou les aspects descriptifs dans l’économie générale du récit »42 serait
de deux grands types. La première grande fonction est d’ordre décoratif, c’est une
description « étendue et détaillée (et) apparaît ici comme une pause et une
récréation dans le récit, de rôle purement esthétique, comme celui de la sculpture
dans un édifice classique »43. L’exemple le plus célèbre étant la description du
bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade. Elle apporte au récit une dimension
informative ou historique, donnant une valeur littéraire, artistique ou poétique au
texte en regardant de façon esthète un objet, en représentant l’espace ou le sujet à
la manière d’un tableau. La seconde grande fonction de la description est d’ordre
à la fois explicatif et symbolique. C’est celle qui rapporte les portraits physiques,
les descriptions d’habillements et d’ameublement, qui tend à « révéler et en
même temps à justifier la psychologie des personnages, dont ils sont à la fois
38 En dehors de la littérature, la description se laisse voir dans les discours techniques ou scientifiques : par
exemple dans la géographie, plus particulièrement dans l’usage militaire où elle sert à décrire les paysages ou les
terrains de guerre. C’est également le cas dans l’architecture où on l’utilise pour commenter les plans, dans la
botanique où il est important de décrire pour classer, et dans le discours judiciaire où l’on décrit les
circonstances d’une infraction ou la description d’un portrait robot d’un individu suspect.
39 Pour reprendre la désignation de Jean-Michel Adam.
40 GENETTE, Gérard, « Frontières du récit », dans Communications 8, p. 162.
41 Op. Cit., pp. 162-163.
42 Op. Cit., p. 163.
43 Ibidem.
29
Qu’est-ce qu’un récit ?
signe, cause et effet »44. Ici, la description sert à embellir le texte, et devient un
élément majeur de l’exposition puisqu’il s’agit de donner des clés de
compréhension. Elle traduit des impressions, des états d’âmes, elle sert à créer
une atmosphère, véhiculer des valeurs morales ou transmettre une vision
spirituelle.
La description peut également avoir d’autres fonctions dans le récit. Elle peut
permettre par exemple de retarder une action ou un dialogue entre personnages,
afin de créer une suspension narrative dans l’histoire, un sentiment de suspens.
Elle sert alors d’organisation narrative de l’intrigue où elle prolonge le récit, en
retardant l’instant où le lecteur trouvera la réponse aux questions qu’il se pose
(contribuant ainsi au rythme du récit). Nous pouvons également utiliser la
description d’une façon plus dramatique : décrire à un moment particulier du
récit permet, par exemple, de faire frontière entre deux séquences narratives ou
d’attirer ou détourner l’attention sur un décor ou un personnage. Si la description
30
Qu’est-ce qu’un récit ?
1.4.2 La narration
31
Qu’est-ce qu’un récit ?
toute forme d’énoncé qui donne une image synchronique du réel, c’est-à-dire qui
mime le réel (comme le tente inlassablement la description). Platon, dans la
République (Livre III), discriminait déjà deux façons de dire : la mimesis ou
l’imitation et la diegesis ou simple récit. Dès qu’un poète narrateur donne la
parole à un personnage, il s’agit d’une imitation. Pour qu’il y ait diegesis, il faut
faire recours au discours indirect ou narrativisé.
32
Qu’est-ce qu’un récit ?
47 BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications 8, Seuil, 1981 (1966
pour la 1ère édition), p. 27.
48 Op. Cit., p. 25.
49 Ibidem.
50 Op. Cit., p. 26. Roland Barthes fait référence ici à J. Lacan : “Le sujet dont je parle quand je parle est-il le
33
Qu’est-ce qu’un récit ?
34
Qu’est-ce qu’un récit ?
Pierre Glaudes et Yves Reuter proposent de classifier les personnages selon trois
types distincts.
o Soit le personnage est un marqueur typologique (type 1), différentiant le
récit d’autres types de textes descriptif, historique ou argumentatif,
contribuant à spécifier des sous-catégories narratives ou des genres. Par
exemple, le héro d’une épopée, d’un roman policier ou d’un roman
psychologique ne se comporte pas de la même façon, et marque
profondément le genre de récit où il s’y déploie.
o Soit, le personnage est un organisateur textuel (type 2), qui intègre et
organise dans le récit des unités de tous les niveaux, contribuant à la
configuration sémantique du texte. Dans ce cas, l’évolution du personnage
doit constituer, au cours du récit, le fil directeur des actions et supporter
la transformation des contenus. Par exemple dans les romans
psychologiques, où un personnage joue le rôle principal et de ses actions
dépendent l’évolution d’autres personnages secondaires.
o Soit encore, le personnage est un lieu d’investissement des expériences
psychologiques et sociales d’un auteur ou d’un lecteur (type 3), ancrant le
texte dans le réel par sa fonction d’identification recherchée, par exemple,
par les lecteurs de fictions55.
35
Qu’est-ce qu’un récit ?
Les prédicats de base sont au nombre de trois, si bien qu’il suffit d’un nombre
réduit de rapports pour caractériser un type de récit. Ils sont :
À partir de ces prédicats de base, Todorov propose d’autres rapports qui dérivent
des trois premiers. À l’aide de trois règles de dérivation, il propose que l’on
analyse les rapports des personnages, en premier lieu grâce à la règle d’opposition
36
Qu’est-ce qu’un récit ?
où chacun des trois prédicats de base possède un prédicat opposé. La haine pour
le désir ou l’amour, la publication publique pour la confidence et l’opposition
pour l’aide. Ensuite par la règle du passif, qui correspond au passage de la voix
active à la voix passive, où chaque action a un objet et un sujet, mais seul le verbe
passe à la voix passive. Puis, finalement par les règles d’action, qui vont permettre
de caractériser le mouvement du récit. Les règles d’action, numéro un et deux,
sont basées sur l’axe du désir :
Il faut souligner que toutes ces règles d’action proposées par Todorov ont surtout
une valeur d’exemple, puisqu’elles font référence directe au roman Les Liaisons
Dangereuses62 (Pierre Choderlos de Laclos, 1782), et non à celle d’une
description exhaustive. Cependant, et pour ce qui concerne l’installation
Transparence (voir description du travail au huitième chapitre) nous nous
sommes imprégnés de cette variété de rapports entre les personnages pour
élaborer le scénario de notre récit filmique (voir à ce sujet l’appendice 1, in fine).
Un personnage peut prendre la forme d’un homme ou d’une femme, mais aussi
d’une figure anthropomorphisée, qui peut se matérialiser dans un objet, une idée
ou un animal. Vladimir Propp (Morphologie du Conte, 1970), dans une
schématisation du conte merveilleux russe, délimite sept grands « personnages »
ou rôles types : Il y a le héros (premier personnage type), c’est celui qui effectue
une quête déterminée, celui qui trouve l’objet de la quête et est récompensé pour
37
Qu’est-ce qu’un récit ?
cette découverte. Le mandateur (second personnage type), c’est celui qui envoie
le héro en quête. Il y a l’objet de la quête (troisième personnage type), qui peut
être par exemple un trésor, une princesse en détresse ou une vengeance d’un
malfaiteur. L’agresseur (quatrième personnage type), c’est celui qui commet le
méfait initial et combat le héros. Il existe également le donateur (cinquième
personnage type), celui qui soumet le héro à des épreuves et lui remet l’auxiliaire
magique. Le sixième personnage type est le propre auxiliaire magique, qui aide le
héros à se déplacer et à passer (dépasser) les épreuves. Et finalement, le faux
héros (septième personnage type), qui veut concurrencer le héros dans la quête,
mais fini par échouer dans ses diverses épreuves.
1.4.4 Le narrateur
Ayant analysé les diverses acceptions liées au concept du personnage d’un récit
quelconque, nous essayerons maintenant d’y distinguer la notion de narrateur. Il
est commun de confondre le narrateur avec l’auteur du récit, l’écrivain qui est
l’auteur du roman que l’on vient de lire ou le réalisateur, auteur du film que l’on
vient de voir. On peut également le confondre avec les divers personnages du
récit. Est-ce une personne de la vie réelle ou bien un personnage de fiction ? La
définition la plus simple dira tout simplement que c’est celui qui raconte, point.
Mais rentrons dans le détail pour y voir plus clair. Le narrateur est en réalité un
personnage, il n’est pas une personne réelle, il sert uniquement une fonction
particulière du récit, celle de raconter. On dira vulgairement que c’est le narrateur
qui raconte le récit. On peut toujours admettre que l’auteur qui écrit le roman ou
la nouvelle est celui qui en assume la narration, mais il ne faut pas confondre les
deux. Le narrateur peut s’assumer comme le personnage principal de l’histoire ou
se diluer dans plusieurs personnages. Paul Auster, dans un entretien paru dans
Le Monde du 26 juillet 1991, affirmait qu’
(Cette notion de la voix du récit sera le sujet de plusieurs analyses que nous
verrons plus loin dans le deuxième chapitre).
38
Qu’est-ce qu’un récit ?
La vision « avec » qui apparaît lorsque le narrateur en sait autant que son
personnage (Narrateur = personnage). Par exemple, lorsque l’explication d’un
événement est donnée simultanément avec la connaissance de ces mêmes
événements par les personnages :
Dans ce deuxième type, Todorov ajoute un autre aspect qu’il intitule “Plusieurs
aspects d’un même événement”. Ici, Todorov veut spécifier si ces personnages
racontent (ou voient) le même événement ou bien des événements différents. Si
les personnages voient ou racontent le même événement, il s’agit d’une « vision
63 Todorov reprend la classification des aspects du récit proposée par Jean Pouillon dans Temps et roman, Paris,
Gallimard, 1946.
64 TODOROV, Tzvetan, “Les catégories du récit littéraire”, Communications 8, p. 147.
65 Op. Cit., p. 148.
39
Qu’est-ce qu’un récit ?
66 Ibidem.
67 GENETTE, Gérard, Figures III, p. 206.
68 Ibidem.
40
Qu’est-ce qu’un récit ?
Alors, comment le narrateur, en tant que personnage d’un récit, articule son
discours au sein de la narration ? Lorsque le narrateur veut extérioriser son
opinion, ses impressions ou son jugement sur des faits, sur un problème ou un
personnage, il fait une pause dans la narration et entame un discours. C’est ce
qu’on appelle un discours au style direct. Dans le style indirect, les propos ou les
pensées des personnages sont rapportés, soit d’une façon complète soit par une
formule abrégée, par le narrateur, sous la forme d’une proposition subordonnée
complétive, c’est-à-dire qu’il transpose le propos de la première personne (je) à la
troisième personne (il) et en modifie le temps verbal selon le principe de la
concordance des temps. Un troisième moyen d’insérer le discours d’un
personnage au sein de la narration est l’emploi du style indirect libre. Ce style
crée une rupture moins brutale dans le rythme de la narration et évite les
lourdeurs de styles parfois liées à l’emploi du style indirect. Particulièrement
souple, le style indirect libre se situe à mi-chemin entre le style direct et le style
indirect : il donne le propos du personnage sans formule introductive et en
respecte scrupuleusement la syntaxe et le lexique (comme dans le style direct) ;
par contre, il modifie le propos de la première à la troisième personne et applique
le principe de la concordance des temps (comme dans le style indirect).
69 Op. Cit., p. 207, (Genette fait référence au film Rashômon d’Akira Kurosawa de 1950).
41
Qu’est-ce qu’un récit ?
1.4.5 Le narrataire
Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un
voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Écarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde
qui t’entoure s’estomper dans le vague. La porte, il vaut mieux la fermer ; de l’autre côté,
la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres : « Non, je ne veux pas
regarder la télévision ! » Parle plus fort s’ils ne t’entendent pas : « Je lis ! Je ne veux pas
être dérangé. »
Italo Calvino, 1979.
Avant d’en conclure avec la notion de narrateur, nous ferons une petite
parenthèse sur une notion souvent mal interprétée, confondue avec le narrateur
et mal connue du public en général. C’est la notion de narrataire.
Il serait imprudent de confondre la notion de narrateur avec celle de narrataire.
Le narrataire est l’instance à laquelle s’adresse le récit, c’est-à-dire celui ou celle à
qui le narrateur s’adresse. Sa principale fonction est d’assurer la relation entre le
narrateur et le lecteur ou bien entre l’auteur et le lecteur : le narrataire est là
pour servir essentiellement d’activité médiatrice. Roland Barthes en parle
justement dans les fonctions de la catalyse (que nous verrons plus loin au second
chapitre) qui existent pour maintenir le contacte entre le narrateur et le
narrataire70.
Le lecteur est un être réel, le narrataire un personnage de papier, fictif, mais qui
peut tout de même personnifier le lecteur virtuel tel que l’imagine l’auteur. Si le
narrataire ne se confond pas avec le lecteur réel (l’individu singulier qui est en
train de lire le récit, mais que l’auteur ne connaît pas), il peut correspondre au
lecteur probable ou supposé. Bref, le narrataire n’a pas plus d’existence réelle que
le narrateur : tous deux n’existent que sous la forme textuelle, sous « la plume de
l’écrivain ».
La notion de narrataire apparaît justement pour différencier deux instances, qui
conduisent souvent à une certaine confusion. Il y a l’instance du « lecteur »
évoqué dans le texte, c’est-à-dire celui que le narrateur interpelle sous le nom de
« lecteur » (comme dans le roman de Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un
voyageur, 1979), ou sous une deuxième personne, qu’il met en scène dans sa
lecture, voire à laquelle il prête une voix, un monologue intérieur, des objections
ou des questions directement formulées. Puis, il y a l’instance du lecteur réel,
celui qui lit réellement le livre, qui le tient en main physiquement et tourne les
pages les une après les autres, selon l’avancement de sa lecture.
70 Voir : BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications 8, p. 16.
42
Qu’est-ce qu’un récit ?
Comment isoler le narrataire dans le texte ? D’abord, il peut être désigné par les
pronoms et les formes verbales de la deuxième personne (ex. « tu vas
commencer... », « Tes souliers... », « Ferme la porte… »). Ensuite, il peut être
défini par une expression impersonnelle, un pronom indéfini (ex. on).
Finalement, il peut être aperçu à travers certaines questions que pose le narrateur
(ex. ce qu’il avait été ? - où ce il est dirigé à un narrataire). Bien sûr, le narrataire
peut être lui-même le narrateur d’un récit, destinant la narration à lui-même.
Le narrataire peut assumer quatre fonctions distinctes dans le récit. Il peut servir
de relais entre le narrateur et le lecteur, entre l’auteur et le lecteur, c’est sa
fonction médiatrice. Il peut mettre en évidence les différents types de rapports
que le narrateur établi avec le narrataire dans une fonction de caractérisation du
récit, en précisant le cadre de la narration. Il peut également contribuer à la
thématique du récit, en mettant certains thèmes en relief, ou encore à son
articulation et au développement de l’intrigue.
Dans l’une des premières études sur le narrataire, Gerald Prince préconise qu’il
est l’un des éléments fondamentaux de toute narration, puisqu’il peut nous
43
Qu’est-ce qu’un récit ?
D’une façon générale, nous pouvons dire que le récit est l’action de raconter
quelque chose à quelqu’un par le biais d’une narration oralisée, d’un rapport ou
d’un écrit, mais aussi à travers la présentation d’images fixes ou mobiles, d’un
film ou d’une locution radiophonique. C’est un énoncé, un discours qui assume la
relation d’un événement ou d’une série d’événements. Le récit, c’est la relation,
dira Jean-Louis Boissier.
L’art de conter a été étudié dès les premiers temps par des philosophes comme
Platon et Aristote, pour qui, le discours indirect (la diegesis) est une forme de
représentation qui met l’accent sur l’imitation de la vie. C’est à travers l’étude de
l’épopée, mais surtout de la tragédie, qu’Aristote dégage les prémisses
fondamentales pour l’étude du récit comme art dramatique. La tragédie advient
d’une imitation, comprend des personnages et se déroule selon une durée limitée
et une succession d’événements concrets. Les personnages du récit doivent
exposer une représentation vraisemblable et l’histoire racontée doit se référer au
moins à une personne ou à un fait ayant existés. L’histoire prévoit une succession
d’événements divisés en trois parties distinctes : un retournement de l’action en
sens contraire (c’est la péripétie), un retournement de l’action qui conduit le sujet
de l’ignorance à la connaissance (c’est la reconnaissance) et une conclusion de
l’action provoquée par un événement pathétique. Il est important de remarquer
que selon Aristote, l’histoire ne peut se raconter que selon une succession
d’événements et que cette succession doit conduire à un but déterminé, si
possible saisissant pour l’auditeur et selon une durée fixée par une « certaine
longueur » que la mémoire puisse aisément retenir. Ce sont d’ailleurs ces trois
caractéristiques du récit (succession, durée, sentiment d’implication) qui vont
être à la base des études postérieures sur ce thème, notamment en ce qui
concerne l’analyse du récit littéraire, du récit filmique et du récit interactif que
nous verrons dans les chapitres suivants.
44
Qu’est-ce qu’un récit ?
Comprendre le mythe, c’est comprendre comment les tous premiers récits sont
nés. Présents depuis les origines, les premiers récits ont été transmis de
génération en génération, d’abord par une tradition orale et plus tard par l’écrit.
Ces premiers récits étaient souvent des histoires mythiques que les « raconteurs »
donnaient à connaître à un cercle familial ou bien à une assemblée d’hommes et
de femmes, pendant des cérémonies rituelles collectives. Ces récits connaissaient
déjà une structure narrative qui permettait d’assurer une réelle fascination dans
l’esprit des auditeurs. En présentant des histoires fortes et disposées autour de la
figure d’un héros central, le récit mythique assurait dès sa « naissance » des
enchaînements d’actions et d’événements capables de retenir l’attention d’une
assemblée entière.
Histoire vraie, fable, invention ou fiction, le mythe est récit et le comprendre c’est
comprendre la capacité humaine à avoir des idées et des expériences que nous ne
pouvons pas expliquer rationnellement. C’est la capacité de l’être humain à
imaginer, une aptitude qui, selon Karen Armstrong, permet de penser que
quelque chose qui n’est pas présent ou qui n’a pas réellement existé peut être
raconté de façon à la faire imaginée par toute l’audience. C’est aussi permettre à
l’auditoire de créer des suites imaginaires, des possibilités non prévues,
d’imaginer des nouveaux obstacles que le héros devra franchir. C’est considérer
des possibles narratifs, des « et si... ? », modalité fondamentale pour penser la
participation au sein de l’histoire lorsque la dimension interactive actuelle
interpelle inlassablement le récit. Une autre piste formulée par l’étude de Lévi-
Strauss, qui considère le récit mythique comme une structure discontinue
feuilletée d’épisodes qui apparaissent selon un procédé de répétition, sera
45
Qu’est-ce qu’un récit ?
également essentielle à l’analyse des récits dit interactifs que nous verrons plus
loin. Comprendre le récit mythique, c’est comprendre notre contemporanéité,
c’est s’assurer un repère essentiel pour comprendre la façon dont l’Homme a
commencé à raconter ses premières histoires.
Selon Gérard Genette, tout récit comporte une part de représentation d’actions et
d’événements (c’est la narration) et une autre part de représentation d’objets, de
lieux et de personnages (c’est la description). Nous avons également vu dans ce
premier chapitre comment description et narration s’articulent au sein du récit.
La description sert surtout à situer le récit, à décrire ses éléments constitutifs
(objets, personnages, lieux) et à créer un effet de pause hors des dialogues et des
actions des personnages. Elle a une dimension spatiale et aide à ordonner dans
l’espace les éléments de la diégèse. La narration, elle, permet de faire avancer le
récit en déployant l’action des personnages dans le temps de l’histoire. La
description a un caractère relativement intemporel. Du point de vue littéraire, par
exemple, la description temporalise l’instantané, parce qu’un personnage, un
lieux ou un décor peuvent se voir d’un coup, mais ne se décrivent que
progressivement. Au contraire, la narration met en œuvre l’aspect temporel et
dramatique du récit et sert à faire évoluer l’action des personnages et le
déroulement de l’histoire jusqu’à son terme. La narration sert à construire le récit
et à le faire avancer selon des principes narratifs préétablis intégrés dans une
situation initiale, une complication, des péripéties, une résolution et une situation
finale. La description sert plutôt à le retarder, en retardant une action ou un
dialogue entre les personnages. Elle est la pause par excellence, une suspension
narrative de l’histoire qui permet au lecteur (et à l’histoire) de « respirer ». Nous
verrons plus tard comment cette caractéristique suspensive de la description peut
servir à discerner des moments de participation effective dans un récit dit
interactif. Ou encore, comment transformer cette possibilité qu’a la narration de
déployer un déroulement temporel non-linéaire en un avantage pour la
production de stratégies narratives interactives singulières.
Les personnages qui habitent les récits sont essentiellement des êtres de papiers
(hommes et femmes du roman policier, de l’aventure surnaturelle, du scénario
d’un film, d’une chronique, etc.) qui participent à l’histoire avec des rôles et des
objectifs précis et qui, selon le cas, peuvent rentrer en dialogue avec d’autres
personnages. Les personnages peuvent avoir plusieurs fonctions : selon Pierre
Glaudes et Yves Reuter, ils peuvent être marqueurs typologiques, organisateurs
textuels ou encore lieux d’investissement des expériences psychologiques et
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Qu’est-ce qu’un récit ?
sociales d’un auteur. Selon Tzvetan Todorov, ils sont objets, sujets ou agents, ou
encore et selon Vladimir Propp, d’après son étude des contes merveilleux russes,
ils peuvent être quêteurs, mandateurs, objets, agresseurs, donateurs, auxiliaires
magiques ou faux héros. Les personnages se distinguent les uns des autres selon
le nom qu’on leur attribue, le sexe ou la forme qu’ils peuvent prendre
(considérant qu’un personnage peut prendre la forme d’une figure
anthropomorphique, d’un objet ou d’un animal), leurs traits physiques ou
psychologiques ou leurs modes d’affirmation. L’analyse du rôle des personnages
peut se faire en fonction des critères idéologiques constitués par leur vision du
réel. On peut distinguer les personnages principaux des personnages secondaires,
par des hiérarchies établies et fondées sur la présence des personnages dans le
texte, par leur psychologie supposée et leur ontologie. C’est une conception
réaliste de la littérature comme reflet ou représentation du monde où le
personnage est alors l’élément principal du dispositif narratif.
Le narrateur et le narrataire sont également des personnages du récit. Le
narrateur est celui qui raconte l’histoire, sa fonction étant de faire parvenir au
lecteur (personne réelle) le récit diégétique mis en œuvre par l’auteur (écrivain,
cinéaste, etc.). L’image du narrateur est toujours accompagnée de l’image du
lecteur car le fait de lire un livre du début jusqu’à la fin, selon la volonté du
narrateur, nous engage à jouer le rôle du lecteur imaginaire. Le narrataire lui, est
le personnage à qui le narrateur raconte l’histoire. Sa principale fonction est
d’assurer la relation entre le narrateur et le lecteur ou entre l’auteur et le lecteur.
Parfois, d’ailleurs, le narrataire se confond avec le lecteur, lorsque le narrateur
s’adresse directement à celui qui est en train de lire le livre, personnifiant le
lecteur réel tel que l’imagine l’auteur.
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L’analyse du récit
2 L’analyse du récit
L’étude moderne du récit a été amorcée non seulement par les analyses des
Formalistes Russes, mais aussi par l’étude morphologique du conte russe réalisée
par Vladimir Propp, notamment à propos de l’importance donnée aux fonctions,
aux rôles des personnages, à leurs sphères d’actions et aux enchaînements
événementiels au sein de l’histoire. Tous ces premiers travaux ont eu une grande
influence en France, surtout vers la fin des années 1960, lors de la traduction,
d’abord en anglais, puis en français, des études de Propp. Claude Bremond et
Roland Barthes en seront ses légitimes prédécesseurs. D’une part, Bremond,
reprend la notion des fonctions proposée par Propp, comme l’élément fondateur
de tout récit, en basant son étude sur l’idée de « possibles narratifs », d’autre
part, Barthes analyse le récit comme un système implicite d’unités et de règles, en
détaillant plus profondément les fonctions et leurs valeurs respectives. Se basant
sur une théorisation des niveaux, Barthes distinguera le niveau des fonctions (au
sens de Propp et de Bremond), le niveau des actions (au sens de Algirdas Julien
Greimas, que nous verrons dans ce chapitre) et finalement, le niveau de la
narration (au sens du récit formulé par Gérard Genette). Plus tard, Algirdas
Julien Greimas, discernera, dans les actants, une typologie des personnages
définie selon ce qu’ils font et non plus selon ce qu’ils sont ou peuvent être. Il
proposera un schéma actantiel qui définit les rôles des personnages en tant
qu’actants, ainsi qu’un carré sémiotique qui justifiera toute une base structurelle
de la signification. Dans les années 1970, Gérard Genette insistera sur l’étude
temporelle des séquences narratives et de leur mise en relation avec les notions
d’ordre, de durée et de fréquence. Il distinguera également les différents degrés
49
L’analyse du récit
assumés par le narrateur (la voix - qui parle ?), ainsi que les différents types de
visions concernés par le récit (le mode - qui voit ?).
C’est depuis les années 1920 que les recherches systématiques sur l’analyse du
récit ont pu réaliser un bond extraordinaire, notamment grâce à l’influence des
travaux de Ferdinand de Saussure et au développement de la linguistique
générale. Saussure posait alors les conditions d’une linguistique pure, qui se
détachait de la philologie et engageait une nouvelle science structurale du sens :
la sémiologie74. Il sera d’ailleurs le premier à réaliser un cours de Linguistique
Générale entre les années 1906 et 1912. On y repère les grandes distinctions qui
ont formé la linguistique du XXe siècle, comme le système abstrait et le fait social
imprimé par la langue, considéré comme un système ou une structure de
différences, et la réalité observable et individuelle de la parole interprétée dans
une perspective psychosociologique. Les derniers travaux de Saussure
témoignent d’une conception originale du langage poétique comme code
autonome et du texte littéraire comme réseau de relations manifestées au niveau
des signifiants.
74La sémiologie est la science qui étudie la vie des signes et les systèmes de signes - langue, codes, signalisations,
etc. - au sein de la vie sociale.
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L’analyse du récit
L’étude de Vladimir Propp, publiée pour la première fois en 1928 sous le nom de
Morfologija skazki (Morphologie du Conte) et traduit beaucoup plus tard en
Anglais (1958) puis en français (1965), ouvre une nouvelle perspective dans
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L’analyse du récit
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L’analyse du récit
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L’analyse du récit
o Troisième hypothèse (3) : l’épisode (a-K) est interrompu à son tour et l’on
obtient alors des schémas relativement complexes.
81 Op. Cit. , p. 112.
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L’analyse du récit
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L’analyse du récit
Bremond propose ainsi un modèle ternaire, composé d’un avant, d’un pendant et
d’un après où la fonction n’est plus un élément isolé, comme chez Propp, mais un
élément lié à trois processus qui forment une séquence élémentaire.
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L’analyse du récit
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L’analyse du récit
L’étude de Algirdas Julien Greimas sur la sémiotique narrative est déjà issue de
ses études antérieures sur la théorie sémantique, dont les fondements se trouvent
dans la Sémantique structurale (Greimas, 1966)88. Le livre de Greimas cherche à
poser les bases scientifiques de la sémantique des mots, en particulier, et des
processus de signification dans la société et dans la culture, en général. Ainsi
On verra également l’article de Dirk de Geest qui résume la sémiotique narrative de Greimas. Article en ligne,
sur: http://www.imageandnarrative.be/uncanny/dirkdegeest.htm, (consulté le 28 février 2008).
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L’analyse du récit
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L’analyse du récit
Pour Greimas, ce sont ces opérations-là qui engendrent une dynamique narrative
particulière du texte, et par conséquent du récit. Par exemple, Italo Calvino va
utiliser la configuration du Carré de Greimas afin de déterminer l’épopée de la
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L’analyse du récit
lecture du roman Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979). Dans le chapitre
premier, il détermine que :
o Le lecteur qui est là (L) lit le livre qui est là (l) ;
o Le livre qui est là conte l’histoire du lecteur qui est dans le livre (L’) ;
o Le lecteur qui est dans le livre n’arrive pas à lire le livre qui est dans le
livre (l’) ;
o Le livre qui est dans le livre ne conte pas l’histoire du lecteur qui est là90.
Nous constatons donc que la théorie de Greimas est belle et bien une théorie
structuraliste, puisque l’analyse des signes littéraires proposée présuppose
invariablement l’existence de plusieurs niveaux d’analyse hiérarchiquement
interdépendants (le schéma actantiel et le carré sémiotique). L’analyse
sémiotique de Greimas permet en effet l’encodage concret d’un texte littéraire
dans lequel les schémas proposés se transforment en structures discursives, avec
des actants abstraits qui deviennent des acteurs individuels, où des niveaux de la
production de sens sont analysables aussi bien sur un trajet direct que dans un
trajet inverse.
Dans la lignée des travaux engagés par Claude Bremond, Roland Barthes, dans
son introduction à l’Analyse structurale des récits, développe et approfondi les
postulats proposés par Vladimir Propp trente ans plus tôt. Pour Barthes, l’analyse
des récits doit s'ancrer sur la construction d’un système implicite d’unités et de
règles. Comme le signalaient déjà Propp, les Formalistes Russes et même Claude
Lévi-Strauss, le récit est un texte narratif qui possède une structure accessible à
l’analyse commune à d’autres récits.
D’une part, Roland Barthes partage les vues de Claude Bremond en ce qui
concerne la syntaxe narrative fondée sur des alternatives choisies par le
narrateur, et d’autre part, il redéfinit plus profondément les fonctions et leurs
valeurs respectives. Pour celui-ci, l’analyse doit être déductive, contrairement à ce
qu’admettaient d’autres critiques qui demandaient l’application d’une analyse
plutôt inductive (une analyse qui réclamait l’étude de tous les récits d’un genre,
d’une époque, ou d’une société, pour pouvoir passer à l’esquisse d’un modèle
général). La procédure déductive met en place un modèle hypothétique de
description (une théorie pour les américains), descendant petit à petit vers les
espèces qui à la fois y participent et s’en écartent.
90 Voir : CALVINO, Italo, Si par une nuit d’hiver un voyageur, préface de Paul Fournel, p. V.
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L’analyse du récit
Pour Barthes, le récit est une hiérarchie d’instance, parce qu’il existe sous
plusieurs niveaux. Toute unité qui appartient à un niveau, n’a de sens que si elle
s’intègre dans un niveau supérieur, ainsi : « un phonème, quoique parfaitement
descriptible, en soi ne veut rien dire ; il ne participe au sens qu’intégré dans un
mot ; et le mot lui-même doit s’intégrer dans la phrase »91. Barthes reprend le
concept de niveau de description, introduit par l’École de Prague (1964) et
analysé plus rigoureusement par Émile Benveniste (1902-1976), qui autorise un
rapport hiérarchique entre les différents composants d’un récit, pour distinguer
dans l’œuvre narrative trois niveaux de descriptions92.
o Le niveau des fonctions, au sens même de Propp et Bremond ;
o Le niveau des actions, au sens de Greimas lorsqu’il parle des personnages
comme actants ;
o Et le niveau de la narration, au sens du niveau du discours chez Todorov
et du récit chez Genette (que nous verrons plus loin dans ce chapitre).
La fonction est avant tout la plus petite unité narrative appréhendée par le récit.
En accord avec les Formalistes Russes qui considéraient l’unité narrative comme
tout segment de l’histoire qui se présente comme terme d’une corrélation,
Barthes propose que « l’âme de toute fonction, c’est, si l’on peut dire, son germe,
ce qui lui permet d’ensemencer le récit d’un élément qui mûrira plus tard, sur le
même niveau, ou ailleurs, sur un autre niveau »93. Par exemple, dans un roman
policier, où un enfant abandonné au début de l’histoire apparaîtrait plus tard
dans le récit pour s’avouer le témoin d’un meurtre enquêté. Pour déterminer les
premières unités narratives, Barthes analyse le caractère fonctionnel des
segments du récit, en évitant de les faire coïncider avec d’autres formes du
discours narratif, telles que les actions des personnages, les scènes, les
paragraphes, les dialogues ou les monologues intérieurs, et encore moins avec des
classes psychologiques de conduites, de sentiments, d’intentions et de
motivations des personnages. Ces premières unités fonctionnelles sont intégrées
dans deux grandes classes de fonctions, les unes distributionnelles (au sens de
Propp, et repris plus tard par Bremond), les autres intégratives.
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L’analyse du récit
s’intercalant, le terme initial d’une nouvelle séquence peut surgir »101. Vladimir
Propp déduisait déjà des hypothèses similaires dans sa théorie des liaisons (sa
deuxième hypothèse, voir section 2.1.1).
Pour Barthes, le problème soulevé par ces prédécesseurs sur la classification des
personnages du récit n’était pas encore bien déterminé. Tout en considérant qu’il
ne peut exister un seul récit au monde sans personnages, il résume les différentes
approches, qui définissent le personnage par sa participation à une sphère
d’action, de la façon suivante : pour Aristote, la notion de personnage est
secondaire et entièrement soumise à la notion d’action (« fables sans caractères,
mais pas de caractères sans fable »), puisque la tragédie classique ne connaissait
que des « acteurs » et non des « personnages ». Propp réduit les personnages à
une typologie simple, fondée, non sur la psychologie, mais sur l’unité des actions
que le récit leur accorde (le Donateur d’objet magique, le Méchant, etc.), le
considérant non comme un « être », mais comme un « participant ». Pour
Bremond, chaque personnage peut être l’agent de séquences d’actions qui lui sont
propres (la séquence Fraude, la séquence Séduction). Les séquences comportent
presque souvent deux personnages et par conséquent deux perspectives : ce qui
est fraude pour l’un est duperie pour l’autre, en somme, chaque personnage,
même secondaire est le héros de sa propre séquence. Avec Todorov, la
classification des personnages dépend d’une logique de l’action, d’après son
analyse du roman Les Liaisons Dangereuses, les rapports entre les personnages
sont des prédicats de bases, tels les prédicats amour, communication et aide, qui
s’établissent selon des règles de dérivation et d’action. Enfin, Greimas classifie les
personnages selon ce qu’ils font, en tant qu’actants, et non selon ce qu’ils sont ou
peuvent être. Les personnages de Greimas se soutiennent sur trois grands axes
sémantiques, l’axe du désir, l’axe de la communication et l’axe du pouvoir, qui
sont soumis à une structure paradigmatique qui se projette tout le long du récit
selon un ordre binaire (Sujet-Objet, Donateur-Destinataire, Adjuvant-Opposant).
Pour Barthes, toutes ces analyses ont le mérite de classifier les personnages du
récit selon un modèle structural valable, même si, d’un côté, l’analyse ne porte
que sur un récit (Todorov), de l’autre, le système des personnages est trop
morcelé (Bremond) ou rend mal compte de la multiplicité des participations
(Greimas).
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L’analyse du récit
Pour Roland Barthes, il ne peut y avoir de récit sans narrateur et il ne peut y avoir
de récit sans un destinataire. Barthes critique les acceptions qui décrivent le
donateur, le narrateur et les personnages du récit comme des personnes réelles,
« vivantes ». De son point de vue, narrateur et personnages sont essentiellement
des « être de papier », puisque « l’auteur (matériel) d’un récit ne peut se
confondre en rien avec le narrateur de ce récit »102. L’auteur d’un récit, c’est celui
qui émet le récit. C’est celui qui prend périodiquement la plume pour écrire
l’histoire, qui n’est alors que l’expression d’un je qui lui est extérieur.
Apparemment impersonnel, le narrateur émet une histoire du point de vue
supérieur : il est à la fois intérieur à ses personnages, parce qu’il sait tout ce qui se
passe en eux, et extérieur, parce qu’il ne s’identifie jamais à l’un plus qu’à l’autre.
C’est le narrateur comme conscience totale. Lorsque tout se passe comme si
chaque personnage était tour à tour l’émetteur du récit, cela correspond au
narrateur-personnage, qui limite le récit à ce que sait ou voit le(s) personnage(s).
Gérard Genette se démarque des analyses antérieures qui visaient l’étude des
organisations structurelles des diverses composantes du récit et envisage une
série de travaux sur la question temporelle et sur les différentes dispositions dans
lesquelles le temps est traité dans et par le récit. Jouant un rôle fondamental dans
l'avancée des études formelles de la littérature, il sera l'un des représentants les
plus importants de la nouvelle critique dans les années 1960, et poursuivra
ensuite l'entreprise théorique amorcée autour des études de Roland Barthes.
Dans l’ouvrage Figures III (1972), Genette réalise une étude essentiellement
ciblée sur des questions temporelles provenant des sous-catégories différenciées
dans les notions d’ordre, de durée et de fréquence d’après le roman À la
recherche du temps perdu (1908-1922) de Marcel Proust. Il y fera également une
étude exhaustive sur le mode du récit (qui voit ?) et la voix (qui parle ?), que nous
verrons dans les lignes qui suivent.
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L’analyse du récit
2.2.1 Ordre
Existe-t-il un temps du récit ? Selon Christian Metz, cité par Gérard Genette dans
Figures III : « Le récit est une séquence deux fois temporelle… : Il y a le temps de
la chose-racontée et le temps du récit (temps du signifié et temps du
signifiant) »103. Non seulement il existe un temps particulier au récit, mais
également un autre temps, celui de l’histoire racontée. C’est cette dualité qui fera
dire à Genette que toutes les distorsions temporelles possibles sont retrouvables
dans le récit et que l’une de ses fonctions primordiales est de convertir un temps
en un autre temps. Par exemple, un an de la vie du héros peut être résumé en
deux phrases d’un roman, ou en quelques plans d’un montage fréquentatif de
cinéma. L’analyse temporelle de Genette consiste avant tout à dénombrer les
segments du récit selon les variations temporelles de l’histoire, c’est-à-dire, à
étudier les rapports de succession des événements dans la diégèse - l’espace-
temps dans lequel se déroule une histoire proposée par un récit ou un film de
fiction, et leurs dispositions respectives dans l’alignement des segments narratifs.
Imaginons un récit devisé en six segments narratifs majeurs symbolisés par les
lettres A, B, C, D, E, et F. L’enchaînement de ces six segments narratifs peut
parfaitement ne pas respecter l’ordre chronologique de l’histoire (1, 2, 3, 4, 5, 6)
et composer une trame narrative non linéaire qui conduit à une suite atypique du
récit selon la formule A2, B4, C1, D3, E6 et F5. Ces distorsions anachroniques
seront le point d’intérêt principal de Genette qui centre son étude sur les
confrontations temporelles entre histoire et récit, lorsque la linéarité du récit ne
correspond plus à celle de l’histoire : « Toute anachronie constitue, par rapport
au récit dans lequel elle s’insère - sur lequel elle se greffe - un récit
temporellement second, subordonné au premier (…) »104.
Selon Genette, ces anachronies ont deux modes d’apparition :
o Soit ce sont des analepses, toute manœuvre narrative consistant à
raconter ou à évoquer d’avance un événement ultérieur ;
o Soit des prolepses, toute évocation après coup d’un événement postérieur
au point de l’histoire où l’on se trouve.
103 METZ, Christian, Essais sur la signification au cinéma, Klincksieck, Paris, 1968, p. 27.
104 GENETTE, G., Figures III, p. 90.
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L’analyse du récit
Les prolepses sont moins fréquentes dans les récits classiques et se prêtent mieux
au récit à la première personne, « du fait même de son caractère rétrospectif
déclaré, qui autorise le narrateur à des allusions à l’avenir, et particulièrement à
sa situation présente, qui font en quelque sorte partie de son rôle »105.
2.2.2 Durée
Sans vouloir tirer des conclusions trop rapides sur les traits constitutifs de la
temporalité narrative par l’étude des anachronies qui contribuent aux
transgressions de l’ordre chronologique de l’histoire racontée, Genette propose
une analyse relative à la question de la durée et à ses possibles distorsions
narratives. La durée est plus difficile à évaluer, selon Genette, puisqu’il est
arbitraire de comparer un événement réel avec le temps mis pour l’écrire ou le
lire (ou le regarder). Par exemple, pour le cinéma, le temps de la fiction n’a
souvent rien à voir avec le temps du réel. On passe d’une scène dans le désert à
une autre scène dans la chambre d’un motel grâce à des techniques de montage
par transition de plans, sans que pour cela le trajet entre les deux lieux, les plus
105 Op. Cit., p. 106.
72
L’analyse du récit
Nous verrons plus loin, le projet L’ellipse de Pierre Huyghe qui, justement, met en image le « trou narratif »
106
qui sépare le passage d’une scène à une autre, dans L’ami Américain (1977) de Wim Wenders. L’ellipse est là
pour se substituer au temps du voyage entre les deux espaces.
73
L’analyse du récit
2.2.3 Fréquence
74
L’analyse du récit
Le premier type serait, un récit qui raconte une fois ce qui s’est passé une fois,
c’est-à-dire un récit où la singularité de l’énoncé narratif répond à la singularité
de l’événement narré, soit 1R-1H = 1 Récit pour 1 Histoire. Par exemple,
« demain, elle ira voir sa mère, malade ».
Le second type pourrait être, un récit qui raconte n fois ce qui s’est passé n fois.
Du même type singulatif que le mode précédent, ce type anaphorique répond non
pas par le nombre des occurrences mais par l’égalité de ce nombre, soit nR-nH =
plusieurs Récits pour plusieurs Histoires.
Le troisième type se décrit comme un récit qui raconte n fois ce qui s’est passé
une fois, soit nR-1H = plusieurs Récits pour la même Histoire. Ce type répétitif
peut sembler purement hypothétique, selon Genette, mais rappelons, que pour
certains films ou textes modernes, par exemple, cette capacité de répétition du
récit devient évidente. On la retrouve, à titre d’exemple, dans les textes
algorithmiques des poètes de l’OULIPO, notamment dans les récits de Raymond
Queneau, ou dans les variantes stylistiques du narrateur dans les films l’Année
dernière à Marienbad (1960) d’Alain Resnais, ou encore dans Rashômon (1950)
d’Akira Kurosawa.
Le dernier type de relation se caractérise par un récit qui raconte en une seule
fois ce qui s’est passé n fois, comme ce serait le cas dans la situation suivante où
75
L’analyse du récit
le narrateur trouve une formulation sylleptique telle que « tous les matins » ou
« tous ensemble », ou encore « tous les jours de la semaine, elle alla voir sa mère
malade ». Ce type de récit, dit itératif, propose qu’une seule émission narrative
assume ensemble plusieurs occurrences du même événement, soit 1R-nH = 1
Récit pour plusieurs Histoires. Comme pour la description, le récit itératif se
retrouve au service du récit premier, qui est celui du récit singulatif.
Ces connexions et ces rapports entre les fréquences narratives aboutissent à un
système de relations qui peuvent se réduire selon le schéma suivant :
2.2.4 Mode
76
L’analyse du récit
Bien sûr, tous les points de vue considérés jusqu’ici ne sont pas nécessairement
constants sur toute la durée d’un récit. Nous pouvons passer d’une focalisation
interne variable à une focalisation externe dans laquelle la focalisation passe de
personnage en personnage pour se fixer sur le héros qui agit sans que nous ne
soyons jamais admis à connaître ses sentiments ou ses pensées. On peut
également passer, dans une autre supposition, d’une focalisation externe par
rapport à un personnage à une focalisation interne par rapport à un autre. Ces
variations du point de vue sont des altérations, des infractions momentanées au
Genette préfère reprendre le terme de focalisation, un peu plus abstrait, pour éviter ce que les termes de
111
77
L’analyse du récit
code qui régit le contexte narratif. Selon Genette, il y aurait deux types
d’altérations. Le premier type porte le nom de paralipse, c’est l’omission latérale,
où il s’agit de laisser une information que l’on devrait prendre. C’est l’omission
d’une action ou d’une pensée importante du personnage focal, que le narrateur ne
peut ignorer mais qu’il choisit tout de même de dissimuler au lecteur. Le second
type s’intitule de paralepse, et apparaît lorsqu’il s’agit de prendre et de donner
une information qu’on devrait laisser. Elle peut consister en une incursion dans la
conscience d’un personnage (un récit conduit en focalisation externe), ou bien en
une information ayant une incidence sur les pensées d’un personnage autre que le
personnage focal, ou sur un spectacle que celui-ci ne peut pas voir (dans un mode
de focalisation interne).
2.2.5 Voix
Les catégories de la voix, les aspects de l’action verbale considérée dans ses
rapports avec le sujet, considèrent non seulement celui qui accomplit ou subit
l’action, mais aussi celui (le même ou un autre) qui la rapporte, et éventuellement
tous ceux qui participent à l’activité narrative. L’analyse doit prendre en charge
l’étude des modifications du narrateur qui, pour un récit, peut être l’unique
responsable de l’activité narratrice et qui pour un autre récit, aura besoin d’un
second ou troisième personnage–narrateur pour raconter ce qu’il advient dans
l’histoire. Ainsi, la situation narratrice n’est analysable qu’en déchirant un tissu
de relations étroites entre l’acte narratif, ses protagonistes, ses déterminations
spatio-temporelles et son rapport aux autres situations narratives impliquées
dans le même récit. Il s’agit alors de comprendre quel est le tissu de relations qui
existe entre le narrateur, les narrateurs et l’histoire ou les histoires qu’il(s)
raconte(nt) :
o Soit c’est un narrateur qui reste hors du cadre de la fiction, qui est dans le
récit et qui se propose de raconter une histoire merveilleuse mais qui ne
fait pas partie de l’aventure : Je vais vous raconter la merveilleuse
histoire de.... C’est un narrateur au premier degré extradiégétique-
hétérodiégétique qui raconte une histoire dont il est absent (les grandes
épopées comme L’Iliade ou L’Odyssée).
o Soit c’est un narrateur qui s’introduit dans le cadre de la fiction et qui sait
tout sur les événements et les actions des personnages. Il est
contemporain du drame qui s’est joué et fait partie de l’histoire : Robert
était parti. Myriam et Julien ne savaient plus quoi faire, ils s’étaient fait
78
L’analyse du récit
79
L’analyse du récit
80
L’analyse du récit
également que les sphères d’actions (sept au total) ou rôles des personnages
peuvent se distinguer selon une sphère d’action qui correspond à un seul ou à
plusieurs personnages ou bien à un personnage qui occupe plusieurs sphères
d’actions. D’après son analyse des rôles principaux des personnages, Propp
constate également qu’il existe un ordre particulier d’enchaînement des
séquences temporelles et que cet enchaînement se définit selon trois types
principaux : le conte est une grande séquence, décomposée en plusieurs micro-
séquences qui peuvent s’enchaîner selon un procédé de succession (1),
d’entrelacement (2) ou d’enchâssement (3). Selon cette observation Propp
délimite six hypothèses de succession des micro-séquences : (a) une séquence
double immédiatement une autre ; (b) une nouvelle séquence commence avant
que la précédente ne soit terminée ; (c) cette séquence peut être interrompue ; (d)
le conte peut commencer par deux séquences simultanées ; (e) deux séquences
peuvent avoir une fin commune ; (f) et un conte peut avoir deux héros (séquences
parallèles) tout en aboutissant à une fin identique. Cette étude aura pour mérite
de reconnaître la divisibilité du récit (du conte) en tant que structure malléable
formée par des schémas séquentiels distincts et variables, mais elle considère
trop rapidement que la succession des fonctions est toujours identique et linéaire.
81
L’analyse du récit
82
L’analyse du récit
Gérard Genette fonde son étude sur la question temporelle et sur les diverses
dispositions traitant du temps dans le récit, en recensant des sous-catégories
temporelles discernables dans les notions d’ordre, de durée et de fréquence. La
voix (qui narre) et le mode (qui voit ?) seront également éléments d’étude dans
son analyse.
Pour Genette, le récit est une instance deux fois temporelle (le temps du récit et le
temps de la diégèse) qui admet des distorsions anachroniques présentées selon
deux modes distincts d’apparitions : l’analepse et la prolepse. Ces anachronies
peuvent être mesurées selon leur amplitude, la durée de l’histoire (plus ou moins
longue et couverte par le récit), et leur portée (la distance temporelle qui sépare le
moment de l’histoire où le récit s’interrompt pour donner place à l’anachronie).
Du point de vue de la durée, plus difficile à évaluer puisqu’il est arbitraire de
comparer un événement réel avec le temps mis pour l’écrire, le lire ou le regarder,
Genette distingue quatre grands mouvements narratifs : l’ellipse, la pause, la
scène et le sommaire. En ce qui concerne la fréquence, l’égalité ou l’absence
83
L’analyse du récit
84
L’analyse du récit
Jusqu’à présent nous avons insisté sur l’étude du récit, du point de vue de sa
signification et en tant qu’instance narratrice (raconter quelque chose à
quelqu’un) de la production littéraire. L’exposition tenu jusqu´à présent nous a
semblé fondamentale pour découvrir dans et par le récit littéraire, des concepts,
des études et des propositions qui seront à la base de notre recherche des
conditions du récit filmique interactif.
85
86
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Parler une langue, c’est l’utiliser ; parler le langage cinématographique, c’est dans une
certaine mesure l’inventer.
Christian Metz.
87
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Tout récit possède un commencement, un milieu et une fin, ainsi l’annonçait déjà
Aristote, dans sa Poétique. Il en est de même pour le récit filmique, même si les
notions de début et de fin y sont questionnables113. Puisque limité, le récit
filmique s’oppose au « monde réel », début et fin sont des instances bien
marquées. Il est vrai qu’on ne saurait délimiter si précisément les extrêmes du
réel. Dans un certain sens, on pourrait dire que le monde n’a pas de
commencement ni de fin. Le film, et avec lui le récit filmique, par contre, forme
un tout fini. Il est question d’extrémités, de ce qui se passe entre les marges. Mais,
si le récit forme un tout et se compose d’une suite d’événements ordonnés dans
un espace-temps déterminé, il n’est pas pour autant un ensemble clos. Il s’ouvre à
l’extérieur, il suppose un spectateur, un lecteur d’images visuelles et sonores. Il
joue également avec une double temporalité : d’une part, il met en place un récit
qui correspond temporellement à la chose racontée (récit diégétique), d’autre
part il raconte selon un temps narratif qui correspond au temps du visionnage
113On connaît bien les genres de films qui inspirent des prolongements, tels les feuilletons ou les films
hollywoodiens du type Jurassic Park (1993/2001) de Steven Spielberg ou Star Wars (1977/2002) de George
Lucas. Ces films sont très astucieux, puisqu’ils ne répondent pas à toutes les questions que se pose le spectateur,
et lui proposent plutôt des moments de récit incertain sur lesquels pourront se fonder de nouveaux récits, soit
un nouveau feuilleton, une nouvelle aventure ou bien une nouvelle énigme à dévoiler à l’épisode suivant (mais,
même ces films-là ont un dernier plan, une dernière image, un dernier dialogue, une dernière musique ou un
générique final. Et en même temps, tous ces films ont également une première image, un premier moment où le
spectateur, assis dans son fauteuil, rentre dans l’aventure cinématographique qui lui est présentée).
88
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
La théorie du double codage (Dual Coding Theory) est une théorie cognitive,
avancée par le psychologue canadien Allan Paivio vers la fin des années 1960
(Paivio et Csapo, 1969), selon laquelle l’information visuelle et verbale (les
stimuli) peut être codée de façon imagée ou verbale ou les deux à la fois selon leur
nature. Chaque code, visuel et verbal, est organisé comme un savoir stocké et
mémorisé pour un usage postérieur ou instantané. Pour Paivio, le code imagé est
d’autant plus utilisé que le sujet doit traiter des éléments concrets et le code
verbal, lui, n’est efficace que dans le traitement des situations abstraites. C’est la
raison pour laquelle il considère que l’image visuelle est implicitement
dénommée, ce qui produit un stockage à la fois sous forme d’un code imagé et
d’un code verbal, tandis que les mots, moins fréquemment et moins rapidement
imagés mentalement, sont moins bien rappelés que les images. Par exemple, une
personne qui aurait stocké dans sa mémoire à la fois le mot caméra et l’image
d’une caméra peut se souvenir de l’objet si elle retrouve soit l’image soit le mot.
Les deux codes mnémoniques sont indépendants, dans la mesure où une
personne peut très bien oublier l’un des codes sans oublier l’autre. Ainsi, avoir
deux codes mnémoniques pour représenter un objet, offre plus de chances de se
rappeler de celui-ci.
114 Est diégèse, diégétique, « tout ce qui appartient, ʺ″dans l’intelligibilitéʺ″ (comme dit M. Cohen-Séat) à l’histoire
racontée, au monde supposé ou proposé par la fiction du film », dans : SOURIAU, Étienne, L’univers filmique,
p. 7.
115 Sauf s’il s’agit d’un récit filmique où le temps de la monstration est égal au temps de la diégèse, ainsi dans
Timecode (2000) de Mike Figgis ou dans l’astucieux Rope (La corde, 1948) d’Alfred Hitchcock.
89
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Considérons alors que le récit filmique est là pour nous raconter des histoires.
Nous vérifierons tout de même que le visionnage d’un film donne à voir l’irréel de
la chose racontée. C’est-à-dire que si l’on considère que le « réel » existe en soi et
qu’il ne peut être exprimé par personne, il nous convient de dire que ce « réel »
90
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
ne raconte jamais d’histoire, et que, par conséquent, lorsque nous avons affaire à
un récit, il n’est pas question de « réalité »116 (mais plutôt de fiction). Le ici et le
maintenant de la réalité avertit le spectateur que ce qu’il perçoit du film est bel et
bien un temps autre. Même si nous avons souvent l’impression de « rentrer »
dans le temps du film, dans une espèce de correspondance étroite avec l’image
projetée, le récit filmique réalise tout de même une certaine opposition avec la
réalité du temps spectatoriel. Ainsi, nous pourrions affirmer que c’est grâce au
caractère essentiellement discursif du récit filmique que nous pouvons l’opposer
au monde réel : alors que le monde réel existe sans qu’il ne soit proféré par
personne, le récit filmique en tant que narration est soumis à un discours, c’est-à-
dire à une suite d’énoncés117. Le récit filmique doit être proféré par une instance
racontante : parce que « ça parle », il faut bien que quelqu’un parle, puisque « ça
montre », il faut bien que quelqu’un montre. C’est la raison pour laquelle, le récit
filmique suscite toujours une impression de narrativité. Il sera toujours considéré
comme une « chose racontante ».
116 Le mot est pris au sens large, puisqu’il existe des films tirés d’histoires vraies.
117 Ce qui ne veut pas dire que tout discours raconte, puisque l’argumentation ou la démonstration sont eux aussi
des actes discursifs.
118 TODOROV, Tzvetan., « Poétique », dans Qu’est-ce que le structuralisme, p. 118.
91
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
question (c’était une maison « piégée »), soit un plan vidé de toute construction
(c’était un mirage).
92
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
93
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
De nos jours, le public cherche dans l’histoire des films, dans le cinéma, une façon
de se satisfaire, une façon de se donner du plaisir. Habitué aux genres
cinématographiques (Drame, Aventure, Policier, Action, Comédie Musicale, etc.),
le spectateur cherche à se conforter, puisqu’il sait d’ors et déjà ce qui va se
passer : par exemple, lorsque le héros est en quête de l’objet (axe du désir,
Greimas) - parce qu’on a enlevé sa femme et ses enfants, il est justifié de
massacrer tout ce qui bouge, de trouver par tous les moyens la façon de récupérer
sa famille, et pour cela, le récit crée les « méchants » dont l’histoire a besoin, les
épreuves que le héros doit surpasser, les fausses pistes, etc. Le spectateur,
sachant plus ou moins la succession des faits, joue lui même avec le suspense ou
l’attente, dans l’espoir de pouvoir se satisfaire par le dénouement « heureux » de
l’histoire. Dans cette structure narrative, la mécanique reste assez simple et le
spectateur est ainsi capable d’imaginer le scénario au fur et à mesure que le récit
avance. L’objectif du cinéaste consiste à introduire dans l’histoire quelques
situations fortuites, accidentelles, pour que le public fasse des suppositions
(augmenter l’attention prêtée sur l’histoire), non pas sur le succès, le
couronnement du héros, mais plutôt sur la façon dont celui-ci y parviendra
(abattre tous les méchants, se faire capturer, payer la rançon, simuler un attentat,
etc.).
Presque tous les films partagent les mêmes structures, les mêmes modèles
narratifs (l’ascension ou la déchéance, le pouvoir ou l’impuissance), respectent les
mêmes principes de succession dramatique (accomplissement de la tâche,
intervention de l’allié, élimination de l’adversaire, négociation, agression,
récompense ou vengeance, obligation, sacrifice, etc. - Bremond) ce qui permet de
ne « plus dépayser » le spectateur, en répondant à ces attentes et en lui
fournissant la satisfaction de retrouver les choses à la bonne place et au bon
moment.
94
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
95
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Bellour constate que l’unité dramatique est une notion instable, et qu’elle a
besoin d’une classification qui lui permettrait de cerner le segment narratif.
Nous remarquons que cette segmentation du récit filmique pose problème :
d’abord il faut délimiter les séquences constitutives du récit filmique, qui à leur
tour forment les syntagmes narratifs, ensuite il faut délimiter leur structure
interne, puis comprendre leurs modes de succession et d’organisation dans une
structure narrative plus vaste qu’est le film122.
Nous arrivons, par une approche élémentaire, à repérer quelques éléments filmiques qui se caractérisent soit
122
par des signes de ponctuation évidents, comme les fondus au noir ou enchaînés, les effets de flou, l’utilisation de
96
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
volets ou de rideaux, la fermeture de l’iris, les blancs dans le film, les intertitres. Soit par des signes qui peuvent
servir de repérage dans la séparation des séquences, mais dans ces cas, les séquences ne sont pas forcément
séparées par ces signes plus ou moins visibles, comme le passage d’un décor à un autre, la fermeture d’une porte
ou bien le découpage des dialogues, etc.
123 METZ, Christian, « La grande syntagmatique du film narratif », Communications 8, pp. 126-130.
124 Ibidem. En linguistique, et pour aider à mieux comprendre les propos de Metz, le syntagme désigne un
groupe de morphèmes ou de mots qui se suivent avec un sens, et qui forme une unité dans une organisation
hiérarchisée de la phrase (ex. syntagme verbal, syntagme nominal).
97
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
98
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
On peut vider l’image cinématographique de toute réalité, sauf d’une : celle de l’espace.
André Bazin, 1985.
126 Ibidem.
127 Ibidem.
99
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
100
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
131 Dans l’image filmique, cette séquence de photogrammes juxtaposés qui défile à une cadence contrôlée, il est
difficile d’isoler l’action du cadre situationnelle où celle-ci a lieu. Mais, selon François Jost et André Gaudreault,
il existe tout de même plusieurs stratégies visuelles et narratives qui vont contre cette condition : D’abord,
lorsque l’action se produit dans une relative obscurité comme dans la première séquence de Platoon d’Oliver
Stone (1986). C’est une image qui nous fait doutée et nous bascule vers l’incertain - où se trouve ce soldat apeuré
? Ou bien, lorsque la bande-image est remplacée momentanément par de l’amorce noire, formulant une certaine
fonction diégétique voulue, comme dans le passage d’un train dans un tunnel, ou dans le film de José César
Monteiro, Blanche neige (Branca de neve, 2000). Puis, lorsque le décor disparaît afin de, par exemple, rendre
l’action à montrer encore plus proéminente, en détachant ainsi l’action de son cadre situationnel par le biais de
syntagmes autonomes ou inserts. Finalement, lorsqu’il y a succession de plans rapprochés, privant le spectateur
de coordonnées spatiales précises. Ainsi dans certains passages de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov
(Chelovek s kinoapparatum, 1929) (GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique, pp.
82-83).
132 SOURIAU, Étienne (sous la direction de), L’univers filmique, Flammarion, 1953, p. 8.
101
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
puis sa sortie du cadre profilmique met en œuvre des espaces contigus à l’espace
écranique133. L’ensemble des éléments visuels, des personnages et du décor, qui
ne sont pas inclus dans le champ mais qui lui sont tout de même rattachés
imaginairement par le spectateur, se définit par le hors champ.
133 Dans les premiers films des frères Lumière, toute l’action diégétique se passait dans le champ de l’image,
c’est-à-dire dans l’espace filmé par l’optique de la caméra. Cela s’expliquait, d’une part, par l’immobilité d’une
caméra qui n’avait pas encore les moyens de se déplacer, et d’autre part, par le fait qu’il fallait absolument
montrer aux yeux des spectateurs toute l’action afin de donner un sens aux images.
134 BURCH, Noël, Une praxis du cinéma, p. 39.
135 Idem.
136 Ibidem.
102
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Jost et Gaudreault propose un septième segment, celui qui émane du son, et plus
particulièrement sous la forme de la musique et du commentaire en voix-off,
puisque ce type de narration ne fait aucunement partie de la diégèse du récit
montré137.
Selon ces premières approches, le hors champ est donc cet espace qui reste hors
du cadre de l’image mais qui le complémente et le complète. Pour Jacques
Aumont, bien qu’il définisse le hors champ comme « l’ensemble des éléments
(personnages, décors, etc.) qui, n’étant pas inclus dans le champ, lui sont
néanmoins rattachés imaginairement, pour le spectateur, par un moyen
quelconque », il s’agit plus d’une question temporelle que d’une question spatiale.
Il affirme que : « si le champ est la dimension et la mesure spatiales du cadrage,
le hors champ est sa mesure temporelle »138. Pour Aumont, c’est dans le temps
que se déploient les effets du hors champ. C’est le lieu du potentiel et du virtuel :
« lieu du futur et du passé, bien avant d’être celui du présent »139. Le destin du
hors champ est celui de devenir champ, de se montrer au spectateur. Le jeu sur
l’espace narratif y est très particulier. Passer du hors champ au champ, c’est passé
de l’avant au maintenant, de l’après au maintenant, du dehors au dedans.
Du point de vue narratif, la sortie du champ est la façon la plus évidente de
marquer l’importance du hors champ. Lorsque la caméra était encore immobile,
le rapport à l’espace se faisait par le mouvement des personnages dans l’espace
diégétique. Avec la mobilité de la caméra, le récit filmique prend de l’ampleur.
Non seulement la caméra bouge entre les différents plans du récit, mais le
mouvement se fait également en cours de plan grâce à des panoramiques ou
travellings. Ainsi, le mouvement de l’espace dans l’espace laisse entrevoir les
limites spatiales du cadre et de l’image. Par exemple, soit le personnage sort du
cadre et rentre dans le hors champ, soit c’est la caméra qui bouge et le fait
disparaître, soit encore, c’est un changement de plan (plan d’ensemble -> gros
plan) qui situe ce même personnage hors champ.
C’est par cette mobilité de la caméra et grâce à la variation des plans que le
montage autorise la construction de différents types de rapports spatiaux.
Le raccord narratif a deux niveaux de signification spatiale :
103
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
104
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Pour Eric Rohmer, Friedrich Wilhelm Murnau est sans doute le cinéaste qui « a
su organiser l’espace de ses films de la façon la plus rigoureuse et la plus
inventive »142 . D’après son étude sur Faust, l’espace au cinéma pourrait se
distinguer selon trois notions différentes :
o L’espace pictural, qui se définit par « l’image cinématographique, projetée
sur le rectangle de l’écran - si fugitive ou mobile qu’elle soit -, [et qui ] est
perçue et appréciée comme la représentation plus ou moins fidèle, plus ou
moins belle de telle ou telle partie du monde extérieur »143. Ce type
d’espace fait référence à la photographie, aux éclairages, au dessin, aux
105
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
106
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
145 LAFFAY, Albert, Logique de cinéma, Paris, édition Masson, 1964, p. 18.
146 GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique, p. 103.
107
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
les montrer qu’en train de se faire »147 . Ou comme le réfère Gardies : « Ce que je
vois sur l’écran - ce jeu d’ombre et de lumière, ces divers mouvements - a bien
lieu maintenant, au moment où je le perçois »148. C’est pourquoi, avec le cinéma,
le temps est toujours un temps qui est en train de s’accomplir, même s’il s’agit de
montrer un temps passé de l’histoire ou un temps à venir.
108
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Nous constatons un écoulement du temps, que ce soit dans une œuvre littéraire,
dans un film ou dans la vie même. Cet écoulement est souvent décrit par un
déplacement de gauche à droite, d’un point déterminé (P) sur un axe temporel (x-
y). Par exemple, c’est l’image que nous nous faisons d’un avion au milieu de son
trajet Paris - New York. Le point (P) représente l’instant dans lequel s’organise le
récit (là où se trouve l’avion), c’est un point au présent pour le spectateur (et pour
les passagers de l’avion) qui met en relation d’autres points rétrospectifs (le
départ de Paris) ou prospectifs du récit (l’arrivée à New York). Évoquer a
posteriori un événement antérieur au point (P), c’est décrire, selon Gérard
Genette, une analepse (du grec –lepse, prendre + ana-, après). C’est suspendre le
cours du récit pour rapporter des événements ayant eu lieu préalablement. Au
contraire, appeler un événement postérieur au point (P), qui arrive avant sa place
normale dans la chronologie, c’est montrer une prolepse (du grec - lepse, prendre
+ pro-, après). Autrement dit, c’est rapporter maintenant des événements qui
auront lieu plus tard151 (voir figure 10, plus bas). Pour Pierre Beylot,
149 Pour Tzvetan Todorov, l’ordre temporel existe uniquement lorsque la causalité reste étroitement liée à la
temporalité. Todorov distingue plusieurs cas de figure : soit c’est une transgression temporelle issue d’une
rupture entre le temps de l’énoncé et le temps de l’énonciation, soit c’est une inversion temporelle qui prend
place lorsque la fin de l’histoire est racontée avant son début, soit ce sont des visions stéréoscopiques qui
racontent des récits successifs du même événement par un ou plusieurs personnages.
150 Comme pour La corde (The rope, 1999) d’Alfred Hitchcock qui prétend ainsi simuler, à travers des astuces
connotations trop psychologiques comme « rétrospection » et « anticipation », ou une utilisation qui serait trop
liée à l’analyse de l’image mouvante, comme pour les termes « flash-back » et « flash-forward ».
109
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Le flash-back (terme désignant une analepse littéraire, mais préféré pour le récit
filmique) est plutôt attribué à la subjectivité d’un personnage du récit filmique,
tandis que le flash-forward (terme, désignant une prolepse littéraire mais, préféré
pour le récit filmique) constitue de préférence une intervention du cinéaste.
Dans les films des premiers temps, c’était grâce au récit écrit que le spectateur
appréhendait les diverses anachronies, les retours en arrière, les sauts en avant,
leur portée et amplitude. Un carton (intertitre) avec l’inscription « Dix ans plus
tôt… » suffisait pour que les images qui lui suivent assurent un premier statut
analeptique. Par exemple dans Un chien andalou (1928) de Luis Buñel et
Salvador Dali, l’utilisation du carton « Seize ans avant » joue ironiquement sur le
temps de la fiction. C’est également le cas pour le carton « Un soir, j’avais résolu
de m’approcher du palais où fut assassiné le sultan Nadin (…) », proposé dans le
film La Sultane de l’amour (1918) de Charles Burguet et René Le Somptier. Idem,
dans le cinéma postmoderne où les sauts temporels proposés par Wong Kar Wai
dans 2046 (2004) avec l’inclusion d’intertitres tels que « Mille heures plus tard »,
« Une heure plus tard », « Cent heures plus tard », « Dix-huit mois plus tard »
font varier le temps chronologique de la diégèse vers des moments futurs précis.
D’autres techniques narratives sont toutefois également utilisées pour exprimer,
par exemple, le retour au passé. Souvent, le regard dans le vide d’un personnage,
vers l’un des côtés du cadre ou vers l’infini de l’horizon, combiné à un fondu au
noir ou une surimpression d’une image en noir et blanc, suffisait.
110
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
alors Hélène allongée sur le lit et le récit continue à partir de cet instant, et ce
n’est qu’à ce moment-là que « l’analepse filmique » (d’après Genette) s’accomplit.
Il se peut que le retour au passé ait une amplitude qui comprend presque tout le
film, sauf les premiers plans du début, qui sont généralement au présent. Dans ce
cas, le récit filmique raconte comment tel ou tel personnage s’est retrouvé dans la
situation motivée par la proposition initiale, ou dans un autre cas extrême dans
lequel le récit filmique est pris dans une analepse continue. C’est le cas du film de
Gaspar Noé, Irréversible (2002) où les événements sont racontés en sens inverse.
C’est également le cas du film de Christopher Nolan, Memento (2000) qui, de
flash-back en flash-back, embrouille le spectateur au point de ne plus savoir quel
segment du récit est un retour en arrière ou bien un événement présent. Dans ces
deux cas, l’ordre séquentiel du récit rétrospectif ou prospectif reproduit le
déroulement supposé du temps diégétique (nous retrouvrons, au sixième
chapitre, ces deux exemples, pour analyser le potentiel interactif du récit filmique
postmoderne).
Le cas le plus fréquent du flash-back est celui de la boucle analeptique. Il se laisse
voir lorsque le récit analeptique revient sur ses pas. Plus précisément, lorsque le
récit, après avoir fait un détour plus ou moins long dans le passé, retourne au
point d’origine et le devance pour raconter les événements suivants. Lorsque cette
boucle analeptique intervient de façon récurrente, elle permet, selon Beyrot de :
« rapporter des événements passés selon différents points de vue ». Il en est ainsi
dans Élephant (2003) le film de Gus Van Sant où le massacre de Colombine est
évoqué par une série de flash-backs des différents personnages du récit. La
circularité de l’analepse induit, dans ce cas, une conséquence originale de
répétition du récit dans un système simultané d’un montage répétitif à variations.
111
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
112
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Les films uniponctuels des premiers temps du cinéma ne posaient pas ce genre de
soucis au niveau de la linéarité, de la simultanéité, du choix et de la continuité de
l’action. L’unicité du plan des premiers films traduisait un manque de
complication au niveau de la linéarité et de la continuité de l’action diégétique.
Ces caractéristiques, représentées dans la singularité du plan, de l’action, du
temps et de l’espace, empêchaient tout type d’embranchement du récit. Lorsque
le film commence à se démultiplier au niveau du plan, les problèmes
d’homogénéité du récit apparaissent et plusieurs questions se posent : que
montrer à chaque plan ? Que montrer après un changement de plan ? Comment
donner à comprendre les rapports diégétiques entre les plans ? Comment donner
suite à des événements antagoniques ? Dorénavant, le récit filmique ne joue plus
seulement sur l’axe de succession des événements, mais aussi sur celui de leur
corrélation. Prenons comme exemple une séquence décrivant une action
singulière d’un enlèvement. Si cette séquence est découpée en deux plans
successifs (A-B), l’objet auquel se réfère le second plan (B) peut renvoyer à trois
situations distinctes :
o Soit c’est un segment à chevauchement temporel, c’est-à-dire que ce qui
est montré en (B) est simultané à (A) mais donne à voir une autre
perspective de la même action. Si la même action est présentée deux fois,
mais sous un angle différent, on peut parler d’un montage répétitif.
o Soit c’est un segment temporel qui décrit dans une stricte continuité le
segment temporel montré en (A). C’est le cas du raccord en continuité
dans lequel ce qui est montré en (B) succède de manière rigoureuse à ce
qui a été montré en (A).
113
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
114
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Les actions simultanées peuvent être représentées par une simple succession de
plusieurs plans. Dans ce cas de figure, l’action montrée en second lieu n’apparaît
qu’une fois que l’exposition de la première action ait été complétée. Ici, la
simultanéité se reconnaît de plusieurs façons :
o Soit par l’insertion d’un intertitre entre les deux actions, comme par
exemple avec le texte suivant « En même temps que… ».
o Soit par la présence d’un événement commun aux deux séquences, comme
pour l’explosion de la bombe à essence dans Les oiseaux (The birds, 1963)
d’Alfred Hitchcock.
o Soit encore par l’explication d’une voix over d’un narrateur extra-
diégétique, ou bien par la logique des dialogues des personnages.
Produire un montage alterné d’actions simultanées est l’un des cas de figure par
excellence du langage cinématographique. Ici, les deux actions montrées
successivement se subdivisent en courts segments afin de permettre un montage
qui découvre alternativement les événements d’une première action, puis d’une
seconde (A-B-A-B-A-). Il en est ainsi dans Naissance d’une nation (The birth of a
nation, 1915) de David Wark Griffith qui en a exploré et normalisé l’utilisation
(voir également chapitre 4, section 4.5). Avec l’apparition de ce nouveau genre de
montage alterné, les cinéastes devaient non seulement gérer une multiplicité de
plans mais également en gérer leur enchaînement ainsi qu’une éventuelle
pluralité d’actions simultanées.
Lors de la lecture d’un compte ou d’un roman, le temps de lecture est toujours
incertain. Il y a des pauses, des arrêts, des vitesses de lectures selon chaque
lecteur, des sauts dans le texte, des reculs, des re-lectures, des passages loupés,
etc. Lorsqu’il s’agit par contre de visionner un film, le temps y est fixe et
quantifiable : c’est le temps écranique, selon Étienne Souriau, le temps du
signifiant, c’est-à-dire le temps de la projection, d’une monstration. Bref, c’est ce
que les spectateurs partagent dans la salle de cinéma ou lors de la vision d’un film
à la télévision. Pour Étienne Souriau, il s’agit d’une « densité événementielle » de
la durée, d’où, d’une façon générale « ses prestos ou ses andantes sont concertés
par rapport à nos besoins d’excitation ou de repos, de manière à nous mettre à
notre meilleur allure psychique »155. C’est pourquoi, la notion de durée reste
directement liée à un effet rythmique, à un « rythme psychique » selon Souriau.
C’est également la raison pour laquelle le rythme dépend moins de la durée réelle,
155 SOURIAU, Étienne, « Les grands caractères de l’univers filmique », dans L’univers filmique, p. 15.
115
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
mais plutôt de l’impression de durée156. Pour Jean Mitry et d’après son étude sur
l’esthétique et la psychologie du cinéma et plus particulièrement sur le rythme et
le montage cinématographique :
Pour Mitry, deux plans à durée égale sembleront plus ou moins longs pour les
spectateurs, selon la dynamique induite à l’image (mouvement des objets et des
personnages, mouvement de la caméra, densité des dialogues, etc.). C’est
pourquoi, au cinéma, l’impression de durée d’un film est souvent distincte du
temps réellement passé dans la salle de projection. À titre d’exemple, on pourrait
dire qu’un film de Manoel de Oliveira nous semblera toujours beaucoup plus long
qu’une aventure d’Indiana Jones.
116
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
En ce qui concerne la scène, les films uniponctuels des frères Lumière présentent
une configuration temporelle dans laquelle le temps du récit équivaut toujours au
temps de l’histoire passée. Il en est ainsi pour tous les plans de l’histoire du
cinéma, lorsqu’ils sont considérés de façon isolée. Le plan respecte toujours
l’intégrité chronométrique des actions qu’il montre, sauf bien sûr s’il s’agit d’un
ralenti ou d’un accéléré dissimulé par le montage. Le plan séquence reste ainsi
l’exemple parfait d’une « scène » filmique puisqu’il respecte la durée des
événements montrés à l’écran. Un autre type de syntagme s’avère s’adapter au cas
de « scène » filmique. C’est, selon le tableau syntagmatique de Metz, la « scène »
elle-même. Elle est, selon Metz, une unité ressentie comme « concrète », un
syntagme linéaire continu qui se définit par la coïncidence chronologique entre ce
qui se passe à l’écran et la temporalité de la fiction. Ainsi, dans Timecode de Mike
Figgis (2000), un cas extrême de récit filmique à quatre scènes synchrones où
l’histoire est censée se dérouler dans le temps même de la projection. On le
remarquera également, au niveau d’un film entier, dans Le train sifflera trois fois
(1952) de Fred Zinneman où le temps du récit est à peu près équivalent à celui qui
est nécessaire au déroulement des événements. Le récit respecte à peu près la
durée réelle en produisant un effet très fort de dilatation de la durée. (Pendant
une heure, nous attendons, avec le shérif, le train qui ramène le hors-la-loi dans
la ville). Le film d’Alfred Hitchcock La corde (The rope, 1948) est un autre
117
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Suivant les quatre types de variations, il nous reste à illustrer l’ellipse qui, selon
Genette, correspond à un silence textuel sur certains événements diégétiques qui
sont réputés avoir eu lieu. Pour ce qui est du récit filmique, l’ellipse correspond à
une suppression temporelle qui intervient entre deux séquences ou actions
différentes, ce qui lui permet de suggérer de fortes accélérations narratives. On la
retrouve dans presque tous les films de l’histoire du cinéma. Bien sûr on ne peut
considérer l’ellipse qu’à l’échelle des plans ou des séquences puisque, si la durée
d’un film était nulle, il n’y aurait tout simplement pas de film. Selon Henri-Paul
159 SOURIAU, Étienne, « Les grands caractères de l’univers filmique », dans L’univers filmique, p. 14.
118
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
L’amplitude de l’ellipse varie selon le saut effectué dans la diégèse. Les ellipses
utilisées dans un sommaire auront une amplitude beaucoup plus réduite que
dans un contexte où l’échelle n’est plus celle d’une vie humaine, mais plutôt celle
de l’histoire de l’humanité. C’est le cas des ellipses temporelles dans Stargate
(1994) de Roland Emmerich, qui réalisent des bonds vertigineux traduits sous le
prologue It Will Take You A Million Light Years From Home (« Je t’emmènerais
à un million d’années-lumière de la maison »).
Gaudreault et Jost proposent, dans leur étude sur le récit cinématographique une
autre catégorie narrative propre à la narratologie filmique : la dilatation. Celle-ci
correspondrait
119
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Puisque l’analyse ici présente envisage l’étude temporelle du récit filmique, nous
devrons encore considérer les effets de ralenti ou d’accélération de l’image, ainsi
que les effets de montage inhérents au langage cinématographique pour
comprendre comment la durée y est suggérée. La durée au cinéma peut être
également truquée par l’utilisation de focales différentes, puisqu’un mouvement
dans l’image peut sembler plus lent en téléobjectif qu’en grand angulaire.
André Gardies propose une analyse liée spécifiquement au médium
cinématographique qui devrait « prendre en compte cette particularité
fondamentale qui veut que l’image et le son, pour se manifester - pour être perçus
-, passent par l’expérience phénoménologique de la durée »163. On affirme
souvent qu’une suite de plans courts crée un rythme dynamique et une
impression de durée courte, et qu’une suite de plans longs produit un rythme
solennel et une impression de durée longue. Le plan filmique a une longueur
spécifique, qui se repère soit par sa longueur de pellicule utilisée soit par sa durée
de projection. À l’intérieur du plan, il n’y a pas de rupture temporelle, c’est un
fragment de durée qui est toujours filmé en continuité. Pour Gardies : « Chaque
photogramme y est séparé de celui qui le précède (et qui le suit) par un intervalle
de temps constant (1/48e de seconde dans les conditions standard) que le
défilement de la projection efface et rend imperceptible »164. C’est pourquoi, au
cinéma, il existe deux types de durées qui relèvent de deux approches distinctes :
o L’une, concerne les principes Genettiens qui reposent sur une évaluation
narrative selon laquelle n secondes de projection correspondent à une
durée événementielle plus ou moins importante.
o L’autre est du type phénoménologique et repose sur la singularité du plan,
pour lequel l’activité de monstration propre à l’image implique un flux
temporel concret.
120
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Il existe bien sûr des plans courts qui induisent une impression de durée longue
et vice-versa. Ici, le rapport ne se fait plus sur le temps chronométrique du plan
mais plutôt sur le taux d’information au sein de chaque plan, d’où, et selon
Gardies, « l’effet de durée est inversement proportionnel aux taux d’information
que celui-ci (le plan) contient »165. Mais ce taux d’information est-il mesurable ?
Gardies envisage deux pistes :
o La première piste consiste à repérer les notions de « fonctions » et
d’« indices », avancées par Roland Barthes en 1966 lors de son étude sur
la structure du récit. Un film à multiples fonctions cardinales (un film
d’action par exemple) produirait plus facilement une impression de
rapidité. C’est pourquoi, la multiplicité de plans et d’informations
essentielles au récit, induit une certaine vitesse qui ne correspond pas
toujours au temps de la projection. Au contraire, un film chargé d’indices
est susceptible de donner à la narration une impression de durée plus
longue.
o La seconde piste concerne plus spécifiquement le plan et correspond à la
loi d’encombrement de l’image proposée par Claudine de France dans son
étude sur le cinéma et anthropologie166.
De France joue sur la vacuité de l’image pour définir un effet de durée qui
dépendrait du niveau d’encombrement de chaque plan. Plus l’image est
encombrée, plus elle demande à être montrée longtemps, moins elle a de données
moins elle a besoin de temps pour être parcourue (« il faut laisser le temps juste
au spectateur pour observer tous les détails de la composition
cinématographique », dira Manoel de Oliveira). Plus le plan est long et sans
informations encombrantes, plus on a l’impression que le temps se dilate. Plus il
est court et encombré, plus l’impression de vitesse nous empare.
121
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Le cas le plus commun au cinéma est celui du récit singulatif, c’est-à-dire le fait
d’avoir un récit pour une histoire racontée (le système « 1 récit pour 1 histoire » =
1R/1H). Cela renvoie au fait de raconter une fois ce qui s’est produit une fois ou
de raconter plusieurs fois ce qui s’est produit plusieurs fois, autrement dit, à avoir
plusieurs événements et plusieurs récits, mais chacun n’en racontant qu’un seul
(ce qui pourrait également correspondre à la formule : « n récits pour n
histoires » = nR/nH). Le récit filmique est composé de plusieurs séquences
filmiques, elles-mêmes construites de plans montrant une certaine action ou un
geste particulier d’un personnage. Dans le récit singulatif, chaque séquence ou
plan rapporte un événement autonome, toujours différent du précédent. D’où la
progression du récit selon une monstration narrative toujours inédite.
122
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Comment repérer, dans le cinéma, le cas du récit itératif où, pour un seul récit
correspondent plusieurs histoires (1R/nH - raconter une fois ce qui s’est produit
plusieurs fois) ? Pour mieux comprendre ce type narratif, il s’agirait de montrer
qu’une seule action à l’écran vaut pour plusieurs actions similaires déjà passées.
Nous retrouvons cet effet dans les paroles de François (Jean Gabin), descendant
les escaliers de sa maison, lorsqu’il affirme : « Ça va ! Et puis quand ça ne va pas,
on fait aller ! » -répondant à sa concierge qui lui demande : « Alors, Monsieur
123
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
François, ça va-t-y comme vous voulez ? »168 . Dans ce film, (Le jour se lève, 1939)
de Marcel Carné, on comprend bien, à travers ce dialogue, qu’il s’agit là d’une
scène qui se répète quotidiennement dans la diégèse. Ici, c’est le dialogue qui
permet de repérer l’itération du récit. Au niveau de l’image, c’est grâce au
montage et aux raccords que le récit itératif prend toute son ampleur. Ainsi
dans Au bagne (1905) de Ferdinand Zecca, qui cerne dans les premiers plans du
film la vie quotidienne dans les prisons. Ou bien, dans La Ligne Générale (1929)
de Sergei M. Eisenstein où les raccords sur le mouvement des personnages
signifient la répétition presque à l’infini des hommes et des femmes
s’agenouillant devant la procession qui passe.
Selon Gaudreault et Jost, la répétition des actions à l’écran pourrait se confondre
avec l’un des quatre principaux rythmes narratifs proposés par Genette : le
sommaire. Par exemple, pour les petits-déjeuners de Mr. Kane, dans Citizen Kane
(1941) d’Orson Welles, la séquence n’a pas réellement de valeur itérative. Il s’agit
là, plutôt d’en faire un sommaire, de donner l’idée de la détérioration progressive
des rapports affectifs entre les deux personnages à travers une série de rapides
allusions de repas pris en commun par le couple dans un climat plus ou moins
affectueux. André Gardies remarque que « l’itération, parce qu’elle fait retour sur
des événements déjà racontés, ne manque pas d’avoir des effets sur le rythme de
la narration »169. C’est pourquoi les effets répétitifs du récit seront déterminants
pour comprendre les variations narratives observées dans la durée du récit
filmique.
Nous verrons, dans les chapitres qui suivent, comment ces stratégies narratives
peuvent jouer un rôle important dans la conception du récit filmique interactif
(aux sixième et septième chapitres).
124
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Avec le cinéma primitif, le point de vue était unique. Faire un film signifiait
cadrer une image, choisir un angle de vue à partir duquel on présentait telle ou
telle scène, plus ou moins brève (ex. La sortie des usines Lumière à Lyon). Le
choix de la position de la caméra et de l’angle (position toujours frontale ou très
légèrement de biais) devait être celui qui correspondait à la plus grande clarté
dans l’exposition de la scène. Plus tard, notamment avec David Wark Griffith, le
cinéma prend conscience de ses moyens d’expression et découvre que la
succession des images, les différents angles de vue et de cadrage peuvent produire
un déroulement chronologique singulier. De ce fait, le spectateur, habitué à rester
face au spectacle narratif, doit rejoindre le récit pour s’y retrouver à l’intérieur,
impliqué dans l’espace scénique.
125
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Gérard Genette propose le terme de focalisation pour déterminer quel est le focus
(en anglais) du récit. C’est-à-dire, quelles sont les relations de savoir entre le
narrateur et les personnages du récit. On se souviendra que plusieurs auteurs
avaient déjà soulevé cette question, notamment Jean Pouillon qui montre que le
récit peut être rapporté à partir de trois positions types : la vision « avec », « par
derrière » et « du dehors » des personnages. De même pour Tzvetan Todorov qui,
en désignant « la façon dont les événements rapportés sont perçus par le
narrateur, et en conséquence, par le lecteur virtuel »173, construit sa théorie sur
les « aspects » (les « visions » dans le récit) et distingue les cas où le narrateur en
sait ou en dit « autant », « moins » ou « plus » que les personnages. En
littérature, parler du point de vue c’est rester dans le domaine de la métaphore
puisque l’unique point de vue que l’on puisse partager reste le point de vue
cognitif, intellectuel ou affectif du personnage.
126
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
127
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
128
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
178 Ocularisation vient d’« oculaire », qui désigne aussi bien, comme substantif, le système d’optique placé du
côté de l’observateur qui sert à examiner l’image fournie par l’objectif, que, comme adjectif, celui qui a vu
quelque chose, le témoin oculaire. Dans : GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique,
p. 130.
179 Ibidem.
129
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
verre cassé, ouverture de porte, etc). Si la source sonore est en-dehors de l’histoire racontée, il s’agit alors de
sons extra-diégétiques.
130
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
183 Le Dolby AC3 - Dolby Digital, Lancé en 1987, est le système le plus utilisé de nos jours notamment pour le
home-cinéma. Il s’agit d’un système de codage numérique avec compression de données audio permettant de
placer 6 pistes.
184 Acousmatique : se dit d’un son que l’on entend sans voir la source qui en est la cause.
185 CHEVRIER, Henri-Paul, Le langage du cinéma narratif, p. 146.
186 CASETTI, Francesco, D’un regard l’autre - Le film et son spectateur, p. 43.
187 BEYLOT, Pierre, Le récit audiovisuel, p. 198.
131
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
132
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Avec le cinéma parlant, c’est la voix et ses implications affectives qui viennent
peupler le paysage sonore du récit filmique. La voix à deux caractéristiques
essentielles, elle fait usage de la langue, en fournissant de multiples informations
sur l’histoire en cours, puis elle s’identifie à l’humain, donc au spectateur.
Lorsqu’il ne s’agit que de dialogues, le spectateur, témoin, se voit extériorisé de la
scène. Les personnages parlent entre eux, leurs paroles en tant qu’attributs
133
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Qui donc raconte le cinéma ? Est-ce que ce sont ses personnages, leurs dialogues
ou monologues ? Les images ? Est-ce un narrateur qui commente le récit en voix-
off ? Est-il, ou reste-t-il anonyme ? Le narrateur du cinéma n’est pas l’unique
narrateur du film, puisqu’il n’assure qu’un fragment de la narration. Pour
reprendre l’idée de Roland Barthes, celui qui raconte c’est le donateur, et il le fait
à un destinataire, le spectateur. Le donateur (ou l’énonciateur, selon Gardies) du
récit filmique est une instance, une figure abstraite. C’est le « grand imagier »
proposé par Albert Laffay, ou le « foyer » selon Christian Metz. Il lui revient le
soin de régler le savoir du spectateur, de prendre en charge l’agencement et
l’articulation des diverses sources d’expression filmique afin de raconter quelque
chose à quelqu’un. Le donateur a pour objectif de donner à savoir, et ce savoir
s’appuie simultanément sur le montrer, le dire et le donner à entendre. Il conduit
le monde diégétique sous l’œil attentif du spectateur. Il lui donne à voir et
entendre des images, des sons, des mouvements de caméra, des coupes, des
dialogues, des bruits, etc. Le « vrai » narrateur du film c’est celui qui laisse sa
191 METZ, Christian, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, p. 187.
134
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
caméra fixée sur la luge recouverte de neige, de l’enfant qui jouait lorsqu’on l’a
arraché à sa mère, pour apercevoir le nom Rosebud (Citizen Kane, Orson Welles,
1941). Le « vrai » narrateur, c’est précisément celui qui, à la fin du film, remarque
la luge avant que les personnages du récit ne la jettent dans une fournaise.
135
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Comme le récit littéraire, le récit filmique s’oppose au monde réel parce qu’il est
cerné par ses limites. Le début et la fin du film correspondent à la première et à la
dernière page d’un livre. Les deux sont matière d’illusion et de fiction,
d’imagination et d’espoir. Le texte du livre envoie le lecteur dans le monde
imaginaire de l’histoire qui s’y raconte ; le texte du film balance le spectateur dans
le monde fictionnel des personnages et des événements diégétiques qui en font
partie. Entre ce qui se raconte et ce qui se voit, la distance est parfois si ténue que
nous aurions tendance à croire en ce que l’on voit et à le juger comme réel et vrai.
Comme dans le récit littéraire, les histoires que raconte le cinéma sont là pour
« dire » quelque chose à quelqu’un. Seulement, le lecteur d’images du cinéma est
également un écouteur de sons, il est à la fois lecteur et récepteur, il est un
spectateur. À l’image du récit littéraire, le récit filmique présuppose un temps de
lecture et un temps diégétique (un temps du récit et un temps de l’histoire). C’est
l’espace qui sépare le premier photogramme du dernier et le début de l’histoire de
sa fin. Le récit filmique joue avec le temps et met en place deux temporalités : il
dispose un temps dans un autre temps et joue simultanément avec les deux, mais
il joue également avec l’espace, on dira qu’il spatialise le temps tout en
temporalisant l’espace.
Mais, le rapprochement du cinéma avec le réel est du à cette capacité qu’à l’être
humain de stocker et de mémoriser séparément ou simultanément les
informations visuelles et sonores pour les rappeler plus tard sous la forme d’un
ensemble cohérent et fonctionnel, afin de créer un sens effectif qu’il relie avec la
réalité. Ce système de double codage aide non seulement à l’interprétation mais
aussi à la mémorisation de l’unité audiovisuelle, et rapproche ainsi le cinéma de
quelque chose d’incontestable, de tangible, de papable et de vrai. Cette condition
permet au cinéma de jouer sur les émotions des spectateurs, en les rendant
captifs de l’histoire qui se raconte. D’autant plus que ce rapport entre les images
et le son, propre au cinéma, et la façon dont les éléments audiovisuels sont traités
136
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
137
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
138
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?
Chevrier, raconter une histoire, ce n’est pas montrer le déroulement complet des
événements, mais plutôt choisir ce qui est important, c’est établir des relations
nécessaires, c’est « contrôler la perception ». Les conditions temporelles sont
distinctes, les points de vue du récit filmique dépendent d’autres conditions
d’image et de son. On ne parle plus de focalisation mais plutôt d’ocularisation ou
de localisation ou encore d’auricularisation. De la même façon que le narrateur
n’est plus l’unique énonciateur diégétique puisqu’il présuppose également un
monstrateur, celui qui nous montre et un partiteur, celui qui commente
musicalement.
139
140
Le dispositif narratif du récit filmique
141
Le dispositif narratif du récit filmique
tôt, le cinéma ne cessera d’évoluer jusqu’à nos jours, grâce aux contributions
décisives des cinéastes américains David Wark Griffith, français Abel Gance et
soviétiques Dziga Vertov, Sergei M. Eisenstein, Vsevolod Poudovkine et Lev
Koulechov, entre autres.
D’un point de vue philosophique et d’après l’analyse qu’André Parente réalise sur
ce sujet, il y aurait dispositif lorsque des éléments hétérogènes, architecturaux,
technologiques, politiques ou institutionnels, consentent à la construction soit
d’un pouvoir, soit d’un savoir (Michel Foucault), soit d’un effet de
territorialisation ou de déterritorialisation (subjectivation - Gilles Deleuze), soit
encore d’un effet d’intensité ou de pacification (Jean-François Lyotard)194. Pour
ces trois philosophes, le concept de dispositif dérive du produit de nos sociétés et
se particularise à travers les paroles, les images, les corps, les pensées et les
affects. C’est pourquoi, Foucault nous parle du dispositif comme d’un système de
pouvoir et de savoir195, que Deleuze le compare à un système de production de
subjectivité196, en particulier à travers l’analyse du cinéma, et que Lyotard lui
confère un statut pulsionnel197 . Pour Foucault, le dispositif panoptique, c’est le
prototype même de la société disciplinaire, c’est la prison panoptique, aménagée
de telle sorte que le surveillant peut voir chaque détenu dans sa cellule sans être
vu lui-même. Pour Lyotard, c’est à travers la peinture, la musique, les œuvres de
théâtre et les écrits, qui sont tous des dispositifs pulsionnels, qu’il y a énergie
193 Du point de vue militaire, c’est un ensemble de moyens disposés conformément à un plan, c’est le dispositif
d’attaque ou de défense, le dispositif policier. Au sens juridique strict, c’est la partie d’un jugement qui contient
la décision par opposition aux motifs, c’est-à-dire la partie de la sentence qui décide et dispose. Il existe le
dispositif de sûreté ou le dispositif de commande, on peut dire d’un dispositif qu’il est ingénieux. On peut mettre
en place ou déployer un dispositif, lorsque l’on dispose quelque chose, le dispositif scénique d’opéra par
exemple.
194 Voir : PARENTE, André, « Cinema em trânsito : do dispositivo do cinéma ao cinéma do dispositivo », pp. 3-
27.
195 FOUCAULT, Michel, Dits et écrits, Tome 1 et 2, 1994.
196 DELEUZE, Gilles, Cinéma I, L’image-mouvement, 1983. Et Cinéma II, L’image-temps, 1985.
197 LYOTARD, Jean-François, Des dispositifs pulsionnels, 1994.
142
Le dispositif narratif du récit filmique
transformatrice qui suscite sur les spectateurs des effets intenses et durables :
« parce que tout ce qui se donne comme objet (chose, tableau, texte, corps…) est
produit, c’est-à-dire résulte de la métamorphose de cette énergie d’une forme en
d’autres formes »198. Selon Lyotard, tout objet est de l’énergie qui repose
« provisoirement conservée », et qui a besoin d’un dispositif comme opérateur
métamorphique. Prenant la peinture comme exemple, Lyotard note que
Giorgio Agamben, dans le livre « Qu’est-ce qu’un Dispositif », reprend les propos
de Michel Foucault en les résumant d’après les trois aspects suivants :
o Il s’agit d’un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose,
qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois,
mesures de police, propositions philosophiques ;
o Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces
éléments ;
o Il a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans
une relation de pouvoir. Comme tel, il résulte du croisement des relations
de pouvoir et de savoir200.
143
Le dispositif narratif du récit filmique
En donnant une généralité encore plus grande à la classe déjà très vaste des
dispositifs de Foucault, Agamben définit le dispositif comme « tout ce qui a,
d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer,
d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les
opinions et les discours des êtres vivants »201. Et il ajoute :
Les dispositifs contemporains n’agissent plus par la production d’un sujet, mais
plutôt, par des processus de désubjectivation, selon Agamben. Prenons par
exemple le dispositif du téléphone portable : il restitue, non pas une nouvelle
subjectivité, mais plutôt et seulement un numéro au moyen duquel le sujet
pourra, probablement, être surveillé. C’est ce qui se passe également avec le
spectateur de télévision qui, pensant se servir d’une programmation télévisée
mise à sa disposition, ne dispose en fait que du masque frustrant du zappeur ou
de son inclusion dans un indice d’audience, en échange de sa désubjectivation.
Pour Agamben, le problème des dispositifs actuels ne se réduit pas à savoir si l’on
en fait bon usage, puisque à chaque dispositif correspond un processus de
subjectivation (ou de désubjectivation), et qu’il est impossible que le sujet de ce
dispositif l’utilise de manière correcte. C’est pourquoi, les sociétés se présentent
« comme des corps inertes traversés par de gigantesques processus de
désubjectivation auxquels ne répond aucune subjectivation réelle »203.
Aujourd’hui, par exemple, la télésurveillance transforme les espaces publics de
nos villes en intérieurs d’immenses prisons et non pas en espaces surprotégés.
Nous ne sommes plus libres, tous nos gestes sont contrôlés, et à la plus petite
menace, nous sommes considérés comme des terroristes aux yeux de l’autorité,
elle-même surveillée. Le problème de la profanation des dispositifs, selon
Agamben,
144
Le dispositif narratif du récit filmique
Revenant sur l’étude menée par André Parente205, nous constatons qu’en tant que
concept (cinématographique), le terme dispositif apparaît dans les années 1970
entre les structuralistes français Jean-Louis Baudry, Christian Metz et Thierry
Kuntzel. De manière générale, le dispositif-cinéma serait cette disposition
particulière qui caractérise la condition du spectateur, proche d’un état de rêve et
d’hallucination. Pour Jean-Louis Baudry, ces effets sur les spectateurs ne
dépendent pas tellement d’une organisation discursive, mais plutôt des
conditions singulières de projections, caractérisées par une salle obscurcie, une
projection de dos, l’immobilité du spectateur, une image animée, etc. C’est une
impression de réalité qui s’exerce sur le public, et non pas la réalité elle-même.
C’est bel et bien une vraie illusion qui nous emporte. Il y a un effet d’hallucination
puisque le spectateur confond la représentation à l’écran avec la propre réalité, il
reste « immergé » dans l’image qui défile devant lui. Le cinéma prend forme de
machine à simulation, machine à rêve donc, qui se développe dans un dispositif
complexe constitué par un appareil cinématographique (l’appareil de capture des
images et de projection), par une disposition spectatorielle particulière qui exerce
des effets psychologiques et idéologiques sur les spectateurs, et un besoin
inévitable de reconstruire l’illusion visuelle à laquelle ils sont soumis.
145
Le dispositif narratif du récit filmique
Concrètement, le cinéma n’a pas toujours été un dispositif tel qu’on le connaît
aujourd’hui207, il lui aura fallu plusieurs années pour se définir en tant que tel et
acquérir une configuration standardisée. C’est pourquoi, présumer que les frères
Lumière sont les inventeurs du cinéma, c’est oublier tout le développement de la
façon de raconter du cinéma narratif classique ; c’est oublier les multiples
inventions antérieures qui ont permis la construction de cette « boîte magique »
qui enregistre et projette des images photographiques animées. C’est également,
distinguer deux moments de l’histoire du cinéma : celui de l’émergence d’un
dispositif technique et spectaculaire, producteur de fantasmagories, puis un autre
qui dispose d’un cinéma comme formation d’un discours et d’un langage. Le
cinéma en tant que système de représentation a besoin de plusieurs années pour
se cristalliser comme modèle : il ne lui suffit pas simplement de s’inventer comme
technologie, il lui aura fallu également construire un mode de communication
effectif et réel, en inventant un dispositif narratif complexe qui prendra des
années à se définir et qui englobe des aspects architecturaux, techniques et
discursifs par lesquels il induit aux spectateurs l’illusion de faits réels et
d’événements représentés.
207Définir le cinéma contemporain c’est suggérer un spectacle universel, un système de représentation composé
par une projection d’images en mouvement dans une salle obscurcie, pleine de spectateurs qui fixent
attentivement une histoire qui se raconte en une heure et demie, voire deux heures, avec des personnages, des
lieux et un temps diégétique propre. Mais, c’est également définir un dispositif qui fait converger trois
dimensions hétérogènes basées sur l’architecture de la salle de projection, héritée du théâtre italien, sur les
technologies d’enregistrement et de projection de l’image inventées à la fin du 19ème siècle et sur la forme
narrative unique, influencée par les romans du 19ème siècle et les nouvelles techniques de narration et
d’allocation des personnages dans l’espace et le temps diégétiques.
Cependant le cinéma contemporain ne se visionne pas toujours dans une salle, et celle-ci n’est pas toujours
sombre. On le regarde à la maison, à la télé, dans les expositions d’art, dans le métro, sur les portables, les
consoles PSP (PlayStation Portable), etc. De plus, le projecteur ne se trouve plus caché derrière le dos des
spectateurs et le film n’est plus une « simple » projection d’images photographiques, puisque la plupart des
films d’aujourd’hui sont transmis électroniquement et numériquement.
146
Le dispositif narratif du récit filmique
Dès les années 1820, les grandes inventions, nées dans l’atelier du bricoleur ou
dans le laboratoire de l’illuminé, mettent en évidence des instruments de
recherche considérés comme les prédécesseurs du cinéma. Le Thaumatrope
(roue à miracle), par exemple, de l’anglais John Ayrton Paris explore en 1823 et
pour la première fois le principe de la persistance rétinienne208. L’illusion de
mouvement est donnée par la vision, dans un temps très court, d’une série de
dessins. Sur un disque, maintenue par une ficelle, sont dessinés sur une face une
cage vide et sur l’autre un oiseau. En faisant tourner le disque sur lui-même
l’illusion s’accomplit : l’oiseau est pris dans la cage !
En 1832, Joseph Plateau invente le Phénakistiscope (trompeur), qui reproduit la
synthèse artificielle d’un mouvement dû à la persistance rétinienne. Il s’agit d’un
disque en carton, fenêtré dans le sens de ses rayons, portant plusieurs dessins
(une suite d’images fixes) qui décomposent un mouvement (ex. deux enfants sur
une balançoire, un homme sur une bicyclette, un danseur, un cavalier, etc.). La
rotation du disque à une vitesse régulière simule le déplacement des sujets
dessinés. Un manche permet son maintien pendant la rotation du disque. Deux
ans plus tard, en 1834, l’Anglais William George Hörner invente le Zootrope, un
jouet optique, fondé lui aussi sur la persistance rétinienne. Il s’agit d’un tambour,
percé de fentes sur sa moitié supérieure et qui abrite, à l’intérieur, une bande de
dessins décomposant un mouvement. En soutenant le tambour par la base et en
regardant fixement l’intérieur à travers les fentes tout en faisant tourner la partie
supérieure, il est possible de voir s’animer les dessins. Plus tard, en 1876, Émile
Reynaud crée le Praxinoscope, lui aussi un jouet optique qui reprend le principe
du Zootrope. Le Praxinoscope est composé d’une bande amovible imprimée avec
208 Notre œil possède une caractéristique particulière : la rétine garde en mémoire pendant une fraction de
seconde une image lumineuse alors que l'image elle-même a disparue. Cette particularité appelée "persistance
rétinienne" fait que notre œil perçoit un mouvement lié lorsqu'il capte une succession d'images instantanées. En
fait, l’œil conserve une image vue et la superpose aux images que l’on est en train de voir. En 1828, Joseph
Plateau établit qu’une impression lumineuse reçue sur la rétine persiste 1/10 de seconde après la disparition de
l’image. Il conclut que si les images se succèdent à plus de 10 par secondes, il y a illusion d’un mouvement.
147
Le dispositif narratif du récit filmique
209 MUYBRIDGE, Eadweard J., Animal locomotion, Philadelphia, University of Pennsylvania, 1887.
148
Le dispositif narratif du récit filmique
149
Le dispositif narratif du récit filmique
210Pour voir la séquence d’images de Roundhay Garden Scene allez sur YouTube:
http://www.youtube.com/watch?v=F1i40rnpOsA (consulté le 28 mai 2008).
150
Le dispositif narratif du récit filmique
Entre 1877 et 1891, Thomas Alva Edison, savant réputé (inventeur du télégraphe,
de l’ampoule électrique domestique, de la centrale électrique - Edison Electric
Light Company) travail sur plusieurs dispositifs de saisie du réel. Le
Phonographe (1877) est le premier appareil véritablement capable d’enregistrer
et de réécouter la voix humaine ou un son quelconque enregistré préalablement.
En 1888, Edison fait la connaissance d’Edward Muybridge et invente ainsi le
Kinétographe. Après l’exposition Universelle de Paris et sa rencontre avec Émile
Reynaud, il imagine le Kinétoscope, un appareil qui permet de visualiser une
série d’images fixes dans une boîte qui « fabrique » l’illusion du mouvement (c’est
William K. L. Dickson, son employé de l’époque qui construit la « boîte
magique »). À l’intérieur de cette boîte se trouve tout un mécanisme de
défilement de la pellicule, un obturateur, composé d’une roue à cinq dents et
d’une lampe à incandescence ainsi qu’une lentille grossissante. Edison venait de
trouver le moyen d’enregistrer et de reproduire le mouvement sur une bande
photographique. Le 14 avril 1994, après plusieurs améliorations, a lieu le premier
spectacle du Kinétoscope au Brooklyn Institute of Arts and Sciences de New
York. Pour le prix de 50 centimes de dollar, le public pouvait visionner jusqu’à dix
petits films sur deux files de cinq Kinétoscopes chacune. Chaque film était
composé de plus de 750 photographies fixées sur un film celluloïd de 15 mètres de
long et 35 millimètres de large. Les dix films composant le premier programme
de cinéma commercial, tous filmés à Black Maria (studios d’Edison),
s'intitulaient : Barber Shop, Bertoldi (Mouth Support), Bertoldi (Table
Contortion), Blacksmiths, Roosters, Highland Dance, Horse Shoeing, Sandow,
Trapeze, et Wrestling. Les spectateurs devaient se pencher chacun à leur tour sur
une haute caisse en bois, pour observer des scènes de photographies animées,
enregistrées sur une pellicule qui défilait à grande vitesse et en boucle. Même si
l’expérience était captivante et que les visiteurs des premières démonstrations en
restèrent fascinés, il ne s’agissait encore que d’une curiosité pour un spectateur
solitaire. Dans ces premiers spectacles et parmi d’autres films, il y avait des
151
Le dispositif narratif du récit filmique
Quatre ans plus tard, Georges Hale invente un système de projection très
ingénieux qui met en place un dispositif en forme de wagon. Inspiré par le projet
de William Keefe (un wagon réel sur les fenêtres duquel des films de voyages en
train étaient projetés), Hale met au point tout un dispositif à grande échelle, le
Hale’s Tour. Il fait construire un bâtiment dont la façade simulait une station de
train. Les employés, en uniforme, invitaient les spectateurs à s’installer dans une
salle de soixante places imitant l’intérieur d’un wagon, afin de visionner un film
d’environs trente minutes. Sur les fenêtres latérales et arrière du wagon étaient
projetées les images cinématographiques des grands paysages américains. Le
Hale’s Tour disparaît vers 1911, probablement à cause de l’institutionnalisation
du cinéma narratif conventionnel qui s’adaptait difficilement à un genre de
dispositif qui privilégiait le visionnement de films documentaires.
211 Pour voir l’extrait de Turkish Dance, Ella Lola (7 octobre, 1898) allez sur YouTube :
http://www.youtube.com/watch?v=jj6p_jDrMBE (consulté le 20 mai 2008).
212 Pour voir l´extrait de Serpentine Dance (1894) allez sur YouTube :
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Le dispositif narratif du récit filmique
4.2.2 Le cinématographe
153
Le dispositif narratif du récit filmique
Bien sûr, les expériences avec le dispositif-cinéma n’en finirent pas là. Le moment
d’effervescence vécu à l’époque de sa naissance et du pré-cinéma a continué
pendant plusieurs années, notamment avec les transformations produites par le
cinéma sonore (les films produits jusqu’à 1927 sont dépourvus de son - si on ne
considère pas le bonimenteur ou les performances musicales d’accompagnement
des images), le cinéma en couleur, les modifications de la proportion de l’image,
et la standardisation des salles de cinéma.
En 1905 on construit aux États-Unis le premier Nickelodeon (une salle
exclusivement destinée au cinéma) à Pittsburgh, Pennsylvanie, l’entrée était de 1
nickel (5 centimes de dollar). En 1906 on enregistre le premier son sur pellicule,
un brevet d'Eugène Lauste, et en 1908 George Albert Smith et Charles Urban
réalisent le premier film en couleur (deux images superposées une rouge et une
verte. En 1894, Edison avait déjà utilisé la couleur pour son Kinétoscope avec le
petit film La danse d’Annabelle) et en 1910 Léon Gaumont construit le
Chronophone permettant la sonorisation synchrone des images. En 1909 le
215 Le film « L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat » ne sera ajouté au programme qu’en janvier 1896.
216 Pour les frères Lumière, le récit cinématographique servait davantage à montrer la « réalité » de ce qui est
filmé, plutôt que de raconter une histoire (bien que dans certains cas il y eût tout de même une transformation
narrative, selon Greimas - c’est passer d’un état antérieur à un état postérieur - ex. L’arroseur arrosé, 1895).
Les films uniponctuels ou micro-récits, tournés en un seul plan, constituaient surtout la démonstration d’un
événement présent lors du tournage, comme l’unité de lieu et d’action par excellence.
217 MORIN, Edgar, Le cinéma ou l’homme imaginaire, p. 21.
154
Le dispositif narratif du récit filmique
À première vue, les premiers films des frères Lumière (ex. La sortie des usines
Lumière à Lyon, L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, entre autres) ne
racontent rien. Il s’agit d’une succession d’images qui « documente » des
moments particuliers, ce sont des films qui se contentent de montrer un épisode
« banal » de la vie quotidienne. Et pourtant, puisque la sortie des ouvriers des
usines, ou l’arrivée du train en gare ne se fait pas là, devant nous, maintenant et
en pleine réalité, mais sur un écran, nous pourrons, à juste titre, dire que ces
premiers films de l’histoire du cinéma racontent vraiment quelque chose. Ils
racontent la sortie d’une centaine d’ouvriers, hommes et femmes, à une heure
déterminée de la journée, ou l’attente des voyageurs sur le quai à l’arrivée d’un
155
Le dispositif narratif du récit filmique
Que ce soit dans La sortie des usines Lumière à Lyon ou encore dans L'arrivée
d'un train en gare de La Ciotat, le « cinématographe » a enregistré des actions du
quotidien prises dans leur succession. Les moments anodins des premiers films
des Lumière sont bien visibles dans l’ouverture des portes de l’usine, les
déplacements et les gestes des ouvriers, le chien qui passe, les chevaux
remorquant la charrette et sortant par la porte, l’homme à bicyclette, l’entrée en
gare du train, le contrôleur sur le quai, les passagers qui descendent du train, etc.
Ces moments ont vraiment existé puisqu’ils ont été enregistrés antérieurement.
Au moment de la projection, on ne fait que les répéter. En fait, le film les conte à
nouveau pour les spectateurs. Il les re-conte, ou mieux, il les raconte219. On peut
dire, en somme, que le cinéma raconte toujours, même si, parfois, on pense qu’il
ne fait que documenter ou nous informer de certains faits. Contrairement au réel,
qui lui ne raconte pas d’histoire (Sartre), le cinéma, quant à lui, le filme pour nous
le rendre plus tard sous forme d’illusion.
Raconter, c’est exposer par un récit, des faits vrais ou présentés comme tels. C’est « conter » ce qui s’est
219
passé.
156
Le dispositif narratif du récit filmique
Au cinéma, le monde que l’on nous montre est bel et bien « le monde que nous
voyons tous les jours », ensoleillé ou pluvieux, triste ou rigolo, urbain ou rural,
sauvage ou domestiqué, peuplé ou désertique. Cependant, à l’écran, il nous
semble différent : discontinu, saccadé ou découpé, la notion de durée semble
perdre toute raison d’être et les deux heures passées dans la salle semblent
parfois s’envoler en dix minutes. C’est la raison pour laquelle le sentiment de
durée, comme dimension ontologique, émanant du cinéma, reste directement lié
à la discontinuité narrative, au découpage en plan, à l’opération fondatrice du
cinéma comme art. Or, c’est justement cette discontinuité narrative - dans
l’espace et dans le temps cinématographique - que l’on découvre sous le concept
de plan. La vie jouée diffère de la vie réelle par sa segmentation. On pourrait dire
que la discontinuité du film s’oppose au flux ininterrompu de la vie.
157
Le dispositif narratif du récit filmique
cinématographique »220, ces blocs d’espace et de temps, sont ce que l’on appelle
les plans d’un film. Ce sont des coupes mobiles dans la durée, selon Gilles
Deleuze, qui propose que la notion de plan doit être complétée par la notion de
cadrage, « une détermination d’un système clos, relativement clos, qui comprend
tout ce qui est présent dans l’image, décors, personnages, accessoires »221. C’est
une disposition, c’est l’organisation des parties qui composent le cadre dans un
espace déterminé. Pour Deleuze, le cadre a cette fonction implicite qui sert, non
seulement à enregistrer l’image, l’encadrement, mais également à enregistrer le
son, les bruitages et les dialogues. C’est une instance toujours géométrique ou
physique : elle est le réceptacle des masses et des lignes de l’image qui la
compose, par rapport aux parties du système que le cadre sépare et réunit à la fois
(venir dans l’image, rester hors de l’image). C’est une instance également
dynamique qui dépend des personnages et des objets qui la remplissent. Le cadre
renvoie au point de vue du cinéma, « il témoigne des points de vue
extraordinaires, à ras du sol, ou de haut en bas, ou de bas en haut, etc. »222. Il
renvoie également à l’hors champ qui, selon Deleuze, désigne « ce qui existe
ailleurs, à côté ou autour », mais aussi ce qui « subsiste » ou « insiste » dans un
ailleurs « plus radical, hors de l’espace et du temps homogène »223. Puis, il est
inséparable de deux tendances que sont la saturation et la raréfaction : il y a
saturation lorsqu’on a affaire à une augmentation ou à une réduction du nombre
de composants du plan ; il y a raréfaction lorsque la croissance ou la réduction
d’un composant principal a lieu. Ce cadre et hors du cadre que propose Deleuze
résulte de la notion de plan : « une translation des parties d’un ensemble qui
s’étend dans l’espace, [et] un changement d’un tout qui se transforme dans la
durée »224. Le plan n’est pas seulement une affaire d’espace, de composition, de
relation entre les objets, de personnages qui le peuplent et de lieux, mais le plan
est également et inexorablement conditionné par la notion de durée. Comme le
dit Deleuze, le plan n’est rien d’autre qu’un « bloc de mouvement durée ».
158
Le dispositif narratif du récit filmique
C’est George Méliès, l’enchanteur des images animées, qui, par une combinaison
de hasard et de chance, a vite compris que la succession de plans distincts pouvait
contribuer à une différente organisation du récit filmique. Un jour, filmant à la
place de l’opéra à Paris, la pellicule de sa caméra (un appareil qu’il adapte du
projecteur de l’anglais Robert William Paul) resta coincée227. Près d’une minute
plus tard, après le déblocage de la pellicule, Méliès arrive à redémarrer sa caméra.
Pendant cette minute, les passants, les omnibus et les charrettes avaient changés
de place. En projetant la bande ressoudée au point ou s’était produite la rupture,
subitement, un omnibus était remplacé par un corbillard ou des hommes changés
en femme. Le tour par substitution, dit « truc à arrêt » était trouvé. Cette
découverte inspira Méliès pour la réalisation de ses films magiques et
fantastiques. Par exemple, dans La lune à un mètre (1896), un plan d’ensemble
montre un observatoire, le plan postérieur montre un gros plan de la lune,
comme si on la regardait avec un télescope. Dans Escamotage d’une dame chez
Robert-Houdin (1896), c’est une jeune femme qui disparaît subitement. Un
magicien (Méliès) recouvre une jeune dame assise au centre de la scène avec une
toile fine. Méliès interrompt la prise de vue, le temps de faire sortir la femme de
la scène, puis reprend la prise plus tard. Le trucage était fait, la Dame avait
disparu. Dans ce petit film, Méliès ajoute au trucage original de Robert-Houdin,
l’apparition d’un squelette à la place de la dame. Le public resta stupéfié et le
succès de Méliès assuré.
225 Mouvement de la caméra autour de son axe horizontal ou vertical: panoramique horizontal, panoramique
vertical,
226 Mouvement avant (la caméra s’approche du sujet filmé), arrière (la caméra s’éloigne du sujet filmé) ou latéral
(la caméra accompagne une action ou parcourt un décor) de la caméra placée généralement sur un chariot qui
glisse sur des rails. Le travelling optique (zoom) est un effet de mouvement obtenu par la variation de la distance
focale. Lorsque la caméra s’élève au-dessus du sujet filmé, on parle de travelling ascendant, lorsqu’elle descend
par rapport au sujet filmé, il s’agit d’un travelling descendant.
227 La première caméra de Méliès était très rudimentaire, la pellicule se déchirait ou s’accrochait facilement,
refusant d’avancer.
159
Le dispositif narratif du récit filmique
Figure 14. Trois photogrammes de Grandma’s Reading Glass, George Albert Smith, 1900.
160
Le dispositif narratif du récit filmique
Plus tard, divers cinéastes vont utiliser cette technique pour simuler le regard de
quelqu’un sur quelque chose. En 1901, Smith sera, encore une fois, le premier à
utiliser le gros plan, mais cette fois-ci non pas pour simuler le regard d’un
personnage du récit, mais plutôt pour simuler le rapprochement du regard du
spectateur. The little doctor (1901) montre un plan d’ensemble où dans une pièce,
une petite fille assise sur une chaise donne à boire (ou à manger) un breuvage (du
poisson ? On peut lire sur le pot « FISH ») à un petit chat (figure 15). Le plan
suivant montre un gros plan du chat avalant le liquide qui lui est donné. Dans ce
film, un gros plan objectif (du petit chat buvant) s’insère au milieu de l’action. Ce
gros plan sur le chat, très particulier pour l’époque, permettait d’augmenter aussi
bien la visibilité de la scène que la force de l’action et, simultanément de centrer
l’attention du spectateur sur le sujet principal, le chat. Il ne s’agit pas d’un
agrandissement simulant la vue d’un personnage (de l’autre enfant par exemple,
puisque le point de vue n’y correspond pas), mais de montrer un détail d’une
action déterminée pour mieux la comprendre.
Figure 15. Trois photogrammes de The Little Doctor, George Albert Smith, 1901.
161
Le dispositif narratif du récit filmique
4.5 Le montage
Le montage est l’opération par laquelle nous assemblons quelque chose pour le
mettre en état de fonctionner, c’est un arrangement, un assemblage ou une
disposition. Nous pouvons nous référer au montage des pièces d’une machine, à
la ligne de montage des voitures, au montage d’un meuble, d’une chaise pliante,
des pièces d’un Lego ou d’un puzzle.
Du point de vue cinématographique, le montage est une opération technique qui
consiste à coller les plans bout à bout. En fait, cela consiste à assembler dans un
certain ordre des plans tournés préalablement. Le montage organise le récit et en
commande l’ordre, le rythme et le sens. On peut parler de montage chronologique
lorsque le récit présente les événements diégétiques dans l’ordre temporel de leur
déroulement, de montage parallèle lorsque l’on juxtapose des actions éloignées
dans le temps et l’espace, ou de montage alterné lorsque des actions simultanées
se succèdent les unes aux autres.
162
Le dispositif narratif du récit filmique
montage que l’on met en place les plans les uns par rapport aux autres (plan
moyen suivi d’un plan rapproché, suivi d’un insert, suivi d’un plan d’ensemble,
etc.) et que l’on détermine les points de coupe, en amont ou en aval de chaque
plan. Il arrive parfois qu’un photogramme supplémentaire modifie complètement
le résultat prétendu : dans Les dents de la mer (Jaws, 1975) le réalisateur Steven
Spielberg et la monteuse Verna Fields ont la préoccupation de vérifier plan par
plan les moments de coupes, le dernier photogramme du plan précédent avec le
premier du plan suivant. Un photogramme en plus et le terrible requin ne
ressemblerait qu’à une simple maquette, un modèle à l’échelle réelle. Dans Jaws,
le requin semblait réel sur 36 photogrammes et non sur 38. Toute la différence se
fait sur ces deux photogrammes en plus : voici un requin effrayant ou bien, voici
une maquette mal réussie d’un animal se baladant dans un grand bassin d’eau
douce !
Le montage met au point les raccords229 entre les plans, soit par le biais d’une
coupe franche ou bien par un fondu230, soit par un mouvement en continuité ou
par une ellipse, ou encore pour servir à des fins expressives ou dramatiques. Le
montage sert également à donner un rythme à l’intérieur de chaque scène, de
chaque séquence, puis au film entier. Finalement, il met en place les différentes
bandes sonores (les dialogues, les bruitages, les effets, les sons d’ambiance, les
musiques et les commentaires of) et leur mixage.
Auguste Lumière aurait dit que le cinéma était une invention sans futur, mais
Edwin Stanton Porter, l’un des employés d’Edison prouvera quelques années plus
tard qu’il avait tort. Il a découvert qu’en coupant plusieurs scènes différentes et
en les assemblant dans un ordre distinct du déroulement chronologique des
événements, une histoire pouvait être racontée de façon différente. Grâce aux
coupes alternées des scènes, Porter arriva à créer un vrai impact émotionnel sur
le public. Grâce à Porter, le cinéma a résisté.
Au début, il y avait les tableaux et les prises de vue uniques. C’était le temps des
premiers films qui excluaient l’idée de montage. Les films « documentaires » des
frères Lumière se limitaient à montrer des images en mouvement, d’un point de
229 Le raccord marque la continuité de deux plans successifs. Si la caméra filme les deux plans dans le même axe,
il y a raccord dans l’axe. Si elle accompagne le mouvement d'un personnage, on dira qu’il y a raccord dans le
mouvement. Si la caméra montre ce que regarde un personnage, il y a raccord-regard, si c’est la bande son qui
assure la continuité, on dira qu’il y a raccord sonore.
230 Les fondus assurent l’enchaînement des plans. Le fondu au noir, en début ou en fin de plan, fait apparaître ou
disparaître progressivement l'image. Le fondu enchaîné fait progressivement disparaître l’image à la fin d'un
plan en lui superposant graduellement le début de la suivante.
163
Le dispositif narratif du récit filmique
vue unique, normalement frontal par rapport au spectateur. Ces films ne faisaient
que choisir le point de vue idéal pour montrer ce qu’il y avait à montrer. La vue
du film incluait tout ce qui était nécessaire au film : l’histoire, les personnages, la
vue d’ensemble. Avec le cadre fixe et ajusté au paysage ou au décor, l’avant et
l’après de l’histoire y étaient tout à fait compris et le hors champ n’en était pas
encore une exigence narrative. Le changement de point de vue ne se fait qu’entre
les films, et non entre les plans. Même dans les « tableaux » de Méliès, qui
autorisaient déjà une certaine continuité théâtrale, le contrechamp y était
inimaginable. La caméra, immobile, restait toujours placée en face des décors,
comme « quatrième mur » du théâtre, à la place des spectateurs. Méliès utilisait
les « tableaux » comme une forme de montage discontinue qui fonctionnait
comme des plans indépendants et fixes. La continuité n’est que thématique, les
tableaux juxtaposés racontent, de façon linéaire, mais discontinue, une histoire
fantastique ou fantaisiste. La succession des « tableaux » était déterminée par le
choix du récit. Par exemple, dans Le voyage dans la lune (1902), adaptation du
roman de Jules Vernes De la terre à la lune, le récit filmique est composé de 16
tableaux alignés successivement de façon à donner un sens à l’histoire :
o Tableau un (t1) : Réunion extraordinaire des membres de l’institut
d’astronomie incohérente ;
o t2 : construction de l’obus ;
o t3 : la fonte du canon géant ;
o t4 : le jour du départ ;
o t5 : démarrage de l’obus ;
o t6 : le voyage ;
o t7 : sur la lune ;
o t8 : à l’intérieur de la lune ;
o t9 : le roi des sélénites ;
o t10 : l’escapade ;
o t11 et t12 : le retour ;
o t13 : les fonds de la mer ;
o t14 : l’arrivée au port ;
o t15 : grand défilé, décoration et réjouissance publique ;
o t16 : danses commémoratives.
D’après Noël Burch, la première manifestation au cinéma d’une mise bout à bout
de plusieurs tableaux (trois au minimum pour former la « grande forme
164
Le dispositif narratif du récit filmique
narrative »231) apparaît avec les quatre versions de la Passion, tournées entre 1897
et 1898. Deux sont tournées à Paris par Léar et Georges Hatot pour la société
Lumière, une troisième en Bohême par William Freeman et une quatrième à New
York par Paley et Russel232. Ces quatre versions de la Passion suivent un récit
universellement connu, ce qui a permis de mettre bout à bout les différentes
scènes d’un spectacle de longue durée fait de tableaux vivants, sans avoir peur
d’une incompréhension de la part du public. Burch explique que « ces images ne
comportent guère d’indice intrinsèque de leur concaténation nécessaire »233.
L’ordre de présentation des tableaux aurait pu être changé sans que le public ne
s’en rende compte (à quelques exceptions près, puisqu’un public fortement
christianisé n’accepterait pas que la crucifixion vienne avant la cène). De tableau
en tableau, le récit avance jusqu’à la Résurrection, sachant que chaque tableau
conserve son indépendance et son autonomie de fonctionnement, ces images
obéissaient à un ordre inéluctable, à « l’Ordre des Ordres » selon Burch.
231 Dans « la petite forme narrative », un plan unique se suffisait à lui-même : c’est l’exemple de L’arroseur
arrosé des frères Lumière.
232 BURCH, Noël, « Passion, poursuite : la linéarisation », p. 30.
233 Op. Cit., p. 31.
165
Le dispositif narratif du récit filmique
action selon deux points de vue différents. L’effet de répétition est gênant, mais il
a l’avantage de ne pas fragmenter l’espace (tout ce qui se passe à l’intérieur est
montré avant d’en venir à l’extérieur). Dans la seconde version, découverte plus
tard, le sauvetage est coupé selon une logique de succession des actions. Le
pompier sauve la mère (vue intérieure), la descend par l’escalier (vue extérieure),
puis remonte sauver l’enfant (vue intérieure) pour l’amener auprès de sa maman
(vue extérieure). Les coupes sont réalisées selon un montage alterné de l’intérieur
à l’extérieur, revenant à l’intérieur puis à l’extérieur. Pour la première fois le
cinéma arrive à suivre une action d’un espace à un autre, dans une représentation
du récit en plusieurs étapes : « d’abord ceci arrive, puis après cela » (d’abord je
monte chercher la femme et je la sauve, après j’irai chercher l’enfant). Nous
pourrons toujours nous demander laquelle des deux versions est réellement
l’originale, il nous convient néanmoins de comprendre que, pour la première fois
dans l'histoire du cinéma Porter utilise un code narratif envisageant la variation
de l'ordre des séquences enregistrées, comme intention d’appréhender une action
particulière - l'effort et le courage du pompier pour sauver l'enfant en revenant
dans la chambre en flammes.
Dans les années qui suivent, plusieurs cinéastes, certainement influencés par les
innovations narratives de Porter, reformulent les conditions du récit filmique. En
1907, The horse that bolted de Charles Pathé, présente une coupe parallèle de
deux actions distinctes mais simultanées. À l’extérieur, un cheval surexcité
commence à tout détruire autour de lui, alors que, à l’intérieur de la maison, son
cavalier ignore ce qui se passe dehors. C’est l’origine du « cependant » narratif234.
En 1908, le premier flash-back apparaît dans The yiddisher boy de Siegmund
Lubin. Un homme pris dans un combat de rue se rappelle d’un événement passé
vingt-cinq ans plus tôt. La même année, dans L’assassinat du duc de Guise de
Charles le Bargy et André Calmettes, plusieurs acteurs tournent le dos à la
caméra. Jusque-là, les actions des personnages étaient toujours frontales ou
prisent de côté235.
234 Hitchcock en fera une de ses technique préférées, remarquablement appliquée dans le film L’inconnu du
Nord-Express (1951).
235 Plusieurs tableaux de Méliès montrent des personnages de dos mais comme leur action était plutôt
166
Le dispositif narratif du récit filmique
236 Manière dont deux plans d’un film s’enchaînent pour assurer la continuité narrative.
237 GIRAUD, Thérèse, Cinéma et technologie, p. 132.
167
Le dispositif narratif du récit filmique
Plan 1.
Plan suivant :
Entrée de champ à
nouveau par la gauche.
168
Le dispositif narratif du récit filmique
Plan 1.
Plan 2.
Plan 3.
169
Le dispositif narratif du récit filmique
Plan 1.
Voleurs sortant du
cadre par la droite
de l’image.
Plan suivant :
Entrée dans le
champ de l’image
par la droite.
Figure 18. Exemple de faux raccord dans Le vol du Rapide (1903) de Porter.
Par exemple, dans Le vol du rapide (1903), la scène du vol nous montre, elle
aussi, ce que l’on appelle aujourd’hui un faux raccord. Les voleurs (1, 2 et 3 sur
l’image supra), après avoir détroussés tous les voyageurs, quittent
précipitamment les lieux vers l’arrière du train (vers la droite du cadre). Dans la
coupe suivante, ces mêmes voleurs rentrent dans le champ de l’image par le
même côté du cadre, cette fois-ci en direction à la locomotive qui, selon la logique
du plan précédent devrait partir vers la droite.
170
Le dispositif narratif du récit filmique
Serge M. Eisenstein consacra une bonne partie de son œuvre à proclamer les
vertus du montage, en souhaitant façonner le public à l’aide d’un « montage des
attractions » qui devrait provoquer sur les spectateurs une émotion violente en
accolant des images fortes, à priori sans lien contextuel ou relation narrative (La
grève et Le cuirassé Potemkine, 1925). La combinaison du plan A, des ouvriers en
rébellion, juxtaposée au plan B des bêtes abattues, synthétise la signification
symbolique en C que ce sont les ouvriers qui sont abattus. C’est ce qu’Eisenstein
nommera de montage intellectuel. Il dira que lorsque deux éléments entrent en
conflit, leur collision devrait créer un nouveau signifié d’un ordre supérieur. Pour
Eisenstein, la jonction des images devait être visible, contrairement au montage
invisible des Américains, le spectateur devait savoir qu’il s’agit d’un film, d’une
238 Pour cette expérience, Kouleshov utilisa le gros plan de l’acteur russe Mosjoukine qu’il juxtaposa à trois
autres plans distincts, le cadre d’une assiette de soupe chaude, le cadre d’une femme pleurant sur un cercueil et
le cadre d’une petite fille jouant avec un ours en peluche. Le public resta stupéfié par la représentation de
l’acteur : son regard affamé sur la soupe, sa tristesse regardant la jeune femme et sa tendresse observant la
petite fille. En fait, il s’agissait toujours de la même expression faciale répétée trois fois, démontrant le vrai
pouvoir de la juxtaposition, le pouvoir du montage, en assemblant deux images distinctes côte à côte afin de
produire un troisième signifié (un effet nouveau, une émotion plus forte que la somme de ses parties)
171
Le dispositif narratif du récit filmique
Définir le récit filmique c’est envisager toute une analyse sur un modèle narratif
singulier. C’est discerner une disposition particulière qui met en relation
plusieurs niveaux de narration et qui crée un réseau de relation d’éléments
narratifs hétérogènes. C’est faire appel à une situation spectatorielle unique et
découvrir un appareil de capture d’images et de restitution d’un réel qui a été.
C’est considérer une machine à simulation, une machine à rêve qui exerce des
effets psychologiques et idéologiques sur ses spectateurs. C’est étudier un
mécanisme narratif qui raconte des histoires passées avec des personnages, dans
un récit au présent pour les spectateurs. C’est découvrir un dispositif-cinéma, un
dispositif qui modèle le spectateur, ce « lecteur » d’images qui agît sur lui en le
contrôlant et en le contaminant par ses organes et par son mécanisme. Dispositif-
cinéma qui, d’une manière ou d’une autre, a la capacité de capturer, d’orienter, de
déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les
conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.
172
Le dispositif narratif du récit filmique
173
Le dispositif narratif du récit filmique
C’est le montage qui fait que l’observateur « actif » regarde les scènes se
succédant les unes aux autres sous différents angles et à différentes distances,
comme si un observateur mobile et invisible l’avait déjà regardé avant lui.
L’univers fictionnel du film doit créer, dans la succession des plans et par le
montage, une continuité spatiale et temporelle, narrative et expressive qui
conduit le spectateur à travers une histoire, le menant jusqu’à une clôture
possible du récit. Ainsi, la compréhension de l’histoire, la création d’un sens,
d’une émotion ou d’une idée doit se dévoiler par la mise en relation des images
tout en produisant des notions narratives nouvelles.
174
2 INTERACTIVITÉ
Interactivité et récit
5 Interactivité et récit
« Quand je touche une image, cette image, à son tour devrait me toucher ».
Le partage de l’incertitude, 2008.
D'après Peter Krieg239, l’ordinateur n’est pas encore capable d’opérer un dialogue
avec l’homme (si l’on entend par dialogue un procédé linguistique complexe de
communication entre humains240). Prenons par exemple les bases de données sur
Internet, elles forment un ensemble de savoir mais pas encore un système de
connaissances. Krieg considère que l’ordinateur devrait pouvoir répondre, à nos
questions, le plus directement possible, sans passer par une réponse de mots
ordonnés selon une logique de programmation mathématique où chaque mot
correspondrait à un ensemble de numéros interchangeables selon un code binaire
préétabli. En conséquence, et pour Krieg, les ordinateurs sont encore des
machines triviales car ils sont construits selon des schémas linéaires de
programmation très simple ; selon des prémisses de condition (if/then, do/while,
for/next) qui leur procure une illusion d’intelligence mais qui, finalement, ne font
que répondre à une interpellation. Les ordinateurs sélectionnent, ordonnent et
calculent selon un langage et un code binaire ; et ils utilisent un mode
conversationnel prédéfini qui répond à des questions préprogrammées. Cette
spécificité des machines à calcul peut induire chez l’observateur (et
utilisateur/participant) un certain sentiment d’intelligence, alors qu’il ne s’agit en
réalité, que d’une illusion d’intelligence. Pour Krieg, le dialogue (le vrai dialogue)
239 KRIEG, Peter, « Dialogue with machines. Can computers be interactive ? », pp. 23-31.
240 Dialogue, en grec (Dia + Logos) implique deux personnes ou sujet + une connaissance, un savoir.
177
Interactivité et récit
entre l’homme et la machine (l’ordinateur) ne sera possible que s’ils utilisent tous
deux le même code de diffusion, de transmission et d’assimilation des données. Si
par « dialogue » il faut entendre un raisonnement dialogique (Dialogue de
Socrate), nous constatons que l’ordinateur n’en est pas encore là réellement. Les
procédés dialogiques de l’ordinateur, qui pourraient se caractériser par une
espèce d’interactivité en phase primaire, sont composés de trois éléments
fondamentaux, à savoir, la complexité des programmes, la diversité des interfaces
et la rapidité du calcul241, et doivent encore évoluer, si notre volonté est de
pouvoir, un jour, vraiment raisonner avec eux.
« Une machine, comme l’ordinateur d’aujourd’hui, qui ne fonctionne
qu’analytiquement et selon un contexte prédéfini ne peut être qualifiée de
machine de pensée »242 dira Krieg. En fait, l’ordinateur, grâce à sa vitesse de
calcul ne fait que créer l’illusion d’un dialogue intelligent avec l’homme. L’effet
« action-réaction » est si rapide que la simulation du dialogue devient ubiquiste.
Mais, c’est à l’homme de s’adapter au langage de la machine puisque l’évolution
de l’informatique ne permet pas encore un échange où ils pourraient initier un
dialogue cohérent, argumenter sur ce dialogue, passer à des suppositions, jusqu’à
l’abstraction même du langage (parlé).
Il est vrai que l’interactivité présuppose un dialogue, un effet de réponse à une
question posée (ou un effet d’attente à une question posée). Mais le mode
conversationnel est tellement basic qu’il se voit falsifié par l’apparence de la
vitesse de flux d’information échangé et calculé par l’ordinateur. Quelquefois, les
réponses nécessitent une pensée, un argument que l’ordinateur n’est pas (encore)
vraiment capable de fournir.
Peter Krieg, futuriste, entretient l’idée d’un Shakespeare virtuel. Un Shakespeare
qui converserait avec nous, en produisant des arguments nouveaux à nos
affirmations, ainsi que des contre arguments. Un Shakespeare qui nous
enseignerait de nouvelles formes d’écritures, de pensée et de raisonnement. Un
professeur capable de nous donner, non seulement tout sur son passé, mais aussi
de créer du nouveau, des arguments et des textes, et tout cela en temps réel et par
une voix et une image virtuelles synchronisées avec son interlocuteur.
178
Interactivité et récit
5.1 Interactivité
« Interactivity: a cyclic process in which two actors alternately listen, think, and
speak. »
Chris Crawford, 2000.
WEISSBERG, Jean-Louis, Qu’est-ce que l’interactivité ? Éléments pour une réponse. Décembre 2002.
243
179
Interactivité et récit
180
Interactivité et récit
Dans une tentative de classification du terme, Eric Zimmermann et Salen Katie 249
proposent de subdiviser le concept d’interactivité en quatre modes d’analyses. Ils
désignent ainsi l’interactivité cognitive, l’interactivité fonctionnelle,
l’interactivité explicite et la méta-interactivité comme sujets de décomposition.
o L’interactivité cognitive fait référence à la participation interprétative
d’un lecteur à un texte, d’un spectateur à une image, d’un auditeur à un
son. Il s’agit d’une interaction psychologique, émotionnelle ou sémiotique
que le public peut avoir avec un contenu. Une re-lecture d’un livre après
plusieurs années fait que l’on change d’opinion sur celui-ci ;
L’interprétation d’une image demande toujours un effort mental
d’interprétation variée et diverse selon le regardeur, le temps d’exposition
à l’image et son contexte. Du point de vue du récit filmique, les films à
base de données du genre Run Lola Run (Lola Rennt de Tomy Tykwer,
248 « La notion d’acteur ne désigne pas ici les espaces de liberté dont jouit l’interprète, au sens théâtral ou encore
l’acteur dans une acception sociologique (l’acteur social). Il renvoie directement à la notion d’acte, quasiment au
sens gestuel, par opposition à l’appréciation mentale. Et le trait d’union est essentiel, puisqu’il accouple la
fonction perceptive « spect » (regarder) à l’accomplissement de l’acte ». « Par ce concept de spect-acteur, il s’agit
de définir la position du sujet devant un récit interactif. Spect-acteur joue sur la contradiction des termes
d’acteur (qui agit) et de spectateur (témoin séparé de l’action). La coupure sémiotique qui sépare la scène de la
salle serait ainsi franchie par le spect-acteur : il intervient dans la narration ». WEISSBERG, Jean-Louis,
Compte-rendu du séminaire « L’action sur l’image » par Pierre Barboza, 1° séance 2000-2001 : 22 novembre
2000. http://hypermedia.univ-paris8.fr/seminaires/semaction/seminaires/txt00-01/cr01.htm (Consulté le 6
février 2007). Voir également l’interview de Armand Amato à Jean-Louis Weissberg sur « Le corps à l’épreuve
de l’interactivité : interface, narrativité et gestualité » dans l’OMNSH (Observatoire des Mondes Numériques en
Sciences Humaines) http://www.omnsh.org/article.php3?id_article=62 (consulté le 12 février 2007).
Voir également sur cette même notion, « Le spectateur de la fiction interactive » de Laurence Allard-Chanial,
dans BEAU, Frank, et al. (ed.), Cinéma et dernières technologies, pp. 251-260.
249 SALEN, Katie et ZIMMERMAN, Eric, Rules of play, 2003.
181
Interactivité et récit
182
Interactivité et récit
250 Dans le septième chapitre nous questionnerons la praticabilité de cette condition vis-à-vis des nouveaux
médias et des installations numériques interactives.
251 PAQUIN, Louis-Claude, Comprendre les médias interactifs, p. 203.
252 Op. Cit., p. 204.
253 Op. Cit., p. 206.
183
Interactivité et récit
Nous avons déjà vu que l’interactivité est une catégorie propre à l’informatique et
qu’elle apparaît en tant que telle dans les années quatre-vingt. Elle tentait, selon
Weissberg, de désigner une forme de communication entre programmes et sujets
humains au moment où les concepteurs parvenaient à déposer dans les
programmes des fragments d’autonomie comportementale. Aujourd’hui, la
question de l’interactivité peut se poser sous plusieurs perspectives. On voudra, à
cause de la nature de notre étude, que la forme de discussion du thème se
rapproche de ce que l’on appelle aujourd’hui le récit interactif (à titre provisoire).
Malgré tout ces doutes, ce qui reste clair pour Genette, c’est que la poétique en
générale, et la narratologie en particulier, doit explorer le champ des possibles, ou
même le champ des impossibles, sans se confiner à rendre compte des formes ou
des thèmes existants. Il s’agit, bel et bien, de transformer la littérature à travers
l’analyse et non plus de rester dans le champ de l’interprétation.
184
Interactivité et récit
256Voir : BOUCHARDON, Serge, « Le récit littéraire interactif, narrativité et interactivité », thèse de doctorat
soutenue à l’Université de Technologie de Compiègne, 2005.
185
Interactivité et récit
186
Interactivité et récit
Au moment d'un possible, d’un choix déterminé et enregistré, le récit est mis en
suspens. La sélection est demandée et le choix peut donc s’exercer. Les options
sont diverses : soi rester sur le même moment narratif, ou bien déclencher sa
suite. « Le problème concret, dans un récit interactif, où la suite dépend du geste
du lecteur, qui reste en suspens si le lecteur ne fait rien, c'est précisément de
fabriquer cette suspension qui permet au lecteur de ne rien faire »265 affirme
Boissier. Considérons l’exemple suivant : une séquence narrative t composée par
les moments m1, m2 et m3, et envisageons m2 comme une instance de
187
Interactivité et récit
Mais, dans le récit interactif, qui raconte l’histoire ? C’est l’auteur, un narrateur
ou le propre lecteur ? L’interprétation finale du texte reste du côté du lecteur,
alors pourquoi l’auteur insiste pour avoir un contrôle total sur son œuvre ? Et
pourquoi celui-ci devrait perdre ce contrôle ? Est-ce pour le laisser au
spectateur ou au lecteur ? Du point de vue du cinéma, la rigidité temporelle du
récit filmique oblige à se soumettre à un temps précis de visionnage. Perdre cette
rigidité, c’est laisser au spectateur un espace d’intromission dans l’œuvre. C’est
lui donner un degré de liberté supplémentaire. C’est le laisser jouer sur la
variabilité et la multiplicité des sens. L’engagement qu’induit l’interactivité
permet à l’histoire de s’étendre, de se ramifier, de se reconstruire mais également
de connaître l’histoire à travers sa propre expérience. Il ne s’agit plus d’une
188
Interactivité et récit
expérience événementielle, mais plutôt d’un mode marqué par l’éventualité, selon
Edmond Couchot. Le récit interactif ne relève plus d’un « ça a été » de la
photographie ou du cinéma (ou de la peinture), ni d’un « c’est », propre au direct
télévisuel mais renvoie à un « ça peut être », mode temporel qui marque les
œuvres interactives (et par conséquent son récit) susceptibles de s’actualiser
éventuellement par le spectateur.
5.2.1 Simulation
267 Voir : MURRAY, H. Janet, Hamlet on the Holodeck. The future of narrative in cyberspace, 1997.
268 CAVE : Acronyme pour Cave Automatic Virtual Environment.
269 Par exemple en littérature, Le jardin aux sentiers qui bifurquent de Jorge Luis Borges (1941) ou bien It’s a
wonderful life de Frank Capra (1946). Ou encore dans le cinéma, Rashômon de Akira Kurosawa (1950) et
Groundhog day de Harold Ramis (1993) pour ne citer que quelques exemples.
189
Interactivité et récit
photographie ; et le multimédia, des textes avec des images. Les découvertes sur
la séquence photographique et la dramatisation théâtrale donnent réellement
place au cinéma, lorsque les réalisateurs apprennent à créer le suspense (couper
entre deux actions, The life of an american fireman d’Edwin Stanton Porter,
1903), à changer l’atmosphère et à moduler les personnages et finalement à
utiliser le montage comme forme de continuité d’action et de narration. D’après
Murray, si la tendance est dans l’évolution des modèles narratifs interactifs vers
un art hyper-narratif, il faut trouver, par le biais des dispositifs et des supports
numériques, des qualités et des caractéristiques comparables au cinéma et à la
spécificité de son récit. On pourrait comparer, par exemple, l’évolution et la
variabilité des lentilles de la caméra avec la construction d’images de synthèse en
trois dimension et la possibilité de varier les points de vue ; les mouvements de
caméra avec la variation focale du récit interactif ; ou encore le montage avec la
charte de navigation hypertextuelle.
5.2.2 Agencement
Mais, pour Murray, la clé du succès des systèmes narratifs interactifs réside dans
leur pouvoir d’agencement (agency). C’est-à-dire ce « pouvoir de se satisfaire à
prendre des actions et voir les résultats de nos décisions et de nos choix »270.
Dans un système interactif simple, la réponse à une question ou à une action n’est
pas nécessairement adaptée ou compatible avec l’action que l’on vient de réaliser.
C’est lorsque l’action et la réponse font partie d’un ensemble de signification
réciproque, que l’agencement prend réellement forme, et que la satisfaction a
réellement lieu. Murray explique, en outre, qu’à cause de l’emploi vague et
excessif du terme « interactivité », le plaisir de l’agencement, dans les
environnements électroniques, est souvent confondu avec la simple capacité de
jouer avec une manette ou de cliquer sur une souris. Or, la simple activité ludique
n’est pas, en elle-même, comparable à l’agencement (nous verrons d’ailleurs plus
loin le problème de comparer les jeux vidéo avec le récit filmique interactif - voir
section 7.5). Murray, considère que l’emploi de l’agencement doit être vu comme
« un plaisir esthétique, comme une expérience qui doit être savourée pour son
propre bien »271. Citant en particulier les mondes structurés des jeux comme
potentiels éminents de l’agencement, Murray oublie les possibilités d’autres
médias interactifs, comme la télévision interactive, les hypertextes et le cinéma
interactif, entre autres.
270 MURRAY, H. Janet, Hamlet on the Holodeck. The future of narrative in cyberspace, p. 126.
271 Op. Cit., p. 128.
190
Interactivité et récit
191
Interactivité et récit
5.2.3 Immersion
C’est une plongée dans un environnement virtuel, une plongée dans une
simulation du monde naturel créée par des systèmes informatiques et qui donne
une impression de réalité. C’est un monde d’illusion où le visiteur doit trouver
l’expression de ses gestes qui l’emmèneront plus profondément dans l’image.
C’est, si l’on peut dire, une nouvelle découverte, une convention de participation
et de réception avec le numérique.
L’originalité des expériences immersives advient de la volonté de placer le
visiteur au centre d’une expérience donnée. Cette position met l’accent sur une
nouvelle façon de considérer le rapport entre le visiteur et son environnement,
comme l’affirme Dan Sandin pour qui, la perspective calculée selon le point de
vue du visiteur est la chose la plus importante depuis l’invention de la
perspective. Il s’agit de la première redéfinition de la perspective depuis la
renaissance, qui nous donne le point de vue de la caméra274. Grâce à cette
192
Interactivité et récit
275 “Willing suspension of disbelief”: Samuel Taylor Coleridge, Biographie Littéraire, 1817.
193
Interactivité et récit
5.2.4 Navigation
Est-ce si difficile d’imaginer un monde virtuel ? Non, si vous vous y prenez avec
de la rigueur et que vous proposez un « algorithme » à l’ordinateur qui vous
facilite la tâche. Ou bien, si vous créez un énoncé, un protocole d’accès aux
images et au monde simulé qui devrait vous permettre de désigner des opérations
précises et techniques, que la machine doit rendre dans un court délai. Il s’agit de
construire un document, un support qui explicite les relations entre les multiples
informations, une structure qui définit chaque opération, chaque changement,
chaque « nœud », chaque liaison. Une charte de navigation (Weissberg) qui
devrait permettre de définir un système de nœuds reliés par des liens.
Prenez votre temps. Une page blanche est devant vous, on vous dira de
commencer par dessiner un plan (délimiter un paysage) avec des routes et des
croisements selon une série de règles d’abord très simples : Chaque route est un
segment de ligne droite qui se partage lorsqu’elle se croise avec une autre route
(bifurcation). Lorsqu’il y a jonction d’au moins trois routes, il se forme un rond-
point (nœud). La route s’arrête lorsqu’elle atteint un obstacle (multiples fins). Et
ainsi de suite, jusqu’à remplir votre paysage, en y additionnant d’autres éléments
(règles et restrictions plus complexes) qui viendront compléter votre espace
(édifices, parcs, forêts, lacs, etc.). Voici à quoi pourrait ressembler la charte de
navigation qui définit les conditions d’accès et de déplacements dans votre monde
virtuel. Il n’est plus question d’errance sans contrôle, ni de parcours
labyrinthiques, mais plutôt d’opérations précises, soumises à des calculs et à un
langage informatique que la machine (l’ordinateur) doit traduire. La navigation
serait alors cette activité précise qui consiste à passer d’un nœud à l’autre (tâche
fonctionnelle). Comme le dit Anne Cauquelin, « ce sont les liens entre ces nœuds
qui font la structure d’un document et permettent sa lecture et son partage »276.
La navigation pourrait également définir l’activité de glanage des informations,
d’accumulation et d’intégration (tâche cognitive). Tâches auxquelles doit faire
face l’ « utilisateur » des systèmes hyper-médiatiques.
La navigation met en place un processus de déplacement, un mode de
consultation dans l’ensemble des informations disponibles : elle permet de
276 CAUQUELIN, Anne, Le site et le paysage, p. 53.
194
Interactivité et récit
parcourir les lieux (parcours entre les liens, parcours des idées), de prendre une
direction et de se distancier par rapport à un point déterminé, à une idée, à une
image, entre deux liens proches ou distants. Mais elle est essentiellement une
activité interprétative puisqu’elle est avant tout ce par quoi le spectateur, le
participant, se construit une représentation du monde dans lequel il se déplace.
Celui-ci n’a presque jamais accès à l’ensemble du « paysage » et il se contente
d’imaginer (construction mentale) le reste de l’univers narratif grâce au fragment
de l’histoire (le nœud) qui s’affiche à l’écran.
195
Interactivité et récit
196
Interactivité et récit
Selon Janet Murray, la question de l’interactivité doit se poser dans une relation
du récit à l’ordinateur, dans la construction d’une multi-form-story présentant
des histoires ou une situation narrative selon des points de vue multiples. Murray
propose la construction d’un Holodeck capable d’engendrer des mondes virtuels
immersifs si puissants que l’expérience et la réception seront suffisantes sans que
l’illusion du réel ne soit pour cela questionnée (c’est le Shakespeare virtuel de
Krieg). Deux conditions sont indispensables : l’agencement et l’immersion. La
tendance serait ainsi à l’évolution des modèles narratifs interactifs, vers
l’invention d’un hyper-récit où la force du récit surpasserait son propre dispositif
narratif. La clé du succès des hyper-récits réside dans leur pouvoir d’agencement
vis-à-vis des participants, dans leur pouvoir de se satisfaire à prendre des actions
197
Interactivité et récit
et voir les résultats de ces mêmes décisions. Murray remarque que ce n’est que
lorsque l’action et la réponse font partie d’un ensemble de significations
réciproques que l’agencement gagne réellement un sens. Seulement, cette
condition empêche de reconnaître le degré de contrôle de chaque élément sur le
récit. C’est le joueur qui contrôle le jeu ou c’est le jeu qui contrôle le joueur ? Il
existe toujours un certain contrôle de l’un sur l’autre, mais plus le joueur se
sentira à l’aise pour explorer le système interactif, c’est-à-dire le jeu, plus le degré
d’immédiateté et le sentiment d’implication sont élevés (agency). Plus le jeu est
immersif et plus le joueur doit trouver l’expression de ses gestes pour l’emmener
plus « profondément » dans l’image. Les mondes immersifs placent le visiteur au
centre de l’expérience, dans un médium transparent qui aide à renforcer le sens
de l’engagement vis-à-vis de l’histoire, du voyage, du déplacement virtuel, etc.
Ainsi, le joueur accepte de vivre la fiction comme s’il s’agissait de la réalité elle-
même, dans une suspension consentie d’incrédulité. Cette stratégie narrative
n’est pas originaire des systèmes interactifs (elle s’applique également pour le
cinéma), mais elle aide, dans les mondes immersifs, à crédibiliser
l’environnement virtuel et elle permet de faire croire que ce qui se passe devant
nous se passe réellement.
Encore une fois, la plupart des espaces immersifs ont pour principal objectif
d’essayer de répliquer l’attitude du joueur au lieu de penser à des stratégies
narratives singulières qui augmenteraient les niveaux d’intérêt et un sentiment
d’implication plus élevé du spectateur. Justement, avoir accès à une caméra
virtuelle, à son déplacement dans l’espace et à la modification des plans ne ferait
qu’augmenter notre recul par rapport à ce qui est affiché à l’écran. Lorsque Janet
Murray nous explique comment elle entend le futur du récit, dans une allusion à
un Holodeck capable de tout répliquer, comme dans la vie réelle, elle évoque
justement plusieurs distractions dans son voyage immersif qui lui font réaliser
que l’expérience n’est pas si réelle que ça. Le Holodeck de Murray a des
inconvénients puisqu’il est créateur illimité d’histoires, de trajectoires, de
possibles et de futurs imprévisibles. Si je peux tout faire, aller où je veux et quand
je veux, imaginer toutes les options possibles, toutes les intersections, toutes les
histoires parallèles et les bifurcations, le récit perd son sens : qu’elle est alors le
but de mon voyage ? Le récit a besoin d’une intrigue, d’un propos, les
personnages doivent avoir certains objectifs à accomplir, etc., le récit doit être la
somme d’une succession d’événements dramatiques dont le but est de nous
conduire à une clôture de l’histoire plus ou moins cohérente. Habiter ce monde
virtuel, modifier le destin des personnages, agir sur l’histoire, aller n’importe où,
198
Interactivité et récit
ne veut pas dire que l’on se sente plus impliqué par l’histoire ou bien que notre
intérêt augmente. Justement, c’est peut-être le contraire qui se passe : le degré de
liberté est tellement élevé que notre sentiment d’implication dans l’histoire peu
disparaître (à jamais ?).
199
200
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
277Quelle que soit la tentative de fixer, de stabiliser ou de systématiser le processus de signification, cela
signifiait dans leur esprit une tentative de contrôle de la liberté humaine et textuelle ainsi que de la créativité.
201
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
Laisser le spectateur intervenir sur la fiction et le laisser décider des coupes, des
liens ou de l’ordre de visionnage du récit filmique - voici à quoi pourrait se prêter
le futur du cinéma. Mais pour l’instant, les modèles narratifs inventés par le
cinéma (très souvent repris des modèles littéraires du 19ème siècle) laissent au
spectateur un des rôles les plus importants : celui du déchiffrage du contenu
diégétique. Celui-ci doit décoder les passages de lieux et d’espaces, faire les
liaisons entre les scènes et les dialogues, reconnaître les personnages, faire des
associations d’idées, etc., afin d’appréhender dans sa plénitude le récit filmique
qui lui est présenté, sans pour autant agir activement sur la diégèse. Cependant, il
existe bel et bien des films qui se distinguent par leur structure narrative et qui
appellent à la participation du spectateur (mentale, physique), soit parce qu’ils
véhiculent la déconstruction des histoires en blocs narratifs individualisés, soit
parce qu’ils proposent un arrangement diégétique éclaté, inversé, ou désordonné
du récit, soit encore parce qu’ils autorisent la répétition ou l’asynchronisme
temporel des actions des personnages. Ce sont des films à structures multiples
202
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
selon Dan Hassler-Forest278 (2005), ou bien des films base de données selon Lev
Manovich279 (2001) et Jim Bizzochi280 (2005), des films-mosaïques selon
Suzanne Duchiron281 (2007) ou encore des films modulaires selon Allan
Cameron282 (2008).
Dans les sections qui suivent nous essayerons de démontrer pourquoi certaines
techniques narratives, utilisées dans le cinéma postmoderne, laissent entrevoir
un espace d’adaptation du récit filmique vers un dispositif narratif
potentiellement interactif. Trois notions, reprises des théories littéraires, vont
nous aider à formuler notre position : la fréquence comme dispositif de
répétition, l’ordre comme organisateur chronologique et la simultanéité comme
procédé d’expansion et de compression du récit. Sur la question de la fréquence,
nous verrons d’après les films Rashômon d’Akira Kurosawa (1950), Un jour sans
fin d’Harold Ramis (Groundhog day, 1993), Timecode de Mike Figgis (2001) et
Elephant de Gus Van Sant (2003) comment chaque film est organisé au niveau de
sa narration et pourquoi ils invitent à une adaptation interactive sur un système
d’exploitation numérique. Dans la section sur l’ordre, nous avons choisi de
vérifier comment dans Memento de Christopher Nolan (2000), Irréversible de
Gaspar Noé (2002) et Smoking/No Smoking d’Alain Resnais (1993),
l’organisation des syntagmes narratifs joue un rôle décisif dans la construction
278 HASSLER-FOREST, Dan, Multiple narrative structures in contemporary cinema. Document sur Internet :
http://www.euronet.nl/users/mcbeijer/dan/mns/index.html (consulté le 18 juillet 2008).
279 Voir MANOVICH, Lev, The language of new media, 2001.
280 BIZZOCCHI, Jim, Run, Lola, Run - Film as narrative database. Document sur Internet : http://
train à la Gare de La Ciotat et L’arroseur arrosé - 1895) était une impasse lorsqu’il s’agissait de raconter
plusieurs histoires simultanément. Le plan unique était alors insuffisant. Ce ne sera qu’avec Edwin Stanton
Porter que la non linéarité temporelle, la multiplicité et la discontinuité dramatique du récit seront introduites
(ex. The life of an american fireman - 1903).
203
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
284À partir du moment où une oeuvre (roman, film) propose une anachronie diégétique (une analepse ou un
flash-back) nous pouvons parler d’une non linéarité.
204
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
révéler le mot de la fin qu’au début (la fin de l’histoire). Par exemple, dans Fight
Club de David Fincher (1999), le film débute avec un saut en avant (flash-
forward) qui présente le personnage principal (Le narrateur - Edward Norton)
menacé par un autre homme, Tylen Durden (Brad Pitt). À la fin du film, lorsque
la scène est répétée, le spectateur comprend qu’en fait Durden n’est rien d’autre
qu’un personnage inventé par le narrateur qui souffre de schizophrénie. Bien sûr,
il ne s’agit pas de faire passer tout le film à l’envers, mais de le couper en
fragments successifs placés dans le désordre ou dans un ordre opposé. On se
rappellera également du film culte Irréversible (2002) de Gaspar Noé, que nous
analyserons plus bas, dans ce même chapitre.
205
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
machine lors de son voyage temporel, et qui raconte l’histoire selon son
point de vue imaginaire.
285 Pour reprendre la notion de Gérard Genette déjà vu au deuxième chapitre. Voir également Figures III, p. 145
et suiv.
206
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
Imaginez un récit filmique qui raconte l’histoire d’un meurtre selon quatre
versions distinctes. Ce film existe, c’est Rashômon d’Akira Kurosawa (1950). Le
même événement, un violent assassinat, est raconté selon quatre points de vue
différents (quatre narrateurs intradiégétique-homodiégétique, Genette) :
o (1) Le récit du Bandit (le vrai assassin) ;
o (2) Le récit de la Femme ;
o (3) Le récit du Défunt Mari ;
o (4) Puis celui d’un Bûcheron qui était sur les lieux du meurtre (figure 19).
Ce qui correspondrait à la formule suivante : 4 récits pour 1 même histoire
(nR/1H).
Figure 19. Succession linéaire des diverses parties du récit filmique de Rashômon.
Rashômon est adapté par A. Kurosawa et S. Hashimoto de deux nouvelles de l’écrivain Ryunosuke
286
207
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
extrémités) et réorganisé selon des choix réalisés par les spectateurs. Imaginons
alors une structure narrative dressée de cette façon : une fois la séquence
d’ouverture visionnée, l’histoire s’interrompt pour formuler la question suivante,
« voulez-vous voir la suite des événements selon la vision : 1) du Bandit, 2) de la
Femme, 3) du Défunt, 4) ou du Bûcheron. Choisissez une des options » (figure
20).
Figure 20. Hypothèse d’une structure à choix multiples pour le film Rashômon.
Un Jour sans Fin d’Harold Ramis (Groundhog Day, 1993) invite à une même
logique. L’histoire repose sur la répétition d’un seul jour dans la vie d’un
journaliste, Bill Murray dans le rôle de Phil Connors. La durée de projection du
récit filmique est d’environ une heure et quarante-cinq minutes, du point de vue
de la diégèse, elle correspond à une même journée qui ne fait que se répéter. Il y a
208
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
donc absence d’égalité entre le nombre de fois que l’événement se produit dans la
fiction et le nombre de fois qu’il est raconté (Genette, nR/1H). Procédant par
sauts diégétiques (ellipses), l’histoire joue sur des événements répétitifs des
acteurs qui, en passant rapidement d’une scène à une autre, se voient confrontés
à plusieurs déjà-vus narratifs. Après une séquence d’ouverture présentant les
personnages, des blocs narratifs de la durée d’une journée se répètent tout le long
du récit. De six heures du matin à six heures du matin du jour suivant, les jours
passent dans la répétition d’une expérience insolite, jour après jour, la même
journée que celle de la veille.
Figure 21. La structure linéaire à répétition d’ Un Jour sans fin d’Harold Ramis (1993).
209
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
Figure 22. Schéma hypothétique pour un dispositif interactif d’Un Jour sans Fin.
Timecode (2001) de Mike Figgis est un film réalisé en « temps réel », c’est-à-dire
sans coupes où quatre plans-séquences, de quatre-vingt treize minutes chacun,
présentent dans le même cadre divisé en quatre parties équivalentes, une histoire
selon quatre points de vue distincts. À un moment précis du récit filmique, un des
personnages présente son idée aux producteurs de la façon suivante : « Imaginez
quatre caméras disposées dans la ville. Chaque caméra doit suivre un personnage,
et ces personnages doivent se rencontrer les uns avec les autres créant ainsi
l’intrigue de cette histoire »287. Chaque partie de l’écran montre ce qui est
enregistré par une des quatre caméras, ceci dans une seule prise en temps réel,
grâce à un enregistrement sans édition ni coupes (suivant les théories de Genette,
le même modèle se répète : plusieurs récits pour une seule histoire soit nR/1H)
(figure 23).
L’originalité du film de Figgis réside justement dans le travail de croisement des
histoires et donc des personnages et des équipes techniques, tout en évitant de
Traduction libre de : « Imagine four cameras displayed in the city. Each of these four cameras will follow a
287
character, and the characters are going to meet with each other creating the plot of the story ».
210
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
288 Il apparaît également sous le nom d’écran splitté, ou bien de polyptyque. Il s’agit d’une technique qui consiste
à diviser l’écran en plusieurs parties, chacune de ces parties présentant des images différentes de scènes
différentes ou de plusieurs perspectives différentes d’une même scène. Cette technique permet au spectateur de
suivre plusieurs actions simultanées ou de bénéficier de plusieurs points de vue en parallèle d’une même scène
(ex. champ, contre-champ, conversations téléphoniques, etc).
289 Norman Jewison l’avait déjà utilisé à des fins stylistiques dans quelques scènes de L’affaire Thomas Crown
(The Thomas Crown affair, 1968), repris trente et un an plus tard par John McTiernan dans un film sous le
même titre. La technique du split-screen est également utilisée dans les séries télévisées (ex. « 24 heures
chrono », 24, 2001) ou les jeux vidéo qui divisent l’écran selon le nombre de joueurs (l’usage des fenêtres
graphiques sert d’équivalent dans le domaine des interfaces numériques).
211
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
La relation entre les personnages et les espaces reste cohérente grâce à une
minutieuse interprétation ordonnée par des réglages chronométriques des
actions. Les déplacements des personnages et leur passage d’un écran à un autre
est imprimé par un code temporel qui se doit de respecter la synchronisation de
toute l’équipe (acteurs, caméramans, et reste de l’équipe technique). Les
premières minutes du film sont difficiles à suivre, puisqu’il s’agit de choisir la
partie de l’écran à regarder, alors que toutes les autres parties semblent
également intéressantes. En tant que spectateur nous devons choisir, à la seconde
près, le récit à suivre afin de rester dans la trame de l’histoire. Toutefois, certains
moments décisifs sont là pour nous aider : à certaines occasions précises les
caméras se croisent ou se retrouvent dans la même pièce que celle où se déroule
l’action (ce qui permet de montrer la même scène selon deux points de vue
distincts, stratégies narratives que nous retiendrons pour le récit filmique
interactif). À d’autres occasions, les quatre subdivisions de l’écran partagent un
même instant diégétique (le tremblement de terre, dispositif narratif mis au point
par Figgis afin de regrouper les quatre récits - astuce déjà utilisée huit ans plus tôt
par Robert Altman dans Chassés croisés - voir plus loin section 6.4.1). Les quatre
points de vue concordent et tous les personnages subissent le même effet
géologique. Les quatre récits n’en deviennent plus qu’un et l’homogénéisation
narrative est là pour recentrer le spectateur dans l’histoire. Une autre astuce
utilisée par Figgis consiste à surélever alternativement le volume d’un des récits
pour indiquer le point de vue préférentiel à suivre. Il semble que Figgis ait
compris que toute la difficulté à suivre l’histoire provient d’une mise en abîme du
récit, c’est l’histoire dans l’histoire, le film dans le film. Un deuxième ou un
troisième visionnement faciliterait les choses au niveau de la compréhension,
même si Figgis démontre par cette technique du temps réel, qui a longtemps
fasciné les cinéastes (Alfred Hitchcock, Rope, 1948) et qui a fait dire à Jean-Luc
Godard que « la vérité du cinéma est dans les 24 images par secondes et que
chaque coupe est un mensonge », que quatre récits ininterrompus peuvent être
racontés simultanément. Mais le film de Figgis fonctionne-t-il vraiment ? Porte-t-
il le spectateur avec lui et celui-ci se sent-il « plongé » dans l’histoire ? Chaque
spectateur dira ce qu’il en pense, toutefois il nous semble que le propos de Figgis
reste risqué. Le dispositif traditionnel du récit filmique a pour objectif
d’«immerger » le spectateur. Les spectateurs de Timecode rentreront
difficilement dans la proposition de Figgis, ils seront plus engagés, dans un
premier temps, à comprendre le dispositif narratif qu’à suivre les événements et
les actions des personnages. Le film n’atteint jamais le spectateur qui, toujours
conscient de l’observer, se sépare du signifié (c’est bien là un cas typique du
212
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
213
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
Ainsi, pour Bellour, il est bel et bien question de variations des points de vue et de
répétitions, même si elles sont différenciées par un moment diégétique autre. Le
spectateur, sous la sensation du « déjà-vu », découvre des nuances dans les
regards, dans la cadence du déplacement, dans cette seconde opportunité que lui
donne Van Sant de revoir la même scène selon une nouvelle perspective. Ainsi,
nous pouvons imaginer autant de possibilités qui n’y sont pas, autant de prises,
d’angles, de distances, de sons, de déplacements qui pourraient avoir été, et
imaginer ainsi un film identique mais différent. La multiplicité des mouvements
d’Elephant, tous ses travellings, ses raccordements sur le déplacement, ses
répétitions, servent tous à un effet de définitions des trajectoires possibles et à la
construction mentale d’une durée cartographique.
Avec Elephant, le spectateur se retrouve sur des moments d’échec où le récit est
soumis à des effets de suspension diégétique. Une scène reste en suspens, dans
l’attente d’une reprise qui n’apparaîtra que plus tard par l’anticipation d’une
répétition. Ce retour constant du récit, en forme de répétition différenciée, laisse
entrevoir un besoin d'interaction plus convaincant : il serait facile d’imaginer les
214
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
choix des spectateurs pour un point de vue différent à chaque répétition. Selon
Van Sant, cette possibilité nous fait rentrer dans l’ère de la déconstruction du
cinéma, à cause de l’agencement d'autres types d'images, notamment d’images
vidéo graphiques, liées aux jeux, aux images de synthèse et aux images
interactives290. Par cette façon d’aborder le récit, Van Sant fait l’analogie avec les
modèles de narration utilisés dans les jeux vidéo où le joueur a le choix entre
divers points de vue (Le récit selon John, le récit selon Elias et le récit selon
Michelle).
Figure 25. Parcours ou Personnage : deux façons de revisiter Elephant. (Images du DVD-Mk2
Édition Collector).
290Les plans d’Elephant nous renvoient aux jeux vidéo du type FPS (First Person Shooter) où le spectateur
prend la place du tireur, grâce à une vision objective posée sur l’épaule de son avatar.
215
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
LYOTARD, Jean-François, « Petite économie libidinale d’un dispositif narratif », Des dispositifs pulsionnels,
291
216
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
De nos jours, le cinéma s’empare des techniques narratives les plus diverses pour
détourner un spectateur de plus en plus vigilant. Il lui arrive parfois de présenter
un récit dans un ordre si bouleversé qu’en dernière analyse l’effet prétendu
s’efface en détriment des exigences du réalisme narratif. L’assimiler c’est
comprendre qu’il faudra un deuxième ou un troisième visionnage pour qu’émerge
véritablement ce qui s’est passé dans l’histoire. Ainsi, Memento de Christopher
Nolan (2000) soumet le spectateur à un jeu de mémoire dans un récit à reculons
où le héros, Léonard Shelby (Guy Pearce), soufre justement d’amnésie
antérograde292. L’astuce de Nolan est de mettre le spectateur dans la peau du
héros et, comme lui, de lui faire perdre la mémoire (c’est peut-être pour cela qu’il
faut visionner le film plusieurs fois pour bien le comprendre). Le spectateur est
aussi désorienté que son héros et apprend au fur et à mesure les mêmes choses
que ce dernier (vision avec – narrateur extradiégétique-homodiégétique). Pour
que le procédé fonctionne, Nolan divise l’histoire en plusieurs parties et les
Appelée aussi oubli à mesure, l’amnésie antérograde concerne des faits postérieurs à l’accident ou à la
292
maladie qui en sont responsables (dans : Le nouveau Petit Robert de la langue Française, 2007).
217
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
juxtapose en sens inverse pour que la fin d’une scène corresponde au début de la
scène précédente. Pour compliquer le tout, il intercale des scènes filmées en noir
et blanc (qui sont des flash-backs) qui, contrairement aux scènes en couleurs,
suivent l’ordre chronologique des événements racontés (voir ci-dessus figure 26).
Sur l’édition DVD, il est possible de visualiser le film dans l’ordre chronologique
des événements, en « forward », cependant nous pouvons nous interroger sur la
pertinence de ce choix, qui nous paraît falsifier les intentions du réalisateur et
effacer l’empathie envers le héros. En voyant les scènes dans l’ordre normal,
l’histoire est certes plus facile à comprendre, mais le spectateur perd tout intérêt
puisqu’il sait tout de suite pourquoi ce que nous avons déjà vu vient d’arriver. Le
visionnage sur DVD à tout de même un autre avantage : il permet de faire des
pauses ou des retours en arrière (en avant dans l’histoire) afin d’assimiler, de
comparer et de se remémorer toutes les informations reçues jusque-là.
Le dispositif narratif de Memento met en valeur le rapport entre la temporalité de
l’histoire et l’ordre de succession du récit. L’un va à rebours, en sens inverse,
l’autre s’en éloigne au fur et à mesure que le temps passe. Les deux instants sont
antagoniques et ne se retrouvent qu’en cas d’accident diégétique anticipé. Ce type
de structure expose un double mouvement narratif : d’un côté, elle valorise la
segmentation de l’histoire et dévoile les combinaisons diégétiques du récit, de
l’autre, elle sollicite des options diégétiques virtuelles non envisagées. La
désarticulation du rapport temporel entre ce qui nous est montré et ce qui se
passe dans l’histoire (temps du signifiant et temps du signifié) met en lumière la
disposition des segments narratifs vis-à-vis de la narration. Le déploiement
classique du retour en arrière, utilisé dans Memento, offre une série de segments
narratifs disposés de façon a-chronologique : en bref, l’histoire recule, alors que le
récit avance. Aux spectateurs de jouer attentivement sur cette ligne brisée et sur
ce va-et-vient constant du récit.
218
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
passé inconnu. Nous retrouvons ici, la même disposition : l’histoire recule tandis
que le récit avance (figure 27).
Figure 27. L’histoire recule, le récit avance dans Irréversible de Gaspar Noé (2002).
Irréversible est découpé en seize chapitres qui se déploient comme une série de
seize plans-séquences suivant une chronologie inversée :
o 15) Les deux détenus ;
o 14) Le Rectum ;
o 13) La dispute ;
o 12) On s’approche du Rectum ;
o 11) La prospection ;
o 10) Dans le taxi ;
o 9) Rencontre avec Guillermo Nuñez ;
o 8) Interrogatoire ;
o 7) Alex dévisagée ;
o 6) Le viol ;
o 5) La fête ;
o 4) Dans le métro ;
o 3) À la maison ;
o 2) Teste de grossesse ;
o 1) Final sur l’herbe.
Chaque scène, d’une durée qui varie entre trois et quinze minutes, est raccordée à
une autre par des fondus au noir ou par de nombreuses retouches numériques en
post-production pour masquer les raccords invisibles. De bout en bout,
Irréversible se joue du temps, des vies et du destin de ses personnages et de ses
spectateurs. Le film commence par le dénouement terrifiant d’une histoire
tragique et au fur et à mesure, il relie les événements qui ont amené à pareille
219
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
tragédie. Noé justifie l’utilisation d’une structure narrative renversée parce qu’il
veut réévaluer constamment ce que nous avons vu, sur la base de ce que nous
apprenons plus tard. C’est à rebours que nous assistons en témoin horrifié et
impuissant à l’histoire d’Alex (Monica Belluci), Marcus (Vincent Cassel) et Pierre
(Albert Dupontel) : un court espace-temps de la vie brisée d’une femme et deux
hommes qui se dévoilent par un enchaînement d’événements dramatiques.
L’irréversibilité des événements, l’inéluctabilité du destin : Irréversible nous
entraîne dans un tourbillon d’émotions, des damnés de l’enfer du Rectum au
bonheur éphémère du couple à la fin du film (début de l’histoire)293.
293 Memento comme Irréversible jouent sur le paradigme du désordre apparent et sur l’organisation renversée
du récit. On aurait pu s’attarder sur 5X2 de François Ozon (2005) ou Vantage Point de Pete Travis (2008)
puisqu’ils s’articulent de la même façon : le premier raconte l’histoire à reculons d’un jeune couple, l’autre
l’histoire à contrecoup d’un attentat contre le président des États-Unis.
220
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
films. Lequel voir en premier ? Voici une question que beaucoup se seront posée
mais que seule l’expérience du visionnage aura permis de résoudre. « À mon avis,
il n’y a pas d’ordre pour voir les films »294 affirmait Alain Resnais lors d’un
entretien avec Danièle Heymann en 2004. Mais tout de même, son diptyque met
le spectateur dans une certaine épreuve, comme le publiait le journal Le Monde
lors de sa première : « Il faut aller voir Smoking en premier ou bien No Smoking.
En tout cas, les deux, ou bien on se prive d’un bonheur doublement indubitable »,
sans jamais donner une réponse conclusive. Le Quotidien a utilisé la même
stratégie : « Ou bien vous aimerez beaucoup, ou bien vous adorerez ». En effet,
obliger le spectateur à faire un choix avant même de rentrer en salle, donne au
film multiple de Resnais un caractère très innovateur et particulier. Cette action
visant à choisir peut être considérée selon deux configurations distinctes : d’un
côté il y a un choix réel dû au formalisme de la présentation des deux récits, le
spectateur doit réellement faire un choix avant d’acheter son billet. De l’autre, il y
a un choix potentiel où le spectateur se voit dans l’obligation de s’incliner pour
l’une des versions des deux histoires.
Mais Smoking/No Smoking n’est en fait qu’une seule histoire qui, pour des
raisons de disposition et de configuration narratives, s’est vu partagée en deux.
Quel qu’en soit l’ordre, Smoking/No Smoking se scinde en une multitude de
saynètes, chacune parcourant une idée, une action, un désir, avant de rebrousser
chemin et de bifurquer sur une autre voie. Chaque trajet permet aux personnages
de réaliser un désir que la séquence précédente ne leur eût pas permis
d’accomplir. La stratégie narrative employée par Resnais permet d’explorer, dans
toutes ses évolutions potentielles, chaque partie de l’histoire à coup de - ou bien, -
ou bien. Elle fume ou bien elle ne fume pas ; Elle reçoit la visite d’un ami ou bien
du jardinier ; Un enterrement ou bien un baptême, etc. Même si les variations
narratives sont abondantes et diversifiées, le déroulement du film parcourt un
schéma très strict en suivant un ordre fixé préalablement par le réalisateur. Il ne
s’agit pas encore d’une structure arborescente que le spectateur parcourt au
hasard et à sa guise, mais plutôt d’un choix de trajectoire délibérément choisit par
l’auteur du film. Cette structure arborescente autorise évidemment une
adaptation directe sur un système d’exploitation numérique. Il suffit d’en faire un
découpage selon le chapitrage du réalisateur et de laisser au spectateur le choix
de présentation des séquences. Potentiellement interactif, Smoking/No Smoking
pourrait également être présenté sur un écran partagé. Dans ce cas, le choix des
spectateurs se ferait entre les deux versions de la même histoire et non plus sur
294Dans certains pays, comme le Portugal, les deux films ne sont pas sortis en salle ensemble, ce qui a enlevé
toute la magie d’une première simultanée et effacé le propos initial de Resnais.
221
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
222
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
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Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
224
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
Dans son essai sur Chassés-croisés, David Balcom295 met en relation le récit
d’Altman avec la notion d’hypertexte de Ted Nelson296. Dans une interprétation
plutôt théorique de l’hypertexte, Balcom défend que Chassés-croisés est lui aussi
un texte richement lié et poly vocal, et qu’il demande au spectateur un
engagement intellectuel pour mettre en rapport chaque personnage et leurs
histoires correspondantes. Selon Balcom,
295 BALCOM, David, Short Cuts, narrative film and hypertext, Document sur Internet :
http://www.mindspring.com/~dbalcom/short_cuts.html (consulté le 18 juillet 2008).
296 Pour THEODOR Nelson, l’hypertexte est une écriture non séquentielle - un texte qui s'embranche et qui
permet des choix au lecteur. Comme populairement conçu, l’hypertexte est une série de bouts de textes reliés
par des liens qui offrent au lecteur différentes voies. Il est meilleur lu sur un écran interactif (Nelson, 1981).
225
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
226
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
son lit, Franck répond à une interview et Donny est en quête d’amour au bistrot.
Ces différentes parties du récit sont sensées se passer simultanément, mais à
cause du dispositif narratif du cinéma, elles ne peuvent se montrer que par une
succession et un ordre choisi préalablement par le réalisateur. Le spectateur,
vigilant, devra faire un effort supplémentaire afin de connecter chaque partie et
reconstruire le grand puzzle.
227
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
Lev Manovich avait déjà considéré que l’arrivée à l'âge des effets visuels et du
numérique ouvrirait la porte à une nouvelle ère du cinéma (Manovich, 2001)298.
Mais, la croissance de l’utilisation des effets spéciaux et du numérique dans le
cinéma postmoderne, et surtout dans celui d’Hollywood, rend le récit filmique
esclave de son histoire, au lieu de le libérer. En fait, les effets visuels n’ajoutent
rien d’autre qu’une mauvaise démonstration de rupture avec le modèle
Aristotélicien du récit, toujours conduit par les personnages, leurs dialogues et
leurs actions. Il faudra prendre les choses par un autre côté, et essayer de
différencier l’Histoire du Récit. Puisque le cinéma numérique a cette capacité de
travailler dans un univers visuel et sonore beaucoup plus riche et plus souple que
le film, son potentiel est là pour œuvrer pour un récit exempté de la fabulation, de
la scène et du dialogue. Bien sûr, ce n’est pas si évident et le rapport à
l’interactivité n’est pas si simple. Raconter une histoire c’est la rapporter à un
temps déterminé, c’est un rapport très sensible avec le temps. Invoquer des
moments d’interaction du spectateur c’est mettre en suspension le récit, c’est
couper la succession narrative, c’est donner des choix, et surtout, c’est
interrompre la magie de l’image et c’est perdre l’illusion du moment.
Nous sommes alors dans une impasse. Pour Peter Lunenfeld, il s’agirait même
d’un échec, le « cinéma interactif » serait une espèce d’hyper hybride qui n’aurait
jamais réussi son coup. C’est comme si on nous demandait d’« imaginer un écran
de cinéma qui vous entoure, montrant une scène panoramique où vous pourriez
choisir quelle action regarder, zoomer sur certains événements et apercevoir des
scènes différentes d’un autre spectateur »299. Or, c’est justement le mot
« imaginez » que Lunenfeld démarque pour considérer qu’un cinéma interactif ne
peut exister pleinement que sous des conditions presque mythologiques. Pour
297 Voir : DUCHIRON, Suzanne, « Les films mosaïques, la plurination symptôme d'un monde en déconstruction
».
298 Manovich analyse, par la théorie sémiotique, ce qu’il appelle les formes fondamentales des nouveaux médias,
c’est-à-dire les bases des données et l’algorithme, et il les compare avec le cinéma.
299 LUNENFELD, Peter, « The myths of interactive cinema », p. 378.
228
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
Considérer qu’un simple passage du récit filmique par un réseau numérique non
linéaire aiderait à créer un nouveau genre de récit, dit interactif, c’est sous-
estimer toute une histoire du cinéma et tout un apprentissage de la part du
spectateur de cinéma. Comment considérer alors le cinéma pour lui trouver un
potentiel interactif qui ne mettrait pas en cause son propre récit ? Il s’agit, pour
Glorianna Davenport et selon une approche romanesque, de « célébrer le récit
électronique comme un procédé où l’auteur, un système de représentation en
réseau et un public collaborent activement dans la co-construction d’un sens
déterminé » (Davenport, 1999 : 446-456). Pour Davenport, l’intérêt porte non
seulement sur la construction d’un nouveau sens, mais aussi sur les conditions
nécessaires pour y arriver, c’est-à-dire, sur des éléments de production (auteur,
public et technologie numérique). En fait, le récit filmique interactif doit faire
croire au spectateur qu’il a un certain contrôle sur ce qui se passe à l’écran. Lui
faire croire que s’il bouge, l’écran bouge, que s’il choisit d’aller vers la droite,
l’image ira vers la droite, que s’il opte pour un personnage, son point de vue du
récit se fera selon le point de vue du personnage choisi, etc. Considérer le
potentiel du récit filmique c’est étudier des films dans lesquels l’auteur aurait
employé diverses techniques et technologies numériques permettant l’action du
spectateur à n’importe quel niveau du récit (sur l’espace narratif, le temps de
l’action, le choix des personnages, etc.). C’est penser certains films où la
présentation serait commandée dynamiquement par un système numérique qui
surveille le spectateur et ferait de son comportement une source d’interaction.
C’est juger des films construits sur un langage, un code numérique, qui serait
interprété et exécuté par un ordinateur.
229
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne
230
Récit filmique et interactivité
231
Récit filmique et interactivité
302 Voir la thèse de Jean-Marie Dallet sur les figures de l’interactivité : « La notion de figure dans les arts
interactifs », Université Paris 8, soutenue en décembre 2001.
303 Les recherches centrées sur la réception (sur ce sujet voir chapitre 9) remettent en question les schémas
232
Récit filmique et interactivité
L’interacteur se démarque par son activité gestuelle et sélective. Son corps sert
d’interface et la composante visible de son activité a lieu soit par un geste-
interfacé (J.-L. Weissberg - manipulation de la souris, du joystick ou du clavier)
soit par le mouvement ou le déplacement de sa personne (saisie grâce à des
capteurs de données). Son activité interactive se traduit par un principe de
sélection : l’interacteur doit faire des choix, il doit choisir parmi les diverses
alternatives disponibles, opter pour un contenu, préférer un parcours, une
position, voir un déplacement. Cependant, sa disponibilité d’action est soumise à
une volonté antérieure, à une préparation en amont d’un auteur qui organise le
récit et propose des choix limités. Le spectateur devient ainsi l’otage de l’auteur,
qui, condamné à une manipulation sélective obligatoire, se voit basculer vers un
233
Récit filmique et interactivité
234
Récit filmique et interactivité
mosaïque (les médias actifs, Jeffrey Allan Ward308). De la même façon que notre
habitude à voir des films nous a structuré une pensée non linéaire, en segments
discontinus, l’ordinateur nous présente une mosaïque spatiale des pages, une
mosaïque temporelle des films et une mosaïque participative de la souris, du
joystick et du clavier (structure mosaïque déjà employée dans le cinéma
postmoderne – que nous avons vu au chapitre 6).
308 Dans sa thèse sur le récit interactif, Jeffrey Allan Ward essaye de faire progresser les notions de McLuhan
tout en introduisant les concepts de médias « actifs » et « passifs », qui seraient intrinsèques au message et non
plus au canal de transmission. Un média actif serait celui qui autoriserait l’effort du public dans la complétion
d’une expérience déterminée, par contre un média passif serait celui où le public n’intervient pas. Dans un
média actif, et d’après Ward, l’audience a la possibilité de réaliser des actions tangibles et d’en espérer une
réponse. Toutefois, la ligne de séparation reste très fine. Il nous semble qu’il ne peut pas y avoir de média
complètement passif, puisque tous les types de médias sollicitent une action, ne serait-ce que mentale, dans
l’interprétation d’un message quelconque. Rappelons que c’est parce que les spectateurs sont mentalement «
actifs », qu’ils peuvent construire le récit dans leur esprit en utilisant les pistes offertes par l’auteur (Bordwell,
1985).
309 Le spectateur a trop longtemps été considéré comme sujet « passif », ce qui a permis de l’opposer à l’activité
235
Récit filmique et interactivité
Le jeu interactif qui se met en place entre l’histoire et le spectateur ne peut pas
avoir lieu sans l’action ou l’intervention d’une personne externe au récit. C’est
pourquoi, pour la grande majorité des récits interactifs (hypertextuels, filmiques,
jeux vidéo), l’auteur prévoit en anticipant les actions (et les réactions) des
spectateurs/interacteurs. Mais, pour Bernard Perrond la relation entre le récit
interactif et les spectateurs ne tient pas seulement d’une condition interactive des
mouvements et des options des interacteurs mais plutôt d’une allusion à la
jouabilité312. Le degré de liberté du joueur et sa capacité de contrôle, mais
également tout ce qui est de l’ordre du ludique, de la manipulation, de la
répétition, de la compétence, de la difficulté et de l’ambiance a des rapports avec
le plaisir du jeu, le plaisir de jouer. D’ailleurs, c’est l’un des arguments repris par
Jean-Louis Boissier, lorsqu’il affirme qu’une œuvre interactive est à performer
par ses spectateurs, c’est-à-dire qu’elle est jouable313. C’est par ce nouveau rapport
de la jouabilité que le spectateur et la fiction « hyper médiatique » devront se
mesurer, en termes de conduite, d’exploration et de quête ludique. De ce point de
vue, la plupart des « films interactifs » sont des échecs, étant donné que leur
degré de jouabilité reste très peu captivant. Il devient ainsi difficile d’additionner
311 Anne Marie Ryan propose un ensemble de 9 structures possibles (Narrative as virtual reality, 2001). Voir
également la typologie de Mark Bernstein, « Patterns of Hypertext »
(http://www.eastgate.com/patterns/Patterns.html) où il propose plusieurs structures pour l’hypertexte qui
complémentent les propositions de Ryan.
312 PERRON, Bernard, « Jouabilité, bipolarité et cinéma interactif », dans VANDENDORPE, Christian et
236
Récit filmique et interactivité
Raconter des histoires, par des récits filmiques, et accorder tout le contrôle des
événements aux interacteurs, c’est défier l’impossible, selon Bernard Perron. Bien
sûr, le degré de contrôle diffère à chaque travail, et il n’est jamais question de
laisser le spectateur penser qu’il est le maître à bord de l’histoire, puisqu’il faut
bien qu’un auteur pense préalablement le jeu, le film et les comportements
possibles des interacteurs. C’est d’ailleurs ce que Thomas Elsaesser défend
lorsqu’il affirme que « tu peux aller partout où tu veux, pourvu que j’y sois allé
avant toi ». L’axiome de Elsaesser dénonce bien ce que le cinéma interactif essaye
de dissimuler : un degré de liberté absolu pour l’interacteur, qui, en réalité
n’existe pas vraiment, puisque toute la conception, la planification, la
programmation informatique, le découpage, l’arrangement des parties, etc. sont
définis préalablement par un auteur/créateur. C’est un peu aussi la stratégie du
conteur conventionnel, dont le savoir faire consiste à suggérer un avenir ouvert à
chaque point du récit, bien qu’il ait, évidemment, planifié ou programmé à
l’avance la progression et la résolution de l’histoire (on se souviendra des
possibles narratifs proposés par Claude Bremond). Du point de vue de
l’interactivité, c’est justement cela qui se passe, une impression qui nous donne à
croire à chaque moment que nous avons beaucoup d’options possibles. Un film
interactif ne peut pas présenter un ensemble d’options infinies, ce serait un film
impossible. Mais de toute façon, il n’a pas à le faire, puisqu’il lui suffit de nous en
donner le sentiment ou de nous convaincre qu’il semble y avoir des milliers de
possibilités d’action pour l’interacteur.
237
Récit filmique et interactivité
D’un côté, laisser l’interacteur participer au récit peut rendre les choses moins
intéressantes du point de vue de la construction de la fiction et du travail de
l’auteur. De l’autre, c’est grâce à cette participation que le récit peu prendre des
contours beaucoup plus intéressants et ingénieux. La grande difficulté du film
interactif et de tout récit interactif consiste alors à « impliquer le joueur tout en
ne le faisant pas pénétrer dans la diégèse et à le laisser intervenir sans lui donner
trop de contrôle »314. C’est un tout nouveau type d’écriture et de fiction qu’il faut
concevoir et penser en amont. C’est écrire pour un autre type de spectateur, c’est
le pousser dans une des directions possibles de l’intrigue, tout en lui faisant croire
qu’il prend toujours les bonnes options et qu’elles sont les seules possibles. Il faut
238
Récit filmique et interactivité
construire des mondes d’illusions à l’aide de simulations qui n’existent que pour
le joueur : il faut simuler aux interacteurs, par l’interactivité, la promesse de la
liberté des choix des parcours et du contrôle du récit. C’est le spectateur, qui,
transformé en interacteur, se fait manipuler par un cinéma soi-disant interactif et
prometteur d’un récit où l’on choisirait soi-même des parcours, une intrigue soi-
disant ouverte, des destins non déterminés, des options, des libertés et des
contrôles laissés aux autres. C’était déjà la promesse du Kinoautomat (voir infra
7.2) où l’illusion de contrôle des spectateurs sur le récit ne passait que pour une
simple utopie. Avec le récit interactif, le risque est là : la liberté peu devenir
enfermement, l’autonomie une subordination et le contrôle un vrai manque de
maîtrise de nos actes.
Au cours des années 1950 et 1960, plusieurs expériences dans le champ des arts
de l’image en général et du cinéma en particulier vont bouleverser les genres et
les institutions établis. L’interaction entre publics, travaux et artistes devient un
élément fondateur d’une esthétique qui aspire à une nouvelle forme d’art. Les
influences de John Cage, du groupe Fluxus et des happenings vont contribuer à
une réflexion sur la condition et le contexte artistique de l’époque, le rôle du
spectateur et la position de l’artiste dans la société. Les projets ne sont plus
autonomes et l’artiste à besoin de la participation des spectateurs pour concevoir
son œuvre. Les contraintes des spectateurs (se tenir à distance) sont annulées et
les limites spatiales entre l’audience et l’œuvre se rétrécissent au fur et à mesure
que l’artiste ressent le besoin d’intégrer le public dans son travail. Les
239
Récit filmique et interactivité
Entre les années 1958 et 1967, plusieurs expériences ont été réalisées dont
l’objectif était de développer un nouveau genre médiatique et discursif. À mis
chemin entre le film, le théâtre et la performance, les propos de divers artistes et
scénographes visaient à défier les configurations narratives trop standardisées de
l’époque.
Figure 30. Polyekran et Laterna Magika, Alfréd Radok et Josef Svoboda© 1958
(http://www.laterna.cz).
240
Récit filmique et interactivité
Un an plus tard, en 1959, c’est le tour de Charles et Ray Eames (mari et femme)
de présenter Glimpses of the U.S.A., une projection simultanée sur sept écrans
géants d’un mélange de diapositives (plus de 2200) et de films qui représentait la
vie d’un jour aux États-Unis. Commissionné par l’agence d’information
américaine, Glimpses of the U.S.A. a été présenté à Moscou dans une Exposition
Universelle qui visait à exhiber le développement culturel, scientifique,
technologique et artistique des Américains (on était en pleine guerre froide). Plus
tard, en 1964, Glimpses apparaît sur quatorze écrans, dans le pavillon d’IBM,
pour l’exposition universelle de New York. Cette première expérience d’écrans
multiples géants peut être considérée comme l’ancêtre des espaces immersifs et
des mondes virtuels. Il ne s’agit pas seulement d’un effet d’agrandissement ou
d’invasion de l’espace réservé au public, mais plutôt d’un effet d’intégration des
spectateurs dans l’image, d’un effet d’échange entre le regard du public et la
projection des images.
La disposition des écrans dans l’espace et leur dimension jouent un rôle décisif :
o Les spectateurs doivent choisir quelle projection regarder, puisque la
dimension des écrans ne permet plus une vision panoramique et globale
de l’ensemble ;
o Ils doivent également se déplacer dans l’espace afin de trouver la
meilleure place possible pour le visionnage ;
o Finalement, le dispositif scénique les oblige à rester debout (une position
distincte de celle du cinéma) et à se démarquer des mouvements des
autres spectateurs.
Toujours en 1959, le réalisateur Emil Radok et le scénographe Josef Svoboda
mettent en place le Polyekran, un système déjà testé pour la Laterna Magika,
mais amélioré pour l’exposition universelle de Brno. Le principe était toujours le
même : une projection simultanée de plusieurs films et diapositives sur des
écrans géants afin de provoquer des relations visuelles et sonores entre les images
et l’espace réel. A Mirror of My Country a été projeté sur huit écrans placés dans
316Lanterne magique: ancêtre des appareils de projection, cet instrument permettait d'enclore un foyer
lumineux artificiel dans un caisson pourvu d’une ouverture devant laquelle on plaçait une peinture sur verre et
une lentille convergente. L’image agrandie des figures peintes sur le verre était ainsi projetée sur un écran. Ceux
qui n’en savaient pas le secret croyaient que cela se faisait par magie (définition complète sur :
http://www.larousse.fr/encyclopedie).
241
Récit filmique et interactivité
une salle obscurcie, et permettait aux spectateurs d’avoir une vue d’ensemble
assez raisonnable. Mais cette vue d’ensemble posait plusieurs problèmes : d’une
part, il fallait assurer un certain effet d’ensemble et ne pas favoriser tel ou tel
écran ou espace de la salle, au détriment des autres. D’autre part, la vision de huit
projections simultanées demandait un effort considérable des spectateurs, qui,
dans le désir de tout voir, se perdaient facilement dans cet amalgame de sons et
d’images mouvantes. Mais, ces expériences de « vidéo installations » et de
projections multiples parallèles auront pour mérite de faire participer, pour la
première fois, le spectateur à un hybride entre réalité et fiction où l’illusion
d’immersion dans l’espace de la fantaisie a finalement provoqué des sensations
authentiques.
Durant les années qui suivent, divers projets seront réalisés selon les mêmes
principes et en utilisant les mêmes techniques. Par exemple, en 1962, Josef
Svoboda reprendra son projet Laterna Magika pour l’améliorer et le présenter au
théâtre National de Prague, en Tchécoslovaquie. En 1967, pour l’exposition de
Montréal, Svoboda présente un nouveau projet pour le Polyecran : The Creation
of the World of Man. Il s’agissait d’un mur, construit de 112 cubes mécaniques
mobiles (permettant un déplacement en avant et en arrière) qui cachaient dans
chacun d’eux deux projecteurs de diapositives projetant des images sur la surface
frontale. Pendant environ 11 minutes, les 112 cubes, comportant plus de 15000
diapositives, présentaient des séquences d’images où l’on pouvait apprécier les
premiers pas de l’homme sur la lune, des fleurs en pleine floraison, des animaux,
l’invention de la machine, etc. Des effets tridimensionnels étaient donnés aux
images grâce au déplacement des cubes sur un axe horizontal, passant d’une
surface bidimensionnelle à une surface tridimensionnelle, selon la position que
chaque cube occupait dans la configuration de l’ensemble. Les spectateurs, assis
sur une moquette, pouvaient contempler la projection à multiple facettes (-
précurseur des images numériques pixellisées ?) tout en se demandant si c’était
l’image où l’écran qui bougeait pour simuler une troisième dimension.
Ce ne sera que quelques années plus tard que l’on verra naître des projets qui
impliqueront effectivement (dans le sens de l’interactivité explicite, Zimmerman)
les spectateurs avec le récit filmique.
242
Récit filmique et interactivité
Figure 31. Kinoautonat, « One man and his house » Radúz Çinçera© 1967,
(http://www.kinoautomat.cz).
243
Récit filmique et interactivité
jours comme le premier récit cinématographique interactif. One man and his
house est le titre du film, présenté à l’aide du dispositif Kinoautomat : il s’agit de
l’histoire d’un homme infortuné (M. Novák) qui tombe dans plusieurs situations
gênantes évoquant des dilemmes moraux. Il revient aux spectateurs de le sortir
de ces situations ennuyeuses à l’aide d’un dispositif de votation disposé sur les
127 sièges de la salle. Munis de deux boutons, rouge et vert, les spectateurs
doivent « voter » pour élire la suite des événements du récit et changer la
trajectoire diégétique des personnages. À cinq reprises, le récit filmique s’arrête
pour permettre à l’un des comédiens (l’un d’eux étant l’acteur qui joue le rôle de
M. Novák) de monter sur scène et d’expliquer les deux possibilités suivantes. Au
fur et à mesure que le public réalise sa votation le résultat de chaque choix
apparaît sur le périmètre de l’écran avec le numéro du siège correspondant et une
lumière rouge ou verte selon le vote. Le film commence avec l’incendie d’un
immeuble et dévoile aux spectateurs le coupable présumé : M. Novák. Pendant les
quarante-cinq minutes du récit, les spectateurs sont secondés par M. Novák (dans
le film et sur scène) qui essaye d’expliquer, par une série de flash-back, comment
sa grande malchance a pu déclancher un tel sinistre. Malgré les diverses
possibilités données aux spectateurs pour changer le cours de l’histoire, celle-ci
finira toujours sur la séquence de l’incendie. Çinçera dira qu’il s’agit d’une satire
de la démocratie, qui permet à tout le monde de voter, même si cette votation ne
change rien du tout.
One man and his house a été structuré de façon à donner l’illusion de parcours
multiples et divers à chaque votation. En fait, Çinçera joue sur une astuce qui
consiste à construire des parcours narratifs qui rejoignent toujours des noyaux
narratifs uniques. Grâce à un dispositif technique composé de deux projecteurs
synchronisés, les résultats de chaque votation indiquaient au projectionniste sur
lequel des deux il devait remettre le couvercle. Malgré la simplicité de la structure
narrative et une fin unique, le film pouvait, à chaque projection, réapparaître
selon une suite de séquences variables rendue possible grâce à des bifurcations
narratives envisagées par avance. La participation des spectateurs et leur
implication dans l’histoire n’est envisageable que par l’illusion d’un choix : leur
faire croire qu’ils participent vraiment au déroulement des péripéties de M.
Novák et qu’ils décident de son sort, même si, pour s’en assurer il doit « rejouer »
une seconde fois l’histoire. Kinoautomat et One Man and his House participent
pour la première fois à l’ « intégration » des spectateurs dans le récit filmique, ils
les impliquent et les obligent à faire des choix concernant la suite de l’histoire.
244
Récit filmique et interactivité
C’est avec une récurrence assez courante que l’on retrouve dans l’histoire du
cinéma des films qui présentent des extraits de films319. La rose pourpre du Caire
de Woody Allen (1985) en est l’un d’eux et il possède cette particularité de
présenter des personnages qui sont eux-mêmes des acteurs dans le même film.
Cette inclusion permet soit de présenter des situations comiques avec une
tendance pour l’invraisemblable, soit de proposer des effets d’anachronies
diégétiques très particuliers. Le film d’Allen raconte l’histoire de Cécilia (Mia
Farrow), une jeune serveuse de brasserie, qui, malheureuse dans la vie qu’elle
mène (son mari la frappe et la trompe), se réfugie dans l’illusion des films exhibés
dans la salle de cinéma du quartier. Un jour, après avoir revue le même film pour
la cinquième fois, Tom Baxter (Jeff Daniels), l’un des personnages de La rose
pourpre du Caire l’interpelle, sort du film en noir et blanc qu’elle regarde et passe
dans le monde en couleur pour la rejoindre dans la salle. La scène se passe de la
façon suivante :
Dans le récit en noir et blanc, Tom Baxter est un explorateur et aventurier en
missions archéologiques. Il est invité à connaître la jet-set new-yorkaise par des
inconnus qui visitent les pyramides du Caire.
319Les cas varient selon que : le film contient des fausses fictions (ex. Jean-Luc Godart, Le mépris, 1963) ; le film
contient des films documentaires fictifs (ex. Rémy Belvaux, C’est arrivé près de chez vous, 1992, Spike Jonze,
Dans la peau de John Malkovich, 1999) ; le film se contient lui-même dans une technique de mise en abyme
(John Carpenter, L’antre de la folie, 1994), etc.
245
Récit filmique et interactivité
Après cette scène incroyable, les autres personnages du film en noir et blanc
tentent, sans succès, de sortir de l’image, de ce cadre qui les limite. Ils ne savent
246
Récit filmique et interactivité
plus quoi faire puisque l’intrigue habituelle ne peut plus continuer sans
l’explorateur. Mais, après quelques aventures dans le monde en couleur, Tom
persuade Cécilia de revenir dans son histoire en parvenant à la faire « rentrer »
dans l’écran.
Figure 32. La Rose Pourpre du Caire, Woody Allen, 1984 : moment où Tom Baxter et Cécilia
traversent la toile de l’écran (passage du monde réel – en couleur – de Cécilia, au monde intra-
diégétique – en noir et blanc – de Tom Baxter.
247
Récit filmique et interactivité
Film dans le film, La rose pourpre du Caire, met l’accent sur la véritable illusion
que provoque le cinéma : permettre aux spectateurs de s’associer et de participer
au jeu narratif des histoires qui s’y racontent. Qui n’a jamais voulu, comme
Cécilia, interpeller l’un des personnages d’un récit filmique ? Qui n’a jamais aimé
un héros ? Qui n’a jamais été tenté de secourir l’héroïne ? Qui n’a jamais voulu
tuer le malhonnête ? Qui n’a jamais revu tel ou tel film parce qu’il a senti une
attraction tellement forte que celle-ci l’empêche de dormir ? Le défi du cinéma
interactif, c’est ça : créer du réel dans l’imaginaire et de l’imaginaire dans le réel.
C’est permettre aux spectateurs de « rentrer » dans l’histoire jusqu’à leur faire
croire qu’ils rentrent dans l’image et participent de la fiction.
Sentir l’écran, le toucher, voilà le vrai désir des spectateurs. Être à proximité de la
surface de projection, pouvoir la sentir sous ses doigts et si possible traverser le
mur invisible qui sépare le réel de l’imaginaire (ce que la technologie de la réalité
virtuelle essaye de simuler). La proposition performative de Valie Export va dans
ce sens : dans Tap and Touch Cinema (Tapp und Taskino, 1968), Export laisse
place au désir du public, et dans un travail risqué propose une vraie participation
« tactile » des spectateurs. Export soutient une boîte attachée à son corps dont
une ouverture permet aux spectateurs de passer leurs mains à travers un rideau
couvrant le devant de la boîte pour sentir (toucher) ses seins, pour un temps
limité à trente secondes par personnes. La projection reste dans l’obscurité,
248
Récit filmique et interactivité
comme au cinéma, la salle a rétréci et il n’y a de place que pour deux mains, mais
« l’image » devient définitivement palpable. Pour voir le film, le spectateur-
participant devra introduire ces mains dans la salle et « toucher » l’écran. Tap
and Touch Cinema relève de la curiosité des spectateurs (à connaître le film) et
du courage de l’artiste-cinéaste à se laisser palper par le public. Peter Weibel
considère la performance d’Export comme la démonstration directe que le
cinéma est un espace de projection des fantaisies masculines320. Le public qui est
invité à participer au « show » cinématographique, se voit dans le dilemme de
savoir ce qui se passe derrière le rideau miniature - un piège à souris, ou une
« agréable » surprise tactile. Mais l’affront d’Export à le pouvoir de questionner le
rôle du spectateur et de contribuer à redéfinir les conditions de réception du
langage cinématographique.
249
Récit filmique et interactivité
Presque tous les récits (filmiques) interactifs réalisés jusqu’à nos jours sont de
nature nodale. Ce sont des récits qui ont pour base une certaine linéarité
diégétique mais qui proposent divers syntagmes narratifs (séquences filmiques)
comme parcours alternatifs. Ce genre de récit interactif autorise une structure de
250
Récit filmique et interactivité
base composée de plusieurs noyaux narratifs reliés entre eux par des syntagmes
narratifs catalyseurs (ex. Switching de Morten Schjødt, 2003 ; Late fragment de
Daryl Cloran, Mateo Guez et Anita Dorom, 2007 ; I’m your man de Bob Bejan,
1998 – dans le cadre de notre recherche voir in fine la liste complète de projets
filmiques interactifs322). Surgissant de ces noyaux, plusieurs alternatives
diégétiques sont proposées aux interacteurs, jusqu’à la rencontre d’un nouveau
noyau où d’autres alternatives existent. Le récit nodal fomente la curiosité dans la
mesure où il propose des alternatives diégétiques que l’interacteur veut connaître
et explorer. Cependant, il impose, très souvent, des limites et des restrictions
narratives qui peuvent conduire à une impasse (ex. parcours sans issue,
obligation à rebrousser chemin, boucle narrative infinie, etc). Sa structure
narrative arborescente étant très vite démasquée, elle peut produire un sentiment
d’interdépendance trop fort entre les syntagmes narratifs. De plus, les
points d’action de l’interacteur ne sont possibles que lorsqu’un nouveau nœud
apparaît, ce qui peut le démotiver et le mener à abandonner son expérience.
322Tous les projets cités dans cette dissertation sont référencés dans la liste « table des récits filmiques
interactifs », appendice 3, in fine.
251
Récit filmique et interactivité
Le récit filmique génératif est un type de récit interactif qui s’appuie sur les
fonctionnalités algorithmiques de l’ordinateur. C’est un récit ouvert qui autorise
des histoires non planifiées à l’avance puisqu’elles peuvent s’auto générer, soit
grâce à la participation d’un tiers (ordinateur, interacteur), soit grâce à des règles
de création (prédéfinies), soit encore grâce aux deux possibilités simultanément
(ex. Façade de Michael Mateas et Andrew Stern, 2005/2008 ; The OZ project,
Joseph Bates, 1992/2002). Dans les récits génératifs, les histoires s’auto génèrent
en temps réel. Ce sont des histoires créées avec des agents autonomes
d’intelligence artificielle. L’auteur n’a plus le contrôle absolu sur sa création, sur
ses personnages et sur les événements, l’évolution de l’histoire dépend d’un
élément extérieur à sa personne. Cette condition (sentiment de liberté exagéré)
peut conduire à l’abandon de la part d’un interacteur moins « créatif » puisque le
récit peut gagner des contours imprévisibles et indésirables. Ce type de récit
interactif peut facilement conduire à la création d’histoires trop diffuses où les
options et les alternatives sont tellement nombreuses et variées que l’interacteur
a le sentiment de s’être perdu dans un tourbillon de personnages, d’événements,
d’intrigues, sans un objectif précis. C’est un inconvénient auquel tout auteur veut
échapper.
Les récits à base de données font appel, comme leur propre nom l’indique, à une
base de données de micro-récits qui sont dans l’attente d’une actualisation, d’une
demande de l’interacteur pour être visionnés (ex. Immemory, Chris Marker,
1997/1999 ; Breaklights de Scott Hessels, 2004 ; Their Things Spoken de Agnès
Hegedüs, 2001). Ce sont des récits qui s’organisent selon un arrangement
prédéfini et dont la variabilité des options se limite au nombre d’éléments
compris dans la base de donnée informatique. Ces micro-récits peuvent être
complémentés par d’autres micro-récits additionnés à la base de donnée (ex.
Pockets full of memories de George Legrady, 2001 ; Adam project de Rolin
Timothée, 2001/2009), les alternatives sont toutefois toujours limitées à
l’ensemble des éléments existants. Même s’ils sont moins restrictifs du point de
vue du déroulement de l’histoire, l’interacteur se voit tout de même confronté à
une série d’options trop vaste qui peuvent le perturber dans sa prise de décision.
Lorsque les options sont illimitées, l’interacteur peut facilement se perdre et ne
plus vouloir prendre de décisions selon un parcours déjà couvert, mais plutôt
dans l’anxiété de tout vouloir découvrir ou tout connaître. L’attention n’est plus
252
Récit filmique et interactivité
misée sur l’histoire, l’intrigue ou l’objectif de tel ou tel personnage, mais plutôt
sur la découverte de la structure narrative qui régit le récit (ex. Soft cinema de
Lev Manovich, 2005).
Un autre type de récit interactif prend forme sous le nom de récit topographique.
C’est un récit qui s’appuie sur l’exploration d’un espace ou d’un lieu pour
conduire l’interacteur dans une histoire qui s’étend sur la distance d’un
déplacement prédéfini (ex. The 21 Steps de Charles Cumming, 2008). Il met en
avant un voyage, voire un déplacement, physique et virtuel de l’interacteur et des
personnages qui l’habitent au détriment de la suite chronologique des
événements diégétiques et de l’histoire qui s’y raconte. On pourrait dire que son
objectif principal est de donner à connaître un espace, l’endroit où se déroule
l’action - ce qui importe vraiment c’est le trajet, le déplacement. Ce sont des récits
de navigation où l’interacteur peut naviguer autour de l’espace y explorant les
différents lieux, emplacements ou repères qu’il découvre au fur et à mesure qu’il
« avance » (ex. Place-Urbanity de Jeffrey Shaw, 2001). C’est une constellation
d’événements diégétiques (cinématographiques) que l’interacteur peut visiter et
explorer dans n’importe quel ordre. Ce sont des projets qui présentent deux types
d’espaces : l’espace filmique où se déroulent l’histoire et l’espace virtuel dans
lequel ces espaces filmiques sont géographiquement « placés » (ex.
Fieldworks@alsace de Masaki Fujihata, 2001-2009, Muriel de Carlos Sena
Caires, 2008). Centré sur la « cartographie », ce type de récit peut se passer de
personnages et conduire l’interacteur à une perte de référence géographique :
« ou suis-je ? Comment aller là-bas ? ». La recherche des micro-récits dispersés
dans l’espace virtuel peut devenir une quête interminable et conduire
l’interacteur à la résignation sans connaître le reste du contenu du récit.
253
Récit filmique et interactivité
des risques : elle peut mener à la dispersion du récit, à l’éloignement des objectifs
premiers, à une perte de référence, à une participation massive de coauteurs qui
finissent par détruire le « corps » de l’histoire.
Les récits interactifs à progression séquentielle sont des récits dont l’histoire,
souvent linéaire, nécessite l’intervention d’un tiers (interacteur, programme
informatique) pour se développer. Ce sont des histoires qui disposent, le long du
parcours narratif, des énigmes comme stratégie narrative afin de conduire
l’interacteur à une situation donnée (ex. Cerymony of Innocence de Nick
Bantock, 1997 ; Le Partage de l’Incertitude de Sylvain Barra, Benoît Blein et
Laurent Padiou, 2007/2008). Celui-ci se sent impliqué par l’histoire s’il parvient
ou pas à dépasser chaque épreuve. Dans les récits séquentiels, il n’y a pas
d’alternatives, soit on arrive à surpasser l’épreuve soit on reste dans l’échec, ce
qui oblige souvent à revenir sur ses pas et à recommencer depuis le début. La
boucle narrative est souvent utilisée pour maintenir l’interacteur dans l’espace
fictionnel où le passage doit s’accomplir. Tant que la « sortie » n’est pas
découverte, le récit se répète dans l’attente d’un déclenchement ou d’une
résolution qui le fera avancer (ex. Oblomov de Martin Le Chevalier, 2001).
Parallèle ✔✗ ✗ ✔ ✔ ✔
Génératif ✔ ✔ ✔ ✔✗ ✔
Base de donnée ✔ ✗ ✔ ✔ ✔
Topographique ✔ ✗ ✔ ✔ ✔
Collaboratif ✔ ✔ ✔ ✔✗ ✔
Séquentiel ✗ ✗ ✔ ✔ ✔
Figure 34. Tableau pour une typologie provisoire du récit filmique interactif.
254
Récit filmique et interactivité
genres, le contrôle est conditionné par l’auteur qui décide (en amont) les
multiples restrictions narratives et interactives. Il faut également constater que,
dans tous les genres, l’intrigue principale est définie à l’avance, et les spectateurs
et interacteurs doivent découvrir la suite des événements au fur et à mesure de
leur expérience. Nous constatons ainsi que les spectateurs et interacteurs ont plus
ou moins d’options selon le type de récit (nodal, séquentiel, génératif) et plus ou
moins de contrôle sur l’histoire (choix, comportements) selon les stratégies
narratives et interactives programmées par l’auteur (voir ci-dessus figure 34).
255
Récit filmique et interactivité
Mais la théorie de Manovich, selon laquelle les ordinateurs vont pouvoir, grâce à
des systèmes de stockage amplifiés et à des bases de données illimitées, résister
aux tendances narratives traditionnelles et créer un nouveau paradigme narratif
audiovisuel nous semble désajustée. Manovich oublie dans son étude un aspect
fondamental : celui de l’accumulation dramatique des événements dans une
succession temporelle et spatiale qui entraîne le spectateur dans un « voyage
d’illusions » jusqu’à la clôture du récit, condition unique du cinéma qui sert à
retenir l’attention des spectateurs.
256
Récit filmique et interactivité
Le vrai problème posé par ce genre de récits multiples concerne avant tout une
grande privation des effets d’attention des spectateurs, qui s’égarent facilement
dans ce labyrinthe narratif de possibles dans l’espoir d’arriver à suivre tel ou tel
personnage, telle ou telle histoire. Ainsi, il lui est plus difficile de comprendre où
il en est au niveau du monde diégétique proposé à tel ou tel instant et il se doit de
résoudre le puzzle narratif dans une activité cognitive et mentale redoublée.
326 BORGES, Jorge Luis, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », 1983.
327 BORDWELL, David, « Film future », p. 89.
257
Récit filmique et interactivité
C’est pourquoi nous pensons que le récit filmique interactif doit s’inventer des
stratégies narratives basées sur des restrictions diégétiques et comportementales
bien définies (à l’image du récit filmique traditionnel). Créer des histoires
infinies, des options narratives illimitées et une liberté absolue des spectateurs,
c’est mener un jeu risqué qui ne peut que conduire à la faillite. Laisser un contrôle
souverain des spectateurs sur les événements diégétiques, c’est les voir
abandonner le film dès la première perte de référence dans l’histoire. De cette
façon, l’attention n’est plus bornée par l’histoire mais par une structure narrative
trop permissive qui permet une liberté de mouvements et de décisions
démesurément démocratique. Le récit filmique se veut limité et centré sur les
objectifs de chaque personnage : créer toute les alternatives possibles, c’est
brouiller le spectateur dans une toile d’actions diégétiques dont l’unique objectif
serait de connaître tout les parcours envisageables, tout les destins, toutes les
alternatives possibles et impossibles. L’attention et l’orientation des spectateurs
ne se jouent plus sur l’histoire des personnages, mais plutôt sur ses propres
actions et/ou performances interactives dans la détermination de découvrir une
infinité d’options.
Le film organise son récit sur des moments décisifs des personnages, et conduit
l’histoire jusqu’à un climax narratif qui, selon le cas, résout l’énigme, le meurtre,
l’aventure amoureuse ou le destin des personnages. Cette stratégie narrative
permet d’entretenir les spectateurs en les « attrapant » dans la toile magique du
cinéma. Les doutes et questionnements des spectateurs sur l’avenir des
personnages et la résolution de l’histoire a, depuis toujours, permis au récit
filmique de conquérir son public.
Certains événements diégétiques seront plus importants que d’autres et peuvent
fonctionner comme l’élément charnière du tournant de l’histoire. Nous l’avons
déjà mentionné, le récit filmique nous interpelle parce qu’il utilise des stratégies
narratives et sémiotiques donnant des réponses effectives et permettant aux
spectateurs d’imaginer des hypothèses (et de les confirmer, ou non, plus tard).
Autrement dit, les spectateurs s’efforcent de construire, à partir des événements
diégétiques donnés, une trajectoire orientée vers un but causal qui commence à
un point déterminé et se termine plus tard par un autre point diégétique. Ces
points décisifs sont comme des noyaux (Barthes) qui renvoient à d’autres noyaux
potentiels. Ainsi, le récit filmique doit être capable de gérer ces moments
258
Récit filmique et interactivité
259
Récit filmique et interactivité
7.4.1.3 Répétition
260
Récit filmique et interactivité
2006) qui, à chaque répétition (à chaque cycle), permet de connaître une nouvelle
séquence du récit filmique - photogramme du film en arrière-plan (voir infra,
huitième chapitre pour plus de détails sur Carrousel328). Ce qui nous enmène à
croire que si dans la répétition, la nouveauté diégétique n’y est pas, le spectateur
pourrait se frustrer et abandonner facilement le récit.
7.4.1.4 Simultanéité
261
Récit filmique et interactivité
Les interfaces interactives sont souvent considérées comme des obstacles à une
bonne compréhension du film interactif proposant, par conséquent, une fausse
sensation d’implication des interacteurs par rapport à l’histoire. Soit parce
qu’elles fonctionnent comme un obstacle (cognitif, affectif), au lieu d’une
invitation à son utilisation, soit parce qu’elles sont très difficiles à utiliser
correctement par les interacteurs, soit encore parce qu’elles ne correspondent pas
aux attentes principales de celui qui les utilisent. Le geste interfacé devrait
complémenter, et non pas distraire la construction et l’interprétation cognitive de
l’interacteur. Il nous semble que cela n’est possible que lorsqu’il existe une
correspondance cohérente entre la représentation audiovisuelle et le type d’action
comportementale appliqué à cette présentation. C’est le cas, par exemple dans les
jeux vidéo de courses automobiles qui utilisent des dispositifs interactifs
similaires à un volant et aux pédales d’une voiture réelle. Ainsi, l’interacteur (le
joueur) comprend tout de suite ce qu’il doit faire et comment utiliser (plus ou
moins bien) le dispositif interactif. Si je tourne le volant vert la droite, je devrais
voir à l’écran mon véhicule prendre une direction cohérente avec mon action,
c’est-à-dire aller vers la droite. C’est ce qui se passe également avec les nouvelles
consoles de jeux vidéo, notamment la console Wii de Nintendo, qui intègre dans
son dispositif interactif un degré comportemental qui oblige l’interacteur à se
servir de tout son corps (ex. jeux de tennis, Mario power tennis). D’autres
travaux de nature plus ou moins artistique et expérimentale ont très bien compris
cette capacité des interfaces à reproduire des représentations cohérentes avec
l’action qui leur est appliquée. Par exemple, Jim Bizzochi fait une analyse très
intéressante de la transformation de la souris comme dispositif narratif dans le
262
Récit filmique et interactivité
330 BIZZOCHI, Jim, « Cerymony of innocence and the subversion of interface: cursor transformations as a
narrative device », 2003.
331 LEW, Michael, Office voodoo, an algorithmic film with a real-time editing machine, 2002,
263
Récit filmique et interactivité
nous avons tenté d’appliquer et que nous avons étudiée dans les interfaces des
projets expérimentaux Muriel, Carrousel et Transparence aux chapitres huit et
neuf.
Chris Crawford, créateur du Storytron332 défend que les jeux ne seront jamais
matures tant qu’ils ne pourront pas induire chez les joueurs la même profondeur
d’émotion qu’une histoire bien racontée. La question de Crawford suscite dès lors
une remarque sur la qualification de maturité des jeux. Comment peut-on définir
si un jeu est plus mature qu’un autre ? Et comment qualifié une profondeur
d’émotion d’une histoire qui, selon Crawford, doit être bien racontée ? Un bon jeu
doit-il être aussi émouvant qu’une bonne histoire ? Nous sommes dans un champ
miné, dans une subjectivation dangereuse qui ne peut nous mener qu’à une voie
sans issue. La question est peut-être mal posée par Crawford, en effet, parce que
les émotions qu’un jeu peut susciter sur un joueur ne sont pas comparables aux
émotions que peut ressentir un public dans une salle de cinéma. D’un côté nous
avons des émotions fortes comme la satisfaction de réussite, l’exaltation, la
déception et la frustration, l’amitié ou l’irritation envers un autre joueur et d’un
autre côté la tristesse que provoque un drame, les hilarités d’une comédie, le
bien-être d’une scène amoureuse, la tendresse d’un câlin, etc. Les émotions sont
de natures diverses et ne sont pas provoquées de la même façon par un jeu que
par un spectacle audiovisuel (film). Le jeu vidéo étant de nature interactive, il
prévoit une participation effective du joueur et il l’entraîne dans une expérience
ludique bien différente de l’expérience que ressent le spectateur d’un film ou le
lecteur d’un livre. Les jeux vidéo sont basés sur notre forme humaine de joueur,
tandis que les histoires, les films et les romans sont nos formes narratives de
base. D’un côté, c’est l’art de raconter qui prédomine, de l’autre, l’art de jouer.
Aucun n’est supérieur à l’autre. Le jeu n’est pas plus légitime que l’histoire, ou
vice-versa et il n’est pas question de qualification de grandeur, mais plutôt de
comprendre qu’ils sont tous les deux des moyens différents qui peuvent parfois se
complémenter ou s’entrecroiser. Le défi à relever serait celui de créer des jeux qui
fassent pleurer et rire et des histoires interactives qui provoquent une exaltation
du public, une satisfaction de réussite (ou une irritation envers son voisin de
rangée).
332Le Storytron est, selon Crawford, une machine à créer des histoires interactives. « Machine » qu’il a créé
après avoir quitté l’industrie du jeu à cause des pressions industrielles qui rendent le développement de jeux
intéressants et novateurs impossibles. Voir le site du Storytron sur : http://www.storytron.com/players.php
(consulté le 5 mai 2009).
264
Récit filmique et interactivité
Divers chercheurs ont vu dans le monde des jeux vidéo des repères théoriques,
pratiques et expérimentaux qui, hypothétiquement, pourraient fournir des pistes
pour l’étude du récit filmique interactif, notamment en ce qui concerne la
production de solutions ludiques combinant jeux et films333. Contrairement à
cette approche douteuse, un rapprochement des jeux vidéo et du cinéma
interactif nous paraît déplacé et risqué. Nous pensons que cela ne peut que nous
mener à des non-solutions : vouloir déplacer les stratégies narratives des jeux
vidéo et les stratégies comportementales des joueurs vers un récit filmique qui se
veut participatif, actif et collaboratif, c’est peut-être se diriger vers une voie sans
issue.
On peut dire, de manière générale que le jeu vidéo n’est pas un « support
narratif » en soi. Le plaisir des joueurs ne dépend pas de sa capacité à raconter
des histoires. Le but du joueur n’est pas de suivre les péripéties des personnages
et d’en attendre les résolutions diégétiques. Le but du joueur de jeux vidéo vise
plutôt :
o L’amélioration de sa performance gestuelle (dans l’usage des Joysticks, du
clavier ou de la souris) ;
o Le perfectionnement, au millimètre près, de son comportement (les
interfaces de la console Nintendo Wii) ;
o Marquer le plus de points possibles afin de battre tous les records ;
o Résoudre le plus grand nombre de puzzles afin d’attraper telle ou telle
énigme, ouvrir une porte ou sortir du labyrinthe ;
o Arriver le premier à la fin d’une course ;
o Ne pas se laisser abattre par ses ennemies ; etc.
Et seulement après tout cela, s’intéresser à l’histoire du héros, de la princesse, du
vilain, des envahisseurs, etc.
Mais l’idée que les jeux vidéo ont toujours été liés à la création d’histoires qui
supportent toute l’armature du récit, reste si fermement ancrée dans
l’imagination des créateurs et des joueurs qu’elle devient difficile à contrarier.
Le récit filmique à besoin, au contraire, de l’histoire, de la succession dramatique
des événements, d’une construction mentale, d’une attention particulière pour les
détails, et d’une implication cumulative, cognitive et émotionnelle sans quoi les
spectateurs risquent de perdre tout intérêt pour ce qui se raconte et d’en
détourner le sens. Le joueur a des objectifs précis à résoudre, des buts à atteindre
qui, le plus souvent ne sont pas dépendants d’une attention exacerbée vis-à-vis
333Voir KINDER, Marsha, « Narrative equivocations between movies and games », pp. 119-132. Voir également :
MAYNES-AMINZADE, Dan, « Techniques for interactive audience participation », dans Proceedings of ACM
SIGGRAPH 2002 conference abstracts and applications, 2002 http://portal.acm.org/citation.cfm?id=1242270
(consulté le 10 janvier 2008).
265
Récit filmique et interactivité
des parties narratives du récit, qui sont plutôt présentes pour servir de liaison
entre les différents niveaux du jeu. Ce sont des catalyses qui servent à remplir
l’espace entre chaque niveau, le temps de repos du joueur. Dans la plupart des
cas, ses micro-récits sont plutôt négligés par les joueurs, qui ne veulent que
passer au niveau suivant pour arriver à la fin de la partie avec le plus gros score
possible.
Avec le récit filmique traditionnel, l’histoire reste linéaire, au sens large du terme.
Les événements diégétiques se révèlent dans le même ordre et de la même façon
chaque fois qu’on regarde et qu’on écoute le récit. L’histoire qui en dépend est
une expérience contrôlée et l’auteur la construit consciemment, en choisissant
précisément les événements, en les plaçant dans un ordre précis afin de créer une
histoire à l’impact maximum. C’est pourquoi, si les événements survenaient d’une
autre façon, l’impact de l’histoire pourrait en être réduit.
À l’inverse, dans les jeux vidéo, c’est plutôt la sensation de libre arbitre qui doit
être valorisée pour que les joueurs sentent qu’ils ont une liberté d’action au sein
de la structure du jeu. Cette condition implique que le jeu soit non-linéaire, qu’il
permette aux événements de surgir dans un ordre différent à chaque répétition.
Le jeu doit donner des options au joueur, sous peine de le voir cesser son
expérience et quitter le jeu. C’est une opposition nette entre les besoins ludiques
du jeu vidéo et la condition narratrice du récit filmique. La différence est là : trop
s’éloigner du développement de l’intrigue et des objectifs ultimes des personnages
c’est probablement perdre l’histoire et restreindre la liberté des joueurs, c’est,
assurément, leur gâcher le jeu.
Ainsi, plus le jeu ressemble à une histoire (contrôlée, prédéterminée, linéaire),
moins le joueur en fera un bon jeu et plus l’histoire ressemble à un jeu (basée sur
les objectifs du joueur et non sur ceux de l’intrigue) moins vous aurez une histoire
qui retiendra l’attention des spectateurs. D’une certaine façon, nous pourrions
dire que jeux et histoires s’opposent et ont besoin de cette distinction pour
cohabiter.
334 En 1963 Julio Cortazar écrit un de ses romans les plus prometteurs : Rayuela (Marelle, en français, paru aux
éditions Gallimard en 1967). Rayuela peut se lire de façon conventionnelle, c’est-à-dire du début à la fin du 56e
chapitre : chapitre un, chapitre deux, chapitre trois et ainsi de suite, linéairement, suivant le chapitrage
séquentiel du livre. Ou bien, il peut se lire dans un ordre différent, proposé par Cortazar lui même, qui offre au
lecteur une expérience de lecture légèrement différente. Il commence par le chapitre 73, puis par les chapitres 1,
2, 116, 3, 84, 71, 5, etc., pour finir par le chapitre 131. Cortazar précise justement dans le préambule que la
lecture linéaire peut se passer « sans remords » de la suite des chapitres. En rencontrant les personnages et les
266
Récit filmique et interactivité
événements dans un ordre différent, le lecteur perçoit des variations dans la signification de leurs actes et un
autre regard se construit sur le récit. Idéalement, Rayuela devrait être lu des deux façons afin de comprendre
vraiment les enjeux de telle disposition et ainsi comprendre les intentions de l’auteur.
267
Récit filmique et interactivité
335 KINDER, Marsha, « Narrative equivocations between movies and games », pp. 119-132.
268
Récit filmique et interactivité
269
Récit filmique et interactivité
« passage ». Une finalité tout autre que celle considéré essentielle pour le récit
filmique interactif.
Nous ne devons pas confondre la notion d’une interactivité liée au jeu vidéo avec
le comportement, la participation des interacteurs d’un récit filmique interactif.
L’idée est la suivante : puisque l’interactivité des jeux vidéo crée un fort sentiment
d’implication du joueur (agencement), alors nous devrions être capables d’utiliser
les mêmes stratégies narratives et interactives afin de concevoir un récit filmique
interactif capable d’intéresser fortement les spectateurs/interacteurs. C’est
d’ailleurs l’idée de Kinder, pour reprendre son article, lorsqu’elle postule que les
jeux et le récit doivent être traités comme un « continuum »336. Or, il nous semble
que l’approximation entre les deux ne peut nous conduire qu’à une impasse, voire
à une contradiction. Alors que le récit filmique interactif a besoin d’un degré
d’attention élevé en ce qui concerne la compréhension de(s) l’histoire(s), le jeu
vidéo vise plutôt les capacités motrices et comportementales des joueurs selon
des objectifs bien précis (victoire/échec).
Concevoir le récit filmique interactif, c’est inventer des moments narratifs décisifs
où, l’interacteur se voit vraiment impliqué dans l’histoire dans le sens où il aurait
envie (besoin) de changer quelque chose dans la succession dramatique au lieu
d’attendre « passivement » la suite des événements diégétiques. Ainsi, la
condition peut également être posée du point de vue de l’interacteur et non plus
seulement du point de vue du protagoniste, du héros ou des personnages. C’est,
parce que le spectateur se sent fortement impliqué par l’histoire qu’il va vouloir
(ou pas) changer la suite des événements.
La succession dramatique doit être pensée de façon à prévoir une intervention qui
conditionne la suite des événements. La participation de l’interacteur se voit alors
confinée à plusieurs possibilités : Soit il peut intervenir, mais ne le veut pas (et le
récit doit résoudre cette contrainte), soit il peut intervenir et veut intervenir de
telle façon qu’il veut au plus vite voir le résultat de son action, ceci à cause d’une
grande attente générée par le récit, soit il veut intervenir afin de construire un
sens, mais ne peut pas à cause de sa participation antérieure.
Ainsi, le récit filmique interactif doit autoriser des restrictions narratives qui
visent la création de certaines limites dans la succession dramatique des
événements diégétiques. Nous le savons, l’ordinateur est fondamentalement un
réservoir de données compilées dans une mémoire latente qui actualise et affiche
270
Récit filmique et interactivité
Finalement nous pensons que le récit filmique interactif doit proposer des
stratégies narratives qui mènent à une succession dramatique des faits et ainsi à
une clôture du récit. Trois éléments sont fondamentaux afin de maintenir
l’interacteur impliqué, tout en lui concevant des moments de participation avec le
récit : créer des sentiments de nouveauté, prévoir des moments de répétition
dramatique et contraindre la clôture du récit à une condition limitée de possibles
(restrictions narratives). Les options proposées et choisies par l’interacteur
devraient offrir une certaine cohérence narrative et le mener à conclure le récit,
C’était déjà une des limitations (faussement conçue comme un avantage) des récits hypertextuels qui
337
demandaient de la part du lecteur une présence et une lecture suivie des textes mis en ligne quotidiennement
par leurs auteurs (ex. Non-Roman de Lucie de Boutiny, 1997-2000).
271
Récit filmique et interactivité
soit parce qu’il n’y a plus d’alternatives, soit parce que son parcours jusque-là, lui
suffit pour conclure sa participation.
272
3 ÉTUDE EMPIRIQUE
274
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Comment décrire (ou écrire) une œuvre d’art numérique, comment décrire une
installation vidéo-interactive ? Ou plus précisément, comment exposer, comment
énoncer aux lecteurs un récit filmique, soi-disant, interactif ? Par un exposé en
images ? Par une simulation vidéo-interactive sur DVD ? Par l’écrit ? Et sous quel
genre langagier ? L’affaire pose problème puisque aussi bien l’art numérique que
le cinéma sont déjà des « arts » langagiers et ont un langage propre. Comme le
remarque très bien Raymond Bellour dans l’analyse du film, celle-ci (l’analyse du
film) se trouve, ne peut se trouver, que dans la diversité mouvante des stratégies
utilisées exemplairement par l’analyse des textes littéraires. Parce que d’un côté il
y a « inégalité historique du développement entre le travail théorique sur l’objet
littéraire (pictural, etc.) et l’objet cinématographique, [et de l’autre] ce qui motive
en partie la première, tient à la nature même du signifiant de cinéma »338.
L’analyse du film s’appuie donc sur l’étude littéraire afin d’y repérer un texte
commun. C’est pourquoi, dirons-nous, l’analyse du film interactif aura du mal à
se constituer en tant que telle si elle s’éloigne excessivement des stratégies
empruntées par l’analyse littéraire. C’est d’ailleurs le point de vue que nous avons
suivi jusqu’à présent.
Mais, l’analyse du film ne devrait-elle pas s’en tenir au pouvoir de monstration du
cinéma, à décrire par l’image, par ses encadrements, ses plans et ses coupes ? À
décrire par ses personnages, dialogues et paroles ? Par son énonciateur, partiteur
275
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
ou narrateur ? Par son texte ? D’autre part, l’analyse du récit interactif, lui, ne
devrait-il pas disposer de l’image de l’interactivité comme méthode descriptive
par excellence et s’approprier son vocabulaire spécifique pour une telle
entreprise (spect-acteur, interacteur, avatar-acteur, geste interfacé, image-
actée, interactivité d’accomplissement, de réception, raccord et montage
interactif, hors-champ interactif). Un film devrait suffire à sa description, de
même qu’un projet en art numérique pourrait valoir par lui même. Mais, la
tradition voudra que la langue écrite reste prédominante dans la description,
l’analyse et le rapport des choses, et que l’écriture reste au centre de l’enjeu
culturel de la mémoire comme inscription sur un support matériel.
Toutefois, si l’enjeu est de retracer un projet qui fait usage d’un dispositif
interactif comme condition narrative, le dispositif linéaire de l’écriture peut ne
plus être suffisant et créer des problèmes d’efficacité descriptive. Il semble
évident que l’analyse d’un roman classique, qui respecte les théories
aristotéliciennes du récit et de la progression dramatique des événements et
l’analyse d’une encyclopédie multimédia ne sont pas du même ordre. Il y a conflit
entre les deux modes de lecture, l’un linéaire et séquentiel, l’autre non-linéaire, a-
chronologique et hypertextuelle. Nous retrouvons chez plusieurs auteurs
modernes des tentatives plus ou moins réussies de production d’autres modalités
d’écritures (non linéaires) qui ouvrent la possibilité d’un temps et d’un espace
discontinus. Mais même si Jorge Luis Borges a bel et bien tenté d’écrire des
fictions impossibles, qui ne peuvent structurellement ou matériellement pas
exister, ou que Julio Cortazar a défié l’ordre narratif conventionnel, le support
papier et le texte littéraire restent (généralement) séquentiel. D'ailleurs, le méta-
texte et le para-texte sont toujours des textes piégés dans la dimension du livre et
ne donnent pas accès à un autre livre ou à un autre texte, ou à autre chose. Pour
ce qui est du support informatique, l’adressage des données, le caractère
hypertextuel des codes et le rapport multimédia de ses composants, devraient
marquer une différence sur la façon dont l’écriture et la description doivent (et
peuvent) œuvrer pour aboutir à une façon nouvelle d’aborder, par le texte, des
projets artistiques numériques. Précisément, certaines recherches
contemporaines sur ordinateurs sont des échos aux recherches formelles de ces
écrivains modernes. Les exercices de combinatoire littéraire, notamment les
poésies de Raymond Queneau339 et de l’OULIPO340, les recherches génératives de
339 QUENEAU, Raymond, Cent mille milliards de poèmes. Voir document sur Internet :
http://www.x42.com/active/queneau.html (consulté le 15 mar 2007).
340 OULIPO : OUvroir de LIttérature POtentielle. Voir : OULIPO, Atlas de littérature potentielle, Éditions
Gallimard, 1981 et OULIPO, La littérature potentielle (Création Re-créations Récréations), Éditions Gallimard,
1973.
276
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Le groupe L.A.I.R.E. : Lecture, Art, Innovation, REcherche. Voir également la revue ALIRE : la revue sur CD-
341
277
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
l’hypertexte sans utiliser la navigation (son mode de lecture naturelle) est aussi
difficile qu’analyser un film sans jamais l’avoir vu, aussi difficile que de décrire
une installation en art numérique sans connaître les modes de participation
potentiels.
278
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
8.2 Muriel
343 Hiroshima mon amour (1959) et L’année dernière à Marienbad (1960) sont ses deux grands succès
antérieurs.
279
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Figure 35. Quelques photogrammes extraits du film d’Alain Resnais Muriel ou le Temps d’un
Retour (1963).
344 Terminée en juin 1962, la guerre d’Algérie était un sujet tabou en France, (Par exemple Le Petit Soldat, 1963,
de Jean-luc Godart a été interdit pendant plusieurs années). Le fait de ne pas être un film qui aborde
exclusivement et « directement » la guerre d’Algérie a permis au film d’Alain Resnais d’échapper à la censure de
l’époque.
280
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
C’est ce que constate Gille Visy, lorsqu’il affirme que « le récit filmique [de Muriel
ou le Temps d’un Retour] s’appui sur un passé qui absorbe le présent, et fait de sa
diégèse la construction d’une mémoire d’un temps qui ne cesse de revenir avec
obsession »345. Muriel ou le Temps d’un Retour abandonne ainsi la mise en scène
traditionnelle et la narration linéaire et se tourne vers une nouvelle vague de la
déconstruction narrative. Hélène Aughain veut à tout prix renouveler son
existence grâce aux retrouvailles d’Alphonse, l’homme qui fut son grand amour ;
Bernard est marqué par les souvenirs de Muriel, une victime de la torture de la
guerre d’Algérie ; Alphonse, menteur compulsif, n’arrive pas à rompre avec son
passé et Françoise joue le jeu de la nièce tout en courtisant les deux hommes de la
maison. Les personnages se rencontrent, s’évitent, sortent de l’appartement,
échangent quelques mots, se méfient les uns des autres, essayent de reconstruire
un passé basé sur des mensonges et de vivre un présent idyllique mais faux. Le
mélange entre le passé et le présent, le jeu narratif des personnages dans cet
espace-temps limité et l’originalité du montage font de Muriel ou le Temps d’un
Retour un film morcelé, fractionné, qui se développe sur une structure de récit
brisé, cassé, en mosaïque, qui évite toute une logique de production
cinématographique utilisée jusque-là.
Muriel ou le temps d’un retour est un film d’une construction dramatique très
complexe. Alain Resnais aime alterner deux, voire trois histoires dans un même
récit filmique, le présent avec le passé ou avec le futur, il aime jouer avec le
temps, avec la réalité et l’imaginaire (comme il a si bien su le faire pour L’année
dernière à Marienbad), de façon à ne jamais laisser le spectateur situer à coup
sûr le temps et l’espace de ses films ou le niveau de réalité de ses histoires. Mais,
malgré cette complexification dramatique, Muriel ou le temps d’un retour reste
tout de même un film qui se présente linéairement et se développe avec un début
et une fin temporelle très délimitée : l’histoire commence la nuit du samedi 29
septembre de 1962 et s’achève quinze jours plus tard, l’après-midi du dimanche
14 octobre. Même si l’ensemble du récit peut être considéré sous l’aspect d’une
ligne de temps linéaire, celle-ci reste tout de même une ligne cassée et
interrompue par des allusions au passé et au futur des personnages qui habitent
l’histoire (recours à plusieurs flash-backs et ellipses). Comme François Thomas
l’expose : si c’est une ligne que nous voulons comme référence, alors, il faut la
345VISY, Gilles, « Muriel ou les glissements temporels comme émergence de l’intériorité » (2005), dans
Cadrage.net, 1ère revue en ligne universitaire française de cinéma : http://www.cadrage.net/films/muriel.htm
(consulté en Mars 2007).
281
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
considérer comme « une ligne cassée, une ligne brisée, une ligne réduite au
fragment »346.
Écrit par Jean Cayrol, en collaboration avec Alain Resnais, le scénario a été divisé
en cinq actes bien distincts. Lors du tournage et après plusieurs modifications
pendant le montage, Resnais a préféré les dissimuler dans une transposition
temporelle qui n’a rien à voir (ou presque) avec le texte écrit préalablement, mais
où l’on peut encore, sans trop de peine, y trouver quelques symétries : toute la
première partie du film, approximativement la première heure, correspond au
samedi 29 septembre (le premier acte) ; la fin correspond également à une
journée dans la diégèse, le dimanche 14 octobre (le dernier acte) ; entre les deux,
au centre du film, les trois autres actes qui correspondent aux quinze jours qui
séparent le début de la fin de l’histoire. Même si l’on considère cette évidente
symétrie, le récit d’Alain Resnais reste tout de même extrêmement morcelé et
contient d’innombrables ellipses, des faux raccords volontaires et plusieurs
analepses. La structure du film se caractérise alors par l’union de ses fragments,
comme dans une mosaïque où les morceaux de porcelaine ne prennent sens que
lorsqu’ils sont reliés par le ciment pour former le dessein final. Le montage reste
très fractionné, éclaté en mille morceaux, et c’est justement la juxtaposition des
scènes qui va permettre une certaine intention dramatique, un rapprochement ou
un éloignement des personnages, la création d’un sentiment, ou d’une
impression, la construction d’un sens. Même si tel ou tel personnage semblent
rester dans un lieu précis (l’appartement d’Hélène Aughain par exemple), ou
dans un temps diégétique particulier (la soirée du samedi), Alain Resnais préfère
fragmenter le discours, morceler l’espace, diviser le temps, par un montage
« presque incorrect » où la multiplication des plans et leur corrélation dans l’axe
narratif non chronologique semblent déjouer chaque protagoniste au péril d’une
explosion éminente de leur trait psychologique.
Entretiens de François Thomas, auteur de L’Atelier d’Alain Resnais, éditions Flammarion, 1989, pour le
346
supplément DVD : Muriel ou le temps d’un retour, ArteVidéo France Développement, Argos Films, 2004.
282
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
audiovisuels sert de support à divers artistes et comment elle reste un des thèmes
de réflexion dans le domaine de l’art.
347 La vitesse du film a été réduite à deux images par secondes pour aboutir aux 24 heures de projection
ininterrompue.
348 Traduction libre : « De façon réaliste, personne ne peut regarder entièrement 24 Heures Psycho ».
expositions autour d’Hitchcock : Fatal coincidences: Hitchcock and Art (Paini and Cogeval, 2001) et Cut: Film
as found object in contemporarary art (Basilico, 2004). On se rapportera également au projet Manderley de
Marion Tampon-Lajarette qui propose un dispositif visuel labyrinthique du château Manderley d’après le film
Rebecca d’Alfred Hitchcock.
350 Dans le dispositif de l’installation et grâce à une double projection, les spectateurs peuvent comparer les deux
283
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
réalisé par John Woytowicz à Brooklyn en 1972. Ayant comme référence le film
de Sidney Lumet, Dog day afternoon (1975) réalisé trois ans après le hold-up,
Huyghe va à la rencontre de Woytowicz et lui demande de raconter sa propre
version de l’histoire et de la recréer devant la caméra. Dans un autre projet
intitulé L’Ellipse (1998), Huyghe reprend le film de Wim Wenders, L’ami
américain (1977) pour filmer le déplacement d’un personnage entre deux lieux
déterminés (de la chambre de l’hôtel jusqu’à son appartement) de la ville de
Paris. Dans la version de Wenders, ce passage a été supprimé : l’ellipse est là pour
se substituer au temps du voyage entre les deux espaces. Vingt-et-un ans plus
tard, Huyghe demande au même auteur (Bruno Ganz) du film de Wenders, de
faire tout le voyage à pied entre l’hôtel et l’appartement. Pour l’installation vidéo,
Huyghe a utilisé un écran panoramique prolongé par trois projections montrées
dans l’ordre, de droite à gauche. Les deux projections des extrémités sont les
séquences originales du film de Wenders, l’écran central affiche la version de
Huyghe dont le parcours de Bruno Ganz entre les deux lieux. L’insertion de
Huyghe devient ainsi le contenu de l’ellipse, qui fait que l’on « remplit » un trou
de temps cinématographique en raccordant les deux scènes originales, pour
former un ordre temporel réel et continu.
351Sur le sujet, voir les travaux de Bruce Conner, considéré comme le maître des films aux images trouvées
(Found footages). A movie (1958) est son film le plus connu : il y rassemble en un peu près douze minutes tous
ses films antérieur en un seul et Report de 1967 est l’un des premiers films expérimental à reprendre les images
de l’assassina de Kennedy.
284
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Axé sur les premières 57 minutes du film d’Alain Resnais, Muriel ou le temps d’un
retour (ce qui correspond au premier acte du scénario et à la première partie du
récit filmique), nous avons réalisé un travail artistique expérimental, sous la
forme d’une installation filmique interactive, que nous avons intitulé Muriel.
285
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Ainsi, au fur et à mesure que le récit filmique avance, et au fur et à mesure que les
coupes se produisent, nous repositionnons les plans de façon à ce que leurs
emplacements correspondent à l’endroit exact où ils ont été saisis par la focale de
la caméra par rapport à la disposition originelle de l’appartement. Pour une mise
en perspective de l’appartement, une navigation facilitée et un rapprochement
effectif au cinéma et à l’obscurité de la salle, nous avons stylisé l’édifice en lui
supprimant les mûrs et en ne laissant que les bords de chaque polyèdre qui
compose la géométrie. L’action des spectateurs va ainsi leur permettre de
naviguer dans l’espace, en « traversant » les mûrs virtuels tout en suivant le
déplacement de la caméra et en conséquence l’évolution du récit filmique. C’est
dans cet espace tridimensionnel virtuel obscurci que les images vont surgir pour
miroiter la topologie de l’appartement et dévoiler le montage hyper-fragmenté du
film originel d’Alain Resnais. Ce sont ces réceptacles d’images, ces objets
« spatio-temporels »352 qui vont participer à tout un dispositif de mise en valeur
de certains effets de distanciation, de procuration et de désignation des images
interactives.
352 Sur cette notion, voir la thèse de doctorat de Tania Ruiz GUTIERREZ: Étude sur le temps et l’espace dans
l’image en mouvement. Tissage vidéo, objets spatio-temporels, images prédictives et cinéma infini, Université
Paris 1, 2004. Ainsi que les travaux de Masaki Fujihata (Field-Works, 2000-2008), de Marion Tampon-
Lajarrriette (Manderley, 2007), de Dietmar Offenhuber (Wegzeit, 2002) et de Joachim Sauter et Dirk Lüsebrink
(The invisible shape of things past, 1995) entre autres.
286
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
287
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
On entend par dispositif la façon dont sont disposées les différentes parties ou
organes d’un appareil ou d’un mécanisme (voir quatrième chapitre). C’est la mise
en place d’éléments dans un ensemble où le tout est toujours plus important que
la somme de ses parties. Faire l’arrangement des différents composants de
Muriel, c’est envisager le côté systémique de l’ensemble, c’est proposer des effets
de subjectivation, des territoires et des non-territoires des personnages et des
interacteurs, c’est organiser toute une nouvelle façon de raconter, c’est proposer
aux spectateurs des actions, des agencements, de prendre partie, c’est finalement
« créer » un nouveau dispositif, un dispositif-interactif.
288
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
289
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Figure 40. Exemples des multiples dispositions des écrans (objets spatio-temporels) dans
l’espace tridimensionnel.
290
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
291
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
355Est profilmique : « tout ce qui s’est trouvé devant la caméra et a impressionné la pellicule », SOURIAU,
Étienne, L’Univers filmique, p. 8.
292
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
8.3 Transparence
Peut-on définir le récit filmique interactif selon une mise en relation des
spectateurs avec une histoire singulière qui se raconte sous les conditions d’un
régime cinématographique et interactif particulier ? S’il est vrai que toute histoire
ou que tout récit filmique a un début, un milieu et une fin, quelles conditions sont
nécessaires pour rendre les événements diégétiques véritablement « accessibles »
293
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Cette notion de flux narratif est très opportune pour le récit filmique interactif,
puisqu’elle va permettre de mettre en relation le récit, fragmenté et non-linéaire,
avec les lectures subjectives et interprétatives de chaque spectateur. C’est
pourquoi, d’ailleurs, nous pensons qu’il faut libérer le film de son dispositif
294
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
295
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Sara éprouve un réel amour pour Pedro malgré les sentiments d’affections qu’elle
garde pour Miguel ; Pedro, lui, idolâtre Sara mais ne résiste pas aux déclarations
de Miguel ; Miguel à son tour, adore Sara sans arriver à oublier Pedro. Les dés
sont joués et c’est aux spectateurs d’essayer de s’y retrouver dans ce triangle
amoureux sans résolutions prévisibles.
296
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Sur le plan du scénario (voir appendice 1), Transparence a été construit comme
une séquence narrative de scènes et de syntagmes autonomes (plans séquences -
syntagme dans le syntagme, Christian Mertz, voir section 3.2), des « presque-
histoires » qui se relient entre elles selon un thème commun et une unité de lieux
et de personnages. Les relations événementielles sont volontairement floues et en
déséquilibre constant. Ainsi Transparence met en scène d’infimes moments
partagés, des moments vécus comme s’il s’agissait d’un ultime rendez-vous.
Le scénario a été rédigé afin d’autoriser la segmentation du récit : divisé en six
thèmes principaux (Amour, Sexe, Souffrance, Jalousie, Narcissisme et Trahison)
la rédaction finale a permis une segmentation de l’histoire en 23 séquences
indépendantes : un générique initial, trois séquences d’ouverture, une séquence
sur chaque thème pour chaque personnage et une séquence finale (appendice 1).
Les 23 séquences ont été imaginées comme un tout, comme un film entier, de
façon à se complémenter entre elles lorsqu’elles sont visionnées consécutivement.
Cependant le visionnage individualisé des séquences peut également être
envisagé, puisqu’il ne s’agit pas que d’une histoire linéaire et séquentielle et que
chaque fragment peut être suivi par n’importe quel autre (selon les options des
interacteurs – c’est la solution des réseaux des possibles narratifs, proposé par
Claude Bremond : chaque segment peut être suivi d’une actualisation qui mène à
un but atteint ou à un but manqué).
Trois personnages, un duel au soleil, chacun porte une arme pointée sur l’un des
autres personnages. Voilà le début du récit, qui, comme le comprendra (peut-
être) plus tard le spectateur, n’est en fait que l’une des clôtures possibles de
l’histoire. Pour débuter le film, le spectateur doit choisir le sort de l’un d’eux tout
en sachant que le récit prendra un contour distinct selon l’option réalisée. Au
hasard, l’interacteur passe du présent au passé, du passé au futur, dans une
histoire caractérisée par l’insécurité, l’instabilité émotionnelle et l’imprévisibilité.
Une histoire à trois, qui nous montre des moments intenses d’amour, de sexe et
de passion, mais aussi des moments violents de trahison et de jalousie.
Imaginées à partir de l’idée de flux narratif proposée par Weinbren, les multiples
histoires qui habillent ce récit peuvent être visionnées sans un ordre prédéfini.
Chaque fragment représente une possibilité narrative, un flux narratif potentiel,
voire une combinaison avec un autre fragment à découvrir plus tard. Les
spectateurs sont ainsi invités à construire leur propre « milieu » de l’histoire, à
297
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
remplir les espaces vides et à engendrer des liaisons imaginaires. Ce sont ces
parcours imaginaires qui vont définir les parcours narratifs des spectateurs dans
ce labyrinthe d’histoires potentielles. À chaque visionnage, le récit prend un
parcours distinct et les interrelations thématiques se trouvent modifiées par les
décisions des spectateurs.
Figure 43. Transparence, un flux narratif potentiel qui s’exerce selon les options des
interacteurs.
298
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Selon les circonstances, les syntagmes narratifs forment une histoire, ou une
autre, chaque décision des interacteurs le mènera sur une piste nouvelle, une
possibilité et un sens nouveau. Il ne leur reste qu’à monter le puzzle, ce tourbillon
d’émotions, et à découvrir une histoire résolue par la puissance d’un sentiment si
intense, comme un amour qui nous conduit inévitablement à la destruction.
299
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
300
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
360 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2, p. 13.
301
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Dans Transparence, chaque syntagme narratif est présenté afin de permettre une
liaison avec une autre scène ou une autre ligne narrative. Ces micro-histoires ont
été écrites pour permettre des ruptures et des sauts, des liaisons et des
enchaînements avec d’autres micro-histoires quelconques :
Dans Narrative as Virtual Reality, Marie-Laure Ryan propose une série de neuf
structures possibles pour le récit interactif361. Ces structures sont basées sur des
systèmes d’interdépendances et par conséquent divergent de la proposition de
Deleuze et Guattari. Cependant, il nous semble que la combinaison de deux ou
plusieurs de ces structures peut engendrer des systèmes beaucoup plus
intéressants. Par exemple, si nous adaptons une structure à points de vue
multiples (The braided plot, Ryan, p. 254) avec une autre à histoires cachées (The
hidden story, Ryan, p. 253) nous pouvons découvrir une autre structure qui
n’existait pas auparavant. Cette méthode stimule l’invention de nouvelles
structures interactives pour le récit filmique. Ainsi, dans Transparence, nous
proposons une combinaison de diverses structures :
Dans les parcours potentiels des interacteurs, ce sont leurs choix concernant les
alternatives proposées qui vont déterminer les itinéraires par lesquels ceux-ci
vont se déplacer dans la ligne temporelle diégétique. Les lignes des destins des
personnages comportent le système rhizomique où, à n’importe quel point de
RYAN, Marie-Laure, Narrative as virtual reality. Immersion and interactivity in literature and electronic
361
302
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
L’installation Transparence a été conçue pour être visionnée dans une pièce
sombre et sur un écran de grandes dimensions et assez large afin de permettre un
303
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
fort sentiment d’immersion des spectateurs. Dans cette salle, nous avons disposé
plusieurs fauteuils et chaises assez confortables (indiquant une séance qui devrait
durer assez longtemps), et un meuble en bois blanc, en forme de cube (60 x 60 x
60 cm) sur lequel est fixé un objet translucide, lui aussi en forme de cube, qui sert
d’interface entre le film et les interacteurs (figures 46). Confortablement installés,
les spectateurs devront alors actionner le cube pour faire avancer le récit
filmique. Comme pour Muriel, le restant apparatus technologique reste caché à
l’intérieur du meuble.
362 http://www.griffintechnology.com/products/powermate/
304
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
305
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
En faisant pivoter le cube translucide fixé sur le meuble, l’interacteur fait tourner
le cube virtuel qui apparaît à l’écran. Cette action/réaction permet de visionner
les différents tirages et de sélectionner une des suites possibles de l’histoire. Par
exemple, après avoir visionné le fragment A3 [Amour-Miguel], le tirage donne
306
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
comme résultat S2, A1, J2, S1 et situe chaque fragment filmique sur l’une des
faces latérales du cube 3D. Au spectateur d’opter pour l’une des quatre scènes
possibles : [Sexe-Pedro], [Amour-Sara], [Jalousie-Pedro] ou [Souffrance-Sara].
Selon le choix effectué, l’histoire prendra des contours différents influençant les
choix postérieurs au fur et à mesure que le récit avance.
Une autre condition présente dans Transparence est celle de la répétition. Selon
les résultats de chaque allocation aléatoire des fragments narratifs, il est possible
que certaines scènes répètent les mêmes éléments visuels plusieurs fois. Cette
possibilité a été envisagée afin de permettre aux spectateurs de visionner une
même partie de l’histoire une seconde ou une troisième fois. En considérant le
dispositif narratif dans sa globalité, cette condition a des avantages qui
conduisent à une fréquence indéterminée de certains fragments dans le cas où
307
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Figure 50. Langage de Programmation Orientée Objet (POO) sur Pure Data.
363 Un objet représente un concept, une idée ou toute une entité du monde physique, comme les objets [repeat]
pour le concept de répétition, [metro] pour mesurer le temps, ou [circle] pour la représentation d’un cercle.
364 http://www.cycling74.com/products/max5
365 http://puredata.info/
308
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
366 Le OpenGL (Open Graphics Library) est une spécification qui définit une API (interface de programmation)
multi plateforme pour la conception de logiciels générateurs d’images bidimensionnelles ou tridimensionnelles.
367 Pour plus d’information sur les bibliothèques graphiques pour Pure Data, voir sur :
http://puredata.info/docs
309
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
310
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
311
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
8.4 Carrousel
Nous aborderons, dans les lignes qui suivent, les procédures de mise en œuvre et
de réalisation de l’installation Carrousel, qui a pour objet l’étude de nouveaux
processus d’interactivité entre les spectateurs et le récit filmique : Carrousel vise
à explorer une nouvelle configuration relationnelle à travers la conception d’un
dispositif interactif original.
Le projet expérimental Carrousel met en œuvre une nouvelle perspective
relationnelle entre une image éminemment cinématographique, son
comportement dans un espace tridimensionnel virtuel et l’implication des
spectateurs - interacteurs avec le dispositif narratif et interactif.
312
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
313
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
314
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
actes et manipulations d’une interface interactive, met en relation les deux types
de mouvements précédents, dans une perspective relationnelle propre à
l’interactivité.
315
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
dans le système numérique de l’ordinateur qui, à son tour, les actualise dans une
représentation virtuelle tridimensionnelle. Ainsi, Field-work@Alsace permet aux
spectateurs de suivre les images et leurs traces numériques dans cet espace
virtuel et de revivre ainsi l’expérience de Fujihata pendant le tournage et ses
entretiens avec les habitants frontaliers de la région Alsacienne. Dans l’espace de
projection, des centaines d’écrans avec des images du tournage, et pour les lier
des lignes virtuelles qui reconstituent les trajets de la caméra : en s’approchant
des écrans, ces derniers s’actionnent pour montrer leur contenu et se déplacent
au fur et à mesure que la vidéo avance. Fujihata, réussit, par ce moyen très
efficace, à recueillir les mouvements et les comportements de la caméra au
moment des prises de vues et à les restituer dans une installation interactive où
l’action des spectateurs reste prépondérante pour l’actualisation de l’espace
virtuel et le déclanchement des vidéos-segments autonomes. Si la caméra bouge,
les écrans où s’affichent les images de cet enregistrement doivent bouger : voilà
l’axiome utilisé pour la conception du Carrousel, inspiré des travaux de Fujihata.
316
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Les scènes utilisées pour cette œuvre ont été tournées sur le carrousel de la place
de l’Hôtel de Ville de Paris, en décembre 2005. Ce sont ces séquences (six plans-
séquences de 30 à 40 secondes chacun, ce qui correspond à peu près à deux tours
de manège complet pour chaque plan), répertoriées dans une base de données
auxquelles nous avons rattaché la liste de location correspondante, qui s’affichent
sur l’écran et qui ont un comportement conforme au déplacement de la caméra
lors du tournage sur le carrousel de Paris. En actionnant le film, les projections
tridimensionnelles sont dans le mouvement et accompagnent le déplacement que
la caméra a effectué au moment de la saisie des images. Ce dispositif permet
ainsi, de mettre en relation l’illusion de la fausse reconstitution du mouvement
configuré par le cinéma, et la reconstitution du vrai mouvement comme acte de
parcourir un espace. Par ce dispositif, nous avons créé un récit, un jeu relationnel
de rencontres, de mouvements affichés dans un espace temporel qui réunit le
« ici » et le « maintenant » de l’interacteur avec le « là-bas » et le « ça a été » du
tournage.
369Les données GPS qui renvoient à la position de la caméra en valeurs de longitude et latitude au moment de la
prise de vue sont transformées en liste de QRA loc (Codage Locator) ou en un autre langage de programmation,
afin de permettre une configuration tridimensionnelle des emplacements.
317
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Figure 54. Quelques images de l’installation réalisée au Forum de la ville de Maia, Portugal,
2006.
370Nous faisons ici l’appropriation des techniques du pré-cinéma (usage de la manivelle) pour saisir et présenter
les images-mouvement.
318
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Comme nous l’avons déjà expliqué dans les lignes précédentes, Carrousel est
conçu autour de six syntagmes narratifs, plans-séquences en couleur de 30
secondes chacun reproduisant des tours de manège sur le carrousel de la place de
l’Hôtel de Ville de Paris. Ces six segments autonomes ont été disposés sur une
structure circulaire virtuelle, en forme de manège, dans des positions conformes
aux déplacements de la caméra. Un plan d’ensemble permet aux spectateurs de
visualiser les différents segments et la position relative que chacun occupe dans
l’espace tridimensionnel. En arrière plan et occupant toute la partie supérieure de
l’écran, un rideau d’images fixes en noir et blanc contraste avec le mouvement
circulaire des séquences filmiques en couleur. Une bande sonore de 10 minutes
composée de dialogues, de bruitages et de musiques accompagne le tout.
319
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
320
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Dans cette installation interactive, nous nous confrontons à deux types d’images
cycliques : d’une part, nous avons des séquences filmiques affichant une série
d’images qui ne cessent de revenir périodiquement à leur point de départ, à l’état
initial, d’autre part, ces mêmes séquences filmiques se déplacent dans l’espace
selon un anneau circulaire toujours identique, en forme de boucle fermée sur soi-
même. Il y a donc une double répétition, celle des images qui ne cessent de
s’afficher les unes après les autres, consécutivement donc, et celle des espaces
parcourus, circonscrits à des mouvements circulaires. Ce sont des boucles
narratives prisonnières d’un parcours lui aussi fermé, cyclique, boucle dans la
boucle. D’ailleurs, pour revenir sur Lev Malovich, la boucle (the loop) serait le
vrai moteur narratif des œuvres numériques (voir son analyse sur le travail Flora
petrinsularis de Jean-Louis Boissier), puisque les ordinateurs intègrent dès leur
conception les principes de la programmation répétitive :
i=10
if i<=10 then 1
371i est égal à dix, si i est inférieur ou égal à 10, alors on a un résultat positif et le cycle continu, s’il est supérieur,
le résultat reste négatif et la boucle s’arrête. « New temporality : Loop as a narrative engine » dans MANOVICH,
Lev, The language of new media, 2002.
321
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
repeat ....while
do....next
do...while.
322
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
o Soit ce sont des espaces clos, renfermés où il n’y a plus grand chose à
rajouter après un, deux, voire trois passages sur un nœud
narratif identique (comme pour Switching, Morten Schjødt, 2003). Ce
système clos conduit plus facilement à l’abandon du récit ;
o Soit elles peuvent servir de clôture du récit, assurant au spectateur qu’il
n’y a plus rien à voir, puisqu’il n’y a pas de sortie possible (ainsi pour
Looppool DVD, 2005) ;
o Soit encore, elles renforcent un passage diégétique voulu, en donnant un
nouveau sens au récit permettant de nouvelles interprétations (comme
dans Blind chance, Krzysztof Kieslowski, 1981).
Dans ce type de structure cyclique, le spectateur est en mesure de revenir sur des
lieux déjà visités auparavant mais cette fois par des chemins distincts. Ce genre
de répétition garantit une expérience toujours distincte, selon les chemins
parcourus pour revenir à la case départ. C’est un peu l’effet réussi par l’expérience
de Lev Koulechov, qui, en 1921, met en échec toute l’étude sur la représentation
cinématographique lorsqu’il simule des expressions antagoniques d’un
personnage par la répétition d’une même expression faciale.
S’il existe plusieurs façons de percevoir la réalité comme des multiples vues en
perspectives d’une ville, et s’il existe une « réalité-multiple », il est admissible de
considérer qu’il existe toujours un point de vue particulier qui serait le meilleur
pour comprendre l’ensemble d’un texte, l’ensemble d’un film ou l’ensemble d’une
histoire.
323
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
une caméra immobilisée sur son axe, saisie des fragments du réel dans les limites
de son encadrement. Si, au contraire, le plan se construit au fur et à mesure que
la caméra bouge (dolly, steadycam), c’est elle qui va modifier la position
respective des acteurs et des objets mobiles qui composent le plan, et aller du
champ à l’hors-champ par rapport à un tout qui exprime un mouvement.
Jean-Louis Boissier propose un autre cas de figure où une certaine variabilité des
images saisies sur le réel, le choix de certains points de vue et de mouvements de
caméra devrait mettre en œuvre ce qu’il désigne comme une perspective
interactive. Cette nouvelle relation formelle de la représentation mettrait en jeu
particulièrement avec le numérique, une perspective de la visibilité avec une
perspective de la lisibilité. Boissier affirme que
324
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
325
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Sur l’un des mûrs de cette pièce, une projection grand format qui occupe toute sa
surface. La boîte à musique est éclairée par un petit projecteur directif pour
attirer l’attention du public (figure 57).
326
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
374 BOISSIER, Jean-Louis, La relation comme forme. L’interactivité en Art, pp. 272 et suiv.
327
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
Travail ludique, celui du jeu interactif, celui du jeu de manivelle, travail qui
requiert un effort, qui nécessite un investissement et qui, tout en s’inscrivant
dans un temps, met en place des rapports de force et un plaisir (à se satisfaire –
agencement, Murray). Faire tourner la manivelle c’est modifier l’image, c’est
mettre en avant un rapport dialectique entre un geste et une réaction, un acte et
une transformation des images, de l’espace et du temps. Jouer le film, c’est aussi
faire partie du film, c’est se placer au centre de la pièce, manipuler un dispositif-
interface et participer à une mise en scène interactive où le joueur devient acteur
des autres spectateurs.
Sur l’écran et dans l’espace tridimensionnel, des écrans rotatifs, réceptacles des
vidéos fonctionnent comme des objets filmiques spatiotemporels (figure 58).
Objets virtuels et actualisables par le geste d’un tiers (le geste de l’interacteur), ils
se déplacent sur une ligne circulaire imaginaire, tour après tour, comme dans la
vie, sur un manège réel. L’action sur la manivelle les fait circuler dans l’espace
virtuel et simultanément, fait jouer la vidéo qui s’y affiche, du début à la fin dans
un cycle infini, tant que l’acte ne s’arrête pas. Images interactives donc, objets
filmiques-actés, c’est bel et bien grâce au jeu de
l’observateur/regardeur/interacteur qu’un certain calcul, perspectiviste des
entités virtuelles tridimensionnelles, se déclenche et s’actualise.
328
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
données numériques envoyées par le contrôleur PowerMate via câble USB. Les
bibliothèques GEM, PDP et PiDiP ont été ajoutées au programme afin de créer et
de cartographier les objets tridimensionnels dans l’espace virtuel et de leur
donner des fonctions diverses de réception, de mouvement et de définition des
vidéos qui vont les « habiter ». Les vidéos, maintenues dans une base de données,
s’actualisent sur les écran-réceptacles selon le déclenchement du récit : une
action externe au système informatique qui provoque une réaction dans
l’actualisation et l’apparition des images et des vidéos.
Figure 60. Abstraction-mère qui gère les données visuelles ainsi que tout le dispositif
interactif.
329
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
330
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
331
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel
332
Étude de la réception
9 Étude de la réception
333
Étude de la réception
376 Deux textes d’origine britannique de Corner John, « Meaning, genre and context : the problematics of “public
knowledge” in new audience studies » (1991) et de Livingstone Sonia, « Rethinking audiences: towards a new
research agenda » (1996) et trois textes d’origine française de Pasquier Dominique, « Chère Hélène. Les usages
sociaux des séries de collège » (1995) et « Tees series’ reception: television adolescence and culture feelings »
(1996) et de Odin Roger « Approches sémio-pragmatique, approche historique. De l’intérêt du dialogue »
(1994).
377 QUÉRÉ, Louis, « Faut-il abandonner l’étude de la réception? », Réseaux, 1996.
334
Étude de la réception
o Ensuite, elle est un « acte configurant », qui dote un texte ou une émission
d’un sens ou d’une intention, permettant au récepteur de décrypter et
d’organiser les éléments d’un ensemble de relations tout en lui
configurant un sens permettant d’ajuster son comportement ;
o Puis, il considère la réception comme une « appropriation », c’est-à-dire
l’utilisation d’un texte, d’une image ou d’un dispositif pour éclairer sa
propre situation « pour modifier son environnement cognitif, corriger ses
préjugés, ses croyances ou ses évaluations de la réalité, enrichir ses désirs
ou ses attentes, réorienter sa pratique, etc. »379.
Absentes des recherches britanniques, les études francophones, elles, ont permis
un passage à une « esthétique de la réception » qui aboutit à l’exploration des
diverses façons dont le récepteur se voit affecté par ce qu’il voit, ce qu’il lit ou
entend, par la façon dont il y réagit et comment il investit sa compréhension dans
335
Étude de la réception
ses pratiques. Envisager ainsi une esthétique de la réception c’est penser à une
expérience temporelle, à une activité qui se temporalise, dans le passé, le présent
et le futur. C’est une expérience réfléchie dans un avant (activités passées qui
influencent les autres dimensions temporelles), un pendant (au moment même
de l’activité) et un après (activités futures qui se dessinent sous l’influence d’une
expérience vécue). C’est penser également à une expérience sociale, qui met en
œuvre des médiations publiques et, finalement, c’est considérer une dimension
pratique, comme activité située et concrète.
336
Étude de la réception
381 BARDIOT, Clarisse, « Écrire le spectateur : théâtres virtuels et drames interactifs », pp. 33-56.
382 « Le design de l’accessibilité ».
383 McCARTHY, John et WRIGHT, Peter, « Technology as experience », Interactions, septembre - octobre 2004.
337
Étude de la réception
387 SANDERS, Elizabeth B.-N., « Virtuosos of the experience domain », Proceedings of the 2001 IDSA,
», dans : Proceedings of the conference on Designing interactive systems: processes, practices, methods, and
techniques, pp.419-423.
389 JÄÄSKÖ, Vesa et MATTELMÄKI, Tuuli, « Observing and probing », dans : Proceedings of the 2003
338
Étude de la réception
En 2005, Sangyeob Lee392 envisage une étude sur les réactions émotionnelles des
spectateurs avec, d’un côté, une version linéaire et de l’autre une version
interactive d’un récit filmique d’environ 7 minutes intitulé Modern cinderella.
Cette étude a été réalisée par comparaison, entre un groupe de participants (2
personnes) versus un spectateur seul, sur un total de 80 participants qui ont été
mélangés aléatoirement pour former les groupes. Selon l’analyse des résultats,
Lee considère que les facteurs « plaisirs », « engagement avec l’histoire » et
« attention » ne diffèrent pas selon les conditions du visionnage (par groupe ou
individuel). Il constate également une plus grande curiosité envers la version
interactive du récit, ainsi qu’une discussion plus engagée des participants sur
celle-ci. Ceux qui ont expérimenté la version interactive se sont très vite
enthousiasmés par le fait de pouvoir réaliser des options, mais lorsqu’ils étaient
accompagnés, ils ne réfléchissaient pas autant à leur sélection et restaient en
conséquence moins attentifs. Une des plus grandes difficultés de Lee a été de
trouver des résultats pleinement satisfaisants. En utilisant une échelle de 5
valeurs la tâche est plus laborieuse et une nuance trop subtile peut parfois induire
390 AUSTIN, T., VOGELSANG, A., « The art audience as user », dans Proceedings of the Pixelraiders 2
conference, 2004.
391 Traduction libre de : « I do not think of my audience as users no more than a painter would think of their
audience in such a manner ». Peut-être que Biggs est contre cette idée, justement parce qu’il ne reconnaît pas
l’audience des installations interactives comme un « utilisateur ».
392 LEE, Sangyeob, « Viewer responses to interactive narrative: a comparaison of interactive versus linear
viewship in alone and group settings », article à paraître dans Communication technology, Mai 2005.
339
Étude de la réception
en erreur. C’est pourquoi il conseille d’utiliser une échelle plus grande (7 valeurs)
qui devrait permettre d’obtenir des conclusions beaucoup plus fiables (échelle
utilisée pour notre étude sur la réception, voir infra section 9.2).
En 2006, Linda Stone393 propose une analyse sur deux types d’attention :
« l’attention partielle continue » et « l’attention » en elle-même. Dans une
tentative de définir l’attention partielle continue, Stone affirme que celle-ci est
souvent confondue avec le multi-tasking profile (profil multitâche) où le désire
des « utilisateurs » s’affirme par la volonté d’être plus productif et plus efficace,
contrairement au premier type qui est la signification d’une volonté vivante, de
rester connecté au monde et au réseau. Bref, de prêter une attention partielle en
continuité. C’est un effort, selon Stone, qui oblige à ne rien perdre, à rester
toujours alerte, branché (le texte ergodique de Espen J. Aarseth). C’est peut-être
à cette attention-là qu’il faut songer lorsqu’il s’agit de penser aux nouvelles
technologies, aux nouveaux dispositifs interactifs (et au récit filmique interactif).
Une attention partielle continue d’un spectateur en activité permanente,
connectée, alerte, soit lorsqu’il est installé passivement à regarder le déroulement
de l’histoire, soit lorsqu’on lui demande d’intervenir afin d’opter pour l’une des
alternatives diégétiques proposées.
393 STONE, Linda, « Linda Stone’s thoughts on attention and specifically, continuous partial attention »,
http://continuouspartialattention.jot.com/WikiHome, consulté le 3 janvier 2007.
394 Voir : MI HUDELOT, Mok, Interactivité et cognition : l’étude de l’expérience interactive en art par une
340
Étude de la réception
395FORLIZZI, J., et BATTARBEE, K., « Understanding experience in interactive systems », dans Proceedings of
designing interactive systems: processes, practices, methods, and techniques, pp. 261-268.
341
Étude de la réception
396 What is Watt? réunit, depuis 2001, un groupe de 25 artistes originaires de l’île de Madère (Portugal), qui
présentent des similitudes dans la production et la compréhension de l’œuvre d’art. Il s’agit de promouvoir des
projets artistiques inter médiatiques où l’électricité s’assume comme un flux d’énergie essentiel dans
l’opérationnalité du social et de l’acte artistique contemporain. « Le courant électrique se présente comme un
indispensable cordon ombilical et un agent de la réalisation de l’œuvre d’art dans l’intervalle qui négocie la vie
entre l’état on et off », pour en savoir plus sur le groupe voir son site : http://www.whatiswatt.org
397 http://www.serralvesemfesta.com/gca/index.php?id=26&continua=0
342
Étude de la réception
9.2.1 Observation
398 http://www.centrodasartes.com/Default.aspx
399 http://www.madeiradig.net ( « MADEIRADIG was created in 2004, filling a gap in Madeira’s cultural events
in the field of multimedia and digital arts. The Festival aimed to bring to Madeira international top level artists
from music, film, video, computer art and photography and also to motivate Madeiran artists to create new
works in these fields »).
400 http://www.fest.pt
401 http://www.culturede.com/pt/museus/arte_contemporanea/lista.aspx
343
Étude de la réception
344
Étude de la réception
Des questionnaires ont été élaborés afin de réaliser une enquête sur la réception
du public concernant Carrousel, Muriel et Transparence. En conséquence, nous
avons conçu une première étude qualitative du projet Transparence. Cette
analyse primaire a été développée grâce aux résultats des entretiens que nous
avons eus avec plusieurs participants avant même l’installation définitive du
projet (voir section 9.4.1). Ce n’est qu’à partir de ces entretiens que nous avons
repéré certains facteurs d’analyses communs qui nous ont permis la production
de questionnaires pour l’enquête sur les trois travaux (voir appendice 2).
Ainsi, trois questionnaires, plus ou moins identiques (quelques questions ont été
adaptées, réécrites ou modifiées selon les besoins et la spécificité de chaque
installation, voir appendice 2) ont été conçus et distribués aux
spectateurs/interacteurs lors des diverses expositions (il est à noter que chaque
participant a répondu librement au questionnaire).
Selon la disponibilité, le nombre et l’intérêt des participants/interacteurs, nous
avons recueilli un nombre considérable de questionnaires (#150) qui se traduit
par la distribution suivante :
345
Étude de la réception
o Transparence : 42 questionnaires ;
o Muriel : 24 questionnaires ;
o Carrousel : 84 questionnaires ;
Figure 63. Muriel au Centre des arts Casa das Mudas, Calheta, Madère, décembre 2008.
402 Ce nom provient du psychologue américain Rensis Likert. L’échelle de Likert est une échelle répandue dans
les questionnaires psychométriques. La personne interrogée exprime son degré d'accord ou de désaccord par
rapport à une affirmation. L'échelle contient en général 5 ou 7 niveaux qui permettent de nuancer le degré
d'accord : 1. Pas du tout d'accord, 2. Pas d'accord, 3. Ni en désaccord ni d'accord, 4. D'accord, 5. Tout à fait
d'accord. Pour les échelles impaires, le niveau central permet de n'exprimer aucun avis, tandis que les échelles
paires (par exemple à 4 niveaux) sont dites « de choix forcé ». À chaque réponse est attribuée une note positive
ou négative, ce qui permet un traitement des données avec une moyenne et un écart-type. L’échelle de Likert est
beaucoup utilisée en psychologie sociale, mais aussi dans l’évaluation de la validité sociale d'une intervention
psychologique.
346
Étude de la réception
(Certaines questions ont été inversées de façon à obliger une certaine réflexion
des spectateurs et à permettre un certain contrôle concernant la tendance aux
réponses automatiques).
L'instrument de recherche a été développé afin de diagnostiquer les aspects
suivants :
o Le degré de satisfaction des spectateurs et interacteurs vis-à-vis du
dispositif narratif et interactif (filmique et scénique) ;
o Le degré de curiosité des spectateurs (avant, durant et après leur
participation et/ou interaction) ;
o Le degré de contrôle sur les dispositifs et la satisfaction (sensation de)
produite par ce contrôle ;
o Et naturellement, le plaisir (sensation de) ou l'anéantissement produit par
l'expérience.
Dans cette première étude, nous avons obtenu vingt-quatre (24) questionnaires
complets, qui ont été remplis par :
o Deux groupes d’individus assez jeunes dont la moyenne d’âge varie entre
16-25 ans (6) et 36-45 ans (9). Et un troisième groupe (9) plus âgé (45 ou
plus).
o Un groupe de participants dont le niveau de scolarité varie entre les
études universitaires supérieures et l'éducation primaire, tout en sachant
que quatorze (14) d'entre eux ont répondu avoir accompli des études de
second cycle (ancien Mastaire).
o Un groupe de visiteurs indiquant avoir peu d'habitudes de consommation
culturelle. La majorité (12) affirme aller sporadiquement au cinéma, et
sept (7) y vont seulement 1 à 2 fois par mois, quinze (15) d’entre eux
visitent des expositions sporadiquement et cinq (5) une à deux fois par
mois (voir appendice 2 pour plus de détails).
347
Étude de la réception
1. Mon expérience
4 avec Muriel a été :
Très désagréable -
Très agréable.
3
Questions
2. Mon expérience
avec Muriel a été :
Très difficile - Très
2
facile.
3. Concernant le
1 film choisi : Je n'ai
pas aimé - J'ai
beaucoup aimé.
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
Échelle 4. Je pense avoir
1 2 3 4
vu tout le contenu
audiovisuel du
STDEV 1,27 1,39 1,54 1,34
travail.
Moyenne 5,40 4,76 4,78 3,39
Les spectateurs, en général, ont trouvé leur expérience avec Muriel moyennement
facile (4,76)403 mais considèrent qu’elle a été très agréable (5,4).
La grande majorité des spectateurs semble avoir aimé le film choisi pour
l’installation (4,78 : un résultat qui reste dans la moyenne, mais qui est tout de
même suspect étant donné qu’il s’agit d’un public peu habitué à la consommation
culturelle, que le film Muriel ou le Temps d’un Retour est d’origine française et
que les spectateurs sont majoritairement portugais), mais pense ne pas avoir vu
tout le contenu audiovisuel disponible (3,39).
403Tous les résultats ci-dessous et entre parenthèses se rapportent aux valeurs moyennes calculées, à moins que
l’on en fasse une mention différente.
348
Étude de la réception
résultat qui reste dans la moyenne (4,59) mais l’écart type (STDEV valeurs
d’écart-type404) reste lui très élevé (2,06) indiquant une dispersion très grande
dans les réponses données.
Très peu de spectateurs proposent d’autres solutions en ce qui concerne d’autres
fonctions/actions pour les dispositifs interactifs : la tendance reste tout de même
au souhait d’une amélioration de la « navigation » au sein de l’espace
tridimensionnel virtuel (Question ouverte avec les réponses suivantes des
spectateurs : « Avoir une rotation spatiale vraiment en 3D » ; « permettre les
360º » ; « voir d’en haut et d’en bas ») ou bien dans la variation des événements
diégétiques (« le spectateur devrait pouvoir changer les événements de
l’histoire »).
1. Au premier
contact avec
3
l'installation, je suis
curieux de voir
comment cela
Questions
fonctionne.
2
2. Au premier
contact avec
l'installation, je suis
curieux de connaître
1
le contenu du film.
L’intérêt initial concernant l’installation est très élevé (6,47 : la plus grande
moyenne obtenue, avec le plus petit écart type calculé : 0,66), le spectateur est
très curieux et veut savoir comment fonctionne l’installation. La nouveauté du
projet et le lieu choisi n’y sont sûrement étrangers, n’oublions pas que
l’installation a été réalisée dans un musée qui a pour norme l’exposition d'œuvres
d’art dites traditionnelles (peinture, sculpture, et - rarement de la -
photographie).
404 STDEV (de l’anglais Standard Déviation): Renvoie à l'écart type statistique de toutes les valeurs dans
l'expression spécifiée. En mathématiques, plus précisément en statistiques et probabilités, l'écart type mesure la
dispersion d'une série de valeurs autour de leur moyenne.
349
Étude de la réception
Nous constatons également l’intérêt porté sur le contenu du film (5,06) ce qui
confirme le résultat obtenu lors du questionnement sur le choix de l’œuvre
cinématographique qui indiquait une moyenne positive de 4,78. Cependant, ces
conclusions sont assez contestables puisque l’écart type obtenu pour les deux
questions reste tout de même assez élevé (2,09 pour la première et 1,54 pour la
seconde).
Contrôle Questions :
3
plus de contrôle sur
ce qui se passait
dans Muriel.
2
3. Les dispositifs
interactifs ont
1 fonctionné comme je
l’espérais.
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
4. J'ai senti une
Échelle grande frustration en
« manipulant » le
1 2 3 4 dispositif interactif.
STDEV 1,94 1,73 1,50 2,02
Moyenne 3,70 5,00 3,95 3,59
En ce qui concerne les degrés de contrôle des interacteurs, les questions étaient
dirigées sur la perception de ce même contrôle par rapport au récit et sur le
besoin ou non d’un meilleur contrôle envers l’expérience interactive vécue. La
première question a obtenu une moyenne de 3,70 (J’ai senti que je contrôlais ce
qui se passait avec Muriel) et la seconde question une moyenne de 5,0 (J’aurais
aimé avoir plus de contrôle sur ce qui arrivait dans Muriel). Ces résultats nous
indiquent que le spectateur a vite pris conscience que son expérience ne modifie
350
Étude de la réception
en rien ou presque l’histoire du film, mais qu’il ressent la nécessité d’un plus
grand contrôle envers son expérience. Étant donné que l’utilisation du dispositif
interactif n’a pas été tout de suite assimilée ou comprise (Les dispositifs
d’interaction fonctionnent comme je l’espère - 3,95), beaucoup de spectateurs ont
senti une grande frustration dans son utilisation (3,59).
1. Lorsque
4 j’interromps mon
interaction, je suis
curieux de savoir ce
qui va se passer
3
Questions
après.
2. Je suis resté
2 concentré tout le long
de mon expérience
avec Muriel.
1 3. Après avoir
compris le
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
fonctionnement du
projet, j'ai pris du
Échelle
plaisir à « jouer »
1 2 3 4 avec.
STDEV 1,90 1,54 1,77 1,71
4. Cela a été facile de
Moyenne 4,78 5,23 5,05 4,83
me familiariser avec
les dispositifs
interactifs.
351
Étude de la réception
Comme nous l’avons déjà vu, Transparence a été installé en diverses occasions :
une première installation du travail s’est réalisée dans un espace clos de notre
université afin d’étudier, à partir d'entretiens contrôlés et filmés, les premières
impressions, réflexions et sensations des spectateurs-interacteurs. Réalisée en
mai 2007, cette étude (que nous décrivons plus bas) a permis de mieux
comprendre l’attente du public et de réaliser ainsi quelques réajustements sur
différents aspects du travail avant son installation définitive (démarche utilisée
par Chris Hales pour ses propres travaux artistiques).
352
Étude de la réception
Six (6) interviews ont été réalisées : cinq d’entre elles avec des individus qui ont
participé à l’expérience de façon isolée, une sixième avec un groupe de
participants composé de cinq (5) personnes. Un total de dix (10) personnes ont
été interrogés (8 hommes, 2 femmes), dont le plus jeune a 24 ans et le plus âgé
65. La durée moyenne de participation des spectateurs avec Transparence a été
de 22 minutes (une moyenne considérable étant donné la durée totale du récit
filmique qui est de 35 minutes, lorsqu’il est visionné lineairement).
Un des objectifs des entretiens a été, d’une part, de mieux connaître les
interviewés pour essayer de repérer des relations entre leurs habitudes de
consommation culturelle et la façon dont ils ont réagit à cette installation
interactive (« est-ce la première fois que tu fais l’expérience d’une installation
interactive ? », « combien de fois par mois visites-tu des expositions d’art ? »,
« combien de fois par mois vas-tu au cinéma ? » etc.). D’autre part, il s’agissait
d’analyser la participation du public, non seulement sur des paramètres
temporels (« Combien de temps a durée ta participation ? », « Combien de temps
penses-tu que ta participation a duré ? » « Combien de temps as-tu interagi ? »)
Mais également sur des éléments de discernement du dispositif interactif et du
récit filmique (« As-tu senti des difficultés à manipuler le dispositif interactif ? »,
353
Étude de la réception
354
Étude de la réception
Des questions génériques sur les données personnelles de chaque visiteur (ayant
répondu au questionnaire) ont permis de constater que :
o 52% des questionnaires ont été remplis par des individus de sexe
masculin ;
o La moyenne d’âge des participants est très jeune (53% ont 26 ans ou plus,
33% ont entre 16 et 25 ans) ;
o Du point de vue de la scolarité, 62% ont une licence, 7% un Mastaire, 17%
ont étudié jusqu’au lycée et 12% jusqu’au collège.
o Les visiteurs indiquent avoir une habitude de consommation culturelle
très élevée. 41% vont au cinéma 1 à 2 fois par mois et 33% 1 fois ou plus
par semaine (le questionnaire a été passé lors d’un festival de cinéma).
355
Étude de la réception
93% affirment visiter des expositions d’art contemporain 1 fois ou plus par
semaine (valeur très douteuse étant donné le nombre réduit d’expositions
qui sont inaugurées, par mois, dans notre pays).
Questions :
Satisfaction Globale
1. Mon expérience
avec Transparence
4 a été: Très
désagréable – Très
agréable.
Questions
3
2. Mon expérience
avec Transparence
a été : très difficile -
2
Très Facile.
3. Concernant le
1 contenu audiovisuel
: Je n'ai pas aimé -
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00 J'ai beaucoup aimé.
Échelle
4. Concernant les
1 2 3 4
thèmes abordés
dans Transparence :
STDEV 1,68 1,31 1,36 1,48
Je n'ai pas aimé -
Moyenne 5,10 5,83 6,10 5,24 J'ai beaucoup aimé.
En général, les spectateurs ont trouvé leur expérience avec Transparence plus
facile (5,83) qu’agréable (5,10). Les moyennes obtenues sont très élevées, ce qui
montre une satisfaction globale très satisfaisante envers l’installation. Pour ce qui
est du contenu audiovisuel, le résultat est encore plus convaincant puisque la
grande majorité affirme « avoir beaucoup aimé » (6,09), mais il n’en est peut-être
pas de même pour les thèmes abordés dans le film (5,24 – représente malgré
tout, un résultat très positif et bien au dessus de la moyenne).
356
Étude de la réception
L'interface Questions :
3 interactif » et interface
visuelle).
2 2. L'interface visuelle
est claire dans les
options qu'elle offre.
1
3. Je me suis senti
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
frustré en manipulant
les dispositifs
Échelle interactifs.
1 2 3 4
4. Les dispositifs
Moyenne 1,08 1,48 1,76 1,58 interactifs
SDTEV 6,26 5,90 2,07 5,26 accomplissent ce que
j'attendais d'eux.
357
Étude de la réception
358
Étude de la réception
Les interacteurs sont pleinement satisfaits de pouvoir choisir parmi les diverses
séquences filmiques proposées (6,17). Ils se disent satisfaits de pouvoir participer
au récit. Cependant, ils interprètent chaque option comme une action qui ne
modifie en rien les événements racontés, mais qui change simplement l’ordre des
séquences visionnées (2,98 - STDEV 1,99 : les spectateurs ne semblent pas
d’accord quant à savoir si ce sont eux qui contrôlent l’histoire par les options
qu’ils extraient ou si, au contraire, l’histoire est prédéfinie à l’avance,
indépendamment des choix effectués).
1. Avoir la possibilité de
4 choisir parmi plusieurs
alternatives, m’a satisfait.
contrôlais l'histoire à
travers les choix que je
2 réalisais.
Nous constatons également que la plupart des interacteurs aimerait avoir plus de
contrôle sur l’histoire (5,07 - ce qui peut être confirmé par les nombreuses
suggestions données à la question ouverte concernant de nouvelles fonctions
pour le dispositif narratif, voir plus haut section 9.4.5). Quant aux moments de
pause du récit, les interacteurs considèrent que s’ils existent c’est pour mieux
pondérer les différentes options et par conséquent faciliter une prise de décision
(5,67, STDEV 1,20).
Est-ce que les spectateurs se sentent (plus) impliqués par le récit lorsqu’ils ont à
exécuter une action ? Opter, parmi plusieurs alternatives, pour la suite des
événements de l’histoire, semble contribuer à cela ; permettre une certaine
variabilité dans l’ordre de visionnage des fragments narratifs aussi. Il en est de
359
Étude de la réception
même avec la suspension des actions des personnages (en utilisant diverses
stratégies : « arrêt sur image » ; « ralenti » ; « panoramique en cycle » ;
« répétition » ; « description »).
Question à choix
multiple :
Mémoire et Répétition J'ai revu un épisode
pour :
5
4 44% 1. Mieux le comprendre.
8%
2. Donner un meilleur
sens à toute l'histoire.
3
3. Répéter un épisode
10% que j'ai beaucoup aimé.
4. Vérifier si le contenue
2 qui correspond à la
3% première image est
toujours le même pour le
reste du syntagme.
1 5. (par) Manque
3% d'alternatives que je
6 n'avais pas encore vues.
32%
6. Je n'ai revu aucun
épisode.
À partir d’une série d’options proposée aux spectateurs pour l’assertion : J’ai revu
un épisode pour, nous avons constaté que :
3% des spectateurs l’ont fait pour mieux comprendre un épisode, une scène
(condition répétitive du récit - « heureusement que cet épisode réapparaît parce
que je ne l’avais pas bien compris auparavant ») ;
3% des spectateurs ont revu une séquence afin de donner un nouveau sens à
l’histoire (construction mentale - « c’est très bien de pouvoir revoir cette scène,
comme ça je sens avoir mieux compris toute l’histoire ») ;
10% considèrent avoir répété un épisode parce qu’il leur avait beaucoup plu
(plaisir à regarder - « heureusement que j’ai pu revoir cette scène, parce qu’elle
était tellement bien ») ;
Et 8% l’ont fait afin de vérifier si, pour une même option, le contenu de la
séquence reste toujours identique. (Curiosité - à cause de la condition répétitive).
Les différentes options sont proposées par le système numérique (fonction
aléatoire) qui distribue les alternatives organisées dans la base de données.
Chaque option peut mener à des alternatives déjà parcourues puisque
l’organisation du récit dépend d’un tirage au sort.
360
Étude de la réception
44% des interacteurs, affirment revoir un épisode par manque d’alternatives qui
n’ont pas été encore proposées (par le système). Le programme organise
aléatoirement les séquences, ce qui peut mener à des parcours répétitifs et qui
« obligent » les interacteurs à choisir un épisode déjà vu précédemment (par
manque d’alternatives), s’ils veulent continuer leur « aventure » et espérer
découvrir des parcours nouveaux.
Un nombre considérable de spectateurs (32%) n’a revu aucun épisode. Soit,
parce que le système (fonction aléatoire) a toujours proposé des alternatives
distinctes. Soit parce que, face à des épisodes déjà visionnés, le spectateur n’a pas
voulu continuer (abandon volontaire de l’expérience) ou bien parce qu’il a
supposé que l’histoire avait fait le tour et était finie (abandon de l’expérience
induit par la clôture du récit).
Avec SARA
3 30%
Avec
MIGUEL Avec PEDRO
Questions
19% 7%
2
Questions :
1. Après avoir vu un épisode, je suis resté curieux pour savoir ce qui allait se passer après.
2. J’ai ressenti une certaine curiosité pour connaître les alternatives que je n’ai pas choisies.
3. Je suis resté concentré tout le long de mon expérience.
4. Je m’identifie à l’un des personnages. Le ou lesquels ?...
Après avoir visionné un des épisodes du récit filmique la grande majorité des
interacteurs semble avoir ressenti une (forte ?) curiosité pour connaître la suite
des événements (5,20). De même, l’intérêt porté sur les alternatives non
visionnées de l’histoire donne un résultat très indicatif (5,27), mais l’écart type,
tout de même très élevé, ne permet pas de le confirmer (STDEV 1,92). Nous
pensons que cet écart est, soit motivé par le fait que les spectateurs, répondant au
questionnaire, ont compris l’histoire (et donc la curiosité s’annule), soit parce que
l’histoire ne les a pas motivés, soit encore parce que les alternatives proposées ne
justifient plus une telle curiosité.
361
Étude de la réception
échelle de 1 (valeur
2 minimale) à 7 (valeur
maximale) classez les
paramètres suivants :
1 1. Implication avec
l’histoire.
1 2 3 4 5 6 7
2. Plaisir à regarder un
Échelle film.
1 2 3
Cinéma 6 6,34 6,39 3. Concentration.
Transparences 5,28 5,26 5,38
362
Étude de la réception
Figure 65. Carrousel, centre des arts Casa das Mudas, Calheta, Madère, décembre 2008.
363
Étude de la réception
D’après les résultats obtenus, nous constatons que les interacteurs ont beaucoup
apprécié leur expérience avec Carrousel et qu’ils l’ont trouvé (l’expérience) très
agréable (5,30) et très facile (5,86). La grande majorité a trouvé l’installation
assez plaisante (4,98) de même que le thème traité par le récit filmique (4,81),
mais doute avoir vu tout le contenu audiovisuel disponible (4,22 – une valeur
tout de même au-dessus de la moyenne).
364
Étude de la réception
365
Étude de la réception
1. Au premier contact
avec l'installation, je
suis curieux de savoir
3 comment cela
fonctionne.
Questions
2 2. Au premier contact
avec l'installation, je
suis curieux de
connaître le contenu
1 audiovisuel.
3. Au premier contact
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00 avec l'installation, je me
suis senti frustré car je
Échelle n’ai pas compris
1 2 3 comment cela
1,01 1,16 2,07 fonctionnait.
STDEV
Moyenne 6,37 6,14 2,91
Du point de vue du degré de contrôle ressenti par les interacteurs, les résultats
sont assez significatifs : presque tous semblent avoir le sentiment d’avoir le
« contrôle » sur ce qui se passe (4,84). Ce qui peu être déduit par la facilité de
manipulation du dispositif (très facile) ; la vitesse de réponse en temps réel (il n’y
a pas de délai entre l’action et la réaction – notion d’immédiateté) et la fiabilité du
dispositif. Lors de chaque intervention, le sentiment de frustration reste très bas
(2,60), puisque le dispositif interactif fonctionne selon l’attente des spectateurs
(4,81). Cependant, les interacteurs auraient aimé avoir plus de contrôle sur les
366
Étude de la réception
dispositifs (4,89). Une question de type ouvert confirme cette nécessité et permet
de vérifier que la plupart d’entre eux suggèrent plusieurs possibilités d’interaction
non permis par notre dispositif (voir plus haut les réponses sur l’interface).
Contrôle Questions :
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00 4. Au premier contact avec
Échelle l’installation je me suis
senti frustré car je n’ai pas
1 2 3 4 tout de suite compris
STDEV 1,81 1,80 1,55 1,87 comment cela fonctionnait.
Échelle 4,84 4,89 4,82 2,60
1. Lorsque j’interromps
5 mon interaction, je suis
curieux pour savoir ce
qui va se passer après.
4 2. Je suis resté
Questions
Le récit filmique de Carrousel étant très répétitif, les spectateurs ressentent tout
de même une grande curiosité pour connaître la suite des événements diégétiques
(5,23) - surtout lorsque le film s’ « arrête ». Ne pouvant visualiser tout le récit
367
Étude de la réception
filmique, soit par manque de temps, d’opportunité, d’espace, par fatigue (de
tourner la manivelle) ou autre, les spectateurs portent un grand intérêt au
contenu audiovisuel non visionné (5,06). Ils considèrent être restés concentrés
tout le long de leur expérience (5,74). Et après avoir compris le fonctionnement
du dispositif, qui leur a semblé très facile (5,97), ils affirment avoir pris du plaisir
à « jouer » avec (5,73).
Il s’avère ainsi que l’installation Carrousel possède un intérêt significatif pour les
visiteurs et que lorsqu’ils l’expérimentent ils le font avec un très fort sentiment
d’implication.
9.6.1 Muriel
Une analyse générale et sommaire des résultats nous permet d’affirmer que
l'appréciation générale du public envers ce travail est clairement positive et que
celui-ci réunit de bonnes conditions permettant une expérience pleine de sens. En
effet, les moyennes obtenues à toutes les questions sont positives (13 des 17
réponses présentent des valeurs moyennes positives, mais certaines ont tout de
même des valeurs d’écart type très élevées – voir sur les figures les valeurs de
STDEV). Les exceptions à cette règle ont été obtenues pour deux questions qui
ont été inversées (dans l’une des questions nous avons demandé aux spectateurs
s’ils auraient préféré voir le film dans une salle de cinéma et la moyenne trouvée a
été de 3 valeurs) renforçant ces mêmes résultats.
368
Étude de la réception
Nous avons défini trois questions au sujet de la curiosité et de l'intérêt portés sur
l’installation : l'intérêt initial du public au sujet du film (5,08), l'intérêt initial au
sujet du dispositif scénique (6,47) (celle-ci est la valeur la plus élevée que nous
ayons obtenu, avec le plus petit écart type calculé : 0,66). La troisième question
de ce groupe concernait l'intérêt porté tout le long de l’expérience interactive
(4,7). Une autre question, qui d’une certaine manière peut être liée à ce premier
groupe, évaluait le niveau de concentration au cours de l’expérience (5,22, dont
seulement deux réponses avec une valeur inférieure à 4 et 7 réponses (sur un total
de 24) avec une valeur de 7, la valeur la plus haute de l’échelle).
Les résultats obtenus concernant les questions relatives à l'agrément de
l'expérience (5,4), le plaisir de l'interaction (5,04) et la facilité de l'expérience
(4,76) sont également positifs.
En ce qui concerne les dispositifs interactifs, les résultats ne permettent pas une
interprétation si optimiste. Une question relative à l’insatisfaction montre un
résultat de 3,5, relativement bas, mais qui semble logique si on le compare avec le
résultat obtenu concernant la facilité de l'expérience (4,76). À la question sur
l'absence de problèmes du dispositif, les réponses ont comme résultat une
moyenne de 4,5 (avec un écart type très élevé de 2,06). Tous ces résultats sont
près de la valeur moyenne de l’échelle (4). Il semblerait que le dispositif interactif
(gamepad utilisé pour Muriel) ne soit pas si facile à manipuler pour celui qui n’en
a pas vraiment l’habitude et qu’il nécessite un temps d’apprentissage assez
considérable.
En ce qui concerne le contrôle du spectateur vis-à-vis du dispositif, les questions
étaient dirigées sur la perception de ce même contrôle vis-à-vis du récit et sur le
besoin ou non d’un meilleur contrôle envers l’expérience interactive vécue. La
première question a obtenu une moyenne de 3,69 et la seconde une moyenne de
5,0. Le spectateur a vite conscience que son expérience ne change en rien ou
presque l’histoire, mais il sent une nécessité d’un plus grand contrôle envers elle.
Les questions ouvertes ont comme propos la confirmation et l’obtention de
réponses concrètes qui aident à expliquer certains résultats. Dans le cas du
questionnaire Muriel, les réponses aux questions ouvertes n’ont pas une grande
valeur puisque la plupart des questionnaires n’ont pas été remplis et que les
réponses obtenues sont plutôt vagues ou ambiguës.
En se basant sur ces résultats, nous pouvons donc constater que, d'une part, le
public évalue sa participation à Muriel comme étant une expérience positive.
D'ailleurs, deux conditions fondamentales pour une expérience plaisante ont été
369
Étude de la réception
9.6.2 Transparence
Une analyse générale et sommaire des résultats nous permet de constater que
l’appréciation globale des spectateurs de Transparence est clairement positive, et
que leur expérience a été très facile et agréable. Sur 20 questions posées d’après
l’échelle de Likert, 16 ont obtenu une moyenne positive, quatre autres questions
de type ouvert (2), à choix multiple (1) et comparative (1), complètent le
questionnaire.
370
Étude de la réception
était de saisir quelles conditions sont nécessaires (et possibles) pour que ce
cinéma que nous connaissons tous aujourd’hui, devienne un cinéma plus
participatif et impliquant véritablement le spectateur dans des actions concrètes
qui puissent « modifier » le déroulement de l’histoire (passer d’un temps
diégétique à un autre par le bais d’une action d’un tiers externe à l’histoire –
homme ou machine).
Plusieurs concepts narratifs (tirés des analyses sur le récit littéraire et filmique)
ont été considérés : non-linéarité, fragmentation, ordre, suspension, répétition,
etc. comme conditions d’un cinéma interactif. D’après les résultats recueillis, les
notions de non-linéarité et de fragmentation du récit sont envisagées par les
spectateurs comme nécessaires et indispensables. La segmentation de l’histoire
(syntagmes filmiques - scènes, plan séquences) ne compromet pas la perception
du récit interactif (les spectateurs en ont déjà l’habitude dans les films
postmodernes), et la condition non-linéaire n’est pas ressentie comme spécifique
à l’interactivité.
Permettre la possibilité d’opter parmi plusieurs alternatives narratives semble
être une des conditions exigées par les spectateurs, qui n’hésitent pas à cocher de
6 et 7 points cette question du questionnaire (6,16, une des plus hautes
moyennes). Cependant, ils sont conscients que leur choix ne change en rien les
actions des personnages, mais qu’il modifie plutôt l’ordre des scènes et des
séquences proposées. Et c’est pourquoi ils auraient aimé avoir plus de contrôle
sur l’histoire et leur action (5,07 - confirmé par les nombreuses suggestions
répondues dans le questionnaire). Nous supposons, alors, que la variation dans
l’organisation du récit interactif (changement du point de vue, de personnage, de
scène) n’est acceptable que lorsque celle-ci est réalisée par une action réciproque
des spectateurs. L’interruption et la suspension du récit (pause narrative) est vue
comme nécessaire, puisqu’elle existe pour mieux pondérer les alternatives et par
conséquent faciliter la prise de décision.
Les spectateurs ne considèrent pas le concept de répétition du récit (répétition de
certaines parties ou épisodes du récit) comme fondamental et nécessaire à une
condition interactive, puisque la plupart d’entre eux évitent de revoir des
épisodes déjà vus, à condition qu’ils n’aient pas d’autres choix. La condition de
mémoire inhérente à la répétition devient ainsi inutile et dispensable. À peine
10% des interacteurs considèrent avoir revu un épisode par nécessité.
Selon ces résultats, nous considérons que Transparence plaît à une grande
majorité du public (qui l’a vu), que leur expérience reste positive, agréable et
facile et qu’il s’agit d’un travail intéressant et engageant. Le dispositif est intuitif
371
Étude de la réception
9.6.3 Carrousel
Nous avons défini cinq questions sur la satisfaction globale des spectateurs :
l’agréabilité de l’expérience (5,29), du contenu audiovisuel (4,97), du thème
abordé (4,80), la facilité de l’expérience (5,86) et l’impression d’avoir vu tout le
film (4,22). Une autre question sur le niveau de concentration (5,74) et la
compréhension du fonctionnement du dispositif interactif (5,97) vient confirmer
ces résultats.
Les questions sur la curiosité, liées au degré de satisfaction globale, donnent des
résultats également positifs, surtout lorsqu’il s’agit de connaître le reste du
contenu audiovisuel après avoir arrêté son expérience (5,23) ; l’intérêt initial au
sujet du dispositif scénique (6,36), de son contenu (6,14) et de la frustration
ressentie à cause de l’incompréhension de son fonctionnement (2,90).
En ce qui concerne le degré de contrôle des spectateurs, nous avons dirigé notre
étude sur deux aspects : un premier aspect concerne la perception d’un certain
contrôle des spectateurs sur le récit filmique et leur expérience interactive ; un
second vise à obtenir le degré de satisfaction des spectateurs vis-à-vis du type de
contrôle offert. Ainsi, la plupart des spectateurs ont la sensation de contrôler ce
qui se passe (4,84), mais, malgré cela, ils auraient aimé avoir plus de contrôle
372
Étude de la réception
(4,89). Une question de type ouvert permet de vérifier que la plupart d’entre eux
suggèrent plusieurs possibilités d’interaction non permis par le dispositif
interactif de Carrousel. Nous constatons également que le sentiment de
frustration est très bas (2,60) en ce qui concerne la manipulation des dispositifs
interactifs (la manivelle) et que, par conséquent, ils fonctionnent selon les
attentes des spectateurs (4,81).
Les questionnaires ont été remplis par un public spécialisé (51% vont au cinéma 1
à 2 fois par mois) et familiarisé avec l’art contemporain (38% visite une
exposition d’art contemporain 1 à 2 fois par mois), un public jeune et éduqué.
Ainsi, selon ces résultats, nous constatons que les spectateurs ont un degré de
satisfaction très élevé suite à leur expérience avec Carrousel. La curiosité et le
sentiment d’implication des spectateurs obtiennent des résultats très satisfaisants
(et très au dessus de la moyenne) qui viennent confirmer le plaisir de « jouer »
avec cette installation dès le premier contact. Les spectateurs ne se sentent
aucunement frustrés lors de « l’expérience », les interfaces fonctionnent sans
problèmes et comme prévu, cependant ils croient que le dispositif interactif a
beaucoup de potentiel, non exploité par ce projet, et c’est pourquoi ils aimeraient
avoir eu plus de contrôle sur les « réactions interactives » de leur participation.
373
374
Conclusion
Conclusion
Le récit filmique interactif constitue l’objet de notre recherche et, comme tel, il a
été la cible de plusieurs propositions conceptuelles tout au long de ce travail.
Recherche théorique, mais également pratique, recherche introspective et
singulière, notre proposition est l’accomplissement d’une articulation entre
pratique artistique personnelle et réflexion théorique. En tant qu’artistes-
créateurs nous sommes habités par un esprit de recherche et de travail, de façon
simultanée et indissociable, dans le sensible et le cognitif. Mais, l’analyste, le
chercheur lui, doit questionner la façon de faire à des fins d’exposition
scientifique et extérieure à sa propre œuvre. Ainsi, la question ne concerne pas
seulement une description de nos travaux (installations interactives) mais aussi
l’étude des effets de dynamique ou d’inertie qui existent entre eux et par rapport
aux autres, extérieurs à ceux-ci. C’est pourquoi, nous considérons que l’analyse
d’une pratique propre n’existe, dans la mesure du possible, que par une maîtrise
d’un certain nombre de connaissances théoriques, mais aussi pratiques. De ce
fait, partant des études théoriques sur le récit (étude du récit littéraire d’abord,
puis du récit filmique), nous avons repéré plusieurs concepts fondateurs qui nous
ont servi de base à notre exploration. Suivant ce principe, visant à connaître ce
qui existe de façon à formuler du nouveau, nous sommes partis à la recherche de
concepts particuliers, propre au récit et à l’interactivité en générale, et au récit
filmique interactif en particulier.
375
Conclusion
Conditions narratives
Le récit existe partout, il est omniprésent, il est là comme la vie. Il est l’instance
narratrice, il est l’action de raconter quelque chose à quelqu’un : il est relation,
narration et histoire. En tant que tel, on peut le fixer dans une durée, le limiter à
une certaine longueur que la mémoire puisse aisément retenir (Aristote).
Relation d’événements extensibles, mais limités, en tant que diegesis, le récit
s’assume comme discours indirect, un art dramatique qui advient d’une imitation
(mimesis) impliquant des personnages et une représentation qui se déroule selon
une durée limitée dans le temps. Succession d’événements diégétiques (Gérard
Genette), le récit devrait donc conduire l’auditeur
(lecteur/spectateur/interacteur) à un but déterminé et à une clôture de l’histoire.
376
Conclusion
L’histoire, quant à elle, doit être intéressante et racontée sur un bon rythme, tout
en veillant à ce que l’attention du public ne faiblisse pas (cela dit, on doit redouter
les longueurs, ménagers les surprises et rester dans les limites d’un certain
vraisemblable ou d’une certaine logique).
377
Conclusion
Le récit filmique, comme tout autre récit, sert à raconter. Il est là, lui aussi,
comme le récit littéraire, pour nous faire resentir des émotions, nous présenter
des histoires avec des personnages qui nous interpellent plus ou moins. Montage
séquentiel et continu de plans formant un tout cohérent et fini, le récit filmique
existe comme une présentation synchrone d’images et de sons. Il est là pour nous
distraire, pour nous amuser, pour nous emmener dans un monde d’illusion et de
magie. Il joue de nos émotions et de nos sentiments, il nous fait participer au
spectacle. Il raconte un maintenant qui s’est passé avant, pour le seul fait qu’il est
l’enregistrement d’une action qui a été. Nous savons également que le temps du
récit diffère du temps de l’histoire ; la « chose filmée » et sa réception forment
deux temporalités simultanées dans l’ici et le maintenant du spectateur qui
assiste à une projection qui est « là-bas » et qui « a été ». Ainsi, le récit filmique
se doit de contrôler la perception (Henri-Paul Chevrier) par des points de vue et
des conditions temporelles particulières qui combinent images et sons dans ce
que Gaudreault et Jost désignèrent comme l’ocularisation et l’auricularisation.
Et comme il est question ici de récit filmique interactif, nous devrons nous en
tenir au film (comme le disait déjà Jean-Louis Boissier). Il faut absolument rester
dans la dynamique du cinéma et construire des récits racontant des histoires
(avec plus ou moins de succès) qui retiennent l’attention des spectateurs (et par
conséquent de l’interacteur). Et offrir à celui-ci, par le biais de stratégies
narratives nouvelles et cinématiques, des possibilités d’agir, de participer, voire
de collaborer par ses gestes, ses comportements et ses actions à l’évolution du
récit.
378
Conclusion
éléments sont traités dans notre esprit permettent de créer des moments de
tension ou de relâchement, d’intérêt ou d’indifférence, de créer un sentiment
d’implication ou de rejet des spectateurs vis-à-vis des histoires présentées. C’est
grâce à cette forte concentration de l’activité mentale que le cinéma essaye de
garder intacte l’attention du public tout au long du récit. Témoin de l’histoire qui
se déroule sous ses yeux, le spectateur prend part à l’intrigue et s’identifie à l’un
des personnages ou à l’un des sujets traités. Ainsi, construire une histoire
cohérente, intelligible et orientée vers des objectifs, des personnages, permet au
spectateur de « construire » le récit dans sa tête (activité mentale renforcée =
attention redoublée) tout en utilisant les pistes offertes par le récit (par un
narrateur, et en amont par un cinéaste-auteur). Il nous semble important de
s’assurer que, du début à la fin, la séquence d’événements doit permettre au
spectateur de construire une trajectoire dramatique orientée vers un but causal
qui le conduit indubitablement à la clôture du récit. Laisser l’opportunité aux
spectateurs de formuler des hypothèses mentales (des actualisations ou des
virtualités, Claude Bremond, des « et si... ? ») permet de les maintenir actifs
mentalement jusqu’au moment où la question est éclaircie, où le doute est traité
où l’alternative diégétique est visualisée, pour relancer de nouvelles pistes, une
nouvelle énigme ou une intrigue non résolue et récupérer son public. Ce sont ces
chaînes d’événements cause-effet qui vont permettre au récit filmique de créer un
sentiment d’implication des spectateurs vis-à-vis de l’histoire (les cinéastes des
premiers temps l’avaient déjà compris en introduisant des stratégies narratives
novatrices pour l’époque - bonimenteurs, intertitres).
Préserver l’intérêt des spectateurs pour l’histoire, voilà l’un des objectifs
fondamentaux du récit filmique et, par association, du récit filmique interactif.
Pour cela, certaines stratégies narratives de réorganisation des faits (Claude
Bremond), de variation des enchaînements (Vladimir Propp) et de durée des
événements diégétiques (Gérard Genette - analepses, prolepses, retour en arrière,
avancée, ellipse), ainsi que leur corrélation, permettent de jouer sur le rythme de
l’action diégétique en créant des variations émotionnelles et cognitives sur la
perception du récit. Effets de ralenti, d’accéléré, effets sur le montage, le taux
d’information des syntagmes autonomes, les indices et l’encombrement du plan :
le récit filmique déploie une nouvelle condition narratrice (distincte du récit
littéraire). Les effets de durée du récit impliquent des effets psychiques et
rythmiques (Étienne Souriau) sur le public. Pause, sommaire, scène, ellipse,
dilation (André Gaudreault) agissent sur le temps de l’image, le temps du récit, et
de la réception des événements diégétiques évoqués. C’est également le cas de la
379
Conclusion
380
Conclusion
peuvent se produire soit dans une dimension temporelle (« cinq minutes plus
tard », « huit heures plus tard », « deux ans plus tard »), soit dans une dimension
spatiale variable (« première rencontre dans le train », « première rencontre dans
une chambre d’hôtel », « première rencontre au commissariat »), soit encore par
la présentation d’actions récurrentes des personnages. Ces relations entre les
alternatives doivent être pensées de façon à produire un sens, en jouant sur les
dimensions spatiales et temporelles du récit, elles doivent proposer des raccords
interactifs (Frédérique Mathieu) cohérents et donner envie à l’interacteur de
changer quelque chose dans la succession dramatique des événements.
381
Conclusion
L’auteur du récit filmique interactif doit penser à créer des stratégies narratives
qui ne détruisent pas l’effet cumulatif du récit diégétique. Ainsi, pour l’utilisation
de l’écran divisé, le fameux split-screen qui permet de montrer des points de vue
différenciés d’un événement simultané ou d’une même scène (ex. Le partage de
l’incertitude, 2008 ; La morale sensitive, 1999-2001, Les perspecteurs, Jean-
Louis Boissier, 2008). Comme espace profilmique (Étienne Souriau), le cadre de
l’image joue du champ et du hors champs, de l’échelle des plans et des rapports
de proximité et d’éloignement des objets dans l’image. Union de segments
autonomes (Christian Metz), le récit filmique a affaire à des questions d’identité
et d’altérité spatiale, de contiguïté et disjonction distale et proximale (Gaudreault
et Jost). Ce jeu sur l’espace permet de créer des variations de sens sur l’histoire
montrée, de capter l’attention des spectateurs sur telle ou telle action, tel ou tel
personnage, tel ou tel indice, sujet, idée ou sentiment. C’est montrer la même
scène selon deux points de vue distincts mais simultanés et laisser à l’interacteur
la décision concernant l’alternative à visionner. C’est proposer un jeu entre le
champ et le contre-champ pour laisser à l’interacteur le choix des alternatives
entre deux personnages qui sont en dialogue. C’est conduire l’interacteur vers le
hors-champ de l’image pour lui proposer des espaces (temporels et
architecturaux) nouveaux, un hors-champ interactif, champ de signification
renouvelé où l’interacteur pourra se déplacer, dans un espace profilmique autre,
qui ne lui était pas encore permis par le cinéma. C’est utiliser le travelling-
interactif par exemple, comme stratégie narrative non destructive, comme
Boissier a si bien su le faire dans Les perspecteurs (2008).
382
Conclusion
Conditions interactives
Exploitant le jeu entre les images, proposant une lecture conditionnée des
événements diégétiques, jouant de la variabilité et de l’organisation des
syntagmes narratifs et de l’histoire, le récit filmique interactif se doit de proposer
des zones accessibles à l’interacteur. Images actées et gestes interfacés (Jean-
383
Conclusion
Lorsque le récit filmique interactif est exposé, il doit être considéré comme un
tout, une installation qui se doit d’interpeller les visiteurs en leur provoquant une
384
Conclusion
Conditions de la réception
385
Conclusion
386
Conclusion
387
388
Index des Noms
390
TABLE DES FIGURES
Figure 1. Schéma de la communication de Roman Jackobson........................... 23
Figure 2. Réseau des possibles narratifs selon Claude Bremond. .......................57
Figure 3. Schéma actantiel de Algirdas Julien Greimas. ..................................... 61
Figure 4. Carré Sémiotique de Algirdas Julien Greimas. ................................... 63
Figure 5. Le niveau des fonctions du récit d’après Roland Barthes. ...................67
Figure 6. Les quatre mouvements narratifs de la durée selon Gérard Genette. .74
Figure 7. Les quatre grands types de fréquences narratives selon Gérard
Genette. ...........................................................................................................76
Figure 8. Les différents statuts du narrateur d’après Gérard Genette. ...............79
Figure 9. Schéma narratif du récit filmique, intensité dramatique versus
déroulement de l’intrigue. ............................................................................. 96
Figure 10. Les anachronies filmiques (d’après l’étude de G. Genette). ............. 112
Figure 11. Le système d’ocularisation selon Gaudreault et Jost........................130
Figure 12. Le schéma hiérarchique de l’énonciation selon André Gardies. ...... 135
Figure 13. Trois photogrammes de Roundhay Garden Scene, Louis Le Prince,
1888...............................................................................................................150
Figure 14. Trois photogrammes de Grandma’s Reading Glass, George Albert
Smith, 1900...................................................................................................160
Figure 15. Trois photogrammes de The Little Doctor, George Albert Smith, 1901.
....................................................................................................................... 161
Figure 16. Exemple de faux raccord dans La Mer Calme (1910) de D. W. Griffith.
.......................................................................................................................168
Figure 17. Exemple de faux raccord dans Intolérance (1916) de Griffith..........169
Figure 18. Exemple de faux raccord dans Le vol du Rapide (1903) de Porter.. 170
Figure 19. Succession linéaire des diverses parties du récit filmique de
Rashômon. ................................................................................................... 207
Figure 20. Hypothèse d’une structure à choix multiples pour le film Rashômon.
...................................................................................................................... 208
Figure 21. La structure linéaire à répétition d’ Un Jour sans fin d’Harold Ramis
(1993). .......................................................................................................... 209
Figure 22. Schéma hypothétique pour un dispositif interactif d’Un Jour sans
Fin. ................................................................................................................210
Figure 23. Structure polyptique du film Timecode (2001) de Mike Figgis....... 211
Figure 24. Options interactives du récit sonore de Timecode (2001) de Mike
Figgis. ............................................................................................................ 213
Figure 25. Parcours ou Personnage : deux façons de revisiter Elephant. (Images
du DVD-Mk2 Édition Collector)................................................................... 215
Figure 26. Rapport de succession des événements diégétiques dans Memento.
....................................................................................................................... 217
Figure 27. L’histoire recule, le récit avance dans Irréversible de Gaspar Noé
(2002). ..........................................................................................................219
Figure 28. Les liaisons parallèles de Chassés-croisés (1993). .......................... 224
Figure 29. Structure narrative parallèle de Magnolia (1999)........................... 226
Figure 30. Polyekran et Laterna Magika, Alfréd Radok et Josef Svoboda© 1958
(http://www.laterna.cz). ............................................................................. 240
Figure 31. Kinoautonat, « One man and his house » Radúz Çinçera© 1967,
(http://www.kinoautomat.cz). .................................................................... 243
Figure 32. La Rose Pourpre du Caire, Woody Allen, 1984 : moment où Tom
Baxter et Cécilia traversent la toile de l’écran (passage du monde réel – en
couleur – de Cécilia, au monde intra-diégétique – en noir et blanc – de Tom
Baxter. ...........................................................................................................247
391
Figure 33. Tapp und Tastkino, Valie Export© 1968, (www.valiexport.org). .. 248
Figure 34. Tableau pour une typologie provisoire du récit filmique interactif.254
Figure 35. Quelques photogrammes extraits du film d’Alain Resnais Muriel ou
le Temps d’un Retour (1963). ...................................................................... 280
Figure 36. Quatre perspectives de l’espace virtuel en 3D de l’HLM d’Hélène
Aughain. ....................................................................................................... 286
Figure 37. Interaction d’un participant avec le dispositif interactif de Muriel. 287
Figure 38 : Diagramme du dispositif interactif de Muriel. .............................. 287
Figure 39. Meubles miniature fixés sur la partie supérieure du socle. ............ 289
Figure 40. Exemples des multiples dispositions des écrans (objets spatio-
temporels) dans l’espace tridimensionnel. ................................................. 290
Figure 41. Transparence, a vous de compléter le puzzle. ................................. 295
Figure 42. Transparence, trois personnages dans un labyrinthe de rencontres
émotionnelles et sentimentales. .................................................................. 296
Figure 43. Transparence, un flux narratif potentiel qui s’exerce selon les options
des interacteurs............................................................................................ 298
Figure 44. Structure rhizomique : où est le début ? où est la fin ?................... 300
Figure 45. Représentation graphique pour une structure rhizomique de
Transparence. ...............................................................................................301
Figure 46. Diagramme de l’installation vidéo interactive Transparence......... 304
Figure 47. Le « cube interactif » : interface pour l’interaction des spectateurs.
...................................................................................................................... 305
Figure 48. Spectateur-interacteur durant une séance de Transparence. ........ 305
Figure 49. Quelques images de l’interface cuboïde 3D. ................................... 306
Figure 50. Langage de Programmation Orientée Objet (POO) sur Pure Data.308
Figure 51. En haut, abstraction d’implémentation des syntagmes filmiques et
cuboïde 3D ; en bas, rendu graphique (avec et sans syntagmes filmiques).
Sur les côtés inférieurs et supérieurs du cube, des photographies de l’Édifice
Transparent...................................................................................................310
Figure 52. Miguel, Sara et Pedro : l’ultime rencontre ? À vous de décider. ...... 311
Figure 53. Les écrans-réceptacles de Carrousel. ............................................... 314
Figure 54. Quelques images de l’installation réalisée au Forum de la ville de
Maia, Portugal, 2006. ...................................................................................318
Figure 55. La boîte à musique de Carrousel....................................................... 319
Figure 56. Quelques photogrammes de L’inconnu du Nord-Express, Alfred
Hitchcock, 1951. ........................................................................................... 320
Figure 57. Diagramme de l’installation interactive Carrousel...........................325
Figure 58. Diagramme du dispositif interactif de Carrousel. Arrangements et
connexions du contrôleur multimédia. ....................................................... 326
Figure 59. : Relation d’interdépendance entre la rotation de la manivelle et le
mouvement circulaire des écrans-réceptacles. ............................................327
Figure 60. Abstraction-mère qui gère les données visuelles ainsi que tout le
dispositif interactif....................................................................................... 329
Figure 61. Participation des spectateurs avec l’installation interactive Muriel.
...................................................................................................................... 333
Figure 62. Participation des spectateurs avec l’installation interactive
Transparence. ...............................................................................................335
Figure 63. Muriel au Centre des arts Casa das Mudas, Calheta, Madère,
décembre 2008. ........................................................................................... 346
Figure 64. L’installation Transparence à l’Édifice Transparent, Porto, juin 2007.
.......................................................................................................................353
Figure 65. Carrousel, centre des arts Casa das Mudas, Calheta, Madère,
décembre 2008. ........................................................................................... 363
392
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406
Bibliographie
407
Bibliographie
408
Bibliographie
7. Publications de l’auteur
409
Bibliographie
410
APPENDICE 1
Transparence
Synopsis
Profil des personnages
Cénario
Storyboard
Tournage
411
COURT-MÉTRAGE
TRANSPARENCE
Scénario
Version Finale
412
Synopsis ..........................................
Selon les circonstances, Pedro, jaloux, tue Miguel parce qu’il est
amoureux de Sara. Plus tard, du fait du hasard ou du destin, il
devra connaître la douleur de la séparation. Dans une autre
histoire, possible, c’est Sara qui, comprenant la relation entre
les deux garçons, tue Pedro pour rester seule avec Miguel. Dans un
autre cas, il se peut que Miguel se libère de Sara afin de
poursuivre ses attraits amoureux avec Pedro.
PEDRO
413
SARA
Miguel
Scénario..........................................
__________________
A1
(TRAHISON)
Pedro trahi par Sara
Pedro offre une rose à Sara. Sara enlève l’anneau de son doigt, le
lance à Pedro et se jette dans les bras de Miguel qui apparaît par
derrière. Ils s’embrassent. Pedro, sans réaction et avec l’anneau
dans la paume de la main, regarde le couple qui s’embrasse avec
ferveur, passionnément.
__________________
A2
(TRAHISON)
Sara trahie par Pedro
414
INSERT : La photographie fixe l’image de Sara sur la plage,
embrassant Pedro sur la bouche.
___________________
A3
(TRAHISON)
Miguel trahi par Sara
____________________________
B1
(JALOUSIE)
Miguel est jaloux de Sara
MIGUEL
“Mon amour,
Le laisser-aller dans l’amour
est une offense, offense qui
s’élève à un degré suprême.
Passion exige passion et
l’amour se récompense avec de
l’amour... L’amour de Miguel
était faible. Ce que je
ressens pour toi, brûle.
Ne craint plus mon
indécision. Je viens de
tatouer ton nom sur ma peau :
« Pedro pour Toujours ».
Un baiser en flammes de
Sara”.
SARA
Miguel... ? Qu’est-ce que tu
fais ?
415
Miguel prend un briquet et brûle la lettre. Sara sort.
___________________
B2
(JALOUSIE)
Sara est jalouse de Pedro
PHOTOGRAMMES (couleur):
____________________
B3
(JALOUSIE)
Pedro est jaloux de Sara
SARA
Allô... Miguel ?
PEDRO
(Silence)
SARA
Miguel ! Miguel !
PEDRO
Hum...hum....
SARA
C’est fini ! Je suis
complètement...(pause).
C’est insupportable. Je ne
tolère plus la voix... Je
digère mal les caprices, les
obstinations... (soupir).
Moi qui aimais tellement son
odeur. Maintenant, je suis à
l’agonie... Miguel......
Miguel ? Il faut que je te
parle...
PEDRO
416
Et Miguel ? Tu l’aimes, pas
vrai ? C’est ça ou rien !
SARA
Pedro ?
Ça coupe.
SARA
Pedro ? Pedro, je t’aime.
Non, écoute-moi..., c’est
toi que j’aime. C’est
toi !...
...je t’aime.
____________________
C1
(NARCISSISME)
Pedro
Sara caresse Pedro. Elle s’amuse avec ses cheveux. Pedro observe
l’action dans le miroir, il fixe son regard sur lui-même. Entre
tant, Miguel saisit Sara par la taille et l’entraîne avec lui.
____________________
C2
(NARCISSISME)
Sara
417
SARA : Avec ce que vous êtes tous en train d’imaginer :-))
MIGUEL : On-line ?
____________________
C3
(NARCISSISME)
Miguel
Première photo : Sara, Miguel et Pedro assis sur le banc. Sara est
au milieu, serre les deux amis entre ses bras.
Deuxième photo : Pedro et Sara s’embrassent.
____________________
D1
(AMOUR)
Pedro aime Sara
LOCUTEUR
Et maintenant une chanson
dédiée à Sara, de la part de
Pedro...
« Ti vengo a Cercare » de
Franco Battiato. Écoutons.
418
Fondu au noir.
____________________
D2
(AMOUR)
Pedro aime Miguel
MIGUEL
Pedro, je t’aime.
Fondu au noir.
__________________
D3
(AMOUR)
Miguel aime Sara
PHOTOGRAMME :
SARA
Il te plaît celui-là ?
MIGUEL
Très jolie. Ça te va à la
perfection.
PHOTOGRAMMES :
419
____________________
E1
(SEXE)
Pedro et Sara
GROS PLAN
FONDU au blanc.
____________________
E2
(SEXE)
Pedro et Miguel
MIGUEL
Tu veux m’aider ?
PEDRO
Qui ? Moi ?
MIGUEL
Oui toi ? Tiens, prens ce
pinceau et aides-moi donc.
GROS PLAN sur la mousse de la bière qui gicle lorsque Pedro ouvre
une autre cannette.
Fondu au blanc.
420
____________________
E3
(SEXE)
Miguel et Sara
PHOTOGRAMMES - RALENTI:
____________________
F1
(SOUFFRANCE)
Pedro et Sara
Pedro et Sara fixent leur regard l’un sur l’autre, les yeux dans
les yeux. Ils sont tous les deux debout, face à face. Deux valises
par terre, une de chaque côté. On peut entendre le cri des
mouettes en vol sur le bruit de la mer. Aucun dialogue.
____________________
F2
(SOUFFRANCE)
Pedro et Miguel
GROS PLAN du visage de Pedro. Des larmes coulent sur ses joues,
roulent le long de son visage.
____________________
F3
(SOUFFRANCE)
Miguel et Sara
Sara et Miguel sont assis sur l’un des bancs de la plage. Miguel a
des lunettes de soleil, il tient à la main une canne pliante
421
blanche. Immobiles, ils « regardent » devant eux, la mer (vers la
caméra).
Fin.
422
Quelques photos du tournage ................................
423
Quelques photos du tournage ................................
424
Quelques planches du Storyboard (ex. A3-1 + A3-2)........
425
Quelques planches du Storyboard (ex. A1-2 + A1-8)...........
426
Quelques planches du Storyboard (ex. E2-3 + E2-4)........
427
Storyboard (ex. C3-1 + C3-2 + C3-3 + C3-4 + C3-5)........
428
APPENDICE 2
429
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-HSHQVHDYRLUYXWRXWOHFRQWHQX 9;-**+.9 9;-**+.9
-59/+3/45",$9"$52++%4)(,F ? @ A B C
H-4$95$0+50 7RXWjIDLW
K"$0E=7"$->+.91$9-64$52++%4)(,# 9;-**+.9 9;-**+.9
P¶DEHDXFRXSVDWLVIDLW ? @ A B C
<+5.6"G$,-$:-("
434
435
Questions 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
436
23 7 7 6 6 7 7 1 7 1 1 7 7 5 7 7 7 1 7 1
24 5 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 3 3 2 4 4
25 6 6 5 7 6 7 6 7 6 6 6 5 6 6 7 6 7 6 6
26 6 4 4 4 7 7 7 7 4 4 4 4 5 3 5 4 3 5 7
27 6 7 7 5 7 7 2 7 7 7 6 7 7 7 7 7 1 6 Controlar em separado o som e a imagem
1 (talvez 2 manivelas).
28 5 5 5 4 6 6 2 5 5 6 5 4 5 6 6 6 3 4 2
29 5 5 4 6 7 1 7 2 6 4 6 5 5 7 4 2 5 Tirar finos. 6
30 3 4 4 4 7 7 3 3 2 6 6 4 4 6 3 3 3 3 3
31 4 1 1 4 4 1 1 2 7 4 1 2 3 7 2 6 4 Música a tocar ao contrário para rotação
2 inversa da manivela.
32 4 7 2 2 5 3 1 3 1 5 4 2 2 4 6 3 6 2 A manivela deveria funcionar melhor.1
33 6 1 5 5 7 7 1 7 7 7 4 4 7 7 7 7 1 7 Dar para fazer reverse. 1
34 3 7 2 2 7 7 1 7 7 5 5 4 5 4 7 5 4 4 4
35 6 5 5 5 7 6 1 5 1 6 3 6 4 3 5 4 4 5 1
36 3 4 2 3 7 7 4 7 7 4 3 7 7 5 7 7 4 2 1
37 7 7 7 7 7 7 3 7 7 2 4 7 7 7 7 7 2 7 1
38 5 7 6 4 7 7 1 5 4 6 6 5 6 7 7 5 1 4 Manipular as imagens que surgiam. 1
39 4 7 3 3 4 3 1 4 4 5 6 2 3 3 2 3 2 2 Dispensar a manivela, o utilizador interagia com um sensor de movimento.
40 6 5 3 3 7 5 4 6 6 5 4 6 4 5 5 5 6 6 360º 2
41 5 7 5 6 7 6 2 6 4 4 4 6 6 5 6 7 2 6 controlar totalmente a peça. 1
42 6 6 6 5 7 6 1 6 6 5 3 5 6 6 6 6 2 5 1
43 6 7 6 5 7 7 7 7 7 6 6 6 6 7 7 7 1 7 Andar para trás. 1
44 4 6 5 4 7 7 5 7 6 3 4 4 7 7 7 7 1 7 Outro tipo de movimentos. 1
45 5 7 7 7 7 7 7 7 6 5 4 5 3 6 4 3 4
46 5 5 6 3 4
47 3 1 2 2 5 5 1 7 7 5 4 6 3 6 6 7 3 5 Acertar no nº do Euromilhões. 7
48 6 4 4 4 7 7 6 4 4 5 2 3 4 4 7 7 1 2 1
49 2 2 2 1
50 3 6 4 4 6 5 5 4 6 6 4 4 4 5 4 5 2 4 2
51 4 6 4 3 5 7 5 4 2 7 2 5 6 5 5 6 6 3 Forward- Rewind - Slow Motion… 1
52 6 6 6 7 6 7 5 7 7 7 4 6 7 7 2 7 6 6
53 5 7 4 4 5 5 1 5 7 1 2 5 4 5 7 7 1 4 1
54 6 7 5 5 4 6 2 6 6 2 6 6 5 6 7 7 1 7 1
55 6 7 6 6 7 7 1 7 7 1 6 4 6 7 7 5 1 7 1
56 5 7 5 5 7 6 2 4 5 5 2 4 4 4 6 6 1 4 Andar para trás, escolher várias opções,
1 permitir acesso a mais pessoas.
57 5 5 6 5 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 5 5 2 4 Controlar a imagem 1
58 3 4 2 5 5 5 3 2 2 5 5 5 3 2 Seleccionar um +ainel, especificar uma
2 imagem/som
59 7 7 6 6 7 6 6 6 6 4 2 6 6 7 7 7 2 7 1
60 7 7 7 6 7 6 7 6 6 6 6 6 6 7 7 7 7 6 6
61 7 7 7 7 7 7 1 7 6 3 6 4 6 6 7 7 1 6 4
62 7 7 7 7 7 7 4 7 7 6 4 6 6 6 7 5 6 6 7
437
63 5 6 6 6 7 7 2 7 6 7 4 7 7 7 7 7 1 4 Acho que há enormes potencialidades 1 a imaginar.
64 7 7 7 7 7 6 6 7 7 6 6 7 7 7 6 6 1 5 Ampliar ou diminuir as imagens. O som
3 devia ter melhor qualidade.
65 6 6 5 4 6 6 2 4 2 4 3 5 5 7 6 6 2 4 1
66 6 6 5 7 6 1 6 6 2 4 6 5 6 7 7 1 4 Controlar a "velocidade" do som. 1
67 4 2 3 3 7 7 1 2 4 7 3 3 3 4 4 4 1 2 1
68 4 4 2 5 7 7 2 5 6 5 2 1 1 5 7 7 1 7 1
69 6 4 6 3 7 7 4 5 3 4 6 6 6 5 6 5 4 2
70 6 6 6 7 7 5 2 7 5 4 2 5 6 7 7 5 2 5 Regular a velocidade da música. 1
71 7 5 7 4
72 6 7 6 5 7 7 1 7 6 2 4 4 7 7 7 1 7 1
73 7 7 7 7 6 7 4 3 4 3 6 7 7 7 7 1 4 1
74 7 7 5 7 7 7 1 7 3 5 5 6 3 7 7 1 1 2 Acelerar e inverter o sentido. 1
75 4 6 6 6 7 7 3 6 6 5 4 5 6 6 6 6 2 5 1
76 3 7 2 3 7 7 1 2 5 7 1 1 5 4 7 7 3 2 Mudar cores, emitir cheiros 3
77 4 1 2 2 3 2 1 1 7 5 4 4 3 7 2 7 1 Andar nos cavalinhos 1
78 7 7 7 4
79 1 7 3 3
80 6 7 5 5 6 7 1 7 7 2 5 6 6 7 7 6 2 6 Controlar a luminosidade 1
81 6 7 7 7 7 7 6 7 6 6 5 7 7 7 6 7 1 6 5
82 6 6 5 6 7 7 1 7 7 7 4 7 7 7 7 7 1 7 Queria um carrossel verdadeiro. 1
83 7 7 6 6 7 7 5 6 7 7 6 7 6 5 7 6 3 6 2
84 6 7 6 6 7 4 2 6 7 2 4 6 6 7 7 6 2 5 6
Moyenne 5.298 5.863 4.976 4.81 6.367 6.143 2.909 5.733 4.842 4.893 4.224 5.065 5.234 5.744 5.974 5.714 2.603 4.816 2.105
STDEV 1.387 1.621 1.575 1.564 1.015 1.155 2.072 1.492 1.811 1.798 1.457 1.641 1.503 1.372 1.441 1.431 1.875 1.547 1.793
438
APPENDICE 3
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439
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"Digital Circus Entertainment").
I-Views is a story-sharing system that permits
individuals to use published, communally owned
media clips to author narratives by assembling
clips, and to build communities of similar interests
Pengkai Pan e
based on comparing these narratives. There are
62 2000 I-Views Glorianne Web
two types of tools: web-based video studio tools
Davenport
and virtual community building tools. By offering
shared authorship, tools, and virtual
environments, I-Views demonstrates new story
forms such as "Shareable Documentary."
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100 Petrin- - Install.
1994 Boissier
sularis
Rob Landeros et
Graeme Devine - Jeu pour Windows et Macintosh (2 X CD-ROM) -
The 7th (Virgin Considéré le premier jeu dramatique interactif, qui
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Guest Interactive mélange la représentation d'acteurs avec des
Entertainment, espaces 3D numériques.
développeur)
Philips POV
- DOS Conversion by Entertainment Software
102 1993 Voyeur Entertainment CD-ROM
Partners
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The OZ http://www.cs.cmu.edu/afs/cs/project/oz/web/oz
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Project .html
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Exquisite http://www.mediaartnet.org/works/mechanism-
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446
Ce DVD-Rom rassemble les informations audiovisuelles nécessaires
à la description des installations vidéo-interactives
Muriel, Transparence et Carrousel.
447
Université Paris 8 – Vincennes – Saint-Denis – U.F.R. ARTS
Thèse de doctorat esthétique, sciences et technologies des arts présentée et soutenue par
Carlos Sena Caires, à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, sous la direction de
Jean-Louis Boissier.
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448