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Université Paris 8 – Vincennes – Saint Denis – U.F.R.

ARTS

Thèse de doctorat en Esthétique,


Sciences et Technologies des arts
Spécialité Arts Plastiques et Photographie

Présentée et soutenue publiquement par


Carlos Sena Caires

Titre

Les Conditions
du Récit Filmique Interactif,
Dispositifs et Réception.

Sous la direction de Monsieur le Professeur


Jean-Louis Boissier

Jury :
Roberto BARBANTI, Université Paris 8, Paris (France)
André PARENTE, Université Fédéral de Rio de Janeiro (Brésil)
Françoise PARFAIT, Université de Picardie Jules Verne, Amiens (France)
Carlos VALENTE, Université de Madère (Portugal)
Carlos Sena Caires

Les Conditions
du Récit Filmique Interactif,
Dispositifs et Réception.
La recherche conduisant à cette dissertation a été accomplie par l’auteur
à l’EDESTA (École Doctorale Esthétique, Sciences et Technologies des Arts)
de l’Université Paris 8, Vincennes Saint-Denis,
Spécialité Arts Plastiques et Photographie

Ce travail de recherche a été soutenu par le concours d'une Bourse de Doctorat de la Fondation
pour la Science et la Technologie du Ministère de la Recherche du Portugal (FCT).

(SFRH/BD/16400/2004)
À mes très chers parents,
Agostinho et Sena,
qui m’ont toujours soutenu, encouragé et aidé durant mes études.
Résumé

Le cinéma est monde, il est aussi récit.


(Albert Laffay)

La genèse de ce travail de recherche sur le récit filmique interactif trouve son


fondement dans l’idée que la narration cinématographique associée aux
installations interactives et à l’art vidéo-interactif requière au stade actuel
d’investigation et d’innovation un travail de délimitation et d’identification des
conditions spécifiques de conception, présentation et réception des œuvres.
Cinéma interactif, hyper-cinéma, hyper-vidéo, i-cinéma, film jouable, film
interactif, film-réseau, tous ces noms, toutes ces désignations (et d’autres encore)
sont le reflet d’un désir inéluctable pour un récit filmique interactif qui s’ouvrirait
aux spectateurs et qui se déploierait selon des multiples temporalités et des
espaces narratifs illimités. Un cinéma exploitable donc (G. Wagon), un territoire
d’images où le spectateur se déplacerait d’un espace-temps diégétique à un autre
espace-temps, sous le contrôle d’un auteur invisible responsable des règles
d’accès aux images, du temps et du déroulement de l’histoire et des règles de
succession des événements diégétiques. Un récit filmique qui « obéirait » à des
conditions particulières, sous une dimension narrative, mais aussi interactive,
attaché au « présent performatif » (J.-L. Boissier), mais aussi à un « ça a été »
narratif propre du cinéma.

Nous l’avons remarqué, notre sujet touche plusieurs domaines de la


connaissance, mais comme il en convient, nous resterons du côté du langage
cinématographique et de l’interactivité. Aussi, nous centrerons la question sur les
notions de récit, de narration et d’histoire, et nous essayerons de mesurer à quel
point les installations (vidéo-) interactives, qui de nos jours utilisent le potentiel
interactif du numérique, sont porteuses d’une nouvelle forme narrative qui défie
aussi bien l’auteur qu’un spectateur-participant (métamorphosé en interacteur).
Cette thèse tient alors à repérer quels sont les éléments nécessaires à l’analyse et à
la production d’œuvres interactives ayant en commun la présentation de récits
filmique, et d’en limiter les conditions du point de vue de la réception et de ses
dispositifs de mise en œuvre.

Pour être lisible, nous avons développé notre travail de recherche selon une
exposition qui passe d’abord par la maîtrise et la connaissance des concepts et des
notions liés à la théorie du récit, littéraire dans un premier temps, filmique dans
un second. D’abord, selon les premières études de la Tragédie et de l’Épopée
d’après les philosophes grecs Aristote et Platon, ensuite, par une approche
structuraliste selon les auteurs Gérard Genette, Claude Bremond et Roland
Barthes, entre autres. Du point de vue du récit filmique les travaux exploratoires
sur la grande syntagmatique du récit filmique de Christian Metz, et l’approche
structuraliste d’André Gardies, André Gaudreault et François Jost ont été des
repères essentiels pour notre étude.
Cette première incursion théorique a été fondamentale puisque c’est grâce à elle
que nous avons pu justifier la suite de notre exploration et proposer des «
solutions » (sous forme d’hypothèses) qui nous ont semblé pertinentes pour notre
sujet d’analyse.
Après avoir parcouru les notions distinctives du récit, connu ses modes, ses
temporalités, ses voix et ses espaces discursifs, il a été question de réfléchir sur la
question de l’interactivité. L’objectif étant de découvrir sous quels moyens,
conditions ou procédés novateurs le récit filmique arrive à s’approprier (ou se
servir) des modes de production et de réception des nouvelles technologies à des
fins narratives et/ou artistiques. Nous avons voulu vérifier si le récit filmique
postmoderne a ou non un potentiel interactif. À l’aide de nombreux exemples
cinématographiques, nous avons repris des notions et des concepts du récit
littéraire (fréquence narrative, répétition diégétique, simultanéité, ordre des
syntagmes, etc.) pour mettre en évidence certaines capacités du récit filmique à
mettre en amont une nouvelle relation à l’image, notamment par le biais d’une
participation (active) d’un spectateur motivé. Un nouveau rôle pour le spectateur
est né. Les premières expériences cinématographiques interactives et la définition
de certaines stratégies narratives liées à une condition interactive et de
présentation du récit interactif nous ont ainsi permit de produire un tableau
typologique provisoire pour un récit filmique interactif.

Dans un troisième temps, une étude empirique a été mise en place, mettant
l’accent sur la production et l’évaluation de nos propres travaux artistiques.
L’analyse des différentes étapes de conception, de présentation et de réception
des œuvres reste ainsi fondamentale pour comprendre les enjeux d’une telle
recherche, pour sentir les conditions essentielles d’un savoir faire, d’une praxis. À
partir de cette recherche nous avons élaboré un questionnaire type qui
permettrait de valider notre démarche. Ainsi, l’étude de la réception effectuée
pour les travaux en question, Carrousel (2006), Transparence (2007) et Muriel
(2008) nous a fourni quelques pistes d’intérêt majeur nous menant à des
réponses potentiels que soulève la question de cette thèse.

Enfin, dans la dernière partie de notre travail, nous avons constaté que l’objectif
recherché, qui était de délimiter les conditions du récit filmique interactif a été
bien atteint. Trois grands types forment le trait conclusif de cette thèse : (1) des
conditions narratives spécifiques, (2) des dispositifs interactifs singuliers et
intuitifs et (3) des conditions renouvelées de la réception des œuvres. Converger
l’ « art numérique », le cinéma et des dispositifs interactif (scénique et imagé)
sous une dimension renouvelée de la salle de cinéma, de la technologie de saisie
et de projection de l’image et du récit du point de vue de la narration et de
l’organisation des relations spatio-temporelles nous paraît ainsi, essentiel à toute
proposition dans ce domaine.

Néanmoins, et parce qu’il s’agit d’un exercice nouveau, nous n’envisageons pas
encore une délimitation définitive. C’est dans le continuum d’une réflexion sur la
confirmation d’autres conditions possibles que doit maintenant s’orienter le
(notre) travail de recherche futur.
Remerciements

Je remercie particulièrement Monsieur Jean-Louis Boissier pour avoir


encadré mon travail de recherche depuis le D.E.A. et pendant ces années de thèse.
Sous sa direction, j’ai pu naviguer de la pratique artistique à la réflexion et à
l’argumentation théorique. Je lui dois de m’avoir accueilli au sein de son équipe
où il a su me diriger dans mes recherches mais aussi dans bien d’autres sujets
passionnants. Je le remercie pour ses remarques toujours pertinentes et pour sa
façon, que je qualifierais de chirurgicale, d’indiquer la meilleure direction à
suivre. Grâce à lui, j’ai découvert combien la création artistique faisait partie de
ma trajectoire dans ce monde. Pour tout cela, sa confiance et son soutien, je le
remercie vivement.

Je tiens à remercier Joana Cunha e Costa, ma collègue de l’École des Arts de


Porto, pour son apport dans la construction, la validation et la révision des
enquêtes concernant l’analyse de la réception auprès des spectateurs. Ses conseils
et critiques avisés m’ont permis de recueillir des données exploitables. Je
remercie également mon collègue Paulo da Rosária pour sa collaboration dans
la rédaction du scénario du film Transparence. Sa vision singulière du monde et
sa façon de jouer avec les mots m’ont toujours inspiré.

Je remercie Álvaro Barbosa, directeur du département de Son et Image de


l’École des Arts pour son soutien inconditionnel, Paulo Ferreira Lopes pour
ses conseils. C’est grâce à eux que je me suis lancé dans la réalisation de cette
thèse.

Je suis reconnaissant à Luís Teixeira, vice-directeur du CITAR (Centre de


Recherche en Sciences et Technologies des Arts) pour ses commentaires et ses
questions qui m’ont permis de clarifier ma rédaction et qui m’ont donné de
nouvelles pistes de réflexion. Jorge Cardoso, pour qui l’art de la
programmation est un vrai métier, à qui je dois l’inspiration et la force qui m’ont
permis de conclure mes projets artistiques.

Je tiens également à remercier tous les membres de mon jury de thèse, Monsieur
Roberto Barbanti, Monsieur André Parente, Madamme Françoise Parfait
et Monsieur Carlos Valente pour la lecture et l’examen de cette thèse et de me
faire l’honneur d’assister à ma soutenance.

Je souhaite également remercier toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont
contribué à la concrétisation de ce travail de thèse de doctorat.

Merci enfin à toute ma famille, en particulier Norbert, de m’avoir supporté et


aidé.

Je termine enfin, en remerciant tout particulièrement Ana. Merci de m’avoir


tenu la main jusqu’au point final de cette thèse. Merci pour ta présence
indispensable. Merci d’être là tous les jours.
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ........................................................................................................1

1. RÉCIT

1   QU’EST-CE QU’UN RECIT ?.............................................................................13  

1.1   Des sens et des définitions ................................................................... 13  

1.2   La maîtrise du langage......................................................................... 22  

1.3   Les mythes, les premiers récits............................................................24  

1.4   Les éléments fondateurs de tout récit ..................................................28  


1.4.1   La description ...................................................................................................... 28  
1.4.2   La narration..........................................................................................................31  
1.4.3   Les personnages .................................................................................................. 34  
1.4.4   Le narrateur ........................................................................................................ 38  
1.4.5   Le narrataire........................................................................................................ 42  

1.5   Conclusion du chapitre........................................................................44  

2   L’ANALYSE DU RECIT .....................................................................................49  

2.1   Les différents modèles sémiotiques.....................................................50  


2.1.1   L’étude morphologique de Vladimir Propp .........................................................51  
2.1.2   Les possibles narratifs de Claude Bremond ....................................................... 56  
2.1.3   L’analyse actantielle de Algirdas Julien Greimas............................................... 59  
2.1.4   L’analyse structurale de Roland Barthes ............................................................ 64  
2.1.4.1   Le niveau des fonctions................................................................................ 65  
2.1.4.2   Le niveau des actions................................................................................... 69  
2.1.4.3   Le niveau de la narration............................................................................. 70  

2.2   L’étude temporelle de Gérard Genette ................................................ 70  


2.2.1   Ordre .................................................................................................................... 71  
2.2.2   Durée................................................................................................................... 72  
2.2.3   Fréquence ........................................................................................................... 74  
2.2.4   Mode ................................................................................................................... 76  
2.2.5   Voix ..................................................................................................................... 78  

2.3   Conclusion du chapitre ...................................................................... 80  

3   QU’EST-CE QU’UN RECIT FILMIQUE ? ..........................................................87  

3.1   L’analyse du récit filmique ..................................................................88  


3.1.1   Théorie du double codage ................................................................................... 89  
3.1.2   Le récit filmique et le spectateur ........................................................................ 92  

3.2   La structure du récit filmique .............................................................94  


3.2.1   L’apport de l’étude sémiologique de Christian Metz.......................................... 97  

3.3   L’espace du récit filmique ...................................................................99  


3.3.1   Le champ et le hors-champ................................................................................101  
3.3.2   L’identité et l’altérité spatiale ........................................................................... 103  
3.3.3   L’espace du spectateur...................................................................................... 106  

3.4   Le temps du récit filmique ................................................................ 107  


3.4.1   Ordonner le récit filmique ................................................................................ 108  
3.4.2   La simultanéité temporelle................................................................................ 114  
3.4.3   La durée : de la pause à l’ellipse ........................................................................ 115  
3.4.4   La fréquence filmique........................................................................................ 121  

3.5   Le point de vue du récit filmique ....................................................... 124  

3.6   La voix du récit filmique ................................................................... 132  


3.6.1   Qui nous parle ? .................................................................................................132  
3.6.2   Qui raconte ?......................................................................................................134  

3.7   Conclusion du chapitre ..................................................................... 136  

4   LE DISPOSITIF NARRATIF DU RECIT FILMIQUE.........................................141  

4.1   Le dispositif comme concept ............................................................. 142  

4.2   Naissance d’un dispositif singulier.................................................... 146  


4.2.1   Les premières inventions ...................................................................................147  
4.2.2   Le cinématographe ............................................................................................153  

4.3   Conter, raconter avec des images .......................................................155  

4.4   Le plan, l’unité narrative....................................................................157  

4.5   Le montage ....................................................................................... 162  


4.5.1   L’alignement des tableaux .................................................................................163  
4.5.2   L’effet de continuité ...........................................................................................165  

4.6   Conclusion du chapitre ......................................................................172

2. INTERACTIVITÉ

5   INTERACTIVITE ET RECIT .............................................................................177  

5.1   Interactivité........................................................................................179  

5.2   Le récit interactif .............................................................................. 184  


5.2.1   Simulation ......................................................................................................... 189  
5.2.2   Agencement ...................................................................................................... 190  
5.2.3   Immersion..........................................................................................................192  
5.2.4   Navigation..........................................................................................................194  

5.3   Conclusion du chapitre ..................................................................... 195  

6   LE POTENTIEL INTERACTIF DU RECIT FILMIQUE POSTMODERNE ........201  

6.1   Rompre avec la linéarité diégétique...................................................204  

6.2   La fréquence narrative comme dispositif de répétition .....................206  

II
6.2.1   Les variations répétitives de Rashômon .......................................................... 207  
6.2.2   La fréquence limitée d’Un jour sans fin...........................................................208  
6.2.3   Le polyptique de Timecode .............................................................................. 210  
6.2.4   Combien de parcours possibles pour Elephant ? .............................................214  

6.3   L’ordre et la synchronisation diégétique ........................................... 216  


6.3.1   Avancer à reculons dans Memento....................................................................217  
6.3.2   La réversibilité d’Irréversible........................................................................... 218  
6.3.3   Smoking/No Smoking dans quel ordre ?......................................................... 220  

6.4   La simultanéité narrative.................................................................. 222  


6.4.1   Les liaisons parallèles de Chassés-croisés........................................................ 223  
6.4.2   Magnolia en même temps que Magnolia........................................................ 226  

6.5   Conclusion du chapitre ..................................................................... 228  

7   RECIT FILMIQUE ET INTERACTIVITE ...........................................................231  

7.1   Un nouveau spectateur : l’interacteur................................................ 232  


7.1.1   Jouabilité, liberté, contrôle................................................................................ 236  

7.2   Les premières expériences cinématographiques interactives ............ 239  


7.2.1   Sortir de l’écran ................................................................................................. 240  
7.2.2   Participer au récit ............................................................................................. 243  
7.2.3   Rentrer dans l’écran.......................................................................................... 245  
7.2.4   Toucher l’écran ................................................................................................. 248  

7.3   Typologies du récit filmique interactif............................................... 249  

7.4   La question du récit filmique interactif ............................................. 255  


7.4.1   Quelques stratégies narratives.......................................................................... 258  
7.4.1.1   Variabilité diégétique ................................................................................. 258  
7.4.1.2   Suspension narrative ................................................................................. 260  
7.4.1.3   Répétition................................................................................................... 260  
7.4.1.4   Simultanéité................................................................................................261  
7.4.1.5   Interface et réciprocité............................................................................... 262  

7.5   Le récit filmique interactif et les jeux vidéo ....................................... 264  

7.6   Conclusion du chapitre .....................................................................268

3. ÉTUDE EMPIRIQUE

8   LES INSTALLATIONS MURIEL, TRANSPARENCE ET CARROUSEL .........275  

8.1   Le problème de la description des œuvres ......................................... 275  

8.2   Muriel ............................................................................................... 279  


8.2.1   Muriel ou le Temps d’un Retour, le film .......................................................... 279  
8.2.2   Un récit filmique linéaire mais fragmenté ....................................................... 281  
8.2.3   Du film à l’installation ...................................................................................... 282  
8.2.4   Installation interactive comme prolongement du film.................................... 285  
8.2.5   Le dispositif interactif de Muriel...................................................................... 287  
8.2.6   Navigation et hors-champ interactif ................................................................ 290  

8.3   Transparence.................................................................................... 293  

III
8.3.1   Transparence : un récit filmique, une installation interactive........................ 293  
8.3.2   Les histoires qui se racontent dans Transparence.......................................... 295  
8.3.3   Des structures narratives ................................................................................. 299  
8.3.4   Une installation, un dispositif interactif .......................................................... 303  
8.3.5   Variabilité et répétition .................................................................................... 307  
8.3.6   Le langage de programmation .........................................................................308  

8.4   Carrousel .......................................................................................... 312  


8.4.1   Mobilité de l’image, mobilité de l’écran. ...........................................................312  
8.4.2   Des références pour Carrousel .........................................................................315  
8.4.3   Le dispositif narratif de Carrousel....................................................................316  
8.4.4   Le cycle des images............................................................................................321  
8.4.5   Perspective et point de vue............................................................................... 323  
8.4.6   Le dispositif scénique du Carrousel ................................................................ 325  
8.4.7   Les abstractions ................................................................................................ 328  

8.5   Conclusion du chapitre ..................................................................... 331  

9   ETUDE DE LA RECEPTION ............................................................................333  

9.1   Esthétique de la réception ................................................................. 335  


9.1.1   Études expérimentales : quelques exemples .................................................... 336  

9.2   Dimension de l’étude ........................................................................ 342  


9.2.1   Observation ....................................................................................................... 343  
9.2.2   Les questionnaires............................................................................................ 345  

9.3   Muriel : étude de la réception............................................................ 346  


9.3.1   Questions sur la satisfaction globale ................................................................ 348  
9.3.2   Questions sur l’interface................................................................................... 348  
9.3.3   Questions sur le premier contact avec l’installation et la réaction du public.. 349  
9.3.4   Questions sur le contrôle.................................................................................. 350  
9.3.5   Questions sur la curiosité et l’implication du public ........................................351  
9.3.6   Questions comparatives ................................................................................... 352  

9.4   Transparence : étude de la réception ................................................ 352  


9.4.1   Entretiens : étude préparatoire ........................................................................ 352  
9.4.2   Résultats préliminaires .................................................................................... 354  
9.4.3   Analyse des questionnaires .............................................................................. 355  
9.4.4   Questions sur la satisfaction globale................................................................ 356  
9.4.5   Questions sur l’interface................................................................................... 356  
9.4.6   Questions sur la non-linéarité et la fragmentation du récit ............................ 357  
9.4.7   Questions sur l’ordre, les alternatives et la suspension du récit...................... 359  
9.4.8   Questions sur la mémoire et la répétition ....................................................... 360  
9.4.9   Questions sur la curiosité et le sentiment d’implication ..................................361  
9.4.10   Comparaisons entre Transparence et le cinéma. .......................................... 362  

9.5   Carrousel : étude de la réception....................................................... 363  


9.5.1   Questions génériques de satisfaction globale................................................... 364  
9.5.2   Questions sur l’interface ................................................................................... 365  
9.5.3   Questions sur le premier contact avec l’installation et réaction du public ..... 366  
9.5.4   Questions sur le contrôle des interacteurs....................................................... 366  
9.5.5   Questions sur la curiosité et le sentiment d’implication du public ................. 367  
9.5.6   Comparaison entre Carrousel et le cinéma ..................................................... 368  

9.6   Synthèse des résultats.......................................................................368  


9.6.1   Muriel................................................................................................................ 368  

IV
9.6.2   Transparence ................................................................................................... 370  
9.6.3   Carrousel........................................................................................................... 372  

CONCLUSION........................................................................................................375  

Conditions narratives ................................................................................ 376  

Conditions interactives.............................................................................. 383  

Conditions de la réception ......................................................................... 385  

BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................................393
1. Ouvrages…………………………………………………………………………………………………………393
2. Articles de Revues/Journaux……………………………………………………………………………400
3. Thèses de Doctorat………………………………………………………………………………………….403
4. Références des publications sur Internet…………………………………………………………..403
5. Références Internet…………………………………………………………………………………………405
6. Filmographie ……………………………………………………………………………………….………..406
7. Publications de l'auteur……………………………………………………………………………...……409
8. Table des récits filmiques interactifs………………………………………………………………….410

APPENDICE 1 ........................................................................................................411  

APPENDICE 2 ........................................................................................................429  

APPENDICE 3 ........................................................................................................439  

V
VI
Introduction

Introduction

Vous êtes assis dans une pièce sombre. Devant vous, défilent des images sur un
écran géant. Vous contemplez des personnages qui conversent entre eux, des
paysages à perte de vue, vous écoutez des sons, un entretien vigoureux se tient,
puis une musique vient se faufiler parmi d’autres bruitages. Vous sentez l’histoire
venir et en imaginez la suite, le final peut-être, le destin des personnages qui ça ?
Par moments vous oubliez où vous êtes, par d’autres vous accompagnez les
personnages comme si vous en étiez un vous-même, plus tard vous vous sentez
fatigué, les commentaires de vos voisins de rangée vous gênent. Et puis, soudain,
vous voilà à nouveau pris par l’histoire, une puissance vous attrape, un regard
vous fixe et vous attire vers cette lumière très présente devant vous.
Vous le savez depuis longtemps, c’est ça le cinéma. C’est sa capacité à vous faire
imaginer des mondes nouveaux, c’est une machine d’illusion et de rêve, qui vous
attire. C’est pour cela, d’ailleurs, que vous aimez l’expérience, que vous voulez la
répéter et que vous prenez du plaisir à y revenir, à chaque fois.

Imaginez maintenant que vous êtes à nouveau dans cette pénombre, devant ces
images en mouvement, cette clarté où défilent les images et se construit l’histoire,
et que soudain, comme par un effet de magie, vous arrivez à en modifier le
déroulement. Comme si c’était un jeu où chacun décide de ses actions, un jeu
interactif disons, à plusieurs dans une salle de cinéma, qui vous laisserait
influencer le cours des événements, la suite du récit et le destin des personnages.
Cela serait merveilleux ! Vous voilà côte à côte avec votre héros : devant vous un
obstacle ? Vous le faîtes sauter ! Quelle direction prendre ? C’est à vous de choisir
la bonne. Votre héros va mourir ? Revenez sur vos pas et modifiez son destin !
Voilà à quoi pourrait se prêter le cinéma de demain. Un cinéma participatif,

1
Introduction

interactif, qui vous place dans l’histoire, qui vous attire dans un monde fictionnel,
et qui vous laisse prendre les décisions tout en vous conduisant vers un destin
inexorable. Le cinéma serait alors comme une ligne segmentée, une bande
magnétique constamment sujette à se rompre et à s’interrompre, puis à se coller
et à se recoller bout à bout, dans un ordre différent de son état premier, pour
votre unique plaisir. Le cinéma de demain disions-nous ? Ne serait-ce pas trop
attendre, ne serait-ce pas oublier toutes les expériences, plus ou moins réussies
dans ce domaine et sous-estimer les projets avant-gardistes des années 1950 et
1960 : de la Laterna Magika de Alfréd Radok et Josef Svoboda au Ciné-
automaton (Kinoautomat) de Radúz Çinçera ? Ne serait-ce pas oublier les
propositions des artistes du numérique, des installations interactives et
performatives, oublier un nouveau regard sur le monde de l’image en mouvement
(des modes de diffusions renouvelés, télévision interactive, téléphones mobiles,
Internet, DVD) qui a autorisé à la fois une lecture multiple et personnalisée du
film, se différenciant ainsi du cinéma en salle ?

Le film, et avec lui le cinéma, ont toujours eu ce goût du renouvellement, de la


recherche de nouvelles manières de captiver son spectateur. Depuis plus de cent
ans que le cinéma ne cesse de se transformer : du cinéma muet (non parlant) au
cinémascope, du cinéma couleur au cinéma en relief, les films de l’histoire du
cinéma ont toujours cherché à raconter des histoires par des moyens singuliers,
dans l’espoir de créer l’illusion d’un réel, un réel imaginaire, envers ce spectateur
qui, actif mentalement, se croit projeté dans l’histoire. Quoi de plus séduisant,
pour le cinéma, que d’attirer son public dans l’histoire, de le faire traverser
l’écran, à l’image de Tom Baxter dans La Rose Pourpre du Caire de Woody Allen
(1985). Nous n’en sommes pas encore là (sauf si l’on considère les expériences de
la CAVE1), mais les conditions d’une telle ambition ne seraient plus si lointaines.

Cinéma interactif, hyper-cinéma, hyper-vidéo, i-cinéma, film jouable, cinéma


exposé, film-interactif, film-réseau, tous ces noms, toutes ces désignations sont le
reflet du désir inéluctable pour un récit filmique interactif qui s’ouvrirait aux
spectateurs et qui se déploierait selon de multiples temporalités et des espaces
narratifs illimités. Un cinéma exploitable donc, un territoire d’images (et de sons)
où le spectateur se déplacerait d’un espace-temps diégétique à un autre espace-
temps, sous le contrôle d’un auteur invisible, responsable des règles d’accès aux
images, aux temps de l’histoire et au déroulement ou à la continuité des
événements diégétiques. Un récit filmique qui « obéirait » à des conditions

1 Acronyme pour Cave Automatic Virtual Environment.

2
Introduction

particulières, sous une dimension narrative, mais aussi interactive, attaché au


« présent performatif », comme l’affirme Jean-Louis Boissier, mais aussi à un
« ça a été » narratif propre du cinéma.
Nous avons dit conditions particulières du récit filmique interactif ? Cette
première assertion/interrogation, à première vue très vague, en suscite tout de
suite quelques autres, auxquelles il semblerait plus logique de vouloir répondre à
priori : qu’est-ce qu’un récit filmique interactif ? Existe-t-il des récits filmiques
interactifs ? Où se situe le récit filmique interactif par rapport au cinéma
postmoderne (contemporain) ? Le sujet semble vaste, nous en conviendrons. Cela
dit, nous n’en donnerons pas tout de suite les réponses, si aisées nous semblent-
elles, puisque notre démarche est de rester dans la supposition initiale, jusqu’à
trouver, par des raisonnements posés, certaines hypothèses qui pourront
satisfaire nos lecteurs.

Nous l’avons remarqué, notre sujet touche plusieurs domaines de la


connaissance, mais comme le titre l’indique - Conditions du récit filmique
interactif -, nous resterons du côté du langage cinématographique et de
l’interactivité. À vrai dire, écrire autour du récit filmique et de l’interactivité,
contient de nos jours un certain risque, surtout si nous nous fixons dans le champ
spécifique de la création artistique. Les œuvres d’art numériques interactives et le
cinéma s’inscrivent dans des modes de production, de présentation et de
réception qui, à première vue, ne semblent pas du tout identiques, frôlant même
l’antagonisme. Alors, en quoi, et pourquoi, cette insistance à vouloir les
rapprocher ? Depuis l’apparition des ordinateurs, et avec eux, de l’interactivité,
les artistes n’ont pas cessé d’explorer ce nouveau paradigme expressif et créatif,
qui met en jeu œuvre, auteur et récepteur, image en mouvement et interactivité.
Avec l’évolution vertigineuse de programmes informatiques et le pouvoir de
stockage des ordinateurs, le cinéma, s’est peu à peu infiltré dans ce nouvel
espace/monde virtuel. Il devient alors évident que, depuis un certain temps, le
cinéma comme la vidéo, mais également (dans une certaine mesure)
l’informatique, l’électronique et l’interactivité sont des espaces dans lesquels
l’image en mouvement tient naturellement sa place.

Cette thèse tient donc à repérer les éléments nécessaires à l’analyse et à la


production d'œuvres interactives ayant en communs de présenter des récits
filmiques, et d’en limiter les conditions du point de vue de la réception et de ses
dispositifs de mise en œuvre. Pour être lisible, nous avons développé notre
document selon une exposition, qui passe d’abord par la maîtrise et la

3
Introduction

compréhension des concepts et théories du récit, littéraire dans un premier


temps, filmique dans un second. Cette première incursion théorique reste
fondamentale puisque c’est grâce à elle que nous allons pouvoir justifier la suite
de notre exploration et proposer des « solutions » (sous forme d’hypothèses) qui
nous semblent pertinentes pour notre sujet.
Après avoir parcouru les notions distinctives du récit, connu ses modes, ses
temporalités, ses voix et ses espaces discursifs, il s’agira de réfléchir sur la
question de l’interactivité. L’objectif étant de découvrir, grâce à quels moyens,
conditions ou procédés novateurs le récit filmique arrive à s’approprier (ou se
servir) des modes de production et de réception des nouvelles technologies à des
fins narratives et/ou artistiques. Finalement, nous en viendrons à analyser, en
ayant recours à nos propres travaux artistiques, les différentes étapes de
production, de présentation et de réception des œuvres cinématographiques
interactives. Cette dernière étape reste d’ailleurs fondamentale pour comprendre
les enjeux réels d’une telle démarche (artistique) et les moyens nous permettant
d’énumérer, percevoir, distinguer, classer, les conditions d’un (soi-disant) récit
filmique interactif.

Ainsi, et dans un premier temps, nous constaterons qu’il existe des points
communs, des proximités dans la définition de récit proposé par divers
théoriciens, penseurs et philosophes. Déjà objet de discussion et de réflexion pour
Aristote et Platon, la notion sera reprise beaucoup plus tard dans les analyses du
texte littéraire du début du 20ème siècle, notamment par les formalistes Russes.
(S’en suivront les études de Tzvetan Todorov, Vladimir Propp, Claude Bremond,
Roland Barthes et Gérard Genette entre autres, que nous aborderons dans le
premier chapitre). Dans un second temps, nous analyserons les différents
modèles sémiotiques et l’étude moderne du récit qui connaîtra dans le courant
structuraliste une impulsion décisive concernant les études systématiques du
fonctionnement des textes littéraires. D’abord, nous saisirons comment Vladimir
Propp propose toute une théorie novatrice sur les fonctions des personnages du
récit (du conte merveilleux russe) et la façon dont ces fonctions doivent se
répartir et s’enchaîner selon plusieurs hypothèses de succession, entrelacement,
disjonction et/ou croisement. Ensuite, nous constaterons qu’aussi bien Roland
Barthes comme Claude Bremond reprennent l’étude des fonctions des
personnages de Propp pour l’adapter à d’autres types de récits. D’une part,
Bremond reprend la notion de fonction comme l’élément fondateur de tout récit
basant sa recherche sur l’idée de « possibles narratifs », d’autre part, Barthes
conçoit le récit comme un système implicite d’unités et de règles dont le niveau

4
Introduction

des fonctions (au sens de Propp), des actions (au sens de Greimas) et de la
narration (au sens de Genette) sont les éléments fondateurs fondamentaux. Tout
en continuant dans la recherche du fonctionnement des textes, nous constaterons
également que Algirdas-Julien Greimas préfère discerner une typologie des
personnages qui se définit selon ce qu’ils font et non selon ce qu’ils sont ou bien
pensent être. Il les appellera les actants. Plus tard, Gérard Genette portera son
analyse sur l’étude temporelle du récit, ses modes et sa voix. Ses propos seront,
comme nous le constaterons au cours de cette dissertation, un point de référence
fondamental pour notre recherche.

Le récit est là, partout, il est cette action propre à l’homme consistant à raconter
quelque chose à quelqu’un. Raconter une histoire, avec un début, un milieu et une
fin, dont l’objectif est d’attirer l’attention de son auditoire et de le mener
« soigneusement » à bon terme, c’est-à-dire à la clôture du récit, tout en
employant des stratégies (et des restrictions) narratives propres. D’un point de
vue strictement fonctionnel, on pourrait dire que tout récit répond à la même
formule et que le récit filmique tient sa place dans cette définition. Mais il existe
bel et bien des distinctions. Comme le dit Jean Mitry, un film est « tout autre
chose qu’un système de signes et de symboles ». Du moins, il ne se présente pas
comme étant seulement cela, puisqu’il s’agit avant tout d’images (et de sons), des
images de quelque chose qui ont pour objet de décrire, de développer et de narrer
un événement ou une suite d’événements quelconques. Ainsi, l’analyse du récit
filmique devrait faire l’objet d’une attention semblable à celle dont a bénéficié le
texte littéraire (c’est d’ailleurs le propos de Raymond Bellour lorsqu’il écrit
L’analyse du film)2. Dans sa structure interne, le récit filmique est image, mais
aussi mouvement, mouvement d’images et changement. Changement de plans,
changement de séquences et changement de points de vue. Le film se déploie
dans un espace et un temps propre, dans un champ et un hors champ de l’image,
mais aussi, et avec lui, dans un espace autre, celui du spectateur. Le récit filmique
a pour obligation de savoir contrôler ces divers espaces, mouvements et
changements, afin de raconter quelque chose d’intelligible et selon une suite
logique de faits vrais ou imaginaires. Pour y arriver, il va également jouer avec le
temps, la condensation des événements, l’organisation événementielle, la
simultanéité et la durée diégétiques. Mais aussi avec l’altérité et la similitude, la
répétition et la fréquence, la durée et le rythme. Bref, le récit filmique reprend les
figures de styles littéraires pour les adapter à des fins narratifs propres.

2 Voir : BELLOUR, Raymond, L’analyse du film, Paris, édition Calmann-Lévy, 1995.

5
Introduction

Mais comment le cinéma arrive-t-il à canaliser l’attention de ses spectateurs,


puisque les stratégies littéraires ne sont pas identiques (comparables ?) à celles
du film ? (Un texte est un texte et une image est une image. Peut-on lire une
image comme on lit un texte ?). Les théories cognitives constructivistes nous
aiderons peut-être à trouver les réponses et à comprendre par quels moyens ce
dispositif narratif singulier a la capacité de jouer sur les émotions et les
sentiments des spectateurs. Nous verrons quelles stratégies narratives le récit
filmique emploie à des fins cognitives, perceptives et sensorielles afin d’attirer
l’attention de son public vis-à-vis de l’histoire. Nous verrons également comment
le dispositif narratif du cinéma est né et sous quelles conditions la narration
cinématographique s’est développée. Et, nous analyserons l’évolution de la
pratique discursive, notamment en ce qui concerne les inventions technologiques
de l’ère du pré-cinéma. Est-il ici vraiment question de nouveauté, d’un dispositif
narratif particulier ? D’un instrument narratif tellement puissant, qu’il se déploie
dans des conditions particulières de saisie et de restitution des images ? Ce
nouveau dispositif, dispositif-cinéma pouvons-nous l’appeler, a bel et bien
survécu jusqu’à nos jours, bouleversant tout un ordre établi de genres et de
modèles narratifs précurseurs. Pour cela il a su, en tant qu’appareil de
signification, mettre en relation des images, des plans, des mouvements et des
personnages, jouer de leur arrangement et de leur assemblage bout à bout, et
mettre en place tout un montage d’événements diégétiques (dramatiques) dans
une succession spatio-temporelle très précise.

Une fois que les enjeux du récit filmique ainsi que ses éléments distinctifs seront
établis, il s’agira, dans l’évolution naturelle de notre étude, de comprendre
qu’elles sont les possibilités d’un réel rapprochement du cinéma avec
l’interactivité, et de présenter des solutions et des hypothèses pour qu’un tel
rapprochement se réalise de façon appropriée. La problématique soulève certains
défis considérables. Peut-on envisager un dialogue (dans le sens d’un échange
réciproque entre deux interlocuteurs) effectif du récit filmique et de l’ordinateur
(machine de calcul) avec un récepteur/auditeur, sans mettre en cause les objectifs
narratifs, interactifs et de réception du récit ? Le récit filmique et l’interactivité
mettent en jeu un nouveau paradigme discursif qui se doit de tenter de concilier
les deux modes d’expression et de transmission de savoirs. Faut-il songer à un
nouveau type de spectateur capable à la fois d’appréhender le sens du récit et de
participer à ce nouveau « jeu participatif » que déploie la condition interactive ?
Le spectateur a toujours voulu s’immerger dans l’histoire, rentrer dans l’image,
toucher l’écran, mais en le désirant il ne réalise pas qu’elles en sont les pertes.

6
Introduction

Peut-il, alors, participer au récit sans fuir l’histoire ? Peut-il contrôler son
comportement, en être conscient, sans jamais perdre les sens des événements
diégétiques ? Est-il conscient, en tant que sujet-participant de contrôler
l’histoire ? Et, veut-il garder ce contrôle, et à quel prix ? Quelle est alors cette
nouvelle condition spectatorielle du « récepteur » d’images interactives, de récits
et de films interactifs ? Sans doute une condition distincte de la condition du
« regardeur-écouteur » du film dans la salle de cinéma, puisque son envie est de
jouer avec les images, de se sentir libre de prendre les décisions qui iront
bouleverser le dénouement des histoires, de savoir qu’il a un certain contrôle sur
les événements diégétiques et finalement de se satisfaire à le faire.

Depuis longtemps, notre démarche en tant qu’artiste/chercheur, nous a mené a


considérer les enjeux d’une telle participation au sein des œuvres numériques
interactives. Laisser la possibilité aux spectateurs/visiteurs de nos installations de
participer au déroulement du récit nous a toujours intéressé, puisque cette
condition laisse une partie de lecture ou de complétion à leur initiative.
L’interactivité dans l’art reste pour nous une proposition d’échange entre l’œuvre
et le spectateur. Les processus de participation, de navigation, d’immersion et
d’agencement deviennent ainsi des qualités intrinsèques de l’œuvre d’art
numérique que l’auteur se doit de considérer par anticipation. On peut dire que
notre expérience en tant que professeur dans le domaine de l’audiovisuel en
général et des arts numériques en particulier, de la théorie de l’image et des
pratiques de la vidéo numérique en tant qu’artiste, ont contribué, au cours de ces
dernières années, à l’enquête critique des questions que soulève notre présente
recherche. Mais, l’idée d’une étude sur les arts plastiques ne pose pas de
problème particulier. En effet, les arts plastiques sont un objet d’étude, un champ
d’investigation comme un autre. En revanche, nous nous demandons s’il serait
possible de faire une recherche sur le numérique et l’art cinématographique sans
trop s’éloigner de la condition expressive et la création d'œuvres d’art ?
Recherche introspective et singulière, cette thèse en Arts plastiques et Sciences de
l’art est donc l’accomplissement d’une spécificité cohérente de cette discipline, à
savoir une articulation entre pratique artistique personnelle et réflexion
théorique.
Nos premiers essais dans le domaine de l’interactivité ont eu pour mérite de
permettre de nous pencher sur ces problématiques dès la première heure. Des
projets numériques comme Salomé III - Gustav Klimt3 et Contingência#214 nous

3 CD-ROM interactif, premier prix du concours international MultimediaXXI, Lisbonne, Portugal, 1999.
4 DVD interactif, mention honorable au 1er Festival International du Cinéma Interactif, Porto, Portugal, 2001.

7
Introduction

ont permis de constater que le récit interactif, d’un côté, et le récit filmique, de
l’autre, dépendent de certaines conditions (restrictions ?) narratives qui
informent de la participation « contrôlée » des participants. Pour la recherche ici
envisagée, nous avons réalisé trois projets singuliers que nous décrivons et
analysons dans la dernière partie de ce document. Ils se nomment : Muriel,
Carrousel et Transparence. Ces trois essais filmiques interactifs nous ont semblé
fondamentaux, dans la mesure où ils ont nourri notre questionnement sur les
conditions narratives et interactives qu’un artiste/créateur et auteur/cinéaste doit
envisager avant même d’entreprendre la réalisation d’une œuvre « artistique-
spéculative » aux allures cinématographiques et aux besoins interactifs.

Le récit filmique, lorsqu’il est engagé dans une activité interactive, reste-t-il
vraiment un discours linéaire, un récit séquentiel ? La non-linéarité narrative est-
elle une condition obligatoire du récit interactif ? Devons-nous continuer à
envisager le champ et le hors champs de l’image comme les uniques réceptacles
des événements diégétiques ? Pouvons-nous considérer la mobilité de l’image
cinématographique hors de son cadre naturel ? Devons-nous envisager des
modes fréquentatifs nouveaux ? Un ordre et une durée narrative propres à ce type
de récits ? Le point de vue du spectateur/participant peut-il devenir sujet-
narratif ? S’il existe des zones accessibles à l’image, au texte filmique, ne doivent-
elles pas se régir selon des règles, des restrictions ou des contraintes narratives et
interactives ? Le récit filmique interactif ne doit-il pas conduire ses
spectateurs/interacteurs à une fin inexorable de l’histoire, à une conclusion
inéluctable de sa participation, à la clôture du récit ? Ce sont toutes des questions
pertinentes qui réclament une réflexion attentive et rigoureuse concernant les
concepts théoriques et pratiques qui émanent de la création, des essais, des
expériences et de la réalisation d’œuvres artistiques du même genre. Ce sera
grâce à une étude éminemment empirique que nous arriverons à franchir, par
tâtonnements et hésitations quelques marches de cet escalier très peu exploré. En
effet, nous verrons comment certaines réponses aux questions posées pendant la
présentation des œuvres donnent lieu à des résultats très similaires et parfois
concluants. Bien que les installations ici étudiées ne correspondent pas toutes aux
mêmes critères de réception, l’analyse, l’intersection et la relation des résultats
des questionnaires nous semblent indiquer des conclusions qui, dans certains cas,
vont à la rencontre de nos attentes.

Mais, posons-nous la question : le récit filmique interactif est-il vraiment destiné


à l’échec, comme l’évoque Peter Lunenfeld, qui défend que le cinéma interactif est

8
Introduction

une espèce d’hyper hybride qui n’aurait jamais réussi son coup ? Il n’est pas
difficile de penser ainsi, surtout si l’on considère les obstacles, les restrictions et
les conditions sous-jacentes à ce nouveau paradigme narratif et expressif. Le récit
filmique interactif (hyper-cinéma, i-cinéma, web-cinéma, cinéma interactif), a
aujourd’hui un grand défi devant lui : s’affirmer comme une nouvelle forme
expressive artistico-cinématographique. À la racine de tout art
cinématographique et interactif imaginable, il trouvera certainement son chemin,
tant que le film continuera à raconter des histoires par l’image et le son, des
images en mouvement et en changement, et que l’interactivité servira de
médiateur entre le « vouloir » du participant, du spectateur/interacteur et le
« pouvoir » de contrôle, de maîtrise, de l’auteur/créateur, artiste en cinéma.
Comme le cinéaste, qui peut s’exprimer par la narration et par la mise en scène
qu’il adopte pour son histoire, le concepteur du récit filmique interactif devra
jouer de sa capacité à créer un nouveau paradigme narratif et interactif qui
mettrait en place une histoire, des personnages, des lieux et un
visiteur/participant, tout en pensant au traitement de l’espace diégétique et non
diégétique, au temps du récit et au temps de la réception. Bien sûr, il faudra
considérer une période d’expérimentation pendant laquelle les créateurs et
artistes/chercheurs auront droit à l’erreur ; ils ajusteront le procédé en essayant,
en échouant. Le public leur dira quand ça marche, et quand ça ne marche pas. Et
lui aussi apprendra.

Après une vie passée à voir des films, les hommes et les femmes ont leur esprit
formaté, ils sont très bien entraînés aux histoires, aux images et aux conditions
spectatorielles du cinéma. Il leur faudra du temps pour concevoir un récit
participatif effectif (qui marche), un récit ou ce sont eux qui décident du
déroulement de l’histoire, de la succession des événements. Ce faisant, ils verront
que beaucoup de préjugés sont tout simplement déplacés- je veux contrôler
toutes les actions des personnages. C’est inutile. Il y aura des adaptations à faire,
et à se faire. Des habitudes à prendre, mais les changements ne seront pas si
nombreux. L’interactivité est partout, et elle sera sûrement dans la fiction, dans le
cinéma (elle se profile nettement à l’horizon dans la télévision, elle est sûrement
sur Internet). Ce sera comme la transition vers le son à la fin des années 1920 : au
début tout le monde croyait que c’était un gadget. Et, en fait, en ce moment nous
sommes peut-être à l’ère Lumière : les gens voient le train arriver sur eux et se
cachent derrière les sièges. Mais cela ne pourra pas durer éternellement, le public
reste exigeant, les spectateurs vont finir par s’y habituer (à l’interactivité), et

9
Introduction

lorsqu’ils le feront, ils commenceront par se demander : nous avons compris,


mais, c’est quoi l’histoire ?

10
1 RÉCIT

11
Qu’est-ce qu’un récit ?

1 Qu’est-ce qu’un récit ?

Le récit est là, comme la vie.


Roland Barthes, 1966.

Ce premier chapitre fonctionne comme une brève avancée sur la notion de récit.
Il s’agira de comprendre quelle est l’approche de plusieurs théoriciens,
chercheurs et penseurs et quelles relations ou similitudes peuvent exister dans
leur définition. Nous retiendrons les trois sens du récit proposés par Gérard
Genette, la notion du récit omniprésent selon l’analyse structuraliste de Roland
Barthes et les dimensions chronologiques et événementielles proposées par Jean-
Michel Adam, Claude Bremond et Louis-Claude Paquin. Marc Lits, lui, insistera
sur l’importance du lecteur comme élément nécessaire à toute analyse du récit.
Dans ce premier chapitre, nous aborderons également le langage comme système
de signes indispensable à toute communication. Il s’agira encore de comprendre
l’importance du mythe comme configuration des tous premiers récits, et
finalement, d’analyser les divers composants du récit, qui se remarquent dans la
description, la narration et les fonctions des personnages, du narrateur et du
narrataire.

1.1 Des sens et des définitions

Qu’est-ce qu’un récit ? Voilà une question qui suscite, encore aujourd’hui,
plusieurs questionnements, nonobstant la multitude de définitions que nous

13
Qu’est-ce qu’un récit ?

avons repérée dans les textes de divers théoriciens, chercheurs, écrivains et


philosophes. Le nouveau Petit Robert (2007) par exemple, tout en simplifiant un
peu les choses, nous envoie dans plusieurs directions : selon sa définition, le récit
serait cette relation orale ou écrite de faits vrais ou imaginaires, que l’on peut
retrouver dans un écrit, une narration oralisée, ou encore un rapport. Toujours
selon le même dictionnaire, le récit admettrait plusieurs modalités qui vont du
récit d’aventures, comme la nouvelle ou le roman, au récit d’aventures
merveilleuses, comme le conte, la fable, la légende ou le mythe, ou encore au récit
historique en passant par le récit véridique ou mensonger, le récit fidèle ou
infidèle, détaillé ou circonstancié.

Mais prenons les choses sous un autre regard : raconter des histoires a toujours
été fondamentalement lié au fait d’être humain. Depuis que les hominiens ont
développé la parole et le sens du langage, nous nous racontons des histoires les
uns aux autres. Raconter, conter, n’est pas quelque chose que seuls les auteurs,
écrivains, scénaristes et cinéastes peuvent faire. Chacun de nous raconte des
histoires, tous les jours, nous fabriquons des histoires à propos de choses qui
nous arrivent et nous les racontons à nos amis, à nos proches, à un groupe ou à
un auditoire. Ce sont ces histoires qui permettent d’interpréter et d’expliquer
notre existence. Le récit ne serait alors rien d’autre que l’action de raconter
quelque chose à quelqu’un, comme dans l’art dramatique, par exemple, qui se dit
d’une narration détaillée d’un événement qui vient de se passer.

Les premiers philosophes à considérer le récit comme objet de discussion et de


réflexion ont été Platon et Aristote, le premier dans les Livres III et X du traité
sur la République, le second dans les textes de la Poétique qui versent sur
l’analyse de l’épopée et de la tragédie reprenant les idées de son prédécesseur.
Dans la République, Platon oppose la mimésis, l’imitation parfaite, à la diegesis,
la narration, considérée comme une imitation imparfaite. Paradoxalement, la
représentation, c’est-à-dire l’imitation parfaite n’est plus une imitation
puisqu’elle présente la chose elle-même. Pour Platon, la mimesis serait le
discours direct, une reconstitution par des acteurs, et la diegesis (le récit) le
discours indirect, une forme de représentation avec ou sans imitation. Mais, pour
Aristote la poésies est plutôt la production de l’œuvre belle exprimée à travers la
tragédie, qui met l’accent plus particulièrement sur l’imitation de l’action de la
vie : poésies = mimesis.
Ainsi, pour Aristote, la tragédie n’est rien d’autre qu’une

14
Qu’est-ce qu’un récit ?

« imitation d’une action noble, accomplie jusqu’à sa fin et


ayant une certaine étendue, en un langage relevé
d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisée
séparément selon les parties de l’œuvre [rythme, mélodie
et chant] ; c’est une imitation faite par des personnages en
action » qui se distingue de l’épopée par le fait que, celle-
ci, « emploie un mètre uniforme et qu’elle est une
narration »5.

Aristote conçoit la tragédie comme un art dramatique qui se concrétise par


l’imitation et selon une durée fixée par un début, un développement et une fin. Il
défend également que l’action des personnages soit vraisemblable et qu’au moins
l’un d’eux se réfère à une personne ou un fait ayant existé. Cette référence au réel
permet de distinguer la tragédie d’autres récits historiques mensongers. L’étude
d’Aristote envisageait également une certaine notion d’histoire, qui autorisait des
événements distribués dans un temps conditionnel. Pour celui-ci, la tragédie est
un genre suprême, c’est l’imitation de l’action de la vie. C’est-à-dire, un
agencement des actes accomplis qui se regroupent dans une histoire. Ces
histoires, toujours selon Aristote, sont composées de trois parties remarquables
qui se distinguent par les péripéties, les reconnaissances et l’événement
pathétique.
o La péripétie, c’est « le retournement de l’action en sens contraire ; (…)
Ainsi, dans Œdipe, l’homme qui arrive dans l’espoir de réjouir Œdipe et
de le délivrer de ses craintes à propos de sa mère fait tout le contraire en
lui dévoilant son identité »6.
o La reconnaissance c’est « le retournement qui conduit de l’ignorance à la
connaissance, ou qui conduit vers l’amour ou bien la haine des êtres
destinés au bonheur ou bien au malheur »7.
o La troisième partie de l’histoire est l’événement pathétique : « …, c’est une
action qui provoque destruction ou douleur, comme les agonies
présentées sur la scène, les douleurs très vives, les blessures et toutes les
choses du même genre »8.
Cette division en trois parties distinctes présuppose d’ors et déjà une notion de
durée, d'engagement et d’accomplissement du récit, puisque « tout récit doit fixer

5 SIMONIN, Michel (dir.), Aristote, Poétique, p. 92, (1450 a). N.B. Dorénavant, les références complètes
des ouvrages qui seront cités en notes se trouvent dans notre bibliographie, in fine.
6 Op. Cit., Chapitre XI, p. 101 (1452 b).
7 Ibidem.
8 Op. Cit., p. 102 (1452 b). Par exemple, Œdipe roi, tragédie grecque de Sophocle (427 av. J.-C.) accomplit

scrupuleusement l'avancée du récit à travers la peripétie, la reconnaissance et la loi des trois unités : l'action
provient d'un même événement ; l'espace se concentre sur la ville de Tebas ; le temps se réduit aux 24 heures.

15
Qu’est-ce qu’un récit ?

ses limites en fonction d’une certaine longueur ». Une longueur telle, que la
mémoire puisse aisément la retenir, puisque

« pour ce qui est de l’étendue, le plus long est toujours le


plus beau, tant que l’ensemble demeure parfaitement
clair ; pour fixer rapidement une limite, l’étendue qui
permet le passage du malheur au bonheur ou du bonheur
au malheur à travers une série d’événements se succédant
selon la vraisemblance ou la nécessité, offre une limite
satisfaisante »9.

Aristote défend une limite du récit dramatique selon une durée plus ou moins
subjective, mais qui doit répondre à une nécessité de compréhension objective de
l’ensemble. Ce sont ces notions de durée, de limite et de succession d’événements,
déjà appréhendées et remarquées par Aristote qui vont servir de base à certaines
études récentes sur la notion de récit, notamment dans le contexte de l’étude des
textes littéraires.

Le mot récit est couramment employé dans la langue française sans que personne
ne se soucie de son ambiguïté. C’est la raison pour laquelle, Gérard Genette, dans
l’introduction de son essai de méthode sur le discours du récit, discerne trois
notions distinctes (mais complémentaires) afin de clarifier tout de suite son
propos auprès des lecteurs.
o Dans un premier sens et selon Genette, le récit est un énoncé narratif,
c’est-à-dire un « discours oral ou écrit qui assume la relation d’un
événement ou d’une série d’événements »10, rejoignant la notion
d’Aristote selon laquelle une série d’événements doit se succéder (selon
une vraisemblance ou nécessité). C’est, si l’on peut dire, une mise en
relation entre l’histoire et l’événement raconté, le récit lui-même.
o Dans un second sens, moins répandu, le récit est désigné comme une
« succession d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet de ce discours,
et leurs diverses relations d’enchaînement, d’opposition, de répétition,
etc. »11. C’est l’histoire en elle-même.
o Finalement, et dans un troisième sens, beaucoup plus ancien, récit
désigne un événement, c’est-à-dire l’acte de narrer pris en lui-même qui
consiste en ce que quelqu’un raconte quelque chose. Ce troisième sens
met en relation l’histoire et celui qui la raconte, c’est la narration.

9 Op. Cit., Chapitre VII, p. 97 (1451 a).


10 GENETTE, Gérard, Figures III, p. 71.
11 Ibidem.

16
Qu’est-ce qu’un récit ?

Toute l’étude de Genette porte essentiellement sur l’étude du récit en tant que
texte narratif, au sens premier du discours narratif, mais elle prévoit des relations
entre les deux autres sens. C’est-à-dire, entre le discours et les événements qu’il
relate (sens 2) et entre ce même discours et l’acte qui le produit, réellement ou
fictivement (sens 3). Une analyse plus détaillée sur le discours du récit12 d’après
Genette est décrite plus loin dans le deuxième chapitre.

Dans l’introduction à l’analyse structurale des récits, Roland Barthes considère le


récit comme un concept omniprésent : il est là, partout, comme la vie. Il est

« (…), présent dans tous les temps, dans tous les lieux,
dans toutes les sociétés; le récit commence avec l’histoire
même de l’humanité ; il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle
part aucun peuple sans récit. (...) Le récit peut être
supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image,
fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de
toutes ces substances; il est présent dans le mythe, la
légende, la fable, le conte, la nouvelle, l’épopée, l’histoire,
la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le tableau
peint (que l’on pense à la Sainte-Ursule de Carpaccio), le
vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la
conversation; toutes les classes, tous les groupes humains
ont leurs récits, et bien souvent ces récits sont goûtés en
commun par des hommes de culture différente, voire
opposée : le récit se moque de la bonne et de la mauvaise
littérature : international, transhistorique, transculturel,
le récit est là, comme la vie »13.

Pour Barthes, cette universalité du récit ne doit pas impliquer l’abandon de son
étude, bien au contraire, elle devrait servir comme levier de recherche justement
sous le prétexte qu’il s’agit d’un fait universel. Et c’est pour cela que le
structuralisme naissant en fait l’une de ses premières préoccupations.
Du point de vue de l’analyse structurale, et puisqu’il faut bien chercher la
structure du récit, dans les récits, Barthes considère que le récit participe de la
phrase, mais ne se réduit pas simplement à la somme des phrases qui le

12 Nous ouvrirons une petite parenthèse pour distinguer le récit du discours qui est souvent entendu comme un
sous-genre du récit. Bien que plusieurs théoriciens et analystes s’en servent pour donner appui à une définition
du récit, il se doit de ne pas confondre les deux termes. Le discours est un propos que l’on tient, une
conversation, un dialogue ou un entretien. Il a lieu lorsque l’on parle, le récit lui n’existe que lorsque l’on
raconte. Le discours peut être défini comme un développement oratoire fait devant une réunion de personnes,
soit une causerie, une allocution, une conférence, un sermon, etc. Il peut également s’agir d’une expression
verbale de la pensée, un énoncé. C’est le langage mis en action, c’est la langue assumée par le sujet parlant.
Claude Bremond le soulignait déjà : « le discours peut être description, déduction ou effusion lyrique et dans ce
cas ce n’est plus du récit ». Et pour Aristote, le discours se distingue du récit parce que ce n’est plus une
imitation, par récit ou représentation scénique, d’une action, réelle ou feinte, extérieure à la personne et à la
parole du poète, mais plutôt une représentation tenue par lui (le poète) directement et en son propre nom.
13 BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications 8, p. 7.

17
Qu’est-ce qu’un récit ?

constitue. Considérant les méthodes d’analyses linguistiques de la phrase,


Barthes apporte une attention similaire au récit à fin de rendre compte de son
organisation : « Le récit est une grande phrase, comme toute phrase constative
est, d’une certaine manière, l’ébauche d’un petit récit »14. Barthes propose alors,
et dans l’état de sa recherche structurale, une classification du récit ayant comme
modèle fondateur le concept de la linguistique proposé par Benveniste. Dans
l’envie de décrire et classer l’infinité des récits, Barthes travaille à l’élaboration
d’une nouvelle théorie et d’un modèle structuraliste lui fournissant ses premiers
termes ainsi que ses premiers principes. Nous verrons plus loin (voir deuxième
chapitre) comment certaines de ces théories pourront contribuer à l’analyse du
récit interactif.

Louis-Claude Paquin, dans la tradition Aristotélicienne, découvre dans le récit


une organisation spatiale et temporelle d’une intrigue qui n’est là que pour aider
le discours et la mise en place d’une série d’événements successifs. Pour Paquin,
raconter une histoire

« c’est organiser une intrigue dans l’espace et dans le


temps. Raconter, c’est choisir et utiliser certains faits,
simplifier certains aspects, condenser, structurer les
événements de façon à faire émerger entre eux des
liens »15.

En outre, il faut que le récit réussisse à maintenir, à travers la dramatisation, le


suspens, le plaisir et l’intérêt du lecteur sur l’histoire. Et pour cela, il faut lui

« accentuer certains aspects, en suggérer d’autres,


multiplier les fausses pistes, ne divulguer l’information
nécessaire à la compréhension de l’intrigue que petit à
petit, en ralentissant ou encore en accélérant le débit de
façon à faire monter la tension dramatique »16.

Paquin met ainsi en relation l’intrigue suggérée par l’histoire avec l’intérêt porté
par son lecteur, spectateur ou auditeur. Condition fondamentale lorsqu’il sera
question d’aborder le récit filmique (voir troisième chapitre).

De son côté, Joseph Hillis Miller considère le récit dans sa dimension


événementielle et représentationnelle. Pour lui, le récit est formé par une
condition initiale, un changement dans cette condition et une conséquence qui

14 Op. Cit., p. 10.


15 PAQUIN, Louis-Claude, Comprendre les medias interactifs, p. 436.
16 Ibidem.

18
Qu’est-ce qu’un récit ?

est due au changement antérieur. C’est ce qu’il appelle les événements du récit,
ou sa dimension événementielle. Toutefois, pour Miller, le récit n’est pas
simplement une suite d’événements mais aussi une personnification qui se
concrétise à travers un langage : c’est l’aspect représentationnel que tout type de
récit doit comporter. Cette représentation se fonde sur des formes temporelles et
spatiales, mais également sur des répétitions17. Selon la définition de Miller, le
contenu d’une revue, d’un journal ou d’un livre peut être considéré comme un
récit. Cela peut également concerner une bande dessinée, un roman linéaire ou
encore une fiction interactive, du genre « à toi de choisir la suite ». Les jeux de
tabliers, comme les jeux de dames ou d’échecs sont également concernés par sa
définition. Les dispositions des pièces sur le plateau forment la condition initiale,
le jeu en lui-même vient changer cette condition et la fin du jeu en est son
résultat, découvrant ainsi le vainqueur et le vaincu. Ce sont également des
représentations d’un comportement social, d’une guerre ou d’un combat,
complétées par des « personnages » sur un champ de bataille où chacun doit
jouer à son tour (temporalisation) et sur un tablier (spatialisation).

Nous avons également constaté que pour Claude Bremond les notions liées à la
succession des événements, à la temporalisation et à l’intégration de l’être
humain dans le récit sont très importantes. Bremond propose une notion
chronologique du récit dans la définition suivante :

« Que par ce message, un sujet quelconque (animé ou


inanimé, il n’importe) soit placé dans un temps t, puis t +
n et qu’il soit dit ce qu’il advient à l’instant t + n des
prédicats qui le caractérisaient à l’instant t »18. Pour
Bremond « tout récit consiste en un discours intégrant
une succession d’événements d’intérêt humain dans
l’unité d’une même action »19.

S’il n’y a pas une succession minimale d’événements, alors le récit n’existe pas,
cela donne lieu à une description, à une déduction ou à une effusion lyrique. De
même, il n’y a pas récit sans intégration dans une unité d’action, sans quoi il ne
s’agit que d’une « chronologie, énonciation d’une succession de faits
incoordonnés »20. Et finalement, s’il n’y a pas une implication d’intérêt humain,
c’est-à-dire au moins un acteur-sujet, il n’y a pas récit non plus, car « c’est

17 Voir: MILLER, J. Hillis, « Narrative », Critical terms for literary study, pp. 66-79.
18 BREMOND, Claude, Logique du récit, pp. 99-100.
19 BREMOND, Claude, « La logique des possibles narratifs », Communications n. 8, p. 68.
20 Ibidem.

19
Qu’est-ce qu’un récit ?

seulement par rapport à un projet humain que les événements prennent sens et
s’organisent en une série temporelle structurée »21.

De son côté, Marc Lits reprend la définition de Bremond insistant sur l’étude des
actions des personnages et le rôle du récepteur soumi à ces actions. Pour Lits, le
récit est une « représentation d’un événement qui se constitue par une ou
plusieurs séquences d’actions qui entraînent un ou des personnages à passer d’un
état ou d’une situation à une autre »22. Selon Lits, cette représentation
d’événements est rapportée, avec une part de subjectivité inévitable autant dans
la vision que dans la narration, à un récepteur qui n’a pas témoigné de cet
événement originel. Elle peut se réaliser soit oralement (conversation, théâtre),
soit à travers l’écriture (livre, journal), soit à posteriori par le biais d’une action
filmée (documentaire, film). Pour Lits, le récit ne prend son ampleur que par la
découverte du récepteur ou du lecteur, tout en considérant le travail de
composition de l’auteur existant en amont. Ce sera le récepteur qui, par un travail
de recomposition provenant de sa lecture, de sa vision et de son audition,
donnera vie au récit. Lits défend également qu’il existe de la part du récepteur
tout un travail de l’imaginaire, que ce soit à travers un récit de fiction ou un récit
oralisé et réel. Il faut également, toujours selon Lits, tenir compte du fait que tout
récit n’existe pas seul. Il y a toujours un ou plusieurs textes précédents auxquels il
se réfère par intertextualité.

Mais, la notion de récit la plus récurrente est sans doute la définition formulée
par Tzvetan Todorov, puisqu’elle semble recouvrir un récit idéal dans son
ensemble. Todorov défend qu’un récit idéal commence par une situation stable
qu’une force quelconque vient perturber. Il en résulte un état de déséquilibre ;
par l’action d’une force dirigée en sens inverse, l’équilibre est rétabli ; le second
équilibre est bien semblable au premier, mais les deux ne sont jamais identiques.
Il y a par conséquent deux types d’épisodes dans un récit : ceux qui décrivent un
état (d’équilibre ou de déséquilibre) et ceux qui décrivent le passage d’un état à
l’autre23. (Nous verrons plus loin, au deuxième chapitre, comment Roland
Barthes utilise une structure narrative identique pour y distinguer les notions de
noyaux et de catalyses).

Jean-Michel Adam reprend également l’idée de succession des événements


proposée dans les définitions de Genette et Aristote où le récit est considéré

21 Op. Cit., p. 68.


22 LITS, Marc, Récit, médias et société, p. 10.
23 Voir : TODOROV, Tzvetan., « Poétique », Qu’est-ce que le structuralisme ?

20
Qu’est-ce qu’un récit ?

comme un événement temporalisé dans une dimension chronologique. Cet


événement « doit être raconté sous la forme d’au moins deux propositions
temporellement ordonnées et formant une histoire »24. C’est, selon Adam, une
séquence linéaire de différentes histoires ou de fragments d’histoires structurées
selon un ordre défini dans le temps (relation d’enchaînement selon Genette).
Adam entend par séquence l’« unité constituée de macro-propositions, elles
mêmes constituées de propositions. D’où la schématisation suivante : [texte
[séquence(s) narratives(s) [macro-propositions narratives [proposition(s)]]]] »25.
Nous remarquerons que, par cette définition, la narration joue un rôle important,
et que par exemple, dans un tableau, l’effet narratif peut également se produire,
en spatialisant divers moments temporels par le biais du jeu de profondeur : le
loin et le proche se substituant à l’avant et l’après comme structure temporelle.
D'ailleurs, et selon la disposition d’Adam, une séquence d’images fixes ou
mobiles, une bande dessinée ou même la publicité peuvent raconter. « Pour qu’on
parle de récit, il faut la représentation d’ (au moins) un événement »26. C’est la
raison pour laquelle, les événements ne deviennent des récits que lorsqu’ils sont
représentés, rapportés ou racontés. Mais racontés ou rapportés à qui ? C’est aussi
la question que se pose Adam : pour qui racontons-nous ? « Sur ce plan, disons
qu’un récit ne trouve son sens qu’à accomplir un certain effet sur celui (ou ceux) à
qui (auxquels) il est destiné »27. C’est la question de la lisibilité du récit qui se
pose. C’est-à-dire que le récit doit respecter ou supposer un savoir partagé. Adam
affirme :

« raconter, c’est toujours raconter quelque chose à


quelqu’un à partir d’une attente (bienveillante ou
méfiante), sur la base d’un horizon d’attente fondé en
premier lieu sur la prévisibilité des formes d’organisation
du type narratif en général et des genres de discours
narratifs en particulier (récit fantastique, journalistique,
histoire drôle, etc.) »28.

La dimension du savoir partagé soulevé par Adam fait écho à la question du


langage et à la maîtrise et à la compréhension des signes qui le compose.

24 ADAM, Jean-Michel, Le récit, p. 12.


25 ADAM, J.-M., Les textes : types et prototypes, p. 70.
26 Op. Cit., p. 10.
27 Op. Cit., p.11.
28 Ibidem.

21
Qu’est-ce qu’un récit ?

1.2 La maîtrise du langage

Le langage est là pour transmettre des informations et faire part à autrui de nos
expériences ou de notre vision du monde. Chaque type de récit possède son
propre langage. Par exemple, le langage humain est souvent lié au langage verbal,
mais il contient également le langage corporel ou gestuel et le langage oral ou
sonore. Selon le dictionnaire de linguistique :

« le langage est la capacité spécifique à l’espèce humaine


de communiquer au moyen d’un système de signes vocaux
(ou langue) mettant en jeu une technique corporelle
complexe et supposant l’existence d’une fonction
symbolique et de centres nerveux génétiquement
spécialisés. Ce système de signes vocaux utilisé par un
groupe social (ou communauté linguistique) déterminé
constitue une langue particulière. (…) Au sens le plus
courant, une langue est un instrument de communication,
un système de signes vocaux spécifiques aux membres
d’une même communauté »29.

Il faut maîtriser un certain langage pour pouvoir communiquer, réciter ou


raconter quelque chose à quelqu’un. Il faut également être sûr de le faire dans la
langue de notre interlocuteur, pour que le passage se fasse de façon adéquate.
Malgré cela, il se peut que des interprétations distinctes se produisent entre celui
qui émet le discours et celui qui le reçoit, que ce soit à travers un récit oralisé, un
récit écrit ou bien un récit filmique. Cela dépendra des signes utilisés et de leur
interprétation. Les signes qui acceptent la transmission d’un message, par
l’intermédiaire d’un support et l’interprétation du langage, peuvent se définir
comme des signes linguistiques. Ceux-ci, sont formés par une association du
signifiant (le signe lui-même), c’est ce que l’on peut voir ou entendre (ex. une
lettre, un mot, un geste ou un corps), avec le signifié (le contenu du signe
linguistique), la signification du signe, enfin, ce que le signe veut dire (par
exemple le sens du mot stop, peut se déduire d’un homme qui lève la main ou
d’un point final dans une phrase), et le référent, ce à quoi se réfère le signe
linguistique, ce dont on parle (ex. le panneau « stop »).

29 Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1973.

22
Qu’est-ce qu’un récit ?

Figure 1. Schéma de la communication de Roman Jackobson.

Le schéma de la communication de Roman Jackobson réuni les différents


éléments en jeu dans tout procès linguistique et décrit les différentes fonctions du
langage (figure 1). À chacun des six facteurs de la communication correspondent
six fonctions du langage. Le schéma est constitué d’un destinateur ou émetteur,
celui qui envoie le message (fonction expressive) ; d’un destinataire ou récepteur,
celui qui reçoit le message (fonction conative) ; du message lui-même, c’est-à-
dire l’objet de la communication, le contenu des informations à transmettre
(fonction poétique) ; du contexte ou référent, ce qui est verbal ou susceptible
d’être verbalisé, comme les expériences communes au destinateur et au
destinataire (fonction référentielle) ; du contact c’est-à-dire, le canal physique et
la connexion psychologique qui permet d’établir et de maintenir la
communication (fonction phatique), et du code, ce que contiennent les signes
spécifiques et l’ensemble des règles de combinaison propre à ce système de signes
(fonction métalinguistique). Destinateur et destinataire doivent utiliser le même
code ou du moins le connaître partiellement pour assurer la communication.
Les théories de Roman Jackobson ont été très importantes dans la mesure où
elles ont influencé les théories structuralistes des années 1960. (Voir deuxième
chapitre).
Tout langage dépend d’une langue. En tant qu’instrument de communication et
système de signes, nous pouvons analyser le langage par sa plus petite unité, soit
la lettre dans le langage parlé. Celle-ci se constitue de phonèmes (c’est la plus
petite unité) et de monèmes (ce sont les unités significatives élémentaires) qui se
divisent en morphèmes et lexèmes. Le morphème est la plus petite unité de
signification qui se constitue à l’aide d’un signifiant et un signifié, par exemple les
suffixes et préfixes (pré-, dé-, inter-). Le lexème, lui, est formé par un signifiant

23
Qu’est-ce qu’un récit ?

lexique, cela peut-être la racine d’un mot, considéré comme un morphème libre,
par exemple les mots paix, son et vie.
Chaque terme du lexique peut se définir en dénotation ou en connotation, c’est ce
qu’on appelle la dualité sémantique. C’est-à-dire, qu’un terme du lexique peut
regrouper plusieurs signifiés, parmi lesquels l’un est objectif et invariant et les
autres subjectifs. La dénotation, reste l’élément stable, non subjectif et analysable
hors du discours, de la signification d’une unité lexicale. La connotation, au
contraire, est l’élément subjectif qui varie selon les contextes lexicaux. On peut
donc dire que si la dénotation est le signifié globalement reconnu, la connotation
ne l’est pas. Étant subjective, elle varie selon les cultures, voire les locuteurs, c’est
ce qu’un mot évoque comme image mentale et comme associations d’idées.

L’évolution des civilisations, d’abord d’oralité pure (dans les sociétés sans
écriture), en passant par les civilisations d’oralité mixte (ou l’écrit était réservé
aux spécialistes), puis d’oralité seconde (où l’hégémonie de l’écrit fait de l’oral un
récit d’écrit), va permettre un passage d’une tradition de l’échange discursif
communicationnel à un stade supérieur, celui du récit. Le récit ne porte plus sur
la situation de communication proposée par des énoncés discursifs, mais aborde,
plutôt, des éléments qui dépassent cette situation et qui vont être organisés selon
une certaine logique discursive, d’ordre chronologique ou narratif. C’est ce qu’on
définirait comme « la représentation » d’un ou plusieurs événements, soit à
travers une théâtralisation, une série télévisuelle, un film ou un récit littéraire.

1.3 Les mythes, les premiers récits

« Les êtres humains ont toujours été des faiseurs de mythes ».


Karen Armstrong, 2005.

Le mythe est un récit. C’est une histoire, vraie à ses origines, racontée soit dans
un cercle familial privé soit pendant des cérémonies rituelles collectives. Disposés
autour de la figure d’un héros central qui connaîtra de nombreux épisodes
aventureux, les mythes ont en commun de présenter des histoires fortes, avec des
enchaînements d’action sans temps morts inutiles ou grandes descriptions et des
personnages ou des situations très marquantes qui assureront une réelle
fascination. Les êtres humains ont été des inventeurs de mythes dès le début de
l’humanité. Confrontés à l’angoisse de la mort ou à la crainte de l’inconnu ou du
nouveau, ils se racontaient des histoires pour essayer d’appréhender l’univers qui
les entourait. Souvent les mythes présentaient des histoires pour faire face à une
souffrance collective, à un chagrin ou à une punition.

24
Qu’est-ce qu’un récit ?

L’étude du mythe s’est souvent située entre deux tendances opposées : celle qui
considérait le mythe en tant que fable, invention ou fiction, puis celle qui
l’examinait comme une histoire vraie, considérée ainsi par les sociétés
archaïques. Les études de Mircea Eliade sur la notion du mythe se situent dans ce
croisement où il n’est plus seulement question de retrouver le stade mental ou le
moment historique où le mythe est devenue fiction, mais aussi de rechercher
dans les diverses sociétés une notion de mythe « vivant », dans le sens où il
fournirait des modèles pour la conduite humaine, permettant ainsi de mieux
comprendre notre contemporanéité. Ainsi, et selon Eliade, le mythe

« raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a


eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des
"commencements". Autrement dit, le mythe raconte
comment, grâce aux exploits des Êtres Surnaturels, une
réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale,
le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce
végétale, un comportement humain, une institution »30.

Pour Eliade, le mythe est un récit d’une création quelconque. C’est le rapport sur
la façon dont quelque chose s’est produit ou a commencé à être. Étant considéré
comme une histoire sacrée, le mythe se dit d’une histoire vraie, parce que, et
toujours selon Eliade, il se réfère constamment à des réalités : « Le mythe
cosmogonique est “vrai” parce que l’existence du Monde est là pour le prouver ; le
mythe de l’origine de la mort est également “vrai” parce que la mortalité de
l’homme le prouve, et ainsi de suite »31.

Sous une autre perspective, Karen Armstrong considère que c’est l’imagination,
cette capacité singulière de l’être humain, qui conçoit le mythe. L’être humain se
distingue des animaux qui regardent mourir leurs congénères sans y attacher
d’importance, en tant que créature en quête de sens, capable d’avoir des idées qui
dépassent leur expérience quotidienne. L’esprit humain reste particulier par sa
capacité à avoir des idées et des expériences que nous ne pouvons pas expliquer
rationnellement, c’est-à-dire de l’imagination. C’est cette aptitude qui permet de
penser quelque chose qui n’est pas immédiatement présent, et qui n’a pas
d’existence objective lorsque conçu. Pour Armstrong, le mythe est inséparable du
rituel. Il s’enracine presque toujours dans l’expérience de la mort et de la peur de
l’extinction. Sur les tombes néandertaliennes, par exemple, les ossements

30 ELIADE, Mircea, Aspects du mythe, pp. 16-17.


31 Ibidem.

25
Qu’est-ce qu’un récit ?

d’animaux indiquaient que l’enterrement s’accompagnait d’un sacrifice. Le mythe


se réactualisait au bord de la tombe, sur une ligne fine qui séparait la mort de la
vie humaine, à travers une histoire qui montrait comment l’être humain devait se
comporter. Souvent, c’était l’inconnu qui était dégagé par le mythe, ce pour quoi
nous n’avons pas encore de mots, mais aussi l’ultime, récits puissants qui forcent
à dépasser notre expérience de vie. Le mythe tient également de l’illusion, comme
l’affirme Armstrong, « C’est un jeu qui transfigure notre tragique monde
fragmentaire et nous aide à entrevoir de nouvelles possibilités en se demandant
“et si ?” »32.

Mais, de quoi traite réellement le mythe ? C’est souvent une autre dimension, une
réalité invisible mais plus puissante, comme le monde des dieux. C’est Claude
Lévi-Strauss qui, dans son étude structurale du mythe, dira que : « Tout peut
arriver dans un mythe ; il semble que la succession des événements n’y soit
subordonnée à aucune règle de logique ou de continuité »33. Pour Lévi-Strauss, la
croissance du mythe est continue, contrariant sa structure, qui elle est
discontinue, puisque replète d’échantillons ou de fragments narratifs. C’est une
structure feuilletée d’épisodes qui apparaît par un procédé de répétitions. C’est sa
fonction élémentaire, celle de la répétition, que de rendre manifeste la structure
du mythe.
Les mythes traitent d’histoires de héros ou des dieux qui descendent aux enfers
(souvent représenté par la Terre), qui traversent des labyrinthes, qui surmontent
des épreuves insurmontables ou des intempéries impossibles et qui combattent
des monstres. Le monde de la mythologie grecque en est un exemple : monstres,
guerres, intrigues et dieux inquisiteurs y sont nombreux (ex. le mythe d'Hercule,
des Danaïdes, de Minos, de Thésée, d'Œdipe, des Argonautes ou d'Ulysse). Un
autre sujet traité par le mythe est celui de l’imitation, par des hommes ou des
femmes, de ces êtres puissants, en faisant par eux-mêmes l’expérience du divin,
l’ascension au Ciel et en aidant ainsi à affronter les problèmes de la condition
humaine et à trouver leur place dans le monde. Le mythe met à jour le
fonctionnement mystérieux de la psyché et montre comment l’humain peut
affronter ses propres crises intérieures. Il existe également le mythe qui raconte
des fausses histoires, des histoires invraisemblables : lorsque l’on dit par exemple
que les dieux parcourent la terre, que les morts sortent de leurs tombes ou
encore, que la mer s’ouvre pour laisser passer un peuple élu, la véracité du mythe
ne repose que sur une croyance. C’est la raison pour laquelle la formulation de

32 ARMSTRONG, Karen, Une brève histoire des mythes, p. 14.


33 LÉVI-STRAUSS, Claude, « La structure des mythes (I)», dans Anthropologie structurale, p. 229.

26
Qu’est-ce qu’un récit ?

l’Histoire n’est pas le but de la mythologie, encore moins la prétention que ses
récits soient des faits objectifs.

Dans le monde pré-moderne, la mythologie était indispensable. L’intérêt portait


plutôt sur la signification d’un événement qui pouvait se produire soit une fois ou
bien tout le temps. Pour Armstrong,

« à cause de notre vision strictement chronologique de


l’histoire, nous n’avons pas de mot pour un fait de cet
ordre, toutefois la mythologie est une forme d’art qui
désigne par-delà l’histoire ce qui est intemporel dans
l’existence humaine, et nous aide à dépasser les
fluctuations chaotiques des événements erratiques et à
entrevoir le cœur de la réalité »34.

Et portant, tout mythe est véridique, parce qu’efficace :

« s’il fonctionne, c’est-à-dire nous force à modifier notre


esprit et notre cœur, nous donne des espérances
nouvelles, nous oblige à vivre plus pleinement, c’est un
mythe valide. La mythologie ne nous transforme que si
nous suivons ses instructions. Un mythe est
essentiellement un guide ; il nous dit ce que nous devons
faire afin de vivre une vie plus riche »35 affirme Lévi-
Strauss.

Si une certaine tribu amazonienne vit de la chasse, c’est parce qu’un Être
Surnaturel a enseigné à leurs ancêtres comment chasser les animaux. Ici, le
mythe raconterait l’histoire de la première chasse réalisée par l’être surnaturel
qui, par la suite, l’enseignerait aux humains, leur expliquant comment et
pourquoi ils doivent se nourrir de cette manière. On pourrait dire que, pour ces
indigènes (ainsi que pour tout être humain) ces récits sont l’expression d’une
réalité originelle, plus riche de sens et plus grande en connaissance que l’actuelle.
Ils sont déterminants pour notre vie immédiate, pour nos activités et pour les
destinées de l’humanité. Le mythe est donc un élément primordial de la
civilisation humaine et un repère essentiel pour comprendre la manière dont
l’homme a commencé à raconter ses premières histoires.

Contrairement au mythe, les contes sont des récits profanes. Cela dit, nous
pouvons y repérer également des animaux merveilleux ou la présence d’hommes

34 Op. Cit., p. 13.


35 Op. Cit., p. 15.

27
Qu’est-ce qu’un récit ?

et de héros, répétant le mythe avec d’autres moyens et sur un autre plan : le conte
est un récit circonstancié d’un parcours initiatique individuel où les personnages
ont en commun de ne pas appartenir au monde de tous les jours. Le conte
reprend et prolonge l’initiation au niveau de l’imaginaire. Ce sont de courts récits
de faits, d’aventures imaginaires, destinés à distraire un auditoire. Selon Mircea
Eliade : « Dans les sociétés où le mythe est encore vivant, les indigènes
distinguent soigneusement les mythes - "histoires vraies" - des fables ou contes,
qu’ils appellent "histoires fausses" »36. Les légendes, elles, sont plutôt des récits
populaires traditionnels, plus ou moins fabuleux, plus ou moins merveilleux. Ce
sont souvent des récits traditionnels où le réel existe et y est décrit de façon
exagérée, déformée et embellie. Contenant souvent des éléments du merveilleux,
la légende repose plutôt sur des faits historiques qui ont été transformés par des
croyances populaires.

Que ce soit mythe, contes ou légendes, tous sont des récits qui n’existent que
parce qu’ils se racontent, et se sont racontés au cours de l’histoire de l’homme
jusqu’à nos jours. Il reste, toutefois, cette idée de performance orale, qui a permis
à tous ces genres de récits de perpétuer et de survivre à l’Histoire. Pour Marc Lits
« l’essentiel n’est pas ce que dit le conteur, mais le fait qu’il profère une parole
devant un auditoire, créant ainsi avec celui-ci un "être-ensemble" »37.

1.4 Les éléments fondateurs de tout récit

1.4.1 La description

La description est présente depuis toujours et dans toutes les formes de récits.
Elle trouve son origine dans la rhétorique ancienne grecque sous le nom
d’ekphrasis, c’est-à-dire un morceau discursif détaché. Du latin descriptio (étym.
1190), elle est la présentation détaillée de lieux, de personnages ou d’événements
dans un récit. Elle sert également à donner le portrait (description à la fois
physique et morale) des personnages et à les placer dans un lieu et un temps
déterminé. En littérature, on la trouve souvent dans les « pauses » du récit, c’est-
à-dire hors des dialogues ou des actions des personnages, ou à côté des signifiés
événementiels de la narration où elle peut former un ensemble autonome. Elle se
laisse reconnaître par une profusion de verbes de perceptions, d’éléments visuels,
de repères spatiaux, de verbes d’état et de qualitatifs. La description se laisse voir

36ELIADE, Mircea, Aspects du Mythe, p. 20.


37LITS, Marc, Récit, medias et société, p. 13. L’idée d’"être-ensemble" est empruntée à F. Flahault qui, selon lui,
advient du fait que les récits se sont perpétués à travers les âges, parce qu’ils recherchent et instaurent avant
tout un plaisir par le fait qu’ils se racontent. (F. Flahault, L’interprétation des contes, Denoël, Paris, 1988.)

28
Qu’est-ce qu’un récit ?

dans un ordre concret, dans une linéarité, c’est-à-dire qu’elle utilise des façons de
narrer qui peuvent faire varier une notion d’espace ou de temps, tels que :
l’accoutrement d’un personnage de haut en bas, ou d’un espace lointain à une
proximité, ou encore d’un temps présent à un temps futur38.

Mais la question que nous devons nous poser reste la suivante : peut-on raconter
sans décrire ? Peut-on imaginer un récit sans procédures descriptives39 ? Pour
Gérard Genette, il est évident que non, puisque tout récit comporte « des
représentations d’objets ou de personnages, qui sont le fait de ce que l’on nomme
aujourd’hui la description »40. En fait, pour Genette, il est possible de concevoir
des textes purement descriptifs, qui visent à représenter des objets dans leur
seule existence spatiale, en dehors de tout événement et même de toute
dimension temporelle (par exemple, lorsqu’il s’agit de la description d’un édifice
ou d’un objet particulier). Pour lui, d’ailleurs, la description est plus
indispensable que la narration, « puisqu’il est plus facile de décrire sans raconter
que de raconter sans décrire (peut-être parce que les objets peuvent exister sans
mouvement, mais non le mouvement sans objets) »41. Donc, nous pouvons
imaginer une description pure, où il ne se passe absolument rien, mais
difficilement concevoir une narration pure, où absolument rien n’y serait décrit.
Selon Genette, le rôle diégétique de la description, c’est-à-dire « le rôle joué par
les passages ou les aspects descriptifs dans l’économie générale du récit »42 serait
de deux grands types. La première grande fonction est d’ordre décoratif, c’est une
description « étendue et détaillée (et) apparaît ici comme une pause et une
récréation dans le récit, de rôle purement esthétique, comme celui de la sculpture
dans un édifice classique »43. L’exemple le plus célèbre étant la description du
bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade. Elle apporte au récit une dimension
informative ou historique, donnant une valeur littéraire, artistique ou poétique au
texte en regardant de façon esthète un objet, en représentant l’espace ou le sujet à
la manière d’un tableau. La seconde grande fonction de la description est d’ordre
à la fois explicatif et symbolique. C’est celle qui rapporte les portraits physiques,
les descriptions d’habillements et d’ameublement, qui tend à « révéler et en
même temps à justifier la psychologie des personnages, dont ils sont à la fois

38 En dehors de la littérature, la description se laisse voir dans les discours techniques ou scientifiques : par
exemple dans la géographie, plus particulièrement dans l’usage militaire où elle sert à décrire les paysages ou les
terrains de guerre. C’est également le cas dans l’architecture où on l’utilise pour commenter les plans, dans la
botanique où il est important de décrire pour classer, et dans le discours judiciaire où l’on décrit les
circonstances d’une infraction ou la description d’un portrait robot d’un individu suspect.
39 Pour reprendre la désignation de Jean-Michel Adam.
40 GENETTE, Gérard, « Frontières du récit », dans Communications 8, p. 162.
41 Op. Cit., pp. 162-163.
42 Op. Cit., p. 163.
43 Ibidem.

29
Qu’est-ce qu’un récit ?

signe, cause et effet »44. Ici, la description sert à embellir le texte, et devient un
élément majeur de l’exposition puisqu’il s’agit de donner des clés de
compréhension. Elle traduit des impressions, des états d’âmes, elle sert à créer
une atmosphère, véhiculer des valeurs morales ou transmettre une vision
spirituelle.

La description contribue à étaler le récit dans le temps et l’espace, modulant de


manière successive la représentation d’objets simultanés et juxtaposés. Elle
consiste à rendre un objet, un lieu ou un personnage présent aux yeux du lecteur
ou du regardeur, dans une perspective véridique lui permettant ainsi de se situer
dans l’histoire. Au contraire de la narration qui met en œuvre l’aspect temporel
du récit, la description a un caractère relativement intemporel. Elle n’a pas de
limite, elle peut aussi bien tenir en un adjectif qu’en une dizaine de pages, dans
un plan autonome, un insert ou un travelling dans un plan séquence. Elle peut
s’attarder sur les objets qu’elle doit décrire, sur les décors qu’elle immobilise ou
sur les personnages qu’elle congèle à un moment déterminé du récit. Elle est une
forme de successivité d’un récit simultané, puisqu’un paysage, un décor ou un
personnage peut se voir d’un coup, mais se décrit progressivement, ou
successivement si l’on préfère. On pourrait dire que la description, du point de
vue littéraire temporalise l’instantané.
Même si les limites de la description sont a priori infinies, celle-ci doit trouver les
moyens de se limiter et de se structurer. L’exhaustivité n’est pas l’objectif de la
description et sa tâche de copier le réel non plus. Décrire c’est plutôt interpréter
le réel, en y distinguant des traits particuliers, c’est classer, c’est connaître selon
un certain point de vue. Bref, décrire, c’est orienter son regard sur des aspects du
réel considérés comme pertinents pour le comprendre.

La description peut également avoir d’autres fonctions dans le récit. Elle peut
permettre par exemple de retarder une action ou un dialogue entre personnages,
afin de créer une suspension narrative dans l’histoire, un sentiment de suspens.
Elle sert alors d’organisation narrative de l’intrigue où elle prolonge le récit, en
retardant l’instant où le lecteur trouvera la réponse aux questions qu’il se pose
(contribuant ainsi au rythme du récit). Nous pouvons également utiliser la
description d’une façon plus dramatique : décrire à un moment particulier du
récit permet, par exemple, de faire frontière entre deux séquences narratives ou
d’attirer ou détourner l’attention sur un décor ou un personnage. Si la description

44 Op. Cit., p. 163.

30
Qu’est-ce qu’un récit ?

est suffisamment longue, on en déduira qu’il s’agit du personnage principal, sinon


on peut dire qu’elle attire le lecteur pour le leurrer.
La description est souvent assumée comme une position subalterne de la
narration, elle est considérée comme l’employée ou la servante ornementant le
discours, elle ralentit l’action et oblige le lecteur à une pause, parfois
décourageante. Du point de vue du récit interactif (que l’on verra plus loin), la
description peut justement servir de point de suspension du récit, où « le
participant » aura le temps de choisir (le cas échéant) les alternatives diégétiques
peuvant prendre place dans la suite des événements.

1.4.2 La narration

La définition de narration, du latin narratio (étym. 1190), peut se résumer


comme un exposé écrit et détaillé d’une suite de faits, dans une forme littéraire.
Le schéma narratif le plus généralisé contient une situation initiale
(introduction), un événement déclencheur de l’intrigue (complication), une
péripétie, un dénouement de l’histoire (résolution) et une situation finale
(conclusion). On rencontre la narration dans les récits fondés sur un référent
fictif comme le roman, le conte ou la nouvelle, ou sur un référent véridique
comme l’autobiographie, la biographie, les mémoires, les chroniques ou les
ouvrages d’histoires. La narration écrite se caractérise par l’emploi du passé,
souvent du passé simple (je mangeai), en alternance avec l’imparfait (il
ramassait), et par la prédominance des verbes d’action (agir, donner, faire,
battre, chanter, etc.). La narration relate des faits qui s’inscrivent dans une durée,
ainsi la phrase qui s’y développe suggère également un déploiement temporel au
sein du récit. Mais la narration n’existe pas uniquement dans la littérature, elle
intervient dans la communication en général, qu’elle soit orale ou écrite, on la
trouve également dans les conversations, dans les journaux, à la télévision ou au
cinéma.

Pour mieux discerner la notion de narration, nous mettrons en lumière la


distinction proposée par Gérard Genette dans le Nouveau discours du récit, entre
« histoire (l’ensemble des événements racontés), récit (le discours, oral ou écrit,
qui les raconte) et narration (l’acte réel ou fictif qui produit ce discours, c’est-à-
dire le fait même de raconter) »45, déjà entrevu dans ce premier chapitre.
Véritablement, on ne devrait parler de narration que dans le cas d’un récit
diégétique, l’univers où se déroule l’histoire, dans un temps déterminé, sans se
substituer à l’histoire même, par opposition au récit mimétique, qui se dit de
45 GENETTE, Gérard, Nouveau discours du récit, p. 10.

31
Qu’est-ce qu’un récit ?

toute forme d’énoncé qui donne une image synchronique du réel, c’est-à-dire qui
mime le réel (comme le tente inlassablement la description). Platon, dans la
République (Livre III), discriminait déjà deux façons de dire : la mimesis ou
l’imitation et la diegesis ou simple récit. Dès qu’un poète narrateur donne la
parole à un personnage, il s’agit d’une imitation. Pour qu’il y ait diegesis, il faut
faire recours au discours indirect ou narrativisé.

Pour Genette justement, la narration est la représentation d’actions et


d’événements : elle « s’attache à des actions ou des événements considérés
comme purs procès, et par là même elle met l’accent sur l’aspect temporel et
dramatique du récit »46. La narration restitue dans la succession temporelle de
son discours, la succession temporelle des événements. L’acte narratif instaure à
la fois l’histoire et son récit, c’est le fait même de raconter qui produit le discours,
qu’il soit réel ou fictif. Selon la terminologie de Genette, la narration s’organise à
partir d’un ou de plusieurs points de vue appelés focalisations. Il y distingue la
focalisation zéro (ou le point de vue omniscient) lorsque le narrateur voit et sait
tout sur les personnages et les événements du récit. La focalisation interne (ou
point de vue interne) lorsque le récit est assumé par un narrateur qui peut, lui
aussi, être un personnage impliqué dans l’action. Et la focalisation externe (ou
point de vue externe) lorsque le narrateur relate l’histoire en se contentant de
décrire les faits qui sont objectivement observables (nous verrons plus en détail,
dans la section 1.4.4, comment Genette met en relation ces trois types de
focalisations).

La narration met en jeu des événements, des dialogues et des conversations au


sein d’une histoire. Pour que cette histoire puisse être racontée, elle doit prendre
la forme d’un discours, et comme tel, impliquer un narrateur, c’est-à-dire une
voix qui l’actualise et un temps ou elle peut s’exprimer. Nous constatons alors que
non seulement le discours narré s’éloigne temporellement du discours actualisé,
mais que la voix qui l’énonce n’est pas celle du sujet qui a vécu l’événement. Nous
pourrons affirmer qu’une distance avec la réalité est essentielle à la narration et
que celle-ci renvoie à une certaine fiction, puisqu’une histoire racontée ne sera
jamais celle qui a vraiment existée. Entre les deux histoires, il y aura toujours un
temps et une expérience passée propre à l’énonciateur, qui devient un « autre »,
absent lors de l’événement.

46 GENETTE, Gérard, “Frontières du récit”, Communications 8, p. 164.

32
Qu’est-ce qu’un récit ?

Pour Roland Barthes, la notion de narration se caractérise, d’abord, par une


communication narrative, c’est-à-dire par l’échange communicationnel entre un
donateur du récit et un destinataire du récit. C’est « l’ensemble des opérateurs qui
réintègrent fonctions et actions dans la communication narrative, articulée sur
son donateur et son destinataire »47. Ces opérateurs prennent forme dans la
littérature orale dans les formules métriques ou les protocoles conventionnels de
présentation, et dans la littérature écrite comme formes du discours. Le donateur
du récit peut-être défini selon trois concepts :
o D’abord, il peut être la personne qui émet le récit, c’est-à-dire l’auteur ;
o Ensuite, il peut être le narrateur, comme conscience totale, apparemment
impersonnelle et qui émet l’histoire d’un point de vue supérieur : « le
narrateur est à la fois intérieur à ses personnages (puisqu’il sait tout ce qui
se passe en eux) et extérieur (puisqu’il ne s’identifie jamais avec l’un plus
qu’avec l’autre) »48.
o Finalement, le donateur peut être un narrateur qui limite son récit à ce
que peuvent observer ou savoir les personnages : « tout se passe comme si
chaque personnage était tour à tour l’émetteur du récit »49.
Il faut tout de même faire attention à ces trois conceptions de donateur puisqu’on
ne peut pas confondre l’auteur matériel d’un récit avec le narrateur et les
personnages qui sont essentiellement des « être de papier » : « qui parle (dans le
récit) n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est »50. Le code du
narrateur ou de la narration proprement dite ne connaît que deux systèmes de
signes : le personnel (je) et l’impersonnel (il) qui peuvent s’interchanger dans le
récit : « il peut y avoir, par exemple, des récits, ou tout au moins des épisodes,
écrits à la troisième personne et dont l’instance véritable est cependant la
première personne »51. Puis, Barthes caractérise également la narration par « la
situation du récit, ensemble des protocoles selon lesquels le récit est consommé :
la narration ne peut en effet recevoir son sens que du monde qui en use »52. Au-
delà du niveau narrationnel il n’y a plus que des éléments autres, des faits
historiques, des déterminations ou des comportements. Ainsi, la narration ne
peut être considérée que par sa seule condition narrationnelle car elle fait partie
intégrante d’une structure plus vaste nommée récit.

47 BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications 8, Seuil, 1981 (1966
pour la 1ère édition), p. 27.
48 Op. Cit., p. 25.
49 Ibidem.
50 Op. Cit., p. 26. Roland Barthes fait référence ici à J. Lacan : “Le sujet dont je parle quand je parle est-il le

même que celui qui parle ?”.


51 Ibidem.
52 Op. Cit., p. 28.

33
Qu’est-ce qu’un récit ?

Toujours selon Barthes : « il ne peut y avoir de récit sans narrateur et sans


auditeur (ou lecteur) »53. Le rôle de l’émetteur a été amplement étudié, même si
l’on confondait souvent l’ « auteur » d’un roman sans se demander s’il était
également le « narrateur » de ce même roman, mais lorsque l’on passe à l’étude
du lecteur, la théorie y est beaucoup plus limité. Mais, pour Barthes le problème
est autre : « En fait, le problème n’est pas d’introspecter les motifs du narrateur
ni les effets que la narration produit sur le lecteur ; il est de décrire le code à
travers lequel narrateur et lecteur sont signifiés le long du récit lui-même »54.

Ainsi, nous constatons que, la description comme la narration utilisent toutes


deux les mêmes ressources langagières, et par conséquent elles doivent se mêler
pour pouvoir former l’unité du récit. Genette constate d’ailleurs que la description
ne se distingue pas assez de la narration, afin de rompre l’unité narrativo-
descriptive nommé récit par Platon et Aristote. Selon Genette, la frontière du
récit marqué par la description est une frontière intérieure, intérieure même à la
narration. Ce qui sépare description et narration, c'est que dans la narration le
déroulement temporel des événements peut être brisé, joué par un déroulement
non linéaire ou resté fidèle au déroulement linéaire. Dans ce cas, ordre linéaire et
ordre temporel ont une relation de similitude très profonde. Évidemment, rien de
tel pour la description, puisqu'elle doit détailler un objet qui est donné, lui, dans
l'instant, et traduire dans la successivité ce qui est simultanéité.

1.4.3 Les personnages

Personnes de la vie réelle et personnages de récit : deux êtres distincts. D’après


Roland Barthes, un personnage est essentiellement un être de papier, même si
son origine est inspirée d’un être réel, comme dans les Contes ou les Légendes. Le
personnage est celui qui participe à l’histoire, qui joue un rôle, qui est en dialogue
avec d’autres personnages du même récit. C’est le héros de l’histoire, un
personnage principal, secondaire, un personnage mental ou un concept. C’est
également un narrateur, c’est-à-dire, un personnage qui raconte pour nous le
déroulement des péripéties vécues par d’autres personnages et qui assume à son
compte la narration du récit. Bien sûr, il ne faut pas confondre narrateur et
auteur, ce sont deux êtres distincts. Le premier est un être de fiction, le second
une personne de la vie réelle. La fonction du narrateur est de narrer l’histoire et
celle de l’écrivain (l’auteur) est de l’écrire.

53 Op. Cit., p. 24.


54 Op. Cit., p. 25.

34
Qu’est-ce qu’un récit ?

Il existe diverses façons de caractériser un personnage. On peut tout d’abord lui


attribuer un nom propre, un pseudonyme, un nom de guerre. Le choix du nom
peut déterminer certains détails, comme le sexe du personnage, son apparence ou
sa forme (dans le cas où il s’agirait d’un personnage-objet, ou personnage-
animal). Un personnage peut prendre la forme d’un homme ou d’une femme,
mais aussi d’une figure anthropomorphisée, qui peut se matérialiser dans un
objet, une idée ou un animal. Il peut également se caractériser par certains
attributs qui lui confèrent une certaine individualité, des traits physiques et
psychologiques permettant au lecteur de le distinguer parmi les autres
personnages. Enfin, on peut le distinguer par ses modes d’affirmation, soit par
ses actions, actes et mouvements, soit par des paroles qu’il exprime sous forme de
dialogue (si le personnage est un être humain).

Pierre Glaudes et Yves Reuter proposent de classifier les personnages selon trois
types distincts.
o Soit le personnage est un marqueur typologique (type 1), différentiant le
récit d’autres types de textes descriptif, historique ou argumentatif,
contribuant à spécifier des sous-catégories narratives ou des genres. Par
exemple, le héro d’une épopée, d’un roman policier ou d’un roman
psychologique ne se comporte pas de la même façon, et marque
profondément le genre de récit où il s’y déploie.
o Soit, le personnage est un organisateur textuel (type 2), qui intègre et
organise dans le récit des unités de tous les niveaux, contribuant à la
configuration sémantique du texte. Dans ce cas, l’évolution du personnage
doit constituer, au cours du récit, le fil directeur des actions et supporter
la transformation des contenus. Par exemple dans les romans
psychologiques, où un personnage joue le rôle principal et de ses actions
dépendent l’évolution d’autres personnages secondaires.
o Soit encore, le personnage est un lieu d’investissement des expériences
psychologiques et sociales d’un auteur ou d’un lecteur (type 3), ancrant le
texte dans le réel par sa fonction d’identification recherchée, par exemple,
par les lecteurs de fictions55.

Selon Marc Lits, la critique traditionnelle et humaniste avait souvent tendance à


« assimiler narrateur et auteur, à analyser le rôle des personnages en fonction de
critères idéologiques constitués par leur vision du réel, à distinguer personnages

55 GLAUDES Pierre et REUTER, Yves, Personnage et didactique du récit, p. 16.

35
Qu’est-ce qu’un récit ?

principaux et personnages secondaires, établissant des hiérarchies fondées sur la


présence des personnages dans le texte »56. Il s’agissait de faire un jugement où le
personnage servait d’élément clé d’un dispositif narratif destiné essentiellement à
faire adhérer le lecteur à un système de valeur. Plus tard, les analyses structurales
ont eu le mérite de montrer les limites de ces lectures, mettant l’accent plutôt sur
la fonction du personnage dans un dispositif scriptural.

Pour Tzvetan Todorov, c’est en fonction des personnages, de leurs


comportements et des transformations que s’organisent les autres éléments du
récit. En faisant un bilan rapide sur l’univers des personnages, Todorov dira que :

« Pour d’écrire l’univers des personnages nous avons


apparemment besoin de trois notions. Il y a d’abord les
prédicats, notion fonctionnelle, telle que “aimer”, “se
confier”, etc. Il y a d’autre part les personnages (…). Ceux-
ci peuvent avoir deux fonctions : soit être les sujets, soit
être les objets des actions décrites par les prédicats. Nous
emploierons le terme générique d’agent pour désigner à la
fois le sujet et l’objet de l’action. À l’intérieur d’une œuvre,
les agents et les prédicats sont des unités stables, ce qui
varie ce sont les combinaisons des deux groupes. Enfin, la
troisième notion est celle de règles de dérivation : celles-ci
décrivent les rapports entre les différents prédicats »57.

Les prédicats de base sont au nombre de trois, si bien qu’il suffit d’un nombre
réduit de rapports pour caractériser un type de récit. Ils sont :

« Le désir, qui est attesté par presque tous les


personnages, dans sa forme la plus répandue qui pourrait
se désigner par “amour”. (…) Le second axe moins évident
mais tout aussi important est celui de la communication,
et il se réalise dans la “confidence”. [Ce sont] les lettres
franches, ouvertes, riches en informations, comme il sied
entre confidents. (…) Un troisième type de rapport est ce
qu’on peut appeler la participation, qui se réalise par
l’“aide”. (…) Ce troisième rapport est présent beaucoup
moins souvent et il apparaît comme un axe subordonné à
l’axe du désir »58.

À partir de ces prédicats de base, Todorov propose d’autres rapports qui dérivent
des trois premiers. À l’aide de trois règles de dérivation, il propose que l’on
analyse les rapports des personnages, en premier lieu grâce à la règle d’opposition

56 LITS, Marc, Récit, medias et société, pp. 49-50.


57 TODOROV, Tzvetan, “Les catégories du récit littéraire”, Communications 8, p. 141.
58 Op. Cit., p. 139.

36
Qu’est-ce qu’un récit ?

où chacun des trois prédicats de base possède un prédicat opposé. La haine pour
le désir ou l’amour, la publication publique pour la confidence et l’opposition
pour l’aide. Ensuite par la règle du passif, qui correspond au passage de la voix
active à la voix passive, où chaque action a un objet et un sujet, mais seul le verbe
passe à la voix passive. Puis, finalement par les règles d’action, qui vont permettre
de caractériser le mouvement du récit. Les règles d’action, numéro un et deux,
sont basées sur l’axe du désir :

« Règle 1. Soit A et B, deux agents, et que A aime B. Alors,


A agit de sorte que la transformation passive de ce
prédicat (c’est-à-dire la proposition “ A est aimé par B ” se
réalise aussi. (…) Règle 2. Soit A et B, deux agents, et que
A aime B au niveau de l’être mais non à celui du paraître.
Si A prend conscience du niveau de l’être, il agit contre cet
amour »59. La règle numéro trois repose sur le rapport de
la participation : « Règle 3. Soit A, B, C, trois agents, et
que A et B aient un certain rapport avec C. Si A prend
conscience que le rapport B-C est identique au rapport A-
C, il agira contre B »60. Et, finalement la règle numéro
quatre sur l’axe de la communication : « Soit A et B, deux
agents, et que B soit le confident de A. Si A devient l’agent
d’une proposition engendrée par R1, il change de
confident (l’absence de confident est considérée comme
un cas limite de la confidence) »61.

Il faut souligner que toutes ces règles d’action proposées par Todorov ont surtout
une valeur d’exemple, puisqu’elles font référence directe au roman Les Liaisons
Dangereuses62 (Pierre Choderlos de Laclos, 1782), et non à celle d’une
description exhaustive. Cependant, et pour ce qui concerne l’installation
Transparence (voir description du travail au huitième chapitre) nous nous
sommes imprégnés de cette variété de rapports entre les personnages pour
élaborer le scénario de notre récit filmique (voir à ce sujet l’appendice 1, in fine).

Un personnage peut prendre la forme d’un homme ou d’une femme, mais aussi
d’une figure anthropomorphisée, qui peut se matérialiser dans un objet, une idée
ou un animal. Vladimir Propp (Morphologie du Conte, 1970), dans une
schématisation du conte merveilleux russe, délimite sept grands « personnages »
ou rôles types : Il y a le héros (premier personnage type), c’est celui qui effectue
une quête déterminée, celui qui trouve l’objet de la quête et est récompensé pour

59 Op. Cit., p. 142.


60 Ibidem.
61 Op. Cit., p. 143.
62 Les Liaisons dangereuses est un roman épistolaire, écrit par Pierre Choderlos de Laclos en 1782 et narrant le

duel pervers et libertin de deux membres de la noblesse française du XVIIIe siècle.

37
Qu’est-ce qu’un récit ?

cette découverte. Le mandateur (second personnage type), c’est celui qui envoie
le héro en quête. Il y a l’objet de la quête (troisième personnage type), qui peut
être par exemple un trésor, une princesse en détresse ou une vengeance d’un
malfaiteur. L’agresseur (quatrième personnage type), c’est celui qui commet le
méfait initial et combat le héros. Il existe également le donateur (cinquième
personnage type), celui qui soumet le héro à des épreuves et lui remet l’auxiliaire
magique. Le sixième personnage type est le propre auxiliaire magique, qui aide le
héros à se déplacer et à passer (dépasser) les épreuves. Et finalement, le faux
héros (septième personnage type), qui veut concurrencer le héros dans la quête,
mais fini par échouer dans ses diverses épreuves.

1.4.4 Le narrateur

Ayant analysé les diverses acceptions liées au concept du personnage d’un récit
quelconque, nous essayerons maintenant d’y distinguer la notion de narrateur. Il
est commun de confondre le narrateur avec l’auteur du récit, l’écrivain qui est
l’auteur du roman que l’on vient de lire ou le réalisateur, auteur du film que l’on
vient de voir. On peut également le confondre avec les divers personnages du
récit. Est-ce une personne de la vie réelle ou bien un personnage de fiction ? La
définition la plus simple dira tout simplement que c’est celui qui raconte, point.
Mais rentrons dans le détail pour y voir plus clair. Le narrateur est en réalité un
personnage, il n’est pas une personne réelle, il sert uniquement une fonction
particulière du récit, celle de raconter. On dira vulgairement que c’est le narrateur
qui raconte le récit. On peut toujours admettre que l’auteur qui écrit le roman ou
la nouvelle est celui qui en assume la narration, mais il ne faut pas confondre les
deux. Le narrateur peut s’assumer comme le personnage principal de l’histoire ou
se diluer dans plusieurs personnages. Paul Auster, dans un entretien paru dans
Le Monde du 26 juillet 1991, affirmait qu’

« il y a une chose dans les romans qui me fascine : on voit


un nom sur la couverture, c’est le nom de l’auteur, mais
on ouvre le livre, et la voix qui parle n’est pas celle de
l’auteur, c’est celle du narrateur. À qui appartient cette
voix ? Si ce n’est pas celle de l’auteur en tant qu’homme,
c’est celle de l’écrivain, c’est-à-dire une invention. Il y a
donc deux protagonistes ».

(Cette notion de la voix du récit sera le sujet de plusieurs analyses que nous
verrons plus loin dans le deuxième chapitre).

38
Qu’est-ce qu’un récit ?

Le narrateur est le sujet de l’énonciation que représente un livre ou un film. Il


dispose les événements dans le temps et fait parler tel ou tel personnage. Il donne
action aux personnages ou parle par lui-même. Il décrit les péripéties des
différents personnages et peut être difficile à appréhender, malgré toutes les
informations qu’il nous fournit. Pour Tzvetan Todorov, le problème se pose
lorsque l’on constate qu’il existe certaines différences entre la perception directe
du lecteur concernant des événements d’un récit (dans une œuvre de fiction), et
la perception bien différente qu’en a celui qui les raconte. Todorov se réfère au
« regard » que l’on porte sur un récit par la relation existante entre le(s)
personnage(s) et le narrateur, d’où les différents types de perceptions que
Todorov désigne comme aspects du récit63. Ces aspects du récit ou sa perception
interne, se déploient en trois types principaux. Todorov distingue la vision « par-
derrière » qui advient lorsque le narrateur en sait davantage que son personnage
(Narrateur > personnage). Cette forme se présente sous trois degrés distincts : la
supériorité du narrateur peut se manifester soit

« dans une connaissance des désirs secrets de quelqu’un


(que ce quelqu’un ignore lui-même), soit dans la
connaissance simultanée des pensées de plusieurs
personnages (ce dont aucun d’eux n’est capable), soit
simplement dans la narration des événements qui ne sont
pas perçus par un seul personnage »64.

La vision « avec » qui apparaît lorsque le narrateur en sait autant que son
personnage (Narrateur = personnage). Par exemple, lorsque l’explication d’un
événement est donnée simultanément avec la connaissance de ces mêmes
événements par les personnages :

« D’une part, le récit peut être mené à la première


personne (ce qui justifie le procédé), ou à la troisième
personne, mais toujours suivant la vision qu’a des
événements un même personnage. (…) D’autre part, le
narrateur peut suivre un seul ou plusieurs
personnages »65.

Dans ce deuxième type, Todorov ajoute un autre aspect qu’il intitule “Plusieurs
aspects d’un même événement”. Ici, Todorov veut spécifier si ces personnages
racontent (ou voient) le même événement ou bien des événements différents. Si
les personnages voient ou racontent le même événement, il s’agit d’une « vision

63 Todorov reprend la classification des aspects du récit proposée par Jean Pouillon dans Temps et roman, Paris,
Gallimard, 1946.
64 TODOROV, Tzvetan, “Les catégories du récit littéraire”, Communications 8, p. 147.
65 Op. Cit., p. 148.

39
Qu’est-ce qu’un récit ?

stéréoscopique » où la pluralité de perceptions donne une vision plus complexe


du phénomène décrit, permettant également de centrer l’attention sur un des
personnages, puisque l’on connaît déjà l’histoire racontée. Todorov désigne enfin
la vision « du dehors » qui est celle où le narrateur en sait moins que n’importe
lequel des personnages (Narrateur < personnage). « Il peut nous décrire
uniquement ce que l’on voit, entend, etc. mais il n’a accès à aucune conscience.
Bien sûr, ce pur “sensualisme” est une convention car un tel récit serait
incompréhensible »66. Le narrateur, ici, sert de témoin à un récit où il ne sait rien
et ne veut rien savoir.

Pour Gérard Genette, et en revenant sur la notion du « regard » proposée par


Todorov, il est question de savoir « qui voit ? » dans l’histoire, ou plus
précisément « qui est le narrateur ? ». Il est question de focalisation du récit, que
Genette désigne, par métaphore, comme une perspective narrative. Il en
distingue trois types fondamentaux :
o Le récit à narrateur omniscient (premier type) c’est le récit non focalisé ou
à focalisation zéro. Ce que Pouillon appela « vision par-derrière » et que
Todorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage, « où le
narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus
que n’en sait aucun des personnages »67. C’est le type de narrateur présent
dans le roman classique.
o Lorsque le narrateur ne dit que ce que sait tel ou tel personnage, il s’agit
d’un récit à focalisation interne (second type). Ce qui représentait pour
Pouillon la « vision avec » et que Todorov symbolise dans la formule
Narrateur = Personnage. La focalisation interne se décompose en trois
sous-classes :
• La focalisation interne fixe, lorsque toutes les informations sont
données par un même personnage. C’est le cas dans le roman Les
Ambassadeurs d’Henry James (1903), où toute la narration passe
par le personnage de Lambert Strether.
• La focalisation interne variable qui surgit lorsque les informations
sont données par des personnages différents, au fil de l’histoire.
« Comme dans Madame Bovary, où le personnage focale est
d’abord Charles, puis Emma, puis de nouveau Charles »68.

66 Ibidem.
67 GENETTE, Gérard, Figures III, p. 206.
68 Ibidem.

40
Qu’est-ce qu’un récit ?

• Et la focalisation interne multiple qui apparaît lorsque le même


événement est évoqué plusieurs fois selon le point de vue de
plusieurs personnages. « On sait que le poème narratif de Robert
Browning, L’anneau et le Livre (qui raconte une affaire criminelle
vue successivement par le meurtrier, les victimes, la défense,
l’accusation, etc.), a fait pendant quelques années figure
d’exemple canonique de ce type de récit avant d’être supplanté
pour nous par le film Rashômon »69.
o Revenant au type de focalisations principales, si le narrateur en dit moins
que le personnage, il s’agit pour Genette d’un récit objectif ou à
focalisation externe (troisième type). C’est le cas de nombreux romans
policiers, lorsque par exemple, un personnage réalise ses actions devant le
lecteur sans que celui-ci ne puisse jamais connaître ses pensées
immédiates ou ses sentiments.

Alors, comment le narrateur, en tant que personnage d’un récit, articule son
discours au sein de la narration ? Lorsque le narrateur veut extérioriser son
opinion, ses impressions ou son jugement sur des faits, sur un problème ou un
personnage, il fait une pause dans la narration et entame un discours. C’est ce
qu’on appelle un discours au style direct. Dans le style indirect, les propos ou les
pensées des personnages sont rapportés, soit d’une façon complète soit par une
formule abrégée, par le narrateur, sous la forme d’une proposition subordonnée
complétive, c’est-à-dire qu’il transpose le propos de la première personne (je) à la
troisième personne (il) et en modifie le temps verbal selon le principe de la
concordance des temps. Un troisième moyen d’insérer le discours d’un
personnage au sein de la narration est l’emploi du style indirect libre. Ce style
crée une rupture moins brutale dans le rythme de la narration et évite les
lourdeurs de styles parfois liées à l’emploi du style indirect. Particulièrement
souple, le style indirect libre se situe à mi-chemin entre le style direct et le style
indirect : il donne le propos du personnage sans formule introductive et en
respecte scrupuleusement la syntaxe et le lexique (comme dans le style direct) ;
par contre, il modifie le propos de la première à la troisième personne et applique
le principe de la concordance des temps (comme dans le style indirect).

69 Op. Cit., p. 207, (Genette fait référence au film Rashômon d’Akira Kurosawa de 1950).

41
Qu’est-ce qu’un récit ?

1.4.5 Le narrataire

Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un
voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Écarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde
qui t’entoure s’estomper dans le vague. La porte, il vaut mieux la fermer ; de l’autre côté,
la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres : « Non, je ne veux pas
regarder la télévision ! » Parle plus fort s’ils ne t’entendent pas : « Je lis ! Je ne veux pas
être dérangé. »
Italo Calvino, 1979.

Avant d’en conclure avec la notion de narrateur, nous ferons une petite
parenthèse sur une notion souvent mal interprétée, confondue avec le narrateur
et mal connue du public en général. C’est la notion de narrataire.
Il serait imprudent de confondre la notion de narrateur avec celle de narrataire.
Le narrataire est l’instance à laquelle s’adresse le récit, c’est-à-dire celui ou celle à
qui le narrateur s’adresse. Sa principale fonction est d’assurer la relation entre le
narrateur et le lecteur ou bien entre l’auteur et le lecteur : le narrataire est là
pour servir essentiellement d’activité médiatrice. Roland Barthes en parle
justement dans les fonctions de la catalyse (que nous verrons plus loin au second
chapitre) qui existent pour maintenir le contacte entre le narrateur et le
narrataire70.
Le lecteur est un être réel, le narrataire un personnage de papier, fictif, mais qui
peut tout de même personnifier le lecteur virtuel tel que l’imagine l’auteur. Si le
narrataire ne se confond pas avec le lecteur réel (l’individu singulier qui est en
train de lire le récit, mais que l’auteur ne connaît pas), il peut correspondre au
lecteur probable ou supposé. Bref, le narrataire n’a pas plus d’existence réelle que
le narrateur : tous deux n’existent que sous la forme textuelle, sous « la plume de
l’écrivain ».
La notion de narrataire apparaît justement pour différencier deux instances, qui
conduisent souvent à une certaine confusion. Il y a l’instance du « lecteur »
évoqué dans le texte, c’est-à-dire celui que le narrateur interpelle sous le nom de
« lecteur » (comme dans le roman de Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un
voyageur, 1979), ou sous une deuxième personne, qu’il met en scène dans sa
lecture, voire à laquelle il prête une voix, un monologue intérieur, des objections
ou des questions directement formulées. Puis, il y a l’instance du lecteur réel,
celui qui lit réellement le livre, qui le tient en main physiquement et tourne les
pages les une après les autres, selon l’avancement de sa lecture.

70 Voir : BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications 8, p. 16.

42
Qu’est-ce qu’un récit ?

Nonobstant, et d’après Genette, il se peut que le narrataire se confonde avec le


lecteur réel d’un récit. C’est le cas du narrataire extradiégétique, qui met en
relation, non plus le narrateur avec le lecteur virtuel, mais avec le lecteur réel, qui
peut ou non s’identifier à lui. C’est-à-dire : « prendre pour soi ce que le narrateur
dit à son narrataire extradiégétique, tandis qu’il ne peut en aucun cas s’identifier
(en ce sens) au narrataire intradiégétique, qui est après tout un personnage
comme les autres »71. Pour renforcer son argument, Genette cite l’exemple du
narrateur du Père Goriot qui écrit : « Vous qui tenez ce livre d’une main blanche,
vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : peut-être ceci
va-t-il m’intéresser »72. Dans ce cas, le lecteur a le droit d’objecter (mentalement)
que ses mains ne sont pas si blanche que le dit le narrateur, ou que son fauteuil
n’est pas si moelleux, mais en le faisant, il prend pour lui la déclaration du
narrateur. Pour Genette, le narrataire est intradiégétique lorsqu’il est incarné par
un personnage de l’action (c’est un destinataire d’un récit dans le récit) et
extradiégétique lorsqu’il n’a pas de lien avec l’histoire, c’est un narrataire effacé
qui ne participe pas au récit qu’on lui fait.

Comment isoler le narrataire dans le texte ? D’abord, il peut être désigné par les
pronoms et les formes verbales de la deuxième personne (ex. « tu vas
commencer... », « Tes souliers... », « Ferme la porte… »). Ensuite, il peut être
défini par une expression impersonnelle, un pronom indéfini (ex. on).
Finalement, il peut être aperçu à travers certaines questions que pose le narrateur
(ex. ce qu’il avait été ? - où ce il est dirigé à un narrataire). Bien sûr, le narrataire
peut être lui-même le narrateur d’un récit, destinant la narration à lui-même.
Le narrataire peut assumer quatre fonctions distinctes dans le récit. Il peut servir
de relais entre le narrateur et le lecteur, entre l’auteur et le lecteur, c’est sa
fonction médiatrice. Il peut mettre en évidence les différents types de rapports
que le narrateur établi avec le narrataire dans une fonction de caractérisation du
récit, en précisant le cadre de la narration. Il peut également contribuer à la
thématique du récit, en mettant certains thèmes en relief, ou encore à son
articulation et au développement de l’intrigue.
Dans l’une des premières études sur le narrataire, Gerald Prince préconise qu’il
est l’un des éléments fondamentaux de toute narration, puisqu’il peut nous

« mener à une meilleure connaissance du genre narratif et


de tout acte de communication ». Puis il ajoute : « De
même que l’on étudie le narrateur pour juger de

71 Op. Cit. p. 91.


72 Ibidem.

43
Qu’est-ce qu’un récit ?

l’économie, des intentions, de la réussite d’un récit, on


doit donc en examiner le narrataire pour en éclairer
davantage et/ou autrement les ressorts et la portée »73.

1.5 Conclusion du chapitre

D’une façon générale, nous pouvons dire que le récit est l’action de raconter
quelque chose à quelqu’un par le biais d’une narration oralisée, d’un rapport ou
d’un écrit, mais aussi à travers la présentation d’images fixes ou mobiles, d’un
film ou d’une locution radiophonique. C’est un énoncé, un discours qui assume la
relation d’un événement ou d’une série d’événements. Le récit, c’est la relation,
dira Jean-Louis Boissier.

L’art de conter a été étudié dès les premiers temps par des philosophes comme
Platon et Aristote, pour qui, le discours indirect (la diegesis) est une forme de
représentation qui met l’accent sur l’imitation de la vie. C’est à travers l’étude de
l’épopée, mais surtout de la tragédie, qu’Aristote dégage les prémisses
fondamentales pour l’étude du récit comme art dramatique. La tragédie advient
d’une imitation, comprend des personnages et se déroule selon une durée limitée
et une succession d’événements concrets. Les personnages du récit doivent
exposer une représentation vraisemblable et l’histoire racontée doit se référer au
moins à une personne ou à un fait ayant existés. L’histoire prévoit une succession
d’événements divisés en trois parties distinctes : un retournement de l’action en
sens contraire (c’est la péripétie), un retournement de l’action qui conduit le sujet
de l’ignorance à la connaissance (c’est la reconnaissance) et une conclusion de
l’action provoquée par un événement pathétique. Il est important de remarquer
que selon Aristote, l’histoire ne peut se raconter que selon une succession
d’événements et que cette succession doit conduire à un but déterminé, si
possible saisissant pour l’auditeur et selon une durée fixée par une « certaine
longueur » que la mémoire puisse aisément retenir. Ce sont d’ailleurs ces trois
caractéristiques du récit (succession, durée, sentiment d’implication) qui vont
être à la base des études postérieures sur ce thème, notamment en ce qui
concerne l’analyse du récit littéraire, du récit filmique et du récit interactif que
nous verrons dans les chapitres suivants.

73 PRINCE, Gerald, « Introduction à l’étude du narrataire », dans Poétique, p. 196.

44
Qu’est-ce qu’un récit ?

Dans ce premier chapitre, nous avons vu plusieurs analyses relatives à la question


du récit. Ces analyses abordaient les approches immanentes des structuralistes
Roland Barthes et Tzvetan Todorov pour qui l’étude reste centrée sur le texte
narratif, mais également les approches contextuelles d’auteurs comme Joseph H.
Miller, Marc Lits ou Jean-Michel Adam qui prennent en compte à la fois le rôle
du destinataire et du lecteur ainsi que la possibilité de trouver des sens distincts
présents dans toute lecture. Pour ce dernier, le récit doit supposer ou respecter un
savoir partagé, un usage adéquat d’une langue ou d’un langage connu et reconnu
par l’émetteur et le récepteur, le destinateur et le destinataire (T. Todorov). Tout
récit dépend d’une langue et de la maîtrise d’un certain langage pour que la
relation entre ses « interlocuteurs » (destinateur, destinataire, lecteur, auditeur)
ne se précipite pas dans un tourbillon d’un mal entendu, répression ou abandon
du texte.

Comprendre le mythe, c’est comprendre comment les tous premiers récits sont
nés. Présents depuis les origines, les premiers récits ont été transmis de
génération en génération, d’abord par une tradition orale et plus tard par l’écrit.
Ces premiers récits étaient souvent des histoires mythiques que les « raconteurs »
donnaient à connaître à un cercle familial ou bien à une assemblée d’hommes et
de femmes, pendant des cérémonies rituelles collectives. Ces récits connaissaient
déjà une structure narrative qui permettait d’assurer une réelle fascination dans
l’esprit des auditeurs. En présentant des histoires fortes et disposées autour de la
figure d’un héros central, le récit mythique assurait dès sa « naissance » des
enchaînements d’actions et d’événements capables de retenir l’attention d’une
assemblée entière.
Histoire vraie, fable, invention ou fiction, le mythe est récit et le comprendre c’est
comprendre la capacité humaine à avoir des idées et des expériences que nous ne
pouvons pas expliquer rationnellement. C’est la capacité de l’être humain à
imaginer, une aptitude qui, selon Karen Armstrong, permet de penser que
quelque chose qui n’est pas présent ou qui n’a pas réellement existé peut être
raconté de façon à la faire imaginée par toute l’audience. C’est aussi permettre à
l’auditoire de créer des suites imaginaires, des possibilités non prévues,
d’imaginer des nouveaux obstacles que le héros devra franchir. C’est considérer
des possibles narratifs, des « et si... ? », modalité fondamentale pour penser la
participation au sein de l’histoire lorsque la dimension interactive actuelle
interpelle inlassablement le récit. Une autre piste formulée par l’étude de Lévi-
Strauss, qui considère le récit mythique comme une structure discontinue
feuilletée d’épisodes qui apparaissent selon un procédé de répétition, sera

45
Qu’est-ce qu’un récit ?

également essentielle à l’analyse des récits dit interactifs que nous verrons plus
loin. Comprendre le récit mythique, c’est comprendre notre contemporanéité,
c’est s’assurer un repère essentiel pour comprendre la façon dont l’Homme a
commencé à raconter ses premières histoires.

Selon Gérard Genette, tout récit comporte une part de représentation d’actions et
d’événements (c’est la narration) et une autre part de représentation d’objets, de
lieux et de personnages (c’est la description). Nous avons également vu dans ce
premier chapitre comment description et narration s’articulent au sein du récit.
La description sert surtout à situer le récit, à décrire ses éléments constitutifs
(objets, personnages, lieux) et à créer un effet de pause hors des dialogues et des
actions des personnages. Elle a une dimension spatiale et aide à ordonner dans
l’espace les éléments de la diégèse. La narration, elle, permet de faire avancer le
récit en déployant l’action des personnages dans le temps de l’histoire. La
description a un caractère relativement intemporel. Du point de vue littéraire, par
exemple, la description temporalise l’instantané, parce qu’un personnage, un
lieux ou un décor peuvent se voir d’un coup, mais ne se décrivent que
progressivement. Au contraire, la narration met en œuvre l’aspect temporel et
dramatique du récit et sert à faire évoluer l’action des personnages et le
déroulement de l’histoire jusqu’à son terme. La narration sert à construire le récit
et à le faire avancer selon des principes narratifs préétablis intégrés dans une
situation initiale, une complication, des péripéties, une résolution et une situation
finale. La description sert plutôt à le retarder, en retardant une action ou un
dialogue entre les personnages. Elle est la pause par excellence, une suspension
narrative de l’histoire qui permet au lecteur (et à l’histoire) de « respirer ». Nous
verrons plus tard comment cette caractéristique suspensive de la description peut
servir à discerner des moments de participation effective dans un récit dit
interactif. Ou encore, comment transformer cette possibilité qu’a la narration de
déployer un déroulement temporel non-linéaire en un avantage pour la
production de stratégies narratives interactives singulières.

Les personnages qui habitent les récits sont essentiellement des êtres de papiers
(hommes et femmes du roman policier, de l’aventure surnaturelle, du scénario
d’un film, d’une chronique, etc.) qui participent à l’histoire avec des rôles et des
objectifs précis et qui, selon le cas, peuvent rentrer en dialogue avec d’autres
personnages. Les personnages peuvent avoir plusieurs fonctions : selon Pierre
Glaudes et Yves Reuter, ils peuvent être marqueurs typologiques, organisateurs
textuels ou encore lieux d’investissement des expériences psychologiques et

46
Qu’est-ce qu’un récit ?

sociales d’un auteur. Selon Tzvetan Todorov, ils sont objets, sujets ou agents, ou
encore et selon Vladimir Propp, d’après son étude des contes merveilleux russes,
ils peuvent être quêteurs, mandateurs, objets, agresseurs, donateurs, auxiliaires
magiques ou faux héros. Les personnages se distinguent les uns des autres selon
le nom qu’on leur attribue, le sexe ou la forme qu’ils peuvent prendre
(considérant qu’un personnage peut prendre la forme d’une figure
anthropomorphique, d’un objet ou d’un animal), leurs traits physiques ou
psychologiques ou leurs modes d’affirmation. L’analyse du rôle des personnages
peut se faire en fonction des critères idéologiques constitués par leur vision du
réel. On peut distinguer les personnages principaux des personnages secondaires,
par des hiérarchies établies et fondées sur la présence des personnages dans le
texte, par leur psychologie supposée et leur ontologie. C’est une conception
réaliste de la littérature comme reflet ou représentation du monde où le
personnage est alors l’élément principal du dispositif narratif.
Le narrateur et le narrataire sont également des personnages du récit. Le
narrateur est celui qui raconte l’histoire, sa fonction étant de faire parvenir au
lecteur (personne réelle) le récit diégétique mis en œuvre par l’auteur (écrivain,
cinéaste, etc.). L’image du narrateur est toujours accompagnée de l’image du
lecteur car le fait de lire un livre du début jusqu’à la fin, selon la volonté du
narrateur, nous engage à jouer le rôle du lecteur imaginaire. Le narrataire lui, est
le personnage à qui le narrateur raconte l’histoire. Sa principale fonction est
d’assurer la relation entre le narrateur et le lecteur ou entre l’auteur et le lecteur.
Parfois, d’ailleurs, le narrataire se confond avec le lecteur, lorsque le narrateur
s’adresse directement à celui qui est en train de lire le livre, personnifiant le
lecteur réel tel que l’imagine l’auteur.

Jusqu’à maintenant, nous avons tracé quelques pistes fondamentales concernant


la notion de récit, et nous avons vu qu’elles étaient les éléments narratifs
principaux qui le défini. Cette première étape a été essentielle, à nos yeux,
puisqu’elle nous permettra d’avancer dans notre sujet avec des principes et des
savoirs indispensables à la formulation de données fondamentales qui serviront
de base à l’énoncé des conditions du récit filmique interactif.

47
48
L’analyse du récit

2 L’analyse du récit

L’étude moderne du récit a été amorcée non seulement par les analyses des
Formalistes Russes, mais aussi par l’étude morphologique du conte russe réalisée
par Vladimir Propp, notamment à propos de l’importance donnée aux fonctions,
aux rôles des personnages, à leurs sphères d’actions et aux enchaînements
événementiels au sein de l’histoire. Tous ces premiers travaux ont eu une grande
influence en France, surtout vers la fin des années 1960, lors de la traduction,
d’abord en anglais, puis en français, des études de Propp. Claude Bremond et
Roland Barthes en seront ses légitimes prédécesseurs. D’une part, Bremond,
reprend la notion des fonctions proposée par Propp, comme l’élément fondateur
de tout récit, en basant son étude sur l’idée de « possibles narratifs », d’autre
part, Barthes analyse le récit comme un système implicite d’unités et de règles, en
détaillant plus profondément les fonctions et leurs valeurs respectives. Se basant
sur une théorisation des niveaux, Barthes distinguera le niveau des fonctions (au
sens de Propp et de Bremond), le niveau des actions (au sens de Algirdas Julien
Greimas, que nous verrons dans ce chapitre) et finalement, le niveau de la
narration (au sens du récit formulé par Gérard Genette). Plus tard, Algirdas
Julien Greimas, discernera, dans les actants, une typologie des personnages
définie selon ce qu’ils font et non plus selon ce qu’ils sont ou peuvent être. Il
proposera un schéma actantiel qui définit les rôles des personnages en tant
qu’actants, ainsi qu’un carré sémiotique qui justifiera toute une base structurelle
de la signification. Dans les années 1970, Gérard Genette insistera sur l’étude
temporelle des séquences narratives et de leur mise en relation avec les notions
d’ordre, de durée et de fréquence. Il distinguera également les différents degrés

49
L’analyse du récit

assumés par le narrateur (la voix - qui parle ?), ainsi que les différents types de
visions concernés par le récit (le mode - qui voit ?).

2.1 Les différents modèles sémiotiques

C’est depuis les années 1920 que les recherches systématiques sur l’analyse du
récit ont pu réaliser un bond extraordinaire, notamment grâce à l’influence des
travaux de Ferdinand de Saussure et au développement de la linguistique
générale. Saussure posait alors les conditions d’une linguistique pure, qui se
détachait de la philologie et engageait une nouvelle science structurale du sens :
la sémiologie74. Il sera d’ailleurs le premier à réaliser un cours de Linguistique
Générale entre les années 1906 et 1912. On y repère les grandes distinctions qui
ont formé la linguistique du XXe siècle, comme le système abstrait et le fait social
imprimé par la langue, considéré comme un système ou une structure de
différences, et la réalité observable et individuelle de la parole interprétée dans
une perspective psychosociologique. Les derniers travaux de Saussure
témoignent d’une conception originale du langage poétique comme code
autonome et du texte littéraire comme réseau de relations manifestées au niveau
des signifiants.

Entre les années 1914 et 1930, l’école de linguistique et de théoriciens de la


littérature, connue sous le nom des Formalistes Russes, bouleversa le domaine de
la critique littéraire. Opposés aux tendances de l’époque, c’est-à-dire aux
tendances qui valorisaient l’étude des récits à travers une méthode de critique de
l’histoire, des sociétés et de ses origines, les Formalistes Russes proposent une
étude fondée sur la littérarité des œuvres, en étudiant en détail la structure des
récits, leur prose, leurs personnages et leurs fonctions dans le texte. Chaque
membre du groupe fera une analyse distinctive : Roman Jakobson s’occupa
d’analyser les structures rythmiques et métriques, Victor Chklovski étudia les
constructions narratives des récits et Iouri Tynianov se spécialisa dans la
dialectique des genres littéraires. Mais, le père de l’analyse « formelle » des récits
est certainement Vladimir Propp, qui analysa la structure des contes fantastiques
russes pour en identifier leurs plus petits éléments narratifs : les fonctions. L’idée
de Propp était d’étendre l’approche russe, plutôt formaliste, à l’étude de la
structure narrative des récits, et plus particulièrement à celle des contes russes.

74La sémiologie est la science qui étudie la vie des signes et les systèmes de signes - langue, codes, signalisations,
etc. - au sein de la vie sociale.

50
L’analyse du récit

L’impulsion des études systématiques du fonctionnement des textes fit écho en


France, dans les années 1960, avec le développement de l’école structuraliste. En
effet, ces études se sont développées ultérieurement avec Algirdas Julien
Greimas, Claude Lévi-Strauss, Claude Bremond, Roland Barthes et Tzvetan
Todorov et ont donné lieu aux théories structuralistes, thématiques ou
sémantiques de la prose. Selon le courant structuraliste, il n’y a pas de structure
sans langage. C’est-à-dire que l’étude du récit doit se rapprocher d’une procédure
déductive qui repose sur un modèle formalisé à caractère axiomatique. De plus, si
le récit a une structure, comme la langue, alors nous pouvons constater qu’il
émane un ensemble fini d’unités de bases dont les combinaisons engendrent des
relations purement intrinsèques à l’intérieur du langage. Selon Todorov et pour
comprendre la poétique structurale, deux attitudes doivent être prisent en
compte : « La première voit dans l’œuvre littéraire un but ultime ; selon la
seconde, chaque œuvre particulière est considérée comme la manifestation
d’“autre chose” »75. La première attitude considère l’œuvre littéraire comme un
discours qu’il faut connaître par lui-même, c’est une construction verbale. Il faut
y chercher les raisons qui justifient l’existence du phénomène littéraire, c’est ce
que l’on désigne en tant qu’approche immanente. La seconde attitude part des
manifestations particulières que sont les œuvres pour arriver à des structures (ou
propriétés, ou essences) abstraites qui forment le véritable objet de ce type de
réflexion. Il s’agit là d’un travail de déchiffrement et de traduction : « l’œuvre
littéraire est l’expression de “quelque chose” et le but de l’étude est d’atteindre ce
“quelque chose” à travers le code poétique »76. C’est l’étude d’une littérature
possible, d’une littérarité selon Todorov, et non plus d’une littérature réelle.
À partir des années 1970-75, l’attention des études portera plutôt sur les notions
de récepteur du texte littéraire, sur le lecteur (analyse du texte dans ses relations
avec la réalité extérieure), notamment avec les études pragmatiques de John
Searle et John Langshaw. Ainsi, Mikhail Bakhtine, Roland Barthes, Umberto Eco
et Julia Kristeva inaugurent les lectures plurielles qui prennent à la fois en
compte le rôle du destinataire et du lecteur et celui de la multiplicité de sens
présente dans toute lecture.

2.1.1 L’étude morphologique de Vladimir Propp

L’étude de Vladimir Propp, publiée pour la première fois en 1928 sous le nom de
Morfologija skazki (Morphologie du Conte) et traduit beaucoup plus tard en
Anglais (1958) puis en français (1965), ouvre une nouvelle perspective dans

75 TODOROV, Tzvetan, « Poétique », dans Qu’est-ce que le structuralisme, p. 99.


76 Op. Cit, p. 102.

51
L’analyse du récit

l’analyse de l’art narratif, en général, et dans l’étude morphologique du conte, en


particulier. Propp a été l’un des premiers à tenter de formaliser l’intrigue des
récits, en l’occurrence des contes merveilleux russes. Ces contemporains
considéraient le conte comme une monade indécomposable, une unité parfaite
reconnue comme la toute première forme indivisible du récit. Propp viendra
contrarier cette tendance, en précédant les recherches structurales et
typologiques faites en occident, trente ans plus tard.
Afin d’élaborer son analyse, Vladimir Propp utilise un recueil de cent contes
merveilleux traditionnels de Russie et cherche à en dégager les structures
récurrentes, dont les plus petites unités narratives. Dans son étude, et suivant une
méthode rigoureuse et démonstrative, Propp vérifie qu’il existe des valeurs
constantes et des valeurs variables dans chaque conte : « ce qui change, ce sont
les noms (et en même temps les attributs) des personnages ; ce qui ne change pas,
ce sont leurs actions, ou leurs fonctions »77. D’après ce constat, Propp initie son
travail focalisé sur les fonctions des personnages, qui représentent les parties
fondamentales du conte russe et qu’il définit de la façon suivante : « Par fonction,
nous entendons l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa
signification dans le déroulement de l’intrigue »78. En quoi, alors, l’action d’un
personnage va-t-elle influencer le développement de l’histoire ? Pour mieux
répondre à cette question, Propp établit quatre lois fondamentales :
o La première loi (1) indique que les éléments constants, permanents, du
conte sont les fonctions des personnages, quels que soient ces
personnages et quelle que soit la manière dont ces fonctions sont
remplies.
o La seconde loi (2) propose que le nombre des fonctions que comprend le
conte merveilleux soit limité. Propp va en dégager trente et une, sans
compter la situation initiale, où sont généralement énumérés les membres
de la famille principale, qui comprend le futur héros et qui se présente par
la mention de son nom ou la description de son état79. Il constate
également que certains contes ne contiennent pas les trente et une
fonctions au complet, mais que tous les contes se déroulent dans les
limites de celles-ci. Puis il constate, que chaque fonction découle de celle
qui la précède, dans une certaine continuité programmée et que comme
elles appartiennent toutes à un même axe, aucune fonction n’en exclut
une autre. Propp remarque que plusieurs fonctions peuvent s’assembler

77 PROPP, Vladimir, Morphologie du conte, p. 29.


78 Op. Cit., p. 31.
79 Pour une description détaillée des fonctions, voir: Morphologie du conte, pp. 36-80.

52
L’analyse du récit

soit par couple (comme dans les couples interdiction/transgression,


interrogation/information, combat/victoire, poursuite/secours qui
caractérisent la découverte du caractère binaire de la majorité des
fonctions Proppiennes), soit par groupes, comme c’est le cas dans le
groupe suivant où le méfait, l’envoi ou l’appel au secours, la décision de
réparer le tort subi et le départ, constituent le nœud de l’intrigue.
o La troisième loi (3) signale que la succession des fonctions reste toujours
identique, quel que soit le conte analysé. C’est-à-dire que, même si le
conte ne contient pas les trente et une fonctions (non obligatoires),
l’absence de certaines fonctions ne change pas la disposition des autres.
Propp explique cette conclusion de la façon suivante : « si l’on désigne par
A la fonction que l’on trouve partout à la première place, et par B la
fonction (si elle existe) qui la suit toujours, toutes les fonctions connues
dans le conte se disposent suivant un seul récit, jamais elle ne sortent du
rang, ne s’excluent ni ne se contredisent »80.
o Finalement, la quatrième thèse (4) fondamentale de Propp assure que
tous les contes merveilleux appartiennent au même type en ce qui
concerne leur structure.
Bien que l’étude ne s’applique essentiellement qu’aux fonctions en tant que telles,
Propp va tout de même expliciter la façon dont elles doivent se répartir entre les
personnages. Selon Propp, les personnages, ceux qui accomplissent les fonctions,
se regroupent selon certaines sphères, ou sphères d’action (ce sont les rôles des
personnages), et celles-ci sont au nombre de sept. Il y a la sphère d’action de
l’agresseur (1), la sphère d’action du donateur (2), de l’auxiliaire (3), de la
princesse (3) et de son père (4), du mandateur (5), du héros (6) et finalement la
sphère d’action du faux héros (7). D’après ce regroupement Propp distingue, trois
catégories de sphères d’action :
o Il se peut que la sphère d’action corresponde précisément à un seul
personnage (catégorie 1) lorsque, par exemple, le jeune homme est le
mandateur.
o Ou qu’un seul personnage occupe plusieurs sphères d’actions (catégorie 2)
lorsque le jeune homme est à la fois l’auxiliaire et le faux héros.
o Ou encore, et ce sera le cas inverse, qu’une seule sphère d’action se divise
en plusieurs personnages (catégorie 3) lorsque la sphère d’action

80 PROPP, Vladimir, Morphologie du conte, p. 32.

53
L’analyse du récit

agresseur est à la fois distribuée par le vieillard, le frère et le prisonnier,


par exemple.
Grâce à cette structuration du conte merveilleux russe en éléments essentiels (les
fonctions, les rôles des personnages et leurs sphères d’action), Vladimir Propp va
pouvoir définir le conte merveilleux du point de vue morphologique comme
« tout développement partant d’un méfait (A) ou d’un manque (a), et passant par
les fonctions intermédiaires pour aboutir au mariage (W) ou, à d’autres fonctions
utilisées comme dénouement »81. C’est ainsi que Propp élabore deux modèles
structurels : d’une part, celui qui consiste à l’analyse de la succession temporelle
des actions, d’autre part celui qui décrit les rôles principaux des personnages.
Mais Propp va plus loin : il soumet les divers contes à une décomposition en
séquences d’actions, par un fractionnement en une série d’actions suivies. Selon
le développement que chaque récit comporte, le conte peut comprendre plusieurs
séquences, c’est-à-dire un certain procédé d’enchaînement des fonctions. Une
séquence peut en suivre immédiatement une autre, ou bien s’entrelacer, ou
encore s’intercaler. Pour Propp, le conte en lui-même est une séquence unique,
qui peut ou non se composer de plusieurs micro-séquences qui se lient entre elles
à travers des procédés particuliers, des parallélismes ou des répétitions. Ainsi, les
séquences peuvent s’enchaîner suivant six hypothèses distinctes, qui se
schématisent de la façon suivante :
o Première hypothèse (1) : une séquence (A-w) succède immédiatement à
une autre (A-W).

o Seconde hypothèse (2) : une nouvelle séquence (a-K) commence avant


que la précédente (A-W) ne soit terminée. L’action est interrompue par
une séquence épisodique (a-K). Après la fin de cet épisode, la première
partie de la séquence (A-G) reprend et s’achève (K-W).

o Troisième hypothèse (3) : l’épisode (a-K) est interrompu à son tour et l’on
obtient alors des schémas relativement complexes.
81 Op. Cit. , p. 112.

54
L’analyse du récit

o Quatrième hypothèse (4) : le conte (A) commence par deux séquences


simultanées (ex. deux méfaits, I et II). Si le héros est tué et qu’on lui
enlève son objet magique, c’est d’abord le meurtre qui est réparé (I-K),
puis le vol (II....K1).

o Cinquième hypothèse (5) : deux séquences peuvent avoir une fin


commune.

o Sixième hypothèse (6) : un conte à deux quêteurs (ex. au milieu d’une


première séquence, les deux héros se séparent, et chaque séquence
correspondante se suit l’une l’autre, aboutissant à une fin identique).

Cette configuration du conte en alternatives séquentielles permet à Propp de


comprendre sous quelles conditions plusieurs séquences composent un conte et à
quel moment il n’y a qu’une séquence pour un conte unique. Cette constatation
sera très importante puisqu’elle permettra de vérifier comment un même récit
peut se décomposer en plusieurs parties, et comment ces parties rentrent en
relation les unes avec les autres.

Pour plusieurs analystes et théoriciens, l’étude de Propp demandait à être


approfondie, surtout sur d’autres sortes de textes, comme les récits d’écrivains (le
roman ou la nouvelle), les récits de genres, les récits qui se terminent mal, les
récits à fin multiples, les récits incomplets et non conclusifs, les récits en boucle,
etc. Mais, cet enchaînement structuré que représentent les trente et une fonctions

55
L’analyse du récit

de Propp, a été difficile à exploiter pour d’autres genres puisque le niveau


d’abstraction et de généralisation y était encore insuffisant et élémentaire. Nous
constatons, néanmoins, que son analyse morphologique continue, encore
aujourd’hui, à influencer la production de récits divers, qu’il s’agisse de bande
dessinées, de romans littéraires ou encore de jeux vidéo, où le joueur prend le
rôle du héros. À titre d’exemple, on peut voir sur Internet un projet informatique
intitulé The Fairy Tale Generator de Celeste Lim, Laura Tan et Nicole Wee, qui
utilise les 31 fonctions des personnages selon l’analyse de Propp pour générer des
contes de manière aléatoire82.

2.1.2 Les possibles narratifs de Claude Bremond

Claude Bremond reprend le travail de Vladimir Propp en le généralisant à toutes


sortes de textes narratifs, tout en insistant sur l’importance des personnages et de
leurs rôles narratifs au sein de l’histoire. Il adopte l’idée de Propp selon laquelle la
fonction est l’élément fondateur du récit et trace les modifications qui s’imposent
en quatre points fondamentaux :
o Comme premier point, Bremond définit que l’unité de base, c’est-à-dire
l’atome narratif, persiste comme fonction. Cette idée se devine dans la
continuité des travaux de Propp pour qui, ce sont les actions et les
événements groupés en séquences qui engendrent un récit. Rappelons
que, selon Propp, la fonction est l’action d’un personnage, déterminée du
point de vue de sa signification dans le développement de l’intrigue.
o Pour la seconde modification, Bremond propose qu’une séquence
élémentaire soit composée d’au moins trois fonctions, qui correspondent
aux trois phases obligatoires de tout processus narratif :

« a) une fonction qui ouvre la possibilité du processus


sous forme de conduite à venir ou d’événement à prévoir ;
b) une fonction qui réalise cette virtualité sous forme de
conduite ou d’événement en acte ; c) une fonction qui clôt
le processus sous forme de résultat atteint »83.

Bremond propose ainsi un modèle ternaire, composé d’un avant, d’un pendant et
d’un après où la fonction n’est plus un élément isolé, comme chez Propp, mais un
élément lié à trois processus qui forment une séquence élémentaire.

82 Voir sur Internet : http://www.brown.edu/Courses/FR0133/Fairytale_Generator/gen.html (consulté le 12


février 2008).
83 BREMOND, Claude, « La logique des possibles narratifs », Communications 8, p. 66.

56
L’analyse du récit

o La troisième évolution définit qu’à chaque stade du récit, des alternatives


peuvent exister grâce à la production de plusieurs embranchements ou
bifurcations. Contrairement aux propositions de Propp, Bremond
considère qu’aucune fonction n’a besoin de celle qui la suit dans la
séquence précédente. Le narrateur a la liberté de faire passer l’action à
l’acte ou de la maintenir à l’état de virtualité. Dans ce déroulement du
processus narratif, Bremond distingue trois phases constitutives de toute
action : l’éventualité ou la virtualité (phase 1), le passage à l’acte ou
l’actualisation (phase 2) et le résultat ou le but (phase 3), où le processus
narratif provoque ou ne provoque pas un changement d’état, ou initie ou
n’initie pas une action (figure 2). Dans ce processus narratif, la virtualité
serait, par exemple, un but à atteindre (ex. découvrir un trésor) ;
l’actualisation, une conduite pour atteindre le but (ex. mener la caravelle
jusqu’à l’île au trésor) ; l’absence d’actualisation, une inertie ou un
empêchement d’agir (ex. soulèvement des marins contre le
commandant) ; le but atteint, serait le succès de la conduite (ex.
découverte de l’île et du trésor) et le but manqué, son échec (ex. des
pirates ont attaqué le navire avant la découverte). Ainsi, Bremond propose
un réseau des possibles narratifs selon le modèle suivant :

Figure 2. Réseau des possibles narratifs selon Claude Bremond.

o Finalement, la quatrième modification avertit que s’il n’y a pas succession


(dans la séquence élémentaire) il n’y a pas de récit.
Ainsi, les séquences élémentaires se combinent entre elles pour engendrer des
séquences complexes. Bremond remarque trois cas typiques :

57
L’analyse du récit

o Le premier cas typique est l’enchaînement bout à bout, où chaque


séquence se relit à une autre successivement (c’est la première hypothèse
de Propp) ;
o Le second cas, l’enclave, où un processus (ex. un méfait commis), pour
atteindre son but, doit en inclure un autre (ex. un dommage à infliger),
qui lui sert de moyen, celui-ci pouvant à son tour en inclure un autre et
ainsi successivement (deuxième et troisième hypothèses de Propp).
o Puis, le troisième cas typique, l’accolement, où un même événement, qui
remplit une fonction a dans la perspective d’un agent A, remplit une
fonction b si l’on passe dans la perspective B.

Pour Bremond comme pour Propp, c’est le substrat de l’action, c’est-à-dire


l’intrigue, qui est le matériel fondamental d’analyse. La structure d’un texte est
réduite à son signifié narratif, puisqu’il s’agit d’établir une théorie universelle de
l’action humaine qui décrit un récit comme des interrelations de rôles au cours de
l’action. Dans l’étude du cycle narratif, Bremond affirme que « tout récit consiste
en un discours intégrant une succession d’événements d’intérêt humain dans
l’unité d’une même action »84. Il est important de comprendre comment les
fonctions au sein du récit, c’est-à-dire un processus d’action, peuvent définir le
développement de l’intrigue. Ainsi, il dégage plusieurs processus narratifs qui
intègrent la séquence élémentaire, devenant des séquences complexes grâce à des
principes de succession. Bremond distingue le processus d’amélioration (1),
l’accomplissement de la tâche (2), l’intervention de l’allié (3), l’élimination de
l’adversaire (4), la négociation (5), l’agression (6), les rétributions (récompense et
vengeance) (6), le processus de dégradation (7), la faute (8), l’obligation (9), le
sacrifice (10), l’agression subie (11) et le châtiment (12). Plusieurs méthodes de
juxtaposition des séquences correspondent à :

« l’enchaînement des fonctions dans la séquence


élémentaire, puis des séquences élémentaires dans la
séquence complexe [qui] est à la fois libre (car le
narrateur doit à chaque instant choisir la suite de son
récit) et contrôlé (car le narrateur n’a le choix, après
chaque option, qu’entre les deux termes, discontinus et
contradictoires, d’une alternative) »85.

Lorsque deux séries d’événements réalisent deux fonctions différentes pour un


même personnage, il s’agit du procédé égalitaire de juxtaposition (= à). Si les

84 Op. Cit., p. 68.


85 Op. Cit., p. 82.

58
L’analyse du récit

deux séries d’événements, accomplissant des fonctions différentes, sont données


simultanément à un personnage, il s’agit du procédé additionnel de juxtaposition
(= +). Et finalement, lorsqu’un événement unique a une fonction pour un
personnage et une fonction différente pour un autre personnage, le procédé est
d’opposition (= versus).
L’intérêt de Bremond porte sur les questions d’intégration et de succession, les
éléments essentiels à tout récit narratif. Il défend que :

« Où il n’y a pas succession, il n’y a pas récit mais, par


exemple, description (si les objets du discours sont
associés par une contiguïté spatiale), déduction (s’ils
s’impliquent l’un l’autre), effusion lyrique (s’ils s’évoquent
par métaphore ou métonymie), etc. Où il n’y a pas
intégration dans l’unité d’une action, il n’y a pas non plus
récit, mais seulement chronologie, énonciation d’une
succession de faits incoordonnés »86.

Mais ces éléments essentiels (succession et intégration) doivent s’impliquer en


relation à un projet humain, puisque c’est par rapport à cela que les événements
prennent sens et s’organisent en une série temporelle structurée : s’« il n’y a pas
implication d’intérêt humain (…), il ne peut y avoir de récit »87. Partant du fait
que la nature chronologique de toute histoire racontée implique une succession
où, et selon Jean-Michel Adam, l’événement advient (= avant), dans un premier
temps puis se développe (= pendant), et enfin s’achève (= après), selon un
rapport d’un conséquent à l’antécédent, Bremond réalise une logique des
possibles qui se fonde sur l’enchevêtrement des actions, ses virtualités et ses
actualisations. Ce fait permettra de repérer les bifurcations et les noyaux détaillés
ou sous-entendus à chaque moment de l’intrigue, où un choix s’effectue parmi
des possibles narratifs d’un devenir actualisé.

2.1.3 L’analyse actantielle de Algirdas Julien Greimas

L’étude de Algirdas Julien Greimas sur la sémiotique narrative est déjà issue de
ses études antérieures sur la théorie sémantique, dont les fondements se trouvent
dans la Sémantique structurale (Greimas, 1966)88. Le livre de Greimas cherche à
poser les bases scientifiques de la sémantique des mots, en particulier, et des
processus de signification dans la société et dans la culture, en général. Ainsi

86 Op. Cit., p. 68.


87 Ibidem.
88 GREIMAS, A. J., Sémantique structurale : recherche et méthode, 1966.

On verra également l’article de Dirk de Geest qui résume la sémiotique narrative de Greimas. Article en ligne,
sur: http://www.imageandnarrative.be/uncanny/dirkdegeest.htm, (consulté le 28 février 2008).

59
L’analyse du récit

Greimas s’intéresse surtout à la cohérence entre les phrases et à leurs relations à


l’intérieur d’un texte complet.
Selon Greimas et dans une perspective fortement immanente, le texte littéraire
est avant tout un objet linguistique constitué de trois sous-classes particulières :
o La première sous-classe définit qu’un texte littéraire est un objet clos,
limité dans le temps et/ou dans l’espace. Il est enfermé entre la majuscule
qui ouvre sa première ligne et le point final de sa dernière page. Sa clôture
ne lui permet aucune relation avec l’extérieur, c’est donc un système
structuralement fini.
o La deuxième sous-classe spécifie qu’un texte littéraire n’a pas de référent.
En fait, ces relations avec l’extérieur sont tout autre chose que celles qui se
manifestent entre signe et référent.
o Finalement, la troisième sous-classe établit qu’un texte littéraire est
doublement soumis aux structures linguistiques : il est la manifestation
d’une langue naturelle et la constitution d’un langage propre.
Après une analyse du texte comme objet linguistique, Greimas va centrer son
étude sur les différents rôles des acteurs du récit et sur le déroulement des
multiples séquences qui le constituent. À la suite des analyses de Vladimir Propp
sur la morphologie du conte russe et de celles de Claude Lévi-Strauss sur les
structures du mythe, Greimas essaie, dans son analyse, de décrire la structure
profonde globale des textes narratifs. Greimas crée l’un des modèles les plus
connus et des plus cités jusqu’à présent : il s’agit du schéma actantiel qui définit
que si toutes les histoires possèdent une structure commune, c’est sans doute
parce que tous les personnages peuvent être regroupés dans des catégories
communes (une hypothèse similaire à celle de Propp pour les actions). Ainsi, le
trop grand nombre de personnages types proposés par Propp va se voir réduit à
trois paires d’actants fonctionnels-syntactiques applicables à tout genre de récit.
Pour Greimas, l’actant peut être représenté soit par un ou plusieurs personnages,
soit par un même personnage jouant plusieurs rôles successifs, soit encore, par
un élément matériel ou une valeur morale. La synthèse de l’approche de Greimas
donne lieu au célèbre schéma actantiel qui se présente de la façon suivante :

60
L’analyse du récit

Figure 3. Schéma actantiel de Algirdas Julien Greimas.

Dans ce schéma actantiel89, Greimas définit trois axes principaux qui


correspondent à l’axe du désir (le vecteur essentiel), à l’axe de la communication
et à l’axe du pouvoir.
o L’axe du désir met en relation l’objet et le sujet, il existe lorsque le
parcours narratif du sujet se met en quête d’un objet de valeur, soit
concret soit abstrait, parce qu’il en éprouve le manque. Dans ce cas, le
trajet de la quête est égal au trajet narratif. Mais, l’axe du désir n’est pas
toujours évident, il se peut que le sujet du récit ait des anti-sujets :
lorsque, par exemple, plusieurs sujets poursuivent le même objet, ou bien
dans le cas où deux sujets se prennent mutuellement pour des objets, ou
encore, lorsqu’un sujet prend comme objet un autre sujet qui poursuit un
autre objet.
o L’axe de la communication met en relation le destinateur et le
destinataire. Il existe lorsque le destinateur communique un objet au
destinataire. Cet objet peut très bien être une quête amoureuse (ex. la
femme d’un autre homme), ou la découverte d’un trésor (ex. un caisson
d’argent sur une île perdue), mais il peut également se présenter comme
une entité non matérielle (ex. un espoir, une envie ou un rêve).
o L’axe du pouvoir et de la lutte met en relation l’adjuvant et l’opposant.
L’objectif principal de l’adjuvant est d’aider le sujet à atteindre son objet
alors que l’objectif principal de l’opposant est d’empêcher le sujet
d’atteindre son objet. Il se peut, quelques fois, qu’un anti-sujet soit un
opposant ou qu’un adjuvant aide le sujet à atteindre un non-objet.

89 GREIMAS, A. J., Sémantique structurale : recherche et méthode, p. 180.

61
L’analyse du récit

Les actants de Greimas peuvent, en se détachant du personnage type d’autres


structuralistes, prendre la forme d’instances collectives qui fonctionnent en
groupe (ex. les écoliers, l’équipe de criquet), ou la forme d’animaux (ex. le renard,
les oiseaux), ou encore de choses (ex. une baguette magique) ou même de notions
abstraites (ex. la haine, l’amour).
Étant donné que les actants ne sont pas des entités statiques, c’est-à-dire que les
divers moments narratifs peuvent subir des phases d’amélioration ou de
dégradation, Greimas conçoit le récit standard comme une séquence de quatre
phases qui s’enchaînent chronologiquement et qui se présupposent l’une l’autre.
o Il découvre la phase du contrat ou de la manipulation (1) ;
o La phase principale ou de transformation (2) ;
o La phase de compétence (3) ;
o Et la phase de sanction ou d’évaluation (4).

La conception classique du personnage comme « être de papier » ne s’accorde


plus au schéma actantiel de Greimas, puisque son approche est éminemment
fonctionnelle. Les actants sont plutôt des « rôles sémantiques » ou des fonctions
« libres » qui peuvent se remplir de manière très variée dans chaque contexte
discursif.
o Dans la séquence initiale (l’« avant » de J.-M. Adam), là où apparaît le
manque ou le méfait, le destinateur doit inviter le sujet à se mettre en
quête de l’objet pour rétablir le déséquilibre initial.
o Dans la séquence centrale (le « pendant »), il existe trois épreuves :
• L’épreuve qualifiante, celle qui permet au sujet de prouver sa
compétence et de s’affirmer par rapport aux anti-sujets ;
• L’épreuve principale qui fait évoluer le sujet d’un stade virtuel à
un stade de sujet réalisé. En affirmant sa compétence, le sujet doit
réaliser sa performance en trouvant l’objet de la quête et en
éliminant les anti-sujets ;
• Puis, l’épreuve glorifiante qui fait que le sujet rapporte l’objet au
destinataire, assurant sa récompense parmi les autres.
o La séquence finale (l’« après ») répond à la séquence initiale, elle justifie
ainsi la clôture du récit en assurant le retour à l’équilibre.

Pour Greimas, le niveau discursif est un niveau intermédiaire. C’est celui où se


logeraient les actants et le programme narratif. Ce niveau intermédiaire se situe
entre deux autres niveaux : le niveau de surface et le niveau profond. Ces deux

62
L’analyse du récit

nouveaux niveaux viennent justifier une base structurelle élémentaire de la


signification : ils forment le carré sémiotique, connu également sous le nom de
rectangle de Greimas. Dans ce carré, un module d’oppositions classique spécifie
les termes et leurs équivalents contradictoires en permettant de les inscrire dans
une structure à quatre termes. En fait, ce schéma va consister à classifier les
concepts qui se rapportent à une paire de concepts opposés, par exemple les
paires vie et mort, les paires féminin et masculin, ou gentil et méchant, qui
indiquent l’existence de deux autres concepts respectifs, soit la non-mort et la
non-vie, le non-féminin et le non-masculin, le non-gentil et le non-méchant.

À titre d’exemple, le schéma ci-dessous propose la configuration des paires vie et


mort ainsi que leurs concepts opposés.
La représentation peut se lire de deux façons :
o Soit elle s’interprète de façon statique, c’est-à-dire en articulant les
oppositions élémentaires qui structurent un texte (ex. vie -> mort, gentil -
> méchant) ;
o Soit on la décode d’une façon dynamique, ce qui va la rendre plus riche en
signification et permettre de s’interroger sur la manière dont la
signification se déplace via les axes verticaux et diagonaux du schéma (ex.
vie -> non-vie, mort -> non-mort, mort -> non-vie, etc.).

Figure 4. Carré Sémiotique de Algirdas Julien Greimas.

Pour Greimas, ce sont ces opérations-là qui engendrent une dynamique narrative
particulière du texte, et par conséquent du récit. Par exemple, Italo Calvino va
utiliser la configuration du Carré de Greimas afin de déterminer l’épopée de la

63
L’analyse du récit

lecture du roman Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979). Dans le chapitre
premier, il détermine que :
o Le lecteur qui est là (L) lit le livre qui est là (l) ;
o Le livre qui est là conte l’histoire du lecteur qui est dans le livre (L’) ;
o Le lecteur qui est dans le livre n’arrive pas à lire le livre qui est dans le
livre (l’) ;
o Le livre qui est dans le livre ne conte pas l’histoire du lecteur qui est là90.

Nous constatons donc que la théorie de Greimas est belle et bien une théorie
structuraliste, puisque l’analyse des signes littéraires proposée présuppose
invariablement l’existence de plusieurs niveaux d’analyse hiérarchiquement
interdépendants (le schéma actantiel et le carré sémiotique). L’analyse
sémiotique de Greimas permet en effet l’encodage concret d’un texte littéraire
dans lequel les schémas proposés se transforment en structures discursives, avec
des actants abstraits qui deviennent des acteurs individuels, où des niveaux de la
production de sens sont analysables aussi bien sur un trajet direct que dans un
trajet inverse.

2.1.4 L’analyse structurale de Roland Barthes

Dans la lignée des travaux engagés par Claude Bremond, Roland Barthes, dans
son introduction à l’Analyse structurale des récits, développe et approfondi les
postulats proposés par Vladimir Propp trente ans plus tôt. Pour Barthes, l’analyse
des récits doit s'ancrer sur la construction d’un système implicite d’unités et de
règles. Comme le signalaient déjà Propp, les Formalistes Russes et même Claude
Lévi-Strauss, le récit est un texte narratif qui possède une structure accessible à
l’analyse commune à d’autres récits.
D’une part, Roland Barthes partage les vues de Claude Bremond en ce qui
concerne la syntaxe narrative fondée sur des alternatives choisies par le
narrateur, et d’autre part, il redéfinit plus profondément les fonctions et leurs
valeurs respectives. Pour celui-ci, l’analyse doit être déductive, contrairement à ce
qu’admettaient d’autres critiques qui demandaient l’application d’une analyse
plutôt inductive (une analyse qui réclamait l’étude de tous les récits d’un genre,
d’une époque, ou d’une société, pour pouvoir passer à l’esquisse d’un modèle
général). La procédure déductive met en place un modèle hypothétique de
description (une théorie pour les américains), descendant petit à petit vers les
espèces qui à la fois y participent et s’en écartent.

90 Voir : CALVINO, Italo, Si par une nuit d’hiver un voyageur, préface de Paul Fournel, p. V.

64
L’analyse du récit

Pour Barthes, le récit est une hiérarchie d’instance, parce qu’il existe sous
plusieurs niveaux. Toute unité qui appartient à un niveau, n’a de sens que si elle
s’intègre dans un niveau supérieur, ainsi : « un phonème, quoique parfaitement
descriptible, en soi ne veut rien dire ; il ne participe au sens qu’intégré dans un
mot ; et le mot lui-même doit s’intégrer dans la phrase »91. Barthes reprend le
concept de niveau de description, introduit par l’École de Prague (1964) et
analysé plus rigoureusement par Émile Benveniste (1902-1976), qui autorise un
rapport hiérarchique entre les différents composants d’un récit, pour distinguer
dans l’œuvre narrative trois niveaux de descriptions92.
o Le niveau des fonctions, au sens même de Propp et Bremond ;
o Le niveau des actions, au sens de Greimas lorsqu’il parle des personnages
comme actants ;
o Et le niveau de la narration, au sens du niveau du discours chez Todorov
et du récit chez Genette (que nous verrons plus loin dans ce chapitre).

2.1.4.1 Le niveau des fonctions

La fonction est avant tout la plus petite unité narrative appréhendée par le récit.
En accord avec les Formalistes Russes qui considéraient l’unité narrative comme
tout segment de l’histoire qui se présente comme terme d’une corrélation,
Barthes propose que « l’âme de toute fonction, c’est, si l’on peut dire, son germe,
ce qui lui permet d’ensemencer le récit d’un élément qui mûrira plus tard, sur le
même niveau, ou ailleurs, sur un autre niveau »93. Par exemple, dans un roman
policier, où un enfant abandonné au début de l’histoire apparaîtrait plus tard
dans le récit pour s’avouer le témoin d’un meurtre enquêté. Pour déterminer les
premières unités narratives, Barthes analyse le caractère fonctionnel des
segments du récit, en évitant de les faire coïncider avec d’autres formes du
discours narratif, telles que les actions des personnages, les scènes, les
paragraphes, les dialogues ou les monologues intérieurs, et encore moins avec des
classes psychologiques de conduites, de sentiments, d’intentions et de
motivations des personnages. Ces premières unités fonctionnelles sont intégrées
dans deux grandes classes de fonctions, les unes distributionnelles (au sens de
Propp, et repris plus tard par Bremond), les autres intégratives.

91 BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications 8, p. 11.


92 La théorie des niveaux annoncée par Émile Benveniste propose deux types de relations : les unes
distributionnelles, lorsque les relations sont situées sur un même niveau, ce qui n’est pas suffisant pour rendre
compte du sens, selon Roland Barthes. Et les autres intégratives, lorsque les relations sont saisies d’un niveau à
l’autre.
93 Op. Cit., p. 13.

65
L’analyse du récit

o La classe distributionnelle sert le récit de segments narratifs


complémentaires : elle distribue les unités le long du récit en corrélation
avec ce qui la précède. Par exemple, décrocher le téléphone aura comme
corrélat le moment où on le raccrochera, ou rentrer dans une voiture le
moment où l’on en sortira. La fonction distributionnelle comprend des
rapports métonymiques qui correspondent à une fonctionnalité du faire.
o La seconde classe d’unités est de nature intégrative et comprend les
indices et les informants. Cette fonction renvoie, « non à un acte
complémentaire et conséquent, mais à un concept plus ou moins diffus,
nécessaire cependant au sens de l’histoire : indices caractériels concernant
les personnages, informations relatives à leur identité, notations
d’atmosphères, etc. »94. La relation n’est plus distributionnelle, mais cette
fois-ci, intégrative. Les indices sont des unités sémantiques qui renvoient
à un signifié et non à une opération de distribution, elles impliquent des
rapports métaphoriques qui correspondent à une fonctionnalité de l’être.

Les fonctions (ou fonctions distributionnelles) peuvent se diviser en deux sous-


classes d’unités narratives.
D’un côté, il y a les charnières du récit, qui ouvrent ou ferment une alternative
importante de l’histoire, ce sont les fonctions cardinales, appelées également
noyaux, cruciales pour le déroulement de l’histoire et le devenir des personnages.
Pour qu’une fonction soit cardinale, il faut qu’elle inaugure ou conclue une
incertitude. Il faut qu’elle ouvre, retienne ou ferme une alternative conséquente
pour la suite de l’histoire : « si, dans un fragment de récit, le téléphone sonne, il
est également possible qu’on y réponde ou n’y réponde pas, ce qui ne manquera
pas d’entraîner l’histoire dans deux voix différentes »95. La fonction cardinale est
à la fois consécutive et conséquente, elle met en place des points d’alternatives,
des points de bifurcation, où le récit se maintient en suspension.
De l’autre, il y a les distributeurs (de l’anglais dispatchers) ou catalyses : celles-ci
occupent ou remplissent les espaces narratifs existants et séparent les diverses
fonctions cardinales. Les catalyses sont également des fonctions parce qu’elles
entrent en corrélation avec les fonctions cardinales. Elles assument surtout une
fonction chronologique décrivant ce qui se sépare entre deux moments d’une
histoire quelconque. Ce sont essentiellement des unités consécutives du récit :
« la catalyse réveille sans cesse la tension sémantique du discours, dit sans cesse :

94 Op. Cit., pp. 13-14.


95 Op. Cit., p. 15.

66
L’analyse du récit

il y a eu, il va y avoir du sens »96. La catalyse a comme fonction le maintient du


contact entre le narrateur et le narrataire du récit (fonction phatique, selon le
schéma de la communication de R. Jakobson), puisqu’on ne peut pas supprimer
une catalyse sans lui altérer son discours.

La fonction intégrative, la seconde grande classe d’unité narrative, ne peut être


complétée qu’au niveau des personnages ou de la narration. De la même manière
que pour la fonction distributionnelle, la fonction intégrative se divise en deux
sous classes d’unités narratives.
D’un côté, il y a les indices qui renvoient « à un caractère, à un sentiment, à une
atmosphère (par exemple de suspicion), à une philosophie »97 ;
De l’autre, des informants « qui servent à identifier, à situer dans le temps et
l’espace »98. Les indices ont une fonctionnalité au niveau de l’histoire, les
informants au niveau du discours.
La fonction intégrative et les catalyses sont des expansions par rapport à la
fonction cardinale. Elles servent essentiellement à la « remplir ». Les noyaux
forment, par contre, un ensemble fini de termes peu nombreux, qui se régit selon
une logique, à la fois nécessaire et suffisante. Les autres unités narratives
viennent le remplir selon un mode de prolifération en principe infini.
Pour mieux comprendre les relations et les interdépendances des unités
fonctionnelles de Barthes, nous proposons le schéma organisationnel suivant :

Figure 5. Le niveau des fonctions du récit d’après Roland Barthes.

96 Op. Cit., p. 16.


97 Ibidem.
98 Ibidem.

67
L’analyse du récit

Cette distribution fonctionnelle et la condition d’interdépendance des fonctions


vont susciter certains questionnements : peut-on distinguer une règle de la
syntaxe fonctionnelle ? Comment les unités narratives s’enchaînent-elles les unes
après les autres ? Quelles en sont les combinaisons possibles ? Selon Barthes et
en premier lieu, les informants et les indices peuvent se combiner librement
entre eux. Par contre, les catalyses et les noyaux ne peuvent s’impliquer qu’en
une unique direction puisque la catalyse dépend toujours d’un noyau et le
contraire n’est pas obligatoire. Puis, les noyaux s’unissent par une relation de
solidarité, c’est-à-dire qu’une fonction cardinale oblige une autre fonction
cardinale. Cette relation entre deux ou plusieurs fonctions cardinales constitue
sans doute l’armature du récit. Les indices, les informants et les catalyses, eux,
sont supprimables, les noyaux ne le sont jamais.

La syntaxe fonctionnelle du récit impose une organisation de relais (ou de


liaison), dont l’unité de base serait un petit groupement de fonctions, que Barthes
appellera séquence. Il définit la séquence comme une « suite logique de noyaux,
unis par une relation de solidarité : la séquence s’ouvre lorsque l’un de ses termes
n’a point d’antécédent solidaire et elle se ferme lorsqu’un autre de ses termes n’a
plus de conséquent »99. Pour Barthes, la séquence est toujours nommable, par
exemple on pourrait intituler la séquence suivante : commander une
consommation, la recevoir, la consommer, la payer, comme la séquence
consommation100. Chaque séquence peut comporter des « micro séquences »,
prêtes à fonctionner dans le simple terme d’une autre séquence plus large. La
micro séquence, nommée à titre d’exemple salutation, constituée des noyaux
tendre la main, la serrer, la relâcher, peut faire partie d’une séquence plus large
dénommée « rencontre » composée des noyaux approches, arrêt, interpellation,
salutation, installation. La séquence comporte toujours des moments de risques
où, chaque nœud peut constituer un moment d’alternative du récit. Dans la
séquence fumer, composée des noyaux offrir, accepter, allumer, fumer chaque
noyau est en péril et constitue une alternative ou une liberté de sens possible :
offrir ou ne pas offrir la cigarette, accepter ou ne pas accepter le feu, allumer ou
ne pas allumer la cigarette, la fumer ou ne pas la fumer. Ces possibles narratifs du
récit nous rappellent les possibles narratifs présents dans le double film d’Alain
Resnais, Smoking, No smoking (1993). Selon Barthes, les séquences se déplacent
en contrepoint, c’est-à-dire que « plusieurs séquences peuvent très bien
s’imbriquer les unes dans les autres : une séquence n’est pas finie, que, déjà,

99Op. Cit., p. 19.


100Propp et Bremond ont déjà été amenés à nommer les séquences : fraude, trahison, lutte, contrat, séduction,
etc.

68
L’analyse du récit

s’intercalant, le terme initial d’une nouvelle séquence peut surgir »101. Vladimir
Propp déduisait déjà des hypothèses similaires dans sa théorie des liaisons (sa
deuxième hypothèse, voir section 2.1.1).

2.1.4.2 Le niveau des actions

Pour Barthes, le problème soulevé par ces prédécesseurs sur la classification des
personnages du récit n’était pas encore bien déterminé. Tout en considérant qu’il
ne peut exister un seul récit au monde sans personnages, il résume les différentes
approches, qui définissent le personnage par sa participation à une sphère
d’action, de la façon suivante : pour Aristote, la notion de personnage est
secondaire et entièrement soumise à la notion d’action (« fables sans caractères,
mais pas de caractères sans fable »), puisque la tragédie classique ne connaissait
que des « acteurs » et non des « personnages ». Propp réduit les personnages à
une typologie simple, fondée, non sur la psychologie, mais sur l’unité des actions
que le récit leur accorde (le Donateur d’objet magique, le Méchant, etc.), le
considérant non comme un « être », mais comme un « participant ». Pour
Bremond, chaque personnage peut être l’agent de séquences d’actions qui lui sont
propres (la séquence Fraude, la séquence Séduction). Les séquences comportent
presque souvent deux personnages et par conséquent deux perspectives : ce qui
est fraude pour l’un est duperie pour l’autre, en somme, chaque personnage,
même secondaire est le héros de sa propre séquence. Avec Todorov, la
classification des personnages dépend d’une logique de l’action, d’après son
analyse du roman Les Liaisons Dangereuses, les rapports entre les personnages
sont des prédicats de bases, tels les prédicats amour, communication et aide, qui
s’établissent selon des règles de dérivation et d’action. Enfin, Greimas classifie les
personnages selon ce qu’ils font, en tant qu’actants, et non selon ce qu’ils sont ou
peuvent être. Les personnages de Greimas se soutiennent sur trois grands axes
sémantiques, l’axe du désir, l’axe de la communication et l’axe du pouvoir, qui
sont soumis à une structure paradigmatique qui se projette tout le long du récit
selon un ordre binaire (Sujet-Objet, Donateur-Destinataire, Adjuvant-Opposant).

Pour Barthes, toutes ces analyses ont le mérite de classifier les personnages du
récit selon un modèle structural valable, même si, d’un côté, l’analyse ne porte
que sur un récit (Todorov), de l’autre, le système des personnages est trop
morcelé (Bremond) ou rend mal compte de la multiplicité des participations
(Greimas).

101 Op. Cit, p. 21.

69
L’analyse du récit

Vraisemblablement, la véritable difficulté posée par la classification des


personnages est la place du sujet dans toute la matrice actantielle, et par
conséquent son existence.

2.1.4.3 Le niveau de la narration

Pour Roland Barthes, il ne peut y avoir de récit sans narrateur et il ne peut y avoir
de récit sans un destinataire. Barthes critique les acceptions qui décrivent le
donateur, le narrateur et les personnages du récit comme des personnes réelles,
« vivantes ». De son point de vue, narrateur et personnages sont essentiellement
des « être de papier », puisque « l’auteur (matériel) d’un récit ne peut se
confondre en rien avec le narrateur de ce récit »102. L’auteur d’un récit, c’est celui
qui émet le récit. C’est celui qui prend périodiquement la plume pour écrire
l’histoire, qui n’est alors que l’expression d’un je qui lui est extérieur.
Apparemment impersonnel, le narrateur émet une histoire du point de vue
supérieur : il est à la fois intérieur à ses personnages, parce qu’il sait tout ce qui se
passe en eux, et extérieur, parce qu’il ne s’identifie jamais à l’un plus qu’à l’autre.
C’est le narrateur comme conscience totale. Lorsque tout se passe comme si
chaque personnage était tour à tour l’émetteur du récit, cela correspond au
narrateur-personnage, qui limite le récit à ce que sait ou voit le(s) personnage(s).

2.2 L’étude temporelle de Gérard Genette

Gérard Genette se démarque des analyses antérieures qui visaient l’étude des
organisations structurelles des diverses composantes du récit et envisage une
série de travaux sur la question temporelle et sur les différentes dispositions dans
lesquelles le temps est traité dans et par le récit. Jouant un rôle fondamental dans
l'avancée des études formelles de la littérature, il sera l'un des représentants les
plus importants de la nouvelle critique dans les années 1960, et poursuivra
ensuite l'entreprise théorique amorcée autour des études de Roland Barthes.
Dans l’ouvrage Figures III (1972), Genette réalise une étude essentiellement
ciblée sur des questions temporelles provenant des sous-catégories différenciées
dans les notions d’ordre, de durée et de fréquence d’après le roman À la
recherche du temps perdu (1908-1922) de Marcel Proust. Il y fera également une
étude exhaustive sur le mode du récit (qui voit ?) et la voix (qui parle ?), que nous
verrons dans les lignes qui suivent.

102 Op. Cit., p. 25.

70
L’analyse du récit

2.2.1 Ordre

Existe-t-il un temps du récit ? Selon Christian Metz, cité par Gérard Genette dans
Figures III : « Le récit est une séquence deux fois temporelle… : Il y a le temps de
la chose-racontée et le temps du récit (temps du signifié et temps du
signifiant) »103. Non seulement il existe un temps particulier au récit, mais
également un autre temps, celui de l’histoire racontée. C’est cette dualité qui fera
dire à Genette que toutes les distorsions temporelles possibles sont retrouvables
dans le récit et que l’une de ses fonctions primordiales est de convertir un temps
en un autre temps. Par exemple, un an de la vie du héros peut être résumé en
deux phrases d’un roman, ou en quelques plans d’un montage fréquentatif de
cinéma. L’analyse temporelle de Genette consiste avant tout à dénombrer les
segments du récit selon les variations temporelles de l’histoire, c’est-à-dire, à
étudier les rapports de succession des événements dans la diégèse - l’espace-
temps dans lequel se déroule une histoire proposée par un récit ou un film de
fiction, et leurs dispositions respectives dans l’alignement des segments narratifs.
Imaginons un récit devisé en six segments narratifs majeurs symbolisés par les
lettres A, B, C, D, E, et F. L’enchaînement de ces six segments narratifs peut
parfaitement ne pas respecter l’ordre chronologique de l’histoire (1, 2, 3, 4, 5, 6)
et composer une trame narrative non linéaire qui conduit à une suite atypique du
récit selon la formule A2, B4, C1, D3, E6 et F5. Ces distorsions anachroniques
seront le point d’intérêt principal de Genette qui centre son étude sur les
confrontations temporelles entre histoire et récit, lorsque la linéarité du récit ne
correspond plus à celle de l’histoire : « Toute anachronie constitue, par rapport
au récit dans lequel elle s’insère - sur lequel elle se greffe - un récit
temporellement second, subordonné au premier (…) »104.
Selon Genette, ces anachronies ont deux modes d’apparition :
o Soit ce sont des analepses, toute manœuvre narrative consistant à
raconter ou à évoquer d’avance un événement ultérieur ;
o Soit des prolepses, toute évocation après coup d’un événement postérieur
au point de l’histoire où l’on se trouve.

La distance temporelle qui sépare le moment de l’histoire où le récit s’interrompt


pour donner place à l’anachronie, Genette l’appelle la portée. La durée de
l’histoire, plus ou moins longue couverte par le récit anachronique, c’est
l’amplitude.

103 METZ, Christian, Essais sur la signification au cinéma, Klincksieck, Paris, 1968, p. 27.
104 GENETTE, G., Figures III, p. 90.

71
L’analyse du récit

Du point de vue de la portée, les analepses et les prolepses peuvent se diviser en


analepses externes ou internes, selon que leur point de portée se situe à
l’extérieur ou à l’intérieur du champ temporel du récit premier. Les analepses
externes ou hétérodiégétiques portent sur une ligne d’histoire dont le contenu
diégétique est différent de celui du récit premier. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’un
personnage nouvellement introduit et dont le narrateur veut éclairer les
antécédents ou bien d’un personnage perdu de vue depuis quelques temps et dont
il faut ressaisir le passé récent. Les analepses externes se prolongent souvent
jusqu’à rejoindre et dépasser le point de départ du récit premier. Les analepses
internes ou homodiégétiques portent sur la même ligne d’action que le récit
premier et se divisent en deux catégories, l’homodiégétique complétive (ou
« renvois ») qui comprend les segments rétrospectifs qui comblent après coup
une lacune antérieure du récit, et l’homodiégétique répétitive (ou « rappels »), où
le récit devient redondant, soit explicitement, soit par des allusions du récit à son
propre passé.
Du point de vue de l’amplitude, Genette distingue les analepses externes
partielles, qui sont des rétrospections qui s’achèvent en ellipses sans rejoindre le
récit premier, et les analepses externes complètes, dont le raccord va jusqu’à
rejoindre le récit premier, sans solution de continuité entre les deux segments de
l’histoire.

Les prolepses sont moins fréquentes dans les récits classiques et se prêtent mieux
au récit à la première personne, « du fait même de son caractère rétrospectif
déclaré, qui autorise le narrateur à des allusions à l’avenir, et particulièrement à
sa situation présente, qui font en quelque sorte partie de son rôle »105.

2.2.2 Durée

Sans vouloir tirer des conclusions trop rapides sur les traits constitutifs de la
temporalité narrative par l’étude des anachronies qui contribuent aux
transgressions de l’ordre chronologique de l’histoire racontée, Genette propose
une analyse relative à la question de la durée et à ses possibles distorsions
narratives. La durée est plus difficile à évaluer, selon Genette, puisqu’il est
arbitraire de comparer un événement réel avec le temps mis pour l’écrire ou le
lire (ou le regarder). Par exemple, pour le cinéma, le temps de la fiction n’a
souvent rien à voir avec le temps du réel. On passe d’une scène dans le désert à
une autre scène dans la chambre d’un motel grâce à des techniques de montage
par transition de plans, sans que pour cela le trajet entre les deux lieux, les plus
105 Op. Cit., p. 106.

72
L’analyse du récit

distants soit-ils, ne soient montrés en temps réel106. Par une méthode


comparative entre le temps de l’histoire racontée (le temps de la diégèse) et le
temps du récit, Genette distingue quatre grands mouvements narratifs : l’ellipse
et la pause descriptive, deux extrêmes narratifs, puis, la scène et le sommaire,
deux intermédiaires.
o Pour ce qui est de l’ellipse (extrême narratif de la pause), elle n’existe que
lorsque le récit ne se réfère pas à des événements qui ont réellement eu
lieu. C’est-à-dire, lorsque le temps du récit (TR) est nul et que le temps de
l’histoire (TH) est égal à une valeur n quelconque. C’est le passage entre la
porte du bureau qui se ferme et la porte de la maison qui s’ouvre où le
temps du récit est infiniment plus petit que le temps de l’histoire. Genette
considère, trois types d’ellipses :
• Les ellipses explicites sont celles qui procèdent soit par indication
du laps de temps auquel elles se réfèrent (ex. d’un intertitre :
« quelques années passèrent »), soit par élision pure et simple (ex.
« cent kilomètres plus loin »).
• Les ellipses implicites sont celles dont la présence même n’est pas
déclarée dans le texte, et que le lecteur peut seulement inférer à
partir de quelques lacunes chronologiques ou de solutions de
continuité narrative.
• Enfin, l’ellipse hypothétique, qui est impossible à localiser ou à
placer en quelque lieu que ce soit, d’où les textes qui commencent
par exemple par « Dans les Alpes,… » ou « Le voyage en
Hollande, … ».
o Pour ce qui est de la pause (extrême narratif de l’ellipse), elle est présente
dans le récit lorsque, à une durée déterminée du récit ne correspond
aucune durée diégétique (de l’histoire). C’est le cas dans les parties
descriptives ou dans les commentaires de l’histoire. Dans la pause, le
temps du récit (TR) est égal à n, valeur indéterminée, et le temps de
l’histoire (TH) est égal à zéro. C’est-à-dire qu’il y a pause lorsque le temps
du récit est infiniment plus grand que le temps de l’histoire.
o En ce qui concerne la scène (intermédiaire narratif), celle-ci établit une
certaine égalité entre le récit et l’histoire, c’est lorsque le temps du récit est
considéré égal au temps de l’histoire racontée. Lorsque, par exemple, les

Nous verrons plus loin, le projet L’ellipse de Pierre Huyghe qui, justement, met en image le « trou narratif »
106

qui sépare le passage d’une scène à une autre, dans L’ami Américain (1977) de Wim Wenders. L’ellipse est là
pour se substituer au temps du voyage entre les deux espaces.

73
L’analyse du récit

deux minutes précédant l’explosion de la bombe correspondent


réellement aux deux minutes vécues par les spectateurs dans la salle de
cinéma.
o Le sommaire (l’autre intermédiaire narratif) ou récit sommaire est, quant
à lui, une forme à mouvement variable qui couvre tout le champ compris
entre la scène et l’ellipse. Il est donc très variable, mais sa durée est
toujours moins longue dans le récit que dans l’histoire. C’est un résumé
plus ou moins précis et plus ou moins complet de l’événement, où le
temps du récit est toujours inférieur au temps de l’histoire.
Genette schématise les valeurs temporelles des quatre mouvements narratifs
selon la représentation suivante :

Figure 6. Les quatre mouvements narratifs de la durée selon Gérard


Genette.

À la suite de l’étude sur la durée du roman romanesque, Genette se concentre sur


la cadence de la temporalité narrative, plus particulièrement sur les altérations
rythmiques du système narratif traditionnel.

2.2.3 Fréquence

Gérard Genette sera un des premiers critiques et théoriciens à s’intéresser aux


relations itératives dégagées par le récit, en les considérant comme l’un des
aspects essentiels de la temporalité narrative. La condition itérative, la fréquence,
désigne l’égalité ou l’absence d’égalité entre le nombre de fois où un événement
s’est produit dans la fiction et le nombre de fois qu’il est raconté par la narration.
Pour Genette, tout événement diégétique est capable de se produire ou de se
reproduire ou même de se répéter. Par exemple, dans la phrase suivante : « le
personnage (X) se lève tous les matins à 7 heures » Genette souligne que la

74
L’analyse du récit

répétition n’est qu’« une construction de l’esprit, qui élimine de chaque


occurrence tout ce qui lui appartient en propre pour n’en conserver que ce qu’elle
partage avec toutes les autres de la même classe »107, du fait que tous les matins
ne sont pas réellement tous les mêmes, puisque les jours et les heures changent et
se renouvellent d’un jour à l’autre. Ainsi, tout énoncé narratif n’est plus
seulement produit, il peut être reproduit, répété une ou plusieurs fois dans le
même texte, sans que ce soit à chaque fois le même.
D’après Genette, cette capacité répétitive des événements narrés (histoire), et des
énoncés narratifs (récit), devrait permettre d’établir un système de relations se
divisant en quatre types virtuels, par un simple produit des deux possibilités
offertes de part et d’autre : « événement répété ou non, énoncé répété ou non »108.
De ce fait nous obtenons quatre types virtuels qui se présentent de la façon
suivante :

Le premier type serait, un récit qui raconte une fois ce qui s’est passé une fois,
c’est-à-dire un récit où la singularité de l’énoncé narratif répond à la singularité
de l’événement narré, soit 1R-1H = 1 Récit pour 1 Histoire. Par exemple,
« demain, elle ira voir sa mère, malade ».

Le second type pourrait être, un récit qui raconte n fois ce qui s’est passé n fois.
Du même type singulatif que le mode précédent, ce type anaphorique répond non
pas par le nombre des occurrences mais par l’égalité de ce nombre, soit nR-nH =
plusieurs Récits pour plusieurs Histoires.

Le troisième type se décrit comme un récit qui raconte n fois ce qui s’est passé
une fois, soit nR-1H = plusieurs Récits pour la même Histoire. Ce type répétitif
peut sembler purement hypothétique, selon Genette, mais rappelons, que pour
certains films ou textes modernes, par exemple, cette capacité de répétition du
récit devient évidente. On la retrouve, à titre d’exemple, dans les textes
algorithmiques des poètes de l’OULIPO, notamment dans les récits de Raymond
Queneau, ou dans les variantes stylistiques du narrateur dans les films l’Année
dernière à Marienbad (1960) d’Alain Resnais, ou encore dans Rashômon (1950)
d’Akira Kurosawa.

Le dernier type de relation se caractérise par un récit qui raconte en une seule
fois ce qui s’est passé n fois, comme ce serait le cas dans la situation suivante où

107 Op. Cit., p. 145.


108 Op. Cit. p. 146.

75
L’analyse du récit

le narrateur trouve une formulation sylleptique telle que « tous les matins » ou
« tous ensemble », ou encore « tous les jours de la semaine, elle alla voir sa mère
malade ». Ce type de récit, dit itératif, propose qu’une seule émission narrative
assume ensemble plusieurs occurrences du même événement, soit 1R-nH = 1
Récit pour plusieurs Histoires. Comme pour la description, le récit itératif se
retrouve au service du récit premier, qui est celui du récit singulatif.
Ces connexions et ces rapports entre les fréquences narratives aboutissent à un
système de relations qui peuvent se réduire selon le schéma suivant :

Figure 7. Les quatre grands types de fréquences narratives


selon Gérard Genette.

2.2.4 Mode

Gérard Genette reprend la définition d’Émile Littré pour caractériser le sens


grammatical du mode narratif selon laquelle le mode est un « nom donné aux
différentes formes du verbe employées pour affirmer plus ou moins la chose dont
il s’agit, et pour exprimer… les différents points de vue auxquels on considère
l’existence ou l’action »109. C’est-à-dire, et en posant la question sous une autre
perspective, par quel moyen ou comment « rapporter » des faits réels ou fictifs
dans un récit quelconque tout en considérant les deux options suivantes :
raconter plus ou moins ce que l’on raconte, et le raconter selon tel ou tel point de
vue. Pour Genette, le récit « peut fournir au lecteur plus ou moins de détails, et de
façon plus ou moins directe, et sembler ainsi (…) se tenir à plus ou moins grande
distance de ce qu’il raconte »110 . Il est donc question ici de recul, de distanciation
narrative, ou de savoir comment raconter plus ou moins ce que l’on raconte.

109 GENETTE, Gérard, Figures III, p. 183.


110 Ibidem.

76
L’analyse du récit

Genette distingue alors trois états du discours du personnage rapportés à la


distance narrative :
Le discours narrativisé ou raconté est l’état le plus distant et le plus réducteur.
C’est, lorsqu’un personnage, au lieu de reproduire un dialogue avec quelqu’un,
réduit son propos à une simple phrase initiale ou finale comme la formule simple
d’une pensée ou d’une affirmation. Par exemple dans l’affirmation : « J’informai
ma famille de ma décision de partir pour l’île de Madère ».
Le discours transposé est un discours capable d’exhaustivité, mais il est un peu
plus mimétique que le discours raconté. Contrairement à ce que l’on pourrait
penser, il ne donne jamais au lecteur un sentiment de fidélité littérale quant aux
paroles « réellement » prononcées par le personnage : « Je dis à ma famille qu’il
me fallait absolument partir pour Madère » (discours prononcé) ou « Je pensais
qu’il me fallait absolument partir pour Madère » (discours intérieur).
Finalement, la forme la plus mimétique du discours où le narrateur est supposé
céder littéralement la parole à son personnage : « Norbert informe à sa famille : -
il faut absolument que je parte pour Madère ».

Dans un second mode de régulation de l’information, c’est-à-dire celui qui


procède du choix de savoir comment raconter selon tel ou tel point de vue, et que
Genette appelle par métaphore perspective narrative, il s’agit d’appréhender le
personnage dont le point de vue oriente la perspective ou pour le dire d’une
manière plus rapide : qui voit ? dans l’histoire. Bref, c’est la catégorie du « point
de vue » que Genette reprend des théories de Jean Pouillon (visions) et de
Tzvetan Todorov (aspects) et qu’il établit à l’aide d’une typologie à trois termes
(que nous avons déjà abordé plus haut, voir section sur le narrateur, 1.4.4) : le
récit non-focalisé111 (ou à focalisation zéro), le récit à focalisation interne et le
récit à focalisation externe.

Bien sûr, tous les points de vue considérés jusqu’ici ne sont pas nécessairement
constants sur toute la durée d’un récit. Nous pouvons passer d’une focalisation
interne variable à une focalisation externe dans laquelle la focalisation passe de
personnage en personnage pour se fixer sur le héros qui agit sans que nous ne
soyons jamais admis à connaître ses sentiments ou ses pensées. On peut
également passer, dans une autre supposition, d’une focalisation externe par
rapport à un personnage à une focalisation interne par rapport à un autre. Ces
variations du point de vue sont des altérations, des infractions momentanées au

Genette préfère reprendre le terme de focalisation, un peu plus abstrait, pour éviter ce que les termes de
111

vision, de champ et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel.

77
L’analyse du récit

code qui régit le contexte narratif. Selon Genette, il y aurait deux types
d’altérations. Le premier type porte le nom de paralipse, c’est l’omission latérale,
où il s’agit de laisser une information que l’on devrait prendre. C’est l’omission
d’une action ou d’une pensée importante du personnage focal, que le narrateur ne
peut ignorer mais qu’il choisit tout de même de dissimuler au lecteur. Le second
type s’intitule de paralepse, et apparaît lorsqu’il s’agit de prendre et de donner
une information qu’on devrait laisser. Elle peut consister en une incursion dans la
conscience d’un personnage (un récit conduit en focalisation externe), ou bien en
une information ayant une incidence sur les pensées d’un personnage autre que le
personnage focal, ou sur un spectacle que celui-ci ne peut pas voir (dans un mode
de focalisation interne).

2.2.5 Voix

Les catégories de la voix, les aspects de l’action verbale considérée dans ses
rapports avec le sujet, considèrent non seulement celui qui accomplit ou subit
l’action, mais aussi celui (le même ou un autre) qui la rapporte, et éventuellement
tous ceux qui participent à l’activité narrative. L’analyse doit prendre en charge
l’étude des modifications du narrateur qui, pour un récit, peut être l’unique
responsable de l’activité narratrice et qui pour un autre récit, aura besoin d’un
second ou troisième personnage–narrateur pour raconter ce qu’il advient dans
l’histoire. Ainsi, la situation narratrice n’est analysable qu’en déchirant un tissu
de relations étroites entre l’acte narratif, ses protagonistes, ses déterminations
spatio-temporelles et son rapport aux autres situations narratives impliquées
dans le même récit. Il s’agit alors de comprendre quel est le tissu de relations qui
existe entre le narrateur, les narrateurs et l’histoire ou les histoires qu’il(s)
raconte(nt) :
o Soit c’est un narrateur qui reste hors du cadre de la fiction, qui est dans le
récit et qui se propose de raconter une histoire merveilleuse mais qui ne
fait pas partie de l’aventure : Je vais vous raconter la merveilleuse
histoire de.... C’est un narrateur au premier degré extradiégétique-
hétérodiégétique qui raconte une histoire dont il est absent (les grandes
épopées comme L’Iliade ou L’Odyssée).
o Soit c’est un narrateur qui s’introduit dans le cadre de la fiction et qui sait
tout sur les événements et les actions des personnages. Il est
contemporain du drame qui s’est joué et fait partie de l’histoire : Robert
était parti. Myriam et Julien ne savaient plus quoi faire, ils s’étaient fait

78
L’analyse du récit

trop de mal. Narrateur au second degré intradiégétique-hétérodiégétique


qui raconte des histoires dont il est généralement absent.
o Soit c’est un narrateur protagoniste ou un témoin important de l’histoire.
Il raconte son histoire et prend la voix de son héros : J’arrivais sur le haut
de la colline avec fidèle, mon cheval. Victorius ! Victorius ! Criaient le
reste de mes guerriers. Le narrateur extradiégétique-homodiégétique
serait un narrateur au premier degré qui raconte sa propre histoire.
o Soit encore le narrateur se démultiplie dans un récit qui s’opère par
succession de petits sous-récits (ex : Les Liaisons Dangereuses, Pierre
Choderlos de Laclos, Rashômon, Akiro Kurosawa). Tous les personnages
peuvent devenir narrateurs, l’histoire devient le résultat de l’addition des
micro-récits juxtaposés. Le narrateur au second degré raconte sa propre
histoire, c’est un narrateur intradiégétique-homodiégétique.
Le tissu de relations entre personnage et histoire est facilement repérable dans le
tableau proposé par Genette :

Figure 8. Les différents statuts du narrateur d’après Gérard Genette.

Nous l’avons déjà affirmé, le principal rôle du narrateur consiste à raconter, à


mettre en langage la narration proprement dite. Mais, selon Genette, le narrateur
peut assumer d’autres fonctions qui dépendront des aspects narratifs du récit
auxquels elles se rapportent :
o La fonction narrative reste le rôle le plus évident, aucun narrateur ne peut
s’en détourner, sans quoi il cesse de l’être pour devenir un (autre)
personnage.

79
L’analyse du récit

o La fonction de régie sert à marquer l’organisation interne du discours, ses


articulations, ses connexions ou ses interrelations.
o Un troisième aspect se réfère à la situation narrative elle-même, c’est la
fonction de communication dans laquelle il existe deux protagonistes : le
narrataire et le narrateur. La fonction du narrateur, ici, est de
communiquer avec le narrataire (présent, absent ou virtuel) ou du moins
de maintenir avec lui un contact, voire un dialogue.
o La fonction testimoniale ou d’attestation oriente le narrateur vers lui-
même. C’est celle qui rend compte de la part que le narrateur prend dans
l’histoire qu’il raconte. Cela peut être un simple témoignage ou des
souvenirs ou encore lorsque le narrateur indique la source d’où il tient son
information.
o Finalement, la fonction idéologique du narrateur apparaît lorsque les
interventions directes ou indirectes du narrateur prennent la forme d’un
commentaire, plutôt didactique, autorisé de l’action.
Les cinq fonctions du narrateur proposées par Genette restent malléables et
peuvent apparaître tout le long d’un même récit, en pleine connivence. Certaines
de ces fonctions sont même dispensables, sauf la première, et en même temps
aucune n’est tout à fait évitable.

2.3 Conclusion du chapitre

Dans ce second chapitre, il a été question de discerner dans l’étude structuraliste


de Vladimir Propp les éléments constants du conte russe, de connaître les
possibles narratifs proposés par Claude Bremond, de référencer l’étude
actantielle de Algirdas Julien Greimas, de différencier les éléments constitutifs du
récit selon l’analyse structurelle de Roland Barthes et de résumer l’étude
temporelle de Gérard Genette pour en dégager les principes primordiaux pour
l’analyse du récit (littéraire).

L’analyse de Vladimir Propp s’oriente essentiellement sur les fonctions des


personnages d’après un examen minutieux de cent contes merveilleux
traditionnels de Russie. Quatre lois fondamentales valables pour tous les récits du
même type déterminent les actions des personnages : (1) les éléments constants
du conte sont les fonctions (des personnages) ; (2) le nombre de fonction est
limité a trente et une ; (3) leur succession est toujours identique, quel que soit le
conte ; (4) et ils appartiennent à un même type de structure. Propp détermine

80
L’analyse du récit

également que les sphères d’actions (sept au total) ou rôles des personnages
peuvent se distinguer selon une sphère d’action qui correspond à un seul ou à
plusieurs personnages ou bien à un personnage qui occupe plusieurs sphères
d’actions. D’après son analyse des rôles principaux des personnages, Propp
constate également qu’il existe un ordre particulier d’enchaînement des
séquences temporelles et que cet enchaînement se définit selon trois types
principaux : le conte est une grande séquence, décomposée en plusieurs micro-
séquences qui peuvent s’enchaîner selon un procédé de succession (1),
d’entrelacement (2) ou d’enchâssement (3). Selon cette observation Propp
délimite six hypothèses de succession des micro-séquences : (a) une séquence
double immédiatement une autre ; (b) une nouvelle séquence commence avant
que la précédente ne soit terminée ; (c) cette séquence peut être interrompue ; (d)
le conte peut commencer par deux séquences simultanées ; (e) deux séquences
peuvent avoir une fin commune ; (f) et un conte peut avoir deux héros (séquences
parallèles) tout en aboutissant à une fin identique. Cette étude aura pour mérite
de reconnaître la divisibilité du récit (du conte) en tant que structure malléable
formée par des schémas séquentiels distincts et variables, mais elle considère
trop rapidement que la succession des fonctions est toujours identique et linéaire.

Claude Bremond reprend l’étude des fonctions de Propp pour l’actualiser à


d’autres types de récits. La fonction continue comme unité de base, mais elle doit
prévoir des alternatives et des bifurcations. Chaque succession narrative doit
s’ouvrir sur le choix d’une actualisation, voire d’un possible narratif. Les
séquences élémentaires doivent autoriser trois phases narratives obligatoires :
une fonction qui ouvre la possibilité du processus (la virtualité), une autre qui
réalise la virtualité (actualisation) et une finale qui sert de clôture du processus
sous forme de résultat atteint (but). C’est ce système ternaire, constitué d’un
avant, d’un pendant et d’un après, qui fera de la fonction Bremondienne une
séquence élémentaire. Mais la grande évolution de Bremond est celle qui définit
qu’à chaque stade du récit s’installent des alternatives narratives, c’est pourquoi,
et contrairement à Propp, aucune fonction n’a besoin de celle qui la suit dans la
séquence précédente. Ainsi, le narrateur a la liberté de faire passer l’action à l’acte
ou de la maintenir à l’état de la virtualité. Nous constatons que, pour Propp
comme pour Bremond, l’intrigue narrative est le matériau fondamental d’analyse.
Processus d’actions, elle définit le développement du récit et gère l’enchaînement
des séquences narratives. Mais Bremond se distancie des analyses de Propp en ce
qui concerne cet enchaînement, puisqu’il considère qu’il peut exister deux types
fondamentaux de juxtapositions simultanées : un choix libre, car le narrateur doit

81
L’analyse du récit

à chaque instant choisir la suite de son récit et simultanément, contrôlé, parce


qu’il n’a le choix, après chaque option, qu’entre les deux options possibles d’une
alternative : discontinue et contradictoire. Bremond réalise ainsi une analyse du
récit reposant sur une logique des possibles fondée sur l’enchaînement des
actions, sur ses virtualités et sur ses actualisations. C’est la raison pour laquelle il
défend que tout récit implique une succession caractérisée par le fait que, dans un
premier temps l’événement advient, puis se développe et, enfin, s’achève selon un
rapport d’un conséquent à l’antécédent.

Les analyses de Algirdas Julien Greimas s’orientent essentiellement sur la


sémantique des mots et sur le processus de signification des textes, d’où l’intérêt
porté sur les actants (rôles sémantiques) et sur l’enchaînement des séquences
narratives, dans le dessein de décrire la structure profonde des textes narratifs.
Selon Greimas, tout récit comporte trois paires d’actants fonctionnels
syntactiques qui se déploient selon trois axes principaux : l’axe du désir, l’axe de
la communication et l’axe du pouvoir et de la lutte. Pour ce qui est de
l’enchaînement des séquences, Greimas définit que tout récit comporte quatre
phases fondamentales : la phase du contrat ou de la manipulation, la phase
principale ou de transformation, la phase de compétence et la phase de sanction
ou d’évaluation. Ces quatre phases doivent s’enchaîner chronologiquement et se
présupposer l’une l’autre en sachant que la phase finale doit assurer le retour à
l’équilibre et justifier, ainsi, la clôture du récit. La phase principale ou de
transformation met en œuvre trois épreuves : l’épreuve qualifiante, l’épreuve
principale et l’épreuve glorifiante. La phase initiale, quant à elle, doit inviter le
sujet à se mettre en quête de l’objet afin de rétablir un déséquilibre originel.
Greimas est le fondateur de la théorie du carré sémiotique selon lequel tout
signifié autorise un concept opposé, en créant un module d’oppositions classiques
qui distingue les termes et leur équivalent contradictoire. Les opérations de
lecture du carré sémiotique doivent engendrer une dynamique narrative
particulière du texte, où les niveaux de la production de sens sont analysables
aussi bien pour un trajet que pour un même trajet inverse.

L’étude déductive de Roland Barthes met en place un modèle hypothétique de


description du récit ancré dans la construction d’un système implicite d’unités et
de règles. Hiérarchie d’instants narratifs, le récit se construit autour de plusieurs
niveaux : le niveau des fonctions, le niveau des actions, puis le niveau de la
narration.

82
L’analyse du récit

Selon Barthes, il existe deux grandes classes narratives : la classe


distributionnelle, et la classe intégrative. La classe distributionnelle accepte deux
types de fonctions : la fonction cardinale (ou noyau) qui inaugure ou conclut une
incertitude narrative et qui ouvre, retient ou ferme une alternative conséquente.
Elle met en place des zones de bifurcations du récit et crée des alternatives
diégétiques. La catalyse, la seconde fonction, occupe ou remplit les espaces
narratifs qui séparent plusieurs fonctions cardinales et maintient le contact entre
le narrateur et le narrataire. La classe intégrative prévoit également deux types
de fonctions : l’indice, qui renvoie le lecteur à un sentiment d’un personnage, à
une atmosphère, à un caractère ou une façon d’être ; et l’informant, qui sert à
identifier et à situer dans le temps et l’espace. Les indices ont une fonctionnalité
au niveau de l’histoire, les informants, eux, au niveau du discours. Catalyses,
indices et informants sont des expansions du récit et ont pour but de remplir ce
qui existe entre les fonctions cardinales. Le noyau, par contre, forme un ensemble
fini de termes peu nombreux qui se régit selon une logique à la fois nécessaire et
suffisante. Du point de vue de l’enchaînement des séquences narratives, les
informants et les indices peuvent se combiner librement entre eux alors que les
noyaux et les catalyses ne peuvent s’impliquer qu’en une unique direction
(puisque la catalyse dépend toujours du noyau et que le contraire n’est pas
obligatoire). L’armature du récit se compose de noyaux qui s’unissent dans une
relation de solidarité, les autres fonctions sont là pour embellir, enrichir et
ornementer le récit.

Gérard Genette fonde son étude sur la question temporelle et sur les diverses
dispositions traitant du temps dans le récit, en recensant des sous-catégories
temporelles discernables dans les notions d’ordre, de durée et de fréquence. La
voix (qui narre) et le mode (qui voit ?) seront également éléments d’étude dans
son analyse.
Pour Genette, le récit est une instance deux fois temporelle (le temps du récit et le
temps de la diégèse) qui admet des distorsions anachroniques présentées selon
deux modes distincts d’apparitions : l’analepse et la prolepse. Ces anachronies
peuvent être mesurées selon leur amplitude, la durée de l’histoire (plus ou moins
longue et couverte par le récit), et leur portée (la distance temporelle qui sépare le
moment de l’histoire où le récit s’interrompt pour donner place à l’anachronie).
Du point de vue de la durée, plus difficile à évaluer puisqu’il est arbitraire de
comparer un événement réel avec le temps mis pour l’écrire, le lire ou le regarder,
Genette distingue quatre grands mouvements narratifs : l’ellipse, la pause, la
scène et le sommaire. En ce qui concerne la fréquence, l’égalité ou l’absence

83
L’analyse du récit

d’égalité entre le nombre de fois où un événement est produit dans la fiction et le


nombre de fois où il est raconté, Genette repère trois types fondamentaux : le
récit singulatif, le récit répétitif et le récit itératif. Le mode est le nom donné aux
différentes formes du verbe qui sont employées pour affirmer plus ou moins le
sujet en question et pour exprimer les différents points de vue selon le type de
discours, narrativisé, transposé ou mimétique. Le point de vue du narrateur
(perspective narrative) se présente de trois façons : récit à focalisation zéro,
lorsque le narrateur est omniscient ; récit à focalisation interne fixe, variable ou
multiple, lorsque le narrateur a le même point de vue que celui du ou des
personnages ; et récit à focalisation externe lorsque le narrateur en dit moins que
n’en sait le personnage. Lorsqu’une information quelconque est laissée de côté au
détriment de l’avancée de l’intrigue, il s’agit d’une figure de style que Genette
nomme paralipse ; lorsque, au contraire, l’information est donnée mais devrait
être laissée, il s’agit là d’une paralepse.
L’étude concernant la modification du narrateur soulève des relations étroites
entre l’acte narratif, les protagonistes, les déterminations spatio-temporelles et
les relations aux autres situations narratives impliquées dans le même récit. C’est
la raison pour laquelle Genette propose une classification du narrateur selon que
ce dernier est impliqué par le récit, qu’il accomplit ou qu’il subit l’action de son
discours. Même si son rôle principal est celui de raconter, le narrateur peut
assurer d’autres fonctions : de régie, lorsque c’est lui qui organise le discours, de
communication lorsqu’il commente ses interventions directes ou les interventions
indirectes d’un autre narrateur.

D’après les diverses analyses présentées jusqu’à présent (Propp, Bremond,


Greimas, Barthes et Genette) nous remarquons qu’il s’agit là d’une étude
principalement portée sur le texte en tant que pur objet et selon une approche
essentiellement immanente. Les aspects positifs de ces analyses se repèrent dans
la rigueur du travail de champs où la critique est soumise à un travail descriptif
minutieux : l’attention se porte essentiellement sur les constituants du texte
narratif et les structures qui organisent le récit. L’étude sur le narrateur, les
fonctions du texte narratif, les actants et les rôles des personnages ainsi que sur
les structures temporelles forment les questions principales de ces analyses. Ces
recherches éminemment descriptives auront pour mérite (ou démérite) de créer
une rupture avec l’historicisme idéaliste des études, comme par exemple chez
Jean-Paul Sartre où il y avait trop d’Histoire. Cela permettra également de
recentrer l’analyse sur la notion de récit et sur les structures composantes
spécifiques de tout texte narratif.

84
L’analyse du récit

Mais, cette approche descriptive aura comme inconvénient de se prolonger dans


un travail de théorisation et de modélisation extrêmement sophistiqué,
entraînant une surabondance de termes techniques (on en viendra même à créer
des dictionnaires en narratologie tels que les dictionnaires de narratologie de
Lévi-Strauss et de sémiologie de Greimas), qui se prolonge dans un travail
essentiellement synchronique et qui rejette tout mouvement d’étude
diachronique. Cette approche scientifique est alors vue comme le seul discours
objectif possible, rejetant toutes critiques de type esthétique. L’accent est mis sur
l’analyse structurelle du texte, cachant et oubliant son récepteur (auditeur,
lecteur), qui n’est pas envisagé dans ce mode d’appréhension de l’objet textuel.
Toute théorie sur la réception des textes, qui met en amont la façon dont le sujet
s’approprie le sens des choses selon son propre usage, est mise de côté compte
tenu de l’analyse purement engagée dans l’étude structurelle des textes.

Jusqu’à présent nous avons insisté sur l’étude du récit, du point de vue de sa
signification et en tant qu’instance narratrice (raconter quelque chose à
quelqu’un) de la production littéraire. L’exposition tenu jusqu´à présent nous a
semblé fondamentale pour découvrir dans et par le récit littéraire, des concepts,
des études et des propositions qui seront à la base de notre recherche des
conditions du récit filmique interactif.

85
86
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

3 Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Parler une langue, c’est l’utiliser ; parler le langage cinématographique, c’est dans une
certaine mesure l’inventer.
Christian Metz.

Est-ce que le récit filmique peut se passer (doit-il se passer ?) ou se libérer du


texte pour accéder au texte de l’image ? En autres mots, faut-il rapprocher le texte
filmique de l’écrit ? Raymond Bellour y répond de la façon suivante : « Que le film
soit un texte, au sens où l’entend Barthes, c’est l’évidence même. Qu’il puisse, ou
doive, à ce titre, faire l’objet d’une attention semblable à celle dont a bénéficié le
texte littéraire, c’est une autre évidence »112 . C’est peut-être un texte introuvable,
se demande Bellour. Il veut dire par cela que le texte du film aura un jour un
statut analogue à celui du livre, et que l’on pourra, comme pour celui-ci, l’analyser
sous les conditions propres à le constituer en texte.
Le texte filmique devrait suffire comme moyen de sa propre critique. Comment
faire alors l’analyse d’une image mouvante, si ce n’est à travers sa propre
citation ? Comment traduire en parole, ou en texte, ce qui est en image et en
mouvement ? Ce sera grâce à l’étude sémiologique du cinéma que Christian Metz
par exemple, fera les premières analyses textuelles du film et du texte filmique.
Mais la tâche ne sera pas si simple, puisque l’analyse du récit filmique vit d’une
duplicité dérangeante : plus on essaye de s’approcher de sa matière textuelle, plus
elle nous échappe, plus on croit s’en emparer et plus elle ne cesse de fuir, dira
Bellour.

112 BELLOUR, Raymond, L’analyse du film, p. 35.

87
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Ce troisième chapitre a pour objectif l’analyse du récit filmique. La question qui


se pose est celle de savoir si le récit filmique est définissable en soi. Et s’il l’est, en
quoi il se distingue d’autres types de récits, notamment du récit littéraire que
nous avons vu préalablement. Du point de vue structural, nous verrons quelle est
la matière du film et comment il s’organise par rapport aux différentes matières
d’expression qui le compose. L’analyse, dans ce troisième chapitre, portera
également sur les notions d’espace filmique et les notions de champ et de hors-
champ du cadre, sur l’altérité et l’identité spatiale et sur l’espace du spectateur.
Nous verrons du point de vue temporel, et en faisant correspondre les analyses de
Gérard Genette sur le récit romanesque, les différents niveaux narratifs du récit
filmique apportés par les notions d’ordre (analepses et prolepses pour le récit
littéraire = flash-back et flash-forward pour le récit filmique), de durée (pause,
scène, sommaire et ellipse) et de fréquence (récit singulatif et récit itératif).
Nous constaterons également que le récit filmique produit des « points de vue »
singuliers (ocularisation, auricularisation), que la focalisation littéraire n’arrive
pas à rejoindre et que ce « grand imagier » qu’est le donateur du film n’est pas
toujours celui qui nous parle (le monstrateur, le narrateur ou le partiteur).

3.1 L’analyse du récit filmique

Tout récit possède un commencement, un milieu et une fin, ainsi l’annonçait déjà
Aristote, dans sa Poétique. Il en est de même pour le récit filmique, même si les
notions de début et de fin y sont questionnables113. Puisque limité, le récit
filmique s’oppose au « monde réel », début et fin sont des instances bien
marquées. Il est vrai qu’on ne saurait délimiter si précisément les extrêmes du
réel. Dans un certain sens, on pourrait dire que le monde n’a pas de
commencement ni de fin. Le film, et avec lui le récit filmique, par contre, forme
un tout fini. Il est question d’extrémités, de ce qui se passe entre les marges. Mais,
si le récit forme un tout et se compose d’une suite d’événements ordonnés dans
un espace-temps déterminé, il n’est pas pour autant un ensemble clos. Il s’ouvre à
l’extérieur, il suppose un spectateur, un lecteur d’images visuelles et sonores. Il
joue également avec une double temporalité : d’une part, il met en place un récit
qui correspond temporellement à la chose racontée (récit diégétique), d’autre
part il raconte selon un temps narratif qui correspond au temps du visionnage

113On connaît bien les genres de films qui inspirent des prolongements, tels les feuilletons ou les films
hollywoodiens du type Jurassic Park (1993/2001) de Steven Spielberg ou Star Wars (1977/2002) de George
Lucas. Ces films sont très astucieux, puisqu’ils ne répondent pas à toutes les questions que se pose le spectateur,
et lui proposent plutôt des moments de récit incertain sur lesquels pourront se fonder de nouveaux récits, soit
un nouveau feuilleton, une nouvelle aventure ou bien une nouvelle énigme à dévoiler à l’épisode suivant (mais,
même ces films-là ont un dernier plan, une dernière image, un dernier dialogue, une dernière musique ou un
générique final. Et en même temps, tous ces films ont également une première image, un premier moment où le
spectateur, assis dans son fauteuil, rentre dans l’aventure cinématographique qui lui est présentée).

88
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

(temps de la monstration). Ainsi, l’espace temporel qui limite la suite plus ou


moins chronologique des événements de la diégèse114 ne correspond pas
forcément au temps que le spectateur prend à parcourir la fiction narrative115.
C’est bien là, l’une des caractéristiques les plus intéressantes du récit filmique :
jouer sur les temporalités du discours narratif, en disposant un temps dans un
autre temps. Le récit littéraire met en jeu un espace dans le temps, l’image elle,
met en jeu un espace dans un autre espace. C’est donc au récit filmique de jouer
simultanément avec le temps et l’espace, de spatialiser le temps tout en
temporalisant l’espace. Mais, ne faut-il pas un temps pour « lire » l’image
photographique, disons une certaine durée de visionnage ? Ou bien un temps
pour décrire un espace, un temps descriptif ? Bien sûr, mais le récit filmique joue
simultanément sur ces deux temporalités. En même temps qu’il décrit un espace,
il peut le raconter, dans une temporisation du signifiant qui réunit narration et
description. Et par conséquent, en même temps qu’il raconte, il décrit.

3.1.1 Théorie du double codage

La théorie du double codage (Dual Coding Theory) est une théorie cognitive,
avancée par le psychologue canadien Allan Paivio vers la fin des années 1960
(Paivio et Csapo, 1969), selon laquelle l’information visuelle et verbale (les
stimuli) peut être codée de façon imagée ou verbale ou les deux à la fois selon leur
nature. Chaque code, visuel et verbal, est organisé comme un savoir stocké et
mémorisé pour un usage postérieur ou instantané. Pour Paivio, le code imagé est
d’autant plus utilisé que le sujet doit traiter des éléments concrets et le code
verbal, lui, n’est efficace que dans le traitement des situations abstraites. C’est la
raison pour laquelle il considère que l’image visuelle est implicitement
dénommée, ce qui produit un stockage à la fois sous forme d’un code imagé et
d’un code verbal, tandis que les mots, moins fréquemment et moins rapidement
imagés mentalement, sont moins bien rappelés que les images. Par exemple, une
personne qui aurait stocké dans sa mémoire à la fois le mot caméra et l’image
d’une caméra peut se souvenir de l’objet si elle retrouve soit l’image soit le mot.
Les deux codes mnémoniques sont indépendants, dans la mesure où une
personne peut très bien oublier l’un des codes sans oublier l’autre. Ainsi, avoir
deux codes mnémoniques pour représenter un objet, offre plus de chances de se
rappeler de celui-ci.

114 Est diégèse, diégétique, « tout ce qui appartient, ʺ″dans l’intelligibilitéʺ″ (comme dit M. Cohen-Séat) à l’histoire
racontée, au monde supposé ou proposé par la fiction du film », dans : SOURIAU, Étienne, L’univers filmique,
p. 7.
115 Sauf s’il s’agit d’un récit filmique où le temps de la monstration est égal au temps de la diégèse, ainsi dans

Timecode (2000) de Mike Figgis ou dans l’astucieux Rope (La corde, 1948) d’Alfred Hitchcock.

89
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

La théorie du double codage différencie ce qui est de l’ordre de la perception de ce


qui est de l’ordre du symbolique (représentation imagée et verbale) et étudie
comment les deux systèmes de représentation peuvent fonctionner de manière
indépendante ou, au contraire, se combiner. Pour Paivio, l’image est donc lieu de
signification (puisque deux systèmes symboliques de représentations sont
capables de produire du sens).

En ce qui concerne le cinéma, la réception de l’image, des dialogues et du son


reste simultanée (dans la plupart des cas) ce qui crée dans l’esprit du
regardeur/écouteur une relation verbale et visuelle très accentuée qu’il connecte
avec la réalité. Ainsi, le double codage des images facilite le rappel (une question
de mémoire) et la comparaison avec le concret et le réel. Ceci parce que les
images, les dialogues et le son sont codés et stockés de façon indépendante et
créent un système symbolique de représentation (imagé et verbale) qui, une fois
combiné, aide à l’interprétation et à la mémorisation d’une unité audiovisuelle.
Cette configuration du cinéma va permettre à l’auteur de jouer sur le sentiment
d’implication des spectateurs par rapport à l’histoire, d’autant plus que le rapport
unique mais synchrone des images et du son vient augmenter la possibilité
d’attirer le spectateur et de le maintenir attentif tout le long du récit.
Au cinéma, on peut dire que le son fait partie de l’image et que l’image fait partie
du son. Les deux codes sont traités dans l’esprit de façon à organiser
l’information qui nous est fournie tout en produisant une connaissance qui peut
être systématisée et appréhendée à l’instant ou bien être stockée pour un usage
futur. Il semblerait alors, que lorsque des images et des sons sont présentés
simultanément et en synchronisation, le regardeur/écouteur tend à construire
des corrélations et des connexions entre les deux. Ces interconnexions renvoient
à une forte concentration de l’activité mentale et à une augmentation des niveaux
d’attention. C’est la raison pour laquelle le cinéma peut utiliser soit le code visuel
soit le code verbal, soit les deux simultanément, pour créer du sens. Il suffit
d’imaginer le son d’un coup de pistolet suivi d’une image d’un personnage qui
tombe à mort, pour comprendre (imaginer) qu’il a été atteint par la balle de ce «
pistolet invisible ». Le son du pistolet agit comme la cause qui crée l’effet
associatif sur le spectateur et lui permet de la lier à sa conséquence.

Considérons alors que le récit filmique est là pour nous raconter des histoires.
Nous vérifierons tout de même que le visionnage d’un film donne à voir l’irréel de
la chose racontée. C’est-à-dire que si l’on considère que le « réel » existe en soi et
qu’il ne peut être exprimé par personne, il nous convient de dire que ce « réel »

90
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

ne raconte jamais d’histoire, et que, par conséquent, lorsque nous avons affaire à
un récit, il n’est pas question de « réalité »116 (mais plutôt de fiction). Le ici et le
maintenant de la réalité avertit le spectateur que ce qu’il perçoit du film est bel et
bien un temps autre. Même si nous avons souvent l’impression de « rentrer »
dans le temps du film, dans une espèce de correspondance étroite avec l’image
projetée, le récit filmique réalise tout de même une certaine opposition avec la
réalité du temps spectatoriel. Ainsi, nous pourrions affirmer que c’est grâce au
caractère essentiellement discursif du récit filmique que nous pouvons l’opposer
au monde réel : alors que le monde réel existe sans qu’il ne soit proféré par
personne, le récit filmique en tant que narration est soumis à un discours, c’est-à-
dire à une suite d’énoncés117. Le récit filmique doit être proféré par une instance
racontante : parce que « ça parle », il faut bien que quelqu’un parle, puisque « ça
montre », il faut bien que quelqu’un montre. C’est la raison pour laquelle, le récit
filmique suscite toujours une impression de narrativité. Il sera toujours considéré
comme une « chose racontante ».

L’image photographique, quant à elle, montre mais ne « dit » pas. Cependant il


existe bien un énoncé dans toute image. Ainsi, comme le souligne Christian Metz,
l’image d’une maison ne signifie pas « maison », mais « voici une maison ». C’est
aussi ce qu’avait repéré Tzvetan Todorov pour qui les faits ne peuvent jamais se
raconter eux-mêmes : « Voir une maison et dire “Je vois une maison” sont deux
actes non seulement distincts mais opposés »118 , puisque les noms des choses ne
sont pas inscrits dans les choses et que l’acte de verbalisation est « irréductible ».
Ce qui se passe avec l’image cinématographique est un peu plus complexe. En
fait, une même image ou un même plan peut avoir plusieurs signifiés, selon le
moment de la narration ou selon la relation d’interdépendance avec les images
des plans précédents ou postérieurs. Supposons un plan général d’une maison à
un moment déterminé d’un récit quelconque. Cette maison, que l’on aperçoit à
l’écran, peut être une maison ordinaire si elle est accompagnée de l’énoncé
suivant : « voilà une maison qui nous servira de cachette ». Ou bien, elle peut être
la maison de l’un des personnages du récit lorsqu’il s’exclame : « voici ma
maison ! ». Ou encore, un simple mirage, puisque le personnage aperçoit une
image d’une construction qui s’avère ne pas exister. Le signifié s’altère, si, à la
suite de ce plan d’ensemble, on nous propose soit une explosion de l’édifice en

116 Le mot est pris au sens large, puisqu’il existe des films tirés d’histoires vraies.
117 Ce qui ne veut pas dire que tout discours raconte, puisque l’argumentation ou la démonstration sont eux aussi
des actes discursifs.
118 TODOROV, Tzvetan., « Poétique », dans Qu’est-ce que le structuralisme, p. 118.

91
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

question (c’était une maison « piégée »), soit un plan vidé de toute construction
(c’était un mirage).

3.1.2 Le récit filmique et le spectateur

Le récit filmique est imaginé de façon à permettre un jeu d’échange (sensoriel,


cognitif, sensible) avec le spectateur : le cinéma crée des mécanismes de
participation qui lui permettent de substituer au monde réel un monde accordé
aux désirs du spectateur. Celui-ci doit faire l’effort de construire une histoire
cohérente, intelligible et orientée aux objectifs des personnages du récit. À son
tour, le récit doit utiliser des stratégies narratives appuyées sur des effets
cumulatifs de la narration et orientées vers un final de l’histoire, par le biais
d’effets de surprises, de diversions, voire d’ajournements des événements
diégétiques. Il vise à distraire le spectateur de la vie quotidienne et à le faire
« vivre » une vie imaginaire. Ainsi, le plaisir et la participation effective du
spectateur reposent sur l’identification. Il s’identifie au film, à l’histoire, au
personnage par son propre regard, parce que tout l’univers diégétique est
organisé en fonction de sa vision, il est l’œil de la caméra, sujet privilégié, il se
considère le « centre » du film, omniscient, il regarde sans jamais être vu et se
trouve toujours à la meilleur place, circule à travers l’espace et le temps, pouvant
parfois prendre la place du sujet (grâce à la caméra subjective).
David Bordwell a bien compris les stratégies et les procédures inhérentes au récit
filmique lorsqu’il affirme que les spectateurs, parce qu’ils sont mentalement actifs
doivent construire le récit dans leur tête en utilisant les « pistes » offertes par
l’auteur. Et la construction d’hypothèses fait partie de ces stratégies qui font appel
à une activité mentale effective. Par exemple, les films à suspense encouragent les
spectateurs à construire des fausses hypothèses par le biais de données
intermédiaires qui ne font qu’augmenter l’effet d’identification prétendu.

Le récit filmique nous interpelle particulièrement parce que, à la différence des


situations de la vie réelle, l’utilisation des éléments de composition,
d’encadrement et de montage, propre au cinéma, existent pour donner des
réponses effectives et permettre aux spectateurs d’imaginer des hypothèses (« et
si ? ») et de les confirmer (ou non) par le biais de réponses fournies par l’histoire.
Autrement dit, nous nous efforçons de construire à partir d’une séquence
d’évènements donnée une trajectoire orientée vers un but causal qui commence à
un point et se résout quelque part, à un autre point de la diégèse déterminé par
l’auteur. Le spectateur se donne l’illusion d’agir, d’être séduisant ou puissant et
d’accomplir ce qu’il n’aurait jamais osé faire. Sa participation (identification avec

92
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

le héros) effective l’amène à partager la conduite du récit, de se prendre pour un


des personnages et de rentrer dans l’univers fictionnel. C’est pourquoi, nous
pouvons considérer que le degré d’intérêt des spectateurs vis-à-vis du récit résulte
d’un effet narratif d’accumulation dramatique dans une succession temporelle et
spatiale d’événements diégétiques qui l’entraîne vers une fin déterminée à
l’avance par l’auteur, selon un processus d’identification (ou rejection) d’un héros
ou d’un personnage secondaire dans l’univers fictionnel qui en découle. Par
exemple, les théories cognitives constructivistes du récit filmique défendent que
le récit filmique implique profondément le regardeur/écouteur parce qu’il lui
permet de construire des histoires cohérentes le conduisant vers une fin qui est
elle-même la plupart du temps, cohérente avec ce qui s’est passé auparavant.
Edward Brannigan voit une avancée, lente mais certaine, des influences de ce
type d’études. Pour lui, « le récit (filmique) est une forme d’organisation de
données spatiales et temporelles insérées dans une chaîne d’évènement cause-
effet avec un début, un milieu et une fin »119.
David Bordwell, en adaptant les conclusions des études cognitives au cinéma,
considère que les spectateurs ont tendance à arranger des événements
diégétiques désordonnés dans des chaînes causales ordonnées. C’est cette façon
particulière que nous avons d’organiser une expérience et de donner un sens au
monde qui nous permet de nous identifier aux histoires du cinéma.
Appliquée au cinéma, la théorie cognitive constructiviste120 explique comment les
films sonores augmentent les niveaux d’intérêt des spectateurs en leur
permettant justement de construire un récit cohérent, conçu sur des personnages
de fiction, des histoires et des stratégies audiovisuelles propres au dispositif
cinématographique, sans avoir à décomposer le son de l’image ou vice-versa. Les
informations extérieures arrivent dans la mémoire sensorielle des individus via
leurs sens. Cette mémoire va d’abord se charger de reconnaître ces informations
pour, ensuite, les retenir. Par la suite, lorsque l’individu doit produire un
comportement (moteur, sensoriel), il va chercher parmi les informations stockées
celles qui conviennent pour agir de manière adéquate. Ces informations sont
organisées selon leurs caractéristiques dans une mémoire sensorielle active et
récupérées pour un apprentissage, une action ou un processus verbal dans les
structures mentales de chaque individu.

119 BRANNIGAN, Edward, Narrative Comprehension and film, p. 3


120 La théorie cognitive, fondée par Kurt Lewin, consiste à montrer que la perception qu’ont les individus
concernant les événements constitue ce qui pèse le plus surs leurs comportements. Cette théorie démontre que
les constructions mentales influent sur les conduites des individus. Elle est basée sur le traitement de
l’information et désigne « l’ensemble des activités et des processus internes inhérents à l’acquisition des
connaissances (information, mémoire, pensée, créativité, perception » (Legendre, 1993, p.205, dictionnaire de
l’éducation).

93
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

3.2 La structure du récit filmique

De nos jours, le public cherche dans l’histoire des films, dans le cinéma, une façon
de se satisfaire, une façon de se donner du plaisir. Habitué aux genres
cinématographiques (Drame, Aventure, Policier, Action, Comédie Musicale, etc.),
le spectateur cherche à se conforter, puisqu’il sait d’ors et déjà ce qui va se
passer : par exemple, lorsque le héros est en quête de l’objet (axe du désir,
Greimas) - parce qu’on a enlevé sa femme et ses enfants, il est justifié de
massacrer tout ce qui bouge, de trouver par tous les moyens la façon de récupérer
sa famille, et pour cela, le récit crée les « méchants » dont l’histoire a besoin, les
épreuves que le héros doit surpasser, les fausses pistes, etc. Le spectateur,
sachant plus ou moins la succession des faits, joue lui même avec le suspense ou
l’attente, dans l’espoir de pouvoir se satisfaire par le dénouement « heureux » de
l’histoire. Dans cette structure narrative, la mécanique reste assez simple et le
spectateur est ainsi capable d’imaginer le scénario au fur et à mesure que le récit
avance. L’objectif du cinéaste consiste à introduire dans l’histoire quelques
situations fortuites, accidentelles, pour que le public fasse des suppositions
(augmenter l’attention prêtée sur l’histoire), non pas sur le succès, le
couronnement du héros, mais plutôt sur la façon dont celui-ci y parviendra
(abattre tous les méchants, se faire capturer, payer la rançon, simuler un attentat,
etc.).

Presque tous les films partagent les mêmes structures, les mêmes modèles
narratifs (l’ascension ou la déchéance, le pouvoir ou l’impuissance), respectent les
mêmes principes de succession dramatique (accomplissement de la tâche,
intervention de l’allié, élimination de l’adversaire, négociation, agression,
récompense ou vengeance, obligation, sacrifice, etc. - Bremond) ce qui permet de
ne « plus dépayser » le spectateur, en répondant à ces attentes et en lui
fournissant la satisfaction de retrouver les choses à la bonne place et au bon
moment.

Le récit filmique est peuplé de constantes esthétiques et narratives : déjà Aristote


explora les principes de base du drame (exposition, crise, climax), dont le statut
des personnages, les fonctions du récit (identification ou catharsis) et l’unité de
lieu, de temps et d’action en constituait les règles. Ces constantes ont été
explorées, questionnées et renouvelées jusqu’à nos jours, cependant la structure
du film (« qui raconte une histoire ») a toujours été élaborée selon une condition
tripartie qui se déploie selon une condition initiale, un développement et une

94
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

résolution finale. Une quête, un conflit ou un malentendu peuvent servir de


déclenchement à une intrigue, ce qui devrait représenter l’intérêt du film et
porter l’attention du spectateur vis-à-vis de l’histoire. Ainsi, l’intrigue pourra se
dérouler soit de façon linéaire, suivant le temps chronologique des faits racontés,
soit par alternance, lorsque les faits sont racontés selon une structure parallèle,
soit encore par conséquences, c’est-à-dire par un procédé cause-effet qui permet
de raconter quelque chose à cause de quelque chose qui s’est passé auparavant.
Prenons l’exemple d’un film d’action : la situation initiale présente souvent un
manque (amour), une agression (psychologique) ou un meurtre (crime), une
intervention « violente » quelconque d’un personnage (le vilain) et une fuite. Le
développement de l’intrigue se fait par l’enquête d’un autre personnage (le héros)
et les actions successives (trouver les preuves, confession d’un autre criminel,
découverte d’une information essentielle) jusqu’à la découverte de l’identité du
« méchant ». Le récit se termine lorsque la poursuite ou l’agression finale
conduisent à la capture du vilain et que le héros devient vainqueur. On retrouve
certains principes du modèle d’Aristote, repris par les recherches fonctionnelles
du texte littéraire selon lequel l’instauration d’un méfait ou d’un manque
déclenche une quête ou un désir, l’instauration d’épreuves qualifiantes aboutit à
un savoir, les épreuves performantes à un pouvoir, et la résolution du conflit
accompagnée de la sanction du contrat donne lieu à la phase terminale du récit.
Ainsi, la structure de base de tout récit filmique (récit fictionnel qui privilégie
l’action et l’efficacité du suspens - sans compter le cinéma d’auteur qui explore
plutôt la complexité des personnages et l’interprétation de la réalité) a pour
développement :
o Une situation initiale qui déclenche l’intrigue (mise en place des éléments
nécessaires à la compréhension du récit) ;
o Des événements de provocation qui font que l’intrigue évolue (éléments
déclencheurs qui modifient la situation initiale et la déséquilibre) ;
o Une récapitulation qui conduit à un retournement de la situation initiale
(des péripéties provoquées par l’élément modificateur) ;
o Des événements de résolution qui reprennent le déroulement de
l’intrigue ;
o Et une séquence finale qui conduit à une clôture du récit et à la résolution
de l’histoire, de l’enquête ou de l’intrigue elle-même.

95
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Figure 9. Schéma narratif du récit filmique, intensité dramatique versus déroulement


de l’intrigue.

Il existe toujours, dans la structure de n’importe quel récit filmique, un ordre


syntagmatique auquel le cinéaste ne peut échapper. Soit l’ordre syntagmatique
doit respecter un travail de continuité temporelle cohérente avec l’histoire
racontée, soit c’est cet ordre, construit sous une forme plus ou moins éclatée, qui
réordonne les moments narratifs dans un axe temporel hétérogène. Pour
Raymond Bellour, et à partir de l’analyse qu’il fait des douze plans de The Big
Sleep (Howard Hawks, 1946) dans L’analyse du film, l’unité textuelle, c’est-à-dire
le segment narratif, est un :

« moment de la chaîne filmique délimitée à la fois par la


notion flottante mais puissante d’unité dramatique ou
fictionnelle, et par celle plus rigoureuse d’identité du
décor et des personnages du récit »121.

Bellour constate que l’unité dramatique est une notion instable, et qu’elle a
besoin d’une classification qui lui permettrait de cerner le segment narratif.
Nous remarquons que cette segmentation du récit filmique pose problème :
d’abord il faut délimiter les séquences constitutives du récit filmique, qui à leur
tour forment les syntagmes narratifs, ensuite il faut délimiter leur structure
interne, puis comprendre leurs modes de succession et d’organisation dans une
structure narrative plus vaste qu’est le film122.

BELLOUR, Raymond, L’analyse du film, p. 123.


121

Nous arrivons, par une approche élémentaire, à repérer quelques éléments filmiques qui se caractérisent soit
122

par des signes de ponctuation évidents, comme les fondus au noir ou enchaînés, les effets de flou, l’utilisation de

96
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Analyser le récit filmique à partir de ses structures narratives, signifie


comprendre les rapports intrinsèques et extrinsèques entre l’histoire racontée et
l’espace-temps narratif où l’histoire apparaît. C’est proposer une segmentation
qui dépasse en soi-même le stade intérieur d’une simple description. C’est
délimiter les blocs narratifs, repérer des lieux diégétiques et des groupes de plans
où l’analyse, de plus en plus fine devrait permettre de cerner les articulations les
plus minimes d’un plan à l’autre, d’une séquence à une autre, d’une scène à une
autre.

3.2.1 L’apport de l’étude sémiologique de Christian Metz

Dès ses débuts, l’étude de la sémiologie cinématographique s’est intéressée au


narratif, en impliquant des préoccupations d’ordre narratologique. Parler du récit
filmique sans tenir compte des éléments diégétiques qui le compose, c’est-à-dire
d’un découpage syntagmatique, ou découper le film en unités de significations
sans tenir compte de ce qui se raconte, c’est examiner des signifiés sans tenir
compte de leurs signifiants, c’est opérer sur des signifiants sans signifiés, puisque
le propre du film narratif est de narrer. Christian Metz, dans son essai sur La
grande syntagmatique du film narratif123 fait une proposition de segmentation
du film selon laquelle « un film de fiction se divise en un certain nombre de
segments autonomes »124. Metz renforce son idée en affirmant que tout segment
filmique, qui est une subdivision de premier rang, est une division directe du film,
et non pas une subdivision d’une partie d’un film quelconque. L’intérêt de cette
division syntagmatique est d’offrir un outil permettant de décrire la structure
temporelle d’un film et de schématiser la façon dont le récit articule la
temporalité. Metz considère que cette division doit s’articuler autour de six
grands types dont cinq d’entre eux sont des unités formées de plusieurs plans, dit
syntagmes. Ils se distinguent en scène, séquence, syntagme alternant, syntagme
fréquentatif et syntagme descriptif. Le sixième type englobe les segments
autonomes qui sont des syntagmes qui se définissent en un seul plan (ou plan
autonome). Nous allons voir maintenant, et de façon sommaire, chacun des
syntagmes proposés par Metz.
o La scène est une unité ressentie comme « concrète », elle est analogue à
celle qu’offre « le théâtre ou la vie ». C’est un syntagme linéaire continu

volets ou de rideaux, la fermeture de l’iris, les blancs dans le film, les intertitres. Soit par des signes qui peuvent
servir de repérage dans la séparation des séquences, mais dans ces cas, les séquences ne sont pas forcément
séparées par ces signes plus ou moins visibles, comme le passage d’un décor à un autre, la fermeture d’une porte
ou bien le découpage des dialogues, etc.
123 METZ, Christian, « La grande syntagmatique du film narratif », Communications 8, pp. 126-130.
124 Ibidem. En linguistique, et pour aider à mieux comprendre les propos de Metz, le syntagme désigne un

groupe de morphèmes ou de mots qui se suivent avec un sens, et qui forme une unité dans une organisation
hiérarchisée de la phrase (ex. syntagme verbal, syntagme nominal).

97
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

qui se définit par la coïncidence chronologique entre ce qui se passe à


l’écran et la temporalité de la fiction. On dira, qu’une scène se constitue de
plusieurs plans consécutifs, liés par une unité temporelle continue, et
qu’elle produit un effet de continuité spatio-temporelle où le découpage
en plusieurs plans (signifiant fragmentaire) ne détruit pas son unité
(signifié unitaire). Selon Metz: « Les hiatus spatiaux ou temporels à
l’intérieur de la scène sont des hiatus de caméra, non des hiatus
diégétiques »125. Même si un changement de plan induit une altération
d’espace ou de temps, il n’y a pas pour autant un changement de scène,
pour cela il faudrait que le temps filmique ne concorde plus avec le temps
de l’histoire.
o La séquence est une unité plus inédite, plus spécifiquement filmique selon
Metz. Elle se définit, par exemple, par une action complexe qui se déroule
en plusieurs lieux mais qui saute les moments inutiles. Dans la séquence,
les moments « sautés » sont sans importance pour l’histoire, et
contrairement à la scène, la séquence n’est pas le lieu où coïncident le
temps filmique et le temps diégétique.
o Le syntagme alternant repose sur la narration et à pour objectif le
rapprochement des différents moments de l’action. Selon Metz, et suivant
la nature de la dénotation temporelle, il existe trois sous-types de
syntagmes alternants :
• Metz explique que lorsque le signifié de l’alternance est
l’alternance diégétique même, il s’agit là d’un montage alternatif.
C’est le cas dans un duel, lorsque par exemple deux cow-boys sont
cadrés successivement au moment où ils reçoivent le tir de l’autre.
• Par contre, quand le signifié de l’alternance reste dans la
simultanéité diégétique, il s’agit là, d’un montage alterné. C’est le
cas dans les séquences de poursuites aériennes où le plan du
poursuivi suit celui du poursuivant, et ainsi de suite.
• Finalement, dans le montage parallèle, il y a abandon du sens
dénoté, le signifié de l’alternance n’a aucun rapport avec
l’alternance diégétique. Ici, les actions rapprochées s’utilisent
pour additionner des signifiants diégétiques, comme dans
l’alternance entre le bon et le vilain ou le riche et le pauvre dans

125 METZ, Christian, « La grande syntagmatique du film narratif », Communications 8, p. 127.

98
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

« Naissance d’une Nation » de David Wark Griffith, (The Birth of


a Nation, 1915).
o Montrer un syntagme fréquentatif c’est mettre sous nos yeux ce que nous
ne pourrons jamais voir au théâtre, ou dans la vie, c’est-à-dire mettre sous
nos yeux « un processus complet, regroupant virtuellement un nombre
indéfini d’actions particulières qu’il serait impossible d’embrasser du
regard, mais que le cinéma comprime jusqu’à nous l’offrir sous une forme
quasiment unitaire »126.
Dans les quatre types de syntagmes précédents (scène, séquence, syntagme
alternant et syntagme fréquentatif), la succession des images à l’écran, le lieu du
signifiant, correspondent toujours à une forme de rapport temporel dans la
diégèse, c’est-à-dire au lieu du signifié.
o Au contraire, dans le syntagme descriptif, « les agencements temporels
du signifiant ne correspondent à aucun agencement temporel du signifié,
mais seulement à des agencements spatiaux de ce signifié »127. Dans ce
cas, la succession d’images correspond uniquement à des séries de co-
existences spatiales entre les faits présentés et n’oblige pas à un rapport
de temporalité.
o Finalement, le syntagme autonome ou le plan autonome est le plan
séquence par excellence, qui comporte également certaines images
d’insertions, qui se définissent par des inserts.
La grande syntagmatique de Christian Metz ne peut se réaliser que de deux
façons : soit par le recours au montage proprement dit, la façon la plus classique,
soit par le recours à des formes d’agencement syntagmatique plus subtiles dans
lesquelles par exemple, d’autres syntagmes narratifs viendraient se greffer dans
un plan-séquence plus long. Ou encore, comme dans un syntagme descriptif où la
description serait faite en un seul plan, se superposant ainsi au syntagme
autonome.

3.3 L’espace du récit filmique

On peut vider l’image cinématographique de toute réalité, sauf d’une : celle de l’espace.
André Bazin, 1985.

Lorsque nous abordons la question du récit filmique, il est inévitable de faire


référence à la notion d’espace, puisque toutes les formes narratives d’un récit

126 Ibidem.
127 Ibidem.

99
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

s’inscrivent dans un cadre spatial susceptible d’accueillir une action quelconque.


Le langage du cinéma, en tant qu’art de la représentation, est ainsi, bel et bien de
nature spatiale. L’image, en tant qu’unité de base de tout récit filmique, est déjà,
elle aussi un signifiant éminemment spatial. André Gardies dira que « l’image
mouvante est avant tout organisation mobile d’un espace bidimensionnel. Sans
espace, point de cinéma »128. C’est la raison pour laquelle, l’espace de l’image
vient avant son unité temporelle : « Et, puisque le photogramme vient avant la
succession de photogrammes, la temporalité au cinéma doit effectivement
s’appuyer sur l’espace pour arriver à s’inscrire au sein du récit »129.

Il existe deux types d’espaces au cinéma. Un espace qui se matérialise par


l’impression du réel sur une surface déterminée et un autre qui joue sur des
mouvements temporisés d’une image mouvante. Les deux jouent l’éternel combat
de « l’espace contre l’espace », pour reprendre l’expression de Raymond
Bellour130. D’un côté, l’espace configure le plan, cette surface bidimensionnelle
fixe qui se construit selon des règles de composition et de succession - condition
du discours cinématographique - et traduit l’unité de la prise de vue qui
comprend la distance qui sépare la caméra de l’objet qu’elle filme. D’un autre, il le
défit, puisque les jeux sur le mouvement (de la caméra et de l’image) contribuent
à gérer des distances, entre ce qui filme et ce qui est filmé, toujours variables et
mobiles.
Dans l’espace filmique, le récit peut décrire à la fois et en même temps l’action et
le cadre dans lequel celle-ci se déroule. C’est bel et bien un avantage par rapport
au récit scriptural qui oblige à opérer un découpage des scènes de l’histoire qu’il
raconte, et à sacrifier, parfois, des informations de nature spatiales, dans une
dimension plutôt descriptive que narrative. Il est ainsi difficile, dans la langue
écrite, de faire synchroniser la description spatiale avec la narration, la
simultanéité y est (presque) impossible. Même lorsque deux événements ont lieu
dans un même espace, la description des faits doit se rédiger dans la succession.
Dans le récit filmique, grâce à la succession des images et au cadrage des plans,
on nous donne à voir le monde diégétique et simultanément l’espace constitutif
de ce monde. On nous décrit et raconte en même temps. Il ne s’agit pas là que
d’une affaire de captation du réel, de l’espace physique, mais plutôt de sa
signification, de faire signifier l’espace de référence.
Avec le récit filmique, l’espace est toujours présent, représenté par des
informations narratives relatives aux coordonnés spatiales. Nous pourrions dire

128 GARDIES, André, Le récit filmique, p. 69.


129 GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique, p. 79.
130 BELLOUR, Raymond, L’analyse du film, pp. 64-72.

100
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

qu’il est toujours question de multiplicité d’informations topographiques. Si l’on


dit ou écrit : « La femme qui passe dans la rue vient de me faire signe », on ne se
réfère à aucune information contextuelle sur l’aspect de la rue ou de la femme, ni
sur le type de signe que vient de nous faire le personnage femme. Dans le cas où,
par une image ou une séquence de photogrammes, nous apercevons cette même
femme, nous faisant signe, traverser la rue, nous saurons aussitôt si la rue est
étroite ou large, s’il existe des voitures, des maisons, s’il s’agit d’une rue dans une
ville habitée ou déserte, à la campagne, si la femme traverse la rue en diagonal ou
sur un passage piétons, si elle est blonde ou brune, haute, maigre, etc. 131

3.3.1 Le champ et le hors-champ

Le Meunier et le Ramoneur (« Miller and Sweep », 1898), film de George Albert


Smith décrit l’action suivante :
• Devant un moulin-à-vent, un meunier porteur d’un sac de farine et un
ramoneur porteur d’un sac de suie se heurtent accidentellement. Il en
résulte une bagarre entre les deux hommes. Subitement, la farine du
meunier blanchit le ramoneur et la suie du ramoneur noircit le meunier.
Après une bagarre vigoureuse, les deux artisans s’enfuient hors du cadre,
et c’est à ce moment-là que toute une foule de gens, dont la présence hors
champ n’était pas perceptible auparavant, traverse le champ à la poursuite
des deux protagonistes. Le film se termine lorsque la foule est entièrement
sortie de l’encadrement.
L’image qui s’affiche sur l’écran est un « espace filmique » qui est défini par un
espace à la fois imaginaire et réel que le spectateur se doit de reconstituer. Cet
espace, formé par le contenu de l’image (et du son) à l’intérieur du cadre visuel,
c’est le champ de l’image. Selon Étienne Souriau, l’espace représenté, c’est-à-dire
l’espace profilmique « est tout ce qui s’est trouvé devant la caméra et a
impressionné la pellicule »132. C’est le champ de l’image, délimité par le cadre de
la caméra et par son corollaire, l’espace du tournage. Dans le film de George
Albert Smith, la sortie des artisans du cadre, l’entrée de la foule qui surgit du rien,

131 Dans l’image filmique, cette séquence de photogrammes juxtaposés qui défile à une cadence contrôlée, il est
difficile d’isoler l’action du cadre situationnelle où celle-ci a lieu. Mais, selon François Jost et André Gaudreault,
il existe tout de même plusieurs stratégies visuelles et narratives qui vont contre cette condition : D’abord,
lorsque l’action se produit dans une relative obscurité comme dans la première séquence de Platoon d’Oliver
Stone (1986). C’est une image qui nous fait doutée et nous bascule vers l’incertain - où se trouve ce soldat apeuré
? Ou bien, lorsque la bande-image est remplacée momentanément par de l’amorce noire, formulant une certaine
fonction diégétique voulue, comme dans le passage d’un train dans un tunnel, ou dans le film de José César
Monteiro, Blanche neige (Branca de neve, 2000). Puis, lorsque le décor disparaît afin de, par exemple, rendre
l’action à montrer encore plus proéminente, en détachant ainsi l’action de son cadre situationnel par le biais de
syntagmes autonomes ou inserts. Finalement, lorsqu’il y a succession de plans rapprochés, privant le spectateur
de coordonnées spatiales précises. Ainsi dans certains passages de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov
(Chelovek s kinoapparatum, 1929) (GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique, pp.
82-83).
132 SOURIAU, Étienne (sous la direction de), L’univers filmique, Flammarion, 1953, p. 8.

101
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

puis sa sortie du cadre profilmique met en œuvre des espaces contigus à l’espace
écranique133. L’ensemble des éléments visuels, des personnages et du décor, qui
ne sont pas inclus dans le champ mais qui lui sont tout de même rattachés
imaginairement par le spectateur, se définit par le hors champ.

Le cadre de l’image balance entre deux arrangements : d’un côté il est


autosuffisant et se centre sur lui-même, de l’autre, il s’ouvre sur l’extérieur, sur
son dehors visuel ou sonore. Si l’espace représenté est le champ de l’image cadré,
l’espace « constitué par tout ce que l’œil perçoit sur l’écran »134, le hors champ
aura comme espace diégétique tout ce qui n’est pas montré ou tout ce qui reste
absent à l’image. C’est ce que l’on n’entend pas et ne voit pas, mais qui reste
parfaitement présent. Dans un texte ancien de 1967, et réédité en 1986, Noël
Burch propose, à l’aide d’une approche structurelle de l’espace, notamment celle
du hors champ, une division en six segments distincts. Il associe les quatre
premiers segments aux quatre bords du cadre : « ce sont des projections
imaginaires dans l’espace ambiant des quatre faces d’une pyramide »135. Ces
quatre segments se situent du côté de l’énoncé et deviennent un élément
profilmique puisque tout ce qui pénètre dans le champ est normalement récupéré
au plan diégétique. Selon Burch, les segments inférieur et supérieur
n’interviennent qu’en cas de plongée ou de contre-plongée extrême. Le cinquième
segment se situe derrière la caméra, il se distingue des quatre premiers espaces
autour du cadre, les personnages y accèdent généralement en passant juste à
gauche ou à droite de la caméra. Ce cinquième segment représente l’espace dans
lequel se tiennent les divers intervenants de la production d’un film. Tout ce qui
se trouve derrière le décor, derrière un personnage ou derrière l’horizon constitue
le sixième segment : « On y accède en sortant par une porte, en contournant
l’angle d’une rue, en se cachant derrière un pilier… ou derrière un autre
personnage. À l’extrême limite, ce segment d’espace se trouve derrière
l’horizon »136. Selon Burch, c’est surtout le champ « vide » qui attire l’attention
sur ce qui se passe hors champ. C’est plutôt lorsqu’une sortie de champ laisse un
vide dans l’image que le hors champ est pris en compte ou bien, lorsque le regard
d’un personnage nous dirige vers un espace qui n’est pas présent à l’écran, ou
encore lorsqu’une partie de son corps est coupée par le cadre.

133 Dans les premiers films des frères Lumière, toute l’action diégétique se passait dans le champ de l’image,
c’est-à-dire dans l’espace filmé par l’optique de la caméra. Cela s’expliquait, d’une part, par l’immobilité d’une
caméra qui n’avait pas encore les moyens de se déplacer, et d’autre part, par le fait qu’il fallait absolument
montrer aux yeux des spectateurs toute l’action afin de donner un sens aux images.
134 BURCH, Noël, Une praxis du cinéma, p. 39.
135 Idem.
136 Ibidem.

102
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Jost et Gaudreault propose un septième segment, celui qui émane du son, et plus
particulièrement sous la forme de la musique et du commentaire en voix-off,
puisque ce type de narration ne fait aucunement partie de la diégèse du récit
montré137.

Selon ces premières approches, le hors champ est donc cet espace qui reste hors
du cadre de l’image mais qui le complémente et le complète. Pour Jacques
Aumont, bien qu’il définisse le hors champ comme « l’ensemble des éléments
(personnages, décors, etc.) qui, n’étant pas inclus dans le champ, lui sont
néanmoins rattachés imaginairement, pour le spectateur, par un moyen
quelconque », il s’agit plus d’une question temporelle que d’une question spatiale.
Il affirme que : « si le champ est la dimension et la mesure spatiales du cadrage,
le hors champ est sa mesure temporelle »138. Pour Aumont, c’est dans le temps
que se déploient les effets du hors champ. C’est le lieu du potentiel et du virtuel :
« lieu du futur et du passé, bien avant d’être celui du présent »139. Le destin du
hors champ est celui de devenir champ, de se montrer au spectateur. Le jeu sur
l’espace narratif y est très particulier. Passer du hors champ au champ, c’est passé
de l’avant au maintenant, de l’après au maintenant, du dehors au dedans.
Du point de vue narratif, la sortie du champ est la façon la plus évidente de
marquer l’importance du hors champ. Lorsque la caméra était encore immobile,
le rapport à l’espace se faisait par le mouvement des personnages dans l’espace
diégétique. Avec la mobilité de la caméra, le récit filmique prend de l’ampleur.
Non seulement la caméra bouge entre les différents plans du récit, mais le
mouvement se fait également en cours de plan grâce à des panoramiques ou
travellings. Ainsi, le mouvement de l’espace dans l’espace laisse entrevoir les
limites spatiales du cadre et de l’image. Par exemple, soit le personnage sort du
cadre et rentre dans le hors champ, soit c’est la caméra qui bouge et le fait
disparaître, soit encore, c’est un changement de plan (plan d’ensemble -> gros
plan) qui situe ce même personnage hors champ.

3.3.2 L’identité et l’altérité spatiale

C’est par cette mobilité de la caméra et grâce à la variation des plans que le
montage autorise la construction de différents types de rapports spatiaux.
Le raccord narratif a deux niveaux de signification spatiale :

137 GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique, p. 84.


138 AUMONT, Jacques, L’œil interminable, p. 30.
139 Ibidem.

103
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

o L’identité spatiale existe lorsqu’un chevauchement partiel d’un plan sur


l’autre représente deux segments du même espace diégétique. Elle se
laisse voir par l’utilisation du raccord en plan rapproché ou en gros plan,
lorsque le second plan montre un détail du premier. Ou en sens inverse,
lorsqu’on passe d’un plan rapproché à un plan moyen en montrant le
détail avant l’ensemble. Le travelling et le panoramique appartiennent
également à cette catégorie où l’évidence des raccords spatiaux crée un
espace-temps juxtaposé.
o À contrario, l’altérité spatiale joue sur la contiguïté et la disjonction.
• Lorsque l’espace montré dans le second plan se situe dans le hors
champ immédiat du premier plan, il y a une communication
visuelle immédiate qui suggère au spectateur une continuité
directe entre les deux segments. Il s’agit là d’une première
manifestation de l’altérité, c’est-à-dire d’un rapport de contiguïté.
C’est le cas de figure traditionnel de la conversation champ-
contrechamp, lorsque la caméra réunit dans un deuxième plan un
premier personnage qui vient à peine de sortir du champ au plan
précédent.
• Lorsque la séparation de deux segments spatiaux se fait par
l’intermédiaire d’un obstacle, il s’agit d’une altérité spatiale en
disjonction. C’est le cas lorsque l’on passe d’une chambre à une
autre dans un espace séparé par un mur ou par une porte. La
disjonction s’articule entre deux types d’espaces : soit par le
raccord entre deux espaces lointains, c’est la disjonction distale,
soit par deux espaces rapprochés, c’est une disjonction proximale.
• Il y a donc, disjonction proximale, lorsque nous
rapprochons, par exemple, par le biais du montage, deux
espaces non contigus (ex. un grand plan d’un espace
lointain, aperçu sous la perspective d’une paire de jumelles).
Les deux segments spatiaux sont montrés comme
relativement disjoint, mais ils restent proches dans la
diégèse.
• La disjonction distale se projette dans un second plan qui
montrerait un ailleurs que l’on ne peut pas réduire à l’espace
évoqué dans le plan premier. C’est le cas lorsque, dans un
premier plan, l’espace filmique représente un personnage

104
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

dans sa chambre, et dans le plan suivant on nous le montre


sur le quai d’une gare.
Gaudreault et Jost prennent également en compte les informations sonores,
considérant les bruits et la musique comme des indices de construction de
l’espace. Par exemple, lorsque les bruitages sont en continuité, donnant
l’impression d’avoir affaire à une articulation des plans par contiguïté, même si
ceux-là ne sont pas diégétiques.

Au niveau de sa construction, l’espace joue sur deux éléments fondamentaux : le


plan et la séquence. Le plan pose les conditions nécessaires aux règles de
compositions de l’image, c’est-à-dire au photogramme. La bidimensionnalité de
la surface de l’image se convertit, en raison des lois optiques et du code de la
perspective, en un espace tridimensionnel. Influencée par la photographie,
l’image affichée à l’écran envisage des problèmes classiques de composition :
« équilibre/déséquilibre, symétrie/asymétrie, dominantes chromatiques, lignes
de forces, verticalité/horizontalité/oblique, points forts du cadre, répartitions des
masses, travail sur les différents plans de profondeur, sources de lumière,
etc. »140. C’est à travers la séquence que l’espace diégétique prend forme, sous sa
double relation entre le champ et le hors champ, entre le sonore et le visuel. La
construction séquentielle de l’espace diégétique trouve toute sa signification dans
la réunion de plusieurs unités de plans. Comme le souligne Gardies : « il ne s’agit
pas seulement d’agrandir l’espace physique, (…) il s’agit d’en faire varier son
sens »141. C’est pourquoi, l’espace diégétique s’appuie sur l’articulation entre le
visible et le non visible, entre l’audible et le non audible.

Pour Eric Rohmer, Friedrich Wilhelm Murnau est sans doute le cinéaste qui « a
su organiser l’espace de ses films de la façon la plus rigoureuse et la plus
inventive »142 . D’après son étude sur Faust, l’espace au cinéma pourrait se
distinguer selon trois notions différentes :
o L’espace pictural, qui se définit par « l’image cinématographique, projetée
sur le rectangle de l’écran - si fugitive ou mobile qu’elle soit -, [et qui ] est
perçue et appréciée comme la représentation plus ou moins fidèle, plus ou
moins belle de telle ou telle partie du monde extérieur »143. Ce type
d’espace fait référence à la photographie, aux éclairages, au dessin, aux

140 GARDIES, André, Le récit filmique, p. 74.


141 Op. Cit., p. 76.
142 ROHMER, Eric, L’organisation de l’espace dans le “Faust” de Murnau, p. 9.
143 Op. Cit., p. 11.

105
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

formes du réel. Bref, au travail du cinéaste, dont les techniques


photographiques représentent une de ses démarches.
o L’espace architectural fait référence aux parties du monde, naturelles ou
fabriquées, pourvues d’une existence objective. Il peut également être
l’objet d’un jugement esthétique. Selon Rohmer, « c’est avec cette réalité
que le cinéaste se mesure au moment du tournage, qu’il la restitue ou qu’il
la trahisse »144. L’espace architectural fait référence à la mise en scène, aux
décors, aux objets et aux costumes.
o L’espace filmique ou plutôt « l’espace virtuel reconstitué dans l’esprit du
spectateur » se définit à l’aide d’éléments fragmentaires fournis par le
film. Il fait référence aux techniques de montage et de découpage, aux
jeux de la nature et de l’acteur.
Les trois types d’espaces proposés par Rohmer correspondent en fait à trois
modes d'appréhension et de réception des spectateurs vis-à-vis de la matière
filmique.

3.3.3 L’espace du spectateur

Considérer l’espace filmique comme un espace purement diégétique nous


enferme dans une notion d’image rattachée à l’écran. L’espace de la salle de
projection est un tout autre espace. C’est d’abord l’espace d’un spectateur qui
s’inscrit au sein du dispositif cinématographique. C’est là où se trouve impliqué le
spectateur, c’est la corrélation entre le moment de la projection et celui de la
réception, c’est là où se joue un investissement cognitif et affectif. C’est un espace
spectatoriel selon Gardies, dans cet espace, le film n’est fini que lorsqu’il se
projette devant son spectateur.
Dans la salle de projection, le dispositif cinématographique offre un espace
structuré et agencé sous une fonction éminemment transformatrice du sujet qui
fait l’épreuve de la réalité. Ce sujet, le spectateur, devient ainsi apte à participer
activement à la réception du récit filmique. L’espace diégétique est alors ordonné
par rapport à la vision du spectateur : la vision frontale de l’écran permet de
comprendre la disposition des objets et des personnages du récit filmique, et
l’implique dans le monde diégétique. Le spectateur, contraint par son espace
physique (numéro de son siège dans la salle, frontalité de l’écran, obscurité de la
salle, position assise), assiste à une projection d’un autre espace, élaboré en
fonctions des lois optiques et de la perspective. L’« ici » et le « maintenant » du

144 Op. Cit., p. 11.

106
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

spectateur rejoint ainsi le « ici », le « là » et l’« ailleurs » de l’espace diégétique du


film.

3.4 Le temps du récit filmique

Albert Laffay admettait, en 1964, que « tout est toujours au présent au


cinéma »145. Lorsque nous rentrons dans une salle de cinéma et que le film a déjà
commencé, rien ne nous permet de dire si la scène qui se laisse voir à l’écran est
un retour en arrière (un flashback) dans la diégèse ou si, au contraire, elle
appartient à la suite chronologique des événements racontés jusque-là. Dans ce
cas, le déroulement du récit est dans l’« ici et maintenant » du spectateur en
retard, l’image filmique nous donne ainsi l’impression de suivre l’action « en
direct » et au présent.
Par contre, Christian Metz remarquera que si l’image filmique est toujours au
présent, comme l’affirme Laffay, le film lui, serait toujours dans le passé. Selon
Metz, le récit filmique raconte au spectateur un maintenant qui c’est passé avant
pour la seule raison qu’il est l’enregistrement d’une action qui a été. On remarque
clairement que ces deux temporalités cinématographiques jouent sur deux
réalités distinctes : d’un côté il y a « la chose filmée », et de l’autre « la réception
de la chose filmée ». Il y a le temps de la chose racontée et le temps de la
monstration.
Admettre que l’image mouvante est au présent nous renvoie à une simplification
que Gaudreault et Jost contrarient en la caractérisant plutôt par sa valeur
imperfective. Ils ajoutent que « l’image cinématographique se définit donc moins
par sa qualité temporelle (le présent) ou modale (l’indicatif) que par cette
caractéristique aspectuelle qui est d’être imperfective, de montrer le cours des
choses »146. Selon Gardies, il est exact que l’image mouvante montre le cours des
choses, mais elle le fait en inscrivant ce mouvement dans la constante
transformation qui l’anime, c’est-à-dire dans la durée continue.

L’image cinématographique montre le procèssus narratif en train de s’accomplir,


même si celui-ci renvoie à un moment achevé de la réalité, c’est-à-dire au temps
de l’enregistrement. Cette image, reflet du temps, transpose le temps du
phénomène qui s’est joué devant la caméra, au temps de sa restitution et de son
visionnage. Comme le remarquent Gaudreault et Jost : « même lorsque les mots
nous présentent les événements comme révolus, la bande visuelle ne peut nous

145 LAFFAY, Albert, Logique de cinéma, Paris, édition Masson, 1964, p. 18.
146 GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique, p. 103.

107
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

les montrer qu’en train de se faire »147 . Ou comme le réfère Gardies : « Ce que je
vois sur l’écran - ce jeu d’ombre et de lumière, ces divers mouvements - a bien
lieu maintenant, au moment où je le perçois »148. C’est pourquoi, avec le cinéma,
le temps est toujours un temps qui est en train de s’accomplir, même s’il s’agit de
montrer un temps passé de l’histoire ou un temps à venir.

Plusieurs constructions discursives sont souvent conçuent afin de reconnaître à


quel temps le récit se dédie. Il n’est toutefois pas toujours évident de les repérer,
car la suite chronologique des événements diégétiques du récit ne se restreint pas
toujours à l’axe temporel de la réalité. Est-ce que le temps que l’horloge affiche à
l’écran est le temps du récit représenté ? Est-ce que la date du calendrier fixé au
mur correspond au moment de l’histoire racontée ? Dans quel temps se situe
cette scène en noir et blanc ? Et ce voyage intergalactique ? Nous l’avons déjà
dit : tout récit filmique met en place une double temporalité : la temporalité des
événements racontés et celle qui se réfère à l’acte même de raconter, à sa
narration. Cette constatation avait déjà été avancée par Gérard Genette dans son
étude sur la narratologie littéraire. Genette proposait une étude sur la temporalité
du récit, notamment du récit romanesque, c’est-à-dire sur un médium qui ne met
en jeu qu’une seule matière d’expression, le texte écrit. Il était question de savoir
quelle était la place de la diégèse, l’univers construit par la fiction, par rapport à la
chronologie supposée par l’histoire. Bref, de confronter la succession
d’événements présumés par la diégèse à l’ordre de leur représentation dans le
récit. Dans son étude, il se demandait également quelle était la durée des
différents segments narratifs dans l’évolution du récit par rapport à l’histoire
racontée, en comparant le temps des événements dans la diégèse et le temps que
l’on met à les raconter. Et finalement, il était question de savoir s’il existait des
moments de répétition et combien de fois ceux-ci se répétaient dans la diégèse.
Ou plutôt, quel était le nombre de fois que tel ou tel fait était rappelé par le récit,
par rapport au nombre de fois qu’il était supposé apparaître dans la diégèse. Nous
verrons par la suite, comment ces stratégies peuvent être analysées sous le
modèle du récit filmique.

3.4.1 Ordonner le récit filmique

Il existe deux façons élémentaires de rapporter un événement quelconque, de le


raconter à quelqu’un : soit l’ordre chronologique dans lequel l’événement est
censé se passer est respecté, soit il ne l’est pas, créant ainsi des distorsions

147 Op. Cit., p. 103.


148 GARDIES, André, Le récit filmique, p. 86.

108
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

temporelles dans la narration ou des anachronies pour reprendre le concept de


Genette.
Nous l’avons déjà vu, pour Genette, l’analyse temporelle d’un texte littéraire
consiste avant tout à en dénombrer les segments selon les variations de position
dans le temps diégétique149. C’est-à-dire, à étudier les rapports de succession des
événements dans l’espace-temps dans lequel se déroule l’histoire proposée par un
récit fictionnel. Même lorsqu’il respecte l’ordre des événements, le temps du récit
apparaît toujours en décalage par rapport au temps de la diégèse. Ce qui a été
enregistré auparavant ne peut être visionné qu’après. Évidemment, le temps
diégétique sera toujours distinct du temps spectatoriel (sauf, cas ultime, lorsque
le récit filmique est reconstitué en « temps réel »150).

Nous constatons un écoulement du temps, que ce soit dans une œuvre littéraire,
dans un film ou dans la vie même. Cet écoulement est souvent décrit par un
déplacement de gauche à droite, d’un point déterminé (P) sur un axe temporel (x-
y). Par exemple, c’est l’image que nous nous faisons d’un avion au milieu de son
trajet Paris - New York. Le point (P) représente l’instant dans lequel s’organise le
récit (là où se trouve l’avion), c’est un point au présent pour le spectateur (et pour
les passagers de l’avion) qui met en relation d’autres points rétrospectifs (le
départ de Paris) ou prospectifs du récit (l’arrivée à New York). Évoquer a
posteriori un événement antérieur au point (P), c’est décrire, selon Gérard
Genette, une analepse (du grec –lepse, prendre + ana-, après). C’est suspendre le
cours du récit pour rapporter des événements ayant eu lieu préalablement. Au
contraire, appeler un événement postérieur au point (P), qui arrive avant sa place
normale dans la chronologie, c’est montrer une prolepse (du grec - lepse, prendre
+ pro-, après). Autrement dit, c’est rapporter maintenant des événements qui
auront lieu plus tard151 (voir figure 10, plus bas). Pour Pierre Beylot,

« la rétrospection ou l’anticipation peuvent se manifester


uniquement par le biais d’une voix over qui évoque des
événements passés ou à venir, tandis que le flash-back ou

149 Pour Tzvetan Todorov, l’ordre temporel existe uniquement lorsque la causalité reste étroitement liée à la
temporalité. Todorov distingue plusieurs cas de figure : soit c’est une transgression temporelle issue d’une
rupture entre le temps de l’énoncé et le temps de l’énonciation, soit c’est une inversion temporelle qui prend
place lorsque la fin de l’histoire est racontée avant son début, soit ce sont des visions stéréoscopiques qui
racontent des récits successifs du même événement par un ou plusieurs personnages.
150 Comme pour La corde (The rope, 1999) d’Alfred Hitchcock qui prétend ainsi simuler, à travers des astuces

trompeuses, le temps du déroulement du récit avec celui de son visionnage.


151 L’utilisation de ces termes (analepses et prolepses) a été préférée par Genette afin d’éviter des termes à

connotations trop psychologiques comme « rétrospection » et « anticipation », ou une utilisation qui serait trop
liée à l’analyse de l’image mouvante, comme pour les termes « flash-back » et « flash-forward ».

109
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

le flash-forward désignent la représentation audiovisuelle


de ses événements »152.

Le flash-back (terme désignant une analepse littéraire, mais préféré pour le récit
filmique) est plutôt attribué à la subjectivité d’un personnage du récit filmique,
tandis que le flash-forward (terme, désignant une prolepse littéraire mais, préféré
pour le récit filmique) constitue de préférence une intervention du cinéaste.
Dans les films des premiers temps, c’était grâce au récit écrit que le spectateur
appréhendait les diverses anachronies, les retours en arrière, les sauts en avant,
leur portée et amplitude. Un carton (intertitre) avec l’inscription « Dix ans plus
tôt… » suffisait pour que les images qui lui suivent assurent un premier statut
analeptique. Par exemple dans Un chien andalou (1928) de Luis Buñel et
Salvador Dali, l’utilisation du carton « Seize ans avant » joue ironiquement sur le
temps de la fiction. C’est également le cas pour le carton « Un soir, j’avais résolu
de m’approcher du palais où fut assassiné le sultan Nadin (…) », proposé dans le
film La Sultane de l’amour (1918) de Charles Burguet et René Le Somptier. Idem,
dans le cinéma postmoderne où les sauts temporels proposés par Wong Kar Wai
dans 2046 (2004) avec l’inclusion d’intertitres tels que « Mille heures plus tard »,
« Une heure plus tard », « Cent heures plus tard », « Dix-huit mois plus tard »
font varier le temps chronologique de la diégèse vers des moments futurs précis.
D’autres techniques narratives sont toutefois également utilisées pour exprimer,
par exemple, le retour au passé. Souvent, le regard dans le vide d’un personnage,
vers l’un des côtés du cadre ou vers l’infini de l’horizon, combiné à un fondu au
noir ou une surimpression d’une image en noir et blanc, suffisait.

Le flash-back dans le récit filmique se caractérise, du point de vue diégétique, par


un retour en arrière qui combine deux éléments diégétiques essentiels : d’un côté,
un récit verbal et de l’autre une représentation visuelle des événements racontés
par un narrateur. Dans le récit filmique, le flash-back commence par une ou deux
phrases qui cèdent la place à la visualisation d’un épisode quelconque. Prenons
par exemple un récit filmique qui nous montre Hélène, une femme dans un lit
d’hôpital et la voix d’un narrateur qui nous raconte en voix-off : « C’était dans
cette rue étroite qu’Hélène s’insinua. Elle pensait lui avoir échappé… ». Après un
retour en arrière, qui comporte une certaine portée mesurable à l’aune du
premier commentaire et une amplitude plus ou moins grande, qui nous montre
une scène de poursuite entre Hélène et un homme dont on ne connaît pas encore
l’identité, le récit filmique revient au moment de la coupe temporelle. On aperçoit

152 BEYLOT, Pierre, Le récit audiovisuel, p. 162.

110
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

alors Hélène allongée sur le lit et le récit continue à partir de cet instant, et ce
n’est qu’à ce moment-là que « l’analepse filmique » (d’après Genette) s’accomplit.
Il se peut que le retour au passé ait une amplitude qui comprend presque tout le
film, sauf les premiers plans du début, qui sont généralement au présent. Dans ce
cas, le récit filmique raconte comment tel ou tel personnage s’est retrouvé dans la
situation motivée par la proposition initiale, ou dans un autre cas extrême dans
lequel le récit filmique est pris dans une analepse continue. C’est le cas du film de
Gaspar Noé, Irréversible (2002) où les événements sont racontés en sens inverse.
C’est également le cas du film de Christopher Nolan, Memento (2000) qui, de
flash-back en flash-back, embrouille le spectateur au point de ne plus savoir quel
segment du récit est un retour en arrière ou bien un événement présent. Dans ces
deux cas, l’ordre séquentiel du récit rétrospectif ou prospectif reproduit le
déroulement supposé du temps diégétique (nous retrouvrons, au sixième
chapitre, ces deux exemples, pour analyser le potentiel interactif du récit filmique
postmoderne).
Le cas le plus fréquent du flash-back est celui de la boucle analeptique. Il se laisse
voir lorsque le récit analeptique revient sur ses pas. Plus précisément, lorsque le
récit, après avoir fait un détour plus ou moins long dans le passé, retourne au
point d’origine et le devance pour raconter les événements suivants. Lorsque cette
boucle analeptique intervient de façon récurrente, elle permet, selon Beyrot de :
« rapporter des événements passés selon différents points de vue ». Il en est ainsi
dans Élephant (2003) le film de Gus Van Sant où le massacre de Colombine est
évoqué par une série de flash-backs des différents personnages du récit. La
circularité de l’analepse induit, dans ce cas, une conséquence originale de
répétition du récit dans un système simultané d’un montage répétitif à variations.

Cependant, et parce que le récit filmique a une temporalité spécifiquement


cinématographique, il se peut que tous ces indices sémiotiques soient insuffisants
pour comprendre certaines anachronies. Imaginons que l’on mélange deux
temporalités diégétiques différentes, d’une façon qu’un roman ne peut pas
rendre, c’est-à-dire que l’on se situe à la fois dans le passé et le présent grâce à
une image qui rend compte d’une histoire passée et d’une musique qui se situe
dans l’instant présent de ce que raconte cette même histoire. Il peut également
s’agir d’un personnage situé dans un flash-back qui raconte ce qu’il lui arrive dans
le présent. Il en est ainsi dans le film de Woody Allen, Annie Hall (1977) où l’on
nous montre des scènes au passé avec intrusion du présent, lorsque les
personnages Alby Singer et Annie se rappellent de leurs camarades de classe et
interviennent dans le flash-back pour savoir ce qu’ils sont devenus.

111
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Figure 10. Les anachronies filmiques (d’après l’étude de G. Genette).

Trouver, dans un récit filmique, un événement raconté avant sa place dans la


chronologie temporelle de la diégèse, devient beaucoup plus difficile. Les sauts en
avant, ou flash-forward, sont beaucoup plus rares et parfois difficiles à
appréhender. Reprenons notre point (P) placé sur l’axe temporel x-y, et un autre
point (N) situé après (P). (N) étant une anticipation sur l’avenir, il n’y aura flash-
forward que si, après l’allusion au futur, le temps reprend son écoulement linéaire
depuis (P). Si la diégèse saute de (P) à (N) sans revenir ensuite à la situation
présente, il s’agira tout simplement d’une figure de style appelé ellipse. De la
même façon qu’avec les analepses, les concepts de portée et d’amplitude
permettent de décrire les sauts en avant selon la distance qui sépare (P) de (N), et
selon la durée de (N) (Voir ci-dessus, figure 10). Selon Gardies : « La prolepse
peut hésiter entre le tour assertif et le mode hypothétique ne serait-ce bien
souvent que pour ne pas révéler la suite et préserver ainsi le code de l’énigme »153.
Le doute se pose : le contenu du flash-forward relève-t-il du futur ou de
l’imaginaire ? Selon Beyrot, seule la suite du film permet de le dire : « si le

153 GARDIES, André, Le récit filmique, p. 88.

112
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

déroulement ultérieur du récit nous montre que les événements anticipés se


produisent effectivement, alors on affaire à une prolepse. (…) De façon assez
paradoxale, la prolepse n’est donc identifiée en tant que telle qu’a posteriori »154.
La nature des prolepses varie selon la façon, plus ou moins explicite, dont elles
annoncent un événement quelconque dans la fiction. Il s’agit souvent de montrer
certains événements de la diégèse avant qu’ils arrivent. Ce procédé se met en
place, soit à travers la vision d’un personnage doté d’un sixième sens, soit afin
d’accrocher la curiosité du spectateur, en lui montrant la fin du récit sans lui en
expliquer les raisons, soit encore, pour permettre une sortie du contexte de
l’histoire.

Les films uniponctuels des premiers temps du cinéma ne posaient pas ce genre de
soucis au niveau de la linéarité, de la simultanéité, du choix et de la continuité de
l’action. L’unicité du plan des premiers films traduisait un manque de
complication au niveau de la linéarité et de la continuité de l’action diégétique.
Ces caractéristiques, représentées dans la singularité du plan, de l’action, du
temps et de l’espace, empêchaient tout type d’embranchement du récit. Lorsque
le film commence à se démultiplier au niveau du plan, les problèmes
d’homogénéité du récit apparaissent et plusieurs questions se posent : que
montrer à chaque plan ? Que montrer après un changement de plan ? Comment
donner à comprendre les rapports diégétiques entre les plans ? Comment donner
suite à des événements antagoniques ? Dorénavant, le récit filmique ne joue plus
seulement sur l’axe de succession des événements, mais aussi sur celui de leur
corrélation. Prenons comme exemple une séquence décrivant une action
singulière d’un enlèvement. Si cette séquence est découpée en deux plans
successifs (A-B), l’objet auquel se réfère le second plan (B) peut renvoyer à trois
situations distinctes :
o Soit c’est un segment à chevauchement temporel, c’est-à-dire que ce qui
est montré en (B) est simultané à (A) mais donne à voir une autre
perspective de la même action. Si la même action est présentée deux fois,
mais sous un angle différent, on peut parler d’un montage répétitif.
o Soit c’est un segment temporel qui décrit dans une stricte continuité le
segment temporel montré en (A). C’est le cas du raccord en continuité
dans lequel ce qui est montré en (B) succède de manière rigoureuse à ce
qui a été montré en (A).

154 BEYLOT, Pierre, Le récit audiovisuel, p. 164.

113
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

o Soit, enfin, c’est un segment temporel en ellipse. C’est-à-dire que, même


de manière successive, ce qui est montré en (B) est séparé de (A) par un
intervalle temporel plus ou moins important.

Le cinéma de nos jours aime remodeler ou déplacer les conventions narratives de


l’ordre temporel du récit. Le jeu, concernant la temporalité de la diégèse et le
temps de son visionnage entraîne les cinéastes contemporains sur un terrain de
désarticulation des repères temporels. C’est aussi le constat de l’évolution de la
sensibilité des spectateurs qui se plaît à voir ainsi inversées et permutées les
conditions temporelles du récit filmique. Plusieurs exemples peuvent être
donnés, ainsi pour les récents films de David Lynch, Mullholland Drive (2001) et
Inland Empire (2006) où toute la structure filmique déforme, dans une spirale
constante, la logique temporelle où chaque personnage est pris dans une
condition d’ubiquité ou de simultanéité fictionnelles.

3.4.2 La simultanéité temporelle

Parfois, la simultanéité des actions diégétiques reste intimement liée à la


simultanéité des événements. Il existe plusieurs manières d’exprimer une telle
relation au cinéma, c’est ce qui le distingue du récit littéraire qui, comme nous
l’avons déjà vu, nécessite de la diachronie (succession) pour pouvoir jouer sur la
synchronie (simultanéité).
o La coprésence d’actions simultanées peut se représenter dans le même
champ de l’image. Il en est ainsi, lorsque l’on nous montre deux actions
qui se déroulent dans un seul et même cadre. Ce cas de figure apparaît :
• Lorsque l’on utilise un plan d’ensemble d’actions diverses (ex. un
champ de bataille) ;
• Par un jeu de profondeur, qui différentie le proche du lointain ;
• En utilisant des techniques de prises de vue qui permettent
l’élargissement de l’encadrement par le biais des mouvements
d’optiques de la caméra.
o Il se peut également que la coprésence des actions simultanées se déroule
dans un même cadre. C’est le cas lorsque deux actions se produisent dans
la même séquence d’images par le biais d’un trucage de surimpression ou
de division de l’écran (split-screen). Par exemple, dans les scènes de
téléphone où les deux interlocuteurs sont situés côte à côte sur l’écran,
comme dans le polyptique de Timecode (2000) de Mike Figgis.

114
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Les actions simultanées peuvent être représentées par une simple succession de
plusieurs plans. Dans ce cas de figure, l’action montrée en second lieu n’apparaît
qu’une fois que l’exposition de la première action ait été complétée. Ici, la
simultanéité se reconnaît de plusieurs façons :
o Soit par l’insertion d’un intertitre entre les deux actions, comme par
exemple avec le texte suivant « En même temps que… ».
o Soit par la présence d’un événement commun aux deux séquences, comme
pour l’explosion de la bombe à essence dans Les oiseaux (The birds, 1963)
d’Alfred Hitchcock.
o Soit encore par l’explication d’une voix over d’un narrateur extra-
diégétique, ou bien par la logique des dialogues des personnages.
Produire un montage alterné d’actions simultanées est l’un des cas de figure par
excellence du langage cinématographique. Ici, les deux actions montrées
successivement se subdivisent en courts segments afin de permettre un montage
qui découvre alternativement les événements d’une première action, puis d’une
seconde (A-B-A-B-A-). Il en est ainsi dans Naissance d’une nation (The birth of a
nation, 1915) de David Wark Griffith qui en a exploré et normalisé l’utilisation
(voir également chapitre 4, section 4.5). Avec l’apparition de ce nouveau genre de
montage alterné, les cinéastes devaient non seulement gérer une multiplicité de
plans mais également en gérer leur enchaînement ainsi qu’une éventuelle
pluralité d’actions simultanées.

3.4.3 La durée : de la pause à l’ellipse

Lors de la lecture d’un compte ou d’un roman, le temps de lecture est toujours
incertain. Il y a des pauses, des arrêts, des vitesses de lectures selon chaque
lecteur, des sauts dans le texte, des reculs, des re-lectures, des passages loupés,
etc. Lorsqu’il s’agit par contre de visionner un film, le temps y est fixe et
quantifiable : c’est le temps écranique, selon Étienne Souriau, le temps du
signifiant, c’est-à-dire le temps de la projection, d’une monstration. Bref, c’est ce
que les spectateurs partagent dans la salle de cinéma ou lors de la vision d’un film
à la télévision. Pour Étienne Souriau, il s’agit d’une « densité événementielle » de
la durée, d’où, d’une façon générale « ses prestos ou ses andantes sont concertés
par rapport à nos besoins d’excitation ou de repos, de manière à nous mettre à
notre meilleur allure psychique »155. C’est pourquoi, la notion de durée reste
directement liée à un effet rythmique, à un « rythme psychique » selon Souriau.
C’est également la raison pour laquelle le rythme dépend moins de la durée réelle,

155 SOURIAU, Étienne, « Les grands caractères de l’univers filmique », dans L’univers filmique, p. 15.

115
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

mais plutôt de l’impression de durée156. Pour Jean Mitry et d’après son étude sur
l’esthétique et la psychologie du cinéma et plus particulièrement sur le rythme et
le montage cinématographique :

« On peut dire qu’à longueur égale, un ensemble


dynamique semble plus court qu’un premier plan
dynamique ; mais un premier plan dynamique semble
plus court qu’un ensemble statique, lequel, à son tour
semble plus court qu’un premier plan statique. Autrement
dit, plus le contenu est dynamique et le cadre est large,
plus il semble court ; plus le contenu est statique et le
cadre est étroit, plus il semble long »157.

Pour Mitry, deux plans à durée égale sembleront plus ou moins longs pour les
spectateurs, selon la dynamique induite à l’image (mouvement des objets et des
personnages, mouvement de la caméra, densité des dialogues, etc.). C’est
pourquoi, au cinéma, l’impression de durée d’un film est souvent distincte du
temps réellement passé dans la salle de projection. À titre d’exemple, on pourrait
dire qu’un film de Manoel de Oliveira nous semblera toujours beaucoup plus long
qu’une aventure d’Indiana Jones.

Comment, alors, comparer la durée de la projection à la durée de l’histoire


racontée ? Dans le récit littéraire, il s’agit de mesurer la vitesse de l’action, de
façon tout à fait approximative, en raison de lignes ou de nombre de pages que
prend tel ou tel sujet à se développer. En ce qui concerne le récit romanesque,
Gérard Genette avait déjà développé une méthode comparative qui mettait en jeu
les spécificités temporelles au niveau des secondes, des minutes, des jours, des
mois ou même des années du temps de la diégèse avec le nombre de lignes ou de
pages écrites. Nous l’avons déjà vu, les quatre principaux rythmes narratifs
proposés par Genette sont la pause, la scène, le sommaire et l’ellipse.
Il y a deux façons de considérer la pause au niveau du récit filmique :
o La première prend en compte le récit au niveau de la diégèse. On peut
considérer ici tous les mouvements de caméra strictement descriptifs
posés sur un décor sans action. C’est ce que Christian Metz propose
d’intituler de syntagme descriptif, lorsqu’il se réfère à la description d’un
paysage : « d’abord un arbre, puis une vue partielle de cet arbre, puis un
petit ruisseau qui est à côté, puis une colline au lointain, etc. »158. Ce sont,
par exemple, les plans descriptifs utilisés dans les westerns pour situer

156 Voir, MITRY, Jean, Esthétique et psychologie du cinéma, pp. 176-184.


157 Op. Cit, p. 183.
158 METZ, Christian, Essais sur la signification au cinéma, p. 129.

116
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

l’action du héros. On peut y repérer les plans d’ensemble de grandes


étendues désertiques, les grands canyons, le couché du soleil, etc. Il peut
également s’agir, au commencement d’un film, d’une succession de vues
d’ensemble d’une ville donnée afin de la caractériser, comme dans
Manhattan (1979) de Woody Allen.
o La seconde façon considère la pause au niveau de l’image et des
mouvements de caméra. Dans ce cas, on inclura le plan fixe et l’arrêt sur
image comme des effets de pause narrative. Il en est ainsi dans In the
mood for love de Wong Kar Wai (2000), lorsque l’image en travelling
arrière ralentie jusqu’à s’arrêter sur les pas de Mrs Chan (Maggie Cheung)
qui se trouve au fond du couloir. Bien sûr, à l’échelle d’un film entier, il est
difficile d’imaginer un film de fiction où l’histoire serait réduite à zéro. À
moins que l’on considère dans le temps diégétique une fin qui reviendrait
au début de l’histoire, comme s’il s’agissait d’une grande boucle narrative,
comme pour le roman de José Saramago : Les intermittences de la mort
(2005).

En ce qui concerne la scène, les films uniponctuels des frères Lumière présentent
une configuration temporelle dans laquelle le temps du récit équivaut toujours au
temps de l’histoire passée. Il en est ainsi pour tous les plans de l’histoire du
cinéma, lorsqu’ils sont considérés de façon isolée. Le plan respecte toujours
l’intégrité chronométrique des actions qu’il montre, sauf bien sûr s’il s’agit d’un
ralenti ou d’un accéléré dissimulé par le montage. Le plan séquence reste ainsi
l’exemple parfait d’une « scène » filmique puisqu’il respecte la durée des
événements montrés à l’écran. Un autre type de syntagme s’avère s’adapter au cas
de « scène » filmique. C’est, selon le tableau syntagmatique de Metz, la « scène »
elle-même. Elle est, selon Metz, une unité ressentie comme « concrète », un
syntagme linéaire continu qui se définit par la coïncidence chronologique entre ce
qui se passe à l’écran et la temporalité de la fiction. Ainsi, dans Timecode de Mike
Figgis (2000), un cas extrême de récit filmique à quatre scènes synchrones où
l’histoire est censée se dérouler dans le temps même de la projection. On le
remarquera également, au niveau d’un film entier, dans Le train sifflera trois fois
(1952) de Fred Zinneman où le temps du récit est à peu près équivalent à celui qui
est nécessaire au déroulement des événements. Le récit respecte à peu près la
durée réelle en produisant un effet très fort de dilatation de la durée. (Pendant
une heure, nous attendons, avec le shérif, le train qui ramène le hors-la-loi dans
la ville). Le film d’Alfred Hitchcock La corde (The rope, 1948) est un autre

117
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

exemple, où le temps diégétique correspond linéairement au temps de la


projection. Il s’agit d’un long-métrage montant bout à bout des séquences d’une
durée équivalente (correspondant au chargeur de la caméra) dans lequel
Hitchcock assure adroitement les raccords entre les séquences par des travellings
en gros plan sur le dos des personnages. À la fin de chaque bobine, Hitchcock
assure un passage au noir, trichant sur l’illusion de continuité.

La configuration où le Temps du Récit est inférieur au Temps de l’Histoire


(TR<TH) est l’un des cas les plus courants dans le récit filmique. C’est le
sommaire, selon Genette. Étienne Souriau, dans son étude sur les grands
caractères de l’univers filmique, avertit que :

« Non seulement nous ne devons jamais avoir le temps de


nous ennuyer, mais nous devons généralement encaisser
en une heure de durée filmique une somme totale
d’événements, de faits, d’individus à connaître et d’objets
à identifier, très supérieure à celle que la vie nous offre en
général dans un temps égal »159.

Le sommaire, la troisième possibilité de construction narrative selon Genette,


représente le régime narratif le plus habituel. Il est fréquemment employé dans le
récit filmique soit pour éviter d’illustrer des parties de l’histoire jugées inutiles,
soit pour accélérer l’action dans la diégèse. Divers sont les extraits de films qui
préfigurent des variations narratives en forme de sommaire. Muriel où le temps
d’un retour (1963) d’Alain Resnais en est un exemple remarquable puisque, selon
les différents actes du scénario représenté, Resnais décide de faire varier la
vitesse selon laquelle l’histoire nous est racontée. Dans le premier acte, qui
correspond à une journée dans la diégèse, Resnais lui dédie environ cinquante
cinq minutes du film, alors que dans l’acte second le montage, beaucoup plus
bref, représente une durée diégétique de quinze jours.

Suivant les quatre types de variations, il nous reste à illustrer l’ellipse qui, selon
Genette, correspond à un silence textuel sur certains événements diégétiques qui
sont réputés avoir eu lieu. Pour ce qui est du récit filmique, l’ellipse correspond à
une suppression temporelle qui intervient entre deux séquences ou actions
différentes, ce qui lui permet de suggérer de fortes accélérations narratives. On la
retrouve dans presque tous les films de l’histoire du cinéma. Bien sûr on ne peut
considérer l’ellipse qu’à l’échelle des plans ou des séquences puisque, si la durée
d’un film était nulle, il n’y aurait tout simplement pas de film. Selon Henri-Paul

159 SOURIAU, Étienne, « Les grands caractères de l’univers filmique », dans L’univers filmique, p. 14.

118
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Chevrier, l’ellipse « consiste à supprimer des éléments secondaires de l’action


pour ne conserver que les temps forts, bien sûr dans les limites de la
compréhension »160. Si un personnage sort de son appartement pour se rendre au
café où l’attend un autre personnage, et si le parcours n’a pas d’importance
diégétique, le personnage fermera la porte de son appartement et l’on raccordera
sur la porte du café en train de s’ouvrir. L’ellipse élimine les temps morts, les
allées et retours des personnages qui n’apportent rien à l’avancée du récit. Selon
Beylot,

« l’efficacité dramatique du récit est d’autant plus grande


qu’il condense [le récit] la durée diégétique pour ne
retenir que les événements qui apportent des
informations importantes pour la compréhension des
enjeux de l’intrigue ou qui peuvent être des moteurs de
l’action »161.

L’amplitude de l’ellipse varie selon le saut effectué dans la diégèse. Les ellipses
utilisées dans un sommaire auront une amplitude beaucoup plus réduite que
dans un contexte où l’échelle n’est plus celle d’une vie humaine, mais plutôt celle
de l’histoire de l’humanité. C’est le cas des ellipses temporelles dans Stargate
(1994) de Roland Emmerich, qui réalisent des bonds vertigineux traduits sous le
prologue It Will Take You A Million Light Years From Home (« Je t’emmènerais
à un million d’années-lumière de la maison »).

Gaudreault et Jost proposent, dans leur étude sur le récit cinématographique une
autre catégorie narrative propre à la narratologie filmique : la dilatation. Celle-ci
correspondrait

« à ces parties de récit où le film montre chacune des


composantes de l’action dans son déroulement vectoriel
(…), mais en émaillant son texte narratif de segments
descriptifs, ou commentatifs ayant pour effet d’allonger
indéfiniment le temps du récit »162.

Ainsi, la dilatation correspondrait, selon les formules de Genette, à un temps du


Récit qui se veut plus important que le temps de l’Histoire (TR>TH). Plusieurs
exemples de dilatation, rappelés par Gaudreault et Jost, prennent comme
référence deux films de Serguei Eisenstein. La séquence finale de La grève
(1925), qui expose deux séries événementielles dont l’une sert à étirer le temps

160 CHEVRIER, Henri-Paul, Le langage du cinéma narratif, p. 72.


161 BEYLOT, Pierre, Le récit audiovisuel, p. 173.
162 GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique, p. 120.

119
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

chronologique de l’autre (l’égorgement des bœufs et des ouvriers en grève se


faisant massacrer par les cosaques). La seconde partie d’Octobre (1928) où
Eisenstein rallonge le temps chronométrique des préparatifs de l’assaut du palais
d’hiver. À l’échelle d’un récit filmique intégral, la dilatation reste assez rare,
puisqu’il s’agit de raconter une histoire en plus de temps qu’elle est censée se
dérouler. C’est, par exemple, raconter deux minutes en deux heures ou, comme le
rappellent Gaudreault et Jost, raconter ce qui se passe dans la tête d’un homme le
temps d’un regard échangé avec une femme, comme dans La Paloma ou le temps
d’un regard (1974) de Daniel Schmid.

Puisque l’analyse ici présente envisage l’étude temporelle du récit filmique, nous
devrons encore considérer les effets de ralenti ou d’accélération de l’image, ainsi
que les effets de montage inhérents au langage cinématographique pour
comprendre comment la durée y est suggérée. La durée au cinéma peut être
également truquée par l’utilisation de focales différentes, puisqu’un mouvement
dans l’image peut sembler plus lent en téléobjectif qu’en grand angulaire.
André Gardies propose une analyse liée spécifiquement au médium
cinématographique qui devrait « prendre en compte cette particularité
fondamentale qui veut que l’image et le son, pour se manifester - pour être perçus
-, passent par l’expérience phénoménologique de la durée »163. On affirme
souvent qu’une suite de plans courts crée un rythme dynamique et une
impression de durée courte, et qu’une suite de plans longs produit un rythme
solennel et une impression de durée longue. Le plan filmique a une longueur
spécifique, qui se repère soit par sa longueur de pellicule utilisée soit par sa durée
de projection. À l’intérieur du plan, il n’y a pas de rupture temporelle, c’est un
fragment de durée qui est toujours filmé en continuité. Pour Gardies : « Chaque
photogramme y est séparé de celui qui le précède (et qui le suit) par un intervalle
de temps constant (1/48e de seconde dans les conditions standard) que le
défilement de la projection efface et rend imperceptible »164. C’est pourquoi, au
cinéma, il existe deux types de durées qui relèvent de deux approches distinctes :
o L’une, concerne les principes Genettiens qui reposent sur une évaluation
narrative selon laquelle n secondes de projection correspondent à une
durée événementielle plus ou moins importante.
o L’autre est du type phénoménologique et repose sur la singularité du plan,
pour lequel l’activité de monstration propre à l’image implique un flux
temporel concret.

163 GARDIES, André, Le récit filmique, p. 95.


164 Op. Cit., p. 93.

120
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Il existe bien sûr des plans courts qui induisent une impression de durée longue
et vice-versa. Ici, le rapport ne se fait plus sur le temps chronométrique du plan
mais plutôt sur le taux d’information au sein de chaque plan, d’où, et selon
Gardies, « l’effet de durée est inversement proportionnel aux taux d’information
que celui-ci (le plan) contient »165. Mais ce taux d’information est-il mesurable ?
Gardies envisage deux pistes :
o La première piste consiste à repérer les notions de « fonctions » et
d’« indices », avancées par Roland Barthes en 1966 lors de son étude sur
la structure du récit. Un film à multiples fonctions cardinales (un film
d’action par exemple) produirait plus facilement une impression de
rapidité. C’est pourquoi, la multiplicité de plans et d’informations
essentielles au récit, induit une certaine vitesse qui ne correspond pas
toujours au temps de la projection. Au contraire, un film chargé d’indices
est susceptible de donner à la narration une impression de durée plus
longue.
o La seconde piste concerne plus spécifiquement le plan et correspond à la
loi d’encombrement de l’image proposée par Claudine de France dans son
étude sur le cinéma et anthropologie166.
De France joue sur la vacuité de l’image pour définir un effet de durée qui
dépendrait du niveau d’encombrement de chaque plan. Plus l’image est
encombrée, plus elle demande à être montrée longtemps, moins elle a de données
moins elle a besoin de temps pour être parcourue (« il faut laisser le temps juste
au spectateur pour observer tous les détails de la composition
cinématographique », dira Manoel de Oliveira). Plus le plan est long et sans
informations encombrantes, plus on a l’impression que le temps se dilate. Plus il
est court et encombré, plus l’impression de vitesse nous empare.

3.4.4 La fréquence filmique

Selon Gérard Genette, la fréquence désigne l’égalité ou l’absence d’égalité entre le


nombre de fois où tel ou tel événement se trouve évoqué par le récit et le nombre
de fois qu’il est supposé surgir dans la diégèse. C’est le caractère itératif ou
singulatif du récit qui est ici envisagé. Nous verrons, pour chaque système de
relations narratives proposées par Genette, les enjeux et les correspondances
possibles avec le récit filmique.

165 Op, Cit., p. 94.


166 DE FRANCE, Claudine, Cinéma et anthropologie, pp. 45-60

121
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Le cas le plus commun au cinéma est celui du récit singulatif, c’est-à-dire le fait
d’avoir un récit pour une histoire racontée (le système « 1 récit pour 1 histoire » =
1R/1H). Cela renvoie au fait de raconter une fois ce qui s’est produit une fois ou
de raconter plusieurs fois ce qui s’est produit plusieurs fois, autrement dit, à avoir
plusieurs événements et plusieurs récits, mais chacun n’en racontant qu’un seul
(ce qui pourrait également correspondre à la formule : « n récits pour n
histoires » = nR/nH). Le récit filmique est composé de plusieurs séquences
filmiques, elles-mêmes construites de plans montrant une certaine action ou un
geste particulier d’un personnage. Dans le récit singulatif, chaque séquence ou
plan rapporte un événement autonome, toujours différent du précédent. D’où la
progression du récit selon une monstration narrative toujours inédite.

Comment donner une valeur itérative à la visualisation d’un événement singulier


? (Le cas du récit répétitif : n récits pour une histoire = nR/1H, raconter plusieurs
fois ce qui s’est produit une fois). Dans la narration filmique, l’itération peut être
perçue selon diverses alternatives :
L’itération se produit souvent à travers la juxtaposition de plusieurs plans,
généralement brefs, dans une sorte de variation autour de la même action.
La répétition peut également intervenir au niveau de la séquence, ou au niveau
des mouvements des personnages dans le champ de l’action. André Gardies
remarque que pour obtenir un effet répétitif, le récit filmique, contrairement à la
langue qui condense en un seul énoncé des événements nombreux mais tous
semblables (ex : « Il revenait tous les jours »), produit « plusieurs énoncés du
même événement pour en abstraire la valeur répétitive »167. Avec la séquence, la
répétition se matérialise par une reprise partielle d’une action égale mais vue sous
un angle différent. Il en est ainsi dans les divers chevauchements de The life of an
american firemen (1903) d’Edward Stanton Porter. Dans la version originale du
film, Porter montre d’abord l’incendie du point de vue intérieur de la maison. La
même action est répétée dans la séquence suivante sous un point de vue
extérieur, permettant au spectateur de relier narrativement, l’intérieur à
l’extérieur diégétique. Dans Elephant (2003) de Gus Van Sant, ce sont trois
points de vue différents qui sont utilisés pour illustrer le récit de Colombine
notamment dans la séquence où John se laisse photographier par son collègue
dans l’un des labyrinthiques couloirs du lycée. Lorsqu’il s’agit de renforcer une
même idée, ou de suggérer la multiplication d’une même action, la répétition se
fait au niveau du plan. Nous retrouvons cet effet dans L’année dernière à

167 GARDIES, André, Le récit filmique, p. 90.

122
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Marienbad (1961) film d’Alain Resnais où la répétition des plans séquences en


travelling subjectif dans les couloirs de l’hôtel suggère une certaine errance des
personnages dans l’espace temporel de la fiction. Pour ce qui est de la répétition
des mouvements des personnages, nous reviendrons sur le même film pour saisir
le moment où Delphine Seyrig (l’héroïne) répète neuf fois le même geste lors de la
scène où, debout devant la caméra, elle lève ses bras, tourmentée par une pensée
antérieure (le viol ?). Au niveau du plan sonore, ce film représente très fidèlement
le type narratif répétitif où, pour la même histoire, plusieurs récits sont évoqués.
C’est le cas dans le monologue du narrateur, en voix-off, qui nous décrit les lieux
de l’intrigue en même temps qu’ils nous sont montrés par les images. Le texte
d’Alain Robbe-Grillet, repris plusieurs fois dans l’histoire, se réfère à :

« cet hôtel immense, luxueux, baroque, lugubre, où des


couloirs interminables succèdent des couloirs (...) Des
couloirs transversaux qui débouchent sur des salles
silencieuses où les pas de celui qui s’avance sont absorbés
par des tapis si lourds, si épais, qu’aucun bruit de pas ne
parvient à sa propre oreille, comme si l’oreille elle-même
était très loin, très loin du sol, du tapis, très loin de ces
décors lourds et vides, de cet hôtel immense, luxueux,
baroque, lugubre, où des couloirs interminables
succèdent des couloirs (…) Des couloirs transversaux.... ».

Lorsqu’il s’agit de repérer la répétition au niveau du film entier, Rashômon


(1950) d’Akira Kurosawa est l’exemple le plus cité. Le récit de Rashômon propose
quatre versions montrées successivement, de l’attaque d’un couple de voyageurs
par le célèbre bandit Tajomaru. Kurosawa nous montre les faits selon la version
du bandit, celle de la femme violée, celle d’un passant (bûcheron), puis celle de
l’assassin qui raconte sa mésaventure par l’intermédiaire d’un médium. Dans ce
cas, l’action fait l’objet, au niveau de l’histoire, de la même occurrence répétée
selon quatre points de vue narratifs distincts (nous reviendrons sur ces exemples
dans le sixième chapitre).

Comment repérer, dans le cinéma, le cas du récit itératif où, pour un seul récit
correspondent plusieurs histoires (1R/nH - raconter une fois ce qui s’est produit
plusieurs fois) ? Pour mieux comprendre ce type narratif, il s’agirait de montrer
qu’une seule action à l’écran vaut pour plusieurs actions similaires déjà passées.
Nous retrouvons cet effet dans les paroles de François (Jean Gabin), descendant
les escaliers de sa maison, lorsqu’il affirme : « Ça va ! Et puis quand ça ne va pas,
on fait aller ! » -répondant à sa concierge qui lui demande : « Alors, Monsieur

123
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

François, ça va-t-y comme vous voulez ? »168 . Dans ce film, (Le jour se lève, 1939)
de Marcel Carné, on comprend bien, à travers ce dialogue, qu’il s’agit là d’une
scène qui se répète quotidiennement dans la diégèse. Ici, c’est le dialogue qui
permet de repérer l’itération du récit. Au niveau de l’image, c’est grâce au
montage et aux raccords que le récit itératif prend toute son ampleur. Ainsi
dans Au bagne (1905) de Ferdinand Zecca, qui cerne dans les premiers plans du
film la vie quotidienne dans les prisons. Ou bien, dans La Ligne Générale (1929)
de Sergei M. Eisenstein où les raccords sur le mouvement des personnages
signifient la répétition presque à l’infini des hommes et des femmes
s’agenouillant devant la procession qui passe.
Selon Gaudreault et Jost, la répétition des actions à l’écran pourrait se confondre
avec l’un des quatre principaux rythmes narratifs proposés par Genette : le
sommaire. Par exemple, pour les petits-déjeuners de Mr. Kane, dans Citizen Kane
(1941) d’Orson Welles, la séquence n’a pas réellement de valeur itérative. Il s’agit
là, plutôt d’en faire un sommaire, de donner l’idée de la détérioration progressive
des rapports affectifs entre les deux personnages à travers une série de rapides
allusions de repas pris en commun par le couple dans un climat plus ou moins
affectueux. André Gardies remarque que « l’itération, parce qu’elle fait retour sur
des événements déjà racontés, ne manque pas d’avoir des effets sur le rythme de
la narration »169. C’est pourquoi les effets répétitifs du récit seront déterminants
pour comprendre les variations narratives observées dans la durée du récit
filmique.
Nous verrons, dans les chapitres qui suivent, comment ces stratégies narratives
peuvent jouer un rôle important dans la conception du récit filmique interactif
(aux sixième et septième chapitres).

3.5 Le point de vue du récit filmique

Selon Henri-Paul Chevrier, raconter une histoire, ce n’est pas montrer le


déroulement complet des événements, mais plutôt choisir ce qui est important,
c’est établir des relations nécessaires, c’est « contrôler la perception »170. Cette
question de la quantité d’information donnée au spectateur reste cruciale au
cinéma puisqu’elle régit le suspens narratif et les effets de surprise. Dans un
entretien entre François Truffaut et Alfred Hitchcock, celui-ci explique quelle est
la différence entre le suspense et la surprise dans le récit filmique, en démontrant
comment le cinéma est propice à contrôler la perception de l’histoire :

168 GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique, p. 123.


169 GARDIES, André, Le récit filmique, p. 91.
170 CHEVRIER, Henri-Paul, Le langage du cinéma narratif, p. 143.

124
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

« Nous sommes en train de parler, il y a peut-être une


bombe sous cette table et notre conversation est très
ordinaire, il ne se passe rien de spécial, et tout à coup :
boum, explosion. Le public est surpris, mais avant qu’il ne
l’ait été, on lui a montré une scène ordinaire, dénuée
d’intérêt. Maintenant, examinons le suspense. La bombe
est sous la table et le public le sait, probablement parce
qu’il a vu l’anarchiste la déposer. Le public sait que la
bombe explosera à une heure et il sait qu’il est une heure
moins le quart - il y a une horloge dans le décor ; la même
conversation anodine devient tout à coup très
intéressante parce que le public participe à la scène. Il a
envie de dire aux personnages qui sont sur l’écran : “Vous
ne devriez pas raconter des choses si banales, il y a une
bombe sous la table et elle va bientôt exploser.” Dans le
dernier cas, on a offert au public quinze secondes de
surprise au moment de l’explosion. Dans le deuxième cas,
nous lui offrons quinze minutes de suspense »171.

Par cet exemple, nous constatons que c’est en fonction de l’égalité ou de la


différence d’un certain savoir-partagé entre le personnage et le narrateur, que le
spectateur construit sa perception mentale du récit. Le problème ici n’est pas de
savoir qui raconte le récit, ou de savoir quel est le narrateur, mais plutôt de
repérer sous quelle perspective narrative le récit filmique nous est donné à voir. Il
s’agit plutôt de savoir quel est le parcours interprétatif du spectateur.

Avec le cinéma primitif, le point de vue était unique. Faire un film signifiait
cadrer une image, choisir un angle de vue à partir duquel on présentait telle ou
telle scène, plus ou moins brève (ex. La sortie des usines Lumière à Lyon). Le
choix de la position de la caméra et de l’angle (position toujours frontale ou très
légèrement de biais) devait être celui qui correspondait à la plus grande clarté
dans l’exposition de la scène. Plus tard, notamment avec David Wark Griffith, le
cinéma prend conscience de ses moyens d’expression et découvre que la
succession des images, les différents angles de vue et de cadrage peuvent produire
un déroulement chronologique singulier. De ce fait, le spectateur, habitué à rester
face au spectacle narratif, doit rejoindre le récit pour s’y retrouver à l’intérieur,
impliqué dans l’espace scénique.

Pour Jacques Aumont172, considérer le « point de vue » au cinéma c’est d’abord


parler d’un système visuel, d’une perspective mise au point par la peinture du

171 TRUFFAUT, François, Hitchcock/Truffaut, p. 59.


172 AUMONT, Jacques, « Le point de vue », Communications 38, pp. 3-5.

125
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Quattrocento. C’est considérer la notion de point de fuite et la position privilégiée


du regard sur l’œuvre. C’est aussi, parler de la photographie, qui reproduit
mécaniquement la vision monoculaire de la perspective. Il s’agit également de
considérer le système narratif de la littérature du 19ème siècle où l’intérêt portait
sur la complexité des rapports entre les événements et le regard que porte sur eux
le narrateur ou l’instance narrative. Aumont observe quatre façons de caractériser
le point de vue au cinéma : le point, la vue elle-même, le point de vue narratif et
le point de vue métaphorique.
o Le point, c’est la place depuis laquelle le spectateur regarde, c’est
l’emplacement de la caméra par rapport à l’objet regardé ;
o La vue, c’est l’organisation de l’image centrée sur le jeu de la perspective ;
o Le point de vue narratif varie selon qu’il s’agit d’un point de vue du
narrateur ou celui d’un personnage ; représentation d’un regard, celui de
l’auteur ou de celui du personnage.
o Et le point de vue métaphorique qui désigne le jugement de l’auteur sur
ses personnages, c’est une opinion personnalisée, ou un jugement.

Gérard Genette propose le terme de focalisation pour déterminer quel est le focus
(en anglais) du récit. C’est-à-dire, quelles sont les relations de savoir entre le
narrateur et les personnages du récit. On se souviendra que plusieurs auteurs
avaient déjà soulevé cette question, notamment Jean Pouillon qui montre que le
récit peut être rapporté à partir de trois positions types : la vision « avec », « par
derrière » et « du dehors » des personnages. De même pour Tzvetan Todorov qui,
en désignant « la façon dont les événements rapportés sont perçus par le
narrateur, et en conséquence, par le lecteur virtuel »173, construit sa théorie sur
les « aspects » (les « visions » dans le récit) et distingue les cas où le narrateur en
sait ou en dit « autant », « moins » ou « plus » que les personnages. En
littérature, parler du point de vue c’est rester dans le domaine de la métaphore
puisque l’unique point de vue que l’on puisse partager reste le point de vue
cognitif, intellectuel ou affectif du personnage.

Du point de vue cinématographique, et pour reprendre la perspective de Genette,


il y a focalisation interne lorsque le récit est limité à ce que peut savoir tel ou tel
personnage, même si le spectateur ne partage pas toujours son regard (le
narrateur en sait autant que tel ou tel personnage). Ce genre de focalisation
permet d’élucider progressivement les événements du récit, en découvrant les

173 TODOROV, Tzvetan, « Poétique », dans Qu’est-ce que le structuralisme, p. 116.

126
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

choses en même temps que le personnage. La caméra suit un personnage, mais


des informations supplémentaires sont données, soit par un commentaire en off,
soit par le propre personnage suivit, soit encore par des procédés de
surimpressions, de travellings subjectifs ou d’images mentales. La focalisation
zéro se repère dans les plans généraux observés du point de vue de Dieu, dans les
grandes scènes de bataille, ou bien dans les plans descriptifs dans lesquels la
caméra domine les personnages. Les spectateurs voient plus que les personnages,
mais ne se substituent à aucun d’eux. La focalisation externe, quant à elle, existe
lorsque les événements sont décrits à l’extérieur des personnages, sans que l’on
ait besoin de connaître leurs sentiments, leurs pensées (le narrateur en sait moins
que les personnages). Ici, il s’agit de poser une question que le récit s’efforcera de
résoudre, c’est la figure de l’énigme narrative. Avec la focalisation externe, la
« caméra suit le personnage, le micro enregistre les paroles qui se prononcent et
aucune autre information n’est donnée au spectateur que celles qu’il voit, entend
et déduit de ce qu’il voit et entend »174.

Gaudreault et Jost proposent un autre type de focalisation, la focalisation


spectatorielle. Il y a focalisation spectatorielle lorsque le spectateur prend
l’avantage sur tel ou tel personnage, grâce à une position particulière attribuée
par la caméra, c’est-à-dire « grâce à la mise en scène ou au décor qui donnait au
spectateur la possibilité de suivre deux actions à la fois (…), [ou à] l’organisation
de l’espace pour livrer à l’intérieur d’un seul plan, des informations qui
échappaient aux personnages »175. La focalisation spectatorielle organise le récit
de façon à placer le spectateur dans une position privilégiée par rapport aux
personnages. Celle-ci apparaît lorsque le spectateur reçoit des informations qui
échappent aux personnages grâce à la position de la caméra, au montage alterné,
aux bruitages ou à la bande sonore.

Comme l’image cinématographique répond aux lois physiques de l’optique, et que


l’on ne peut raconter sans montrer, le récit filmique répond, selon Gardies à deux
types de focalisation : une focalisation physique et optique qui dépend du propre
langage cinématographique et de la formation de l’image (c’est la
« localisation »), et une autre dépendant des stratégies narratives décrites par
Genette (c’est la « monstration »). La localisation, selon Gardies, détermine le
champ du visible et du non visible, délimité par le cadre et le hors-cadre, les
objets et les personnages à l’intérieur du cadre et hors du cadre, visibles et

174 VANOYE, Francis, Récit écrit, récit filmique, p. 144.


175 GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique, p. 141.

127
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

invisibles. Montrer c’est donné à voir à partir de la localisation, « c’est proposer


un ensemble d’informations de caractère assertif ou hypothétique »176. Gardies
remarque qu’avec le récit filmique, la configuration de la localisation devient
quasi inverse à celle du récit écrit. Il s’aperçoit que, pour ce dernier « la parole est
une réalité langagière et le voir une métaphore (le roman ne montre pas, il
raconte ce qui est visible) »177. Dans le récit filmique, nous avons besoin d’une
image, de quelque chose qui nous montre et qui nous localise. Cette image bien
que ne racontant pas toujours ce qu’elle « dit », reste nécessaire, c’est pourquoi
Gardies introduit la notion de monstration, pour la distinguer de la localisation.
La monstration relève plutôt de questions narratologiques et se divise en deux
types : la monstration interne et la monstration externe.
o La monstration interne correspond à la vue en « caméra subjective », c’est
ce que l’on nous montre qui correspond à la vue d’un des personnages, à
une vue intérieure à la diégèse. La dame du lac (1947) de Robert
Montgomery illustre bien ce type de monstration, puisque la caméra
subjective permet au spectateur de voir toute l’action du film par les yeux
du narrateur (qui n’apparaît que de temps en temps, dans le reflet d’un
miroir), en le plaçant au centre de l’action (on peut lire sur la pochette du
DVD : « YOU and Robert Montgomery, solve a murder mystery
together ! » - VOUS et Robert Montgomery, clarifiez le mystérieux
meurtre ensemble). La monstration interne peut correspondre également
à ce que l’on voit en partageant la vision du personnage sans pour autant
être à sa place, dans un plan en « semi-subjectivité ».
o La monstration externe relève des points de vue extérieurs aux
personnages. Gardies distingue deux régimes de monstration externe,
celui où l’acte d’énonciation est marqué et celui où il est masqué. La
monstration externe masquée correspond à une vision panoptique, à une
situation de savoir maximum en tant que spectateur. Elle nous donne un
point de vue « optimum sur le monde diégétique ». La monstration
externe marquée, approfondie l’effet de distanciation entre le monde
diégétique et le spectateur. C’est une caméra qui regarde les personnages
en train de regarder.

Les systèmes de focalisation permettent une analyse à l’intérieur du récit


filmique, ce sont des points de vue cognitifs adoptés par le récit. Mais, comme le

176 GARDIES, André, Le récit filmique, p. 102.


177 Ibidem.

128
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

cinéma joue sur la représentation du point de vue, il devient difficile de distinguer


si ce que montre l’image correspond toujours à ce que voit tel ou tel personnage.
D’autant plus que le film sonore peut parfaitement montrer ce que voit un
personnage et dire ce qu’en pense un autre. C’est pourquoi, Gaudreault et Jost
proposent de séparer les points de vue visuels et cognitifs au cinéma, selon un
système qui distingue la focalisation de l’ocularisation178.
L’ocularisation se caractérise par la mise en relation entre « ce que la caméra
montre et ce que le personnage est censé voir »179. Plusieurs indices sont
facilement repérables : L’angle de vue, la hauteur de l’œil, la perspective et le
cadrage sont des éléments qui vont indiquer au spectateur si le regard est
subjectif ou non. Il existe trois cas d’analyse :
o Soit nous considérons l’image cinématographique comme vue par un œil
qui nous renvoie à un personnage (caméra subjective),
o Soit le statut ou la position de la caméra l’emporte et nous l’attribuons à
une instance externe au monde représenté (la vue de Dieu)
o Soit encore on tente d’effacer l’existence même de cet axe en créant
l’illusion de transparence de la caméra.
Ces trois hypothèses ramèneraient à une alternative que Gaudreault et Jost
définissent comme ocularisation interne (lorsqu’un plan est ancré dans le regard
d’une instance interne à la diégèse, d’un personnage diégétique) et ocularisation
zéro (lorsque le plan ne renvoie pas à un tel regard et correspond à l’état supposé
objectif de la diégèse).
L’ocularisation interne peut encore subir une sous-division :
o L’ocularisation interne primaire qui correspond aux plans qui suggèrent
le regard sans forcément le montrer (le cas d’une image floue, d’un
dédoublement ou d’une déformation, d’un tremblé ou saccadé de la
caméra qui correspondrait au mouvement d’un personnage, d’une ombre
dans le cadre). Ce sont des plans qui renvoient à un corps par des
procédés d’ordre subjectifs ;
o L’ocularisation interne secondaire se définit par la construction d’une
image subjective par le biais des raccords, comme dans le champ-
contrechamp, c’est-à-dire « par une contextualisation ».
L’ocularisation zéro, elle, n’est vue par aucune instance intradiégétique, par
aucun personnage. Il en existe trois cas, systématisés par Gaudreault et Jost :

178 Ocularisation vient d’« oculaire », qui désigne aussi bien, comme substantif, le système d’optique placé du
côté de l’observateur qui sert à examiner l’image fournie par l’objectif, que, comme adjectif, celui qui a vu
quelque chose, le témoin oculaire. Dans : GAUDREAULT, André et JOST François, Le récit cinématographique,
p. 130.
179 Ibidem.

129
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

o Le premier cas, le plus courant, renvoie à une image qui ne confère


aucune liaison aux personnages du récit. C’est une caméra à position non
marquée : « il s’agit simplement de montrer la scène en faisant oublier au
maximum l’appareil de prise de vue »180 ;
o Le second cas renvoie à une image où la position et le mouvement de la
caméra souligne l’autonomie du narrateur par rapport aux personnages de
sa diégèse : « Ici, la caméra est au service d’un narrateur qui entend bien
affirmer son rôle et non pas nous entretenir dans l’illusion que le monde
se raconte tout seul »181 ;
o Finalement, le troisième cas, dans lequel la position de la caméra renvoie
à un choix stylistique qui dévoile les intentions du cinéaste, plutôt qu’à la
situation narrative du récit. C’est le cas des contre-plongées de Welles ou
de certains décadrages de Godard.
Le schéma suivant peut nous aider à expliciter les propos de Gaudreault et Jost :

Figure 11. Le système d’ocularisation selon Gaudreault et Jost.

Le registre sonore peut également construire un « point de vue » déterminé selon


le traitement donné à tout ce qui est audible : aux dialogues, aux bruitages, à la
musique, aux sons diégétiques et extra-diégétiques182. Jost (1984) propose
d’intituler cette fonction, par symétrie avec l’ocularisation, l’auricularisation :
c’est le point de vue auriculaire. Le concept du point d’écoute découle directement
de celui du point de vue. Le son peut créer un effet de jugement prédicatif ou

180 Op. Cit., p. 133.


181 Op. Cit., p. 134.
182 Les sources sonores qui font partie intégrante de l’histoire sont diégétiques (radio, orchestre, instrument,

verre cassé, ouverture de porte, etc). Si la source sonore est en-dehors de l’histoire racontée, il s’agit alors de
sons extra-diégétiques.

130
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

d’orientation de la lecture de l’image, comme dans les salles de cinéma équipées


avec le système Dolby Surround183. Dès lors, Gaudreault et Jost découvrent
plusieurs difficultés sous-jacentes à l’auricularisation : il y a le problème de la
localisation sonore. D’où vient le son du chien qui hurle à la lune, à la mort ? De
l’image même, dissimulée derrière les arbres, ou bien acousmatiquement184 hors
de celle-ci. De la gauche, de la droite, plus loin dans l’espace diégétique ou plus
proche ? Il y a également la question de l’individualisation de l’écoute - qui écoute
quoi ? C’est Julien, qui écoute la musique pour s’endormir, ou c’est Sylvie qui
l’écoute pour ses répétitions du lendemain ? Puis, finalement, il y a l’intelligibilité
des dialogues, qui, pour privilégier le réalisme de la reproduction sonore, a banni
certains effets perceptifs tels que les ambiances trop élevées (ex. le bruit des
machines) ou la musique de niveau trop fort pendant un dialogue (ex. dans une
discothèque). On peut considérer aussi les omissions sonores, qui permettent de
réduire les informations au strictement nécessaire : comme lorsque, dans certains
cas, on néglige certains bruitages, comme les pas, le bruit de certains gestes, ou
certaines ouvertures de portes de voitures.

Selon Henri-Paul Chevrier, « la focalisation varie en fonction des émotions qu’on


veut faire ressentir au spectateur »185 . De fait, rare sont les séquences qui ne
relèvent que d’un seul type de configuration énonciative. Passer d’un point de vue
à un autre est devenu une constante dans le langage cinématographique (ex : Les
oiseaux, Alfred Hitchcock, 1963 - passage de la focalisation zéro à la focalisation
interne dans certaines scènes). Selon Francesco Casetti, ces variations dépendent
du regard « qui organise ce qui est montré », de la perspective « qui délimite et
ordonne le champ visuel » et de la place - le point de vue « d’où l’on observe les
choses »186. Pierre Beylot signale également que « le statut de point de vue (qu’il
soit subjectif ou non) est défini, moins par le mode d’agencement des images et
des sons qui lui est propre », que par une valeur pragmatique du spectateur « en
tant que vecteur d’identification, d’immersion ou de distanciation »187. Le vecteur
d’immersion pose le spectateur en position de témoin, c’est un point de vue
externe, marqué par rapport à l’extériorité du regard et de l’écoute des
personnages. Le vecteur de distanciation place le spectateur dans une décision
interprétative, dans un point de vue externe marqué ou opaque.

183 Le Dolby AC3 - Dolby Digital, Lancé en 1987, est le système le plus utilisé de nos jours notamment pour le
home-cinéma. Il s’agit d’un système de codage numérique avec compression de données audio permettant de
placer 6 pistes.
184 Acousmatique : se dit d’un son que l’on entend sans voir la source qui en est la cause.
185 CHEVRIER, Henri-Paul, Le langage du cinéma narratif, p. 146.
186 CASETTI, Francesco, D’un regard l’autre - Le film et son spectateur, p. 43.
187 BEYLOT, Pierre, Le récit audiovisuel, p. 198.

131
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

3.6 La voix du récit filmique

Après les « commentaires » du bonimenteur et le récit écrit des intertitres, il


fallait à tout prix placer le sonore dans l’image. D’un côté, le bonimenteur, parfois
peu objectif, pouvait faire valoir une certaine maîtrise d’improvisation. De l’autre,
les intertitres forçaient à une interruption, qui se concrétisait dans la succession
et non dans la simultanéité de l’image montrée. Grâce à l’enregistrement sonore,
la place de la parole et du mot devient exacte et synchrone. Elle permet la
simultanéité avec le récit imagé et opère un parfait contrôle sur les répliques ou
les commentaires des personnages. C’est ainsi que grâce au sonore, il devient
possible de raconter deux choses à la fois de façon synchrone - le « dire » et le
« montrer » en simultané.
La voix joue un rôle important dans l’introduction de l’enregistrement sonore. Sa
première fonction était de s’incarner, c’est-à-dire de renvoyer à un corps. La
« voix » du film est souvent un dialogue, une narration, un commentaire, un
énoncé, dit par quelqu’un. Ce quelqu’un peut être un personnage du récit qui
apparaît à l’écran, ou bien un personnage du récit qui n’apparaît pas, ou encore
une voix hors du récit d’un narrateur extradiégétique. Que ce soit un corps
d’homme ou de femme, qu’il soit présent à l’écran ou pas, qu’il soit
invraisemblable (une voix d’homme prononcée par une femme ou vice-versa), la
voix a sa place dans le récit.

3.6.1 Qui nous parle ?

La question de la voix narratrice a été objet de plusieurs études, notamment celles


qui ont été entreprises par Gérard Genette. La question était de savoir « qui
parle » dans le roman ? Qui s’adresse au lecteur ? Sous qu’elle voix le narrateur
affirme-t-il ce qu’il affirme, et pour qui l’affirme-t-il ? Les mêmes questions sont-
elles transposables pour le cinéma ? D’une certaine manière, oui, puisque le
cinéma nous parle, ses images et ses sons s’adressent bien à un public, à nous
spectateurs. Alors, qui « parle » dans le récit filmique ? Selon André Gardies, au
cinéma « de l’écrit à l’oral, une différence s’impose avec quelque évidence : dans
l’un “ça” parle à l’œil, dans l’autre “ça” parle à l’oreille »188. Peut-on penser le récit
filmique sous la formule de Roland Barthes qui, en distinguant le narrateur,
l’auteur et la personne, affirme : « qui parle (dans le récit) n’est pas qui écrit
(dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est »189.

188GARDIES, André, Le récit filmique, p. 116.


189BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », dans Communications 8, L’analyse
structurale du récit, p. 26.

132
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Nous constatons deux cas d’analyse possibles, le cinéma muet et le cinéma


parlant. Qui est-ce qui nous « parle » dans le cinéma muet, et dans le cinéma
parlant ?
À l’époque du muet, le langage visuel dominait les autres modes de
communication (bien que diverses techniques de sonorisation des images fussent
envisagées : le bonimenteur et l’accompagnement musical sur scène). La question
qui se pose reste la suivante : comment raconter une histoire par le seul recours à
l’image mouvante (avant l’arrivée du sonore en 1930) ?
C’est pourtant grâce aux cartons explicatifs (intertitres) que le cinéma muet a pu
échanger avec ses spectateurs un mode de communication langagier explicite. Il
s’agissait toujours d’un langage visuel qui instaurait entre l’image et le public,
dans la pénombre de la salle, un dialogue permanent entre image et texte imagé.
Selon Jacques Parsi : « Le grossissement des lettres, les jeux sur la graphie,
l’inscription de texte sur l’image même, on fait de ce système du carton, dans
certains films, un élément esthétique actif »190 .
Ainsi, nous pouvons considérer deux modes distincts d’adresse aux spectateurs à
travers l’utilisation des cartons :
o Le premier, répond directement aux questions du public. Par exemple,
lorsque les cartons transcrivent les échanges supposés des personnages,
les mimiques des acteurs ne seront confirmées que par la transcription
graphique des intertitres.
o Le second rapporte des précisions inhérentes à la diégèse, comme une
date, un lieu ou une heure précise. Ce genre d’intertitre informe les
spectateurs sur un savoir complémentaire. C’est un type d’« informant »
(au sens de Roland Barthes), qui sert à situer dans le temps et l’espace. Le
spectateur prend alors conscience qu’ont lui parle, que ces messages écrits
lui sont destinés et qu’une relation s’établit entre l’image visuelle et lui-
même.

Avec le cinéma parlant, c’est la voix et ses implications affectives qui viennent
peupler le paysage sonore du récit filmique. La voix à deux caractéristiques
essentielles, elle fait usage de la langue, en fournissant de multiples informations
sur l’histoire en cours, puis elle s’identifie à l’humain, donc au spectateur.
Lorsqu’il ne s’agit que de dialogues, le spectateur, témoin, se voit extériorisé de la
scène. Les personnages parlent entre eux, leurs paroles en tant qu’attributs

190PARSI, Jacques, « Statut et pouvoirs du narrateur », dans:


http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-narrateur/ENS-narrateur.htm (Consulté le 08
février 2006).

133
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

personnels, se destinent mutuellement et oublient le public. S’il s’agit de


commentaires en voix-off, l’identification au spectateur est beaucoup plus
évidente, puisque cette voix s’adresse « à moi ». C’est la voix du film, qui parle
« pour moi », qui l’entend.

3.6.2 Qui raconte ?

Dans son ouvrage sur « L’énonciation impersonnelle ou le site du film »,


Christian Metz s’interroge sur deux notions opératoires pour l’analyse du
discours du récit filmique : la « narration » et l’« énonciation ». Pour Metz, dans
le double cas du cinéma, et du narratif, ce sont ces deux notions qui sont
considérées comme une seule, elle « fusionnent ». Appréhender le film entier
comme un récit représente le nouveau challenge de Christian Metz. Il défend que
lorsqu’un film est narratif tout en lui devient narratif, « même le grain de la
pellicule ou le timbre des voix ». C’est pourquoi la narration prend en charge tous
les réglages discursifs, c’est-à-dire, toute l’énonciation. Metz défend que quand on
pense

« aux figures que chacun considère comme énonciatrices,


on s’aperçoit que le plus souvent elles sont aussi, et
inséparablement, narratives : parleur diégétique, parleur
non diégétique, voix-off ou voix in, regard caméra,
musique motivée ou immotivée, hors-champ, etc. »191 .

Qui donc raconte le cinéma ? Est-ce que ce sont ses personnages, leurs dialogues
ou monologues ? Les images ? Est-ce un narrateur qui commente le récit en voix-
off ? Est-il, ou reste-t-il anonyme ? Le narrateur du cinéma n’est pas l’unique
narrateur du film, puisqu’il n’assure qu’un fragment de la narration. Pour
reprendre l’idée de Roland Barthes, celui qui raconte c’est le donateur, et il le fait
à un destinataire, le spectateur. Le donateur (ou l’énonciateur, selon Gardies) du
récit filmique est une instance, une figure abstraite. C’est le « grand imagier »
proposé par Albert Laffay, ou le « foyer » selon Christian Metz. Il lui revient le
soin de régler le savoir du spectateur, de prendre en charge l’agencement et
l’articulation des diverses sources d’expression filmique afin de raconter quelque
chose à quelqu’un. Le donateur a pour objectif de donner à savoir, et ce savoir
s’appuie simultanément sur le montrer, le dire et le donner à entendre. Il conduit
le monde diégétique sous l’œil attentif du spectateur. Il lui donne à voir et
entendre des images, des sons, des mouvements de caméra, des coupes, des
dialogues, des bruits, etc. Le « vrai » narrateur du film c’est celui qui laisse sa
191 METZ, Christian, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, p. 187.

134
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

caméra fixée sur la luge recouverte de neige, de l’enfant qui jouait lorsqu’on l’a
arraché à sa mère, pour apercevoir le nom Rosebud (Citizen Kane, Orson Welles,
1941). Le « vrai » narrateur, c’est précisément celui qui, à la fin du film, remarque
la luge avant que les personnages du récit ne la jettent dans une fournaise.

Le donateur montre et narre, il évoque la monstration (donner à voir et à


entendre) et la narration (production du récit, opérations d’agencement
impliquant la matière visuelle et sonore). Le narrateur ne peut que raconter à
travers sa parole, l’autre (le donateur), celui qu’on ne voit pas à l’image, a le son
pour le faire. Pour Gardies, l’énonciateur (le donateur) est l’instance qui raconte
et elle a, pour cela, besoin d’autres sous-instances énonciatrices qui se
composent :
o D’un monstrateur (celui qui montre) ;
o D’un narrateur (celui qui narre) ;
o Et d’un partiteur (celui qui commente musicalement).
Bien sûr, l’énonciation est constitutive du récit, non seulement parce que c’est
grâce à elle que le récit se réalise, mais aussi parce qu’elle rapporte les
événements en même temps qu’elle se fait. C’est-à-dire, que si d’un côté
l’énonciation raconte, d’un autre elle « dit » qu’elle raconte.
Gardies schématise la hiérarchie cinématographique de l’énonciation par le
dispositif suivant :

Figure 12. Le schéma hiérarchique de l’énonciation selon André Gardies.

L’énonciateur est le maître d’œuvre, c’est celui qui place « le spectateur en


position d’extériorité par rapport au monde diégétique, comme si celui-ci existait
de lui-même ». Dans ce cas, la présentation du monde diégétique se fait de forme
directe et en ayant recours au monstrateur et au narrateur. Le personnage-
narrateur confie explicitement une part de l’énonciation à une figure fictive de
narrateur, celle d’un personnage ayant cette fonction ou celle, anonyme, d’une

135
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

voix commentatrice. C’est une représentation médiatisée par délégation soit


d’une voix narratrice soit d’une activité récitante. Puis, il y a le partiteur, qui
accède directement au monde diégétique, comme si l’énonciateur lui déléguait
« le soin d’adresser directement au spectateur, par-dessus la diégèse, un discours
musical »192.

3.7 Conclusion du chapitre

Comme le récit littéraire, le récit filmique s’oppose au monde réel parce qu’il est
cerné par ses limites. Le début et la fin du film correspondent à la première et à la
dernière page d’un livre. Les deux sont matière d’illusion et de fiction,
d’imagination et d’espoir. Le texte du livre envoie le lecteur dans le monde
imaginaire de l’histoire qui s’y raconte ; le texte du film balance le spectateur dans
le monde fictionnel des personnages et des événements diégétiques qui en font
partie. Entre ce qui se raconte et ce qui se voit, la distance est parfois si ténue que
nous aurions tendance à croire en ce que l’on voit et à le juger comme réel et vrai.
Comme dans le récit littéraire, les histoires que raconte le cinéma sont là pour
« dire » quelque chose à quelqu’un. Seulement, le lecteur d’images du cinéma est
également un écouteur de sons, il est à la fois lecteur et récepteur, il est un
spectateur. À l’image du récit littéraire, le récit filmique présuppose un temps de
lecture et un temps diégétique (un temps du récit et un temps de l’histoire). C’est
l’espace qui sépare le premier photogramme du dernier et le début de l’histoire de
sa fin. Le récit filmique joue avec le temps et met en place deux temporalités : il
dispose un temps dans un autre temps et joue simultanément avec les deux, mais
il joue également avec l’espace, on dira qu’il spatialise le temps tout en
temporalisant l’espace.

Mais, le rapprochement du cinéma avec le réel est du à cette capacité qu’à l’être
humain de stocker et de mémoriser séparément ou simultanément les
informations visuelles et sonores pour les rappeler plus tard sous la forme d’un
ensemble cohérent et fonctionnel, afin de créer un sens effectif qu’il relie avec la
réalité. Ce système de double codage aide non seulement à l’interprétation mais
aussi à la mémorisation de l’unité audiovisuelle, et rapproche ainsi le cinéma de
quelque chose d’incontestable, de tangible, de papable et de vrai. Cette condition
permet au cinéma de jouer sur les émotions des spectateurs, en les rendant
captifs de l’histoire qui se raconte. D’autant plus que ce rapport entre les images
et le son, propre au cinéma, et la façon dont les éléments audiovisuels sont traités

192 GARDIES, André, Le récit filmique, p. 122-124.

136
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

dans notre esprit, permet de créer des moments de tension ou de relâchement,


d’intérêt ou d’indifférence, un sentiment d’implication ou de rejet des spectateurs
vis-à-vis de l’histoire.

Le spectateur est témoin de l’histoire qui se raconte, la plupart du temps il prend


part dans l’intrigue et s’identifie à l’un des personnages ou à l’un des sujets
traités. Le récit filmique utilise des stratégies narratives particulières afin de fixer
le spectateur dans l’histoire : celle-ci doit être cohérente, intelligible et orientée
vers les objectifs des personnages. En conséquence, elle doit s’appuyer sur des
effets d’accumulation narrative qui oriente ce spectateur vers un but spécifique et
vers une clôture du récit. Ce sera grâce à la construction d’hypothèses, une autre
stratégie narrative, que le récit filmique arrivera à maintenir le spectateur actif
mentalement pour le mener jusqu’à la fin de l’histoire. Contrairement aux
situations de la vie réelle, le récit filmique est là pour formuler des réponses
effectives et permettre aux spectateurs d’imaginer des suites, des finals, des
actions, que le film finira par résoudre (ou non). C’est cette chaîne d’événements
diégétiques cause-effet qui permet au récit filmique de créer un sentiment
d’implication très élevé des spectateurs vis-à-vis de l’histoire racontée. Les
cinéastes des premiers temps l’avaient très vite compris et ils se sont munis de
stratégies narratives particulières comme les intertitres et le bonimenteur afin de
capter l’intérêt des spectateurs sur leurs histoires.

Le récit filmique se compose d’éléments diégétiques singuliers que Christian Metz


classifie selon une grande syntagmatique du film narratif. Pour Metz, le film de
fiction est avant tout une « union » de segments autonomes qui dépendent du
film entier et qui se discernent par un découpage syntagmatique des unités qui le
forme. Son étude sémiologique aura pour mérite de créer un outil de travail
permettant de décrire la structure temporelle d’un film de fiction et de
schématiser la façon dont celui-ci articule la temporalité. Metz définit une fois
pour toute la grande syntagmatique du film narratif selon une division des unités
temporelles qui se discernent : dans la scène, la séquence, le syntagme alternant,
fréquentatif, descriptif et le plan autonome (nous remarquerons que plusieurs
considérations de Gérard Genette sur le récit romanesque auront pour base les
structures narratives développées par Metz).

Ce troisième chapitre nous a également permis de reconnaître dans le récit


filmique des spécificités narratives et énonciatrices propres au cinéma.

137
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Le récit filmique joue de l’espace et du temps. Du point de vue de l’espace, nous


avons compris pourquoi la narration filmique doit se cadrer dans un espace qui se
dit profilmique, nous savons également que celle-ci est matière d’encadrement et
quelle joue avec le champ et le hors champ de l’image. Elle articule également des
données spatiales qui jouent sur des variations de l’échelle des plans et sur des
rapports de proximité et d’éloignement des objets et des personnages. Elle a
affaire à des questions d’identité et d’altérité spatiale, de contiguïté et de
disjonction proximale ou distale. Nous savons enfin que ce jeu sur l’espace
permet de créer des variations sur le sens donné à l’histoire, qu’il permet de
capter l’attention de ses spectateurs sur telle ou telle action, tel ou tel personnage,
tel ou tel indice, sujet, idée ou sentiment. Dans l’espace filmique, le récit peut
d’écrire à la fois et en même temps l’action et le cadre dans lequel celui-ci se
déroule. C’est bel et bien un avantage par rapport au récit scriptural qui s’oblige à
opérer un découpage des scènes de l’histoire qu’il raconte, et à sacrifier, parfois,
des informations de nature spatiales, dans une dimension plutôt descriptive que
narrative. Du point de vue temporel, le récit filmique joue avec ses spectateurs en
temporalisant les événements tout le long de l’axe narratif. Il fait varier les
moments de suspense, repousse les solutions des énigmes, retarde les actions des
personnages, lance préalablement des fausses pistes, crée des doutes et joue sur
le rythme de l’action diégétique. C’est aussi grâce à ces stratégies narratives de
réorganisation des faits dans une suite non chronologique que le récit filmique
arrive à maintenir pendant deux heures l’intérêt des spectateurs sur l’histoire
racontée. Flash-backs, flash-forwards et ellipses permettent aux cinéastes de
jouer non seulement sur l’enchaînement des événements diégétiques, mais aussi
sur leur corrélation. Ainsi, le récit filmique raconte au spectateur un maintenant
qui c’est passé avant pour la seule raison qu’il est l’enregistrement d’une action
qui a été. On voit bien que ces deux temporalités cinématographiques jouent sur
deux réalités distinctes : d’un côté il y a « la chose filmée », et de l’autre « la
réception de la chose filmée ». Il y a le temps de la chose racontée et le temps du
récit.

Contrairement au récit littéraire qui a besoin de la diachronie (succession) pour


raconter un événement simultané (synchronie), le récit filmique lui, propose des
stratégies narratives pour raconter simultanément deux événements et décrire en
même temps ce qu’il raconte. Les conditions temporelles, du récit romanesque,
proposées par Genette sont utiles pour cerner certains aspects propres au récit
filmique. Cependant, cette comparaison n’est pas suffisante, puisque le récit
filmique dépend d’autres matières narratives singulières. Selon Henri-Paul

138
Qu’est-ce qu’un récit filmique ?

Chevrier, raconter une histoire, ce n’est pas montrer le déroulement complet des
événements, mais plutôt choisir ce qui est important, c’est établir des relations
nécessaires, c’est « contrôler la perception ». Les conditions temporelles sont
distinctes, les points de vue du récit filmique dépendent d’autres conditions
d’image et de son. On ne parle plus de focalisation mais plutôt d’ocularisation ou
de localisation ou encore d’auricularisation. De la même façon que le narrateur
n’est plus l’unique énonciateur diégétique puisqu’il présuppose également un
monstrateur, celui qui nous montre et un partiteur, celui qui commente
musicalement.

Le récit filmique présuppose une succession dramatique d’événements


diégétiques qui a pour but de guider le spectateur dans l’histoire et de le conduire
à une clôture du récit. Diverses stratégies narratives sont utilisées afin de
maintenir l’attention des spectateurs et de les « obliger » à rester actif
mentalement jusqu’à la fin du film : formulation d’hypothèses (et si ?),
ajournement des réponses, simultanéité des actions, création de diversions et
distractions diégétiques. Le sentiment d’implication des spectateurs vis-à-vis de
l’histoire doit être le résultat d’un effet narratif d’accumulation dramatique dans
une succession temporelle et spatiale d’événements qui les entraînent à une
clôture du récit déterminée à l’avance par l’auteur. Autrement dit, nous nous
efforçons, en tant que spectateurs, de construire, à partir d’une séquence des
évènements donnés, une trajectoire orientée vers un but causal qui commence à
un point et se résout quelque part, déterminé par l’auteur, à un autre point de la
diégèse.

139
140
Le dispositif narratif du récit filmique

4 Le dispositif narratif du récit filmique

Nous verrons, dans ce quatrième chapitre, pourquoi l’évolution d’une pratique


discursive nouvelle reste éminemment liée aux inventions technologiques et aux
transformations des dispositifs de projection et de capture de l’image. À partir du
début du 19ème siècle, scientistes, créateurs, bricoleurs ou illuminés, ils ont tous
contribués à la découverte des nouvelles formes et des nouvelles techniques de
narration, créées à partir de la mise en relation d’une séquence d’images en
mouvement. D’abord primitif, le cinéma incarne un objet de curiosité sans
fondement intellectuel, un espace de « drôleries » et de spectacles forains. Mais,
peu à peu, il s’installe comme un instrument narratif très puissant capable de
bouleverser tout un ordre établi de modèles et de genres précurseurs.
L’architecture de la salle de projection, les technologies d’enregistrement et de
projection de l’image et la grande forme narrative font du cinéma un dispositif
singulier et nouveau. Dans ce quatrième chapitre, nous verrons également les
diverses interprétations suscitées par la notion de dispositif et sa relation au
cinéma en tant que dispositif-cinéma. Nous évoquerons les diverses évolutions de
ce que l’on appelle aujourd’hui le pré-cinéma, ainsi que l’existence d’une relation
directe entre ces nombreux appareils, machines d’illusions et leur contingence
narrative.
À quelques modifications près, les années 1900 virent l’appareil
cinématographique se constituer définitivement. L’apport devait alors être donné
pour la construction d’un langage nouveau et effectif. Grâce au Cinématographe,
le langage cinématographique fait son chemin : d’abord par l’unité des plans dans
les « micro-récits » des Lumière, ensuite par les tableaux autonomes de George
Méliès, puis, grâce à la succession narrative dans l’espace et le temps, par l’apport
d’Edwin Stanton Porter. Même si les bases de l’édifice narratif sont fournies très

141
Le dispositif narratif du récit filmique

tôt, le cinéma ne cessera d’évoluer jusqu’à nos jours, grâce aux contributions
décisives des cinéastes américains David Wark Griffith, français Abel Gance et
soviétiques Dziga Vertov, Sergei M. Eisenstein, Vsevolod Poudovkine et Lev
Koulechov, entre autres.

4.1 Le dispositif comme concept

La plupart des dictionnaires coïncident sur la définition du terme « Dispositif » :


« c’est la manière dont sont disposées les pièces ou les organes d’un appareil, c’est
le mécanisme lui-même, ensemble d’éléments préparés pour obtenir un
résultat »193. Du point de vue étymologique, le terme a deux variantes :
o Il dérive du latin, du mot dispositus, qui signifie disposer ou poser,
configurer les différents éléments d’un groupe quelconque ;
o Et du mot grec sustema qui exprime le côté systématique d’un groupe, un
groupe où le tout est plus grand que la somme de ses parties.

D’un point de vue philosophique et d’après l’analyse qu’André Parente réalise sur
ce sujet, il y aurait dispositif lorsque des éléments hétérogènes, architecturaux,
technologiques, politiques ou institutionnels, consentent à la construction soit
d’un pouvoir, soit d’un savoir (Michel Foucault), soit d’un effet de
territorialisation ou de déterritorialisation (subjectivation - Gilles Deleuze), soit
encore d’un effet d’intensité ou de pacification (Jean-François Lyotard)194. Pour
ces trois philosophes, le concept de dispositif dérive du produit de nos sociétés et
se particularise à travers les paroles, les images, les corps, les pensées et les
affects. C’est pourquoi, Foucault nous parle du dispositif comme d’un système de
pouvoir et de savoir195, que Deleuze le compare à un système de production de
subjectivité196, en particulier à travers l’analyse du cinéma, et que Lyotard lui
confère un statut pulsionnel197 . Pour Foucault, le dispositif panoptique, c’est le
prototype même de la société disciplinaire, c’est la prison panoptique, aménagée
de telle sorte que le surveillant peut voir chaque détenu dans sa cellule sans être
vu lui-même. Pour Lyotard, c’est à travers la peinture, la musique, les œuvres de
théâtre et les écrits, qui sont tous des dispositifs pulsionnels, qu’il y a énergie

193 Du point de vue militaire, c’est un ensemble de moyens disposés conformément à un plan, c’est le dispositif
d’attaque ou de défense, le dispositif policier. Au sens juridique strict, c’est la partie d’un jugement qui contient
la décision par opposition aux motifs, c’est-à-dire la partie de la sentence qui décide et dispose. Il existe le
dispositif de sûreté ou le dispositif de commande, on peut dire d’un dispositif qu’il est ingénieux. On peut mettre
en place ou déployer un dispositif, lorsque l’on dispose quelque chose, le dispositif scénique d’opéra par
exemple.
194 Voir : PARENTE, André, « Cinema em trânsito : do dispositivo do cinéma ao cinéma do dispositivo », pp. 3-

27.
195 FOUCAULT, Michel, Dits et écrits, Tome 1 et 2, 1994.
196 DELEUZE, Gilles, Cinéma I, L’image-mouvement, 1983. Et Cinéma II, L’image-temps, 1985.
197 LYOTARD, Jean-François, Des dispositifs pulsionnels, 1994.

142
Le dispositif narratif du récit filmique

transformatrice qui suscite sur les spectateurs des effets intenses et durables :
« parce que tout ce qui se donne comme objet (chose, tableau, texte, corps…) est
produit, c’est-à-dire résulte de la métamorphose de cette énergie d’une forme en
d’autres formes »198. Selon Lyotard, tout objet est de l’énergie qui repose
« provisoirement conservée », et qui a besoin d’un dispositif comme opérateur
métamorphique. Prenant la peinture comme exemple, Lyotard note que

« l’inscription picturale a affaire avec la couleur, des


pigments, c’est produire des inscriptions chromatiques.
Donc il y a branchement de la libido sur la couleur et
branchement du tout sur un support. (…) De tels
branchements forment des dispositifs, c’est-à-dire des
investissements ou blocages énergétiques qui canalisent
l’énergie, assurant sa transformation »199.

Ainsi, tout dispositif peut être considéré comme une organisation de


branchements canalisant et régulant l’arrivée et la dépense d’énergie. Pour
Deleuze, la subjectivité se discerne à travers le cinéma et l’image en mouvement
comme unique dispositif capable de nous donner une perception directe du
temps. Parce que le temps est l’opérateur qui met en œuvre l’image et avec elle la
crise de la représentation, c’est grâce à celui-ci que la production du nouveau doit
s’agencer. Le temps est un pur processus, il est toujours production du nouveau,
c’est un dispositif en construction, à la recherche d’être toujours inventé : « ou il
est nouveau, ou il n’est rien » dira Henri Bergson. Du point de vue du cinéma,
c’est le dispositif qui modèle le spectateur, ce « lecteur d’images », qui agît sur lui
en le contrôlant et en le contaminant de ses organes et de son mécanisme.

Giorgio Agamben, dans le livre « Qu’est-ce qu’un Dispositif », reprend les propos
de Michel Foucault en les résumant d’après les trois aspects suivants :
o Il s’agit d’un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose,
qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois,
mesures de police, propositions philosophiques ;
o Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces
éléments ;
o Il a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans
une relation de pouvoir. Comme tel, il résulte du croisement des relations
de pouvoir et de savoir200.

198 LYOTARD, Jean-François, Des dispositifs pulsionnels, p. 119.


199 Op. Cit., p. 120.
200 AGAMBEN, Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, pp. 10-11.

143
Le dispositif narratif du récit filmique

En donnant une généralité encore plus grande à la classe déjà très vaste des
dispositifs de Foucault, Agamben définit le dispositif comme « tout ce qui a,
d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer,
d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les
opinions et les discours des êtres vivants »201. Et il ajoute :

« pas seulement les prisons donc, les asiles, le


panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les
disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation
avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le
stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture,
la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones
portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, peut-être
le plus ancien dispositif dans lequel, plusieurs milliers
d’années déjà, un primate, probablement incapable de se
rendre compte des conséquences qui l’attendaient, eut
l’inconscience de se faire prendre »202.

Les dispositifs contemporains n’agissent plus par la production d’un sujet, mais
plutôt, par des processus de désubjectivation, selon Agamben. Prenons par
exemple le dispositif du téléphone portable : il restitue, non pas une nouvelle
subjectivité, mais plutôt et seulement un numéro au moyen duquel le sujet
pourra, probablement, être surveillé. C’est ce qui se passe également avec le
spectateur de télévision qui, pensant se servir d’une programmation télévisée
mise à sa disposition, ne dispose en fait que du masque frustrant du zappeur ou
de son inclusion dans un indice d’audience, en échange de sa désubjectivation.
Pour Agamben, le problème des dispositifs actuels ne se réduit pas à savoir si l’on
en fait bon usage, puisque à chaque dispositif correspond un processus de
subjectivation (ou de désubjectivation), et qu’il est impossible que le sujet de ce
dispositif l’utilise de manière correcte. C’est pourquoi, les sociétés se présentent
« comme des corps inertes traversés par de gigantesques processus de
désubjectivation auxquels ne répond aucune subjectivation réelle »203.
Aujourd’hui, par exemple, la télésurveillance transforme les espaces publics de
nos villes en intérieurs d’immenses prisons et non pas en espaces surprotégés.
Nous ne sommes plus libres, tous nos gestes sont contrôlés, et à la plus petite
menace, nous sommes considérés comme des terroristes aux yeux de l’autorité,
elle-même surveillée. Le problème de la profanation des dispositifs, selon
Agamben,

201 Op. Cit., p. 31.


202 Op. Cit., pp. 31-32.
203 Op. Cit., p. 46.

144
Le dispositif narratif du récit filmique

« ne sera jamais posée correctement tant que ceux qui


s’en empareront ne seront pas capables d’intervenir aussi
bien sur les processus de subjectivation que sur les
dispositifs pour amener à la lumière cet Ingouvernable
qui est tout à la fois le point d’origine et le point de fuite
de toute politique »204.

Revenant sur l’étude menée par André Parente205, nous constatons qu’en tant que
concept (cinématographique), le terme dispositif apparaît dans les années 1970
entre les structuralistes français Jean-Louis Baudry, Christian Metz et Thierry
Kuntzel. De manière générale, le dispositif-cinéma serait cette disposition
particulière qui caractérise la condition du spectateur, proche d’un état de rêve et
d’hallucination. Pour Jean-Louis Baudry, ces effets sur les spectateurs ne
dépendent pas tellement d’une organisation discursive, mais plutôt des
conditions singulières de projections, caractérisées par une salle obscurcie, une
projection de dos, l’immobilité du spectateur, une image animée, etc. C’est une
impression de réalité qui s’exerce sur le public, et non pas la réalité elle-même.
C’est bel et bien une vraie illusion qui nous emporte. Il y a un effet d’hallucination
puisque le spectateur confond la représentation à l’écran avec la propre réalité, il
reste « immergé » dans l’image qui défile devant lui. Le cinéma prend forme de
machine à simulation, machine à rêve donc, qui se développe dans un dispositif
complexe constitué par un appareil cinématographique (l’appareil de capture des
images et de projection), par une disposition spectatorielle particulière qui exerce
des effets psychologiques et idéologiques sur les spectateurs, et un besoin
inévitable de reconstruire l’illusion visuelle à laquelle ils sont soumis.

Dispositifs singuliers donc, paradigmes essentiels de la vidéo et du cinéma (des


installations et des arts numériques), puisqu’ils « manifestent le procès de sa
production, révèlent les modalités de sa perception par de nouvelles
propositions », et sont « un système générateur qui structure l’expérience
sensible », et qu’ils « sont nécessairement de l’ordre de la scénographie »206.
Concevoir une installation vidéo, une installation numérique interactive, c’est
imaginer un nouveau dispositif qui emprunte à d’autres champs (cinéma, théâtre,
informatique) des éléments de production et de réception, afin de placer le
spectateur dans les conditions d’une expérience spécifique. Ces nouveaux
dispositifs, dispositif-installations, dispositif-interactifs, mettent en jeu la

204 Op. Cit., p. 50.


205 Voir : PARENTE, André, « Cinema em trânsito : do dispositivo do cinéma ao cinéma do dispositivo », p. 6.
206 DUGUET, Anne-Marie, « Dispositifs », p. 226.

145
Le dispositif narratif du récit filmique

perception du spectateur et les représentations qu’il s’en fait à travers la


technologie numérique (que l’on pourrait appeler interactive). Ce sont des
dispositifs qui mettent en place des jeux d’action corporels (usage de tout son
corps) ou manuels (usage de la main - déplacements de la souris) ou encore un
déplacement ou une voix. Les possibilités de positionnement du regardeur, du
participant, par rapport aux images, aux autres spectateurs et aux autres
éléments de l’installation sont explorés de façon à créer du nouveau, à créer, par
des dispositifs très variés, une nouvelle configuration de la réception des œuvres
(voir huitième et neuvième chapitres sur la question de la réception des œuvres
interactives).

4.2 Naissance d’un dispositif singulier

Concrètement, le cinéma n’a pas toujours été un dispositif tel qu’on le connaît
aujourd’hui207, il lui aura fallu plusieurs années pour se définir en tant que tel et
acquérir une configuration standardisée. C’est pourquoi, présumer que les frères
Lumière sont les inventeurs du cinéma, c’est oublier tout le développement de la
façon de raconter du cinéma narratif classique ; c’est oublier les multiples
inventions antérieures qui ont permis la construction de cette « boîte magique »
qui enregistre et projette des images photographiques animées. C’est également,
distinguer deux moments de l’histoire du cinéma : celui de l’émergence d’un
dispositif technique et spectaculaire, producteur de fantasmagories, puis un autre
qui dispose d’un cinéma comme formation d’un discours et d’un langage. Le
cinéma en tant que système de représentation a besoin de plusieurs années pour
se cristalliser comme modèle : il ne lui suffit pas simplement de s’inventer comme
technologie, il lui aura fallu également construire un mode de communication
effectif et réel, en inventant un dispositif narratif complexe qui prendra des
années à se définir et qui englobe des aspects architecturaux, techniques et
discursifs par lesquels il induit aux spectateurs l’illusion de faits réels et
d’événements représentés.

207Définir le cinéma contemporain c’est suggérer un spectacle universel, un système de représentation composé
par une projection d’images en mouvement dans une salle obscurcie, pleine de spectateurs qui fixent
attentivement une histoire qui se raconte en une heure et demie, voire deux heures, avec des personnages, des
lieux et un temps diégétique propre. Mais, c’est également définir un dispositif qui fait converger trois
dimensions hétérogènes basées sur l’architecture de la salle de projection, héritée du théâtre italien, sur les
technologies d’enregistrement et de projection de l’image inventées à la fin du 19ème siècle et sur la forme
narrative unique, influencée par les romans du 19ème siècle et les nouvelles techniques de narration et
d’allocation des personnages dans l’espace et le temps diégétiques.
Cependant le cinéma contemporain ne se visionne pas toujours dans une salle, et celle-ci n’est pas toujours
sombre. On le regarde à la maison, à la télé, dans les expositions d’art, dans le métro, sur les portables, les
consoles PSP (PlayStation Portable), etc. De plus, le projecteur ne se trouve plus caché derrière le dos des
spectateurs et le film n’est plus une « simple » projection d’images photographiques, puisque la plupart des
films d’aujourd’hui sont transmis électroniquement et numériquement.

146
Le dispositif narratif du récit filmique

4.2.1 Les premières inventions

Le dispositif-cinéma a pris son temps à s’inventer et à se développer. Les


premières expériences de la fin du 19éme siècle, même si elles ont été prolifiques,
n’exprimaient pas encore le mode de représentation définitif du récit filmique, le
Modèle Représentatif Institutionnel (M.R.I. d’après Noël Burch). Les diverses
expérimentations de l’époque auront permis une évolution assez rapide, visible
par les nombreux brevets déposés aussi bien en France qu’en Angleterre et aux
États-Unis, cependant il faudra attendre encore plusieurs années pour que le
cinéma, ce 7e Art, existe tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Dès les années 1820, les grandes inventions, nées dans l’atelier du bricoleur ou
dans le laboratoire de l’illuminé, mettent en évidence des instruments de
recherche considérés comme les prédécesseurs du cinéma. Le Thaumatrope
(roue à miracle), par exemple, de l’anglais John Ayrton Paris explore en 1823 et
pour la première fois le principe de la persistance rétinienne208. L’illusion de
mouvement est donnée par la vision, dans un temps très court, d’une série de
dessins. Sur un disque, maintenue par une ficelle, sont dessinés sur une face une
cage vide et sur l’autre un oiseau. En faisant tourner le disque sur lui-même
l’illusion s’accomplit : l’oiseau est pris dans la cage !
En 1832, Joseph Plateau invente le Phénakistiscope (trompeur), qui reproduit la
synthèse artificielle d’un mouvement dû à la persistance rétinienne. Il s’agit d’un
disque en carton, fenêtré dans le sens de ses rayons, portant plusieurs dessins
(une suite d’images fixes) qui décomposent un mouvement (ex. deux enfants sur
une balançoire, un homme sur une bicyclette, un danseur, un cavalier, etc.). La
rotation du disque à une vitesse régulière simule le déplacement des sujets
dessinés. Un manche permet son maintien pendant la rotation du disque. Deux
ans plus tard, en 1834, l’Anglais William George Hörner invente le Zootrope, un
jouet optique, fondé lui aussi sur la persistance rétinienne. Il s’agit d’un tambour,
percé de fentes sur sa moitié supérieure et qui abrite, à l’intérieur, une bande de
dessins décomposant un mouvement. En soutenant le tambour par la base et en
regardant fixement l’intérieur à travers les fentes tout en faisant tourner la partie
supérieure, il est possible de voir s’animer les dessins. Plus tard, en 1876, Émile
Reynaud crée le Praxinoscope, lui aussi un jouet optique qui reprend le principe
du Zootrope. Le Praxinoscope est composé d’une bande amovible imprimée avec

208 Notre œil possède une caractéristique particulière : la rétine garde en mémoire pendant une fraction de
seconde une image lumineuse alors que l'image elle-même a disparue. Cette particularité appelée "persistance
rétinienne" fait que notre œil perçoit un mouvement lié lorsqu'il capte une succession d'images instantanées. En
fait, l’œil conserve une image vue et la superpose aux images que l’on est en train de voir. En 1828, Joseph
Plateau établit qu’une impression lumineuse reçue sur la rétine persiste 1/10 de seconde après la disparition de
l’image. Il conclut que si les images se succèdent à plus de 10 par secondes, il y a illusion d’un mouvement.

147
Le dispositif narratif du récit filmique

une série de 12 dessins décomposant un mouvement cyclique. À l’intérieur du


tambour, chaque dessin se reflète sur un cylindre à facette sur lequel sont disposé
12 petits miroirs. Ce système permet au « regardeur » de ne visionner qu’un
dessein à la fois : celui qui est reflété dans le miroir qu’il a en face de lui. Grâce à
la rotation du tambour à une vitesse plus ou moins constante, les images se
substituent les une aux autres. Un des grands avantages du Praxinoscope a été
celui de permettre le visionnement à plusieurs par le biais de plusieurs miroirs
placés sur le cylindre à facette intérieur. En 1870, Henri Renno Heyl invente le
Choreutoscope, appelé aussi de Phasmatrope, qui projette des images
photographiques en mouvement. Dans sa première présentation à Philadelphia
(États-Unis), plusieurs spectateurs assis pouvaient regarder à travers deux
orifices (un pour chaque œil) le défilement de photographies produisant l’illusion
du mouvement. Beaucoup d’historiens considèreront Heyl comme le premier à
avoir mis en place un dispositif d’image photographique en mouvement. Un an
plus tard, en 1871, Richard Leach Maddox sera le premier à développer une
photographie avec de la gélatinobromure (une composition de bromure d’argent
en suspension dans la gélatine). En accélérant l’émulsion (par la chaleur), Heyl
arrive à développer les photographies presque instantanément. Et en 1872, Louis
Arthur Ducos du Hauron sera le premier à prendre une photo en couleur par le
principe de la soustraction des couleurs (jaune, cyan et magenta). La photo en
question est un paysage d’Angoulême, dans le sud de la France.

Plus tard, en 1873, Edward James Muybridge, photographe et scientiste


américain développe une méthode originale de décomposition du mouvement. La
question était à l’époque, de savoir si un cheval au galop décollait ses quatre
membres du sol. Muybridge dispose 24 appareils photographiques le long d’une
piste équestre, et les faits se déclencher à distance, par le biais de fils tendus, lors
du passage d’un cheval à galop, l’Occident. En 1887 il publie un ouvrage sur
l’étude du mouvement, Animal Locomotion209. Un ouvrage de 11 volumes qui
contient plus de 100 000 photographies prises entre 1872 et 1885, parmi
lesquelles des animaux en mouvement (éléphants, chevaux et bisons), des
hommes et des femmes en mouvement, descendant des escaliers, sautant,
courant, faisant des pirouettes, de l’escrime, etc. Pour permettre la recomposition
des images, Muybridge met au point en 1879 le Zoopraxiscope, un projecteur qui
rétablit le mouvement par la vision successive et à grande vitesse des diverses
phases photographiques. Ce dispositif permet la visualisation de courtes
séquences animées. Le dispositif du Zoopraxiscope semble avoir été l’une des

209 MUYBRIDGE, Eadweard J., Animal locomotion, Philadelphia, University of Pennsylvania, 1887.

148
Le dispositif narratif du récit filmique

premières inspirations de Thomas Edison et de William Dickson pour leur


Kinétoscope (voir plus bas), le premier dispositif de visualisation de films à
vocation commerciale.

En 1882, Étienne-Jules Marey simplifie le système du Zoopraxiscope de


Muybridge et met en place le Fusil Photographique (qu’il améliorera six ans plus
tard sous le nom de Chronophotographe). Inspiré par l’invention de l’astronome
Jules Janssen qui inventa, en 1874, le pistolet photographique (destiné à
enregistrer le mouvement des étoiles et des planètes), Marey parvient, grâce à son
Fusil Photographique à photographier in vivo le mouvement d’une personne, sur
un total de douze poses. Ce dispositif d’enregistrement, resté célèbre, aura
l'avantage d'être léger et mobile. Le Chronophotographe à plaque fixe (au
gélatinobromure) utilise un seul objectif - contrairement à la méthode d’Edward
James Muybridge qui utilisait plusieurs objectifs - qui impressionne des sujets
clairs sur un fond noir. Il expose plusieurs fois la plaque photographique à l’aide
d’un obturateur rotatif. En 1889, Marey abandonne la plaque de verre et passe au
film celluloïd, qui vient d’être introduit en France (Eastman Kodak en sera
l’inventeur), et parvient à fixer le trot d’un cheval, en 1890. Il invente alors un
mécanisme astucieux, capable de faire avancer le film en concordance avec
l’ouverture de la fente de l’obturateur. Il s’agit donc bien des premières images de
« cinéma », mais comme le film n’est pas perforé, cela pose de gros problèmes
d’équidistance des clichés. Ce sera George Eastman qui pensera à faire des trous
tout le long du celluloïd afin de permettre une progression régulière du film.

Entre-temps, en 1888, Louis Aimé Augustin Le Prince invente une caméra de


projection cinématographique possédant une seule lentille (à partir de 1881, Le
Prince réalise déjà ses premières expériences avec une caméra à 16 lentilles). Sa
première invention brevetée ne fut pas un succès complet à cause d’un effet de
décalage entre chaque prise de vue. Le sujet photographié était pris avec un angle
de vue légèrement différent des autres, ce qui donnait une sensation de petits
bonds entre chaque image projetée. Ses travaux sur la production de
photographies mobiles et sur un meilleur matériau pour le stockage des films
continuèrent et aboutirent à la réalisation d’un petit film (de 2 secondes à peine),
qui montre la famille Whitley se promenant dans le jardin de leur maison de
Leeds (Angleterre).

149
Le dispositif narratif du récit filmique

Roundhay Garden Scene210 semble être le premier « court-métrage » réalisé au


monde (selon les archives, l’un des personnages qui apparaît sur la séquence
d’images est décédé le 24 octobre 1888) (figure 13). Les années qui suivent, Le
Prince continu à utiliser sa caméra pour « filmer » des moments de la vie
quotidienne de Leeds, filmant les tramways, des calèches et des piétons. Puis en
1890, lors d’un voyage en train pour l’Angleterre, au départ de Dijon et faisant
escale à Paris, il disparaît mystérieusement.

Figure 13. Trois photogrammes de Roundhay


Garden Scene, Louis Le Prince, 1888.

Les historiens du cinéma envisagent plusieurs cas possible : accident, suicide


(Georges Potonniée, Les origines du cinématographe, 1928), enlèvement (Léo

210Pour voir la séquence d’images de Roundhay Garden Scene allez sur YouTube:
http://www.youtube.com/watch?v=F1i40rnpOsA (consulté le 28 mai 2008).

150
Le dispositif narratif du récit filmique

Sauvage), disparition volontaire pour cause d’homosexualité (Pierre Gras,


conservateur en chef de la Bibliothèque de Dijon) ? C’est Jean Mitry qui, en 1967,
dans son « Histoire du Cinéma » se demande si Le Prince avait bien pris le train à
Dijon, formulant l’hypothèse vraisemblable de l’enlèvement (reprise par Léo
Sauvage), à cause de sordides questions d’intérêts, puisque ses affaires étaient
très prospères à l’époque. Cette disparition est très suspecte, puisqu’elle arrive
juste après que Le Prince ait amélioré sa caméra.

Entre 1877 et 1891, Thomas Alva Edison, savant réputé (inventeur du télégraphe,
de l’ampoule électrique domestique, de la centrale électrique - Edison Electric
Light Company) travail sur plusieurs dispositifs de saisie du réel. Le
Phonographe (1877) est le premier appareil véritablement capable d’enregistrer
et de réécouter la voix humaine ou un son quelconque enregistré préalablement.
En 1888, Edison fait la connaissance d’Edward Muybridge et invente ainsi le
Kinétographe. Après l’exposition Universelle de Paris et sa rencontre avec Émile
Reynaud, il imagine le Kinétoscope, un appareil qui permet de visualiser une
série d’images fixes dans une boîte qui « fabrique » l’illusion du mouvement (c’est
William K. L. Dickson, son employé de l’époque qui construit la « boîte
magique »). À l’intérieur de cette boîte se trouve tout un mécanisme de
défilement de la pellicule, un obturateur, composé d’une roue à cinq dents et
d’une lampe à incandescence ainsi qu’une lentille grossissante. Edison venait de
trouver le moyen d’enregistrer et de reproduire le mouvement sur une bande
photographique. Le 14 avril 1994, après plusieurs améliorations, a lieu le premier
spectacle du Kinétoscope au Brooklyn Institute of Arts and Sciences de New
York. Pour le prix de 50 centimes de dollar, le public pouvait visionner jusqu’à dix
petits films sur deux files de cinq Kinétoscopes chacune. Chaque film était
composé de plus de 750 photographies fixées sur un film celluloïd de 15 mètres de
long et 35 millimètres de large. Les dix films composant le premier programme
de cinéma commercial, tous filmés à Black Maria (studios d’Edison),
s'intitulaient : Barber Shop, Bertoldi (Mouth Support), Bertoldi (Table
Contortion), Blacksmiths, Roosters, Highland Dance, Horse Shoeing, Sandow,
Trapeze, et Wrestling. Les spectateurs devaient se pencher chacun à leur tour sur
une haute caisse en bois, pour observer des scènes de photographies animées,
enregistrées sur une pellicule qui défilait à grande vitesse et en boucle. Même si
l’expérience était captivante et que les visiteurs des premières démonstrations en
restèrent fascinés, il ne s’agissait encore que d’une curiosité pour un spectateur
solitaire. Dans ces premiers spectacles et parmi d’autres films, il y avait des

151
Le dispositif narratif du récit filmique

danses orientales (Turkish Dance211), des danses serpentines (Annabelle


Serpentine Dance212), une rue mouvementée de New York (Herald Square213) où
encore l’exécution publique de la reine Marie (The Execution of Mary, Queen of
Scots214, d’Alfred Clark).

En 1900, Raul Grimoin-Sanson présente à l’exposition Universelle de Paris le


Cinéorama (breveté en 1897), un dispositif composé d’un édifice circulaire de 100
mètres de circonférence où, à l’aide de dix projecteurs synchronisés, le public
pouvait visionner un film en panoramique. Les mûrs blancs de l’édifice servaient
de toile à l’image. Placés au centre de la salle, dans une espèce de nacelle de
montgolfière géante dont le toit était couvert d’une toile imitant l’enveloppe d’un
aérostat, les spectateurs visionnaient des films d’ascension, de voyage en ballon et
d’atterrissage (ces derniers étaient obtenus passant le film d’ascension en sens
inverse). Trois jours après son inauguration, le Cinéorama a été clos pour raisons
de sûreté, apparemment un risque d’incendie provoqué par la chaleur des dix
projecteurs. Il n’est pas certain que le Cinéorama ait réellement fonctionné, il
reste cependant le premier des procédés de cinéma conçut pour projeter des
images à 360º (bien avant l’invention du Polyvision en 1927, ou du Circlorama
en 1950).

Quatre ans plus tard, Georges Hale invente un système de projection très
ingénieux qui met en place un dispositif en forme de wagon. Inspiré par le projet
de William Keefe (un wagon réel sur les fenêtres duquel des films de voyages en
train étaient projetés), Hale met au point tout un dispositif à grande échelle, le
Hale’s Tour. Il fait construire un bâtiment dont la façade simulait une station de
train. Les employés, en uniforme, invitaient les spectateurs à s’installer dans une
salle de soixante places imitant l’intérieur d’un wagon, afin de visionner un film
d’environs trente minutes. Sur les fenêtres latérales et arrière du wagon étaient
projetées les images cinématographiques des grands paysages américains. Le
Hale’s Tour disparaît vers 1911, probablement à cause de l’institutionnalisation
du cinéma narratif conventionnel qui s’adaptait difficilement à un genre de
dispositif qui privilégiait le visionnement de films documentaires.

211 Pour voir l’extrait de Turkish Dance, Ella Lola (7 octobre, 1898) allez sur YouTube :
http://www.youtube.com/watch?v=jj6p_jDrMBE (consulté le 20 mai 2008).
212 Pour voir l´extrait de Serpentine Dance (1894) allez sur YouTube :

http://www.youtube.com/watch?v=sNXNfcEo5dQ (consulté le 20 mai 2008).


213 Pour voir l´extrait Herald Square (11 mai 1896) allez sur YouTube :

http://www.youtube.com/watch?v=zVsVM3mg_dE (consulté le 20 mai 2008).


214 Pour voir l´extrait de The Execution of Mary, Queen of Scots (28 août, 1895) allez sur YouTube:

http://www.youtube.com/watch?v=se6kG_Mw85g (consulté le 20 mai 2008).

152
Le dispositif narratif du récit filmique

4.2.2 Le cinématographe

Toutes ces premières inventions furent fondamentales pour le développement et


la création du langage cinématographique tel que nous le connaissons
aujourd’hui. On parle souvent de cette époque comme de l’ère du pré-cinéma
pour désigner une période riche en inventions techniques : c’est l’avant-
cinématographe des frères Lumière. Mais, l’un des principaux problèmes de ces
premières inventions était de permettre au film de passer de façon continue
devant l’obturateur tout en s’arrêtant à chaque image. Pour cela, George Eastman
avait déjà pensé à perforer le celluloïd, mais il fallait compter également avec
l’arrêt image après image. Le film devait faire un arrêt infime d’une fraction de
seconde, puis avancer, puis s’arrêter à nouveau à l’image suivante, et ainsi de
suite (arrêt - exposition - avancée ; arrêt - exposition - avancée et ainsi de suite
pour toute la longueur du celluloïd). Ce sont les frères Lumière, qui ont tout de
suite compris que le système des appareils photographiques pouvait parfaitement
s’adapter à un dispositif de restitution des images. Parfaitement au courrant des
travaux d’Edison, ils construisirent cette petite « boîte magique », le
Cinématographe, qui permettait à la fois l’enregistrement et la projection des
images animées. Il fallait maintenant s’assurer que le film ne restait pas coincer
pendant son défilement, ce qui arrivait souvent à l’époque (il arrivait
fréquemment que la pellicule se casse ou se déchire). Ce sera grâce aux frères
Otway et Gray Latham (employés aux laboratoires de Thomas Edison) qui, avec
leur projecteur Eidoloscope (aussi connu comme le Panoptikon), inventèrent un
système en boucle qui donnait au film une certaine élasticité, il pouvait ainsi
accélérer et s’arrêter sans se coincer, ni s’endommager ou se rompre.

Le 13 février 1895, les frères Louis et Auguste Lumière enregistrent le brevet


numéro 245-032 du Cinématographe, un appareil qui permettait un défilement
de plus de 18 images par secondes, en présentant le film La Sortie des usines
Lumière (tournée en hiver 1894, d’une durée de 1 minute pour environs 17 mètres
de celluloïd). Le 28 décembre 1895, considéré par beaucoup d’historiens comme
la date de la naissance du cinéma, se déroule la première présentation publique
payante, dans le Salon Indien situé au sous-sol du Grand Café, 14 Boulevard des
Capucines à Paris (35 personnes ont payé 1 Franc l'entrée et à peine 3 semaines
plus tard, ce sont entre 2000 à 2500 entrées par jour qui étaient vendues). Les
frères Lumière y présentent un programme de films documentaires (divers
moments de la vie quotidienne) incluant : La sortie des usines Lumière à Lyon,
La voltige, La pêche aux poissons rouges, Le débarquement du congrès de

153
Le dispositif narratif du récit filmique

photographie à Lyon, L'arrivée des congressistes à Neuville-sur-Saône, Les


forgerons, Le jardinier et le petit espiègle (L’arroseur arrosé), Le repas (Le
déjeuner de bébé), Le saut à la couverte, La place des cordeliers à Lyon et la mer
(Baignade en mer). C’est à cette date que pour la première fois, le terme ciné
ou cinéma (dérivation de cinématographe ?) a été employé pour désigner le
spectacle vivant présenté à Paris215 . Chaque film présenté avait une durée
d’environ 1 minute (16 à 17 m de film celluloïd). Les premiers spectateurs sont
stupéfaits de voir « le monde » s’animer ainsi devant eux, sur une toile blanche216.
Un même appareil, le Cinématographe, est enfin capable d’enregistrer le
mouvement et de le faire ressurgir sur un écran. Même si l’originalité du
cinématographe est relative, comme le souligne Edgar Morin dans son essai
anthropologique217, puisque Edison avait déjà animé la photographie et Reynaud
l’avait projetée sur un écran, c’est bel et bien cet appareil « magique » qui met en
relation dans un même dispositif la saisie de l’image (photographique), son
animation et sa projection, à la fois caméra, tireuse et visionneuse. À la différence
d’autres appareils, le Cinématographe est plus léger et plus commode. La qualité
des prises de vue est meilleure (que celle du Kinétographe, par exemple), et elle
permet une projection plus élargie.

Bien sûr, les expériences avec le dispositif-cinéma n’en finirent pas là. Le moment
d’effervescence vécu à l’époque de sa naissance et du pré-cinéma a continué
pendant plusieurs années, notamment avec les transformations produites par le
cinéma sonore (les films produits jusqu’à 1927 sont dépourvus de son - si on ne
considère pas le bonimenteur ou les performances musicales d’accompagnement
des images), le cinéma en couleur, les modifications de la proportion de l’image,
et la standardisation des salles de cinéma.
En 1905 on construit aux États-Unis le premier Nickelodeon (une salle
exclusivement destinée au cinéma) à Pittsburgh, Pennsylvanie, l’entrée était de 1
nickel (5 centimes de dollar). En 1906 on enregistre le premier son sur pellicule,
un brevet d'Eugène Lauste, et en 1908 George Albert Smith et Charles Urban
réalisent le premier film en couleur (deux images superposées une rouge et une
verte. En 1894, Edison avait déjà utilisé la couleur pour son Kinétoscope avec le
petit film La danse d’Annabelle) et en 1910 Léon Gaumont construit le
Chronophone permettant la sonorisation synchrone des images. En 1909 le

215 Le film « L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat » ne sera ajouté au programme qu’en janvier 1896.
216 Pour les frères Lumière, le récit cinématographique servait davantage à montrer la « réalité » de ce qui est
filmé, plutôt que de raconter une histoire (bien que dans certains cas il y eût tout de même une transformation
narrative, selon Greimas - c’est passer d’un état antérieur à un état postérieur - ex. L’arroseur arrosé, 1895).
Les films uniponctuels ou micro-récits, tournés en un seul plan, constituaient surtout la démonstration d’un
événement présent lors du tournage, comme l’unité de lieu et d’action par excellence.
217 MORIN, Edgar, Le cinéma ou l’homme imaginaire, p. 21.

154
Le dispositif narratif du récit filmique

format 35 mm est adopté et devient le format standard (rapport 1,33 × 1). Le


premier long-métrage en couleur, de 50 minutes, apparaît en 1914 (The world,
the flesh and the devil de F. Martin Thornton) et le premier long-métrage en trois
dimensions en 1922 (The power of love de Nat Deverich). En 1953 paraît le
premier film en Cinémascope et en son stéréophonique 4 pistes, La tunique (The
rope d’Henry Koster). Et le Vidiréal apparaît en 1960, il s’agit d’une technique de
cinéma en relief, inventée par Jean Bourguignon, comprenant un objectif
spécifique adapté à la caméra de prise de vues et un autre adapté à la projection.

Le Cinématographe tout seul ne fait pas le cinéma. Les découvertes techniques


tels que le son, la couleur, l’écran élargi, ne se diffusent réellement qu’à partir de
1925. Au début, le cinéma reste muet et en noir et blanc et pourtant, on savait
déjà comment enregistrer le son sur la bande film, ou comment élargir l’écran, ou
encore comment appliquer des couleurs sur la pellicule. Il faudra attendre que le
cinéma se dégage complètement du Cinématographe pour que les
perfectionnements techniques et sensoriels prennent d’assaut le dispositif
narratif. Pendant le premier quart du 20ème siècle, il se dédie à enrichir la
participation subjective du spectateur, et à partir de 1925, une fois le langage
construit et les systèmes de participations constitués, il se consacre à améliorer la
vérité objective de l’image. Morin en résume le propos lorsqu’il dit que « c’est
lorsque la création fut accomplie qu’alors les perfectionnements sensoriels du son
et de la couleur vinrent couronner l’édifice »218.

4.3 Conter, raconter avec des images

Avant de penser, l'homme a commencé à raconter des histoires.


Algirdas Julien Greimas, 1966.

À première vue, les premiers films des frères Lumière (ex. La sortie des usines
Lumière à Lyon, L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, entre autres) ne
racontent rien. Il s’agit d’une succession d’images qui « documente » des
moments particuliers, ce sont des films qui se contentent de montrer un épisode
« banal » de la vie quotidienne. Et pourtant, puisque la sortie des ouvriers des
usines, ou l’arrivée du train en gare ne se fait pas là, devant nous, maintenant et
en pleine réalité, mais sur un écran, nous pourrons, à juste titre, dire que ces
premiers films de l’histoire du cinéma racontent vraiment quelque chose. Ils
racontent la sortie d’une centaine d’ouvriers, hommes et femmes, à une heure
déterminée de la journée, ou l’attente des voyageurs sur le quai à l’arrivée d’un

218 Op. Cit., p. 152.

155
Le dispositif narratif du récit filmique

train. La puissance narrative et émotionnelle du cinéma s'exprime


particulièrement dans cette impression de réalité, dans cet état et dans ce type de
conscience dans lequel le plus petit bout de film nous met. Tout film, loin d'être
une « reproduction » de la réalité, est un ensemble complexe, une construction
savante d’histoires, passées ou à venir, véridiques ou non véridiques. C’est un
découpage du réel dont la reconstruction est donnée par des images animées que
l’on projette sur un écran. Des images qui racontent donc, qui forment des récits,
qui « content » quelque chose comme s’il s’agissait d’une nouveauté.

Que ce soit dans La sortie des usines Lumière à Lyon ou encore dans L'arrivée
d'un train en gare de La Ciotat, le « cinématographe » a enregistré des actions du
quotidien prises dans leur succession. Les moments anodins des premiers films
des Lumière sont bien visibles dans l’ouverture des portes de l’usine, les
déplacements et les gestes des ouvriers, le chien qui passe, les chevaux
remorquant la charrette et sortant par la porte, l’homme à bicyclette, l’entrée en
gare du train, le contrôleur sur le quai, les passagers qui descendent du train, etc.
Ces moments ont vraiment existé puisqu’ils ont été enregistrés antérieurement.
Au moment de la projection, on ne fait que les répéter. En fait, le film les conte à
nouveau pour les spectateurs. Il les re-conte, ou mieux, il les raconte219. On peut
dire, en somme, que le cinéma raconte toujours, même si, parfois, on pense qu’il
ne fait que documenter ou nous informer de certains faits. Contrairement au réel,
qui lui ne raconte pas d’histoire (Sartre), le cinéma, quant à lui, le filme pour nous
le rendre plus tard sous forme d’illusion.

La première histoire cinématographique considérée comme une fiction, encore


que très rudimentaire, apparaît avec Le jardinier et le gamin espiègle mieux
connue sous le nom de L’arroseur arrosé (1895) joué par un M. Clerc (le jardinier
des Lumière ?), et un apprenti de 14 ans, appelé Duval. Nous apercevons dans ce
film la première trace de mise en scène cinématographique. Deux versions du
même film ont été réalisées : la première version montre le jeu entre l’arroseur
arrosé et les taquineries de l’intrépide garçon. Dans une seconde version,
l’opérateur change l’emplacement de la caméra, dispose les acteurs différemment
et change le scénario, de façon à ce qu’à la fin de l’action ce soit l’arroseur qui
arrose le jeune malin. On voit donc bien que, dès sa naissance, le cinéma a un
souci d’écriture, de savoir comment raconter des histoires de la meilleure façon et

Raconter, c’est exposer par un récit, des faits vrais ou présentés comme tels. C’est « conter » ce qui s’est
219

passé.

156
Le dispositif narratif du récit filmique

de manière à ce que le spectateur comprenne immédiatement le récit qui lui est


présenté.

Des histoires, un récit qui se « racontait » en une seule scène et en un plan


unique. L’immobilité de la caméra et la vue frontale en étaient les conditions. Les
films « uniponctuels » des frères Lumière en sont bien l’exemple. Le jeune malin
dans L’arroseur arrosé ne sort jamais du cadre, lorsqu’il s’échappe, l’arroseur
l’attrape avant qu’il ne s’esquive hors champ. Le train à la gare de La Ciotat
s’agrandit au fur et à mesure qu’il s’approche et semble vouloir taper contre
l’écran (contre la caméra), jusqu’à s’engouffrer dans la salle et affoler des
spectateurs présents. La vue frontale des joueurs de cartes, du déjeuner du bébé,
sont bien tous des exemples vifs de cette disposition primaire.

4.4 Le plan, l’unité narrative

Au cinéma, le monde que l’on nous montre est bel et bien « le monde que nous
voyons tous les jours », ensoleillé ou pluvieux, triste ou rigolo, urbain ou rural,
sauvage ou domestiqué, peuplé ou désertique. Cependant, à l’écran, il nous
semble différent : discontinu, saccadé ou découpé, la notion de durée semble
perdre toute raison d’être et les deux heures passées dans la salle semblent
parfois s’envoler en dix minutes. C’est la raison pour laquelle le sentiment de
durée, comme dimension ontologique, émanant du cinéma, reste directement lié
à la discontinuité narrative, au découpage en plan, à l’opération fondatrice du
cinéma comme art. Or, c’est justement cette discontinuité narrative - dans
l’espace et dans le temps cinématographique - que l’on découvre sous le concept
de plan. La vie jouée diffère de la vie réelle par sa segmentation. On pourrait dire
que la discontinuité du film s’oppose au flux ininterrompu de la vie.

Au début, à l’époque du Cinématographe, un plan pouvait suffire pour faire un


film. On mettait la pellicule dans la caméra, on la démarrait, puis au bout d’un
certain temps on l’arrêtait. C’était le procédé typique des films uniponctuels des
premiers temps. Un film se faisait en une journée. Aujourd’hui, cette opération
est répétée un certain nombre de fois, selon la durée du film et le nombre de
plans que celui-ci comprend. Il faut également plusieurs bobines de pellicule ainsi
que toute une équipe de production (réalisateur, opérateurs, directeur de
photographie, assistants, acteurs, figurants, etc.). Le temps nécessaire pour
réaliser un film est donc beaucoup plus long et plusieurs pellicules sont
impressionnées jour après jour, dans une diversité de plans qui serviront plus
tard (ou non) au montage du film. Ces « unités fondamentales de signification

157
Le dispositif narratif du récit filmique

cinématographique »220, ces blocs d’espace et de temps, sont ce que l’on appelle
les plans d’un film. Ce sont des coupes mobiles dans la durée, selon Gilles
Deleuze, qui propose que la notion de plan doit être complétée par la notion de
cadrage, « une détermination d’un système clos, relativement clos, qui comprend
tout ce qui est présent dans l’image, décors, personnages, accessoires »221. C’est
une disposition, c’est l’organisation des parties qui composent le cadre dans un
espace déterminé. Pour Deleuze, le cadre a cette fonction implicite qui sert, non
seulement à enregistrer l’image, l’encadrement, mais également à enregistrer le
son, les bruitages et les dialogues. C’est une instance toujours géométrique ou
physique : elle est le réceptacle des masses et des lignes de l’image qui la
compose, par rapport aux parties du système que le cadre sépare et réunit à la fois
(venir dans l’image, rester hors de l’image). C’est une instance également
dynamique qui dépend des personnages et des objets qui la remplissent. Le cadre
renvoie au point de vue du cinéma, « il témoigne des points de vue
extraordinaires, à ras du sol, ou de haut en bas, ou de bas en haut, etc. »222. Il
renvoie également à l’hors champ qui, selon Deleuze, désigne « ce qui existe
ailleurs, à côté ou autour », mais aussi ce qui « subsiste » ou « insiste » dans un
ailleurs « plus radical, hors de l’espace et du temps homogène »223. Puis, il est
inséparable de deux tendances que sont la saturation et la raréfaction : il y a
saturation lorsqu’on a affaire à une augmentation ou à une réduction du nombre
de composants du plan ; il y a raréfaction lorsque la croissance ou la réduction
d’un composant principal a lieu. Ce cadre et hors du cadre que propose Deleuze
résulte de la notion de plan : « une translation des parties d’un ensemble qui
s’étend dans l’espace, [et] un changement d’un tout qui se transforme dans la
durée »224. Le plan n’est pas seulement une affaire d’espace, de composition, de
relation entre les objets, de personnages qui le peuplent et de lieux, mais le plan
est également et inexorablement conditionné par la notion de durée. Comme le
dit Deleuze, le plan n’est rien d’autre qu’un « bloc de mouvement durée ».

Le plan peut prendre diverses configurations, il s’organise selon une relation au


monde qui le présuppose. Le plan joue sur l’image qui le construit, sur les décors,
les personnages, sur l’espace et sur le temps. On peut le considérer comme fixe ou
mobile, proche ou lointain, net ou flou, en plongée ou en contre-plongée,
équilibré ou en déséquilibre. Le plan joue sur cette double relation, entre l’objet
de sa construction, la caméra, la pellicule, et l’image d’un réel qui le complète,

220 LOTMAN, Urij Mihajlovic, Sémiotique et esthétique du cinéma, 1977.


221 DELEUZE, Gilles, Cinéma I, L’image-mouvement, p. 23.
222 Op. Cit., p. 27.
223 Op. Cit., p. 30.
224 Op. Cit., p. 33.

158
Le dispositif narratif du récit filmique

l’impressionne, le rend visible ou invisible. Il est tributaire de la place et du


mouvement de la caméra, c’est pourquoi l’échelle du plan peut varier à l’intérieur
d’un même plan grâce au panoramique225, au travelling226 ou au jeu d’optiques.
L’espace du plan met en relation plusieurs instances : la distance (où placer sa
caméra et à qu’elle distance du sujet ?) ; le point de vue focale (comment filmer le
proche et le lointain simultanément ou comment utiliser le travelling optique ?) ;
le cadrage (le cadre comme réceptacle, le hors champ comme fragment d’un
ensemble plus étendu) ; la surface (l’écran comme une représentation plane) et
l’image projetée comme illusion d’un espace en profondeur.

C’est George Méliès, l’enchanteur des images animées, qui, par une combinaison
de hasard et de chance, a vite compris que la succession de plans distincts pouvait
contribuer à une différente organisation du récit filmique. Un jour, filmant à la
place de l’opéra à Paris, la pellicule de sa caméra (un appareil qu’il adapte du
projecteur de l’anglais Robert William Paul) resta coincée227. Près d’une minute
plus tard, après le déblocage de la pellicule, Méliès arrive à redémarrer sa caméra.
Pendant cette minute, les passants, les omnibus et les charrettes avaient changés
de place. En projetant la bande ressoudée au point ou s’était produite la rupture,
subitement, un omnibus était remplacé par un corbillard ou des hommes changés
en femme. Le tour par substitution, dit « truc à arrêt » était trouvé. Cette
découverte inspira Méliès pour la réalisation de ses films magiques et
fantastiques. Par exemple, dans La lune à un mètre (1896), un plan d’ensemble
montre un observatoire, le plan postérieur montre un gros plan de la lune,
comme si on la regardait avec un télescope. Dans Escamotage d’une dame chez
Robert-Houdin (1896), c’est une jeune femme qui disparaît subitement. Un
magicien (Méliès) recouvre une jeune dame assise au centre de la scène avec une
toile fine. Méliès interrompt la prise de vue, le temps de faire sortir la femme de
la scène, puis reprend la prise plus tard. Le trucage était fait, la Dame avait
disparu. Dans ce petit film, Méliès ajoute au trucage original de Robert-Houdin,
l’apparition d’un squelette à la place de la dame. Le public resta stupéfié et le
succès de Méliès assuré.

225 Mouvement de la caméra autour de son axe horizontal ou vertical: panoramique horizontal, panoramique
vertical,
226 Mouvement avant (la caméra s’approche du sujet filmé), arrière (la caméra s’éloigne du sujet filmé) ou latéral

(la caméra accompagne une action ou parcourt un décor) de la caméra placée généralement sur un chariot qui
glisse sur des rails. Le travelling optique (zoom) est un effet de mouvement obtenu par la variation de la distance
focale. Lorsque la caméra s’élève au-dessus du sujet filmé, on parle de travelling ascendant, lorsqu’elle descend
par rapport au sujet filmé, il s’agit d’un travelling descendant.
227 La première caméra de Méliès était très rudimentaire, la pellicule se déchirait ou s’accrochait facilement,

refusant d’avancer.

159
Le dispositif narratif du récit filmique

Les conditions du plan du cinéma des premiers temps dépendaient profondément


de l’appareil de capture utilisé. Les machines lourdes et encombrantes, difficiles à
transporter et à « manœuvrer », refusaient a priori la mobilité du plan. La
caméra restait presque toujours immobile, sauf lorsqu’elle était placée sur un
sujet mobile, comme un train, un bateau ou une voiture. Le plan était alors une
entité statique, sans profondeur et son mouvement, toujours très rare, était le
résultat soit d’un accident, soit du déplacement du support de la caméra. George
Albert Smith sera un des premiers, sinon le premier, en 1898 à poser sa caméra
sur le devant d’une locomotive en marche, filmant le défilement du paysage.
Contrairement, le travelling du Voyage dans la lune (1902) de Méliès était le
résultat, non du mouvement de la caméra, mais du déplacement de l’objet filmé
(la lune) vers la caméra. Le point de vue unique et frontal (spécifique des films de
Méliès ou des frères Lumière) était alors le genre de composition préférée d’un
public qui participait encore d’un apprentissage. Qu’il s’agisse de la vision
théâtralisée de Georges Méliès, avec la succession de tableaux indépendants,
obligeant à la frontalité des scènes, ou de point de vue documentaire des frères
Lumière, la caméra était toujours statique, l’action restait cadrée et l’image qui
était donnée à voir était généralement un plan d’ensemble, sans variation
d’échelle, et où le hors champ y était peu ou presque jamais sollicité.

Figure 14. Trois photogrammes de Grandma’s Reading Glass, George Albert Smith, 1900.

Les premières expériences faites sur la modification du cadre et par conséquent


sur l’échelle des plans ne se concrétisent qu’à la fin de l’année 1900. Cette année-
là George Albert Smith utilise pour la première fois ce que l’on appelle
aujourd’hui le gros plan (Figure 14). Dans un de ses premiers films, Grandma’s
reading glass (1900), Smith agrandit, selon l’explication du catalogue de l’époque
(« in enormously enlarged form ») les objets que regarde le petit-fils avec la loupe
de sa grand-mère. Dans la figure, ci-dessus, le petit-fils observe l’œil agrandi de
sa grand-mère.

160
Le dispositif narratif du récit filmique

Plus tard, divers cinéastes vont utiliser cette technique pour simuler le regard de
quelqu’un sur quelque chose. En 1901, Smith sera, encore une fois, le premier à
utiliser le gros plan, mais cette fois-ci non pas pour simuler le regard d’un
personnage du récit, mais plutôt pour simuler le rapprochement du regard du
spectateur. The little doctor (1901) montre un plan d’ensemble où dans une pièce,
une petite fille assise sur une chaise donne à boire (ou à manger) un breuvage (du
poisson ? On peut lire sur le pot « FISH ») à un petit chat (figure 15). Le plan
suivant montre un gros plan du chat avalant le liquide qui lui est donné. Dans ce
film, un gros plan objectif (du petit chat buvant) s’insère au milieu de l’action. Ce
gros plan sur le chat, très particulier pour l’époque, permettait d’augmenter aussi
bien la visibilité de la scène que la force de l’action et, simultanément de centrer
l’attention du spectateur sur le sujet principal, le chat. Il ne s’agit pas d’un
agrandissement simulant la vue d’un personnage (de l’autre enfant par exemple,
puisque le point de vue n’y correspond pas), mais de montrer un détail d’une
action déterminée pour mieux la comprendre.

Figure 15. Trois photogrammes de The Little Doctor, George Albert Smith, 1901.

Les cinéastes de l’époque étaient consternés par cette technique de changement


d’échelle soudain et exagéré, et craignaient l’abandon des spectateurs habitués à
une vue plus théâtralisée du cinéma où une distance constante du sujet de l’action
était préférée. George Albert Smith démontra le contraire. Le cinéma n’était plus
du théâtre, le lien devait définitivement se briser pour laisser ce nouveau langage
construire ses propres règles et sa propre grammaire.
Entre-temps, l’idée qu’une même action puisse passer d’un plan à un autre
prenait de l’ampleur.

161
Le dispositif narratif du récit filmique

4.5 Le montage

Le montage est l’opération par laquelle nous assemblons quelque chose pour le
mettre en état de fonctionner, c’est un arrangement, un assemblage ou une
disposition. Nous pouvons nous référer au montage des pièces d’une machine, à
la ligne de montage des voitures, au montage d’un meuble, d’une chaise pliante,
des pièces d’un Lego ou d’un puzzle.
Du point de vue cinématographique, le montage est une opération technique qui
consiste à coller les plans bout à bout. En fait, cela consiste à assembler dans un
certain ordre des plans tournés préalablement. Le montage organise le récit et en
commande l’ordre, le rythme et le sens. On peut parler de montage chronologique
lorsque le récit présente les événements diégétiques dans l’ordre temporel de leur
déroulement, de montage parallèle lorsque l’on juxtapose des actions éloignées
dans le temps et l’espace, ou de montage alterné lorsque des actions simultanées
se succèdent les unes aux autres.

D’après la définition d’Eisenstein, le montage c’est le « Tout » du film, c’est l’Idée


même. Le montage engage le film comme un tout. Alors, pourquoi le tout est-il
justement l’objet du montage, se demande Gilles Deleuze. Il en donne une
réponse à titre provisoire :

« Du début à la fin d'un film, quelque chose change,


quelque chose a changé. Seulement, ce tout qui change, ce
temps ou cette durée semble ne pouvoir être saisi
qu'indirectement, par rapport aux image-mouvements qui
l'expriment. Le montage est cette opération qui porte sur
les images-mouvements, pour en dégager le Tout, l'idée,
c'est-à-dire l'image du temps »228.

Ainsi, le montage est l’arrangement des image-mouvements, il est la constitution


d’une image indirecte du temps, c’est une composition dans le temps.
Il faut bien sûr différencier l’assemblage du montage. Le premier définit le simple
aboutage de fragments filmiques ou d’une suite de tableaux (à l’époque du cinéma
muet). Le second s’applique à la dernière étape de l’élaboration d’un film (on dira
d’un montage qu’il est Eisensteinien par exemple). C’est par le montage que l’on
assure la synthèse des éléments recueillis lors du tournage. C’est par le montage
que l’on sélectionne les prises à retenir, que l’on organise le récit dans un certain
ordre en créant des figures narratives telles que des flash-backs (analepses) ou
des flash-forwards (prolepses), des récits parallèles ou alternés, etc. C’est par le

228 DELEUZE, Gilles, Cinéma I, L’image-mouvement, p. 46.

162
Le dispositif narratif du récit filmique

montage que l’on met en place les plans les uns par rapport aux autres (plan
moyen suivi d’un plan rapproché, suivi d’un insert, suivi d’un plan d’ensemble,
etc.) et que l’on détermine les points de coupe, en amont ou en aval de chaque
plan. Il arrive parfois qu’un photogramme supplémentaire modifie complètement
le résultat prétendu : dans Les dents de la mer (Jaws, 1975) le réalisateur Steven
Spielberg et la monteuse Verna Fields ont la préoccupation de vérifier plan par
plan les moments de coupes, le dernier photogramme du plan précédent avec le
premier du plan suivant. Un photogramme en plus et le terrible requin ne
ressemblerait qu’à une simple maquette, un modèle à l’échelle réelle. Dans Jaws,
le requin semblait réel sur 36 photogrammes et non sur 38. Toute la différence se
fait sur ces deux photogrammes en plus : voici un requin effrayant ou bien, voici
une maquette mal réussie d’un animal se baladant dans un grand bassin d’eau
douce !

Le montage met au point les raccords229 entre les plans, soit par le biais d’une
coupe franche ou bien par un fondu230, soit par un mouvement en continuité ou
par une ellipse, ou encore pour servir à des fins expressives ou dramatiques. Le
montage sert également à donner un rythme à l’intérieur de chaque scène, de
chaque séquence, puis au film entier. Finalement, il met en place les différentes
bandes sonores (les dialogues, les bruitages, les effets, les sons d’ambiance, les
musiques et les commentaires of) et leur mixage.
Auguste Lumière aurait dit que le cinéma était une invention sans futur, mais
Edwin Stanton Porter, l’un des employés d’Edison prouvera quelques années plus
tard qu’il avait tort. Il a découvert qu’en coupant plusieurs scènes différentes et
en les assemblant dans un ordre distinct du déroulement chronologique des
événements, une histoire pouvait être racontée de façon différente. Grâce aux
coupes alternées des scènes, Porter arriva à créer un vrai impact émotionnel sur
le public. Grâce à Porter, le cinéma a résisté.

4.5.1 L’alignement des tableaux

Au début, il y avait les tableaux et les prises de vue uniques. C’était le temps des
premiers films qui excluaient l’idée de montage. Les films « documentaires » des
frères Lumière se limitaient à montrer des images en mouvement, d’un point de

229 Le raccord marque la continuité de deux plans successifs. Si la caméra filme les deux plans dans le même axe,
il y a raccord dans l’axe. Si elle accompagne le mouvement d'un personnage, on dira qu’il y a raccord dans le
mouvement. Si la caméra montre ce que regarde un personnage, il y a raccord-regard, si c’est la bande son qui
assure la continuité, on dira qu’il y a raccord sonore.
230 Les fondus assurent l’enchaînement des plans. Le fondu au noir, en début ou en fin de plan, fait apparaître ou

disparaître progressivement l'image. Le fondu enchaîné fait progressivement disparaître l’image à la fin d'un
plan en lui superposant graduellement le début de la suivante.

163
Le dispositif narratif du récit filmique

vue unique, normalement frontal par rapport au spectateur. Ces films ne faisaient
que choisir le point de vue idéal pour montrer ce qu’il y avait à montrer. La vue
du film incluait tout ce qui était nécessaire au film : l’histoire, les personnages, la
vue d’ensemble. Avec le cadre fixe et ajusté au paysage ou au décor, l’avant et
l’après de l’histoire y étaient tout à fait compris et le hors champ n’en était pas
encore une exigence narrative. Le changement de point de vue ne se fait qu’entre
les films, et non entre les plans. Même dans les « tableaux » de Méliès, qui
autorisaient déjà une certaine continuité théâtrale, le contrechamp y était
inimaginable. La caméra, immobile, restait toujours placée en face des décors,
comme « quatrième mur » du théâtre, à la place des spectateurs. Méliès utilisait
les « tableaux » comme une forme de montage discontinue qui fonctionnait
comme des plans indépendants et fixes. La continuité n’est que thématique, les
tableaux juxtaposés racontent, de façon linéaire, mais discontinue, une histoire
fantastique ou fantaisiste. La succession des « tableaux » était déterminée par le
choix du récit. Par exemple, dans Le voyage dans la lune (1902), adaptation du
roman de Jules Vernes De la terre à la lune, le récit filmique est composé de 16
tableaux alignés successivement de façon à donner un sens à l’histoire :
o Tableau un (t1) : Réunion extraordinaire des membres de l’institut
d’astronomie incohérente ;
o t2 : construction de l’obus ;
o t3 : la fonte du canon géant ;
o t4 : le jour du départ ;
o t5 : démarrage de l’obus ;
o t6 : le voyage ;
o t7 : sur la lune ;
o t8 : à l’intérieur de la lune ;
o t9 : le roi des sélénites ;
o t10 : l’escapade ;
o t11 et t12 : le retour ;
o t13 : les fonds de la mer ;
o t14 : l’arrivée au port ;
o t15 : grand défilé, décoration et réjouissance publique ;
o t16 : danses commémoratives.

D’après Noël Burch, la première manifestation au cinéma d’une mise bout à bout
de plusieurs tableaux (trois au minimum pour former la « grande forme

164
Le dispositif narratif du récit filmique

narrative »231) apparaît avec les quatre versions de la Passion, tournées entre 1897
et 1898. Deux sont tournées à Paris par Léar et Georges Hatot pour la société
Lumière, une troisième en Bohême par William Freeman et une quatrième à New
York par Paley et Russel232. Ces quatre versions de la Passion suivent un récit
universellement connu, ce qui a permis de mettre bout à bout les différentes
scènes d’un spectacle de longue durée fait de tableaux vivants, sans avoir peur
d’une incompréhension de la part du public. Burch explique que « ces images ne
comportent guère d’indice intrinsèque de leur concaténation nécessaire »233.
L’ordre de présentation des tableaux aurait pu être changé sans que le public ne
s’en rende compte (à quelques exceptions près, puisqu’un public fortement
christianisé n’accepterait pas que la crucifixion vienne avant la cène). De tableau
en tableau, le récit avance jusqu’à la Résurrection, sachant que chaque tableau
conserve son indépendance et son autonomie de fonctionnement, ces images
obéissaient à un ordre inéluctable, à « l’Ordre des Ordres » selon Burch.

4.5.2 L’effet de continuité

Dans le cinéma des frères Lumière ou de Méliès, la continuité narrative n’est


donnée que par la succession de films ou de tableaux. Mais même avec plusieurs
limitations narratives, le tableau et la vue frontale représentaient un mode de
représentation cohérent en tant que tel. Une petite histoire pouvait parfaitement
être contée sans recourir au montage, L’arroseur arrosé en est un bon exemple. Il
faudra attendre jusqu’en 1903, pour qu’Edwin Stanton Porter juxtapose une
succession de plans à la recherche d’un effet de continuité des événements
diégétiques. Très connu pour son film Le vol du rapide (The great train robbery,
1903), ce sera avec The life of an american fireman (1903) que Porter
démontrera que la succession narrative n’existe plus que dans le contenu des
images, mais aussi dans le sens que l’on donne à cette succession. Il existe deux
versions éditées du même film. La première version ne serait qu’une coupe
initiale et approximative de la seconde. Le film raconte l’histoire d’un pompier
qui sauve une mère et son enfant d’un bâtiment en flammes. Dans la première
version, une vue de l’intérieur montre le pompier sortir par la fenêtre avec la
femme évanouie à l’épaule, puis il revient chercher l’enfant. Le plan suivant
montre l’extérieur de l’édifice où la répétition du sauvetage a lieu. Le pompier
descend à nouveau l’échelle de sauvetage, d’abord avec la femme puis remonte
chercher l’enfant. La concaténation des événements répétés, montre la même

231 Dans « la petite forme narrative », un plan unique se suffisait à lui-même : c’est l’exemple de L’arroseur
arrosé des frères Lumière.
232 BURCH, Noël, « Passion, poursuite : la linéarisation », p. 30.
233 Op. Cit., p. 31.

165
Le dispositif narratif du récit filmique

action selon deux points de vue différents. L’effet de répétition est gênant, mais il
a l’avantage de ne pas fragmenter l’espace (tout ce qui se passe à l’intérieur est
montré avant d’en venir à l’extérieur). Dans la seconde version, découverte plus
tard, le sauvetage est coupé selon une logique de succession des actions. Le
pompier sauve la mère (vue intérieure), la descend par l’escalier (vue extérieure),
puis remonte sauver l’enfant (vue intérieure) pour l’amener auprès de sa maman
(vue extérieure). Les coupes sont réalisées selon un montage alterné de l’intérieur
à l’extérieur, revenant à l’intérieur puis à l’extérieur. Pour la première fois le
cinéma arrive à suivre une action d’un espace à un autre, dans une représentation
du récit en plusieurs étapes : « d’abord ceci arrive, puis après cela » (d’abord je
monte chercher la femme et je la sauve, après j’irai chercher l’enfant). Nous
pourrons toujours nous demander laquelle des deux versions est réellement
l’originale, il nous convient néanmoins de comprendre que, pour la première fois
dans l'histoire du cinéma Porter utilise un code narratif envisageant la variation
de l'ordre des séquences enregistrées, comme intention d’appréhender une action
particulière - l'effort et le courage du pompier pour sauver l'enfant en revenant
dans la chambre en flammes.

Dans les années qui suivent, plusieurs cinéastes, certainement influencés par les
innovations narratives de Porter, reformulent les conditions du récit filmique. En
1907, The horse that bolted de Charles Pathé, présente une coupe parallèle de
deux actions distinctes mais simultanées. À l’extérieur, un cheval surexcité
commence à tout détruire autour de lui, alors que, à l’intérieur de la maison, son
cavalier ignore ce qui se passe dehors. C’est l’origine du « cependant » narratif234.
En 1908, le premier flash-back apparaît dans The yiddisher boy de Siegmund
Lubin. Un homme pris dans un combat de rue se rappelle d’un événement passé
vingt-cinq ans plus tôt. La même année, dans L’assassinat du duc de Guise de
Charles le Bargy et André Calmettes, plusieurs acteurs tournent le dos à la
caméra. Jusque-là, les actions des personnages étaient toujours frontales ou
prisent de côté235.

Entre 1908 et 1916, un réalisateur, considéré comme le premier grand maître du


cinéma américain et l’un des plus grands metteurs en scène du cinéma dit
« primitif » devient fameux pour sa contribution à l’évolution et à la
standardisation des conditions narratives cinématographiques. David Wark

234 Hitchcock en fera une de ses technique préférées, remarquablement appliquée dans le film L’inconnu du
Nord-Express (1951).
235 Plusieurs tableaux de Méliès montrent des personnages de dos mais comme leur action était plutôt

involontaire, elle ne prenait pas vraiment un sens dramatique.

166
Le dispositif narratif du récit filmique

Griffith ne sera pas l’inventeur du montage proprement dit, mais plutôt un


essayeur à la fois théoricien et praticien attentif des techniques de narration du
langage filmique. Avec Griffith, le tableau perd peu à peu son autonomie pour
devenir un élément de liaison d’un puzzle plus grand, le film entier. Pour Griffith,
l’assemblage des tableaux sert de moyen pour construire un effet de continuité
dans le récit (ex. le passage de la porte dans Naissance d’une nation, 1915 ; le
passage de pièce en pièce dans La villa solitaire, 1909). Avec Les spéculateurs
(1909), Griffith oppose deux tableaux narratifs conventionnels moyennant un
montage parallèle qui présentent d’un côté le luxe d’une réception et de l’autre la
misère des malheureux affamés. Plus tard, en 1911, dans un montage alterné,
Griffith propose, avec La télégraphiste de Lonedale une succession de tableaux
présentant tour à tour une jeune télégraphiste menacée par un groupe de bandits
et une locomotive transportant son bienfaiteur qui vient à son secours. Griffith
créa la base du montage classique hollywoodien qui avait pour base la coupe
invisible où l’action filmique est toujours continue, fluide et en mouvement.
L’objectif était de cacher la coupe, de la rendre invisible aux yeux des spectateurs,
en les faisant oublier qu’ils regardaient un film.
Bien que Griffith contribue significativement à l’évolution du montage, en tant
qu’« écriture narrative », il n’en reste pas moins que plusieurs de ses films sont
peuplés de faux raccords236. D’après les études de Thérèse Giraud, le montage, à
l’époque de Griffith, ne présidait pas encore à l’élaboration des plans, « parce que
les plans n’avaient pas été filmés en fonction de leur invisible raccord. Bien au
contraire, ils étaient, pour la plupart, composés, et même subtilement composés,
en tableaux autonomes »237. En 1910, Griffith réalise La Mer Calme (Unchanging
Sea), inspiré du poème de Charles Kingsley « Les trois pêcheurs ». Le film
raconte l’histoire de trois pêcheurs partis navigués vers l’Ouest, là où le soleil se
couche. Mais le temps passe et les femmes attendent impatiemment le retour des
pêcheurs, le désespoir les envahit. Puis, un jour, les trois pêcheurs échouent sur la
plage. L’un d’eux a une perte temporaire de la mémoire... Dans ce petit récit, nous
découvrons un exemple de découpage qui démontre bien que les règles de
continuité narrative, telles qu’elles ont été fixées plus tard, n’étaient pas encore
un principe directeur. Au début du film, au moment des adieux, un pêcheur et sa
femme sortent du champ de l’image vers la gauche du cadre. Dans le plan suivant,
venant du hors champ, ils « rentrent » dans le plan par le même côté du cadre
(figure 16).

236 Manière dont deux plans d’un film s’enchaînent pour assurer la continuité narrative.
237 GIRAUD, Thérèse, Cinéma et technologie, p. 132.

167
Le dispositif narratif du récit filmique

Plan 1.

 Sortie de champ des deux


personnages par la
gauche.

Plan suivant :

 Entrée de champ à
nouveau par la gauche.

Figure 16. Exemple de faux raccord dans La Mer Calme (1910) de D. W.


Griffith.

Ce mouvement des personnages, semble être un aller-retour, un retour sur leurs


pas, dans le mode de représentation institutionnel. Même si le décor change, le
passage des deux tableaux nous semble étrange et ne nous paraît pas correct.
Accusé de racisme et de fanatisme après avoir réalisé Naissance d’une nation
(The birth of a nation, 1915), Griffith produit un film sur l’intolérance et la
relation entre les hommes et leur peuple (Intolérance, 1916). Dans cette
superproduction, nous découvrons plusieurs passages de discontinuité narrative.
À titre d’exemple, nous ferons référence à la scène où la jeune fille de Babylone
qui, devant être vendue par son frère au marché au mariage, refuse d’y aller.
L’analyse se fait sur trois plans successifs dans lesquels l’effet de continuité ne
semble pas respecter le mode de représentation commun.
La jeune fille est sur l’autel lorsqu’un crieur annonce : « N’importe quel homme
serait heureux avec cette rose douce et sauvage. Ce délicieux amour » (texte que
l’on peut lire sur l’intertitre). À la suite Belshazzar, le gouverneur de Babylone,
apparaît. Le premier plan représente une vue d’ensemble où l’on aperçoit la jeune
fille se recroqueviller devant son roi, tête basse collée au sol (plan 1, Figure 17). Le
second plan est un gros plan qui cadre le visage de l’adolescente regardant en
face, émerveillée par la vue qu’elle a (plan 2). Dans le dernier plan de cette scène,

168
Le dispositif narratif du récit filmique

la jeune fille accroupie lève la tête pour regarder (à nouveau), en souriant,


l’homme en face d’elle (plan 3).

Plan 1.

Plan d’ensemble : jeune fille


recroquevillée sur l’autel à
l’arrivée du gouverneur de
Babylone.

Plan 2.

Gros plan de la jeune fille


émerveillée, le visage fixé sur le
gouverneur.

Plan 3.

Plan rapproché de la jeune fille


soulevant la tête pour (re)voir
l’homme qu’elle a en face.

Figure 17. Exemple de faux raccord dans Intolérance (1916) de Griffith.

Ce montage composé en trois plans démontre bien l’envie de Griffith de renforcer


le sens de l’action : la rencontre, le gros plan sur le regard de deux êtres humains,
l’amour impossible (peut-être). Mais il nous semble que l’ordre de succession des
plans n’est pas la meilleure. La jeune fille lève la tête pour fixer son regard sur
l’homme qu’elle a en face (plan 3), alors que dans le plan précédent nous l’avons
déjà vu dans ce même mouvement. Cet effet de répétition diégétique semble aller
contre les normes d’un montage linéaire et a pour inconvénient de produire une
suite presque caricaturale de l’action.
Griffith ne sera pas le seul à commettre ce type d’« erreurs » (involontaires) et il
faudra attendre encore plusieurs années pour trouver des films tournés en

169
Le dispositif narratif du récit filmique

fonction des raccords invisibles. La question était de faire comprendre une


histoire à un public encore apprenti et la succession des tableaux autonomes
semblait suffire. Bien avant lui, Porter présentait déjà le même genre de
« solutions », ce qui suppose une certaine assimilation du langage sans pour
autant en déduire que leur découpage narratif était incompréhensible pour les
spectateurs.

Plan 1.

 Voleurs sortant du
cadre par la droite
de l’image.

Plan suivant :

 Entrée dans le
champ de l’image
par la droite.

Figure 18. Exemple de faux raccord dans Le vol du Rapide (1903) de Porter.

Par exemple, dans Le vol du rapide (1903), la scène du vol nous montre, elle
aussi, ce que l’on appelle aujourd’hui un faux raccord. Les voleurs (1, 2 et 3 sur
l’image supra), après avoir détroussés tous les voyageurs, quittent
précipitamment les lieux vers l’arrière du train (vers la droite du cadre). Dans la
coupe suivante, ces mêmes voleurs rentrent dans le champ de l’image par le
même côté du cadre, cette fois-ci en direction à la locomotive qui, selon la logique
du plan précédent devrait partir vers la droite.

Même si ces quelques exemples confirment les lacunes narratives de l’époque, le


dynamisme et les abondantes productions des cinéastes américains, notamment
celles de Griffith, marquèrent toute une génération postérieure de cinéastes dans

170
Le dispositif narratif du récit filmique

le monde entier. Abel Gance, en France, a assimilé la leçon de Griffith et propose


un montage accéléré des actions, allant parfois jusqu’à répéter plusieurs fois une
série de plans (par exemple dans La roue, 1923) ou l’utilisation d’un montage
court qui réduisait à l’extrême chaque plan en un seul photogramme (Napoléon,
1927). Dziga Vertov, Serge M. Eisenstein, Lev Koulechov et Vsevolod Poudovkine,
théoriciens russes, célébrèrent, à travers le montage, la grande démonstration du
langage cinématographique. Ils étaient non seulement influencés par le modèle
américain mais également par le courant futuriste qui réclamait une révolution
artistique similaire à la révolution politique et sociale qui avait lieu dans leur
pays. Les cinéastes russes refusaient les histoires bourgeoises et le montage
invisible des Américains (développé par D. W. Griffith). À la place du mélodrame,
ils montraient la vie réelle, en filmant les rues mouvementées de Moscou.
Dziga Vertov, avec son « ciné-œil », soumettait l’œil du spectateur à la volonté de
la caméra (L’homme à la caméra, 1929). Lev Kouleshov restera connu pour ses
nombreuses expériences dont la plus célèbre, l’« effet-K », assurait l’union entre
le regardant et le regardé à travers une jonction de plans qui établissait la
circulation du regard. Tout se passe comme si le regard du spectateur se
substituait au regard du personnage238. Pour Kouleshov, le montage était tout
simplement l’arrangement des éléments cinématographiques : à travers le
montage « la femme qui n’existe pas » prend forme en juxtaposant les lèvres
d’une dame, les jambes d’une autre, le dos d’une troisième et les yeux d’une
quatrième, jusqu’à arriver à créer un tout nouveau personnage.

Serge M. Eisenstein consacra une bonne partie de son œuvre à proclamer les
vertus du montage, en souhaitant façonner le public à l’aide d’un « montage des
attractions » qui devrait provoquer sur les spectateurs une émotion violente en
accolant des images fortes, à priori sans lien contextuel ou relation narrative (La
grève et Le cuirassé Potemkine, 1925). La combinaison du plan A, des ouvriers en
rébellion, juxtaposée au plan B des bêtes abattues, synthétise la signification
symbolique en C que ce sont les ouvriers qui sont abattus. C’est ce qu’Eisenstein
nommera de montage intellectuel. Il dira que lorsque deux éléments entrent en
conflit, leur collision devrait créer un nouveau signifié d’un ordre supérieur. Pour
Eisenstein, la jonction des images devait être visible, contrairement au montage
invisible des Américains, le spectateur devait savoir qu’il s’agit d’un film, d’une

238 Pour cette expérience, Kouleshov utilisa le gros plan de l’acteur russe Mosjoukine qu’il juxtaposa à trois
autres plans distincts, le cadre d’une assiette de soupe chaude, le cadre d’une femme pleurant sur un cercueil et
le cadre d’une petite fille jouant avec un ours en peluche. Le public resta stupéfié par la représentation de
l’acteur : son regard affamé sur la soupe, sa tristesse regardant la jeune femme et sa tendresse observant la
petite fille. En fait, il s’agissait toujours de la même expression faciale répétée trois fois, démontrant le vrai
pouvoir de la juxtaposition, le pouvoir du montage, en assemblant deux images distinctes côte à côte afin de
produire un troisième signifié (un effet nouveau, une émotion plus forte que la somme de ses parties)

171
Le dispositif narratif du récit filmique

juxtaposition d’images. C’est le pouvoir des attractions. Eisenstein a également


exploré plusieurs techniques de montage appelées métrique, rythmique, tonal et
sur tonal. Par exemple, avec son film Alexandre Nevski (1938), il réalise un
montage rythmique au son de la bande sonore. Il découvre également qu’un
montage métrique au rythme d’un battement de cœur peut produire un impact
profond sur les spectateurs, puisque il imite notre biorythme. Par exemple, son
film Battleship Potemkin (1925) contient environ 1350 coupes pour une durée
totale de 86 minutes.

4.6 Conclusion du chapitre

Définir le récit filmique c’est envisager toute une analyse sur un modèle narratif
singulier. C’est discerner une disposition particulière qui met en relation
plusieurs niveaux de narration et qui crée un réseau de relation d’éléments
narratifs hétérogènes. C’est faire appel à une situation spectatorielle unique et
découvrir un appareil de capture d’images et de restitution d’un réel qui a été.
C’est considérer une machine à simulation, une machine à rêve qui exerce des
effets psychologiques et idéologiques sur ses spectateurs. C’est étudier un
mécanisme narratif qui raconte des histoires passées avec des personnages, dans
un récit au présent pour les spectateurs. C’est découvrir un dispositif-cinéma, un
dispositif qui modèle le spectateur, ce « lecteur » d’images qui agît sur lui en le
contrôlant et en le contaminant par ses organes et par son mécanisme. Dispositif-
cinéma qui, d’une manière ou d’une autre, a la capacité de capturer, d’orienter, de
déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les
conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.

Le dispositif-cinéma des premiers temps a pris son temps pour découvrir un


modèle représentatif institutionnel. Il n’a pas toujours été un dispositif-narratif
tel que nous le connaissons aujourd’hui, il lui aura fallu plusieurs années pour se
définir en tant que tel et acquérir une configuration standardisée. Les multiples
découvertes technologiques des précurseurs du cinématographe, les divers
instruments inventés pour la saisie et la restitution du réel, la standardisation
d’un modèle de réception et le processus de développement de toute une
grammaire cinématographique, aboutirent à ce que l’on appelle aujourd’hui de
Cinéma.
Du Thaumatrope de John Ayrton Paris au Cinématographe des frères Lumière,
en passant par le Phénakistiscope de Joseph Plateau, le Zootrope de William
George Hörner, le Praxinoscope d’Émile Reynaud, le Zoopraxiscope d’Edward
James Muybridge, le Fusil photographique d’Étienne-Jules Marey et le

172
Le dispositif narratif du récit filmique

Kinetoscope de Thomas Alva Edison, le dispositif-cinéma a eu besoin de plusieurs


décennies afin de consolider sa « grammaire » narrative. Riche en inventions
technologiques, l’époque du « pré-cinéma » a été fondamentale pour renforcer la
grande forme narrative du cinéma et elle a eu pour mérite de prouver qu’il était
possible de « raconter par des images ».

Depuis l’invention du Cinématographe, le langage cinématographique a su


découvrir des stratégies narratives uniques qui lui ont permis d’abord de résister
à sa mort (annoncé par les Lumière), puis de s’affirmer comme un dispositif
narratif prédominant. En premier lieu, le plan agit comme unité narrative dans
les films à plan unique des premiers temps, il consolide ensuite un effet de
continuité narrative dans les films à tableaux autonomes, puis il arrive à se définir
comme élément primordial dans l’élaboration d’une grammaire narrative
cinématographique (variation de l’échelle des plans, éloignements,
rapprochements, cadrage, décadrage, durée, point de vue). Le plan se comporte
comme une unité fondamentale de signification cinématographique. En tant que
« découpage », il fragmente le tableau narratif en plusieurs prises de vues. Il est là
pour créer des variations dans le sentiment de durée du récit filmique. Bloc
d’espace-temps, le plan est une coupe, coupe mobile dans la durée, qui se dispose
dans un système clos et qui comprend tout ce qui est présent dans l’image. Il
s’organise autour d’un cadre formé par l’image du réel saisie par la lentille de la
caméra et joue sur cette double relation : entre l’objet de sa construction et
l’image du réel qui le complète et l’impressionne.

Constituer le dispositif narratif du cinéma en tant qu’appareil de signification,


c’est mettre en relation les plans qui le forment, jouer sur leur arrangement et
leur assemblage bout à bout, c’est mettre en place un montage d’événements
dramatiques dans une succession spatio-temporelle précise. C’est le montage qui
organise le récit et en commande l’ordre, le rythme et le sens. Il met au point les
raccords entre les plans, crée le rythme à l’intérieur de chaque scène, entre les
séquences et au niveau du film entier. C’est grâce à cette mise en relation des
images et des plans que le montage arrive à produire une nouvelle manière de
narrer, une nouvelle façon de créer du sens, une émotion ou une idée. Le montage
crée un espace, une temporalité et un rythme à travers le collage de plans
successifs. Il doit favoriser la lisibilité, simplifier le contenu et assurer la durée
nécessaire à la « lecture » du texte filmique. Et parce que le temps est l’opérateur
fondamental qui met en œuvre l’image et avec elle la crise de la représentation,
c’est grâce à celui-ci que la production du nouveau doit s’agencer.

173
Le dispositif narratif du récit filmique

C’est le montage qui fait que l’observateur « actif » regarde les scènes se
succédant les unes aux autres sous différents angles et à différentes distances,
comme si un observateur mobile et invisible l’avait déjà regardé avant lui.
L’univers fictionnel du film doit créer, dans la succession des plans et par le
montage, une continuité spatiale et temporelle, narrative et expressive qui
conduit le spectateur à travers une histoire, le menant jusqu’à une clôture
possible du récit. Ainsi, la compréhension de l’histoire, la création d’un sens,
d’une émotion ou d’une idée doit se dévoiler par la mise en relation des images
tout en produisant des notions narratives nouvelles.

174
2 INTERACTIVITÉ
Interactivité et récit

5 Interactivité et récit

« Quand je touche une image, cette image, à son tour devrait me toucher ».
Le partage de l’incertitude, 2008.

D'après Peter Krieg239, l’ordinateur n’est pas encore capable d’opérer un dialogue
avec l’homme (si l’on entend par dialogue un procédé linguistique complexe de
communication entre humains240). Prenons par exemple les bases de données sur
Internet, elles forment un ensemble de savoir mais pas encore un système de
connaissances. Krieg considère que l’ordinateur devrait pouvoir répondre, à nos
questions, le plus directement possible, sans passer par une réponse de mots
ordonnés selon une logique de programmation mathématique où chaque mot
correspondrait à un ensemble de numéros interchangeables selon un code binaire
préétabli. En conséquence, et pour Krieg, les ordinateurs sont encore des
machines triviales car ils sont construits selon des schémas linéaires de
programmation très simple ; selon des prémisses de condition (if/then, do/while,
for/next) qui leur procure une illusion d’intelligence mais qui, finalement, ne font
que répondre à une interpellation. Les ordinateurs sélectionnent, ordonnent et
calculent selon un langage et un code binaire ; et ils utilisent un mode
conversationnel prédéfini qui répond à des questions préprogrammées. Cette
spécificité des machines à calcul peut induire chez l’observateur (et
utilisateur/participant) un certain sentiment d’intelligence, alors qu’il ne s’agit en
réalité, que d’une illusion d’intelligence. Pour Krieg, le dialogue (le vrai dialogue)

239 KRIEG, Peter, « Dialogue with machines. Can computers be interactive ? », pp. 23-31.
240 Dialogue, en grec (Dia + Logos) implique deux personnes ou sujet + une connaissance, un savoir.

177
Interactivité et récit

entre l’homme et la machine (l’ordinateur) ne sera possible que s’ils utilisent tous
deux le même code de diffusion, de transmission et d’assimilation des données. Si
par « dialogue » il faut entendre un raisonnement dialogique (Dialogue de
Socrate), nous constatons que l’ordinateur n’en est pas encore là réellement. Les
procédés dialogiques de l’ordinateur, qui pourraient se caractériser par une
espèce d’interactivité en phase primaire, sont composés de trois éléments
fondamentaux, à savoir, la complexité des programmes, la diversité des interfaces
et la rapidité du calcul241, et doivent encore évoluer, si notre volonté est de
pouvoir, un jour, vraiment raisonner avec eux.
« Une machine, comme l’ordinateur d’aujourd’hui, qui ne fonctionne
qu’analytiquement et selon un contexte prédéfini ne peut être qualifiée de
machine de pensée »242 dira Krieg. En fait, l’ordinateur, grâce à sa vitesse de
calcul ne fait que créer l’illusion d’un dialogue intelligent avec l’homme. L’effet
« action-réaction » est si rapide que la simulation du dialogue devient ubiquiste.
Mais, c’est à l’homme de s’adapter au langage de la machine puisque l’évolution
de l’informatique ne permet pas encore un échange où ils pourraient initier un
dialogue cohérent, argumenter sur ce dialogue, passer à des suppositions, jusqu’à
l’abstraction même du langage (parlé).
Il est vrai que l’interactivité présuppose un dialogue, un effet de réponse à une
question posée (ou un effet d’attente à une question posée). Mais le mode
conversationnel est tellement basic qu’il se voit falsifié par l’apparence de la
vitesse de flux d’information échangé et calculé par l’ordinateur. Quelquefois, les
réponses nécessitent une pensée, un argument que l’ordinateur n’est pas (encore)
vraiment capable de fournir.
Peter Krieg, futuriste, entretient l’idée d’un Shakespeare virtuel. Un Shakespeare
qui converserait avec nous, en produisant des arguments nouveaux à nos
affirmations, ainsi que des contre arguments. Un Shakespeare qui nous
enseignerait de nouvelles formes d’écritures, de pensée et de raisonnement. Un
professeur capable de nous donner, non seulement tout sur son passé, mais aussi
de créer du nouveau, des arguments et des textes, et tout cela en temps réel et par
une voix et une image virtuelles synchronisées avec son interlocuteur.

241 Voir : COUCHOT, Edmond, La technologie dans l’art.


242 KRIEG, Peter, « Dialogue with machines. Can computers be interactive ? », p. 26.

178
Interactivité et récit

5.1 Interactivité

« Interactivity: a cyclic process in which two actors alternately listen, think, and
speak. »
Chris Crawford, 2000.

Dans le domaine des arts, la possibilité laissé au spectateur de participer à


« l’exécution » de l’œuvre donne aux artistes, intéressés par l’interactivité, des
alternatives pour prévoir tout un ensemble de possibilités qu’offre une partie de
lecture ou de complétion des œuvres à l’initiative des spectateurs. L’interactivité
dans l'art est une proposition d'échange entre spectateur et œuvre, une possibilité
de participation, de modification, voire de création... Par exemple, les hypertextes
et les hypermédias ainsi que les systèmes de réalité virtuelle sont des entités
informatiques fondamentalement interactives qui ont constamment besoin, pour
procéder, des réponses des spectateurs concernant les choix qu'ils leurs offrent
via leurs interfaces logicielles et matérielles. Ces réponses relèvent du processus
de navigation des utilisateurs dans ces programmes et ces systèmes. Les
développements informatiques appliqués à des médias tels que le cinéma, la
vidéo et la télévision rendent également possible, dorénavant, un certain degré
d'interactivité, en permettant, par exemple, aux spectateurs de participer par vote
à un débat ou d'influencer le cours d'une histoire en manifestant leurs
préférences. Pour la première fois et en ce qui concerne l’interactivité, les places
du spectateur, physique et conceptuel, s’introduisent au cœur même du dispositif
de conception de l’œuvre. C’est l’aspect « conversationnel » qui se met en place,
c’est un rapport entre l'œuvre et son récepteur où l'œuvre sollicite le spectateur,
qui parfois devient, lui aussi, acteur.

Dans un article de 2002 sur la question récurrente de l’interactivité, Jean-Louis


Weissberg poursuit la discussion sur la notion et établit que l’interactivité doit
« être pensée en regard des spécificités de l’informatique, et plus précisément de
la réflexivité constitutives des programmes informatiques »243. La question de la
réflexivité est très importante pour Weissberg puisqu’elle permet, d’un côté, à
l’ordinateur, comme machine à changement, de se prendre pour l’objet de
questionnement (dans quel état se trouve la machine à un moment déterminé de
l’exécution d’un programme ?). Et de l’autre, de se séparer des grandes technos
cultures qui précèdent la cyberculture (l’imprimé et l’enregistrement de l’image
animée - cinéma, vidéo et télévision), du fait que ces cultures ont comme

WEISSBERG, Jean-Louis, Qu’est-ce que l’interactivité ? Éléments pour une réponse. Décembre 2002.
243

Http://hypermedia.univ-paris8.fr/seminaires/semaction/seminaires. (Consulté en Février 2007).

179
Interactivité et récit

paradigme la linéarité. C’est la raison pour laquelle, suivant Weissberg,


l’interactivité doit être considérée comme « une propriété du système technique
informatique localisée dans la structure intime du programme informatique et
non, de manière trop vague, dans le rapport homme-machine »244. Weissberg
tend ainsi à différencier l’interaction de l’interactivité, la première étant une
spécificité des relations homme-homme et la seconde une spécificité machine-
machine245. Il s’agirait plutôt d’une réaction, d’un ensemble « action-réaction »
qui régit le monde physique qui nous circonscrit. Ce monde physique,
exclusivement réactif, s’oppose aux systèmes techniques de l’informatique
éminemment interactifs.
Dans Présence à distance, Déplacement virtuel et réseaux numériques, Pourquoi
nous ne croyons plus la télévision ?246 le même auteur retient le mépris de Jean-
François Lyotard envers l’interactivité en art. Pour celui-ci la notion
d’interactivité est depuis longtemps perçue comme une incitation ou une
valorisation de l’« activité » au détriment de la « passibilité ». Selon Lyotard :

« On ne demandait pas des “interventions” au regardeur


quand on faisait de la peinture, on alléguait une
communauté. Ce qui est visé aujourd’hui n’est pas cette
sentimentalité que l’on retrouve encore dans la moindre
esquisse d’un Cézanne ou d’un Degas, c’est au contraire,
que celui qui reçoit ne reçoive pas, c’est qu’il ne se laisse
pas décontenancer, c’est son auto-constitution comme
sujet actif par rapport à ce qu’on lui adresse : qu’il se
reconstitue immédiatement et s’identifie comme
quelqu’un qui intervient »247.

Mais, pour Weissberg et contrairement à ce qu’affirme Lyotard, les « œuvres


interactives » peuvent parfaitement provoquer, tout comme les œuvres
classiques, une « catastrophe des sens ». Weissberg illustrera plus loin dans son
texte et en mentionnant des installations en réalité virtuelle comme Handsight
d'Agnès Hegedüs, Place - A User’s Manual de Jeffrey Shaw, Ménagerie de Susan
Amkraut et Michael Girard ou encore Tunnel sous l’Atlantique de Maurice
Benayoun que la projection active dans une scène n’a pas obligatoirement comme
corollaire une abdication de la sensibilité, bien au contraire. Lyotard souligne
encore l’impuissance de l’interactivité à se faire l’écho de l’infime souplesse des

244 Op. Cit., p. 2.


245 Anne Cauquelin dira que le terme interactivité est si proche d’interaction que leur emploi ordinaire est
généralement confondu. Pour Cauquelin, « La notion d’interactivité prend en effet son sens quand le
programme informatique n’est pas fermé, mais reste ouvert avec une part d’indéfinition, ce qui rend nécessaire
l’intervention d’un utilisateur humain », dans CAUQUELIN, Anne, Le site et le paysage, p. 53.
246 Voir WEISSBERG, Jean-Louis, Présence à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi

nous ne croyons plus la télévision, 2002.


247 LYOTARD, Jean-François, L’inhumain, pp. 127,128.

180
Interactivité et récit

comportements humains en lui reprochant son incapacité à simuler pleinement


les relations vivantes. Ce n’est ni une rencontre avec une subjectivité ni une
programmation univoque, mais plutôt une communication instrumentale
redevable de l’opérationnalité technique dira-t-il. Or, c’est justement cet « entre-
deux » que Weissberg revendique, en désaccord avec Lyotard, comme une
« posture spécifique passionnante ». D’un côté, il y a le concepteur comme l’un
des paramètres du modèle global organisant le système interactif, de l’autre, le
spect-acteur248 qui se trouve dans une situation inédite d’ouverture illimitée :
« contraint, mais mobile ». Pour Weissberg, l’interactivité apparaît comme une
nouvelle condition de la réception et doit s’interpréter comme l’indice d’un désir
collectif d’assouplissement des limites. Est-ce une liberté en cage ? se demandera
Weissberg. Est-ce que ceux qui reprochent à l’interactivité, ses limites, préfèrent
réellement les barrières traditionnelles qui enserrent les œuvres indéformables
classiques ? Ou la vraie condition spectatorielle actuelle ne serait-elle pas ce désir
collectif d’assouplissement des limites de l’interactivité ?

Dans une tentative de classification du terme, Eric Zimmermann et Salen Katie 249
proposent de subdiviser le concept d’interactivité en quatre modes d’analyses. Ils
désignent ainsi l’interactivité cognitive, l’interactivité fonctionnelle,
l’interactivité explicite et la méta-interactivité comme sujets de décomposition.
o L’interactivité cognitive fait référence à la participation interprétative
d’un lecteur à un texte, d’un spectateur à une image, d’un auditeur à un
son. Il s’agit d’une interaction psychologique, émotionnelle ou sémiotique
que le public peut avoir avec un contenu. Une re-lecture d’un livre après
plusieurs années fait que l’on change d’opinion sur celui-ci ;
L’interprétation d’une image demande toujours un effort mental
d’interprétation variée et diverse selon le regardeur, le temps d’exposition
à l’image et son contexte. Du point de vue du récit filmique, les films à
base de données du genre Run Lola Run (Lola Rennt de Tomy Tykwer,

248 « La notion d’acteur ne désigne pas ici les espaces de liberté dont jouit l’interprète, au sens théâtral ou encore
l’acteur dans une acception sociologique (l’acteur social). Il renvoie directement à la notion d’acte, quasiment au
sens gestuel, par opposition à l’appréciation mentale. Et le trait d’union est essentiel, puisqu’il accouple la
fonction perceptive « spect » (regarder) à l’accomplissement de l’acte ». « Par ce concept de spect-acteur, il s’agit
de définir la position du sujet devant un récit interactif. Spect-acteur joue sur la contradiction des termes
d’acteur (qui agit) et de spectateur (témoin séparé de l’action). La coupure sémiotique qui sépare la scène de la
salle serait ainsi franchie par le spect-acteur : il intervient dans la narration ». WEISSBERG, Jean-Louis,
Compte-rendu du séminaire « L’action sur l’image » par Pierre Barboza, 1° séance 2000-2001 : 22 novembre
2000. http://hypermedia.univ-paris8.fr/seminaires/semaction/seminaires/txt00-01/cr01.htm (Consulté le 6
février 2007). Voir également l’interview de Armand Amato à Jean-Louis Weissberg sur « Le corps à l’épreuve
de l’interactivité : interface, narrativité et gestualité » dans l’OMNSH (Observatoire des Mondes Numériques en
Sciences Humaines) http://www.omnsh.org/article.php3?id_article=62 (consulté le 12 février 2007).
Voir également sur cette même notion, « Le spectateur de la fiction interactive » de Laurence Allard-Chanial,
dans BEAU, Frank, et al. (ed.), Cinéma et dernières technologies, pp. 251-260.
249 SALEN, Katie et ZIMMERMAN, Eric, Rules of play, 2003.

181
Interactivité et récit

1998) hyper-médiatisent un engagement intellectuel interactif (mettant


en garde le spectateur vis-à-vis d’une structure narrative trop vite
dénoncée – voir, à ce sujet, le sixième chapitre).
o Le second mode est désigné sous le terme interactivité fonctionnelle et
fait référence à la participation utilitaire que l’on a avec un media (texte,
image, son). On y inclura ici l’interactivité structurelle, c’est-à-dire une
interactivité fonctionnelle avec la qualité matérielle du texte. Ce livre que
l’on a re-lu : avons-nous suivi le sommaire ? L’index ? L’avons-nous re-lu
par le début ? Combien pèse-t-il ? Quelle est sa grandeur ? Toutes les
caractéristiques matérielles du livre font partie de cette expérience
interactive de lire un texte. Ici, ce qui importe c’est la façon dont les
interactions ont lieu avec le système. Il s’agit d’une interactivité qui relie
système et participant, machine et homme, puisque le spectateur/lecteur
doit effectuer des choix qui déterminent l’enchaînement des contenus.
C’est le cas, par exemple, des théâtres multiplex, de la télévision par câble,
des lecteurs vidéo (stop, play, forward, rewind, freeze-frame), des
lecteurs DVD (avec les fonctions de chapitrages et accès aléatoire des
menus) ou des vidéos sur Internet (Youtube, Ubuweb, Vimeo). Ce second
degré interactif permet au spectateur/lecteur de rejouer et de comparer
les différentes parties d’un film en lui permettant de satisfaire sa curiosité
du premier degré interactif.
o Le troisième mode renvoie au niveau de participation et à la notion
d’interactivité explicite. C’est-à-dire à l’agencement de procédures
nécessaire pour établir un lien avec l’activité interactive. Il s’agit ici de la
notion d’interactivité au sens le plus naturel du terme. C’est, par exemple,
cliquer sur les liens d’un roman hypertextuel et définir une multitude de
liens possibles ; faire un choix dans la suite d’un récit imagé et découvrir
un nouveau parcours diégétique ; prévoir des événements aléatoires ou
des simulations dynamiques ; définir des réponses possibles selon les
questions posées, autoriser un dialogue conversationnel direct avec le
récit (ex. Façade, Michael Mateas et Andrew Stern, 2005/2008).
o Finalement, le dernier mode, la meta-interactivité, ou la participation
culturelle, fait référence aux effets qu’un media opère sur la culture et
vice-versa. C’est un mode d’interactivité qui reste externe à l’expérience
d’unicité avec un média. La méta-interactivité joue sur des raisons
culturelles, sur l’influence d’une culture sur un texte déterminé (par

182
Interactivité et récit

exemple le Coran pour les musulmans, le Nouveau Testament pour les


catholiques), sur l’appropriation d’un texte par une autre culture, sur sa
construction et sa déconstruction, etc.
Ainsi, qu’elle soit cognitive, fonctionnelle, explicite ou culturelle, l’interactivité
devient la nouvelle condition de la réception (condition spectatorielle250) et
s’accomplit comme l’indice d’un désir collectif, social et culturel.
Sous une autre perspective, et parce que l’interactivité doit être pensée en regard
des spécificités de l’informatique, Louis-Claude Paquin propose de distinguer
quatre principes appliqués à la notion. Ainsi, il définit que :
o L’interactivité est réactive lorsqu’elle s’établit sur « le fonctionnement
primaire de l’ordinateur : input, traitement, output »251 ;
o L’interactivité reste proactive lorsqu’elle invite l’« utilisateur » à
s’impliquer davantage afin d’« accomplir certaines tâches intellectuelles
comme l’exploration encyclopédique, la formulation d’hypothèses, la prise
de décision, la simulation et même la création »252. Paquin considère la
navigation comme le propre d’une interactivité proactive et la situe dans
les dispositifs de l’hypertexte et de l’hypermédia.
o L’interactivité reste adaptative lorsqu’elle est liée aux recherches dans le
domaine de l’intelligence artificielle, et elle se forme lorsque « dans
n’importe quelle séquence, le système prend en compte les réponses
antérieures au cours du dialogue dont il a l’initiative »253. Le système doit
pour cela modéliser les réponses de son « interlocuteur » (interne ou
externe au système) afin de prendre en compte toutes les données et
d’établir un dispositif dialogique évolutif et adaptatif.
o L’interactivité est immersive lorsque son interlocuteur se trouve
« momentanément » coupé du monde « réel ». L’expérience immersive
des technologies numériques plonge le spectateur dans une simulation
audiovisuelle où celui-ci se découvre dans une réalité autre, qui est
communément appelée de réalité virtuelle. « Hors » de son corps, il perd
la notion de réalité et se retrouve immergé dans un environnement de
synthèse qui n’a d’existence que médiatique.

250 Dans le septième chapitre nous questionnerons la praticabilité de cette condition vis-à-vis des nouveaux
médias et des installations numériques interactives.
251 PAQUIN, Louis-Claude, Comprendre les médias interactifs, p. 203.
252 Op. Cit., p. 204.
253 Op. Cit., p. 206.

183
Interactivité et récit

5.2 Le récit interactif

Nous avons déjà vu que l’interactivité est une catégorie propre à l’informatique et
qu’elle apparaît en tant que telle dans les années quatre-vingt. Elle tentait, selon
Weissberg, de désigner une forme de communication entre programmes et sujets
humains au moment où les concepteurs parvenaient à déposer dans les
programmes des fragments d’autonomie comportementale. Aujourd’hui, la
question de l’interactivité peut se poser sous plusieurs perspectives. On voudra, à
cause de la nature de notre étude, que la forme de discussion du thème se
rapproche de ce que l’on appelle aujourd’hui le récit interactif (à titre provisoire).

Jaques Morizot soulève la question suivante : que faut-il modifier de la théorie


lorsque l’on passe du texte littéraire, qui sollicite prioritairement la dimension
imaginaire, à une interaction réelle ?254 Le récit interactif questionne les nouvelles
activités du lecteur, mais aussi celles de l’auteur et du narrateur (à l’intérieur du
texte) vis-à-vis des fonctions de commuabilité et mobilité de ses interprètes. Est-
ce que l’expérience de chacun est capable d’interférer (ou doit-elle interférer) avec
celle des autres ? Morizot se sent interpellé par un passage de Genette, à la
dernière page du Nouveau discours du récit, lorsque qu’il écrit, en 1983 :

« je n’opposerais plus le “ scriptible ” au “ lisible ” comme


le moderne au classique ou le déviant au canonique, mais
plutôt comme le virtuel au réel, comme un possible non
encore produit, et dont la démarche théorique a le
pouvoir d’indiquer la place (...) et le caractère. Le
“ scriptible ”, ce n’est pas seulement un déjà écrit à la
récriture duquel la lecture participe et contribue par sa
lecture. C’est aussi un inédit, un inécrit dont la poétique,
entre autres, par la généralité de son enquête, découvre et
désigne la virtualité, et qu’elle nous invite à réaliser. Qui
est ce “ nous ”, l’invitation s’adresse-t-elle seulement au
lecteur, ou le poéticien doit-il lui-même passer à l’acte, je
n’en sais trop rien (...) »255.

Malgré tout ces doutes, ce qui reste clair pour Genette, c’est que la poétique en
générale, et la narratologie en particulier, doit explorer le champ des possibles, ou
même le champ des impossibles, sans se confiner à rendre compte des formes ou
des thèmes existants. Il s’agit, bel et bien, de transformer la littérature à travers
l’analyse et non plus de rester dans le champ de l’interprétation.

254 MORIZOT, Jacques, Le récit interactif : Langage et écritures - introduction,


http://www.ciren.org/ciren/colloques/061200/morizot.html (consulté le 31 janvier 2008).
255 GENETTE, Gérard, Nouveau discours du récit, pp. 108-109.

184
Interactivité et récit

Pour Serge Bouchardon, l’expression « récit interactif » désigne un nouveau


mode de récit, né avec l’informatique et impliquant des actions d’un lecteur, soit
avec la souris, soit avec le clavier. Sachant que Bouchardon pose toute son
attention sur la question du récit littéraire interactif256 et en particulier sur cet
espace ouvert et complexe qu’est le Web, il insistera sur une définition qui fait la
transition entre la forme classique de lecture d’un texte et le potentiel d’une
littérature informatisée. Même dans ce domaine assez restreint, les pratiques sont
d’une grande variété. Sachant qu’un récit interactif peut combiner plusieurs
composants, Bouchardon distingue plusieurs sous-catégories qu’il classifiera sous
les noms de récits hypertextuels, récits cinétiques, récits algorithmiques et récits
collectifs. Ces types de récits supposent la présence d’une succession
d’événements constituant une histoire. Ils supposent également que le mode de
représentation principal de cette histoire soit une narration et que le récit soit
interactif, c’est-à-dire qu’il comporte une forme de programmation informatique,
plus ou moins ouverte, des interventions matérielles de ses lecteurs.
Les récits qui proposent une lecture non-linéaire de fragments reliés par des
liens, dans un système numérique, et où la navigation permet à chaque lecteur de
suivre un parcours unique au sein d’un même récit, sont, selon Bouchardon, des
récits hypertextuels. Deux types de liens peuvent exister : statiques, lorsque les
choix des lecteurs demeurent fixes indépendamment du nombre de clics sur le
lien ; dynamiques, lorsque le même lien hypertextuel renvoie à des segments
distincts lorsque le lecteur y clique à plusieurs reprises, soit au cours d’un même
parcours de lecture, soit lors d’une lecture postérieure. Les récits cinétiques sont
ceux qui exploitent simultanément une dimension temporelle et une dimension
multimédia. Dans ce genre de récit, le mode d’apparition, les animations et les
déformations des composants, ainsi que le travail sur la matérialité du texte et le
jeu sur le mouvement textuel sont des caractéristiques qui le distinguent du récit
hypertextuel pur. Les récits algorithmiques sont surtout des œuvres
combinatoires et génératives où les lecteurs n’auront jamais le même texte sous
les yeux. Normalement géré en temps réel, le récit algorithmique permet qu’une
re-lecture confronte le lecteur à un texte distinct. Lorsque les lecteurs ont la
possibilité de participer à l’écriture du récit, ou du moins de collaborer à
l’évolution de l’histoire et d’écrire une partie du récit, Bouchardon considère qu’il
s’agit là de récits collectifs.

256Voir : BOUCHARDON, Serge, « Le récit littéraire interactif, narrativité et interactivité », thèse de doctorat
soutenue à l’Université de Technologie de Compiègne, 2005.

185
Interactivité et récit

Le récit interactif est également sujet d’analyse pour Jean-Louis Weissberg,


puisqu’il peut délivrer des indications précieuses sur les spécificités du régime de
la communication interactive. Selon Weissberg, le récit interactif met à l’épreuve
certains savoirs majeurs de la narration classique, comme les rapports entre
l’auteur et les personnages, entre l’activité d’écriture et le récit produit ou encore
entre l’interprétation et l’organisation matérielle du support. Pour celui-ci, il est
question de défier les notions de récit séquentiel et de temporalité de la
réception. Mais aussi de prévoir un autre type de spectateur et une autre façon de
lire, en l’occurrence un spect-acteur et une lectacture (de lect-acteur) qui, dans
une relation auteur-lecteur devront entrevoir l’irruption d’un tiers, c’est-à-dire du
programme informatique. Dans le cadre d’une analyse du récit, et plus
précisément du récit interactif, Weissberg propose une approche selon « l’alliage
de deux composants ». D’un côté, il détermine les événements insécables,
« constitués par l’ensemble des segments inaltérables, des séquences
moléculaires compactes »257 (ce sont les fonctions cardinales ou noyaux, que nous
avons déjà repéré pour Roland Barthes au deuxième chapitre) qui ne peuvent pas
être découpés par les actions de l’interactant. Ces séquences peuvent prendre la
forme d’images chaînées dans un ordre toujours identique, de textes composés,
de séquences sonores, etc. De l’autre, le graphe de navigation, « qui détermine les
chemins possibles qui relient ces événements moléculaires et que l’interactant
actualise librement, dans le cadre préconçu des propositions déposées dans les
programmes qui gèrent l’interactivité »258 (les catalyses, les indices et les
informants proposés dans l’étude des fonctions distributionnelles et intégratives
du récit d’après Barthes).

Plusieurs auteurs en sont venus à réfuter une approche purement sémiotique


dans l’étude du récit interactif. Plus spécifiquement Espen Aarseth qui, dans son
livre Cybertext : Perspectives on ergodic litterature259, questionne la validité d’un
tel rapport. Il dira que « la décision de poser l'interface comme frontière entre le
semiosis260 humain et la machine à traitement, complique l’analyse de la
pertinence d’une approche sémiotique et de l'idée de semiosis dans l'étude du
signe produit par les machines »261. En effet, les médias interactifs ne peuvent se
réduire à des constructions de sens par lesquels un programmeur communique
avec un récepteur. Une approche exclusivement sémiotique serait alors

257 WEISSBERG, J.L., Présence à distance, 2002.


258 Op. Cit.
259 AARSETH, Aspen, Cybertext: Perspectives on ergodic litterature, Johns Hopkins University Press, 1997.
260 La semiosis est n'importe quelle forme d'activité, de conduite, ou de processus qui implique des signes, y

compris dans la production du sens.


261 Op. Cit., p. 29.

186
Interactivité et récit

insuffisante pour étudier les différents niveaux de communication entre les


médias interactifs.
Jean-Michel Adam, dans une dimension chronologique, définit le récit comme un
événement qui « doit être raconté en partant d’au moins deux propositions
ordonnées temporellement et formant une histoire »262. Nous avons alors deux
moments, m1 et m2, juxtaposés sur un axe temporel t où m1+m2 est égal à
l'histoire racontée en t. Selon cette prémisse, nous pouvons décrire un récit
comme une séquence linéaire de différentes histoires structurées selon un ordre
défini dans le temps263. À contrario, le récit interactif ne requiert pas une
structure aussi rigoureuse et strictement linéaire. Évidemment, un récit interactif
impliquera toujours une séquence, un enchaînement, une suite, mais en le
rendant interactif, il se différencie de son modèle précédent. Le récit interactif est
non linéaire et segmenté, ce qui veut dire qu’il autorise une variabilité
chronologique dans l'ordre de succession de ses divers moments narratifs. Bien
sûr, cet effet d'intermittence et de variation d'ordonnance est pervers, dans la
mesure où toutes les histoires suivent un axe temporel linéaire. Mais nous
pouvons tout de même considérer que la non-linéarité reste attachée à chaque
interprète, en se subjectivant.
Ainsi, sous-jacents au récit interactif, les possibles d’une non-linéarité
s’imposent. Le choix des possibles nous renvoie à une mise en suspens et à un
agencement des bifurcations dans le récit. Selon Jean-Louis Boissier,

« la variabilité vidéo-interactive ouvre non seulement des


capacités de bifurcation, de mis en suspens, de
déclenchement, mais encore une possibilité de
dissociation généralisée du temps enregistré et du temps
restitué par la réception ou la lecture »264.

Au moment d'un possible, d’un choix déterminé et enregistré, le récit est mis en
suspens. La sélection est demandée et le choix peut donc s’exercer. Les options
sont diverses : soi rester sur le même moment narratif, ou bien déclencher sa
suite. « Le problème concret, dans un récit interactif, où la suite dépend du geste
du lecteur, qui reste en suspens si le lecteur ne fait rien, c'est précisément de
fabriquer cette suspension qui permet au lecteur de ne rien faire »265 affirme
Boissier. Considérons l’exemple suivant : une séquence narrative t composée par
les moments m1, m2 et m3, et envisageons m2 comme une instance de

262 ADAM, J.M., Le récit, p. 12.


263 Un tableau peut également produire un effet narratif, en spatialisant ses divers moments temporels : par le
biais du jeu de profondeur le loin et le proche peut se substituer par l’avant et l’après.
264 BOISSIER, Jean-Louis, La relation comme forme, L’interactivité en art, p. 286.
265 Idem, pp. 293-294.

187
Interactivité et récit

bifurcation, (une fonction cardinale ou un noyau). À partir de m2, deux


possibilités se vérifient : revenir sur m1 ou bien avancer vers m3. Tant qu’un
choix ne s’exerce pas, nous continuons suspendus à m2. Cette notion de réticence
dans le récit nous renvoie vers une autre figure : celle de la répétition. Restant en
suspens, dans l’attente d'un choix, de m2 vers m1 ou de m2 vers m3 s'exerce la
figure de la répétition en m2. Cette répétition invoque l'idée de retour, de boucle
ou de cycle. L'idée est de pouvoir revenir à un même moment, sur ses pas. Ce qui
pourrait être un retour en forme de boucle, un moment qui n'avance pas et qui se
répète inlassablement - une récapitulation de la même instance m2, m2, m2, etc.
Il pourrait également s’agir d’un moment de retour, après avoir connu d’autres
instances du récit m1, m2, m3, m2, m1, m2. Boissier anticipe également un
nombre inévitablement restreint de bifurcations, dans un cinéma dit interactif,
puisqu’il existe la nécessité d’un enregistrement antérieur :

« Résultant d'un enregistrement, elles sont jouées


d'avance (les bifurcations). Mais, faisant l'objet d'une
mise en scène et d'un montage, elles peuvent présenter
leurs alternatives virtuelles comme relevant du possible,
puisque le choix ressortit alors d'une mise en mémoire,
d'une répétition (...) »266.

Grâce à la figure de la bifurcation, la répétition est mise en valeur et se laisse


remarquer. Une autre condition du récit interactif se rapporte au concept de
mémorisation. En revenant sur un moment déterminé du récit (m2), nous
considérons le registre préalable de ce même moment. Retrouver un objet, une
instance, un moment narratif, c’est avoir accès à sa mémorisation, à travers un
processus d'identification et de singularisation.

Mais, dans le récit interactif, qui raconte l’histoire ? C’est l’auteur, un narrateur
ou le propre lecteur ? L’interprétation finale du texte reste du côté du lecteur,
alors pourquoi l’auteur insiste pour avoir un contrôle total sur son œuvre ? Et
pourquoi celui-ci devrait perdre ce contrôle ? Est-ce pour le laisser au
spectateur ou au lecteur ? Du point de vue du cinéma, la rigidité temporelle du
récit filmique oblige à se soumettre à un temps précis de visionnage. Perdre cette
rigidité, c’est laisser au spectateur un espace d’intromission dans l’œuvre. C’est
lui donner un degré de liberté supplémentaire. C’est le laisser jouer sur la
variabilité et la multiplicité des sens. L’engagement qu’induit l’interactivité
permet à l’histoire de s’étendre, de se ramifier, de se reconstruire mais également
de connaître l’histoire à travers sa propre expérience. Il ne s’agit plus d’une

266 Ibidem, p. 295.

188
Interactivité et récit

expérience événementielle, mais plutôt d’un mode marqué par l’éventualité, selon
Edmond Couchot. Le récit interactif ne relève plus d’un « ça a été » de la
photographie ou du cinéma (ou de la peinture), ni d’un « c’est », propre au direct
télévisuel mais renvoie à un « ça peut être », mode temporel qui marque les
œuvres interactives (et par conséquent son récit) susceptibles de s’actualiser
éventuellement par le spectateur.

5.2.1 Simulation

Est-ce que la relation du récit à l’ordinateur remet en question les histoires


vécues ? C’est ce que propose d’analyser Janet Murray dans une perspective,
disons, futuriste du récit. Dans Hamlet on the holodeck, the future of narrative in
cyberspace267, Murray questionne l’authenticité des simulations dans un monde
éminemment numérique au point de ne plus pouvoir les différencier du monde
réel. Est-ce que le Holodeck, un espace virtuel introduit dans Star treck : The
next generation pourrait être l’instrument qui poussera définitivement l’homme
vers l’espace virtuel ? Janet Murray, professeur au Massachussets Institut (MIT)
n’y croit pas vraiment. Pour Murray, le jour viendra où l’homme sera capable
d’interagir et de créer des mondes virtuels immersifs si puissant que son
expérience et sa réception seront suffisantes sans que l’illusion du réel ne soit,
pour cela, mise en cause. Il s’agit alors de réinventer les théâtres à quatre mûrs
(créer une CAVE268 ) où l’expérience équivaut à regarder les spectateurs et acteurs
simultanément. Mais cette capacité de simulation du réel, de l’illusion sensorielle
soi-disant parfaite a un inconvénient, qui tient à notre tradition de raconter les
histoires, à nos récits. Il faut alors un nouveau « médium » pour raconter les
histoires. Il s’agirait d’un média complètement transparent où la force du récit
surpasserait son dispositif narratif, sans se préoccuper de la façon dont l’histoire
est perçue. Murray propose alors une « Multi-form Story » qui serait une forme
de narration qui consiste à présenter une situation narrative ou bien une histoire
et à la raconter selon plusieurs versions. Finalement, rien de bien nouveau,
puisque aussi bien dans la littérature comme dans le cinéma, cette tendance
existait déjà269. Pour Murray, les premiers travaux multimédias sur CD-ROM ou
sur le Web des premiers temps sont comparables à la naissance du cinéma des
frères Lumière et Thomas Edison, c’est-à-dire une forme d’art additif. Le cinéma
étant dans son tout début une espèce d’addition du théâtre vivant avec de la

267 Voir : MURRAY, H. Janet, Hamlet on the Holodeck. The future of narrative in cyberspace, 1997.
268 CAVE : Acronyme pour Cave Automatic Virtual Environment.
269 Par exemple en littérature, Le jardin aux sentiers qui bifurquent de Jorge Luis Borges (1941) ou bien It’s a

wonderful life de Frank Capra (1946). Ou encore dans le cinéma, Rashômon de Akira Kurosawa (1950) et
Groundhog day de Harold Ramis (1993) pour ne citer que quelques exemples.

189
Interactivité et récit

photographie ; et le multimédia, des textes avec des images. Les découvertes sur
la séquence photographique et la dramatisation théâtrale donnent réellement
place au cinéma, lorsque les réalisateurs apprennent à créer le suspense (couper
entre deux actions, The life of an american fireman d’Edwin Stanton Porter,
1903), à changer l’atmosphère et à moduler les personnages et finalement à
utiliser le montage comme forme de continuité d’action et de narration. D’après
Murray, si la tendance est dans l’évolution des modèles narratifs interactifs vers
un art hyper-narratif, il faut trouver, par le biais des dispositifs et des supports
numériques, des qualités et des caractéristiques comparables au cinéma et à la
spécificité de son récit. On pourrait comparer, par exemple, l’évolution et la
variabilité des lentilles de la caméra avec la construction d’images de synthèse en
trois dimension et la possibilité de varier les points de vue ; les mouvements de
caméra avec la variation focale du récit interactif ; ou encore le montage avec la
charte de navigation hypertextuelle.

5.2.2 Agencement

Mais, pour Murray, la clé du succès des systèmes narratifs interactifs réside dans
leur pouvoir d’agencement (agency). C’est-à-dire ce « pouvoir de se satisfaire à
prendre des actions et voir les résultats de nos décisions et de nos choix »270.
Dans un système interactif simple, la réponse à une question ou à une action n’est
pas nécessairement adaptée ou compatible avec l’action que l’on vient de réaliser.
C’est lorsque l’action et la réponse font partie d’un ensemble de signification
réciproque, que l’agencement prend réellement forme, et que la satisfaction a
réellement lieu. Murray explique, en outre, qu’à cause de l’emploi vague et
excessif du terme « interactivité », le plaisir de l’agencement, dans les
environnements électroniques, est souvent confondu avec la simple capacité de
jouer avec une manette ou de cliquer sur une souris. Or, la simple activité ludique
n’est pas, en elle-même, comparable à l’agencement (nous verrons d’ailleurs plus
loin le problème de comparer les jeux vidéo avec le récit filmique interactif - voir
section 7.5). Murray, considère que l’emploi de l’agencement doit être vu comme
« un plaisir esthétique, comme une expérience qui doit être savourée pour son
propre bien »271. Citant en particulier les mondes structurés des jeux comme
potentiels éminents de l’agencement, Murray oublie les possibilités d’autres
médias interactifs, comme la télévision interactive, les hypertextes et le cinéma
interactif, entre autres.

270 MURRAY, H. Janet, Hamlet on the Holodeck. The future of narrative in cyberspace, p. 126.
271 Op. Cit., p. 128.

190
Interactivité et récit

Dans un système narratif interactif faut-il simplement changer la suite des


événements ou agir directement sur le contenu de l’histoire pour que
l’agencement soit plus effectif ? Il n’est pas dit que plus l’action est complexe et
plus le degré d’agencement reste élevé. Comme dans l’interactivité, la hiérarchie
n’est pas une question de quantité mais plutôt de qualité. Toutefois, la question se
pose lorsque dans un même système, le délai de réponse varie selon la question
demandée. L’immédiateté joue alors un rôle décisif dans le désir de satisfaction. Il
est important que, dans un environnement interactif, l’audience soit capable de
comprendre que telle réaction est le résultat de telle action. Si les délais sont trop
importants, alors, l’effet se perd et le public se sent trahi par le système. En effet,
selon Brenda Laurel,

« le manque de netteté de l’agencement, place le lieu du


contrôle dans un endroit inaccessible. En acceptant que
nous sommes des agents en vertu de faire des choix et de
spécifier des caractéristiques d’action, des forces
ombragées parviennent à nous faire estimer que nous
sommes tous des patients - ceux à qui est fait plutôt que
ceux qui font »272.

L’interactivité et l’agencement ont cet inconvénient : ne jamais se savoir qui


contrôle qui. Le but serait alors, d’avoir un système qui permettrait tout type de
contrôle de la part du public ou du spectateur. Seulement, ce genre de système
remettrait en cause le propre fonctionnement du système puisque celui-ci
n’arriverait jamais à avoir une configuration stable et finale. Même dans les jeux
vidéo qui permettent un tel développement et donnent la possibilité au joueur de
changer les règles au cours du jeu, il existe un certain contrôle, ne serait-ce que le
contrôle de se savoir contrôlé. Au niveau de l’agencement, nous retiendrons donc
que celui-ci se joue sur les règles d’un système qui s’est construit en amont, et
auquel l’audience n’aura jamais accès. Toutefois, il nous paraît que la question
doit se poser sur les niveaux de contrôle et de liberté du public, tout en
fournissant certaines règles de fonctionnement du système. Plus le public se
sentira à l’aise pour explorer le système, plus le degré d’immédiateté sera élevé et
plus celui-ci sentira le pouvoir de l’agencement.
Par exemple, les récits interactifs à choix multiples peuvent provoquer un effet de
distance qui nous semble être nocif à l’idée d’agencement. L’expérience du
parcours peut devenir très vite une expérience vidée de sens. Le fait de prendre
une décision selon une matrice préparée par l’auteur peut provoquer chez le
spectateur (participant) une fausse idée de sélection et l’induire dans une fausse

272 LAUREL, Brenda, Computer as theater, p. 142.

191
Interactivité et récit

piste : celle de comprendre le système interactif en détriment de l’histoire


racontée.
Il ne suffit pas de créer des liens entre les fragments narratifs (textes, images,
vidéo), il faut penser aux relations, aux juxtapositions et à l’organisation globale
du récit. Une structure interactive basée sur l’interaction et non pas sur le
contenu, se doit d’être reconsidérée. Il ne suffit pas non plus d’ajouter des
fragments d’histoire, puisque le résultat d’une telle aventure nous emmènerait
tout simplement à augmenter le nombre de liens. Il faut repenser le système du
point de vue de l’histoire et du parcours narratif. En fait, le vrai problème du récit
interactif repose sur le fait de vouloir modifier (erronément) le modèle classique
d’organisation des histoires.

5.2.3 Immersion

Dans Hamlet on the Holodeck, Murray définit le terme de la façon suivante :

« l’immersion est un terme métaphorique qui dérive de


l’expérience d’être submergé dans l’eau. Nous cherchons
le même sentiment d’une expérience psychologiquement
immersive que nous faisons d’un plongeon dans l’océan
ou une piscine - la sensation d’être complètement entouré
par une autre réalité, aussi différente que l’eau est de l’air,
qui assure notre attention, notre appareil perceptuel
entier »273.

C’est une plongée dans un environnement virtuel, une plongée dans une
simulation du monde naturel créée par des systèmes informatiques et qui donne
une impression de réalité. C’est un monde d’illusion où le visiteur doit trouver
l’expression de ses gestes qui l’emmèneront plus profondément dans l’image.
C’est, si l’on peut dire, une nouvelle découverte, une convention de participation
et de réception avec le numérique.
L’originalité des expériences immersives advient de la volonté de placer le
visiteur au centre d’une expérience donnée. Cette position met l’accent sur une
nouvelle façon de considérer le rapport entre le visiteur et son environnement,
comme l’affirme Dan Sandin pour qui, la perspective calculée selon le point de
vue du visiteur est la chose la plus importante depuis l’invention de la
perspective. Il s’agit de la première redéfinition de la perspective depuis la
renaissance, qui nous donne le point de vue de la caméra274. Grâce à cette

273 Op. Cit., p. 98.


274 SANDIN, Dan, cofondateur, avec Carolina Cruz-Neira et Tom deFanti du CAVE.

192
Interactivité et récit

perspective calculée, c’est l’environnement qui s’adapte au visiteur, c’est la simple


action de regarder qui devient déterminante, et qui est en elle-même interactive.
La notion d’immersion est entièrement liée à la notion d’agencement. Plus les
primitives d’interactions sont données par des nouveaux systèmes gestuels (au
lieu d’une interaction par commande sur clavier, par exemple), plus le degré
d’immersion ainsi que la transparence du médium, aideront à renforcer notre
sens de l’engagement envers les nouveaux médias et leur modèles narratifs
singuliers.

Du point de vue du spectateur de cinéma traditionnel, la notion d’immersion peut


être expliquée par le degré de manipulation que le récit filmique produit sur le
public grâce à des stratégies narratives (montage, succession dramatique,
identification des personnages, etc.) et spectaculaires (salle obscurcie, écran
frontal, rétro projection, grandeur de l’image) dans ce que Coleridge désigna
comme une « suspension consentie d’incrédulité »275, qui n’est rien d’autre que le
fait d’accepter de vivre une fiction comme s’il s’agissait de la pure réalité. Par
exemple, le point de vue de la caméra subjective peut provoquer chez le
spectateur une idée d’identification avec tel ou tel personnage, dans la mesure où
il se sent acquérir une position d’appropriation du regard en relation avec le point
de vue du personnage de fiction. Cette stratégie narrative aide à crédibiliser ce qui
se raconte et permet de faire croire que ce qui se passe devant nous se passe
réellement. Du point de vue du récit interactif, plusieurs artistes, ingénieurs,
chercheurs ont tenté d’appliquer les mêmes techniques narratives, tout en
additionnant un degré comportemental complémentaire au spectateur. Les
espaces immersifs des installations, ou jeux vidéo immersifs, ont longtemps
étudié la condition comportementale des « regardeurs », soit en les
« encombrant » avec des dispositifs de vision, accouplés sur la tête, soit en les
« jetant » dans une CAVE, dans une situation où ils cherchent absolument à
comprendre ce qui se passe tout au tour d’eux sur les divers écrans. S’il existe un
effet d’identification des spectateurs avec le ou les personnages de fiction grâce à
une « appropriation » du point de vue de la caméra, la réalité virtuelle ainsi que
les écrans immersifs devraient augmenter l’intérêt des spectateurs par rapport à
l’histoire puisqu’ils se trouvent, cette fois-ci DANS l’image, dans l’histoire. Mais la
corrélation n’est pas si évidente : l’utilisateur du casque immersif ou de la CAVE
doit avant tout s’adapter au système, comprendre son fonctionnement, vérifier
que son action correspond à un mouvement dans l’image, qu’il peut effectuer
diverses activités simultanément et que celles-ci sont réfléchies sur l’écran(s). En

275 “Willing suspension of disbelief”: Samuel Taylor Coleridge, Biographie Littéraire, 1817.

193
Interactivité et récit

fait, cette diversification de tâches ne sert qu’à confondre le « visiteur » et à le


distraire en le séparant de la complexité émotionnelle et cognitive du récit
(audiovisuel, filmique). C’est pourquoi nous pensons qu’une meilleure
implication corporelle du spectateur ne doit pas être confondue avec un degré
d’attention plus élevé.

5.2.4 Navigation

Est-ce si difficile d’imaginer un monde virtuel ? Non, si vous vous y prenez avec
de la rigueur et que vous proposez un « algorithme » à l’ordinateur qui vous
facilite la tâche. Ou bien, si vous créez un énoncé, un protocole d’accès aux
images et au monde simulé qui devrait vous permettre de désigner des opérations
précises et techniques, que la machine doit rendre dans un court délai. Il s’agit de
construire un document, un support qui explicite les relations entre les multiples
informations, une structure qui définit chaque opération, chaque changement,
chaque « nœud », chaque liaison. Une charte de navigation (Weissberg) qui
devrait permettre de définir un système de nœuds reliés par des liens.
Prenez votre temps. Une page blanche est devant vous, on vous dira de
commencer par dessiner un plan (délimiter un paysage) avec des routes et des
croisements selon une série de règles d’abord très simples : Chaque route est un
segment de ligne droite qui se partage lorsqu’elle se croise avec une autre route
(bifurcation). Lorsqu’il y a jonction d’au moins trois routes, il se forme un rond-
point (nœud). La route s’arrête lorsqu’elle atteint un obstacle (multiples fins). Et
ainsi de suite, jusqu’à remplir votre paysage, en y additionnant d’autres éléments
(règles et restrictions plus complexes) qui viendront compléter votre espace
(édifices, parcs, forêts, lacs, etc.). Voici à quoi pourrait ressembler la charte de
navigation qui définit les conditions d’accès et de déplacements dans votre monde
virtuel. Il n’est plus question d’errance sans contrôle, ni de parcours
labyrinthiques, mais plutôt d’opérations précises, soumises à des calculs et à un
langage informatique que la machine (l’ordinateur) doit traduire. La navigation
serait alors cette activité précise qui consiste à passer d’un nœud à l’autre (tâche
fonctionnelle). Comme le dit Anne Cauquelin, « ce sont les liens entre ces nœuds
qui font la structure d’un document et permettent sa lecture et son partage »276.
La navigation pourrait également définir l’activité de glanage des informations,
d’accumulation et d’intégration (tâche cognitive). Tâches auxquelles doit faire
face l’ « utilisateur » des systèmes hyper-médiatiques.
La navigation met en place un processus de déplacement, un mode de
consultation dans l’ensemble des informations disponibles : elle permet de
276 CAUQUELIN, Anne, Le site et le paysage, p. 53.

194
Interactivité et récit

parcourir les lieux (parcours entre les liens, parcours des idées), de prendre une
direction et de se distancier par rapport à un point déterminé, à une idée, à une
image, entre deux liens proches ou distants. Mais elle est essentiellement une
activité interprétative puisqu’elle est avant tout ce par quoi le spectateur, le
participant, se construit une représentation du monde dans lequel il se déplace.
Celui-ci n’a presque jamais accès à l’ensemble du « paysage » et il se contente
d’imaginer (construction mentale) le reste de l’univers narratif grâce au fragment
de l’histoire (le nœud) qui s’affiche à l’écran.

5.3 Conclusion du chapitre

Dans Le Petit Robert de la langue française, la notion d’interactivité


(étym. v. 1980) désigne l’activité de dialogue entre l’utilisateur d’un système
informatique et la machine, par l’écran. Mais, peut-on résumer l’interactivité à
une « activité de dialogue » entre l’homme et la machine, entre l’homme et
l’ordinateur ? Et comment devons-nous envisager ce dialogue ? Nous avons pu
constater dans ce chapitre que, d’après Peter Krieg, l’ordinateur n’est pas encore
capable d’opérer un vrai dialogue (au sens large du terme) avec son interlocuteur
humain. Les ordinateurs ne sont que des machines triviales qui mettent en œuvre
des systèmes avec une programmation linéaire très simples. Les deux codes de
communication entre l’homme et la machine ne sont pas encore identiques, d’où
la difficulté d’atteindre un haut niveau de conversation. Krieg affirme que le
dialogue qui s’établit entre les deux ne sera jamais d’une réciprocité équivalente
tant qu’ils ne feront pas usage d’un langage commun, d’un code de diffusion, de
transmission et d’assimilation des données similaire. La vitesse de calcul des
ordinateurs et leur capacité de réponse en temps réel ne font que créer l’illusion
d’un dialogue intelligent avec l’homme. Ainsi, les ordinateurs inscrivent leur cycle
d’événements dans un régime de temporalité en adéquation avec celui de leur
interlocuteur, mais c’est à l’homme de s’adapter au langage de la machine.
L’évolution de l’informatique ne permet pas encore l’échange d’un dialogue
cohérent, d’une argumentation et d’une contre argumentation, de passer à des
suppositions et à l’abstraction d’une pensée. C’est à l’humain de s’adapter aux
interfaces, au clavier, à la souris, à l’écran, de faire l’effort de changer et de
modifier sa façon naturelle de communiquer pour « dialoguer » avec l’ordinateur.
Krieg défend l’idée d’une machine Shakespearienne virtuelle qui, dans un futur
lointain, serait capable de reproduire notre pensée, capable de contre
argumenter, de raisonner et de formuler, par des images, des textes et des voix
une vraie connaissance et un savoir propre.

195
Interactivité et récit

Selon Jean-Louis Weissberb, l’interactivité doit être pensée en regard des


spécificités de l’informatique, des propriétés de l’ordinateur localisées dans la
structure intime du logiciel et non, de manière trop vague, dans le rapport
homme-machine. Il devient ainsi important de différencier le monde physique
qui nous entoure, exclusivement réactif, du monde éminemment interactif propre
aux systèmes techniques de l’informatique. L’interactivité devient alors une
nouvelle condition de la réception et elle doit s’interpréter dans une situation
inédite d’ouverture illimitée, comme l’indice d’un désir collectif
d’assouplissement des limites. C’est la nouvelle condition spectatorielle de notre
société. Dans le domaine des arts, par exemple, l’interactivité suscite également la
participation d’un tiers, ordinateur ou spectateur, dans la complétion de l'œuvre.
Elle permet de formuler des propositions d’échange entre l’auteur et l'œuvre,
entre l'œuvre et le spectateur, et la place du spectateur, physique et conceptuel,
s’introduit au cœur même du dispositif de génération de l'œuvre.

Pour Eric Zimmermann, il s’agit de reconnaître dans la spécificité de


l’interactivité des zones de division tangible qui autorisent une classification
provisoire selon une décomposition basée sur des règles fonctionnelles,
participatives et culturelles des intervenants. Il propose de reconnaître dans
l’interactivité cognitive une participation interprétative du spectateur, dans
l’interactivité fonctionnelle une participation utilitaire et dans la méta-
interactivité une participation culturelle selon la façon dont un media opère sur la
culture.
Du point de vue des spécificités de l’informatique, et rejoignant les propos de
Weissberg, Louis-Claude Paquin propose de distinguer quatre principes
fondateurs de l’interactivité : l’interactivité réactive, lorsqu’elle repose sur le
fonctionnement primaire de l’ordinateur (input – traitement - output) ;
proactive, l0rsqu’elle invite le spectateur à prendre des décisions, à formuler des
hypothèses, à introduire des données, à collaborer, etc. ; adaptative, lorsque
l’interactivité reste liée aux recherches dans le domaine de l’intelligence
artificielle et prend en compte toutes les données formulées par les interlocuteurs
afin d’établir un dispositif dialogique évolutif et adaptatif ; et immersive lorsque
le spectateur se trouve momentanément « séparé » du monde réel par une
simulation audiovisuelle qui le place dans une réalité virtuelle et contrôle le
nouveau « monde » qu’il habite.

Serge Bouchardon propose de classifier le récit interactif d’après sa relation à


l’informatique, à l’interactivité et aux actions du lecteur/spectateur. Pour

196
Interactivité et récit

Bouchardon, le récit interactif (littéraire) suppose la présence d’une succession


d’événements qui constitue une histoire, dont le principal mode de présentation
est assuré par une narration interactive qui autorise une forme de
programmation informatique, plus ou moins ouverte, et l’intervention matérielle
d’un interlocuteur. Il distingue plusieurs sous-catégories du récit interactif dont
les récits hypertextuels, les récits cinétiques, les récits algorithmiques et les récits
collectifs. De son côté, Weissberg suggère que ce type de récit (interactif) met à
l’épreuve des savoirs majeurs de la narration classique, comme les rapports entre
l’auteur et l'œuvre, entre l’activité d’écriture et le récit, entre l’interprétation et
l’organisation matérielle de son support. Le récit interactif défie les notions de
récit séquentiel (linéaire) et de temporalité de la réception, c’est pourquoi
Weissberg prévoit non seulement un autre type de spectateur, le spect-acteur,
mais également une autre façon de lire, la lectacture, qui, dans une relation
auteur-lecteur devront entrevoir l’irruption d’un troisième élément, le
programme informatique. Le récit interactif doit se constituer d’éléments
insécables (la fonction cardinale - les noyaux, selon Barthes), ce sont des
événements diégétiques qui ne peuvent être « découpés » par les actions de
participants. Ce récit interactif doit également se constituer d’une charte de
navigation, qui est là pour déterminer les parcours possibles qui relient les
éléments moléculaires, grâce à des propositions gérées par le programme (la
fonction de la catalyse). Ce sont ces noyaux et ces catalyses qui vont permettre au
récit de trouver des figures narratives propres à l’interactivité. Pour Jean-Louis
Boissier, la variabilité interactive est l’une de ces figures. Elle offre non seulement
des capacités de bifurcation du récit, mais aussi des mises en suspens qui
permettent une dissociation généralisée du temps enregistré et du temps restitué
par la réception.

Selon Janet Murray, la question de l’interactivité doit se poser dans une relation
du récit à l’ordinateur, dans la construction d’une multi-form-story présentant
des histoires ou une situation narrative selon des points de vue multiples. Murray
propose la construction d’un Holodeck capable d’engendrer des mondes virtuels
immersifs si puissants que l’expérience et la réception seront suffisantes sans que
l’illusion du réel ne soit pour cela questionnée (c’est le Shakespeare virtuel de
Krieg). Deux conditions sont indispensables : l’agencement et l’immersion. La
tendance serait ainsi à l’évolution des modèles narratifs interactifs, vers
l’invention d’un hyper-récit où la force du récit surpasserait son propre dispositif
narratif. La clé du succès des hyper-récits réside dans leur pouvoir d’agencement
vis-à-vis des participants, dans leur pouvoir de se satisfaire à prendre des actions

197
Interactivité et récit

et voir les résultats de ces mêmes décisions. Murray remarque que ce n’est que
lorsque l’action et la réponse font partie d’un ensemble de significations
réciproques que l’agencement gagne réellement un sens. Seulement, cette
condition empêche de reconnaître le degré de contrôle de chaque élément sur le
récit. C’est le joueur qui contrôle le jeu ou c’est le jeu qui contrôle le joueur ? Il
existe toujours un certain contrôle de l’un sur l’autre, mais plus le joueur se
sentira à l’aise pour explorer le système interactif, c’est-à-dire le jeu, plus le degré
d’immédiateté et le sentiment d’implication sont élevés (agency). Plus le jeu est
immersif et plus le joueur doit trouver l’expression de ses gestes pour l’emmener
plus « profondément » dans l’image. Les mondes immersifs placent le visiteur au
centre de l’expérience, dans un médium transparent qui aide à renforcer le sens
de l’engagement vis-à-vis de l’histoire, du voyage, du déplacement virtuel, etc.
Ainsi, le joueur accepte de vivre la fiction comme s’il s’agissait de la réalité elle-
même, dans une suspension consentie d’incrédulité. Cette stratégie narrative
n’est pas originaire des systèmes interactifs (elle s’applique également pour le
cinéma), mais elle aide, dans les mondes immersifs, à crédibiliser
l’environnement virtuel et elle permet de faire croire que ce qui se passe devant
nous se passe réellement.

Encore une fois, la plupart des espaces immersifs ont pour principal objectif
d’essayer de répliquer l’attitude du joueur au lieu de penser à des stratégies
narratives singulières qui augmenteraient les niveaux d’intérêt et un sentiment
d’implication plus élevé du spectateur. Justement, avoir accès à une caméra
virtuelle, à son déplacement dans l’espace et à la modification des plans ne ferait
qu’augmenter notre recul par rapport à ce qui est affiché à l’écran. Lorsque Janet
Murray nous explique comment elle entend le futur du récit, dans une allusion à
un Holodeck capable de tout répliquer, comme dans la vie réelle, elle évoque
justement plusieurs distractions dans son voyage immersif qui lui font réaliser
que l’expérience n’est pas si réelle que ça. Le Holodeck de Murray a des
inconvénients puisqu’il est créateur illimité d’histoires, de trajectoires, de
possibles et de futurs imprévisibles. Si je peux tout faire, aller où je veux et quand
je veux, imaginer toutes les options possibles, toutes les intersections, toutes les
histoires parallèles et les bifurcations, le récit perd son sens : qu’elle est alors le
but de mon voyage ? Le récit a besoin d’une intrigue, d’un propos, les
personnages doivent avoir certains objectifs à accomplir, etc., le récit doit être la
somme d’une succession d’événements dramatiques dont le but est de nous
conduire à une clôture de l’histoire plus ou moins cohérente. Habiter ce monde
virtuel, modifier le destin des personnages, agir sur l’histoire, aller n’importe où,

198
Interactivité et récit

ne veut pas dire que l’on se sente plus impliqué par l’histoire ou bien que notre
intérêt augmente. Justement, c’est peut-être le contraire qui se passe : le degré de
liberté est tellement élevé que notre sentiment d’implication dans l’histoire peu
disparaître (à jamais ?).

199
200
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

6 Le potentiel interactif du récit filmique


postmoderne

Le récit filmique postmoderne défit l’ordre chronologique des événements


diégétiques et invente un nouvel ordre temporel - a-chronologique, non-linéaire,
brisé, en mosaïque, etc. Les histoires qui s’y racontent sont multi-hyper-linéaires,
chargées d’intersections diégétiques, de trajectoires multiples et de
retournements. Ces conditions narratives font écho aux postulats de Julia
Kristeva et Roland Barthes (abandonnant les visions de la sémiologie classique)
selon lesquels le langage (et autres formes de communication) est polysémique et
multidirectionnel277. Le texte est vu comme un intertexte, un ensemble ouvert de
relations et d’intersections textuelles - c’est une productivité. Sa relation avec le
langage implique une redistribution, une relation de destruction-construction et
une permutation constante avec d’autres textes.

Avec le cinéma contemporain, le montage ne respecte plus l’évolution


chronologique des événements diégétiques (ex. Irréversible de Gaspar Noé,
2002, Memento de Christopher Nolan, 2000) ; la cohérence narrative n’est plus
un but en soi, mais plutôt un défi à relever, à questionner (ex. Mulholland Drive
de David Lynch, 2001) ; le son et les images peuvent se présenter désynchroniser
(ex. À bout de souffle de Jean-Luc Godard, 1960) ; il n’y a plus de personnages
principaux, tous les personnages peuvent être secondaires (ex. Chassés croisés de
Robert Altman, 1993). Le récit filmique est une mosaïque de micro-récits (ex.
Babel, d’Alejandro G. Iñarritu, 2006, Chassés croisés de Robert Altman, 1993,

277Quelle que soit la tentative de fixer, de stabiliser ou de systématiser le processus de signification, cela
signifiait dans leur esprit une tentative de contrôle de la liberté humaine et textuelle ainsi que de la créativité.

201
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

Magnolia de Paul Thomas Anderson, 1999) et la fin de l’histoire est souvent


laissée entre parenthèses, dans l’attente d’une suite, d’un second volet (ex. The
Matrix, 1999, The Matrix Reloaded, 2003, The Matrix Revolutions, 2003 des
frères Wachowski). L’idée qui reste subordonnée à ce genre de déconstruction
narrative repose sur un principe selon lequel il y aurait une récompense
supérieure attribuée aux spectateurs qui s’efforcent de comprendre et de
construire un tout cohérent de ce qu’ils viennent de voir. Nous pensons, au
contraire, que ce genre de récits non-centrés, à fins multiples (moins cohérents ?)
est plutôt porteur de frustration ou de distraction parce que, justement, il
demande que ses spectateurs soient simultanément attentifs aux flux narratifs,
qu’ils regroupent les pièces du puzzle pour former un tout si possible cohérent,
qu’ils remplissent les manques et qu’ils construisent des suites potentielles aux
différentes histoires visionnées. Du point de vue de l’interactivité, le même type
de problème se pose, notamment à cause des fonctions multitâches induites par
les systèmes numériques, qui présument erronément que les spectateurs sont
capables de rester profondément attentifs tout en les privant de leur
concentration mentale et sensorielle. L’interactivité suppose un autre degré de
réception et d’attention : il ne suffit plus de rester actif cognitivement et
consciemment comme s’il était question d’un film traditionnel mais plutôt de
prendre certaines décisions, d’agir, tout en demeurant attentif à l’histoire qui se
raconte, ce qui pose problème.

Laisser le spectateur intervenir sur la fiction et le laisser décider des coupes, des
liens ou de l’ordre de visionnage du récit filmique - voici à quoi pourrait se prêter
le futur du cinéma. Mais pour l’instant, les modèles narratifs inventés par le
cinéma (très souvent repris des modèles littéraires du 19ème siècle) laissent au
spectateur un des rôles les plus importants : celui du déchiffrage du contenu
diégétique. Celui-ci doit décoder les passages de lieux et d’espaces, faire les
liaisons entre les scènes et les dialogues, reconnaître les personnages, faire des
associations d’idées, etc., afin d’appréhender dans sa plénitude le récit filmique
qui lui est présenté, sans pour autant agir activement sur la diégèse. Cependant, il
existe bel et bien des films qui se distinguent par leur structure narrative et qui
appellent à la participation du spectateur (mentale, physique), soit parce qu’ils
véhiculent la déconstruction des histoires en blocs narratifs individualisés, soit
parce qu’ils proposent un arrangement diégétique éclaté, inversé, ou désordonné
du récit, soit encore parce qu’ils autorisent la répétition ou l’asynchronisme
temporel des actions des personnages. Ce sont des films à structures multiples

202
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

selon Dan Hassler-Forest278 (2005), ou bien des films base de données selon Lev
Manovich279 (2001) et Jim Bizzochi280 (2005), des films-mosaïques selon
Suzanne Duchiron281 (2007) ou encore des films modulaires selon Allan
Cameron282 (2008).

Bien avant que le récit filmique ne devienne « volontairement » interactif, le


cinéma introduisait déjà la question de la ductilité dans la manipulation
temporelle et dans la notion conséquente de l'apparence de continuité. L’épreuve
du montage des différents moments temporels de la narration
cinématographique se définissait alors comme une nécessité primordiale pour la
construction de signifiants. Au cinéma, ce qui est vu ne correspond pas
obligatoirement à l'ordre chronologique des enregistrements et des prises de
vues. Par conséquent, l’ordre de présentation des diverses séquences d’images est
souvent modifié pour accentuer un aspect du récit ou pour ajuster les différents
moments temporels du film283.

Dans les sections qui suivent nous essayerons de démontrer pourquoi certaines
techniques narratives, utilisées dans le cinéma postmoderne, laissent entrevoir
un espace d’adaptation du récit filmique vers un dispositif narratif
potentiellement interactif. Trois notions, reprises des théories littéraires, vont
nous aider à formuler notre position : la fréquence comme dispositif de
répétition, l’ordre comme organisateur chronologique et la simultanéité comme
procédé d’expansion et de compression du récit. Sur la question de la fréquence,
nous verrons d’après les films Rashômon d’Akira Kurosawa (1950), Un jour sans
fin d’Harold Ramis (Groundhog day, 1993), Timecode de Mike Figgis (2001) et
Elephant de Gus Van Sant (2003) comment chaque film est organisé au niveau de
sa narration et pourquoi ils invitent à une adaptation interactive sur un système
d’exploitation numérique. Dans la section sur l’ordre, nous avons choisi de
vérifier comment dans Memento de Christopher Nolan (2000), Irréversible de
Gaspar Noé (2002) et Smoking/No Smoking d’Alain Resnais (1993),
l’organisation des syntagmes narratifs joue un rôle décisif dans la construction

278 HASSLER-FOREST, Dan, Multiple narrative structures in contemporary cinema. Document sur Internet :
http://www.euronet.nl/users/mcbeijer/dan/mns/index.html (consulté le 18 juillet 2008).
279 Voir MANOVICH, Lev, The language of new media, 2001.
280 BIZZOCCHI, Jim, Run, Lola, Run - Film as narrative database. Document sur Internet : http://

web.mit.edu/comm-forum/mit4/papers/bizzocchi.pdf (consulté le 15 juillet 2008).


281 DUCHIRON, Suzanne, « Les films mosaïques, la plurination symptôme d'un monde en déconstruction »,

Document sur Interne : http://www.stardust-memories.com/filmsmosaiques.html (consulté en juin 2008).


282 CAMERON, Allan, Modular narratives in contemporary cinema, 2008.
283 Nous l’avons déjà vu, l’esthétique du « film-plan » (film à plan unique) des frères Lumière (ex. L’arrivée d’un

train à la Gare de La Ciotat et L’arroseur arrosé - 1895) était une impasse lorsqu’il s’agissait de raconter
plusieurs histoires simultanément. Le plan unique était alors insuffisant. Ce ne sera qu’avec Edwin Stanton
Porter que la non linéarité temporelle, la multiplicité et la discontinuité dramatique du récit seront introduites
(ex. The life of an american fireman - 1903).

203
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

d’un sens et comment cette organisation semble inciter le spectateur à construire


son propre arrangement diégétique. Pour ce qui est de la simultanéité diégétique,
notre analyse portera sur les films Chassés-croisés de Robert Altman (Short Cuts,
1993) et Magnolia de Paul Thomas Anderson (1999) pour vérifier pourquoi ce
genre de dispositif narratif détient un haut niveau d’adaptabilité de l’interactivité,
sans qu’il y ait pour autant mutation des récits.

6.1 Rompre avec la linéarité diégétique

Comment le cinéma s’est-il arrangé pour rompre avec la linéarité diégétique ? Le


temps filmique est un élément instable qui varie selon une durée diégétique, mais
qui se doit de respecter une durée de projection. Christian Metz et Gérard Genette
nous avaient déjà averti que, dans un récit quelconque, le temps de la chose
racontée n’est pas toujours égal au temps que l’on met à la raconter (temps du
signifié ≠ temps du signifiant). Rompre avec cette relation d’interdépendance a
permis au cinéma de connaître une évolution fondamentale dans sa façon de
« montrer » et « dire » les choses. En effet, même pour les cinéastes qui préfèrent
une narration plutôt linéaire, l’utilisation des diverses techniques d’arrangement
et de succession des événements diégétiques assure une narration plus riche et
plus diversifiée (ellipse, retour en arrière - flash-back, saut en avant - flash-
forward, etc.). Il n’est plus question de faire correspondre le temps de l’histoire au
temps du récit, mais plutôt de faire comprendre au public que le cours des
événements dans la diégèse suit une ligne chronologique stable et séquentielle284.
La non linéarité cherche à créer un jeu pour le spectateur, qui se doit, dans
l’aventure, de reformer le puzzle diégétique. La suite non chronologique permet
de créer des effets de dilation temporelle et de montrer l’interaction entre
plusieurs histoires, plusieurs personnages ou plusieurs parcours diégétiques
possibles.

Depuis Edwin Stanton Porter, le récit filmique cherche à renouveler


constamment ses modèles narratifs. La narration dite non linéaire se caractérise
par le fait de raconter une histoire dans n’importe quel sens, sauf dans le sens
chronologique des événements (le déroulement narratif ne suit plus le
déroulement chronologique). Il s’agit, par exemple, de raconter l’histoire en
commençant par son terme et de la finir par son origine. Dans ce cas, les
événements réellement importants ne doivent être découverts qu’à la fin du récit
(c’est-à-dire au début de l’histoire) de manière à faire durer le suspense et à ne

284À partir du moment où une oeuvre (roman, film) propose une anachronie diégétique (une analepse ou un
flash-back) nous pouvons parler d’une non linéarité.

204
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

révéler le mot de la fin qu’au début (la fin de l’histoire). Par exemple, dans Fight
Club de David Fincher (1999), le film débute avec un saut en avant (flash-
forward) qui présente le personnage principal (Le narrateur - Edward Norton)
menacé par un autre homme, Tylen Durden (Brad Pitt). À la fin du film, lorsque
la scène est répétée, le spectateur comprend qu’en fait Durden n’est rien d’autre
qu’un personnage inventé par le narrateur qui souffre de schizophrénie. Bien sûr,
il ne s’agit pas de faire passer tout le film à l’envers, mais de le couper en
fragments successifs placés dans le désordre ou dans un ordre opposé. On se
rappellera également du film culte Irréversible (2002) de Gaspar Noé, que nous
analyserons plus bas, dans ce même chapitre.

Imaginons maintenant l’histoire suivante :


Albert, notre héros, s’installe dans une machine à remonter le temps pour réaliser
un voyage qui va le catapulter dans un passé lointain.
Comment s’y prendre pour raconter les péripéties d’Albert dans son nouvel
espace temporel (le passé - l’avant), pendant son voyage (le pendant), et lors de
son retour (l’après), si jamais il y parvient. Diverses méthodes narratives peuvent
être envisagées grâce à :
o Un système narratif chronologique (linéaire) qui prend en compte
l’écoulement du temps et montre les événements du passé vers le futur.
l’histoire se raconte suivant le déroulement chronologique des faits =>
revenu dans le passé, le récit nous dévoile les péripéties qu’Albert doit
surmonter pour retourner à son époque.
o Un système narratif complexe (non linéaire) qui permet de raconter les
événements dans un ordre distinct du temps chronologique. L’histoire se
raconte suivant un enchaînement non chronologique => l’histoire
commence en l’an 1000, une ellipse la fait bondir dans le futur pour
montrer la machine du temps, puis revient 1000 ans auparavant pour,
finalement, résoudre l’énigme qui aidera Albert à retourner
définitivement chez lui.
o Un système subjectif interne qui raconte l’histoire du point de vue du
héros. Un point de vue non chronologique puisque, dans notre cas, le
héros a voyagé dans le temps. Présent : Albert montre et décrit la
machine à remonter le temps. Passé : Albert se bat, en l’an 1000, contre
ses oppresseurs. Futur : Albert retourne chez lui.
o Un système subjectif externe qui raconte l’histoire du point de vue d’un
autre personnage. Par exemple, l’amie d’Albert, qui n’est pas dans la

205
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

machine lors de son voyage temporel, et qui raconte l’histoire selon son
point de vue imaginaire.

Bien que les préoccupations concernant la non linéarité diégétique et l’ordre de


présentation des événements aient été au centre des productions
cinématographiques des avant-gardistes d’avant-guerre, ce ne sera qu’à partir de
Rashômon d’Akira Kurosawa (1950), que le monde du cinéma découvre le
potentiel de ce nouveau genre narratif et en fait l’une des stratégies narratives les
plus utilisées jusqu’à nos jours.

6.2 La fréquence narrative comme dispositif de


répétition

La question de la fréquence285 se pose ainsi : y a-t-il égalité ou absence d’égalité


entre le nombre de fois qu’un événement se produit dans la fiction et le nombre
de fois qu’il est raconté ? Si l’événement se produit et se raconte en une seule fois
on dira que la fréquence est nulle. Si, au contraire, l’événement se produit une
fois et se raconte en plusieurs fois, il y a alors absence d’égalité et la fréquence y
est repérable. Dans ces cas, la même histoire suppose plusieurs récits, permettant
de confronter le même événement aux diverses instances narratrices et d’inciter
le spectateur (lecteur) à revenir sur l’événement et à le cerner à nouveau. Le
rapport répétitif des événements diégétiques se fait dans la succession de ses
parties selon un ordre et une organisation anticipée par le scénario et par la
réalisation cinématographique. S’il est vrai que la répétition n’est possible que
dans la succession, pourquoi ne pas laisser au spectateur le choix des variantes
diégétiques. La structure répétitive du même événement devrait permettre (peut-
être) une meilleure liberté d’interprétation, en laissant au public la sélection
d’options probables. Supposer ainsi la répétition c’est valoriser le pouvoir du
spectateur. Dans la section suivante, nous analyserons les relations entre la
fréquence filmique et les possibles enjeux interactifs d’un tel dispositif narratif,
que l’on retrouvera dans des films comme Rashômon d’Akira Kurosawa (1950),
Un jour sans fin d’Harold Ramis (1993), Timecode de Mike Figgis (2001) et
Elephant de Gus Van Sant (2003).

285 Pour reprendre la notion de Gérard Genette déjà vu au deuxième chapitre. Voir également Figures III, p. 145
et suiv.

206
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

6.2.1 Les variations répétitives de Rashômon

Imaginez un récit filmique qui raconte l’histoire d’un meurtre selon quatre
versions distinctes. Ce film existe, c’est Rashômon d’Akira Kurosawa (1950). Le
même événement, un violent assassinat, est raconté selon quatre points de vue
différents (quatre narrateurs intradiégétique-homodiégétique, Genette) :
o (1) Le récit du Bandit (le vrai assassin) ;
o (2) Le récit de la Femme ;
o (3) Le récit du Défunt Mari ;
o (4) Puis celui d’un Bûcheron qui était sur les lieux du meurtre (figure 19).
Ce qui correspondrait à la formule suivante : 4 récits pour 1 même histoire
(nR/1H).

Figure 19. Succession linéaire des diverses parties du récit filmique de Rashômon.

Dans Rashômon, Kurosawa joue sur la variabilité et la discontinuité du récit.


Dans un habile montage répétitif et alterné, Kurosawa laisse le spectateur en
suspens, dans l’attente du jugement final. Le choix de Kurosawa d’une
démultiplication du récit et d’une implication directe du spectateur, place son
film devant un engagement interactif inévitable (même si la succession des
différents récits suit un ordre déjà préfiguré par le scénario286).
Ce jeu de regards sur le même événement induit le spectateur à prendre parti
dans le récit, à rester du côté de l’un des personnages et à croire en la véracité de
l’une des versions racontées. En obligeant le spectateur à rester actif
mentalement, le film de Kurosawa interpelle un certain potentiel interactif - dont
une interactivité cognitive selon Eric Zimmerman. Sa structure, fixe et parfois
prévisible, en suscite une autre, beaucoup plus souple et arbitraire.
Rashômon serait alors découpé en six parties distinctes (qui correspondent au
découpage du récit selon les différents points de vue, plus les deux séquences des

Rashômon est adapté par A. Kurosawa et S. Hashimoto de deux nouvelles de l’écrivain Ryunosuke
286

Akutagawa, Rashômon et Dans la fourrée.

207
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

extrémités) et réorganisé selon des choix réalisés par les spectateurs. Imaginons
alors une structure narrative dressée de cette façon : une fois la séquence
d’ouverture visionnée, l’histoire s’interrompt pour formuler la question suivante,
« voulez-vous voir la suite des événements selon la vision : 1) du Bandit, 2) de la
Femme, 3) du Défunt, 4) ou du Bûcheron. Choisissez une des options » (figure
20).

Figure 20. Hypothèse d’une structure à choix multiples pour le film Rashômon.

Grâce aux technologies numériques actuelles, il serait facile d’adapter Rashômon


à un système d’exploitation fonctionnel (second degré de Zimmerman)
impliquant activement le spectateur. Bien sûr, cette organisation du récit filmique
viendrait modifier l’ordre initial proposé par Kurosawa et Hashimoto, mais il ne
changerait pas vraiment le sens final du film (à vrai dire, le récit de la Femme
pourrait parfaitement se visionner après celui du Bûcheron, ou celui du Bûcheron
avant celui du Bandit). La suite séquentielle des événements proposée par
Kurosawa possède sa logique, mais, cette nouvelle possibilité interactive incite le
spectateur à effectuer un acte performatif et à choisir la succession des différentes
parties proposées, tout en s’impliquant réellement dans le récit.

6.2.2 La fréquence limitée d’Un jour sans fin

Un Jour sans Fin d’Harold Ramis (Groundhog Day, 1993) invite à une même
logique. L’histoire repose sur la répétition d’un seul jour dans la vie d’un
journaliste, Bill Murray dans le rôle de Phil Connors. La durée de projection du
récit filmique est d’environ une heure et quarante-cinq minutes, du point de vue
de la diégèse, elle correspond à une même journée qui ne fait que se répéter. Il y a

208
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

donc absence d’égalité entre le nombre de fois que l’événement se produit dans la
fiction et le nombre de fois qu’il est raconté (Genette, nR/1H). Procédant par
sauts diégétiques (ellipses), l’histoire joue sur des événements répétitifs des
acteurs qui, en passant rapidement d’une scène à une autre, se voient confrontés
à plusieurs déjà-vus narratifs. Après une séquence d’ouverture présentant les
personnages, des blocs narratifs de la durée d’une journée se répètent tout le long
du récit. De six heures du matin à six heures du matin du jour suivant, les jours
passent dans la répétition d’une expérience insolite, jour après jour, la même
journée que celle de la veille.

Figure 21. La structure linéaire à répétition d’ Un Jour sans fin d’Harold Ramis (1993).

La première journée du 2 février à Punxsutawney se déroule entre la 7e et la 17e


minute, la seconde journée et la première répétition diégétique entre la 17e et la
24e minute, la troisième journée et la seconde répétition entre la 24e et la 33e
minute, ainsi de suite (figure 21) jusqu’à la séquence finale où le personnage
principal, à force de revivre les mêmes situations change sa personnalité et
surpasse l’épreuve à répétition du 2 février.
Ce schéma fréquentatif suggère un éclatement du récit où la déconstruction
narrative devrait permettre une participation effective des spectateurs. Une
structure à choix multiples où le public pourrait choisir entre les diverses versions
du récit répétitif (figure 22). Après la séquence d’ouverture, le spectateur
pourrait, par le biais d’un dispositif interactif à options multiples, désigner l’ordre
de succession des diverses journées répétées.
Le potentiel interactif d’Un Jour sans Fin nous paraît évident, même si nous
avons recours pour cela à un découpage des séquences diégétiques récursives.
Dans ce retour cyclique du récit, le spectateur prend conscience d’une structure à

209
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

répétition et envisage un raccourci narratif avant d’en venir à la séquence finale.


Notre proposition déforme sans doute le propos du récit original, puisqu’elle
permet de désordonner ce qui auparavant semblait ordonné. Néanmoins, l’accès
facultatif aux épisodes permettrait une lecture engagée, puisque prédestinée, des
divers moments narratifs d’une histoire qui, à priori, semblait trop linéaire mais
qui en fait refusait cet attribut.

Figure 22. Schéma hypothétique pour un dispositif interactif d’Un Jour sans Fin.

6.2.3 Le polyptique de Timecode

Timecode (2001) de Mike Figgis est un film réalisé en « temps réel », c’est-à-dire
sans coupes où quatre plans-séquences, de quatre-vingt treize minutes chacun,
présentent dans le même cadre divisé en quatre parties équivalentes, une histoire
selon quatre points de vue distincts. À un moment précis du récit filmique, un des
personnages présente son idée aux producteurs de la façon suivante : « Imaginez
quatre caméras disposées dans la ville. Chaque caméra doit suivre un personnage,
et ces personnages doivent se rencontrer les uns avec les autres créant ainsi
l’intrigue de cette histoire »287. Chaque partie de l’écran montre ce qui est
enregistré par une des quatre caméras, ceci dans une seule prise en temps réel,
grâce à un enregistrement sans édition ni coupes (suivant les théories de Genette,
le même modèle se répète : plusieurs récits pour une seule histoire soit nR/1H)
(figure 23).
L’originalité du film de Figgis réside justement dans le travail de croisement des
histoires et donc des personnages et des équipes techniques, tout en évitant de

Traduction libre de : « Imagine four cameras displayed in the city. Each of these four cameras will follow a
287

character, and the characters are going to meet with each other creating the plot of the story ».

210
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

rentrer dans le champ de chaque point de vue. L’utilisation du split-screen


(anglicisme traduit en français par écran divisé)288, n’étant pas une technique
originale du point de vue cinématographique, elle a le mérite d’introduire quatre
histoires parallèles d’une multitude de personnages sans la moindre coupe ou
travail de montage postérieur289. Bien que le concept semble suffisamment
attrayant pour garantir l’intérêt du spectateur, la trame narrative, trop simple,
empêche de produire les émotions ambitionnées.

Figure 23. Structure polyptique du film Timecode


(2001) de Mike Figgis.

À l’écran, quatre fenêtres se partagent l’espace, chacune raconte un point de vue


différent d’une même histoire où tous les types de relations, romantiques ou de
travail, sont envisagés. Rose (Salma Hayek) se rend à une maison de production
pour passer un casting, sa petite amie Lauren (Jeanne Tripplehorn), l’attend
dans la limousine et, jalouse, lui cache un microphone dans son sac à main. Le
producteur Alex (Stellan Skarsgård) est en instance de divorce et profite des
aveux de Rose. Les acteurs improvisent leurs dialogues en essayant de s’attacher
à une structure préalablement décidée, mais peu engagée.

288 Il apparaît également sous le nom d’écran splitté, ou bien de polyptyque. Il s’agit d’une technique qui consiste
à diviser l’écran en plusieurs parties, chacune de ces parties présentant des images différentes de scènes
différentes ou de plusieurs perspectives différentes d’une même scène. Cette technique permet au spectateur de
suivre plusieurs actions simultanées ou de bénéficier de plusieurs points de vue en parallèle d’une même scène
(ex. champ, contre-champ, conversations téléphoniques, etc).
289 Norman Jewison l’avait déjà utilisé à des fins stylistiques dans quelques scènes de L’affaire Thomas Crown

(The Thomas Crown affair, 1968), repris trente et un an plus tard par John McTiernan dans un film sous le
même titre. La technique du split-screen est également utilisée dans les séries télévisées (ex. « 24 heures
chrono », 24, 2001) ou les jeux vidéo qui divisent l’écran selon le nombre de joueurs (l’usage des fenêtres
graphiques sert d’équivalent dans le domaine des interfaces numériques).

211
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

La relation entre les personnages et les espaces reste cohérente grâce à une
minutieuse interprétation ordonnée par des réglages chronométriques des
actions. Les déplacements des personnages et leur passage d’un écran à un autre
est imprimé par un code temporel qui se doit de respecter la synchronisation de
toute l’équipe (acteurs, caméramans, et reste de l’équipe technique). Les
premières minutes du film sont difficiles à suivre, puisqu’il s’agit de choisir la
partie de l’écran à regarder, alors que toutes les autres parties semblent
également intéressantes. En tant que spectateur nous devons choisir, à la seconde
près, le récit à suivre afin de rester dans la trame de l’histoire. Toutefois, certains
moments décisifs sont là pour nous aider : à certaines occasions précises les
caméras se croisent ou se retrouvent dans la même pièce que celle où se déroule
l’action (ce qui permet de montrer la même scène selon deux points de vue
distincts, stratégies narratives que nous retiendrons pour le récit filmique
interactif). À d’autres occasions, les quatre subdivisions de l’écran partagent un
même instant diégétique (le tremblement de terre, dispositif narratif mis au point
par Figgis afin de regrouper les quatre récits - astuce déjà utilisée huit ans plus tôt
par Robert Altman dans Chassés croisés - voir plus loin section 6.4.1). Les quatre
points de vue concordent et tous les personnages subissent le même effet
géologique. Les quatre récits n’en deviennent plus qu’un et l’homogénéisation
narrative est là pour recentrer le spectateur dans l’histoire. Une autre astuce
utilisée par Figgis consiste à surélever alternativement le volume d’un des récits
pour indiquer le point de vue préférentiel à suivre. Il semble que Figgis ait
compris que toute la difficulté à suivre l’histoire provient d’une mise en abîme du
récit, c’est l’histoire dans l’histoire, le film dans le film. Un deuxième ou un
troisième visionnement faciliterait les choses au niveau de la compréhension,
même si Figgis démontre par cette technique du temps réel, qui a longtemps
fasciné les cinéastes (Alfred Hitchcock, Rope, 1948) et qui a fait dire à Jean-Luc
Godard que « la vérité du cinéma est dans les 24 images par secondes et que
chaque coupe est un mensonge », que quatre récits ininterrompus peuvent être
racontés simultanément. Mais le film de Figgis fonctionne-t-il vraiment ? Porte-t-
il le spectateur avec lui et celui-ci se sent-il « plongé » dans l’histoire ? Chaque
spectateur dira ce qu’il en pense, toutefois il nous semble que le propos de Figgis
reste risqué. Le dispositif traditionnel du récit filmique a pour objectif
d’«immerger » le spectateur. Les spectateurs de Timecode rentreront
difficilement dans la proposition de Figgis, ils seront plus engagés, dans un
premier temps, à comprendre le dispositif narratif qu’à suivre les événements et
les actions des personnages. Le film n’atteint jamais le spectateur qui, toujours
conscient de l’observer, se sépare du signifié (c’est bien là un cas typique du

212
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

signifiant séparé). Ainsi, le dispositif singulier de Timecode a le mérite d’attirer le


spectateur, mais sans ne jamais le satisfaire.
Toutefois, le polyptique de Timecode cache une structure narrative
potentiellement interactive. Inconsciemment ou du moins passivement, le
spectateur opère des options « mentales » sur l’un des récits à suivre, tout en
essayant de ne pas se séparer du signifié global de l’histoire. Bien qu’il puisse les
regarder simultanément (les quatre récits), il paraît difficile d’y arriver tout le
long du film. L’engagement s’avère attractif mais peu réaliste.

Figure 24. Options interactives du récit sonore de


Timecode (2001) de Mike Figgis.

La sélection s’impose et Figgis, à l’aide des variations du volume conduit le


spectateur dans un parcours voulu. À l’heure de graver cette expérience sur un
support DVD, Figgis va utiliser l’option qui permet d’introduire plusieurs pistes
sonores, qui servent normalement à des questions d’idiomes, pour y inclure les
quatre pistes sonores qui correspondent aux quatre récits de Timecode. Cela va
permettre au spectateur de choisir le récit sonore qu’il veut écouter au détriment
des trois autres parties du cadre. En sélectionnant une des quatre options, A - B -
C ou D (figure 24), il détermine le récit (sonore) qu’il veut suivre, sans effectuer
aucun arrêt sur l’image ou sur l’histoire. Il décide ainsi des variantes du récit et
effectue son propre « montage diégétique » (bien que limité à quatre options) du
film, au détriment d’une décision préalable de l’auteur.

213
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

6.2.4 Combien de parcours possibles pour Elephant ?

Conformément aux conditions fréquentatives de Genette, nous trouverons


également chez Gus Van Sant une aptitude à la répétition diégétique. Dans
Elephant (2003) Van Sant raconte les quelques heures précédant le drame de
« Colombine » en se limitant à filmer comment cela s’est passé sans jamais
aborder le pourquoi des choses. La configuration narrative à répétition utilisée
dans le tournage d’Elephant permet à Van Sant de traiter la même histoire selon
plusieurs points de vue distincts (nR/1H). Les passages dans les couloirs du lycée
sont filmés via des travellings infinis qui suivent les personnages dans leur
déambulation quotidienne. Le spectateur fait connaissance des lieux via
l’insistance d’une caméra qui ne cesse de se promener dans des endroits revisités.
Avant même de rejoindre le bout d’un couloir nous savons déjà ce qui va se
passer. Pour Raymond Bellour, les plans d’Elephant sont comme des lignes qui se
répètent où :

« les coupes y correspondent à des éléments de réseaux


dont le surgissement ou les raccords, en un tout autre
sens qu’à l’ordinaire, saisissent à proportion du fait qu’ils
servent des actions de scénarios dans un film dénué
d’intrigue, où ces actions s’ordonnent et se réordonnent
au gré de points de vue variables » (Bellour, 2004 :11).

Ainsi, pour Bellour, il est bel et bien question de variations des points de vue et de
répétitions, même si elles sont différenciées par un moment diégétique autre. Le
spectateur, sous la sensation du « déjà-vu », découvre des nuances dans les
regards, dans la cadence du déplacement, dans cette seconde opportunité que lui
donne Van Sant de revoir la même scène selon une nouvelle perspective. Ainsi,
nous pouvons imaginer autant de possibilités qui n’y sont pas, autant de prises,
d’angles, de distances, de sons, de déplacements qui pourraient avoir été, et
imaginer ainsi un film identique mais différent. La multiplicité des mouvements
d’Elephant, tous ses travellings, ses raccordements sur le déplacement, ses
répétitions, servent tous à un effet de définitions des trajectoires possibles et à la
construction mentale d’une durée cartographique.

Avec Elephant, le spectateur se retrouve sur des moments d’échec où le récit est
soumis à des effets de suspension diégétique. Une scène reste en suspens, dans
l’attente d’une reprise qui n’apparaîtra que plus tard par l’anticipation d’une
répétition. Ce retour constant du récit, en forme de répétition différenciée, laisse
entrevoir un besoin d'interaction plus convaincant : il serait facile d’imaginer les

214
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

choix des spectateurs pour un point de vue différent à chaque répétition. Selon
Van Sant, cette possibilité nous fait rentrer dans l’ère de la déconstruction du
cinéma, à cause de l’agencement d'autres types d'images, notamment d’images
vidéo graphiques, liées aux jeux, aux images de synthèse et aux images
interactives290. Par cette façon d’aborder le récit, Van Sant fait l’analogie avec les
modèles de narration utilisés dans les jeux vidéo où le joueur a le choix entre
divers points de vue (Le récit selon John, le récit selon Elias et le récit selon
Michelle).

Figure 25. Parcours ou Personnage : deux façons de revisiter Elephant. (Images du DVD-Mk2
Édition Collector).

Existe-t-il une relation objective entre la structure itérative d’Elephant et celle


d’un récit interactif ? La multiplicité et la répétition des plans, les points de vue
multiples, la répétition des parcours, et les options « subjectives » et mentales des
spectateurs y sont présents. En utilisant cette métaphore narrative, Van Sant
incite le spectateur à prendre position sur l’image revisitée, pour mieux en juger
les apparences. Il met en cause le processus de narration filmique actuel, en nous
proposant un récit qui effleure les conditions de l’interactivité. De ce fait, un des
bonus proposés sur le DVD permet de visionner le film de deux façons
surprenantes (figure 25) : soit par l’option des personnages, soit par l’option de
leur parcours dans le récit.

Ces options permettent en quelque sorte de schématiser le montage du film. D’un


côté on voit le parcours de chacun des personnages dessinés (John, Elias,
Nathan, Michelle, Les filles, Eric & Alex et Benny). Un clic sur l’un des huit noms

290Les plans d’Elephant nous renvoient aux jeux vidéo du type FPS (First Person Shooter) où le spectateur
prend la place du tireur, grâce à une vision objective posée sur l’épaule de son avatar.

215
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

permet de visualiser chaque déplacement avec la scène correspondante. D’un


autre, le choix se fait directement sur une représentation visuelle des personnages
proposés. Autant d’options que de parcours, autant de segments que de trajets
prévisibles (ou imprévisibles), Elephant est là pour être revu tout en connaissant
avec certitude son dénouement.

6.3 L’ordre et la synchronisation diégétique

Est-ce que l’agencement des différents éléments syntagmatiques (plans,


séquences, scènes, etc.) conditionne la perception que nous avons d’un récit
filmique ? La réponse nous semble évidente : découvrir qui est l’assassin du
violent meurtre en début de récit ou à sa fin fait toute la différence. C’est passer
du détective au fugitif en un clin d’œil. En fait, c’est définir l’ordre de présentation
du récit et sa relation aux causes et effets de l’histoire.
La condition se pose ainsi : si l’ordre des segments qui compose le récit
correspond à l’ordre de l’histoire racontée, alors, il y a correspondance
biunivoque entre les segments du récit (R) et les segments de l’histoire (H),
puisque le récit suit l’histoire ou l’histoire suit le récit. Cette disposition n’est pas
plus valable qu’une autre qui mettrait en valeur les asymétries entre l’histoire et
le récit, cependant elle convient à l’effacement des « traces de l’activité
narrative », comme le repère Jean-François Lyotard dans son analyse sur
l’économie libidinale d’un dispositif narratif291. Ainsi, les deux structures se
réalisent dans une même diachronie : la symétrie entre l’ordre donné à l’histoire
et celle du récit retire au spectateur la faculté de jouer avec les segments, de les
détacher de leurs voisins immédiats et de construire de nouveaux sens.
Lorsque les segments de l’histoire (H) se dévoilent en récit (R) dans un ordre
distinct de celui de leur concaténation logique, il advient un autre espace-temps
narratif qui, n’étant pas prévu en amont, joue avec le spectateur une sorte de
révélation narrative. Ce qui se passe dans le récit cesse de mimer strictement ce
qui s’est passé dans l’histoire. C’est pourquoi, et dans ce cas, la succession des
faits (H) ne respecte plus l’organisation exclusivement temporelle du récit (R).
Permettre ce jeu narratif au spectateur, c’est laisser une voie ouverte sur des
possibles qui n’existaient pas auparavant, c’est lui dire : prend la main, c’est à toi
de décider les liaisons entre les parties et les relations entre les segments du récit.
C’est ce que nous vérifierons dans des films tels que Memento de Christopher

LYOTARD, Jean-François, « Petite économie libidinale d’un dispositif narratif », Des dispositifs pulsionnels,
291

pp. 151 et suiv.

216
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

Nolan (2000), Irréversible de Gaspar Noé (2002) et Smoking/No Smoking


d’Alain Resnais (1993), dans l’analyse qui suit.

6.3.1 Avancer à reculons dans Memento

Figure 26. Rapport de succession des événements diégétiques dans Memento.

De nos jours, le cinéma s’empare des techniques narratives les plus diverses pour
détourner un spectateur de plus en plus vigilant. Il lui arrive parfois de présenter
un récit dans un ordre si bouleversé qu’en dernière analyse l’effet prétendu
s’efface en détriment des exigences du réalisme narratif. L’assimiler c’est
comprendre qu’il faudra un deuxième ou un troisième visionnage pour qu’émerge
véritablement ce qui s’est passé dans l’histoire. Ainsi, Memento de Christopher
Nolan (2000) soumet le spectateur à un jeu de mémoire dans un récit à reculons
où le héros, Léonard Shelby (Guy Pearce), soufre justement d’amnésie
antérograde292. L’astuce de Nolan est de mettre le spectateur dans la peau du
héros et, comme lui, de lui faire perdre la mémoire (c’est peut-être pour cela qu’il
faut visionner le film plusieurs fois pour bien le comprendre). Le spectateur est
aussi désorienté que son héros et apprend au fur et à mesure les mêmes choses
que ce dernier (vision avec – narrateur extradiégétique-homodiégétique). Pour
que le procédé fonctionne, Nolan divise l’histoire en plusieurs parties et les

Appelée aussi oubli à mesure, l’amnésie antérograde concerne des faits postérieurs à l’accident ou à la
292

maladie qui en sont responsables (dans : Le nouveau Petit Robert de la langue Française, 2007).

217
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

juxtapose en sens inverse pour que la fin d’une scène corresponde au début de la
scène précédente. Pour compliquer le tout, il intercale des scènes filmées en noir
et blanc (qui sont des flash-backs) qui, contrairement aux scènes en couleurs,
suivent l’ordre chronologique des événements racontés (voir ci-dessus figure 26).

Sur l’édition DVD, il est possible de visualiser le film dans l’ordre chronologique
des événements, en « forward », cependant nous pouvons nous interroger sur la
pertinence de ce choix, qui nous paraît falsifier les intentions du réalisateur et
effacer l’empathie envers le héros. En voyant les scènes dans l’ordre normal,
l’histoire est certes plus facile à comprendre, mais le spectateur perd tout intérêt
puisqu’il sait tout de suite pourquoi ce que nous avons déjà vu vient d’arriver. Le
visionnage sur DVD à tout de même un autre avantage : il permet de faire des
pauses ou des retours en arrière (en avant dans l’histoire) afin d’assimiler, de
comparer et de se remémorer toutes les informations reçues jusque-là.
Le dispositif narratif de Memento met en valeur le rapport entre la temporalité de
l’histoire et l’ordre de succession du récit. L’un va à rebours, en sens inverse,
l’autre s’en éloigne au fur et à mesure que le temps passe. Les deux instants sont
antagoniques et ne se retrouvent qu’en cas d’accident diégétique anticipé. Ce type
de structure expose un double mouvement narratif : d’un côté, elle valorise la
segmentation de l’histoire et dévoile les combinaisons diégétiques du récit, de
l’autre, elle sollicite des options diégétiques virtuelles non envisagées. La
désarticulation du rapport temporel entre ce qui nous est montré et ce qui se
passe dans l’histoire (temps du signifiant et temps du signifié) met en lumière la
disposition des segments narratifs vis-à-vis de la narration. Le déploiement
classique du retour en arrière, utilisé dans Memento, offre une série de segments
narratifs disposés de façon a-chronologique : en bref, l’histoire recule, alors que le
récit avance. Aux spectateurs de jouer attentivement sur cette ligne brisée et sur
ce va-et-vient constant du récit.

6.3.2 La réversibilité d’Irréversible

Jouer avec l’irréversibilité du temps : c’est ce qui va inciter Gaspar Noé à


reproduire le dispositif narratif de Memento, dans son second long-métrage
intitulé justement Irréversible (2002). Il s’agit à nouveau de dérouler le film à
l’envers, chaque scène étant expliquée par ce qui s’est passé juste avant mais
visionnée postérieurement. Découpé en seize chapitres qui se déploient comme
une série de seize syntagmes autonomes (plans-séquences), Irréversible suit un
temps chronologique inversé : les segments de l’histoire nous entraînent vers un

218
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

passé inconnu. Nous retrouvons ici, la même disposition : l’histoire recule tandis
que le récit avance (figure 27).

Figure 27. L’histoire recule, le récit avance dans Irréversible de Gaspar Noé (2002).

Irréversible est découpé en seize chapitres qui se déploient comme une série de
seize plans-séquences suivant une chronologie inversée :
o 15) Les deux détenus ;
o 14) Le Rectum ;
o 13) La dispute ;
o 12) On s’approche du Rectum ;
o 11) La prospection ;
o 10) Dans le taxi ;
o 9) Rencontre avec Guillermo Nuñez ;
o 8) Interrogatoire ;
o 7) Alex dévisagée ;
o 6) Le viol ;
o 5) La fête ;
o 4) Dans le métro ;
o 3) À la maison ;
o 2) Teste de grossesse ;
o 1) Final sur l’herbe.
Chaque scène, d’une durée qui varie entre trois et quinze minutes, est raccordée à
une autre par des fondus au noir ou par de nombreuses retouches numériques en
post-production pour masquer les raccords invisibles. De bout en bout,
Irréversible se joue du temps, des vies et du destin de ses personnages et de ses
spectateurs. Le film commence par le dénouement terrifiant d’une histoire
tragique et au fur et à mesure, il relie les événements qui ont amené à pareille

219
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

tragédie. Noé justifie l’utilisation d’une structure narrative renversée parce qu’il
veut réévaluer constamment ce que nous avons vu, sur la base de ce que nous
apprenons plus tard. C’est à rebours que nous assistons en témoin horrifié et
impuissant à l’histoire d’Alex (Monica Belluci), Marcus (Vincent Cassel) et Pierre
(Albert Dupontel) : un court espace-temps de la vie brisée d’une femme et deux
hommes qui se dévoilent par un enchaînement d’événements dramatiques.
L’irréversibilité des événements, l’inéluctabilité du destin : Irréversible nous
entraîne dans un tourbillon d’émotions, des damnés de l’enfer du Rectum au
bonheur éphémère du couple à la fin du film (début de l’histoire)293.

6.3.3 Smoking/No Smoking dans quel ordre ?

« Le 15 décembre… Sortie simultanée des deux nouveaux


films d’Alain Resnais :

- Enfin, tu vois bien que les deux films sortent en même


temps, y a pas un numéro un et un numéro deux. On va
voir celui qu’on veut… Si on veut voir No Smoking
d’abord, hé bien, on y va !

- Tu veux voir No Smoking d’abord toi ?

- Mais non ! Je dis que c’est possible, on a le choix, c’est


tout.

- Bon… Smoking, No Smoking, moi instinctivement je


vais voir Smoking. Dans l’ordre quoi !

- Bah, y a pas d’ordre justement… Mais pourquoi tu veux


absolument mettre un ordre.

- Le film s’appelle Smoking/No Smoking, alors je vais voir


Smoking d’abord, No Smoking ensuite… Cela me paraît
logique tout de même, non ?

Le 15 décembre, lequel des deux irez-vous voir en


premier ? ».

Cet extrait de la bande-annonce de Smoking/No Smoking (Alain Resnais, 1993)


indiquait d’avance à quoi les spectateurs pouvaient s’attendre à l’entrée de la salle
de cinéma : faire un choix et décider dans quel ordre de visionnage voir les deux

293 Memento comme Irréversible jouent sur le paradigme du désordre apparent et sur l’organisation renversée
du récit. On aurait pu s’attarder sur 5X2 de François Ozon (2005) ou Vantage Point de Pete Travis (2008)
puisqu’ils s’articulent de la même façon : le premier raconte l’histoire à reculons d’un jeune couple, l’autre
l’histoire à contrecoup d’un attentat contre le président des États-Unis.

220
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

films. Lequel voir en premier ? Voici une question que beaucoup se seront posée
mais que seule l’expérience du visionnage aura permis de résoudre. « À mon avis,
il n’y a pas d’ordre pour voir les films »294 affirmait Alain Resnais lors d’un
entretien avec Danièle Heymann en 2004. Mais tout de même, son diptyque met
le spectateur dans une certaine épreuve, comme le publiait le journal Le Monde
lors de sa première : « Il faut aller voir Smoking en premier ou bien No Smoking.
En tout cas, les deux, ou bien on se prive d’un bonheur doublement indubitable »,
sans jamais donner une réponse conclusive. Le Quotidien a utilisé la même
stratégie : « Ou bien vous aimerez beaucoup, ou bien vous adorerez ». En effet,
obliger le spectateur à faire un choix avant même de rentrer en salle, donne au
film multiple de Resnais un caractère très innovateur et particulier. Cette action
visant à choisir peut être considérée selon deux configurations distinctes : d’un
côté il y a un choix réel dû au formalisme de la présentation des deux récits, le
spectateur doit réellement faire un choix avant d’acheter son billet. De l’autre, il y
a un choix potentiel où le spectateur se voit dans l’obligation de s’incliner pour
l’une des versions des deux histoires.
Mais Smoking/No Smoking n’est en fait qu’une seule histoire qui, pour des
raisons de disposition et de configuration narratives, s’est vu partagée en deux.
Quel qu’en soit l’ordre, Smoking/No Smoking se scinde en une multitude de
saynètes, chacune parcourant une idée, une action, un désir, avant de rebrousser
chemin et de bifurquer sur une autre voie. Chaque trajet permet aux personnages
de réaliser un désir que la séquence précédente ne leur eût pas permis
d’accomplir. La stratégie narrative employée par Resnais permet d’explorer, dans
toutes ses évolutions potentielles, chaque partie de l’histoire à coup de - ou bien, -
ou bien. Elle fume ou bien elle ne fume pas ; Elle reçoit la visite d’un ami ou bien
du jardinier ; Un enterrement ou bien un baptême, etc. Même si les variations
narratives sont abondantes et diversifiées, le déroulement du film parcourt un
schéma très strict en suivant un ordre fixé préalablement par le réalisateur. Il ne
s’agit pas encore d’une structure arborescente que le spectateur parcourt au
hasard et à sa guise, mais plutôt d’un choix de trajectoire délibérément choisit par
l’auteur du film. Cette structure arborescente autorise évidemment une
adaptation directe sur un système d’exploitation numérique. Il suffit d’en faire un
découpage selon le chapitrage du réalisateur et de laisser au spectateur le choix
de présentation des séquences. Potentiellement interactif, Smoking/No Smoking
pourrait également être présenté sur un écran partagé. Dans ce cas, le choix des
spectateurs se ferait entre les deux versions de la même histoire et non plus sur

294Dans certains pays, comme le Portugal, les deux films ne sont pas sortis en salle ensemble, ce qui a enlevé
toute la magie d’une première simultanée et effacé le propos initial de Resnais.

221
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

l’organisation des syntagmes narratifs. Réflexions sur le temps et l’espace, les


deux films sont construits selon une organisation d’interdépendance très forte,
« en sortant du premier, on grille d’aller voir le second » proclamait le journal
Libération. Alors, pourquoi ne pas voir les deux simultanément et permettre au
film multiple d’Alain Resnais d’atteindre un troisième degré d’interactivité selon
l’échelle d’Éric Zimmerman - l’interactivité explicite.

6.4 La simultanéité narrative

La simultanéité se dit d’événements distincts qui se rapportent à un même


moment temporel. Au sens large, c’est ce qui se produit en même temps. Par
exemple, dans le langage parlé, la traduction simultanée donne en même temps le
discours d’un locuteur dans une autre langue. Dans le récit filmique, la
simultanéité narrative peut se produire sous différents aspects :
o Soit elle se laisse voir dans un plan unique qui montre l’action de divers
personnages. Plan d’ensemble - Julien finit son dessert pendant que
Joséphine lui raconte sa journée de travail tout en lavant la vaisselle.
o Soit c’est au cours de plusieurs scènes séquentielles dans lesquelles le
déplacement de la caméra et la variation de l’échelle du plan permettent
de comprendre que pendant que le personnage X fait ceci, le personnage Y
fait cela. Panoramique - Pendant que Julien est sous le capot de sa
voiture, la caméra parcourt la façade de la maison pour rejoindre
Joséphine qui discute avec ses voisins.
o Soit encore, la simultanéité se repère dans des scènes distinctes et
séparées dans le temps de la projection, lorsque par exemple les
événements se rapportent à un même moment précis de l’histoire
racontée. On repère ce genre de simultanéité diégétique grâce à des
astuces narratives visuelles ou sonores. Lorsque, par exemple, au début de
chaque scène un réveil, une horloge ou une montre nous indiquent la
même heure pour les différentes actions qui vont se passer. Ou bien,
lorsque tous les personnages exécutent une même action (ex. se réveiller,
se baigner, se laver les dents, indiquant une même période de la journée,
etc.). Ou encore, lorsqu’une piste visuelle (ex. le soleil couchant dans
toutes les scènes) donne à comprendre qu’il y a coïncidence temporelle
des événements diégétiques. La simultanéité diégétique apparaît ici
comme une méthode d’expansion du récit filmique. C’est la façon trouvée

222
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

par le cinéma de raconter et d’annoncer aux spectateurs ce qui se passe en


même temps dans deux espaces géographiques distincts.

6.4.1 Les liaisons parallèles de Chassés-croisés

Librement inspiré de neuf nouvelles et d’un poème de Raymond Carver, Chassés-


croisés de Robert Altman (Short Cuts, 1993) est un voyage à travers le Los
Angeles des années 1990. Film à sketch, c’est une représentation plutôt intimiste
où s’entrecroisent les divers destins de 22 personnages. Portraits croisés,
émotions regroupées, plaisirs multiples ou drames singuliers, tout est là pour
stimuler différentes perceptions, ou plusieurs « fabula » (Bordwell, 1985) à
chaque regard. La structure éclatée du dispositif narratif invite à une
réorganisation du récit à travers un mouvement intellectuel constant du
spectateur (premier degré de Zimmerman).
Dans Chassés-croisés, les histoires ont une simultanéité apparente : tout se passe
en même temps, mais ne peut se raconter que dans la succession narrative du
récit. Par exemple, au début du film, pendant que Stormy Weathers, dans
l’hélicoptère, disperse l’anti-mouche à fruit, Earl Piggot balade dans sa limousine
la clientèle, la famille Finnigan regarde le journal télévisé d’Howard Finnigan
sur les mouches à fruits, les familles Wyman et Kane sont au concert où Zoe
Trainer joue du violoncelle, Jerry Kaiser protège sa voiture de la pulvérisation,
Tess Trainer chante au cabaret et la famille Shepard se disputent à cause de
Suzy, leur chien. Toutes les scènes coexistent et plusieurs pistes sont là pour le
prouver : il fait nuit, la soirée tombe et des téléviseurs montrent le même
programme télévisé (les infos sur l’anti-mouche) dans presque toutes les scènes.
Le rôle du spectateur n’est plus désormais de suivre les événements tels qu’on lui
les raconte, mais plutôt de résoudre un immense puzzle dont les pièces narratives
auraient été volontairement éparpillées. Chassés-croisés est un film envahi de
liens, un réseau de signifiants qui souligne un certain effet de participation induit
par une déconstruction du récit filmique. Il permet de spatialiser un réseau de
liaisons possibles, un plan virtuel de relations et de correspondances, une
structure narrative éclatée, avec des ficelles de raccord pour ne pas se perdre (voir
figure 28). Charge au spectateur de jouer sur ce terrain miné et de construire ses
propres rapprochements, ses bouts à bouts narratifs, et d’essayer d’y mettre un
ordre, pour plus désordonné que cela lui semble.

223
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

Figure 28. Les liaisons parallèles de Chassés-croisés (1993).

224
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

Dans son essai sur Chassés-croisés, David Balcom295 met en relation le récit
d’Altman avec la notion d’hypertexte de Ted Nelson296. Dans une interprétation
plutôt théorique de l’hypertexte, Balcom défend que Chassés-croisés est lui aussi
un texte richement lié et poly vocal, et qu’il demande au spectateur un
engagement intellectuel pour mettre en rapport chaque personnage et leurs
histoires correspondantes. Selon Balcom,

« Chassés-croisés contient beaucoup d’éléments


hypertextuels. (…) Tandis que le spectateur de Chassés-
croisés ne clique pas avec sa souris et ne change pas
l’ordre de présentation des histoires (comme il le fait par
exemple dans Afternoon, a Story de Michael Joyce), il
choisit toujours des raccordements pour suivre et jouer
dans son esprit [chaque histoire] » (Balcom, 1996).

David Balcom défend également qu’une combinaison entre l’hypertexte et la


vidéo - ce qu’il appelle l’hyper vidéo - peut devenir un instrument très puissant
lorsqu’il s’agit de déconstruire et de (re)visualiser le récit filmique. L’hyper vidéo
serait alors un assemblage entre la vidéo numérique et l’hypertexte qui, selon
Balcom, offrirait à son « utilisateur » et à son auteur la richesse des récits
multiples. Ainsi, une hyper vidéo de Chassés-croisés permettrait au spectateur de
re-voir le film à sa façon, de faire ses propres choix, de savoir ou aller ou que voir,
à tel ou à tel moment, et de clarifier la richesse narrative du film.

Durant les trois heures de Chassés-croisés, les multiples histoires s’entremêlent,


les personnages s’entrecroisent et les actions dépendent les unes des autres.
Pendant que Gene Shepard veut se débarrasser de son chien (Suzy), Doreen
Piggot heurte Casey Finnigan dans la rue, Zoe Trainer joue au basket avec ses
amis et Ann Finnigan, Claire Kane et Stormy Weathers s’entrecroisent dans la
boulangerie de M. Bitkower. Imaginer un dispositif qui permettrait de visionner
toutes ces actions parallèles simultanément sans perdre de vue l’ensemble et
l’intrigue narrative : voilà l’enjeu d’un dispositif interactif pour le film de Robert
Altman.

295 BALCOM, David, Short Cuts, narrative film and hypertext, Document sur Internet :
http://www.mindspring.com/~dbalcom/short_cuts.html (consulté le 18 juillet 2008).
296 Pour THEODOR Nelson, l’hypertexte est une écriture non séquentielle - un texte qui s'embranche et qui

permet des choix au lecteur. Comme populairement conçu, l’hypertexte est une série de bouts de textes reliés
par des liens qui offrent au lecteur différentes voies. Il est meilleur lu sur un écran interactif (Nelson, 1981).

225
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

6.4.2 Magnolia en même temps que Magnolia

Dans la veine de Chassés-croisés, Magnolia de Paul Thomas Anderson (1999)


nous entraîne pendant trois heures dans un voyage d’une journée de la vie d’une
dizaine de personnages. Ces personnages ont tous un lien direct ou indirect entre
eux, si bien que leurs destinées s’entrecroisent, se rencontrent ou s’évitent au gré
d’un destin inévitable. Par exemple, dans le prologue, l’homme responsable du
meurtre est pendu, la dispute des parents entraîne la mort de leur fils puis, plus
tard dans le récit, grâce à la (fameuse) pluie de crapauds, l’officier reprend
confiance en lui et attrape son voleur, le voleur est pardonné par le policier, etc.
Voilà un film qui fonctionne par croisements, rapprochements et éloignements,
une espèce de réseau d’élastiques interdépendants et connectés entre eux, de
façon à ce qu’un mouvement d’un côté influence un autre mouvement d’un autre
côté qui en influencera un autre et ainsi de suite.

Figure 29. Structure narrative parallèle de Magnolia (1999).

Chaque histoire, apparemment indépendante, est représentée sur une trame


narrative à structure parallèle. C’est-à-dire qu’à certaines coupes précises
correspond un saut temporel dans la diégèse afin de montrer ce qui se passe
pendant ce que l’on vient juste de voir. Nous constatons alors que les différentes
histoires de Magnolia respectent le même espace temporel mais qu’elles ne
partagent pas le même espace physique. Par exemple, pendant que Jimmy anime
« Que savent les enfants », Claudia rencontre Jim chez elle, Earl agonise dans

226
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

son lit, Franck répond à une interview et Donny est en quête d’amour au bistrot.
Ces différentes parties du récit sont sensées se passer simultanément, mais à
cause du dispositif narratif du cinéma, elles ne peuvent se montrer que par une
succession et un ordre choisi préalablement par le réalisateur. Le spectateur,
vigilant, devra faire un effort supplémentaire afin de connecter chaque partie et
reconstruire le grand puzzle.

L’astuce du tremblement de terre utilisée par Altman dans Chassés-croisés


(figure 28) puis plus tard par Figgis dans Timecode, participait d’une certaine
réunification diégétique. Pour Magnolia, Anderson comprend qu’il a besoin d’un
dispositif similaire s’il veut rattraper son public, et il entreprend deux situations
tout à fait inattendues : d’une part il ose faire chanter (au même instant,
02:14:00:00) la même chanson à tous ses personnages qui, à ce moment-là, se
trouvent dispersés aux quatre coins de la ville. D’autre part, il réunit tout les
personnages dans une apothéotique pluie de crapauds qui finit par influencer le
destin de tout le monde (02:39:20:00) (figure 29).
Dans la figure ci-dessus, chaque rangée représente un personnage (ou deux Earl
+ Phil) et la relation entre son apparition à l’écran et le moment diégétique
simultané d’un autre ou de plusieurs personnages à la fois. La chanson collective
(02 :14 :00 :00) et la pluie de crapaud (02 :39 :20 :00) sont les deux moments les
plus remarquables où tous les personnages (sauf Gwenovier, l’interviewer) sont
dans une simultanéité diégétique effective. Mais, tout le long du film, nous
constatons divers moments de simultanéité entre les personnages, ainsi à la
minute cinquante alors que Claudia et Jim se rencontrent pour la première fois,
Stanley et Jimmy sont en plein concours et ils sont aperçus par Phil sur le
téléviseur d’Earl, pendant que Franck se laisse interviewer par Gwenovier.
Dans Magnolia (comme dans Chassés-croisés d’ailleurs) la tendance est à la
fragmentation du récit et à la dislocation des personnages et de leurs histoires. La
chronologie du récit, déconstruite en détriment des actions des personnages, ne
respecte plus la succession temporelle des choses. Magnolia, ce film pluri-
narratif met en évidence la fragmentation et tous ces morceaux de « mosaïques
cassées » qui doivent être recollés afin de construire un sens effectif et
satisfaisant. La simultanéité n’est qu’apparente et les histoires parallèles ne se
regroupent, dans certains cas, que dans l’esprit du spectateur.
Nous aurions pu prendre comme exemples Collision de Paul Haggis (Crash,
2004), ou Babel (2006), ou encore Amoures Chiennes d’Alejandro Iñarritu
(Amores Perros, 2000), puisque tous soulignent une narration disloquée, des
histoires de mondes parallèles où des personnages apparemment indépendants et

227
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

lointains finissent par se croiser et influencer un avenir déjà défini


préalablement. Ce sont des récits alternés où l’unique lien entre les histoires
parallèles n’est parfois que le fait d´êtres simultanées. Pour Suzanne Duchiron297,
cette tendance est le reflet d’une société bouleversée et régie sur le monde du
heurt, du choc et de la confrontation. L’agencement de scénarios extrêmement
complexes, entremêlés, brisés et interdépendants est propre d’une déconstruction
narrative qui n’est rien d’autre qu’un labyrinthe de miroirs de notre société.

6.5 Conclusion du chapitre

Lev Manovich avait déjà considéré que l’arrivée à l'âge des effets visuels et du
numérique ouvrirait la porte à une nouvelle ère du cinéma (Manovich, 2001)298.
Mais, la croissance de l’utilisation des effets spéciaux et du numérique dans le
cinéma postmoderne, et surtout dans celui d’Hollywood, rend le récit filmique
esclave de son histoire, au lieu de le libérer. En fait, les effets visuels n’ajoutent
rien d’autre qu’une mauvaise démonstration de rupture avec le modèle
Aristotélicien du récit, toujours conduit par les personnages, leurs dialogues et
leurs actions. Il faudra prendre les choses par un autre côté, et essayer de
différencier l’Histoire du Récit. Puisque le cinéma numérique a cette capacité de
travailler dans un univers visuel et sonore beaucoup plus riche et plus souple que
le film, son potentiel est là pour œuvrer pour un récit exempté de la fabulation, de
la scène et du dialogue. Bien sûr, ce n’est pas si évident et le rapport à
l’interactivité n’est pas si simple. Raconter une histoire c’est la rapporter à un
temps déterminé, c’est un rapport très sensible avec le temps. Invoquer des
moments d’interaction du spectateur c’est mettre en suspension le récit, c’est
couper la succession narrative, c’est donner des choix, et surtout, c’est
interrompre la magie de l’image et c’est perdre l’illusion du moment.
Nous sommes alors dans une impasse. Pour Peter Lunenfeld, il s’agirait même
d’un échec, le « cinéma interactif » serait une espèce d’hyper hybride qui n’aurait
jamais réussi son coup. C’est comme si on nous demandait d’« imaginer un écran
de cinéma qui vous entoure, montrant une scène panoramique où vous pourriez
choisir quelle action regarder, zoomer sur certains événements et apercevoir des
scènes différentes d’un autre spectateur »299. Or, c’est justement le mot
« imaginez » que Lunenfeld démarque pour considérer qu’un cinéma interactif ne
peut exister pleinement que sous des conditions presque mythologiques. Pour

297 Voir : DUCHIRON, Suzanne, « Les films mosaïques, la plurination symptôme d'un monde en déconstruction
».
298 Manovich analyse, par la théorie sémiotique, ce qu’il appelle les formes fondamentales des nouveaux médias,
c’est-à-dire les bases des données et l’algorithme, et il les compare avec le cinéma.
299 LUNENFELD, Peter, « The myths of interactive cinema », p. 378.

228
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

Lunenfeld, un des mythes principaux du cinéma interactif consiste à croire que


les nouvelles technologies vont finalement le libérer de sa condition narrative :
« C’est l’idée que les nouvelles technologies non seulement vont générer des
nouvelles histoires mais aussi des nouvelles façons de raconter ces mêmes
histoires »300. En fait, on s’aperçoit jusqu’à maintenant que l’impact des nouvelles
technologies sur le cinéma n’a pas vraiment contribué à soutenir le récit, mais
plutôt à le condamner. La discussion est donc déplacée. Les nouvelles
technologies effaceraient-elles le discours narratif au lieu de le valoriser ?

Considérer qu’un simple passage du récit filmique par un réseau numérique non
linéaire aiderait à créer un nouveau genre de récit, dit interactif, c’est sous-
estimer toute une histoire du cinéma et tout un apprentissage de la part du
spectateur de cinéma. Comment considérer alors le cinéma pour lui trouver un
potentiel interactif qui ne mettrait pas en cause son propre récit ? Il s’agit, pour
Glorianna Davenport et selon une approche romanesque, de « célébrer le récit
électronique comme un procédé où l’auteur, un système de représentation en
réseau et un public collaborent activement dans la co-construction d’un sens
déterminé » (Davenport, 1999 : 446-456). Pour Davenport, l’intérêt porte non
seulement sur la construction d’un nouveau sens, mais aussi sur les conditions
nécessaires pour y arriver, c’est-à-dire, sur des éléments de production (auteur,
public et technologie numérique). En fait, le récit filmique interactif doit faire
croire au spectateur qu’il a un certain contrôle sur ce qui se passe à l’écran. Lui
faire croire que s’il bouge, l’écran bouge, que s’il choisit d’aller vers la droite,
l’image ira vers la droite, que s’il opte pour un personnage, son point de vue du
récit se fera selon le point de vue du personnage choisi, etc. Considérer le
potentiel du récit filmique c’est étudier des films dans lesquels l’auteur aurait
employé diverses techniques et technologies numériques permettant l’action du
spectateur à n’importe quel niveau du récit (sur l’espace narratif, le temps de
l’action, le choix des personnages, etc.). C’est penser certains films où la
présentation serait commandée dynamiquement par un système numérique qui
surveille le spectateur et ferait de son comportement une source d’interaction.
C’est juger des films construits sur un langage, un code numérique, qui serait
interprété et exécuté par un ordinateur.

En définitive, et du point de vue du récit filmique, l’expérience


cinématographique réclame un autre regard. D’une part, il faut reconsidérer
l’agencement du récit et lui permettre de jouer sur les variations (ordre ou

300 Op. Cit., p. 285.

229
Le potentiel interactif du récit filmique postmoderne

désordre), d’autre part il faut restructurer le temps diégétique et envisager la


répétition narrative (fréquence). Finalement, il faut lier les histoires les unes aux
autres et accepter les coïncidences objectives du récit (simultanéité). Tout ça sous
peine de rester prisonnier d’un cinéma qui n’autorise pas la rénovation et qui se
laisse aller sur des voies qui le conduiront un jour là où personne ne le souhaite -
à sa disparition ?

230
Récit filmique et interactivité

7 Récit filmique et interactivité

Les chapitres précédents nous ont permis d’analyser certaines conditions


narratives du récit littéraire (deuxième chapitre) et nous avons pu remarquer les
influences qu’elles ont eues sur l’étude du récit filmique (troisième et quatrième
chapitres). Il s’agira, dans le chapitre qui suit, de comprendre comment certaines
figures spécifiques de l’interactivité peuvent influencer le langage
cinématographique, notamment sont récit. Il s’agira de rester dans la tradition du
cinéma tout en lui procurant des fonctions renouvelées, comme l’affirme Jean-
Louis Boissier pour qui,

« l’image numérique, qui considère des objets


programmés et génératifs, des comportements et des
événements, peut s’animer de bien d’autres façons que
par la succession des images fixes. (...) La solution la plus
naturelle pour un cinéma interactif est [donc] d’exploiter
le jeu entre les images. Ces entre-images (voir Raymond
Bellour, L’entre-image) est la substance même du cinéma
»301.

Que propose donc ce nouveau récit filmique, ce récit filmique interactif ?


Le récit filmique interactif propose, généralement, une lecture conditionnée des
événements diégétiques, basée sur la variabilité de l’ordre de succession de ses
syntagmes narratifs. Il revendique également des « zones » accessibles où
certaines images ou sons peuvent être activées en cliquant sur une partie de
l’image (image actée - J.-L- Weissberg) ou en exécutant un geste (geste interfacé
- J.-L. Weissberg). Il implique une programmation en amont, réalisée par un

301 BOISSIER, Jean-Louis, La relation comme forme, L’interactivité en art, p. 279.

231
Récit filmique et interactivité

auteur/créateur, de tout un arrangement de l’histoire, de la prévision des


comportements du spectateur, des alternatives diégétiques et des parcours
potentiels. Il dépend également d’un mode de visionnage, individuel ou collectif
et d’un mode de diffusion qui n’est plus forcément celui d’un cinéma en salle (si
bien que les premières expériences ont eu recours à des salles de cinéma
spécialement aménagées pour des séances interactives - voir infra, section 7.2).
Les modes de diffusion actuels (télévision interactive, Internet, téléphone mobile,
DVD, CD-ROM, etc.) ont permis d’offrir à la fois une lecture multiple et
personnalisée du film, qui se différentie d’un cinéma en salle grâce aux options
individualisées offertes aux spect-acteurs (liberté de son parcours, option
individuelle, choix de la durée des séquences, etc.).
De la même façon que Christian Metz a découvert, dans la grande syntagmatique
du récit filmique, la façon d’organiser les éléments diégétiques qui le compose, il
faudrait, repérer un nouveau vocabulaire concernant le récit filmique interactif
qui devrait rassembler un outillage conceptuel propre à la thématique en
analyse302. Que devient le spectateur dans un espace immersif ou dans des
installations ayant recours à l’interactivité numérique ? Un avatar-acteur, un
spect-acteur, un interacteur ? Que devient le raccord entre les plans, lorsque ces
derniers dépendent d’un choix réalisé par un tiers ? Un raccord interactif, une
image-actée, un montage-interactif ? Que devient le moment où le spectateur
doit opter pour l’une des alternatives proposées ? Un point d’action ? Un geste-
interfacé ? Les propositions sont diverses et multiples, charge au récit filmique
interactif de trouver son vocabulaire.

7.1 Un nouveau spectateur : l’interacteur

Le spectateur, c’est celui qui regarde, qui contemple un événement, un incident


ou bien le déroulement d’une action dont il est le témoin oculaire. Sans avoir
choisi de l’être, le spectateur est là pour faire valoir des capacités en tant que
regardeur, simple assistant ou participant volontaire (celui qui se déplace à la
rencontre d’une programmation culturelle - musée, cinéma, galerie d’art). Loin
d’être considéré comme un être passif, c’est un être désirant, un connaisseur et
un critique303. C’est une personne de référence regardant un spectacle, observant
ou appréciant une œuvre d’art, il est visiteur, invité à participer au spectacle.
Selon les cas, il peut s’opposer à l’acteur, celui qui agît, celui qui est en scène, ou
bien au contraire être un « acteur » lui même, un individu placé au centre d’un

302 Voir la thèse de Jean-Marie Dallet sur les figures de l’interactivité : « La notion de figure dans les arts
interactifs », Université Paris 8, soutenue en décembre 2001.
303 Les recherches centrées sur la réception (sur ce sujet voir chapitre 9) remettent en question les schémas

linéaires d’une communication tournée vers un récepteur passif.

232
Récit filmique et interactivité

dispositif ou d’un environnement. C’est une personne que l’auteur cherche à


séduire, un participant sensible.

Dans l’émergence des nouveaux dispositifs interactifs, installations et espaces


immersifs, le spectateur est sujet-actif et désiré dans la relation à l'œuvre. Dans le
cinquième chapitre, nous avons déjà effleuré cette question : le spectateur a une
place singulière dans les nouvelles expériences immersives. Au centre de l’image,
c’est par son regard que se construit l’environnement et tout ce qui va en
découler. La perspective calculée à partir du point de vue de l’« utilisateur » est
peut-être, dans l’histoire de la représentation, une des principales nouveautés
depuis l’invention de la perspective à l’époque de la Renaissance. L’originalité de
la place « centrale » du visiteur au sein d’environnements immersifs a conduit à
formuler plusieurs néologismes autour de son statut. Hésitations
terminologiques, difficultés à formuler des nouveaux concepts, besoin de
remplacer les mots ont fini par créer plusieurs imprécisions et ambiguïtés dans la
classification des termes : visiteur, participant, spectateur, spectateur-
participant, utilisateur, lecteur, regardeur et spect-acteur, sont tous des termes
que l’on retrouve dans les multiples textes pour classifier ce nouvel « acteur » des
installations ayant recours à l’interactivité. Anne-Gaëlle Baboni-Schilingui304
propose en l’an 2000 le terme d’ « interacteur » qui a la qualité de différencier le
« visiteur » du monde virtuel, du visiteur de musée, le « spectateur » des
installations interactives du spectateur de cinéma305.

L’interacteur se démarque par son activité gestuelle et sélective. Son corps sert
d’interface et la composante visible de son activité a lieu soit par un geste-
interfacé (J.-L. Weissberg - manipulation de la souris, du joystick ou du clavier)
soit par le mouvement ou le déplacement de sa personne (saisie grâce à des
capteurs de données). Son activité interactive se traduit par un principe de
sélection : l’interacteur doit faire des choix, il doit choisir parmi les diverses
alternatives disponibles, opter pour un contenu, préférer un parcours, une
position, voir un déplacement. Cependant, sa disponibilité d’action est soumise à
une volonté antérieure, à une préparation en amont d’un auteur qui organise le
récit et propose des choix limités. Le spectateur devient ainsi l’otage de l’auteur,
qui, condamné à une manipulation sélective obligatoire, se voit basculer vers un

304 Voir : BABONI-SCHILINGUI, Anne-Gaëlle, « Installations et interactivité numérique », Les Cahiers


Numériques, pp. 167-178. Voir également du même auteur, « L’interacteur : paramètre ou maître à bord ? La
place de l’interacteur dans les installations artistiques numériques », Thèse de Doctorat, dirigée par Jean-Louis
Weissberg, Univ. Paris 8, 2003.
305 Une notion déjà introduite par Brenda Laurel dans les années 1990, « the interactor ».

233
Récit filmique et interactivité

nouveau rôle et une nouvelle sphère d’action, inhérentes à sa nouvelle peau


d’« interacteur ».

Dans un système interactif, le « constructeur » de l’histoire ou du jeu narratif, a


un rôle éminemment procédural. C’est l’auteur qui doit bâtir les règles du jeu,
l’apparition des textes et des images, les sons qui vont avec, les pauses et les
délais, etc. C’est lui qui décide des propriétés de chaque pièce, de chaque puzzle ;
qui détermine les formules de résolution, les liaisons entre chaque segment ; qui
établit les moments de participation du public, les conditions d’intervention et de
réponses. Il est le concepteur d’un nouveau monde de possibilités narratives.
Pour cela, il aura besoin d’interlocuteurs avec qui il devra jouer de ces
transformations. Un de ces interlocuteur, c’est l’ordinateur - celui qui a la
capacité de transformation (condition fondamentale pour comprendre
l’interactivité), ce shape-shifting306 propre aux machines à calcul. Pour le récit
interactif, cette transformation est très intéressante, puisqu’elle permet de jouer
sur l’adhésion de l’interacteur : soit elle admet le réarrangement par étapes du
récit, de son évolution et de sa capacité à manipuler l’espace narratif ; soit elle
intègre les suggestions des interacteurs, en refusant la « fermeture » du récit. Ces
modifications sont fondamentales, dans la mesure où elles permettent de rester
en recherche permanente, d’essayer de trouver une information secrète, de
revenir sur ses pas, ou même d’introduire des données narratives qui incitent
d’autres interacteurs à intervenir. Grâce à cette capacité de transformation de
l’ordinateur, le récit dérive, d’une structure trop souvent linéaire (les médias
chauds, Marshall McLuhan307), vers une structure kaléidoscopique où plusieurs
points de vue, plusieurs réalités simultanées, conduisent à une pensée en

306 Shape-shifting, forme mouvante, qui change en continu (Murray, 1997).


307 Pour Marshall McLuhan, « les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement
d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-même, dans notre vie ». C’est
pourquoi il considère que le vrai message, le vrai signifiant, c’est le médium lui-même (The message is the
medium) « le message, c’est le médium, parce que c’est le médium qui façonne le mode et détermine l’échelle de
l’activité et des relations des hommes ». Il en viendra à écrire, en 1964 le livre Understanding Media où il
considère que la forme du média intègre le propre message et crée une relation symbolique qui influence la
façon dont le message est perçu. Suivant les raisonnements de Marshall McLuhan, nous verrons qu’il existe un
principe fondamental qui différencie les médias chauds des médias froids. Les médias chauds (hot media)
s’étendent dans un seul sens et ne laissent pas d’espace au public, ce sont par conséquent des médias pauvres
concernant le degré de participation des spectateurs. McLuhan cite comme exemples la radio et le cinéma ; les
médias froids (cold media), sont, à la base, les médias qui ne sont pas chauds et qui relèvent d’un haut niveau de
participation. C’est le téléphone ou la télévision. McLuhan affirme que le degré de participation ou de
complétion d’un média reste déterminant dans le cas d’un classement provisoire. C’est pourquoi, il nous semble
que le canal de transmission comme la relation entre les éléments discursifs et le dispositif interactif (ce qui
devrait permettre la participation et l’interaction) sont tout aussi importants que le contenu (le message
transmis). Bien sûr, il ne s’agit pas d’évaluer ici les différents niveaux d’interactions mais plutôt ce qui viabilise
cette même interaction. Nous remarquerons néanmoins que, dans un système d’analyse des différents médias et
du point de vue de la participation, l’auteur et le message ont beaucoup plus de contrôle sur les niveaux
d’interaction que le canal de transmission lui-même. C’est pourquoi il nous semble que le classement de
McLuhan, daté et seulement basé sur un niveau de complétion, paraît insuffisant. Évidemment, la notion de
participation reste décisive, mais isolée, elle manifeste un manque ennuyeux dans une tentative de classement
des médias.

234
Récit filmique et interactivité

mosaïque (les médias actifs, Jeffrey Allan Ward308). De la même façon que notre
habitude à voir des films nous a structuré une pensée non linéaire, en segments
discontinus, l’ordinateur nous présente une mosaïque spatiale des pages, une
mosaïque temporelle des films et une mosaïque participative de la souris, du
joystick et du clavier (structure mosaïque déjà employée dans le cinéma
postmoderne – que nous avons vu au chapitre 6).

Selon Murray, combiner la participation à l’immersion, l’agencement au récit, et


percevoir les structures kaléidoscopiques du monde fictionnel, pourrait nous
prendre plus de temps que l’on imagine. Le spectateur acceptera d’avoir un rôle
actif et processuel dans les nouveaux récits immersifs, en manipulant le matériel
fourni par l’auteur au lieu de rester immobile dans une lecture et des visionnages
« passifs »309. Pour Murray, le spectateur actuel est conscient de son rôle
participatif dans l’histoire et il accepte son agencement comme une part de
l’expérience esthétique du numérique. Elle affirme que

« le format qui exploite totalement les propriétés des


environnements numériques n’est pas l’hypertexte ou le
jeu de combat, mais plutôt la simulation : un monde
virtuel, plein d’entités en corrélation, un monde où l’on
peut rentrer, manœuvrer et observer dans le processus
»310.

L’interacteur fait partie de ce nouveau récit, il rencontre les personnages, il


interagit avec eux et prend conscience de son rôle comme « avatar-acteur »
(Clarisse Bardiot).

Dans le récit filmique traditionnel, le spectateur est tenu à distance (physique)


par rapport à la représentation audiovisuelle. Le discours filmique reste linéaire,
avec un début, un milieu et une fin de la projection, ce qui correspond à la durée
totale du film. Même si les événements diégétiques autorisent les anachronies
narratives (flash-back, flash-forward et ellipse), la toile dramatique est

308 Dans sa thèse sur le récit interactif, Jeffrey Allan Ward essaye de faire progresser les notions de McLuhan
tout en introduisant les concepts de médias « actifs » et « passifs », qui seraient intrinsèques au message et non
plus au canal de transmission. Un média actif serait celui qui autoriserait l’effort du public dans la complétion
d’une expérience déterminée, par contre un média passif serait celui où le public n’intervient pas. Dans un
média actif, et d’après Ward, l’audience a la possibilité de réaliser des actions tangibles et d’en espérer une
réponse. Toutefois, la ligne de séparation reste très fine. Il nous semble qu’il ne peut pas y avoir de média
complètement passif, puisque tous les types de médias sollicitent une action, ne serait-ce que mentale, dans
l’interprétation d’un message quelconque. Rappelons que c’est parce que les spectateurs sont mentalement «
actifs », qu’ils peuvent construire le récit dans leur esprit en utilisant les pistes offertes par l’auteur (Bordwell,
1985).
309 Le spectateur a trop longtemps été considéré comme sujet « passif », ce qui a permis de l’opposer à l’activité

physique des interacteurs dans les nouvelles formes de médiations interactives.


310 Op. Cit., p. 280.

235
Récit filmique et interactivité

inchangeable et les spectateurs voient toujours le même film, indépendamment


du nombre de fois qu’il est visionné.
L’interactivité sous-jacente aux modèles du récit interactif, vient bouleverser ce
paradigme, conditionnant le rôle du spectateur lors du visionnage. Normalement
tenu à distance, à cause d’une condition spectatorielle propre au cinéma,
dorénavant le spectateur se sent impliqué par l’histoire grâce à un dispositif
interactif singulier qui l’ « oblige » à participer au récit. Le spectateur, devenu
interacteur, assume ainsi un rôle actif, sans lequel le récit filmique reste dans
l’attente d’un déclenchement, d’une impulsion ou d’un renvoi. La structure du
récit nécessite alors une conception diverse311, elle implique une navigation à
travers l’histoire, elle comprend des choix, des bifurcations, des mises en suspens,
des sauts et des répétitions. C’est là que le récit filmique interactif s’approprie des
programmes numériques et s’en sert pour organiser la production narrative, et
toute une « scénographie de l’interaction », entre l’interacteur et la narration.

7.1.1 Jouabilité, liberté, contrôle

Le jeu interactif qui se met en place entre l’histoire et le spectateur ne peut pas
avoir lieu sans l’action ou l’intervention d’une personne externe au récit. C’est
pourquoi, pour la grande majorité des récits interactifs (hypertextuels, filmiques,
jeux vidéo), l’auteur prévoit en anticipant les actions (et les réactions) des
spectateurs/interacteurs. Mais, pour Bernard Perrond la relation entre le récit
interactif et les spectateurs ne tient pas seulement d’une condition interactive des
mouvements et des options des interacteurs mais plutôt d’une allusion à la
jouabilité312. Le degré de liberté du joueur et sa capacité de contrôle, mais
également tout ce qui est de l’ordre du ludique, de la manipulation, de la
répétition, de la compétence, de la difficulté et de l’ambiance a des rapports avec
le plaisir du jeu, le plaisir de jouer. D’ailleurs, c’est l’un des arguments repris par
Jean-Louis Boissier, lorsqu’il affirme qu’une œuvre interactive est à performer
par ses spectateurs, c’est-à-dire qu’elle est jouable313. C’est par ce nouveau rapport
de la jouabilité que le spectateur et la fiction « hyper médiatique » devront se
mesurer, en termes de conduite, d’exploration et de quête ludique. De ce point de
vue, la plupart des « films interactifs » sont des échecs, étant donné que leur
degré de jouabilité reste très peu captivant. Il devient ainsi difficile d’additionner

311 Anne Marie Ryan propose un ensemble de 9 structures possibles (Narrative as virtual reality, 2001). Voir
également la typologie de Mark Bernstein, « Patterns of Hypertext »
(http://www.eastgate.com/patterns/Patterns.html) où il propose plusieurs structures pour l’hypertexte qui
complémentent les propositions de Ryan.
312 PERRON, Bernard, « Jouabilité, bipolarité et cinéma interactif », dans VANDENDORPE, Christian et

BACHAND, Denis (Éd.), Hypertextes. Espaces virtuels de lecture et d’écriture, 2002.


313 BOISSIER, Jean-Louis, « Jouable », dans Jouable, Art, jeu et interactivité, p. 17.

236
Récit filmique et interactivité

aux qualités de visibilité et de lisibilité du récit filmique interactif, la jouabilité


(pour reprendre le terme de Boissier).

Raconter des histoires, par des récits filmiques, et accorder tout le contrôle des
événements aux interacteurs, c’est défier l’impossible, selon Bernard Perron. Bien
sûr, le degré de contrôle diffère à chaque travail, et il n’est jamais question de
laisser le spectateur penser qu’il est le maître à bord de l’histoire, puisqu’il faut
bien qu’un auteur pense préalablement le jeu, le film et les comportements
possibles des interacteurs. C’est d’ailleurs ce que Thomas Elsaesser défend
lorsqu’il affirme que « tu peux aller partout où tu veux, pourvu que j’y sois allé
avant toi ». L’axiome de Elsaesser dénonce bien ce que le cinéma interactif essaye
de dissimuler : un degré de liberté absolu pour l’interacteur, qui, en réalité
n’existe pas vraiment, puisque toute la conception, la planification, la
programmation informatique, le découpage, l’arrangement des parties, etc. sont
définis préalablement par un auteur/créateur. C’est un peu aussi la stratégie du
conteur conventionnel, dont le savoir faire consiste à suggérer un avenir ouvert à
chaque point du récit, bien qu’il ait, évidemment, planifié ou programmé à
l’avance la progression et la résolution de l’histoire (on se souviendra des
possibles narratifs proposés par Claude Bremond). Du point de vue de
l’interactivité, c’est justement cela qui se passe, une impression qui nous donne à
croire à chaque moment que nous avons beaucoup d’options possibles. Un film
interactif ne peut pas présenter un ensemble d’options infinies, ce serait un film
impossible. Mais de toute façon, il n’a pas à le faire, puisqu’il lui suffit de nous en
donner le sentiment ou de nous convaincre qu’il semble y avoir des milliers de
possibilités d’action pour l’interacteur.

Concrètement, l’ordre de présentation, la navigation, les options, les liens ainsi


que les conséquences diégétiques sont assez rigides et laissent très peu de marges
à l’improvisation des participants. Une grille préétablie de contraintes et de
restrictions (charte de navigation) est là pour mener les interacteurs (et
participants) à bon terme, via une voie ou une autre voie : soit en direction de la
fin du jeu, de la fin du film ou de l’histoire, soit à une nécessité de le rejouer, de le
revoir ou de réessayer une seconde fois ses parcours ou d’autres non explorés.
Nous sommes d’accord avec Perron lorsqu’il postule que le « joueur » d’un film
interactif s’attend à faire des choix, et qu’il démontre ainsi son acceptation du
récit ou du jeu qu’on lui propose. Mais il n’est pas certain que cette implication du
joueur ne soit qu’une simulation de son acceptation. Il faudrait vérifier si, par le
jeu, les interacteurs croient que tout n’est pas vraiment décidé ou que leurs

237
Récit filmique et interactivité

actions changent réellement le déroulement du récit, les comportements des


personnages et leurs destins. Ou, si au contraire, ils s’impliquent dans le jeu
interactif parce que justement ils ont conscience de choisir, de décider, de
manipuler différentes parties du récit (à ce sujet, voir neuvième chapitre).

Un autre type d’obstacle habite le récit interactif : il ne peut se réaliser sans un


système numérique. Logiciels, langages de programmation, dispositif de dialogue
homme-machine, le récit interactif est « esclave » de l’interactivité (et par
conséquent des ordinateurs) sans quoi il serait incapable de dialoguer
(exploitation en mode conversationnel) avec ses « interlocuteurs ».
Calculs numériques, opérations arithmétiques, algorithmes, probabilités,
conditions, l’ensemble des modalités prévisibles et des variables du dispositif
interactif ; ordinateurs, disques durs externes, vidéo projecteurs, caméras et
télévisions numériques, téléphones portables, labyrinthe de câbles, absence de
câbles, bluetooth, USB, FireWire : c’est la prédominance du numérique et du
technologique sur le narratif, du tangible sur l’immatériel, du concret sur
l’imaginaire et l’illusion, de la réalité sur la fiction. Le récit interactif est si
souvent envahi par la question des technologies que l’on oublie très facilement le
rôle des interacteurs dans l’équation. Spectateur actif, spectateur passif, spect-
acteur, utilisateur, interacteur ? Visite guidée, puisque régie par les règles de
l’auteur ? Des comportements, des actions, des réactions tant de fois oubliés au
détriment du bon fonctionnement de tel ou tel appareil, d’une contrainte de
calcul ou de la position de la caméra dans la pièce, etc. Comment régler ces
contraintes, ces rapports au technologique sans oublier le rôle des interacteurs
qui sont des participants actifs dans ce jeu de tâtonnements, de doutes et
d’ambiguïtés.

D’un côté, laisser l’interacteur participer au récit peut rendre les choses moins
intéressantes du point de vue de la construction de la fiction et du travail de
l’auteur. De l’autre, c’est grâce à cette participation que le récit peu prendre des
contours beaucoup plus intéressants et ingénieux. La grande difficulté du film
interactif et de tout récit interactif consiste alors à « impliquer le joueur tout en
ne le faisant pas pénétrer dans la diégèse et à le laisser intervenir sans lui donner
trop de contrôle »314. C’est un tout nouveau type d’écriture et de fiction qu’il faut
concevoir et penser en amont. C’est écrire pour un autre type de spectateur, c’est
le pousser dans une des directions possibles de l’intrigue, tout en lui faisant croire
qu’il prend toujours les bonnes options et qu’elles sont les seules possibles. Il faut

314 Op. Cit., p. 17.

238
Récit filmique et interactivité

construire des mondes d’illusions à l’aide de simulations qui n’existent que pour
le joueur : il faut simuler aux interacteurs, par l’interactivité, la promesse de la
liberté des choix des parcours et du contrôle du récit. C’est le spectateur, qui,
transformé en interacteur, se fait manipuler par un cinéma soi-disant interactif et
prometteur d’un récit où l’on choisirait soi-même des parcours, une intrigue soi-
disant ouverte, des destins non déterminés, des options, des libertés et des
contrôles laissés aux autres. C’était déjà la promesse du Kinoautomat (voir infra
7.2) où l’illusion de contrôle des spectateurs sur le récit ne passait que pour une
simple utopie. Avec le récit interactif, le risque est là : la liberté peu devenir
enfermement, l’autonomie une subordination et le contrôle un vrai manque de
maîtrise de nos actes.

7.2 Les premières expériences cinématographiques


interactives

Le cinéma a pour but de régler la relation entre la fabrication des images, la


construction de sens et sa distribution. C’est l’équilibre entre une technique de
saisie du réel (et sa restitution par des images en mouvement) et une façon de
raconter des histoires qui lui a permis de se constituer en tant qu’art du 20e siècle.
Mais cette consolidation des techniques a toujours été objet de discussions et de
découvertes, d’exploration et de recherche vers d’autres formats narratifs,
d’autres techniques de captation et de restitution des images et d’autres modèles
de réception. Il suffit de penser à la prolifération d’inventions dans le cinéma des
premiers temps (du Praxinoscope d’Émile Reynaud, au Cinématographe des
frères Lumière, en passant par le Zoopraxiscope de Muybridge, le fusil
photographique d’Étienne-Jules Maray et le Kinétoscope d’Edison) que nous
avons déjà abordé dans le quatrième chapitre.

Au cours des années 1950 et 1960, plusieurs expériences dans le champ des arts
de l’image en général et du cinéma en particulier vont bouleverser les genres et
les institutions établis. L’interaction entre publics, travaux et artistes devient un
élément fondateur d’une esthétique qui aspire à une nouvelle forme d’art. Les
influences de John Cage, du groupe Fluxus et des happenings vont contribuer à
une réflexion sur la condition et le contexte artistique de l’époque, le rôle du
spectateur et la position de l’artiste dans la société. Les projets ne sont plus
autonomes et l’artiste à besoin de la participation des spectateurs pour concevoir
son œuvre. Les contraintes des spectateurs (se tenir à distance) sont annulées et
les limites spatiales entre l’audience et l’œuvre se rétrécissent au fur et à mesure
que l’artiste ressent le besoin d’intégrer le public dans son travail. Les

239
Récit filmique et interactivité

interactions auteur-œuvre-spectateur font désormais partie des conditions de la


production artistique et cinématographique de l’époque.

7.2.1 Sortir de l’écran

Entre les années 1958 et 1967, plusieurs expériences ont été réalisées dont
l’objectif était de développer un nouveau genre médiatique et discursif. À mis
chemin entre le film, le théâtre et la performance, les propos de divers artistes et
scénographes visaient à défier les configurations narratives trop standardisées de
l’époque.

Figure 30. Polyekran et Laterna Magika, Alfréd Radok et Josef Svoboda© 1958
(http://www.laterna.cz).

En 1958, Alfréd Radok (metteur en scène) et Josef Svoboda (scénographe)


produisent la Laterna Magika, une combinaison de ballet, de théâtre, de
projection filmique et de son, qui fait sa première au pavillon Tchécoslovaque de
l’Exposition Universelle et Internationale de Bruxelles. La Laterna Magika fait
appel à la projection panoramique et propose d’explorer le dialogue entre l’écran
de projection et les acteurs sur scène315. Pour Svoboda, les expositions
universelles permettaient d’explorer des nouveaux dispositifs sur des échelles
beaucoup plus vastes que celles du contexte de la représentation théâtrale
habituelle. Fondé sur la nouveauté technologique et la synchronisation de l’image
projetée avec la performance des danseurs, Laterna Magika provoquaient une
véritable illusion d’un dialogue interactif/réactif entre le film et les danseurs.

315Voir documentation détaillée du projet sur : http://www.olats.org/pionners/pp/svoboda/practicien.html


(consulté en Mai 2004) ou encore, l’article de Vít Havránek « Laterna Magika, Polyekran, Kinoautomat » dans
Future cinema. The cinematic imagery after film, SHAW, Jeffrey et WEIBEL, Peter (ed.), pp. 102-107.

240
Récit filmique et interactivité

Toujours à propos de la lanterne magique316, Svoboda et Radok proposent un


véritable spectacle géant d’illusions et un enchantement où film et réalité se
mélangent : les personnages semblent sortir de l’écran, alors que les acteurs -
danseurs paraissent appartenir à l’image.

Un an plus tard, en 1959, c’est le tour de Charles et Ray Eames (mari et femme)
de présenter Glimpses of the U.S.A., une projection simultanée sur sept écrans
géants d’un mélange de diapositives (plus de 2200) et de films qui représentait la
vie d’un jour aux États-Unis. Commissionné par l’agence d’information
américaine, Glimpses of the U.S.A. a été présenté à Moscou dans une Exposition
Universelle qui visait à exhiber le développement culturel, scientifique,
technologique et artistique des Américains (on était en pleine guerre froide). Plus
tard, en 1964, Glimpses apparaît sur quatorze écrans, dans le pavillon d’IBM,
pour l’exposition universelle de New York. Cette première expérience d’écrans
multiples géants peut être considérée comme l’ancêtre des espaces immersifs et
des mondes virtuels. Il ne s’agit pas seulement d’un effet d’agrandissement ou
d’invasion de l’espace réservé au public, mais plutôt d’un effet d’intégration des
spectateurs dans l’image, d’un effet d’échange entre le regard du public et la
projection des images.
La disposition des écrans dans l’espace et leur dimension jouent un rôle décisif :
o Les spectateurs doivent choisir quelle projection regarder, puisque la
dimension des écrans ne permet plus une vision panoramique et globale
de l’ensemble ;
o Ils doivent également se déplacer dans l’espace afin de trouver la
meilleure place possible pour le visionnage ;
o Finalement, le dispositif scénique les oblige à rester debout (une position
distincte de celle du cinéma) et à se démarquer des mouvements des
autres spectateurs.
Toujours en 1959, le réalisateur Emil Radok et le scénographe Josef Svoboda
mettent en place le Polyekran, un système déjà testé pour la Laterna Magika,
mais amélioré pour l’exposition universelle de Brno. Le principe était toujours le
même : une projection simultanée de plusieurs films et diapositives sur des
écrans géants afin de provoquer des relations visuelles et sonores entre les images
et l’espace réel. A Mirror of My Country a été projeté sur huit écrans placés dans

316Lanterne magique: ancêtre des appareils de projection, cet instrument permettait d'enclore un foyer
lumineux artificiel dans un caisson pourvu d’une ouverture devant laquelle on plaçait une peinture sur verre et
une lentille convergente. L’image agrandie des figures peintes sur le verre était ainsi projetée sur un écran. Ceux
qui n’en savaient pas le secret croyaient que cela se faisait par magie (définition complète sur :
http://www.larousse.fr/encyclopedie).

241
Récit filmique et interactivité

une salle obscurcie, et permettait aux spectateurs d’avoir une vue d’ensemble
assez raisonnable. Mais cette vue d’ensemble posait plusieurs problèmes : d’une
part, il fallait assurer un certain effet d’ensemble et ne pas favoriser tel ou tel
écran ou espace de la salle, au détriment des autres. D’autre part, la vision de huit
projections simultanées demandait un effort considérable des spectateurs, qui,
dans le désir de tout voir, se perdaient facilement dans cet amalgame de sons et
d’images mouvantes. Mais, ces expériences de « vidéo installations » et de
projections multiples parallèles auront pour mérite de faire participer, pour la
première fois, le spectateur à un hybride entre réalité et fiction où l’illusion
d’immersion dans l’espace de la fantaisie a finalement provoqué des sensations
authentiques.

Durant les années qui suivent, divers projets seront réalisés selon les mêmes
principes et en utilisant les mêmes techniques. Par exemple, en 1962, Josef
Svoboda reprendra son projet Laterna Magika pour l’améliorer et le présenter au
théâtre National de Prague, en Tchécoslovaquie. En 1967, pour l’exposition de
Montréal, Svoboda présente un nouveau projet pour le Polyecran : The Creation
of the World of Man. Il s’agissait d’un mur, construit de 112 cubes mécaniques
mobiles (permettant un déplacement en avant et en arrière) qui cachaient dans
chacun d’eux deux projecteurs de diapositives projetant des images sur la surface
frontale. Pendant environ 11 minutes, les 112 cubes, comportant plus de 15000
diapositives, présentaient des séquences d’images où l’on pouvait apprécier les
premiers pas de l’homme sur la lune, des fleurs en pleine floraison, des animaux,
l’invention de la machine, etc. Des effets tridimensionnels étaient donnés aux
images grâce au déplacement des cubes sur un axe horizontal, passant d’une
surface bidimensionnelle à une surface tridimensionnelle, selon la position que
chaque cube occupait dans la configuration de l’ensemble. Les spectateurs, assis
sur une moquette, pouvaient contempler la projection à multiple facettes (-
précurseur des images numériques pixellisées ?) tout en se demandant si c’était
l’image où l’écran qui bougeait pour simuler une troisième dimension.
Ce ne sera que quelques années plus tard que l’on verra naître des projets qui
impliqueront effectivement (dans le sens de l’interactivité explicite, Zimmerman)
les spectateurs avec le récit filmique.

242
Récit filmique et interactivité

7.2.2 Participer au récit

Figure 31. Kinoautonat, « One man and his house » Radúz Çinçera© 1967,
(http://www.kinoautomat.cz).

En 1967, les responsables Tchèque de l’exposition universelle de Montréal, au


Canada, invitent le réalisateur et scénariste Radúz Çinçera à produire un de ses
spectacles pour leur pavillon. Çinçera propose alors de créer une de ses
inventions : le Ciné-automaton, mieux connu sous le nom de Kinoautomat317.
Avec l’aide de son équipe318, Çinçera réalise ce qui sera considéré jusqu’à nos

317 Pour plus de détail voir : http://www.kinoautomat.org/ ainsi que http://www.radio.cz/en/article/92388.


318 Jan Rohac et Vladimir Svitacek (réalisateurs); Josef Svoboda, Jaroslav Fric et Bohumil Mika (scénographes).

243
Récit filmique et interactivité

jours comme le premier récit cinématographique interactif. One man and his
house est le titre du film, présenté à l’aide du dispositif Kinoautomat : il s’agit de
l’histoire d’un homme infortuné (M. Novák) qui tombe dans plusieurs situations
gênantes évoquant des dilemmes moraux. Il revient aux spectateurs de le sortir
de ces situations ennuyeuses à l’aide d’un dispositif de votation disposé sur les
127 sièges de la salle. Munis de deux boutons, rouge et vert, les spectateurs
doivent « voter » pour élire la suite des événements du récit et changer la
trajectoire diégétique des personnages. À cinq reprises, le récit filmique s’arrête
pour permettre à l’un des comédiens (l’un d’eux étant l’acteur qui joue le rôle de
M. Novák) de monter sur scène et d’expliquer les deux possibilités suivantes. Au
fur et à mesure que le public réalise sa votation le résultat de chaque choix
apparaît sur le périmètre de l’écran avec le numéro du siège correspondant et une
lumière rouge ou verte selon le vote. Le film commence avec l’incendie d’un
immeuble et dévoile aux spectateurs le coupable présumé : M. Novák. Pendant les
quarante-cinq minutes du récit, les spectateurs sont secondés par M. Novák (dans
le film et sur scène) qui essaye d’expliquer, par une série de flash-back, comment
sa grande malchance a pu déclancher un tel sinistre. Malgré les diverses
possibilités données aux spectateurs pour changer le cours de l’histoire, celle-ci
finira toujours sur la séquence de l’incendie. Çinçera dira qu’il s’agit d’une satire
de la démocratie, qui permet à tout le monde de voter, même si cette votation ne
change rien du tout.

One man and his house a été structuré de façon à donner l’illusion de parcours
multiples et divers à chaque votation. En fait, Çinçera joue sur une astuce qui
consiste à construire des parcours narratifs qui rejoignent toujours des noyaux
narratifs uniques. Grâce à un dispositif technique composé de deux projecteurs
synchronisés, les résultats de chaque votation indiquaient au projectionniste sur
lequel des deux il devait remettre le couvercle. Malgré la simplicité de la structure
narrative et une fin unique, le film pouvait, à chaque projection, réapparaître
selon une suite de séquences variables rendue possible grâce à des bifurcations
narratives envisagées par avance. La participation des spectateurs et leur
implication dans l’histoire n’est envisageable que par l’illusion d’un choix : leur
faire croire qu’ils participent vraiment au déroulement des péripéties de M.
Novák et qu’ils décident de son sort, même si, pour s’en assurer il doit « rejouer »
une seconde fois l’histoire. Kinoautomat et One Man and his House participent
pour la première fois à l’ « intégration » des spectateurs dans le récit filmique, ils
les impliquent et les obligent à faire des choix concernant la suite de l’histoire.

244
Récit filmique et interactivité

Plus tard, en 1970, Çinçera propose un nouveau dispositif intitulé le


Cinelabyrinth, qu’il présente à l’exposition d’Osaka, au Japon. Pour ce nouveau
projet, Çinçera crée un dispositif scénique qui permet aux spectateurs de se
déplacer dans plusieurs pièces où divers fragments d’un même film sont projetés
simultanément. Ici, contrairement au dispositif du Kinoautomat, chaque
spectateur, de manière individuelle, peut choisir quelle séquence visionnée selon
la pièce du « labyrinthe » dans laquelle il se situe.
Ces premières expériences permettent de constater que le spectateur prend part
au récit, non seulement parce qu’il croit que tout n’est pas vraiment décidé et que
ses actions changent réellement le déroulement de l’histoire mais aussi parce qu’il
perçoit un certain degré d’autonomie et de liberté qui le rassure face à un coup
manqué.

7.2.3 Rentrer dans l’écran

C’est avec une récurrence assez courante que l’on retrouve dans l’histoire du
cinéma des films qui présentent des extraits de films319. La rose pourpre du Caire
de Woody Allen (1985) en est l’un d’eux et il possède cette particularité de
présenter des personnages qui sont eux-mêmes des acteurs dans le même film.
Cette inclusion permet soit de présenter des situations comiques avec une
tendance pour l’invraisemblable, soit de proposer des effets d’anachronies
diégétiques très particuliers. Le film d’Allen raconte l’histoire de Cécilia (Mia
Farrow), une jeune serveuse de brasserie, qui, malheureuse dans la vie qu’elle
mène (son mari la frappe et la trompe), se réfugie dans l’illusion des films exhibés
dans la salle de cinéma du quartier. Un jour, après avoir revue le même film pour
la cinquième fois, Tom Baxter (Jeff Daniels), l’un des personnages de La rose
pourpre du Caire l’interpelle, sort du film en noir et blanc qu’elle regarde et passe
dans le monde en couleur pour la rejoindre dans la salle. La scène se passe de la
façon suivante :
Dans le récit en noir et blanc, Tom Baxter est un explorateur et aventurier en
missions archéologiques. Il est invité à connaître la jet-set new-yorkaise par des
inconnus qui visitent les pyramides du Caire.

À son arrivée à New York, il s’exclame :


« Ma fois, je suis ébloui, tout a fait ébloui, vous vivez dans un décor
splendide ! Vous savez, je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’il y a vingt-

319Les cas varient selon que : le film contient des fausses fictions (ex. Jean-Luc Godart, Le mépris, 1963) ; le film
contient des films documentaires fictifs (ex. Rémy Belvaux, C’est arrivé près de chez vous, 1992, Spike Jonze,
Dans la peau de John Malkovich, 1999) ; le film se contient lui-même dans une technique de mise en abyme
(John Carpenter, L’antre de la folie, 1994), etc.

245
Récit filmique et interactivité

quatre heures, j’étais dans un tombeau d’Égypte et je ne connaissais encore


personne PARMI vous » (les autres personnages du film en noir et blanc).

Dans une répétition de la même scène, Allen change ce « PARMI » par un


« COMME ». Et, après avoir revu jusqu’à cinq fois la même histoire, Cécilia se
voit subitement « entraînée » dans le récit de Tom Baxter.

Cinquième répétition, Tom Baxter :


« Je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’il y a vingt-quatre heures, j’étais dans
un tombeau d’Égypte et je ne connaissais encore personne COMME vous »
(et c’est là que Tom regarde en direction de la jeune Cécilia qui se trouve
dans la salle, de l’autre côté de l’écran).
Puis, il continue :
« Et soudain me voilà prêt à passer un week-end absolument fou à
Manhattan... » Il regarde encore une fois en direction a Cécilia, puis change
son dialogue : « Mon dieu que vous devez l’aimer ce film. »
Cécilia :
« Moi ? »
Tom :
« Vous êtes restée là toute la journée, je vous ai vu deux fois auparavant. »
Cécilia :
« Vous parlez de moi ?? »
Tom:
« Oui, de vous, vous ! Vous savez, c’est la cinquième fois que vous venez me
revoir ! »
Rita (Deborah Rush) :
« Henri, venez ici, venez vite. »
Tom :
« Je dois vous parler ! » (Tout le monde cri dans la salle lorsque l’acteur
« sort » littéralement de l’écran).
Henry (Edward Herrmann) :
« NON, ce n’est pas par là ! »
Rita :
« Tom, revenez, nous sommes au milieu de l’histoire. »
Tom :
« Fichez-moi la paix ! Je veux voir comment c’est ici. Continuez sans moi ! »
Tom :
« Qui êtes-vous ? »
Cécilia :
« Cécilia ».
Tom :
« Quittons cette salle et allons parler dans un coin tranquille ».
Cécilia :
« Mais, vous êtes dans le film ! »
Tom :
« Non, Cécilia, je suis libre ! Au bout de deux mille séances identiques et
d’une parfaite monotonie, je suis libre ! »

Après cette scène incroyable, les autres personnages du film en noir et blanc
tentent, sans succès, de sortir de l’image, de ce cadre qui les limite. Ils ne savent

246
Récit filmique et interactivité

plus quoi faire puisque l’intrigue habituelle ne peut plus continuer sans
l’explorateur. Mais, après quelques aventures dans le monde en couleur, Tom
persuade Cécilia de revenir dans son histoire en parvenant à la faire « rentrer »
dans l’écran.

Figure 32. La Rose Pourpre du Caire, Woody Allen, 1984 : moment où Tom Baxter et Cécilia
traversent la toile de l’écran (passage du monde réel – en couleur – de Cécilia, au monde intra-
diégétique – en noir et blanc – de Tom Baxter.

247
Récit filmique et interactivité

Film dans le film, La rose pourpre du Caire, met l’accent sur la véritable illusion
que provoque le cinéma : permettre aux spectateurs de s’associer et de participer
au jeu narratif des histoires qui s’y racontent. Qui n’a jamais voulu, comme
Cécilia, interpeller l’un des personnages d’un récit filmique ? Qui n’a jamais aimé
un héros ? Qui n’a jamais été tenté de secourir l’héroïne ? Qui n’a jamais voulu
tuer le malhonnête ? Qui n’a jamais revu tel ou tel film parce qu’il a senti une
attraction tellement forte que celle-ci l’empêche de dormir ? Le défi du cinéma
interactif, c’est ça : créer du réel dans l’imaginaire et de l’imaginaire dans le réel.
C’est permettre aux spectateurs de « rentrer » dans l’histoire jusqu’à leur faire
croire qu’ils rentrent dans l’image et participent de la fiction.

7.2.4 Toucher l’écran

Figure 33. Tapp und Tastkino, Valie Export© 1968, (www.valiexport.org).

Sentir l’écran, le toucher, voilà le vrai désir des spectateurs. Être à proximité de la
surface de projection, pouvoir la sentir sous ses doigts et si possible traverser le
mur invisible qui sépare le réel de l’imaginaire (ce que la technologie de la réalité
virtuelle essaye de simuler). La proposition performative de Valie Export va dans
ce sens : dans Tap and Touch Cinema (Tapp und Taskino, 1968), Export laisse
place au désir du public, et dans un travail risqué propose une vraie participation
« tactile » des spectateurs. Export soutient une boîte attachée à son corps dont
une ouverture permet aux spectateurs de passer leurs mains à travers un rideau
couvrant le devant de la boîte pour sentir (toucher) ses seins, pour un temps
limité à trente secondes par personnes. La projection reste dans l’obscurité,

248
Récit filmique et interactivité

comme au cinéma, la salle a rétréci et il n’y a de place que pour deux mains, mais
« l’image » devient définitivement palpable. Pour voir le film, le spectateur-
participant devra introduire ces mains dans la salle et « toucher » l’écran. Tap
and Touch Cinema relève de la curiosité des spectateurs (à connaître le film) et
du courage de l’artiste-cinéaste à se laisser palper par le public. Peter Weibel
considère la performance d’Export comme la démonstration directe que le
cinéma est un espace de projection des fantaisies masculines320. Le public qui est
invité à participer au « show » cinématographique, se voit dans le dilemme de
savoir ce qui se passe derrière le rideau miniature - un piège à souris, ou une
« agréable » surprise tactile. Mais l’affront d’Export à le pouvoir de questionner le
rôle du spectateur et de contribuer à redéfinir les conditions de réception du
langage cinématographique.

7.3 Typologies du récit filmique interactif

De nos jours, de nombreux artistes, cinéastes, créateurs contemporains font de


leur pratique artistique une recherche continue dans le domaine du matériau
cinématographique, soit par la découverte de techniques insolites de saisie et de
restitution des images soit par la création de dispositifs narratifs originaux et
singuliers. Ces créations ont en commun d’impliquer des médiums numériques et
de mettre en œuvre des relations nouvelles entre les auteurs et les spectateurs,
entre la production, l’exécution et la réception de l’œuvre. Ce lien se crée grâce au
dispositif informatique qui accompagne l’œuvre et il relève d’une dimension
centrale de l’ordinateur qu’est l’interactivité, c’est-à-dire de cette « capacité de la
machine à traiter en temps réel, (...) dans un délai acceptable, les informations
accumulées et les commandes reçues »321.
L’œuvre interactive devient alors une entité virtuelle à explorer, à manipuler par
un interacteur qui doit découvrir les parcours narratifs potentiels au fur et à
mesure de son interaction. Inclus dans l’œuvre, ce « spectateur-actif » -
transformé en interacteur par un désir de maîtrise de l’image - devient une des
pièces fondamentales des propositions artistiques contemporaines. On le
constate dans les installations de réalité virtuelle de Jeffrey Shaw par exemple,
qui, avec The legible city (1989) transforme les visiteurs en cyclistes et
simultanément en acteurs. Présent dans l’œuvre, ces lecteurs d’images de
synthèse sont là pour actualiser les images, les rendre visibles et
compréhensibles, par leur geste et leur corps. Le visiteur, au centre du dispositif
devient l’acteur pour les autres.

320 Voir sur le site Media Kunst Netz: http://www.medienkunstnetz.de/works/tapp-und-tastkino/


321 BOISSIER, Jean-Louis, La Relation comme forme. L’interactivité en art, p. 135.

249
Récit filmique et interactivité

Quelle que soit l’activité de lecture (gestuelle, affective, sensorielle, intellectuelle)


de l’interacteur, qu’elle est sa relation avec le contenu du film et le type
d’interaction susceptible d’être produite par le dispositif interactif ? L’activité de
l’interacteur sera sans doute de nature variable selon le contexte de réception de
l'œuvre, le type de dispositif interactif et son interprétation du récit filmique. Il
existe ainsi plusieurs façons de classifier les différents types de récits interactifs :
o Selon les dispositifs d’interaction - écran, souris, clavier, téléphone
portable, bluetooth, lecteurs DVD ;
o Selon les modes de réception et le contexte social - individuel, en groupe,
au cinéma, en famille, dans les installations ;
o Ou selon la nature du récit - filmique, littéraire, hypertextuel, audiovisuel.
L’intérêt porté soit au dispositif interactif, parfois difficile à jouer et à
appréhender, soit au comportement des spectateurs, inhibiteurs d’un degré
d’attention plus élevé, soit encore à des stratégies narratives et interactives mal
résolues, aboutissent trop souvent à une absence d’intérêt des interacteurs vis-à-
vis de l’histoire proposée.
Nous verrons dans cette section pourquoi la plupart de ces films, projets
expérimentaux et cinématographiques ont manqué leur propos. La question ne se
situe pas dans la quantité de contrôle laissé au spectateur, comme beaucoup de
chercheurs ont voulu nous le faire croire, mais plutôt dans le degré d’attention et
d’implication que l’interacteur ressent vis-à-vis de l’histoire.
L’approche du récit filmique interactif développée dans cette section voudra que
l’on considère avant tout le concept narratif afin d’établir une classification
appropriée à notre recherche. C’est pourquoi nous avons envisagé une taxinomie
du récit filmique interactif ayant pour base les aspects directement liés à
l’interprétation de l’histoire, aux restrictions narratives, à leur corrélation avec
l’intrigue et les personnages, à la prédéfinition des événements diégétiques et au
degré de contrôle qu’elle fournit à l’interacteur. Ainsi, nous avons disposé une
typologie du récit filmique interactif qui s’articule autour des notions de : récit
nodal (fonction cardinale de Barthes), récit algorithmique et génératif, récit à
base de données, récit topographique, récit parallèle, récit collaboratif et récit à
progression séquentielle.

Presque tous les récits (filmiques) interactifs réalisés jusqu’à nos jours sont de
nature nodale. Ce sont des récits qui ont pour base une certaine linéarité
diégétique mais qui proposent divers syntagmes narratifs (séquences filmiques)
comme parcours alternatifs. Ce genre de récit interactif autorise une structure de

250
Récit filmique et interactivité

base composée de plusieurs noyaux narratifs reliés entre eux par des syntagmes
narratifs catalyseurs (ex. Switching de Morten Schjødt, 2003 ; Late fragment de
Daryl Cloran, Mateo Guez et Anita Dorom, 2007 ; I’m your man de Bob Bejan,
1998 – dans le cadre de notre recherche voir in fine la liste complète de projets
filmiques interactifs322). Surgissant de ces noyaux, plusieurs alternatives
diégétiques sont proposées aux interacteurs, jusqu’à la rencontre d’un nouveau
noyau où d’autres alternatives existent. Le récit nodal fomente la curiosité dans la
mesure où il propose des alternatives diégétiques que l’interacteur veut connaître
et explorer. Cependant, il impose, très souvent, des limites et des restrictions
narratives qui peuvent conduire à une impasse (ex. parcours sans issue,
obligation à rebrousser chemin, boucle narrative infinie, etc). Sa structure
narrative arborescente étant très vite démasquée, elle peut produire un sentiment
d’interdépendance trop fort entre les syntagmes narratifs. De plus, les
points d’action de l’interacteur ne sont possibles que lorsqu’un nouveau nœud
apparaît, ce qui peut le démotiver et le mener à abandonner son expérience.

Le récit interactif à structure narrative parallèle offre une variété de parcours


narratifs présentant différentes perspectives d’un événement identique (ex.
Point-of-View, An experiment in linear hypervideo de Guy Vardi, 2000 ; Nine
lives de Kenny Tanm 2008 - un film conçu spécifiquement pour téléphones
portables). Il peut également proposer des syntagmes narratifs qui racontent des
événements distincts mais simultanés (ex. The last cowboy de Petra Epperlein et
Michel Tucker, 1998 ; Une minute de silence de Martin le Chevalier, 2003). Soit
l’interacteur peut choisir de suivre à tour de rôle les événements simultanés de
l’histoire, soit il peut opter pour suivre l’histoire d’un personnage ou d’un
événement selon diverses perspectives (points de vue diégétiques, focalisation
narrative). Ce type de récit a l’avantage de proposer à l’interacteur une histoire
linéaire tout en lui présentant des alternatives diégétiques qui ne modifient pas le
déroulement de l’intrigue. Il permet tout simplement de passer d’un personnage à
un autre, d’une histoire à une autre sans bouleverser la structure narrative
globale. Cependant, c’est un type de récit qui se voit limité par des alternatives
quant au point de vue des histoires et au déroulement simultané des événements
et qui l’enferment dans des limites narratives pouvant conduire l’interacteur à
l’abandon de son expérience. D’une manière générale, nous pouvons affirmer que
la dimension interactive de ce type de récit affecte certaines conventions

322Tous les projets cités dans cette dissertation sont référencés dans la liste « table des récits filmiques
interactifs », appendice 3, in fine.

251
Récit filmique et interactivité

narratives du film (options, choix de l’interacteur), mais ne change pas la


structure traditionnelle de l’histoire.

Le récit filmique génératif est un type de récit interactif qui s’appuie sur les
fonctionnalités algorithmiques de l’ordinateur. C’est un récit ouvert qui autorise
des histoires non planifiées à l’avance puisqu’elles peuvent s’auto générer, soit
grâce à la participation d’un tiers (ordinateur, interacteur), soit grâce à des règles
de création (prédéfinies), soit encore grâce aux deux possibilités simultanément
(ex. Façade de Michael Mateas et Andrew Stern, 2005/2008 ; The OZ project,
Joseph Bates, 1992/2002). Dans les récits génératifs, les histoires s’auto génèrent
en temps réel. Ce sont des histoires créées avec des agents autonomes
d’intelligence artificielle. L’auteur n’a plus le contrôle absolu sur sa création, sur
ses personnages et sur les événements, l’évolution de l’histoire dépend d’un
élément extérieur à sa personne. Cette condition (sentiment de liberté exagéré)
peut conduire à l’abandon de la part d’un interacteur moins « créatif » puisque le
récit peut gagner des contours imprévisibles et indésirables. Ce type de récit
interactif peut facilement conduire à la création d’histoires trop diffuses où les
options et les alternatives sont tellement nombreuses et variées que l’interacteur
a le sentiment de s’être perdu dans un tourbillon de personnages, d’événements,
d’intrigues, sans un objectif précis. C’est un inconvénient auquel tout auteur veut
échapper.

Les récits à base de données font appel, comme leur propre nom l’indique, à une
base de données de micro-récits qui sont dans l’attente d’une actualisation, d’une
demande de l’interacteur pour être visionnés (ex. Immemory, Chris Marker,
1997/1999 ; Breaklights de Scott Hessels, 2004 ; Their Things Spoken de Agnès
Hegedüs, 2001). Ce sont des récits qui s’organisent selon un arrangement
prédéfini et dont la variabilité des options se limite au nombre d’éléments
compris dans la base de donnée informatique. Ces micro-récits peuvent être
complémentés par d’autres micro-récits additionnés à la base de donnée (ex.
Pockets full of memories de George Legrady, 2001 ; Adam project de Rolin
Timothée, 2001/2009), les alternatives sont toutefois toujours limitées à
l’ensemble des éléments existants. Même s’ils sont moins restrictifs du point de
vue du déroulement de l’histoire, l’interacteur se voit tout de même confronté à
une série d’options trop vaste qui peuvent le perturber dans sa prise de décision.
Lorsque les options sont illimitées, l’interacteur peut facilement se perdre et ne
plus vouloir prendre de décisions selon un parcours déjà couvert, mais plutôt
dans l’anxiété de tout vouloir découvrir ou tout connaître. L’attention n’est plus

252
Récit filmique et interactivité

misée sur l’histoire, l’intrigue ou l’objectif de tel ou tel personnage, mais plutôt
sur la découverte de la structure narrative qui régit le récit (ex. Soft cinema de
Lev Manovich, 2005).

Un autre type de récit interactif prend forme sous le nom de récit topographique.
C’est un récit qui s’appuie sur l’exploration d’un espace ou d’un lieu pour
conduire l’interacteur dans une histoire qui s’étend sur la distance d’un
déplacement prédéfini (ex. The 21 Steps de Charles Cumming, 2008). Il met en
avant un voyage, voire un déplacement, physique et virtuel de l’interacteur et des
personnages qui l’habitent au détriment de la suite chronologique des
événements diégétiques et de l’histoire qui s’y raconte. On pourrait dire que son
objectif principal est de donner à connaître un espace, l’endroit où se déroule
l’action - ce qui importe vraiment c’est le trajet, le déplacement. Ce sont des récits
de navigation où l’interacteur peut naviguer autour de l’espace y explorant les
différents lieux, emplacements ou repères qu’il découvre au fur et à mesure qu’il
« avance » (ex. Place-Urbanity de Jeffrey Shaw, 2001). C’est une constellation
d’événements diégétiques (cinématographiques) que l’interacteur peut visiter et
explorer dans n’importe quel ordre. Ce sont des projets qui présentent deux types
d’espaces : l’espace filmique où se déroulent l’histoire et l’espace virtuel dans
lequel ces espaces filmiques sont géographiquement « placés » (ex.
Fieldworks@alsace de Masaki Fujihata, 2001-2009, Muriel de Carlos Sena
Caires, 2008). Centré sur la « cartographie », ce type de récit peut se passer de
personnages et conduire l’interacteur à une perte de référence géographique :
« ou suis-je ? Comment aller là-bas ? ». La recherche des micro-récits dispersés
dans l’espace virtuel peut devenir une quête interminable et conduire
l’interacteur à la résignation sans connaître le reste du contenu du récit.

Dans les récits collaboratifs, la participation de l’interacteur est fondamentale


pour donner une suite à l’histoire (ex. Online caroline de Rob Bevan, Tim Wright
et Mira Dovreni, 2003 ; I-Views de Pengkai Pan et Glorianne Davenport, 2000).
L’auteur doit organiser le récit (personnages, objectifs, intrigue, etc.) en fonction
des propositions fournies par des lecteurs/spectateurs qui agissent comme des
coauteurs. La possibilité de modifier le contenu de l’histoire provoque un
sentiment d’implication plus fort chez l’interacteur (ex. Livre des morts de Xavier
Malbreil et Dalmon Gérard, 2000). Pour une fois, sa participation peut modifier
le cours de l’histoire : tuer le héros, additionner des personnages, changer ces
objectifs, augmenter le sentiment de suspens, lancer des fausses pistes, formuler
des énigmes, contrôler tel ou tel personnage. Cependant cette condition comporte

253
Récit filmique et interactivité

des risques : elle peut mener à la dispersion du récit, à l’éloignement des objectifs
premiers, à une perte de référence, à une participation massive de coauteurs qui
finissent par détruire le « corps » de l’histoire.

Les récits interactifs à progression séquentielle sont des récits dont l’histoire,
souvent linéaire, nécessite l’intervention d’un tiers (interacteur, programme
informatique) pour se développer. Ce sont des histoires qui disposent, le long du
parcours narratif, des énigmes comme stratégie narrative afin de conduire
l’interacteur à une situation donnée (ex. Cerymony of Innocence de Nick
Bantock, 1997 ; Le Partage de l’Incertitude de Sylvain Barra, Benoît Blein et
Laurent Padiou, 2007/2008). Celui-ci se sent impliqué par l’histoire s’il parvient
ou pas à dépasser chaque épreuve. Dans les récits séquentiels, il n’y a pas
d’alternatives, soit on arrive à surpasser l’épreuve soit on reste dans l’échec, ce
qui oblige souvent à revenir sur ses pas et à recommencer depuis le début. La
boucle narrative est souvent utilisée pour maintenir l’interacteur dans l’espace
fictionnel où le passage doit s’accomplir. Tant que la « sortie » n’est pas
découverte, le récit se répète dans l’attente d’un déclenchement ou d’une
résolution qui le fera avancer (ex. Oblomov de Martin Le Chevalier, 2001).

Le récit L’interacteur Le récit L’intrigue L’interactivité


propose des peut avoir le propose des est est prédéfinie
alternatives contrôle sur restrictions prédéfinie par l’auteur
diégétiques l’histoire narratives par l’auteur
Nodal ✔ ✗ ✔ ✔ ✔

Parallèle ✔✗ ✗ ✔ ✔ ✔

Génératif ✔ ✔ ✔ ✔✗ ✔

Base de donnée ✔ ✗ ✔ ✔ ✔

Topographique ✔ ✗ ✔ ✔ ✔

Collaboratif ✔ ✔ ✔ ✔✗ ✔

Séquentiel ✗ ✗ ✔ ✔ ✔

Figure 34. Tableau pour une typologie provisoire du récit filmique interactif.

L’étude des différents modèles du récit filmique interactif nous a permis


d’identifier certaines conditions communes à tous les genres envisagés. Tous les
types de récits (sauf le récit à progression séquentielle) proposent des alternatives
diégétiques que l’interacteur pourra (ou non) explorer et/ou découvrir. Les récits
génératifs et collaboratifs peuvent, parfois, laisser à un tiers (ordinateur ou
interacteur) un certain contrôle sur le déroulement de l’histoire. Dans les autres

254
Récit filmique et interactivité

genres, le contrôle est conditionné par l’auteur qui décide (en amont) les
multiples restrictions narratives et interactives. Il faut également constater que,
dans tous les genres, l’intrigue principale est définie à l’avance, et les spectateurs
et interacteurs doivent découvrir la suite des événements au fur et à mesure de
leur expérience. Nous constatons ainsi que les spectateurs et interacteurs ont plus
ou moins d’options selon le type de récit (nodal, séquentiel, génératif) et plus ou
moins de contrôle sur l’histoire (choix, comportements) selon les stratégies
narratives et interactives programmées par l’auteur (voir ci-dessus figure 34).

7.4 La question du récit filmique interactif

Divers théoriciens envisagent, pour le récit filmique interactif, une nouvelle


grande forme narrative fondée sur le principe du récit hypertextuel. Ils
proclament un développement orienté sur une concordance entre la nature des
bases de données des ordinateurs et les changements que la condition
postmoderne devrait créer du point de vue de la cognition, de la perception et de
la conduite sociale. Bien sûr, les stratégies narratives implémentées par
l’hypertexte ont déjà démontré que l’avantage d’utiliser les ordinateurs n’était pas
dans leur capacité de stockage de l’information, mais plutôt dans la façon dont les
auteurs séduisent les lecteurs tout en leur donnant des options narratives ou
même des possibilités de collaboration.

Selon Lev Manovich323, il faut réinventer le cinéma et l’adapter aux nouvelles


conditions postmodernes de l’intertextualité (Barthes), de la variabilité et de
l’individu, de la représentation numérique, du transcodage, de l’automation et de
la modularité. Pour Manovich, les stratégies narratives cinématiques utilisées
jusque-là ne sont plus prépondérantes, puisque le récit n’est qu’un aspect de ce
cinéma. Pour son étude, Manovich revient sur le cinéma des premiers temps
(notamment sur les films de Dziga Vertov) pour découvrir un nouveau paradigme
narratif : celui de la discontinuité. Les hypertextes audiovisuels ont pour modèle
ce paradigme où non seulement les histoires sont fondamentales, mais aussi les
stratégies visuelles et sonores, les composants photographiques et cinématiques
de l’image et les valeurs plastiques et esthétiques. Ce paradigme de la
discontinuité correspondrait, selon Manovich, aux bases de données et aux
fonctions algorithmiques qui caractérisent les travaux sur ordinateurs (comme
pour son Soft Cinema, DVD-vidéo interactif, réalisé en collaboration avec
Andreas Kratky, MIT Press, 2005).

323 Voir : MANOVICH, Lev, The language of new media, 2001.

255
Récit filmique et interactivité

Mais la théorie de Manovich, selon laquelle les ordinateurs vont pouvoir, grâce à
des systèmes de stockage amplifiés et à des bases de données illimitées, résister
aux tendances narratives traditionnelles et créer un nouveau paradigme narratif
audiovisuel nous semble désajustée. Manovich oublie dans son étude un aspect
fondamental : celui de l’accumulation dramatique des événements dans une
succession temporelle et spatiale qui entraîne le spectateur dans un « voyage
d’illusions » jusqu’à la clôture du récit, condition unique du cinéma qui sert à
retenir l’attention des spectateurs.

En approfondissant les théories de Manovich, Peter Lunenfeld défend que


l’interactivité soit intrinsèque à n’importe quel récit filmique, parce que tout film
autorise une condition neutre de l’interactivité et peut être altéré par n’importe
qui (l’idée d’une interactivité cognitive ?). Son analyse, basée sur les stratégies de
distribution et de réponse du film The blair witch project (Myrick, Daniel et
Sánchez, Eduardo, 1999) reflète les positions postmodernes du point de vue des
transformations de la conduite sociale324. La création d’hypercontextes qui
donnent place à une gestion des « communautés communicatives rhizomatiques
et dynamiques » serait, selon Lunenfeld la raison pour laquelle notre société
produit des phénomènes interactifs de masse comme The blair witch project.
N’importe qui peut créer sa propre version du film, le transformer et le faire
circuler sur Internet. Ce sont ces stratégies de distribution et de transformation
individualisées du récit filmique qui, selon Lunenfeld, lui fournissent cette
capacité interactive.

En fait, les deux propositions antérieures ne font que compromettre l’implication


cognitive et affective des spectateurs vis-à-vis du récit filmique. L’habilité du
cinéma consistant à fixer l’attention des spectateurs est mise en cause aussi bien
par les stratégies de discontinuité narrative proposées par Manovich que par la
conception d’un nouveau modèle narratif de l’infini et de la multiplicité que
défend Lunenfeld. C’est pour cela que nous croyons que le récit filmique interactif
ne peut plus rester prisonnier du medium et qu’il doit adapter des stratégies
narratives aux besoins des spectateurs et correspondre aux facultés humaines de
cognition et perception.

Dans l’article Film future325, David Bordwell introduit la notion de récit à


bifurcation (Forking-path narrative) qui consiste à décrire des récits filmiques

324 LUNENFELD, Peter, « The myths of interactive cinema », p. 383.


325 BORDWELL, David, « Film future », pp. 88-104.

256
Récit filmique et interactivité

qui tournent autour d’histoires à options multiples où un même personnage peut


se déplacer sur une ligne temporelle brisée et voyager vers des destins multiples
et simultanés. Bordwell part de l’analyse du roman de Jorge Luis Borges, Le
jardin aux sentiers qui bifurquent326, selon lequel un personnage découvre que le
sage Ts’ui Pen a construit un roman labyrinthique :
Dans presque toutes les fictions imaginées, lorsqu’un personnage rencontre des
alternatives diverses, il en choisit une et élimine les autres ; Dans le récit de Ts’ui
Pen, le personnage les choisit toutes simultanément. Il crée, ainsi, plusieurs
avenirs, plusieurs espaces temporels qui eux-mêmes prolifèrent à leur tour et
engendrent des bifurcations. Tous les résultats se produisent et chacun est le
point de départ pour d’autres alternatives. De temps en temps, les sentiers de ce
labyrinthe convergent : par exemple, lorsque le personnage entre dans la maison,
dans un des passés possible il est l’ennemi, dans un autre l’ami. Ts’ui Pen
construit ainsi une série infinie de temps divergents, convergents et parallèles qui
contiennent toutes les possibilités possibles. Dans un espace temporel, le
personnage existe et rencontre Ts’iu Pen, dans un autre il n’y a que l’un d’eux qui
existe, dans un autre encore, aucun d’eux n’existe, etc.
Bordwell envisage ainsi une proximité entre la proposition de Borges et certains
films contemporains comme Run Lola run (Lola rennt, Tom Tykwer, 1998) ou
Sliding doors (Peter Howitt, 1998), mais questionne la possibilité de construire
un film basé sur une infinité de possibles temporels. Selon Bordwell, un tel
propos peut être imaginé, mais il ne pourra jamais être réalisé en film de façon à
pouvoir être suivi et compris par les spectateurs, parce que dans une fiction « les
futurs alternatifs semblent être une affaire limitée »327. C’est la raison pour
laquelle, d’ailleurs, nous pensons que le récit filmique interactif doit être envisagé
pour répondre aux nécessités de l’humain et non de l’ordinateur, capable de tout
représenter.

Le vrai problème posé par ce genre de récits multiples concerne avant tout une
grande privation des effets d’attention des spectateurs, qui s’égarent facilement
dans ce labyrinthe narratif de possibles dans l’espoir d’arriver à suivre tel ou tel
personnage, telle ou telle histoire. Ainsi, il lui est plus difficile de comprendre où
il en est au niveau du monde diégétique proposé à tel ou tel instant et il se doit de
résoudre le puzzle narratif dans une activité cognitive et mentale redoublée.

326 BORGES, Jorge Luis, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », 1983.
327 BORDWELL, David, « Film future », p. 89.

257
Récit filmique et interactivité

7.4.1 Quelques stratégies narratives

C’est pourquoi nous pensons que le récit filmique interactif doit s’inventer des
stratégies narratives basées sur des restrictions diégétiques et comportementales
bien définies (à l’image du récit filmique traditionnel). Créer des histoires
infinies, des options narratives illimitées et une liberté absolue des spectateurs,
c’est mener un jeu risqué qui ne peut que conduire à la faillite. Laisser un contrôle
souverain des spectateurs sur les événements diégétiques, c’est les voir
abandonner le film dès la première perte de référence dans l’histoire. De cette
façon, l’attention n’est plus bornée par l’histoire mais par une structure narrative
trop permissive qui permet une liberté de mouvements et de décisions
démesurément démocratique. Le récit filmique se veut limité et centré sur les
objectifs de chaque personnage : créer toute les alternatives possibles, c’est
brouiller le spectateur dans une toile d’actions diégétiques dont l’unique objectif
serait de connaître tout les parcours envisageables, tout les destins, toutes les
alternatives possibles et impossibles. L’attention et l’orientation des spectateurs
ne se jouent plus sur l’histoire des personnages, mais plutôt sur ses propres
actions et/ou performances interactives dans la détermination de découvrir une
infinité d’options.

7.4.1.1 Variabilité diégétique

Le film organise son récit sur des moments décisifs des personnages, et conduit
l’histoire jusqu’à un climax narratif qui, selon le cas, résout l’énigme, le meurtre,
l’aventure amoureuse ou le destin des personnages. Cette stratégie narrative
permet d’entretenir les spectateurs en les « attrapant » dans la toile magique du
cinéma. Les doutes et questionnements des spectateurs sur l’avenir des
personnages et la résolution de l’histoire a, depuis toujours, permis au récit
filmique de conquérir son public.
Certains événements diégétiques seront plus importants que d’autres et peuvent
fonctionner comme l’élément charnière du tournant de l’histoire. Nous l’avons
déjà mentionné, le récit filmique nous interpelle parce qu’il utilise des stratégies
narratives et sémiotiques donnant des réponses effectives et permettant aux
spectateurs d’imaginer des hypothèses (et de les confirmer, ou non, plus tard).
Autrement dit, les spectateurs s’efforcent de construire, à partir des événements
diégétiques donnés, une trajectoire orientée vers un but causal qui commence à
un point déterminé et se termine plus tard par un autre point diégétique. Ces
points décisifs sont comme des noyaux (Barthes) qui renvoient à d’autres noyaux
potentiels. Ainsi, le récit filmique doit être capable de gérer ces moments

258
Récit filmique et interactivité

conditionnels qui amènent le spectateur à imaginer des suites potentielles


(variables). Ce sont ces moments, ces conditions, ces fonctions cardinales qui
seront indispensables à un tournant dans l’aventure, à la variabilité diégétique.
C’est pourquoi, après avoir assisté à l’assassinat d’un personnage, le spectateur
pourra toujours se poser les questions suivantes :
o « Et si... ? » ;
o « Et s’il était encore vivant ? » ;
o « Et s’il n’était pas là lors du carnage...? » :
o « Est-ce que la police va découvrir le vrai coupable ? » ;
o « Vont-ils tous s’enfuir à temps ? », etc...
Ce qui lui permet de se sentir impliqué par l’histoire et de se maintenir actif
mentalement dans l’attente d’une réponse possible (mais toujours variable).
Mais, même si la variabilité existe, les questions des spectateurs doivent mener
également à des réponses plus ou moins cohérentes :
o « Oui ! Il s’est sauvé » ;
o « Heureusement qu’il était parti avant ! » ;
o « Finalement la police n’a pas réussie à le capturer ».
Le récit filmique a besoin de cette cohérence diégétique (spatiale et temporelle)
afin de maintenir l’attention de ses spectateurs. Ainsi, les flash-back ou flash-
forward sont efficaces s’ils prennent en compte :
o Les événements diégétiques qui se passent avant l’anachronie ;
o Les événements diégétiques qui commencent avec l’anachronie ;
o Et les événements diégétiques qui arrivent après l’anachronie.
Pour cela, le récit filmique utilise des stratégies narratives particulières qui lui
permettent une variabilité diégétique soit pour :
o Raconter l’histoire d’un même personnage selon les occurrences les plus
importantes de sa vie, ainsi dans le film 5X2 de François Ozon (2004) ;
o Raconter simultanément les péripéties de plusieurs personnages dans un
espace-temps parallèle et synchrone, ainsi dans Timecode de Mike Figgis
(2001) ;
o Raconter à tour de rôle les deux versions d’une même histoire selon que le
personnage arrive ou n’arrive pas atteindre son objectif, ainsi dans Sliding
doors de Peter Howitt (1998).
o Raconter à tour de rôle les variations diégétiques d’une même histoire,
comme dans Lola rennt de Tom Tykwer (1998) ;
o Raconter à tour de rôle l’histoire de chaque personnage, ainsi dans
Chassés-croisés de Robert Altman (1993) ;

259
Récit filmique et interactivité

o Ou bien, raconter l’histoire de plusieurs personnages selon une structure


temporelle désordonnée et a-synchronique, ainsi dans In the mood for
love et 2046 de Wong Kar Wai (2000, 2004).

7.4.1.2 Suspension narrative

Le récit filmique interactif semble avoir besoin d’occurrences narratives qui


donneraient lieu à des moments de réflexion et d’un temps donné pour une prise
de décision des spectateurs/interacteurs. Ce sont des moments « morts », des
suspensions narratives qui prennent la forme d’une description diégétique (voir
plus haut, section 1.4). Comme nous le rappelle Genette, tout récit admet des
moments descriptifs, des représentations d’objets ou de personnages. Des
moments descriptifs où l’action est nulle, « où il ne se passe rien », et dont la
fonction principale est de décorer le récit, de rapporter les traits physiques des
personnages et des choses qui les habitent et de lui permettre une pause. La
description sert à s’attarder sur les choses, à « figer » des personnages, à former
des paysages, à temporaliser l’instantané. Entre autre, elle retarde les actions ou
les dialogues des personnages et peut créer un sentiment de suspens dans
l’organisation narrative de l’intrigue. Elle permet ainsi de suspendre le récit, ce
qui donne aux spectateurs des moments privilégiés pour se poser des questions,
pour penser le film, pour imaginer la suite des événements. Comme fonction
intégrative, elle permet de créer des espaces « morts » entre deux fonctions
cardinales, d’attirer ou de détourner l’attention sur un décor ou un personnage
tout en ralentissant l’évolution dramatique du récit. Ce sont ces pauses
narratives, qui, dans la mesure du possible, pourront laisser le temps à
l’interacteur de prendre une décision ou de formuler un choix.

7.4.1.3 Répétition

La répétition existe partout. Dans la vie-même, et dans le cinéma. Pour ce qui


concerne le récit filmique interactif, il nous semble que lorsqu’il y a répétition et
variation diégétiques, l’histoire devrait fournir au spectateur/interacteur des
moments narratifs où le nouveau se laisse entrevoir. Ainsi, à chaque répétition,
l’histoire devrait introduire des instants narratifs nouveaux (renouvelés) pour que
le récit attrape (rattrape ?) l’attention des présents. Par exemple dans Run Lola
run, les trois versions de la même histoire reprennent au même point, la cabine
téléphonique, mais elles introduisent à chaque répétition des événements
nouveaux qui vont produire une variation dans le parcours du personnage et dans
le résultat de la course. Il en est de même dans le projet Carrousel (Carlos Caires,

260
Récit filmique et interactivité

2006) qui, à chaque répétition (à chaque cycle), permet de connaître une nouvelle
séquence du récit filmique - photogramme du film en arrière-plan (voir infra,
huitième chapitre pour plus de détails sur Carrousel328). Ce qui nous enmène à
croire que si dans la répétition, la nouveauté diégétique n’y est pas, le spectateur
pourrait se frustrer et abandonner facilement le récit.

7.4.1.4 Simultanéité

Le split-screen ou écran divisé consiste à diviser l’écran en plusieurs parties


appelées cadres ou cadrages. Chacune des parties présente des images
différentes. Au cinéma, l’écran divisé est très utilisé pour montrer plusieurs
points de vue parallèles d’une même scène, cela permet au spectateur de suivre
des actions simultanées. Dans les jeux vidéo, plus particulièrement dans les
modes de jeu à plusieurs (MMORPG329), il sert plutôt à attribuer à chaque joueur
une partie du moniteur qui correspond à son point de vue et au déplacement de
son avatar.
Au cinéma, Timecode de Mike Figgis (2001) est peut-être l’exemple le plus cité
pour démontrer l’usage créatif du split-screen (voir section 6.2.3). Et pourtant,
cet usage paraît risqué et loin de compléter tout son potentiel. Nous avons déjà vu
que pendant la plus grande partie du film, le spectateur est en lutte constante
pour savoir quel cadre regarder ou suivre (même si Figgis a très bien compris ce
problème, il propose une suite du récit par le son et non par l’image), dans une
attitude plutôt de « joueur » que de regardeur attentif et engagé par l’histoire.
Figgis propose de suivre quatre personnages dans une déambulation sur un écran
divisé en quatre. Or, nous avons remarqué que chaque cadre correspond à un
personnage et une caméra est supposée le suivre durant tout le film. Cette
disposition ne peut que conduire à une distraction forcée des spectateurs et les
obliger à revoir le film afin d’appréhender tous ses détails. Afin de regrouper les
quatre cadres diégétiques dans une même histoire, Figgis utilise à plusieurs
reprises un effet de tremblement de terre qui permet de centrer le regard sur
l’ensemble de l’écran et ainsi se reposer sur des variations dramatiques de chaque
cadre et de son personnage respectif. À plusieurs occasions, il arrive que deux
caméras se croisent et filment un même événement selon deux points de vue
différents. Cette stratégie nous semble beaucoup plus intéressante (même si elle
n’occupe que deux cadres de l’ensemble), puisqu’elle ne perturbe pas autant le
spectateur et qu’elle permet de déconstruire avec une certaine cohérence
dramatique ce qui se passe avec un unique personnage. Cette démultiplication du

328 Voir également son site : http://www.carloscaires.org


329 MMORPG acronyme pour Massively Multiplayer Online Role-Playing Game.

261
Récit filmique et interactivité

point de vue paraît plus efficace lorsqu’il s’agit de maintenir l’attention du


spectateur et donc son implication dans le récit.
Le split-screen peut ainsi être utilisé pour créer des points de simultanéité et de
parallélisme diégétiques tout en conservant sa valeur polyptique. Par exemple,
dans un récit interactif, l’écran divisé pourrait permettre à l’interacteur de choisir
entre plusieurs points de vue simultanés d’une même scène lorsque cette
possibilité lui est proposée, ainsi dans The Blind Date (2007) de Mario Marquez.
Ou bien de décider quelles histoires regarder simultanément lorsqu’il s’agit d’un
récit à histoires parallèles, ou encore de pouvoir choisir entre le champ et le
contre-champ d’une scène quel personnage reste dans le champ, et en contre-
champ et vice-versa, comme pour La Morale Sensitive (1999-2001) de Jean-
Louis Boissier.

7.4.1.5 Interface et réciprocité

Les interfaces interactives sont souvent considérées comme des obstacles à une
bonne compréhension du film interactif proposant, par conséquent, une fausse
sensation d’implication des interacteurs par rapport à l’histoire. Soit parce
qu’elles fonctionnent comme un obstacle (cognitif, affectif), au lieu d’une
invitation à son utilisation, soit parce qu’elles sont très difficiles à utiliser
correctement par les interacteurs, soit encore parce qu’elles ne correspondent pas
aux attentes principales de celui qui les utilisent. Le geste interfacé devrait
complémenter, et non pas distraire la construction et l’interprétation cognitive de
l’interacteur. Il nous semble que cela n’est possible que lorsqu’il existe une
correspondance cohérente entre la représentation audiovisuelle et le type d’action
comportementale appliqué à cette présentation. C’est le cas, par exemple dans les
jeux vidéo de courses automobiles qui utilisent des dispositifs interactifs
similaires à un volant et aux pédales d’une voiture réelle. Ainsi, l’interacteur (le
joueur) comprend tout de suite ce qu’il doit faire et comment utiliser (plus ou
moins bien) le dispositif interactif. Si je tourne le volant vert la droite, je devrais
voir à l’écran mon véhicule prendre une direction cohérente avec mon action,
c’est-à-dire aller vers la droite. C’est ce qui se passe également avec les nouvelles
consoles de jeux vidéo, notamment la console Wii de Nintendo, qui intègre dans
son dispositif interactif un degré comportemental qui oblige l’interacteur à se
servir de tout son corps (ex. jeux de tennis, Mario power tennis). D’autres
travaux de nature plus ou moins artistique et expérimentale ont très bien compris
cette capacité des interfaces à reproduire des représentations cohérentes avec
l’action qui leur est appliquée. Par exemple, Jim Bizzochi fait une analyse très
intéressante de la transformation de la souris comme dispositif narratif dans le

262
Récit filmique et interactivité

CD-ROM Cerymony of innocence (Nick Bantock, 1997)330. La souris sert non


seulement à répliquer et à exécuter les mouvements de l’interacteur, mais, à
plusieurs occasions, prend la forme d’un objet, d’un sentiment, voir d’une
conséquence afin d’augmenter le sentiment de réalité induit par tout le contexte
audiovisuel de l’hyper-roman. Le projet Voodoo office331 (Michael Lew, 2002)
utilise lui aussi un dispositif interactif très efficace. Grâce à la manipulation de
deux poupées vaudous, le spectateur change les émotions de deux personnages
du récit filmique. C’est l’histoire de Frank et Nancy, deux employés irlandais
condamnés à passer leurs vies dans un bureau. Les téléspectateurs peuvent faire
l’expérience d’influencer l’émotion de l’un des personnages et voir la réaction de
l’autre : quand Frank est excentrique et Nancy hyperactive, Nancy déprimée et
Frank abattu, etc. Il suffit pour cela de toucher, comprimer, secouer, pincer les
poupées et voir les résultats de notre action à travers le comportement des deux
acteurs sur l’écran. Un autre projet qui tente une réciprocité similaire entre le
mouvement de l’interacteur et sa représentation audiovisuelle, réalisé par Udi
Ben Arie, s’intitule One measure of happiness (2003). Ce film utilise un écran
tactile qui permet au spectateur d’agir directement sur l’image. À l’écran, un
visage d’une jolie femme et, en arrière plan, différentes séquences filmiques
apparaissent selon notre comportement vis-à-vis du personnage. L’interface est
capable de reconnaître nos mouvements tangibles (caresses, touché, pression,
etc.) et selon ces données elle lance telle ou telle vidéo qui correspondrait aux
sentiments et aux émotions que la jeune femme a ressentie. Par exemple, une
caresse ferait apparaître des images de son enfance ou bien une relation plaisible
avec ses parents durant sa jeunesse, un autre geste ferait apparaître une enfance
mal-aimée ou bien un comportement social déséquilibré, etc.
La réciprocité entre le geste des interacteurs et la reproduction audiovisuelle
devrait permettre d’augmenter les niveaux d’intérêt des spectateurs vis-à-vis de
l’histoire. Il s’avère que plus le degré de réciprocité reste élevé, moins
l’interacteur devrait se distraire par un mauvais usage de l’interface, un manque
cognitif ou bien un mauvais fonctionnement du dispositif interactif. Comprendre
cette interdépendance, c’est effectuer la moitié du chemin dans la réalisation
d’interfaces capables de créer un intérêt très élevé chez les
spectateurs/interacteurs par rapport à l’histoire en particulier et au récit filmique
interactif en général. C’est ce qu’a compris très tôt Masaki Fujihata lorsqu’il a
réalisé son projet intitulé Beyond pages en 1996. C’est d’ailleurs une stratégie que

330 BIZZOCHI, Jim, « Cerymony of innocence and the subversion of interface: cursor transformations as a
narrative device », 2003.
331 LEW, Michael, Office voodoo, an algorithmic film with a real-time editing machine, 2002,

(http://alumni.media.mit.edu/~lew/research/voodoo/, consulté le 20 février 2007)

263
Récit filmique et interactivité

nous avons tenté d’appliquer et que nous avons étudiée dans les interfaces des
projets expérimentaux Muriel, Carrousel et Transparence aux chapitres huit et
neuf.

7.5 Le récit filmique interactif et les jeux vidéo

Chris Crawford, créateur du Storytron332 défend que les jeux ne seront jamais
matures tant qu’ils ne pourront pas induire chez les joueurs la même profondeur
d’émotion qu’une histoire bien racontée. La question de Crawford suscite dès lors
une remarque sur la qualification de maturité des jeux. Comment peut-on définir
si un jeu est plus mature qu’un autre ? Et comment qualifié une profondeur
d’émotion d’une histoire qui, selon Crawford, doit être bien racontée ? Un bon jeu
doit-il être aussi émouvant qu’une bonne histoire ? Nous sommes dans un champ
miné, dans une subjectivation dangereuse qui ne peut nous mener qu’à une voie
sans issue. La question est peut-être mal posée par Crawford, en effet, parce que
les émotions qu’un jeu peut susciter sur un joueur ne sont pas comparables aux
émotions que peut ressentir un public dans une salle de cinéma. D’un côté nous
avons des émotions fortes comme la satisfaction de réussite, l’exaltation, la
déception et la frustration, l’amitié ou l’irritation envers un autre joueur et d’un
autre côté la tristesse que provoque un drame, les hilarités d’une comédie, le
bien-être d’une scène amoureuse, la tendresse d’un câlin, etc. Les émotions sont
de natures diverses et ne sont pas provoquées de la même façon par un jeu que
par un spectacle audiovisuel (film). Le jeu vidéo étant de nature interactive, il
prévoit une participation effective du joueur et il l’entraîne dans une expérience
ludique bien différente de l’expérience que ressent le spectateur d’un film ou le
lecteur d’un livre. Les jeux vidéo sont basés sur notre forme humaine de joueur,
tandis que les histoires, les films et les romans sont nos formes narratives de
base. D’un côté, c’est l’art de raconter qui prédomine, de l’autre, l’art de jouer.
Aucun n’est supérieur à l’autre. Le jeu n’est pas plus légitime que l’histoire, ou
vice-versa et il n’est pas question de qualification de grandeur, mais plutôt de
comprendre qu’ils sont tous les deux des moyens différents qui peuvent parfois se
complémenter ou s’entrecroiser. Le défi à relever serait celui de créer des jeux qui
fassent pleurer et rire et des histoires interactives qui provoquent une exaltation
du public, une satisfaction de réussite (ou une irritation envers son voisin de
rangée).

332Le Storytron est, selon Crawford, une machine à créer des histoires interactives. « Machine » qu’il a créé
après avoir quitté l’industrie du jeu à cause des pressions industrielles qui rendent le développement de jeux
intéressants et novateurs impossibles. Voir le site du Storytron sur : http://www.storytron.com/players.php
(consulté le 5 mai 2009).

264
Récit filmique et interactivité

Divers chercheurs ont vu dans le monde des jeux vidéo des repères théoriques,
pratiques et expérimentaux qui, hypothétiquement, pourraient fournir des pistes
pour l’étude du récit filmique interactif, notamment en ce qui concerne la
production de solutions ludiques combinant jeux et films333. Contrairement à
cette approche douteuse, un rapprochement des jeux vidéo et du cinéma
interactif nous paraît déplacé et risqué. Nous pensons que cela ne peut que nous
mener à des non-solutions : vouloir déplacer les stratégies narratives des jeux
vidéo et les stratégies comportementales des joueurs vers un récit filmique qui se
veut participatif, actif et collaboratif, c’est peut-être se diriger vers une voie sans
issue.
On peut dire, de manière générale que le jeu vidéo n’est pas un « support
narratif » en soi. Le plaisir des joueurs ne dépend pas de sa capacité à raconter
des histoires. Le but du joueur n’est pas de suivre les péripéties des personnages
et d’en attendre les résolutions diégétiques. Le but du joueur de jeux vidéo vise
plutôt :
o L’amélioration de sa performance gestuelle (dans l’usage des Joysticks, du
clavier ou de la souris) ;
o Le perfectionnement, au millimètre près, de son comportement (les
interfaces de la console Nintendo Wii) ;
o Marquer le plus de points possibles afin de battre tous les records ;
o Résoudre le plus grand nombre de puzzles afin d’attraper telle ou telle
énigme, ouvrir une porte ou sortir du labyrinthe ;
o Arriver le premier à la fin d’une course ;
o Ne pas se laisser abattre par ses ennemies ; etc.
Et seulement après tout cela, s’intéresser à l’histoire du héros, de la princesse, du
vilain, des envahisseurs, etc.
Mais l’idée que les jeux vidéo ont toujours été liés à la création d’histoires qui
supportent toute l’armature du récit, reste si fermement ancrée dans
l’imagination des créateurs et des joueurs qu’elle devient difficile à contrarier.
Le récit filmique à besoin, au contraire, de l’histoire, de la succession dramatique
des événements, d’une construction mentale, d’une attention particulière pour les
détails, et d’une implication cumulative, cognitive et émotionnelle sans quoi les
spectateurs risquent de perdre tout intérêt pour ce qui se raconte et d’en
détourner le sens. Le joueur a des objectifs précis à résoudre, des buts à atteindre
qui, le plus souvent ne sont pas dépendants d’une attention exacerbée vis-à-vis

333Voir KINDER, Marsha, « Narrative equivocations between movies and games », pp. 119-132. Voir également :
MAYNES-AMINZADE, Dan, « Techniques for interactive audience participation », dans Proceedings of ACM
SIGGRAPH 2002 conference abstracts and applications, 2002 http://portal.acm.org/citation.cfm?id=1242270
(consulté le 10 janvier 2008).

265
Récit filmique et interactivité

des parties narratives du récit, qui sont plutôt présentes pour servir de liaison
entre les différents niveaux du jeu. Ce sont des catalyses qui servent à remplir
l’espace entre chaque niveau, le temps de repos du joueur. Dans la plupart des
cas, ses micro-récits sont plutôt négligés par les joueurs, qui ne veulent que
passer au niveau suivant pour arriver à la fin de la partie avec le plus gros score
possible.

Avec le récit filmique traditionnel, l’histoire reste linéaire, au sens large du terme.
Les événements diégétiques se révèlent dans le même ordre et de la même façon
chaque fois qu’on regarde et qu’on écoute le récit. L’histoire qui en dépend est
une expérience contrôlée et l’auteur la construit consciemment, en choisissant
précisément les événements, en les plaçant dans un ordre précis afin de créer une
histoire à l’impact maximum. C’est pourquoi, si les événements survenaient d’une
autre façon, l’impact de l’histoire pourrait en être réduit.
À l’inverse, dans les jeux vidéo, c’est plutôt la sensation de libre arbitre qui doit
être valorisée pour que les joueurs sentent qu’ils ont une liberté d’action au sein
de la structure du jeu. Cette condition implique que le jeu soit non-linéaire, qu’il
permette aux événements de surgir dans un ordre différent à chaque répétition.
Le jeu doit donner des options au joueur, sous peine de le voir cesser son
expérience et quitter le jeu. C’est une opposition nette entre les besoins ludiques
du jeu vidéo et la condition narratrice du récit filmique. La différence est là : trop
s’éloigner du développement de l’intrigue et des objectifs ultimes des personnages
c’est probablement perdre l’histoire et restreindre la liberté des joueurs, c’est,
assurément, leur gâcher le jeu.
Ainsi, plus le jeu ressemble à une histoire (contrôlée, prédéterminée, linéaire),
moins le joueur en fera un bon jeu et plus l’histoire ressemble à un jeu (basée sur
les objectifs du joueur et non sur ceux de l’intrigue) moins vous aurez une histoire
qui retiendra l’attention des spectateurs. D’une certaine façon, nous pourrions
dire que jeux et histoires s’opposent et ont besoin de cette distinction pour
cohabiter.

Néanmoins, il existe certainement des jeux qui se rapprochent des histoires,


comme X-Files, (1999) et des histoires qui sont proches des jeux, par exemple
Rayuela334 (J. Cortazar, 1963). Le passage de l’un à l’autre a toujours suscité des

334 En 1963 Julio Cortazar écrit un de ses romans les plus prometteurs : Rayuela (Marelle, en français, paru aux
éditions Gallimard en 1967). Rayuela peut se lire de façon conventionnelle, c’est-à-dire du début à la fin du 56e
chapitre : chapitre un, chapitre deux, chapitre trois et ainsi de suite, linéairement, suivant le chapitrage
séquentiel du livre. Ou bien, il peut se lire dans un ordre différent, proposé par Cortazar lui même, qui offre au
lecteur une expérience de lecture légèrement différente. Il commence par le chapitre 73, puis par les chapitres 1,
2, 116, 3, 84, 71, 5, etc., pour finir par le chapitre 131. Cortazar précise justement dans le préambule que la
lecture linéaire peut se passer « sans remords » de la suite des chapitres. En rencontrant les personnages et les

266
Récit filmique et interactivité

problèmes de nomenclature, une angoisse de choisir la meilleure définition et le


meilleur classement. Certains jeux, dits narratifs, sont plus proches de l’histoire
pure avec un complément ludique minimal, d’autres histoires ont un lien résidu
avec les jeux. Placer une délimitation reste une tâche difficile et poser une
frontière serait toujours entendue comme un malentendu ou un égarement. Et
pourtant, les fictions hypertextuelles sont toujours connectées et perçues comme
des histoires, et les romans du genre « c’est à vous de décider » comme des jeux.
Toutefois Rayuela restera toujours une bonne histoire et Doom 3 un bon jeu. Le
compromis se focalise alors sur l’enjeu des deux propositions : compromettre le
jeu en détriment d’une bonne histoire et le faire fonctionner comme un
environnement narratif, ou bien risquer une bonne histoire en l’implémentant de
stratégies ludiques plus ou moins réussies.
L’histoire est souvent considérée comme l’antithèse du jeu, puisque la meilleure
façon de concevoir un jeu est de lui fournir une structure non linéaire
d’événements dans laquelle le joueur aura une liberté d’action (il)limitée. Et la
façon traditionnelle et classique du roman littéraire ou du film consiste à raconter
une histoire de façon linéaire pour attirer l’attention des récepteurs. Un bon jeu
doit se passer de trop d’éléments narratifs et une bonne histoire, qui doit
fonctionner du début à la fin, doit éviter d’intégrer des éléments ludiques qui ne
serviraient qu’à distraire le lecteur/spectateur. Et pourtant, malgré ces
encombrements et chevauchements, les créateurs continuent à intégrer des
histoires dans les jeux, ou des stratégies ludiques dans les histoires. Ce qu’il faut
toutefois comprendre c’est que jouer n’est pas un moyen en soi de raconter une
histoire, et que raconter une histoire n’est pas la même chose que jouer. La
jouabilité de tel ou tel autre jeu ne dépend presque jamais d’une vraie
compréhension de telle ou telle autre partie narrative, mais plutôt d’une certaine
performance du joueur et de ses objectifs dans le jeu, des problèmes résolus et de
sa satisfaction à avoir atteint le but de sa mission. Lorsque le joueur de Doom 3
passe huit heures de suite sur le terrain de bataille, son objectif n’est plus
tellement de savoir qu’elle est le déroulement des événements le plus correcte ou
de mémoriser les micro-histoires entre chaque partie ou passage de niveau, mais
plutôt de tuer le plus d’ennemis possible tout en essayant de ne pas se laisser
abattre afin d’atteindre son but premier : passer chaque niveau et arriver à la fin
du jeu sans se faire tuer.

événements dans un ordre différent, le lecteur perçoit des variations dans la signification de leurs actes et un
autre regard se construit sur le récit. Idéalement, Rayuela devrait être lu des deux façons afin de comprendre
vraiment les enjeux de telle disposition et ainsi comprendre les intentions de l’auteur.

267
Récit filmique et interactivité

7.6 Conclusion du chapitre

Certaines conditions narratives ne sont pas spécifiques à l’interactivité (du récit


interactif). Le cinéma, et bien avant, la littérature, ont déjà mis en œuvre des
solutions de lecture que l’on attribue trop précipitamment aux dispositifs
interactifs. C’est le cas de la déconstruction de la linéarité en non-linéarité depuis
longtemps explorée par le récit littéraire (bande dessinée, livres-jeu, romans) et le
cinéma des premiers temps (Dziga Vertov, Porter, Griffith, Eisenstein). C’est
également le cas de la notion de simultanéité diégétique et de la façon dont
plusieurs plans d’images peuvent apparaître à l’écran. Qui ne se souvient pas du
fameux triple écran d’Abel Gance et de sa conception du montage horizontal
simultané, ou du polyptique de Mike Figgis avec la représentation synchrone de
plusieurs histoires. Ou encore, c’est l'allégation que grâce à l’interactivité, le
spectateur peut finalement décider de son parcours narratif et de l’interprétation
à donner au récit. Mais, dans le récit filmique traditionnel, la personnalisation du
parcours et les options données au spectateur permettaient déjà une
interprétation personnalisée, et par conséquent un parcours (mental) distinct
pour chaque individu.

L’interactivité est ce qui place le spectateur, le joueur, le lecteur - l’interacteur - en


dialogue avec la machine. Pour qu’un tel échange se produise, la machine, le
texte, le son et les images doivent être capables de captiver l’attention de
l’interlocuteur et lui permettre de participer au dialogue. Toutefois, il ne faut pas
oublier que l’interacteur n’est pas et ne sera jamais un personnage principal de
l’histoire, une supposition très souvent mal adaptée du fait que le spectateur d’un
film s’identifie avec le personnage principal. L’interacteur ne fait pas partie de
l’histoire ((a quelques exceptions près – sauf lorsque l’interacteur est directement
interpellé par le récit – i.e. Portrait nº1 (1990) de Luc Courchesne)). Il est là (la
plupart des cas) pour la « jouer ». C’est d’ailleurs l’idée fallacieuse que défend
Kinder dans son essai sur les récits base de données (repris de l’idée de Manovich
selon laquelle il existe des films qui combinent les deux formats - film linéaire et
base de données - comme Man with the movie camera de Dziga Vertov, 1929)335.

L’activité cognitive d’un spectateur traditionnel de cinéma ne peut pas être


confondue avec l’activité comportementale de l’interacteur. L’interactivité liée
aux nouvelles technologies et aux ordinateurs ne peut pas être perçue comme une
façon de renforcer le niveau d’intérêt des interacteurs avec le récit filmique. Bien

335 KINDER, Marsha, « Narrative equivocations between movies and games », pp. 119-132.

268
Récit filmique et interactivité

au contraire, le fait que quelqu’un possède plusieurs rôles à réaliser


simultanément (suivre le récit, agir, prendre une décision, manipuler un
dispositif interactif, etc.) ne veut pas dire qu’il reste plus attentif. L’attention reste
divisée et ne peut que conduire à une perte de référence pour un des dispositifs
sensoriel, cognitif ou comportemental.
C’est pourquoi nous envisageons des récits interactifs qui demandent un soin
particulier au niveau des comportements des spectateurs afin de ne pas le
confronter au choix de rester attentif à l’histoire (actif mentalement,
compréhension de l’histoire, identification avec un personnage) ou bien d’essayer
de bien « manipuler » tel ou tel dispositif correctement. En fait, lorsque nous
laissons un degré de contrôle trop élevé à l’interacteur, le choix des options, la
suite des histoires et l’intrigue principale tendent à ne plus fonctionner comme
une logique cumulative intérieure à la diégèse qui devrait mener le spectateur à
une clôture du récit, mais consistent plutôt à le perdre dans une multitude
d’options qui offre des alternatives pauvres en intrigue et souvent sans une suite
logique. Alors, pourquoi mettre en œuvre un dispositif soit disant interactif si ses
effets potentiels sur le spectateur sont de moins grande portée que les précédents
(imagination créatrice, re-lecture de la représentation, création d’une nouvelle
relation au sensible comme à l’intelligible, participation sensorielle et cognitive).
Il n’est pas seulement question de rendre le spectateur « actif » grâce à la
manipulation d’un système technique (mécanique) quelconque, mais de
l’impliquer dans le processus d’enchaînement des histoires, de création d’un
champ de possibles diégétiques. Le but vise plutôt à découvrir, dans
l’interactivité, des relations nouvelles entre l’histoire et l’interacteur, un
renouvellement des formes de participation de l’interacteur tout en développant
des stratégies narratives singulières capables de créer leur propre forme
d’expression.
Notre propos est de donner un choix limité d’options aux spectateurs : l’auteur du
récit interactif doit être capable de formuler des hypothèses narratives qui
entraînent les spectateurs là ou il veut, sans jamais lui laisser de contrôle absolu
ou arbitraire sur l’histoire. Imaginer un récit filmique interactif dont la typologie
serait similaire à celle d’un jeu vidéo, dans le sens où le jeu est une réalité diverse
qui comporte des conditions et des objectifs bien définis (gagner le meilleur
nombre de points, améliorer constamment sa performance, arriver au dernier
niveau, dominer le dispositif interactif - contrôleur, joystick, clavier, etc.) c’est
peut-être envisager un échec. Les micro-histoires qui accompagnent la plupart
des jeux vidéo d’action ou d’aventure ne sont là que pour distraire, pour servir de

269
Récit filmique et interactivité

« passage ». Une finalité tout autre que celle considéré essentielle pour le récit
filmique interactif.

Nous ne devons pas confondre la notion d’une interactivité liée au jeu vidéo avec
le comportement, la participation des interacteurs d’un récit filmique interactif.
L’idée est la suivante : puisque l’interactivité des jeux vidéo crée un fort sentiment
d’implication du joueur (agencement), alors nous devrions être capables d’utiliser
les mêmes stratégies narratives et interactives afin de concevoir un récit filmique
interactif capable d’intéresser fortement les spectateurs/interacteurs. C’est
d’ailleurs l’idée de Kinder, pour reprendre son article, lorsqu’elle postule que les
jeux et le récit doivent être traités comme un « continuum »336. Or, il nous semble
que l’approximation entre les deux ne peut nous conduire qu’à une impasse, voire
à une contradiction. Alors que le récit filmique interactif a besoin d’un degré
d’attention élevé en ce qui concerne la compréhension de(s) l’histoire(s), le jeu
vidéo vise plutôt les capacités motrices et comportementales des joueurs selon
des objectifs bien précis (victoire/échec).

Concevoir le récit filmique interactif, c’est inventer des moments narratifs décisifs
où, l’interacteur se voit vraiment impliqué dans l’histoire dans le sens où il aurait
envie (besoin) de changer quelque chose dans la succession dramatique au lieu
d’attendre « passivement » la suite des événements diégétiques. Ainsi, la
condition peut également être posée du point de vue de l’interacteur et non plus
seulement du point de vue du protagoniste, du héros ou des personnages. C’est,
parce que le spectateur se sent fortement impliqué par l’histoire qu’il va vouloir
(ou pas) changer la suite des événements.

La succession dramatique doit être pensée de façon à prévoir une intervention qui
conditionne la suite des événements. La participation de l’interacteur se voit alors
confinée à plusieurs possibilités : Soit il peut intervenir, mais ne le veut pas (et le
récit doit résoudre cette contrainte), soit il peut intervenir et veut intervenir de
telle façon qu’il veut au plus vite voir le résultat de son action, ceci à cause d’une
grande attente générée par le récit, soit il veut intervenir afin de construire un
sens, mais ne peut pas à cause de sa participation antérieure.
Ainsi, le récit filmique interactif doit autoriser des restrictions narratives qui
visent la création de certaines limites dans la succession dramatique des
événements diégétiques. Nous le savons, l’ordinateur est fondamentalement un
réservoir de données compilées dans une mémoire latente qui actualise et affiche

336 Op. Cit., p. 122.

270
Récit filmique et interactivité

un résultat selon une demande, un besoin ou une nécessité. Cette capacité,


presque illimitée de sauvegarde de l’information peut induire les auteurs à créer
des récits interactifs immenses et interminables. Telle aventure peut mener à une
absence cognitive d’interprétation et de compréhension de l’histoire et donc à une
distraction de l’interacteur. Au lieu de le centrer sur l’histoire, ce genre de récits
illimités ne peut que conduire à une perte de référence ou à un abandon de la part
du lecteur, spectateur337.
C’est pourquoi nous considérons que le récit filmique interactif doit prévoir des
stratégies narratives qui établissent une cohérence diégétique entre ses différents
syntagmes narratifs. Les options choisies par l’interacteur doivent le mener à une
suite diégétique plus ou moins cohérente avec ce qu’il vient de voir. Le raccord-
interactif n’a de sens que lorsque la suite des événements reste cohérente avec ce
qui a été énoncé avant. Des alternatives diégétiques peuvent être présentées pour
additionner un degré de curiosité : formuler des questions et des réponses
distinctes de celles qui sont formulées par le récit jusque-là.

Le récit filmique interactif doit également accepter des éléments diégétiques


nouveaux (temporels ou spatiaux) capables de générer une certaine attente (les
films à suspense sont très intéressants, dans la mesure où ils arrivent à impliquer
le spectateur dans l’histoire). Il faut créer des doutes pour les spectateurs, de
façon à ce qu’ils puissent se poser des questions et avoir le temps d’imaginer des
réponses (stratégie narrative de la pause). Après une réponse donnée par le récit,
il faut créer à nouveaux des moments narratifs qui permettent l’interaction, soit
par une réapparition des personnages, une histoire parallèle non présentée
jusqu’à l’instant, soit, par exemple, par l’introduction de variations diégétiques
temporelles ou spatiales qui conduisent à un nouveau questionnement.

Finalement nous pensons que le récit filmique interactif doit proposer des
stratégies narratives qui mènent à une succession dramatique des faits et ainsi à
une clôture du récit. Trois éléments sont fondamentaux afin de maintenir
l’interacteur impliqué, tout en lui concevant des moments de participation avec le
récit : créer des sentiments de nouveauté, prévoir des moments de répétition
dramatique et contraindre la clôture du récit à une condition limitée de possibles
(restrictions narratives). Les options proposées et choisies par l’interacteur
devraient offrir une certaine cohérence narrative et le mener à conclure le récit,

C’était déjà une des limitations (faussement conçue comme un avantage) des récits hypertextuels qui
337

demandaient de la part du lecteur une présence et une lecture suivie des textes mis en ligne quotidiennement
par leurs auteurs (ex. Non-Roman de Lucie de Boutiny, 1997-2000).

271
Récit filmique et interactivité

soit parce qu’il n’y a plus d’alternatives, soit parce que son parcours jusque-là, lui
suffit pour conclure sa participation.

272
3 ÉTUDE EMPIRIQUE
274
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

8 Les installations Muriel, Transparence et


Carrousel

8.1 Le problème de la description des œuvres

Comment décrire (ou écrire) une œuvre d’art numérique, comment décrire une
installation vidéo-interactive ? Ou plus précisément, comment exposer, comment
énoncer aux lecteurs un récit filmique, soi-disant, interactif ? Par un exposé en
images ? Par une simulation vidéo-interactive sur DVD ? Par l’écrit ? Et sous quel
genre langagier ? L’affaire pose problème puisque aussi bien l’art numérique que
le cinéma sont déjà des « arts » langagiers et ont un langage propre. Comme le
remarque très bien Raymond Bellour dans l’analyse du film, celle-ci (l’analyse du
film) se trouve, ne peut se trouver, que dans la diversité mouvante des stratégies
utilisées exemplairement par l’analyse des textes littéraires. Parce que d’un côté il
y a « inégalité historique du développement entre le travail théorique sur l’objet
littéraire (pictural, etc.) et l’objet cinématographique, [et de l’autre] ce qui motive
en partie la première, tient à la nature même du signifiant de cinéma »338.
L’analyse du film s’appuie donc sur l’étude littéraire afin d’y repérer un texte
commun. C’est pourquoi, dirons-nous, l’analyse du film interactif aura du mal à
se constituer en tant que telle si elle s’éloigne excessivement des stratégies
empruntées par l’analyse littéraire. C’est d’ailleurs le point de vue que nous avons
suivi jusqu’à présent.
Mais, l’analyse du film ne devrait-elle pas s’en tenir au pouvoir de monstration du
cinéma, à décrire par l’image, par ses encadrements, ses plans et ses coupes ? À
décrire par ses personnages, dialogues et paroles ? Par son énonciateur, partiteur

338 BELLOUR, Raymond, L’analyse du film, pp. 9-10.

275
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

ou narrateur ? Par son texte ? D’autre part, l’analyse du récit interactif, lui, ne
devrait-il pas disposer de l’image de l’interactivité comme méthode descriptive
par excellence et s’approprier son vocabulaire spécifique pour une telle
entreprise (spect-acteur, interacteur, avatar-acteur, geste interfacé, image-
actée, interactivité d’accomplissement, de réception, raccord et montage
interactif, hors-champ interactif). Un film devrait suffire à sa description, de
même qu’un projet en art numérique pourrait valoir par lui même. Mais, la
tradition voudra que la langue écrite reste prédominante dans la description,
l’analyse et le rapport des choses, et que l’écriture reste au centre de l’enjeu
culturel de la mémoire comme inscription sur un support matériel.

Toutefois, si l’enjeu est de retracer un projet qui fait usage d’un dispositif
interactif comme condition narrative, le dispositif linéaire de l’écriture peut ne
plus être suffisant et créer des problèmes d’efficacité descriptive. Il semble
évident que l’analyse d’un roman classique, qui respecte les théories
aristotéliciennes du récit et de la progression dramatique des événements et
l’analyse d’une encyclopédie multimédia ne sont pas du même ordre. Il y a conflit
entre les deux modes de lecture, l’un linéaire et séquentiel, l’autre non-linéaire, a-
chronologique et hypertextuelle. Nous retrouvons chez plusieurs auteurs
modernes des tentatives plus ou moins réussies de production d’autres modalités
d’écritures (non linéaires) qui ouvrent la possibilité d’un temps et d’un espace
discontinus. Mais même si Jorge Luis Borges a bel et bien tenté d’écrire des
fictions impossibles, qui ne peuvent structurellement ou matériellement pas
exister, ou que Julio Cortazar a défié l’ordre narratif conventionnel, le support
papier et le texte littéraire restent (généralement) séquentiel. D'ailleurs, le méta-
texte et le para-texte sont toujours des textes piégés dans la dimension du livre et
ne donnent pas accès à un autre livre ou à un autre texte, ou à autre chose. Pour
ce qui est du support informatique, l’adressage des données, le caractère
hypertextuel des codes et le rapport multimédia de ses composants, devraient
marquer une différence sur la façon dont l’écriture et la description doivent (et
peuvent) œuvrer pour aboutir à une façon nouvelle d’aborder, par le texte, des
projets artistiques numériques. Précisément, certaines recherches
contemporaines sur ordinateurs sont des échos aux recherches formelles de ces
écrivains modernes. Les exercices de combinatoire littéraire, notamment les
poésies de Raymond Queneau339 et de l’OULIPO340, les recherches génératives de

339 QUENEAU, Raymond, Cent mille milliards de poèmes. Voir document sur Internet :
http://www.x42.com/active/queneau.html (consulté le 15 mar 2007).
340 OULIPO : OUvroir de LIttérature POtentielle. Voir : OULIPO, Atlas de littérature potentielle, Éditions

Gallimard, 1981 et OULIPO, La littérature potentielle (Création Re-créations Récréations), Éditions Gallimard,
1973.

276
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Jean-Pierre Balpe, celles du groupe LAIRE341 ou encore des amants de la cyber-


littérature, ont permis dans un premier temps, de reproduire les essais et les
expériences des initiateurs, ensuite d’améliorer, d’explorer et de renouveler la
génération des textes littéraires.

Conscient que la description de nos travaux artistiques ne peut se constituer sans


l’écrit, il faut empêcher le texte de devenir interminable, lui poser des limites, lui
faire respecter un ordre descriptif particulier. La description textuelle reste
indispensable pour mettre à plat nos idées, pour formuler aux autres nos
intentions et communiquer les spécificités de chaque travail. Cette description
servira à construire une méthode d’analyse, une méthode de réflexion et une
pensée théorique sur la raison d’être de telle ou telle expérience. Ainsi, l’approche
se doit d’être méthodique et rigoureuse, même si certaines difficultés et/ou
obstacles peuvent se présenter sur notre chemin. Comment, par exemple, décrire
des langages (code, numérisation, film) par un autre langage (texte) ? Comment
exposer une structure interactive des événements numériques par une suite
séquentielle de mots et de phrases ? Comment articuler des temps et des espaces,
d’un récit filmique, des engagements des spectateurs, par le biais d’une écriture
linéaire et restreinte à l’espace du papier ? Comment décrire des fonctions
aléatoires ou algorithmiques, des variables ou des comportements pouvant être
activées de multiples façons ?
Les conditions du récit filmique interactif restent ainsi difficiles à décrire et à
exposer (par le texte) de façon scrupuleuse et honnête. Par exemple, faut-il
décrire les actions des interacteurs avant les réactions occasionnées dans le
système interactif ? Doit-on expliquer les intentions de l’auteur vis-à-vis de son
œuvre ? Comment décrire les sensations des interacteurs lors de leur
participation à l'œuvre ? Comment décrire les peurs, les doutes, et les
interventions des spectateurs ? Doit-on décrire linéairement les événements
diégétiques ou bien selon un ordre a-chronologique choisi par un des
participants ? Comment décrire séquentiellement une structure narrative, par
exemple aléatoire, rhizomatique ou arborescente ? La dimension spatiale des
projets reste difficile à exposer et la dimension temporelle laborieuse à expliquer :
comment décrire les événements gérés par le dispositif narratif tout en respectant
une description méticuleuse des actions des spectateurs dans une suite
chronologique qui ait un sens ? La différence de temporalité du texte et de
l’espace numérique produit une difficulté accrue lors de l’écriture. Expliquer

Le groupe L.A.I.R.E. : Lecture, Art, Innovation, REcherche. Voir également la revue ALIRE : la revue sur CD-
341

ROM de poésie actuelle, animée et interactive, dans http://motsvoir.free.fr/laire.html (consulté le 15 mars


2007).

277
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

l’hypertexte sans utiliser la navigation (son mode de lecture naturelle) est aussi
difficile qu’analyser un film sans jamais l’avoir vu, aussi difficile que de décrire
une installation en art numérique sans connaître les modes de participation
potentiels.

Décrire les pratiques artistiques, notamment celles des installations et des


travaux numériques interactifs, pose un autre genre de problème : ces pratiques
sont de nature mobile (elles peuvent changer). Il y a toujours un dispositif, un
élément, une composante à l’œuvre produisant un effet sur les spectateurs,
générant un comportement. Comment décrire, par le texte, des mouvements qui
changent et qui font changer l’œuvre ? Des comportements variables selon que
c’est elle ou lui qui intervient dans le dispositif ? Des effets, toujours distincts et
singuliers ? La tâche semble interminable et risque de ne pas accomplir l’effet
prétendu : la description rigoureuse et méthodique d’une œuvre précise. Nous
devrons alors nous aider d’autres stratégies et méthodes complémentaires : par
exemple, illustrer les comportements des interacteurs par des schémas faciles à
interpréter, expliquer les systèmes électroniques des œuvres par des
représentations symboliques et aisément déchiffrables. Ou bien, faire usage de la
photographie et de l’enregistrement vidéographique afin d’illustrer et d’expliquer
les oeuvres et leurs fonctionnements (le DVD-Rom de ce volume, mis en annexe,
rassemble les éléments audiovisuels - extraits vidéos, photographies, copies
d’écran, etc. - des oeuvres auxquels nous faisons référence dans le chapitre qui
suit – sont visionnement devrait accompagner la lecture de ce huitième
chapitre)342. Ou encore, avoir recourt aux témoignages des intervenants et à la
réalisation de questionnaires qualitatifs qui pourront aider à l’analyse et à
l’interprétation des œuvres (voir chapitre 9 et appendices correspondants). La
description qui suit restera bien entendue textuelle, mais elle nous semble moins
difficile interpréter si elle est complétée par des diagrammes, des photographies
et des vidéos (documentaires), par les modes et les usages d’une condition
interactive œuvre-spectateur, dans le cadre d’une mise en exposition de travaux
artistiques.

342 Voir également le site http://www.carloscaires.org pour des informations supplémentaires.

278
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

8.2 Muriel

Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à s’approprier des séquences audiovisuelles d’un


film de quelqu’un d’autre et à mener un travail artistique expérimental dans le
domaine du récit filmique et de l’interactivité ? Et pourquoi, cet individu, a-t-il
remarqué dans un film du réalisateur français Alain Resnais, les éléments
nécessaires à la mise en œuvre d’une proposition si risquée ? C’est ce que nous
essayerons d’expliquer dans les lignes qui suivent, tout en proposant aux lecteurs
des pistes à ces réponses et en expliquant les enjeux de notre démarche pour la
conception et réalisation de l’installation Muriel.

8.2.1 Muriel ou le Temps d’un Retour, le film

Muriel s’inspire du premier acte du troisième long-métrage du réalisateur


français Alain Resnais, Muriel ou le temps d’un retour343. Réalisé en 1963, le film
raconte l’histoire de plusieurs personnages, désespérés, traumatisés par leurs
propres souvenirs : en septembre de 1962, année de la libération de l’Algérie,
Hélène Aughain (Delphine Seyrig), femme indépendante et marchande d'objets

343 Hiroshima mon amour (1959) et L’année dernière à Marienbad (1960) sont ses deux grands succès
antérieurs.

279
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

d'art, d'ameublement et de décoration anciens, vit à Boulogne-sur-Mer avec son


neveu Bernard (Jean-baptiste Thierrée) récemment arrivé du front de bataille344.
Afin de surmonter l’amertume de la vie (difficultés financières, ludopathie),
Hélène invite Alphonse (Jean-Pierre Kérien), « le » petit ami de jeunesse et
vétéran de la seconde grande guerre, à passer quelques jours avec eux.

Figure 35. Quelques photogrammes extraits du film d’Alain Resnais Muriel ou le Temps d’un
Retour (1963).

Mais Alphonse arrive à Boulogne-sur-Mer avec son amante Françoise (Nita


Klein) qu’il fait passer pour sa nièce. Les rencontres se font alors sous le signe du
cynisme et de la méfiance et chaque souvenir finit par ouvrir des cicatrices
profondes. Finalement, chaque personnage essaye d’échapper au passé dans
l’abri d’un présent qui n’existe pas et qui refuse tout pardon ou clémence.

344 Terminée en juin 1962, la guerre d’Algérie était un sujet tabou en France, (Par exemple Le Petit Soldat, 1963,
de Jean-luc Godart a été interdit pendant plusieurs années). Le fait de ne pas être un film qui aborde
exclusivement et « directement » la guerre d’Algérie a permis au film d’Alain Resnais d’échapper à la censure de
l’époque.

280
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

C’est ce que constate Gille Visy, lorsqu’il affirme que « le récit filmique [de Muriel
ou le Temps d’un Retour] s’appui sur un passé qui absorbe le présent, et fait de sa
diégèse la construction d’une mémoire d’un temps qui ne cesse de revenir avec
obsession »345. Muriel ou le Temps d’un Retour abandonne ainsi la mise en scène
traditionnelle et la narration linéaire et se tourne vers une nouvelle vague de la
déconstruction narrative. Hélène Aughain veut à tout prix renouveler son
existence grâce aux retrouvailles d’Alphonse, l’homme qui fut son grand amour ;
Bernard est marqué par les souvenirs de Muriel, une victime de la torture de la
guerre d’Algérie ; Alphonse, menteur compulsif, n’arrive pas à rompre avec son
passé et Françoise joue le jeu de la nièce tout en courtisant les deux hommes de la
maison. Les personnages se rencontrent, s’évitent, sortent de l’appartement,
échangent quelques mots, se méfient les uns des autres, essayent de reconstruire
un passé basé sur des mensonges et de vivre un présent idyllique mais faux. Le
mélange entre le passé et le présent, le jeu narratif des personnages dans cet
espace-temps limité et l’originalité du montage font de Muriel ou le Temps d’un
Retour un film morcelé, fractionné, qui se développe sur une structure de récit
brisé, cassé, en mosaïque, qui évite toute une logique de production
cinématographique utilisée jusque-là.

8.2.2 Un récit filmique linéaire mais fragmenté

Muriel ou le temps d’un retour est un film d’une construction dramatique très
complexe. Alain Resnais aime alterner deux, voire trois histoires dans un même
récit filmique, le présent avec le passé ou avec le futur, il aime jouer avec le
temps, avec la réalité et l’imaginaire (comme il a si bien su le faire pour L’année
dernière à Marienbad), de façon à ne jamais laisser le spectateur situer à coup
sûr le temps et l’espace de ses films ou le niveau de réalité de ses histoires. Mais,
malgré cette complexification dramatique, Muriel ou le temps d’un retour reste
tout de même un film qui se présente linéairement et se développe avec un début
et une fin temporelle très délimitée : l’histoire commence la nuit du samedi 29
septembre de 1962 et s’achève quinze jours plus tard, l’après-midi du dimanche
14 octobre. Même si l’ensemble du récit peut être considéré sous l’aspect d’une
ligne de temps linéaire, celle-ci reste tout de même une ligne cassée et
interrompue par des allusions au passé et au futur des personnages qui habitent
l’histoire (recours à plusieurs flash-backs et ellipses). Comme François Thomas
l’expose : si c’est une ligne que nous voulons comme référence, alors, il faut la

345VISY, Gilles, « Muriel ou les glissements temporels comme émergence de l’intériorité » (2005), dans
Cadrage.net, 1ère revue en ligne universitaire française de cinéma : http://www.cadrage.net/films/muriel.htm
(consulté en Mars 2007).

281
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

considérer comme « une ligne cassée, une ligne brisée, une ligne réduite au
fragment »346.

Écrit par Jean Cayrol, en collaboration avec Alain Resnais, le scénario a été divisé
en cinq actes bien distincts. Lors du tournage et après plusieurs modifications
pendant le montage, Resnais a préféré les dissimuler dans une transposition
temporelle qui n’a rien à voir (ou presque) avec le texte écrit préalablement, mais
où l’on peut encore, sans trop de peine, y trouver quelques symétries : toute la
première partie du film, approximativement la première heure, correspond au
samedi 29 septembre (le premier acte) ; la fin correspond également à une
journée dans la diégèse, le dimanche 14 octobre (le dernier acte) ; entre les deux,
au centre du film, les trois autres actes qui correspondent aux quinze jours qui
séparent le début de la fin de l’histoire. Même si l’on considère cette évidente
symétrie, le récit d’Alain Resnais reste tout de même extrêmement morcelé et
contient d’innombrables ellipses, des faux raccords volontaires et plusieurs
analepses. La structure du film se caractérise alors par l’union de ses fragments,
comme dans une mosaïque où les morceaux de porcelaine ne prennent sens que
lorsqu’ils sont reliés par le ciment pour former le dessein final. Le montage reste
très fractionné, éclaté en mille morceaux, et c’est justement la juxtaposition des
scènes qui va permettre une certaine intention dramatique, un rapprochement ou
un éloignement des personnages, la création d’un sentiment, ou d’une
impression, la construction d’un sens. Même si tel ou tel personnage semblent
rester dans un lieu précis (l’appartement d’Hélène Aughain par exemple), ou
dans un temps diégétique particulier (la soirée du samedi), Alain Resnais préfère
fragmenter le discours, morceler l’espace, diviser le temps, par un montage
« presque incorrect » où la multiplication des plans et leur corrélation dans l’axe
narratif non chronologique semblent déjouer chaque protagoniste au péril d’une
explosion éminente de leur trait psychologique.

8.2.3 Du film à l’installation

Tout au long de l’histoire du cinéma et plus particulièrement de l’histoire de l’art,


nous distinguons de nombreuses expériences d’appropriation d’images
cinématographiques à des fins artistiques. Il ne s’agit pas ici d’en faire une
description exhaustive, mais plutôt, à travers quelques exemples qui nous
paraissent pertinents, de montrer comment l’appropriation d’éléments

Entretiens de François Thomas, auteur de L’Atelier d’Alain Resnais, éditions Flammarion, 1989, pour le
346

supplément DVD : Muriel ou le temps d’un retour, ArteVidéo France Développement, Argos Films, 2004.

282
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

audiovisuels sert de support à divers artistes et comment elle reste un des thèmes
de réflexion dans le domaine de l’art.

Déjà en 1896, divers films de Georges Méliès prenaient comme source


d’inspiration les « films documentaires » des frères Lumière (ex. Jeux de cartes,
1896). Plus tard, en 1941, le monteur Charles Ridley utilise tout le film de Leni
Riefenstahl, The triumph of the will (1935) pour ridiculiser Adolf Hitler, dans
Germany calling. Plus récemment, Douglas Gordon, avec 24 Hours psycho
(1993), crée une version allongée du film d’Alfred Hitchcock, Psycho (1960), pour
le faire durer 24 heures347. La proposition de Gordon reflète une nouvelle
perspective critique, en déconstruisant le récit filmique jusqu’à la limite de
l’impossible : « realistically, no one can watch the whole 24 hours psycho »,
affirme Russel Fergusson dans son étude sur les travaux de Douglas Gordon348.
D’un côté, il y a ceux qui utilisent les films de Hitchcock comme source d’images
pour leurs créations : Douglas Gordon, que nous avons déjà cité, mais aussi,
Christoph Girardet et Matthias Müller avec Phoenix tapes (1999), ou Laurent
Fiévet avec Portrait à l’écume, Portrait à l’hélice et Lovely memories, ou encore
Jean Breschand avec Don’t they ever stop migrating ?349. De l’autre, des artistes
qui préfèrent filmer leurs propres séquences tout en formulant une vision
différente (et actuelle) des séquences filmées par le maître du suspens. C’est le cas
des images cycliques utilisées dans l’installation de Stan Douglas Subject to a
film : Marnie (1989), qui reconstitue la scène du vol du film d’Hitchcock
(Marnie, 1964) tout en explorant les concepts de répétition et d’obsession. Ou
bien, dans le travail de Pierre Huyghe, Remake (1995) qui reprend le thème du
voyeurisme utilisé dans Rear window (1954) mais cette fois-ci avec des acteurs
contemporains350.

Les travaux de Pierre Damien Huyghe ont cette caractéristique particulière de


revenir sur des films très connus pour nous en montrer une nouvelle facette, un
manque, un doute, ou une vision à la fois différente et identique des faits. Par
exemple, dans La troisième mémoire (1999), Huyghe recrée le vol d’une banque

347 La vitesse du film a été réduite à deux images par secondes pour aboutir aux 24 heures de projection
ininterrompue.
348 Traduction libre : « De façon réaliste, personne ne peut regarder entièrement 24 Heures Psycho ».

FERGUSSON, Russel, « Trust me », Douglas Gordon, p. 16.


349 Présent à l’exposition collective Under Hitchcock, Vila do Conde, Portugal, 2007. Voir également les

expositions autour d’Hitchcock : Fatal coincidences: Hitchcock and Art (Paini and Cogeval, 2001) et Cut: Film
as found object in contemporarary art (Basilico, 2004). On se rapportera également au projet Manderley de
Marion Tampon-Lajarette qui propose un dispositif visuel labyrinthique du château Manderley d’après le film
Rebecca d’Alfred Hitchcock.
350 Dans le dispositif de l’installation et grâce à une double projection, les spectateurs peuvent comparer les deux

versions : l’original d’Alfred Hitchcock et la version « remake » de Pierre Huyghe.

283
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

réalisé par John Woytowicz à Brooklyn en 1972. Ayant comme référence le film
de Sidney Lumet, Dog day afternoon (1975) réalisé trois ans après le hold-up,
Huyghe va à la rencontre de Woytowicz et lui demande de raconter sa propre
version de l’histoire et de la recréer devant la caméra. Dans un autre projet
intitulé L’Ellipse (1998), Huyghe reprend le film de Wim Wenders, L’ami
américain (1977) pour filmer le déplacement d’un personnage entre deux lieux
déterminés (de la chambre de l’hôtel jusqu’à son appartement) de la ville de
Paris. Dans la version de Wenders, ce passage a été supprimé : l’ellipse est là pour
se substituer au temps du voyage entre les deux espaces. Vingt-et-un ans plus
tard, Huyghe demande au même auteur (Bruno Ganz) du film de Wenders, de
faire tout le voyage à pied entre l’hôtel et l’appartement. Pour l’installation vidéo,
Huyghe a utilisé un écran panoramique prolongé par trois projections montrées
dans l’ordre, de droite à gauche. Les deux projections des extrémités sont les
séquences originales du film de Wenders, l’écran central affiche la version de
Huyghe dont le parcours de Bruno Ganz entre les deux lieux. L’insertion de
Huyghe devient ainsi le contenu de l’ellipse, qui fait que l’on « remplit » un trou
de temps cinématographique en raccordant les deux scènes originales, pour
former un ordre temporel réel et continu.

Christian Marclay, développe également son travail sur l’appropriation de courts


extraits de séquences filmiques, appelées found footages351. Notamment dans les
projets Telephones (1995) et Video quartet (2002), il organise toute une gamme
d’images et de sons retirée de multiples films. Telephones, consiste en une
organisation sophistiquée et épurée d’un ensemble de plans de téléphones qui
sonnent, d’hommes et de femmes qui décrochent, qui répondent et qui
raccrochent. La minutieuse juxtaposition des divers extraits tend à créer un seul
récit d’une prétendue conversation téléphonique. Dans Video quartet, le même
principe est appliqué, mais cette fois pour quatre vidéos différentes. En effet,
Marclay utilise toute son habilité pour synchroniser quatre pistes sonores avec
des images de musiciens tirées d’extraits de films, lors d’une projection multiple
sur quatre écrans géants juxtaposés. Dans Video quartet, c’est le son qui sert de
guide à tout le travail, en indiquant la façon dont la musique s’organise dans les
jonctions, les chevauchements et les mélanges des fragments sonores et des
images l’accompagnant.

351Sur le sujet, voir les travaux de Bruce Conner, considéré comme le maître des films aux images trouvées
(Found footages). A movie (1958) est son film le plus connu : il y rassemble en un peu près douze minutes tous
ses films antérieur en un seul et Report de 1967 est l’un des premiers films expérimental à reprendre les images
de l’assassina de Kennedy.

284
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

8.2.4 Installation interactive comme prolongement du film

Axé sur les premières 57 minutes du film d’Alain Resnais, Muriel ou le temps d’un
retour (ce qui correspond au premier acte du scénario et à la première partie du
récit filmique), nous avons réalisé un travail artistique expérimental, sous la
forme d’une installation filmique interactive, que nous avons intitulé Muriel.

Toute la première partie du film se passe, à quelques plans près, à l’intérieur de


l’appartement d’Hélène Aughain. Après une étude exhaustive et minutieuse des
images de chaque plan et encadrement respectifs, et grâce au montage
« spatialisé » qu’Alain Resnais a utilisé, il nous fut possible de dessiner le plan
architectural de l’appartement, ainsi que la disposition de chaque division et
l’arrangement des meubles principaux. À partir de cette étude, nous avons créé
une représentation tridimensionnelle du domicile à l’aide d’un logiciel d’image de
synthèse 3D (figure 36).

Chaque scène, chaque plan du film, participe à la construction du récit et


simultanément à la reproduction mentale de l’espace architectural où se
déplacent les personnages. Un appartement vivant où chaque individu se déplace
dans un va-et-vient continu, et où l’ameublement se renouvelle et change en
permanence (Hélène Aughain est antiquaire et utilise son domicile comme
établissement de vente). Le montage hyper-morcelé de Resnais permet de se
« placer » dans l’espace, de connaître chaque division et chaque coin et de
« survoler » le lieu de l’intrigue. Après avoir décomposé la première partie du film
en plus de 150 plans (qui correspondent exactement au découpage réalisé par
Alain Resnais), nous avons fait un arrangement interactif qui permet au
spectateur d’avancer ou de s’arrêter à n’importe quel moment du récit. Plan par
plan, le spectateur fait l’expérience d’une nouvelle disposition des images dans
l’espace tridimensionnel de l’appartement et reconstruit mentalement l’espace du
tournage et la position respective de la caméra dans ce même espace.

Chaque plan correspond à un emplacement unique dans le dispositif architectural


virtuel et fait référence à l’emplacement de la caméra lors du tournage réel.
Chaque fois qu’Alain Resnais déplace sa caméra pour changer de point de vue ou
recadrer son plan, nous faisons la correspondance de ce déplacement dans
l’espace tridimensionnel virtuel.

285
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Figure 36. Quatre perspectives de l’espace virtuel en 3D de l’HLM d’Hélène Aughain.

Ainsi, au fur et à mesure que le récit filmique avance, et au fur et à mesure que les
coupes se produisent, nous repositionnons les plans de façon à ce que leurs
emplacements correspondent à l’endroit exact où ils ont été saisis par la focale de
la caméra par rapport à la disposition originelle de l’appartement. Pour une mise
en perspective de l’appartement, une navigation facilitée et un rapprochement
effectif au cinéma et à l’obscurité de la salle, nous avons stylisé l’édifice en lui
supprimant les mûrs et en ne laissant que les bords de chaque polyèdre qui
compose la géométrie. L’action des spectateurs va ainsi leur permettre de
naviguer dans l’espace, en « traversant » les mûrs virtuels tout en suivant le
déplacement de la caméra et en conséquence l’évolution du récit filmique. C’est
dans cet espace tridimensionnel virtuel obscurci que les images vont surgir pour
miroiter la topologie de l’appartement et dévoiler le montage hyper-fragmenté du
film originel d’Alain Resnais. Ce sont ces réceptacles d’images, ces objets
« spatio-temporels »352 qui vont participer à tout un dispositif de mise en valeur
de certains effets de distanciation, de procuration et de désignation des images
interactives.

352 Sur cette notion, voir la thèse de doctorat de Tania Ruiz GUTIERREZ: Étude sur le temps et l’espace dans
l’image en mouvement. Tissage vidéo, objets spatio-temporels, images prédictives et cinéma infini, Université
Paris 1, 2004. Ainsi que les travaux de Masaki Fujihata (Field-Works, 2000-2008), de Marion Tampon-
Lajarrriette (Manderley, 2007), de Dietmar Offenhuber (Wegzeit, 2002) et de Joachim Sauter et Dirk Lüsebrink
(The invisible shape of things past, 1995) entre autres.

286
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

8.2.5 Le dispositif interactif de Muriel

Figure 37. Interaction d’un participant avec le dispositif interactif de Muriel.

Figure 38 : Diagramme du dispositif interactif de Muriel.

287
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

On entend par dispositif la façon dont sont disposées les différentes parties ou
organes d’un appareil ou d’un mécanisme (voir quatrième chapitre). C’est la mise
en place d’éléments dans un ensemble où le tout est toujours plus important que
la somme de ses parties. Faire l’arrangement des différents composants de
Muriel, c’est envisager le côté systémique de l’ensemble, c’est proposer des effets
de subjectivation, des territoires et des non-territoires des personnages et des
interacteurs, c’est organiser toute une nouvelle façon de raconter, c’est proposer
aux spectateurs des actions, des agencements, de prendre partie, c’est finalement
« créer » un nouveau dispositif, un dispositif-interactif.

Le dispositif-interactif proposé pour Muriel se compose de deux parties distinctes


mais complémentaires : une région d’interaction constituée d’appareils
manipulables - le territoire de l’interacteur ; et une autre région - non territoire -
constituée d’images et d’une surface de projection. D’une part, nous avons un
certain nombre de restrictions techniques et technologiques qui régulent les
conditions de projection des images, d’autre part, des limites narratives et
spatiales qui conditionnent la participation des interacteurs.

La zone d’interaction, que nous nommerons dispositif-scénique, est composée


d’un meuble en bois, blanc, d’environ quatre-vingt-dix centimètres de hauteur
sur quarante-cinq centimètres de largeur et de profondeur. Sur la partie
supérieure du socle, nous avons disposé un contrôleur analogique qui permet aux
spectateurs d’interagir avec le récit diégétique et par conséquent d’influencer le
déroulement narratif (figures 37, 38 et 39). Les fonctions originelles du
contrôleur ont été reprogrammées et adaptées aux besoins du récit interactif :
d’une part le spectateur peut s’orienter dans l’espace tridimensionnel virtuel soit
en utilisant les boutons de navigation (gauche, droite, avant, arrière) soit le mini-
joystick ; d’autre part, il peut jouer sur le déroulement du récit et décider s’il veut
faire avancer ou arrêter le film. Au même endroit, nous avons également
assemblé et fixé plusieurs miniatures décoratives de meubles en bois qui font
référence au mobilier qu’Hélène Aughain range dans sa maison pour des futurs
clients. La disposition de ces miniatures sert de liaison visuelle et produit un effet
de rapprochement cognitif entre le dispositif-scénique et le film d’Alain Resnais
(figure 39).

288
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Figure 39. Meubles miniature fixés sur la partie supérieure du socle.

À l’intérieur du meuble, nous avons disposé tout l’apparatus technologique qui


inclut un ordinateur, un projecteur, un ventilateur et deux haut-parleurs. Cette
disposition permet d’effacer complètement tout rapport aux technologies
numériques ou cinématographiques, et de laisser place à ce qui importe vraiment
- les images, le son, l’espace et la participation du visiteur. Éloigné des périls de
l’informatique, des câbles et des appareils inaccessibles, le spectateur peut
finalement bouger, répondre à une demande du programme, agir, sans que pour
cela sa capacité de bon usage des technologies soit mise en cause. Au milieu du
dispositif, l’attention du spectateur se concentre, alors, sur l’image et sur les
objets manipulables disponibles. C’est ce dispositif-interactif qui, en tant

289
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

qu’interface, devient territoire d’expériences, une dramaturgie de l’interactivité


dira Jean-Louis Boissier353, d’actions des spectateurs, de réponses du programme
informatique et de (re)lectures du récit filmique. Rapprocher l’installation
interactive des conditions naturelles d’une projection cinématographique où,
dans une salle obscurcie, il est demandé aux spectateurs d’intervenir
(physiquement, mentalement) pour appréhender toute l’information donnée,
nous a toujours semblé une façon plus immédiate de raccorder les dispositifs
interactifs (nouveauté, singularité) avec un public habitué du cinéma (voir infra
projets Transparence et Carrousel. Nous verrons également dans le neuvième
chapitre sur l’analyse de la réception, l’importance de ce type de rapprochement).

8.2.6 Navigation et hors-champ interactif

Figure 40. Exemples des multiples dispositions des écrans (objets spatio-temporels) dans
l’espace tridimensionnel.

353 BOISSIER, Jean-Louis, La Relation comme forme. L’interactivité en Art, p. 145.

290
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

En raison d’une structure narrative en mosaïque et d’un montage extrêmement


morcelé, le film d’Alain Resnais reste, si l’on peut dire, difficile à suivre : les
coupes se multiplient, se chevauchent, le rythme y est frénétique, les dialogues
sont souvent en voix-off, les plans fixes se suivent frénétiquement, la caméra est
toujours ailleurs, etc. Immerger dans le fond diégétique de Muriel ou le temps
d’un retour, reconstruire ce grand puzzle d’images, accepter la façon dont
l’histoire nous est raconté, voilà bien des obstacles à la réception du film d’Alain
Resnais. Mais la nouveauté du récit filmique a sa raison d’être et doit se justifier
dans l’espace temporel de son époque.
Avec Muriel, nous proposons une nouvelle configuration du récit originel d’Alain
Resnais. Nous présentons une mise en espace des images et du son qui les
accompagnent, une nouvelle façon de disposer l’image cinématographique, une
vue d’ensemble qui permet de comprendre les mouvements de caméra et le
positionnement des personnages dans l’espace architectonique où se déroule
l’action. Ainsi, Muriel propose de jouer simultanément sur l’espace représenté et
l’espace non montré, le champ et le hors-champ, sur l’espace du tournage et
l’espace de l’interacteur, pour donner à voir un autre espace, qui, ne pouvant être
saisi par la lentille de la caméra, existe sous la forme d’un espace numérisé,
calculé, rendu présent par les images de synthèse et la programmation
informatique.

Si l’espace représenté à l’écran est défini par le champ de l’image


cinématographique, « tout ce que l’œil voit à l’écran »354, le hors-champ a pour
espace diégétique tout ce qui n’est pas montré ou bien qui reste absent de l’image.
Le hors-champ apparaît par les bords de l’image (gauche, droite, inférieur,
supérieur), mais aussi, et selon Noël Burch à l’intérieur même de l’image (voir
section 3.3.1). Il existe dans une dimension temporelle, lieu du potentiel, avant
même de figurer dans l’espace, selon Jaques Aumont. Le champ vide attire
l’attention sur ce qui se passe hors-champ. C’est dans ce nouvel espace que le
spectateur va pouvoir jouer avec l’image cinématographique, comprendre les
rapports de distance et de position entre chaque plan. C’est dans ce hors-champ
interactif qu’il va pouvoir interagir avec le récit filmique, que l’interacteur va se
positionner, se déplacer entre les images, les contourner, les chercher. C’est dans
cet appartement virtuel, suspendu dans le vide de l’écran, sans fondations et sans
mûrs qui le soutiennent (référence directe à Dogville - 2003 de Lars Von Trier)
que chaque interacteur doit découvrir son propre parcours, son itinéraire
interactif dans ce nouvel espace, territoire d’expériences (voir figure 40).

354 BURCH, Noël, Une praxis du cinéma, p. 39.

291
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Dans Muriel le hors-champ ne peut plus se limiter au cadre de l’image filmique,


ni même aux dimensions temporelles avancées par Aumont. Le hors-champ de
Muriel a une dimension physique concrète : c’est l’espace des mouvements des
spectateurs (espace de déplacements physiques), territoire des interacteurs ; Et
une dimension temporelle : c’est l’espace virtuel tridimensionnel, espace de
l’image cinématographique et lieu de calcul et de codification des mouvements de
la caméra virtuelle. Le hors-champ interactif met en œuvre non seulement un
espace tridimensionnel de navigation dans l’image de synthèse mais aussi un
espace réel où l’interacteur s’installe pour interagir avec le dispositif imagé. Ce
hors-champ interactif existe entre les objets spatio-temporels qui habitent
l’espace virtuel et le vide de chaque trajet parcouru par l’interacteur. Même au-
delà de tous ces espaces extra-diégétiques possibles, ce monde virtuel et infini
constitue un nouvel espace profilmique355 capable de récupérer du point de vue
de la diégèse tout le parcours narratif du spectateur devenu interacteur. C’est ce
hors-champ interactif qui offre à l’interacteur une certaine liberté de
mouvements dans l’espace virtuel tridimensionnel. Approximation, recul,
rotation, tout un éventail de mouvements possibles dans cet espace apparemment
sans horizon ou fin visible. Poussé par le désir de comprendre et de suivre le récit
filmique dans ce labyrinthe, l’interacteur devra fouiller des images invisibles, à la
poursuite de la meilleure façon de mener à bien sa participation.

355Est profilmique : « tout ce qui s’est trouvé devant la caméra et a impressionné la pellicule », SOURIAU,
Étienne, L’Univers filmique, p. 8.

292
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

8.3 Transparence

Transparence356 est un travail cinématographique expérimental que nous avons


créé afin d’étudier et d’analyser les conditions interactives du récit filmique.
Conçu comme un travail original sous la forme d’une installation interactive,
Transparence a été idéalisé afin de laisser aux spectateurs des « zones
accessibles » au récit ainsi que des alternatives sur le déroulement diégétique des
micro-histoires qui le composent.

8.3.1 Transparence : un récit filmique, une installation interactive

Peut-on définir le récit filmique interactif selon une mise en relation des
spectateurs avec une histoire singulière qui se raconte sous les conditions d’un
régime cinématographique et interactif particulier ? S’il est vrai que toute histoire
ou que tout récit filmique a un début, un milieu et une fin, quelles conditions sont
nécessaires pour rendre les événements diégétiques véritablement « accessibles »

356 Voir également : http://www.carloscaires.org/i-Cinema/transparency.html

293
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

aux spectateurs ? Comment laisser intervenir les spectateurs dans le récit


filmique sans que l’histoire éprouve des mutations significatives, des variations,
voire des coupes dramatiques qui peuvent la changer à jamais ? Comment
concevoir une histoire avec des espaces et des « manques » diégétiques qui
doivent être remplis par un spectateur impliqué ? Grahame Weinbren ébauche
une solution possible lorsqu’il affirme que :

« dans mon cinéma interactif [il existe] l’équivalent : une


succession de plans où l’action du spectateur produit le
terme du milieu. Si le spectateur n’agit pas, le premier
plan reste. Mais sur l’action du spectateur, le plan B
apparaît, puis, au bout d’un moment, le plan A réapparaît,
transformé par le plan interposé ou inchangé »357.

La confrontation réelle entre l’impossibilité de l’action physique du cinéma


traditionnel et la possibilité de mutation du cours de l’histoire d’un cinéma dit
interactif oblige à une reformulation du paradigme aristotélicien. Ledit cinéma
interactif provoque un désir d’esquiver la narration, provoque des besoins de
construire des fins narratives multiples et ouvertes, invoque des appétences à la
fragmentation et des envies de décider du sort des personnages du récit. Toutes
ces conditions conduisent Weinbren à reconsidérer l’impact des spectateurs sur la
dramaturgie cinématographique, pour celui-ci : « il faut trouver une forme
appropriée de suspense pour que puisse exister une interactivité qui reste
cinématographique »358. Il faut libérer le film fixe et l’ouvrir une fois pour toute
au spectateur, en le laissant intervenir « activement » dans l’histoire. C’est
pourquoi Weinbren propose

« une autre image de forme pour le cinéma de fiction


interactif, celle de flux narratifs, qui ne sont pas
nécessairement connectés entre eux par une image
centrale. (…) [c’est-à-dire] des flux narratifs potentiels,
des éléments informels ou chaotiques qui prennent forme
quand ils se croisent, qui ont un sens une fois en relation
les uns avec les autres »359.

Cette notion de flux narratif est très opportune pour le récit filmique interactif,
puisqu’elle va permettre de mettre en relation le récit, fragmenté et non-linéaire,
avec les lectures subjectives et interprétatives de chaque spectateur. C’est
pourquoi, d’ailleurs, nous pensons qu’il faut libérer le film de son dispositif

357 WEINBREN, Grahame, « Vers un cinéma interactif », p. 121.


358 Idem, p. 119.
359 Ibidem, p. 126.

294
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

traditionnel (projectif et spectaculaire) et l’ouvrir à de nouvelles configurations, à


travers une action participative du spectateur. Le dispositif de l’installation
interactive pourrait être cette nouvelle configuration.

8.3.2 Les histoires qui se racontent dans Transparence

« Le mouvement de l’amour, porté à l’extrême, est un mouvement de la mort », Georges


Bataille, L’érotisme, 1957.

Entre l’expérience de l’amour et de la mort il y a un temps, un temps qui surgit ;


c’est l’expérience d’un temps qui se révèle. Un temps considéré normal qui se
suspend pour garder l’expérience d’un moment ; ou un temps qui s’accélère
vertigineusement pour fuir des mauvaises conduites ; ou encore un temps qui
ralentit infiniment pour garder le silence d’un moment plaisant. Le temps est là
comme réceptacle de nos vies, témoin de notre passage dans le monde et ultime
spectateur de la mort. Il est absolu, entre l’amour impossible et la passion
charnelle, repérable, il existe comme une expérience, une traversée. Le temps est
là, témoin de nos expériences, il existe pour qu’on puisse le raconter.

Figure 41. Transparence, a vous de compléter le puzzle.

Transparence raconte le temps d’une rencontre. Il raconte les péripéties d’une


journée dans la vie de trois amis : deux garçons et une fille qui vivent une
expérience amoureuse et passionnelle à l’extrême. Leur rencontre dans l’Édifice
Transparent sera-t-elle l’ultime ? Voilà le point de départ de l’histoire qui a
suscité la rédaction du scénario de Transparence (appendice 1). Sara, la fille, et
les deux garçons Pedro et Miguel, vont subir une série d'incidents, de rencontres
et de séparations qui vont finir par circonscrire l’avenir sentimental de chacun :

295
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Sara éprouve un réel amour pour Pedro malgré les sentiments d’affections qu’elle
garde pour Miguel ; Pedro, lui, idolâtre Sara mais ne résiste pas aux déclarations
de Miguel ; Miguel à son tour, adore Sara sans arriver à oublier Pedro. Les dés
sont joués et c’est aux spectateurs d’essayer de s’y retrouver dans ce triangle
amoureux sans résolutions prévisibles.

Figure 42. Transparence, trois personnages dans un labyrinthe de rencontres émotionnelles et


sentimentales.

296
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Sur le plan du scénario (voir appendice 1), Transparence a été construit comme
une séquence narrative de scènes et de syntagmes autonomes (plans séquences -
syntagme dans le syntagme, Christian Mertz, voir section 3.2), des « presque-
histoires » qui se relient entre elles selon un thème commun et une unité de lieux
et de personnages. Les relations événementielles sont volontairement floues et en
déséquilibre constant. Ainsi Transparence met en scène d’infimes moments
partagés, des moments vécus comme s’il s’agissait d’un ultime rendez-vous.
Le scénario a été rédigé afin d’autoriser la segmentation du récit : divisé en six
thèmes principaux (Amour, Sexe, Souffrance, Jalousie, Narcissisme et Trahison)
la rédaction finale a permis une segmentation de l’histoire en 23 séquences
indépendantes : un générique initial, trois séquences d’ouverture, une séquence
sur chaque thème pour chaque personnage et une séquence finale (appendice 1).

Les 23 séquences ont été imaginées comme un tout, comme un film entier, de
façon à se complémenter entre elles lorsqu’elles sont visionnées consécutivement.
Cependant le visionnage individualisé des séquences peut également être
envisagé, puisqu’il ne s’agit pas que d’une histoire linéaire et séquentielle et que
chaque fragment peut être suivi par n’importe quel autre (selon les options des
interacteurs – c’est la solution des réseaux des possibles narratifs, proposé par
Claude Bremond : chaque segment peut être suivi d’une actualisation qui mène à
un but atteint ou à un but manqué).

Trois personnages, un duel au soleil, chacun porte une arme pointée sur l’un des
autres personnages. Voilà le début du récit, qui, comme le comprendra (peut-
être) plus tard le spectateur, n’est en fait que l’une des clôtures possibles de
l’histoire. Pour débuter le film, le spectateur doit choisir le sort de l’un d’eux tout
en sachant que le récit prendra un contour distinct selon l’option réalisée. Au
hasard, l’interacteur passe du présent au passé, du passé au futur, dans une
histoire caractérisée par l’insécurité, l’instabilité émotionnelle et l’imprévisibilité.
Une histoire à trois, qui nous montre des moments intenses d’amour, de sexe et
de passion, mais aussi des moments violents de trahison et de jalousie.

Imaginées à partir de l’idée de flux narratif proposée par Weinbren, les multiples
histoires qui habillent ce récit peuvent être visionnées sans un ordre prédéfini.
Chaque fragment représente une possibilité narrative, un flux narratif potentiel,
voire une combinaison avec un autre fragment à découvrir plus tard. Les
spectateurs sont ainsi invités à construire leur propre « milieu » de l’histoire, à

297
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

remplir les espaces vides et à engendrer des liaisons imaginaires. Ce sont ces
parcours imaginaires qui vont définir les parcours narratifs des spectateurs dans
ce labyrinthe d’histoires potentielles. À chaque visionnage, le récit prend un
parcours distinct et les interrelations thématiques se trouvent modifiées par les
décisions des spectateurs.

Figure 43. Transparence, un flux narratif potentiel qui s’exerce selon les options des
interacteurs.

298
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Par exemple, et selon les multiples options possibles :


 Pedro assassine Miguel et avoue son amour pour Sara ;
 Plus tard Sara rencontre Pedro ;
 Mais le laisse tomber ;
 Et...en flash-back, Miguel découvre un SMS de Pedro sur le
portable de Sara ;
 Et... Sara avoue à Miguel qu’elle déteste Pedro sans se rendre
compte qu’elle parle au téléphone avec Pedro et non pas avec
Miguel ;
 Et... Miguel préfère rester seul ;
 Et... Pedro accepte l’invitation de Miguel ;
 Et... Miguel découvre avoir été trahi par Sara ;
 Sara et Pedro font l’amour ;
 Et... Miguel et Pedro s’aiment.

Selon les circonstances, les syntagmes narratifs forment une histoire, ou une
autre, chaque décision des interacteurs le mènera sur une piste nouvelle, une
possibilité et un sens nouveau. Il ne leur reste qu’à monter le puzzle, ce tourbillon
d’émotions, et à découvrir une histoire résolue par la puissance d’un sentiment si
intense, comme un amour qui nous conduit inévitablement à la destruction.

8.3.3 Des structures narratives

L’une des conditions nécessaires à la conception de fictions interactives est sans


doute celle de la participation des spectateurs/interacteurs et de la possibilité de
leur laisser des zones d’actions accessibles au récit. Il s’agit de leur donner des
alternatives et des options à exécuter, de leur permettre une certaine liberté de
mouvement (fausse sensation de liberté) et un désir de contrôler des événements
diégétiques (fausse sensation de contrôle). Pour cela, nous (auteurs) avons besoin
de créer, de penser à des moments diégétiques susceptibles d’être modifiés, voire
stoppés, des moments diégétiques qui autorisent un déplacement spatio-
temporel des personnages, et/ou un changement des objectifs de chacun ; Des
zones interactives susceptibles de reconnaître une action, un ordre ou une
demande de l’interacteur ; Des histoires qui autorisent des coupes, des sauts
diégétiques et des pauses narratives ; Des zones accessibles au récit qui sont des
repères pour le participant. Ces conditions ne sont envisageables que si elles sont
préparées en amont, par l’auteur, le concepteur du projet. C’est une décision qu’il

299
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

faut entreprendre dans la conception de l'œuvre, avant même l’écriture du


scénario. C’est une affaire de jugement des personnages, d’arrangement des
objectifs de chaque personnage, de structuration, d’enchaînement des syntagmes.
Un travail de base qui doit envisager des croisements, des rencontres, des
alternatives, des parcours variés, mais aussi, des lieux communs, des tensions
entre les personnages et une intrigue.

Figure 44. Structure rhizomique : où est le début ? où est la fin ?

Les structures arborescentes où toute une structure se déplie selon un point de


départ fixe sont déjà trop souvent utilisées dans les projets hypertextuels ou
multimédias, et se trouvent banalisées par le Web, les CD-ROM et les DVD.
Systèmes hiérarchisant, elles comportent des structures organisées et fondées sur
l’interdépendance entre des éléments inférieurs et supérieurs dans une
combinaison qui tend à l’expansion. Transparence propose un arrangement
distinct basé sur des combinaisons potentielles et aléatoires entre chaque
fragment du récit. Les 23 syntagmes narratifs sont interchangeables et
positionnables dans une succession indéterminée à l’avance. Imaginé pour
correspondre à chaque volonté des interacteurs, le récit filmique de
Transparence a été structuré de façon à permettre des parcours narratifs
toujours distincts, des rencontres imprévisibles entre les personnages et des
croisements fortuits entre chaque ligne du système rhizomique.

300
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

L’organisation des événements diégétiques de Transparence a été imaginée selon


le système métaphorique du rhizome, d’après les théories de Gilles Deleuze et
Félix Guattari. C’est un système qui suit l’un des six principes de connexion et
d’hétérogénéité où « n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec
n’importe quel autre, et doit l’être »360. Au contraire des structures arborescentes,
qui fixent un point et qui se déplient à partir de celui-ci, le projet Transparence
est fondé sur une combinaison de lignes qui conduisent à d’autres lignes,
tangentes, parallèles, brisées à un endroit quelconque et qui peuvent reprendre à
un autre endroit quelconque en suivant d’autres lignes (figures 44 et 45). Comme
dans un rhizome, le spectateur rentre dans les histoires de Transparence par le
milieu, entre les choses qui se racontent, dans un tissu formé par des
conjonctions « et...et...et... », c’est-à-dire, selon l’expression de Deleuze et
Guattari, dans un intermezzo.

Figure 45. Représentation graphique pour une structure rhizomique de Transparence.

360 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2, p. 13.

301
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Dans Transparence, chaque syntagme narratif est présenté afin de permettre une
liaison avec une autre scène ou une autre ligne narrative. Ces micro-histoires ont
été écrites pour permettre des ruptures et des sauts, des liaisons et des
enchaînements avec d’autres micro-histoires quelconques :

 Sara rencontre Miguel et tombe amoureuse de lui, après avoir discuté


avec Pedro
o [ou bien]
 Sara rencontre Miguel et tombe amoureuse de lui juste avant de
connaître Pedro ? Après avoir connu Pedro, elle a un doute sur son
sentiment envers Miguel.

Selon la séquence visualisée, les sentiments envers chaque personnage peuvent se


métamorphoser, engendrant des suites hétérogènes, que l’interacteur doit faire
l’effort de raccorder.

Dans Narrative as Virtual Reality, Marie-Laure Ryan propose une série de neuf
structures possibles pour le récit interactif361. Ces structures sont basées sur des
systèmes d’interdépendances et par conséquent divergent de la proposition de
Deleuze et Guattari. Cependant, il nous semble que la combinaison de deux ou
plusieurs de ces structures peut engendrer des systèmes beaucoup plus
intéressants. Par exemple, si nous adaptons une structure à points de vue
multiples (The braided plot, Ryan, p. 254) avec une autre à histoires cachées (The
hidden story, Ryan, p. 253) nous pouvons découvrir une autre structure qui
n’existait pas auparavant. Cette méthode stimule l’invention de nouvelles
structures interactives pour le récit filmique. Ainsi, dans Transparence, nous
proposons une combinaison de diverses structures :

Parcours potentiels des interacteurs (structure 1)


+
Lignes de destins des personnages (structure 2)
+
Distribution aléatoire des syntagmes narratifs (structure 3).

Dans les parcours potentiels des interacteurs, ce sont leurs choix concernant les
alternatives proposées qui vont déterminer les itinéraires par lesquels ceux-ci
vont se déplacer dans la ligne temporelle diégétique. Les lignes des destins des
personnages comportent le système rhizomique où, à n’importe quel point de

RYAN, Marie-Laure, Narrative as virtual reality. Immersion and interactivity in literature and electronic
361

media, pp. 246-258.

302
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

l’histoire, les personnages peuvent se rencontrer et changer leur destin. La


distribution aléatoire des syntagmes narratifs est là pour permettre la variabilité
des parcours, pour arbitrer des séquences toujours distinctes entre chaque
visionnage, elle fait partie du système informatique.

Du point de vue organisationnel et afin de disposer les syntagmes selon une


référence numérique, reconnaissable pour l’ordinateur, nous avons attribué à
chacun des 23 syntagmes de Transparence une lettre, qui correspond à l’initiale
des six thèmes abordés (A pour Amour, S pour Sexe, J pour Jalousie, T pour
Trahison, etc.), ainsi qu’un numéro qui différencie les six syntagmes thématiques
de chaque personnage (lorsqu’il s’agit des syntagmes Amour : A1 pour Sara, A2
pour Pedro, A3 pour Miguel. S’il est question des syntagmes Sexe : S1 pour Sara,
S2 pour Pedro, S3 pour Miguel et ainsi de suite). Les 23 segments autonomes
sont alors distribués et affichés sur l’écran grâce à un programme aléatoire qui
pioche dans la base de données et selon la demande des interacteurs, un ou
plusieurs fragments narratifs. La répartition se réalise selon une combinaison
aléatoire de fragments possibles, déterminée entre un (1) fragment pour la valeur
minimale et quatre (4) pour la valeur maximale. C’est-à-dire qu’à chaque
demande de l’interacteur, il est déterminé qu’au moins une séquence ou au
maximum quatre soient permutées par l’un des autres 22 ou 19 fragments
narratifs, selon le cas. Le parcours spatial des interacteurs est ainsi déterminé
selon deux prémisses : d’un côté, ce sont les résultats aléatoires obtenus à chaque
sollicitation qui vont déterminer une possible suite de l’histoire, de l’autre c’est
l’interacteur qui, par les options qu’il établit, va engendrer des parcours
potentiels, toujours distincts et particuliers.

8.3.4 Une installation, un dispositif interactif

Dans la même ligne de description invoquée pour le dispositif scénique de


Muriel, l’installation de Transparence a été envisagée selon une double
configuration : d’un côté, le territoire du spectateur-interacteur et de l’autre la
projection de l’image, non-territoire, dans une interdépendance définie par
l’axiome : qu’elles que soient mes options, celles-ci devraient influencer la suite
des événements. Ainsi, la participation des interacteurs et leur implication directe
dans l’histoire devrait définir les multiples parcours potentiels prévus en amont
dans l’organisation des segments narratifs.

L’installation Transparence a été conçue pour être visionnée dans une pièce
sombre et sur un écran de grandes dimensions et assez large afin de permettre un

303
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

fort sentiment d’immersion des spectateurs. Dans cette salle, nous avons disposé
plusieurs fauteuils et chaises assez confortables (indiquant une séance qui devrait
durer assez longtemps), et un meuble en bois blanc, en forme de cube (60 x 60 x
60 cm) sur lequel est fixé un objet translucide, lui aussi en forme de cube, qui sert
d’interface entre le film et les interacteurs (figures 46). Confortablement installés,
les spectateurs devront alors actionner le cube pour faire avancer le récit
filmique. Comme pour Muriel, le restant apparatus technologique reste caché à
l’intérieur du meuble.

Figure 46. Diagramme de l’installation vidéo interactive Transparence.

Conçu spécialement pour cet œuvre, le cube translucide s’inspire de l’édifice


transparent où a été réalisé le tournage. Un bouton PowerMate362 y est incrusté
et sert de lien entre le récit filmique et l’action des interacteurs (figures 47 et 48).
Contrôleur assignable, le PowerMate a cette particularité de permettre toute une
série de manipulation grâce à des environnements de programmation graphique
en temps réel (ex. Pure Data, Max/MSP, JitterMax, etc.). Pour Transparence,
nous lui avons assigné trois nouvelles fonctions :

362 http://www.griffintechnology.com/products/powermate/

304
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

 Tourner à gauche -> pivoter l’image vers la gauche ;


 Tourner à droite -> pivoter l’image vers la droite ;
 Appuyer -> choisir parmi les syntagmes narratifs disponibles à
l’écran.

Figure 47. Le « cube interactif » : interface pour l’interaction des spectateurs.

Figure 48. Spectateur-interacteur durant une séance de Transparence.

À l’écran, une représentation tridimensionnelle d’un espace architectonique


cuboïde sur lequel nous avons inséré des zones de projection des syntagmes
filmiques. Le point de vue du spectateur est fixe et se situe à l’intérieur du cube
virtuel créant, d’une part, l’illusion d’enfermement dans l’espace clos et d’autre
part une illusion d’immersion dans l’image (figure 49). Cet effet a pour objectif de
rapprocher les spectateurs de l’histoire et des personnages qui habitent le même

305
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

« espace profilmique ». Sur les faces latérales de la représentation cubique, nous


avons inséré des écrans virtuels qui servent de réceptacle pour les séquences
filmiques. Grâce au système de programmation aléatoire, créé pour ce projet, la
distribution des 23 fragments est conditionnée par les résultats obtenus après
chaque demande ou option de l’interacteur.

Figure 49. Quelques images de l’interface cuboïde 3D.

En faisant pivoter le cube translucide fixé sur le meuble, l’interacteur fait tourner
le cube virtuel qui apparaît à l’écran. Cette action/réaction permet de visionner
les différents tirages et de sélectionner une des suites possibles de l’histoire. Par
exemple, après avoir visionné le fragment A3 [Amour-Miguel], le tirage donne

306
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

comme résultat S2, A1, J2, S1 et situe chaque fragment filmique sur l’une des
faces latérales du cube 3D. Au spectateur d’opter pour l’une des quatre scènes
possibles : [Sexe-Pedro], [Amour-Sara], [Jalousie-Pedro] ou [Souffrance-Sara].
Selon le choix effectué, l’histoire prendra des contours différents influençant les
choix postérieurs au fur et à mesure que le récit avance.

8.3.5 Variabilité et répétition

Ce dispositif interactif permet non seulement une participation des spectateurs


avec le récit filmique mais aussi la création d’un flux narratif variable et pluriel à
chaque visionnage. Mais les conditions de variabilité et de multiplicité du récit
mènent à des effets parfois très peu engageants. Une variabilité trop marquée peu
en effet conduire à une perte de référence, à l’oubli de ce que l’on a déjà vu et à
des effets de répétition non envisagés. Imaginons que l’on veuille suivre une
certaine ligne d’action ou de dialogues dans l’histoire, mais que l’allocation
interactive des séquences est d’une variabilité telle, que le spectateur perd toute
référence quant au sujet discuté auparavant. Cette variabilité peut également
conduire à certains questionnements des spectateurs : combien de fragments
existent-ils avant de compléter le récit ? Où se trouvent le début et la fin de
l’histoire ? Est-ce que le début du visionnage correspond au début de l’histoire ?
Est-ce que mes choix influencent le déroulement de l’histoire ou la séquence des
scènes suivantes ? Dois-je choisir cette voie ou plutôt celle-ci ? D’un autre côté, la
multiplicité narrative peut également provoquer des pertes de référence et
induire les spectateurs à abandonner le visionnage. Les possibilités sont si
nombreuses que l’on perd toute envie de continuer à déambuler dans le
labyrinthe des possibles et ne jamais trouver une sortie, si jamais il en existe une.
C’est pourquoi il nous semble important, non seulement de garder une certaine
cohérence diégétique entre le moment où l’interacteur opte pour tel ou tel scène
et le résultat de cette même option, mais aussi de limiter les choix des
interacteurs à un nombre réduit d’alternatives.

Une autre condition présente dans Transparence est celle de la répétition. Selon
les résultats de chaque allocation aléatoire des fragments narratifs, il est possible
que certaines scènes répètent les mêmes éléments visuels plusieurs fois. Cette
possibilité a été envisagée afin de permettre aux spectateurs de visionner une
même partie de l’histoire une seconde ou une troisième fois. En considérant le
dispositif narratif dans sa globalité, cette condition a des avantages qui
conduisent à une fréquence indéterminée de certains fragments dans le cas où

307
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

divers spectateurs auraient accès au film à différents moments du récit. La


répétition du fragment dépendra toujours de l’interacteur qui le choisit ou pas,
mais la possibilité existe pour le besoin d’ouverture des parcours narratifs
potentiels. La répétition peut également aider à reformuler des préjugés sur tel ou
tel personnage, à revoir telle ou telle scène, ou encore à mieux comprendre telle
ou telle action ou événement du récit (voir résultats des questionnaires au
chapitre suivant).
Pour Transparence, nous avons envisagé un dispositif interactif qui traduit une
certaine indépendance de l’auteur vis-à-vis d’une structure narrative souvent trop
déterminée et planifiée à l’avance. Le fait de laisser l’ordinateur décider des suites
narratives, grâce à un ordre d’affichage pseudo aléatoire des scènes, permet à
l’auteur de réduire certaines contraintes du récit, notamment en ce qui concerne
les questions de continuité narrative, de composition diégétique ou de
structuration temporelle des histoires.

8.3.6 Le langage de programmation

Figure 50. Langage de Programmation Orientée Objet (POO) sur Pure Data.

Transparence a été programmé avec le langage de programmation C++, sous le


paradigme de la Programmation Orientée Objet (POO), qui consiste à assembler
des briques logicielles appelées objets363. Ce principe de programmation est
appliqué dans des logiciels très connus pour les environnements de
programmation en temps réel comme Max/MSP364 ou Pd365 (aka Pure Data)
(figure 50). L’utilisation du langage POO permet une initiation rapide aux

363 Un objet représente un concept, une idée ou toute une entité du monde physique, comme les objets [repeat]
pour le concept de répétition, [metro] pour mesurer le temps, ou [circle] pour la représentation d’un cercle.
364 http://www.cycling74.com/products/max5

365 http://puredata.info/

308
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

langages de programmation grâce à sa représentation souvent très directe d’une


idée ou d’un concept. Ayant pour base la relation entre objets où les structures de
données répondent à un ensemble de messages, cette technique permet de définir
soit un état soit un comportement d’une structure quelconque. Ainsi, ces briques
logicielles sont construites de façon à permettre soit la réception soit l’envoi de
messages, dans le dessein de créer des interactions entre elles. Chaque brique a
des attributs uniques qui se distinguent par une représentation numérique
singulière et qui interagie avec d’autres briques logicielles grâce à un principe
d’encapsulation, ce qui facilite la modification des structures internes des objets
ou des messages, sans pour autant modifier leur représentation informatique.

De fait, le logiciel Pure Data, utilisé pour la conception de l’installation


Transparence (ainsi que pour les deux autres travaux analysés dans cette thèse)
ne prend sa véritable ampleur que lorsqu’il est complété par des bibliothèques
graphiques annexes. Environnement de programmations graphiques en temps
réel, il s’applique essentiellement au traitement audio, mais pour des besoins de
visualisation des images dans un espace de représentation sous l’API OpenGL366,
nous avons rattaché à sa structure de base les bibliothèques graphiques GEM
(Graphical Environnement for Multimedia), PDP (Pure Data Packet), PiDiP
(Additional Video Processing Objects for PDP), PmPd (Physical Modeling for
Pure Data), Cyclone et PixelTANGO367. L’interface graphique du logiciel Pure
Data permet d’organiser les différents objets entre eux et de créer des relations
d’interdépendance grâce aux messages qui les unifient. Un groupe d’objets peut
être unifié sous une abstraction qui va se rapporter à d’autres abstractions ou à
une classe d’objets externe au groupe principal. Ainsi, chaque abstraction doit
supposer une action, un effet ou un résultat concret et prévoir une mise en œuvre
d’un certain nombre de messages définis dans l’abstraction mère.

En ce qui concerne Transparence, nous avons défini trois sous-catégories comme


type d’abstraction : les catégories implémentation, interaction et corrélation.
Les abstractions qui dépendent de la catégorie implémentation sont essentielles
pour la représentation visuelle des images et des vidéos. Ce sont ces abstractions
qui vont exécuter les commandes d’affichage des syntagmes filmiques et toute la
partie graphique de l’environnement visuelle, dont la représentation cuboïde des
images en 3D (figure 51). La catégorie interaction permet non seulement

366 Le OpenGL (Open Graphics Library) est une spécification qui définit une API (interface de programmation)
multi plateforme pour la conception de logiciels générateurs d’images bidimensionnelles ou tridimensionnelles.
367 Pour plus d’information sur les bibliothèques graphiques pour Pure Data, voir sur :

http://puredata.info/docs

309
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

d’exécuter les calculs nécessaires au bon fonctionnement des affichages pseudo


aléatoires des syntagmes filmiques mais aussi de créer les connexions en temps
réel entre les actions des interacteurs sur le dispositif PowerMate et les respectifs
comportements des images et des vidéos sur l’écran.

Figure 51. En haut, abstraction d’implémentation des syntagmes filmiques et cuboïde 3D ; en


bas, rendu graphique (avec et sans syntagmes filmiques). Sur les côtés inférieurs et supérieurs
du cube, des photographies de l’Édifice Transparent.

Finalement, la catégorie corrélation permet de faire la correspondance entre les


deux catégories précédentes. C’est grâce à ces corrélations que l’affichage des
images et des vidéos peut respecter les comportements déterminés par le
programme ainsi que les ordres opérés par les interacteurs sur le PowerMate (le

310
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

cube translucide). Sur la figure 50 nous observons l’abstraction d’implémentation


des quatre écrans réceptacles (ex. cubeFrontal), programmée de façon à recevoir
les messages des tirages aux sort des vidéos [r video-off]. Au milieu de
l’abstraction des « objets », qui calculent le temps entre l’interaction et l’affichage
des images ([pd timer]==50) ([pd timer]==500) en millisecondes.

Figure 52. Miguel, Sara et Pedro : l’ultime rencontre ? À vous de décider.

311
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

8.4 Carrousel

Nous aborderons, dans les lignes qui suivent, les procédures de mise en œuvre et
de réalisation de l’installation Carrousel, qui a pour objet l’étude de nouveaux
processus d’interactivité entre les spectateurs et le récit filmique : Carrousel vise
à explorer une nouvelle configuration relationnelle à travers la conception d’un
dispositif interactif original.
Le projet expérimental Carrousel met en œuvre une nouvelle perspective
relationnelle entre une image éminemment cinématographique, son
comportement dans un espace tridimensionnel virtuel et l’implication des
spectateurs - interacteurs avec le dispositif narratif et interactif.

8.4.1 Mobilité de l’image, mobilité de l’écran.

Il existe une relation d’interdépendance directe entre le mouvement de l’image


cinématographique et l’appareil de « saisie du réel » qu’est la caméra. C’est
pourquoi, à partir du moment où il y a eu une analyse du mouvement (É.-J.
Marey, voir chapitre 4.2) qui conditionne la synthèse de ce même mouvement, le

312
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

cinéma est devenu possible. Le cinéma devient alors illusion de mouvement, ou


comme le disait déjà Bergson dans L’évolution créatrice (1907) : « le cinéma ne
fait que passer à l’extrême l’illusion de la fausse reconstitution du mouvement ».
C’est pourquoi l’équidistance des images sur la pellicule garantie l’uniformité du
temps qui passe, et la succession de ces « instantanés » que sont les images
impliquent l’équidistance des images correspondantes. Le mouvement reproduit
du cinéma c’est du mouvement perçu, et non du mouvement pur, « le cinéma me
donne du mouvement à percevoir » affirmait Gilles Deleuze, pour qui le cinéma
n’est pas une image ou s’additionnerait du mouvement, mais une image-
mouvement en elle-même. Une image qui donne à voir du mouvement reproduit,
une perception du mouvement368.

Le cinéma implique donc la photo et l’équidistance des images impressionnées


sur une pellicule ou une bande magnétique perforées en mouvement. Il implique
un appareil de captation des images et une surface où ces images seront
impressionnées selon des conditions particulières. Cette relation
d’interdépendance entre l’image saisie, le mouvement de la pellicule et la position
de la caméra dans l’espace de captation met en œuvre un dispositif technique
complexe et singulier, le cinématographe. Si l’image-mouvement du cinéma
implique l’idée de succession des images, de coupes mobiles, sur une superficie
sensible, comment mettre en relation le mouvement d’une caméra dans l’espace
du tournage avec la représentation de l’image saisie dans l’espace de projection.
Si la caméra reste fixe, immobile, sur un point stable, l’immobilité de l’écran de
projection ne cause pas de dérangements, même si l’image reproduit l’illusion
d’un mouvement de personnages ou d’objets quelconques. Au contraire, si c’est le
mouvement de la caméra que l’on veut reproduire, l’écran de projection devra
(peut-être) insinuer une certaine mobilité et une certaine profondeur. Il existe
ainsi deux possibilités :
o Soit c’est le dispositif de projection qui devient mouvant et tente de
reproduire le mouvement de la caméra lors du tournage. Comme pour les
travaux de Michael Neimark (Displacement, 1984), de Jefrey Shaw (Place
urbanity, 1995) ou plus récemment de Pierre Bismuth et Michel Gondry
(L’œil qui voit tout, 2005).
o Soit c’est l’image elle-même qui se déplace dans l’espace de la projection,
comme des petites projections mobiles que l’on retrouve dans les travaux
de Joachim Sauter et Dirk Lüsebrink (The invisible shape of things past,

368 Voir : DELEUZE, Gilles, Cinéma I, L’image-mouvement, 1983.

313
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

1995), de Dietmar Offenhuber (Wegzeit - The geometry of relative


distance, 2002) ou encore de Masaki Fujihata (Field-works, 2000-2008)
qui non seulement trouve le moyen d’enregistrer le comportement de sa
caméra (déplacements et inclinaisons) mais qui les reproduits dans
l’espace virtuel, profondeur de temps.
C’est sur cette seconde démarche que nous avons imaginé Carrousel, tout en lui
ajoutant une condition interactive qui devrait permettre aux spectateurs de
participer et de se sentir directement impliqués, non seulement avec les images
mobiles qui s’affichent à l’écran, mais aussi avec l’histoire qui s’y raconte.

Figure 53. Les écrans-réceptacles de Carrousel.

Concrètement, il ne s’agit plus seulement d’une illusion de mouvement que nous


voulons faire passer aux spectateurs, mais d’une réalité du mouvement qui ferait
lien entre le mouvement de la caméra lors du tournage et sa reproductibilité dans
l’espace de l’image virtuelle - espace mobile dans la coupe mobile de l’image-
mouvement. Les spectateurs devraient, pour ainsi dire, être capables de faire
l’expérience de deux types de mouvements : le mouvement d’une image mobile et
réelle et le mouvement d’une caméra mobile et virtuelle. De plus, un troisième
mouvement se dégage de ce dispositif imagé, celui de l’interacteur, qui, par ses

314
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

actes et manipulations d’une interface interactive, met en relation les deux types
de mouvements précédents, dans une perspective relationnelle propre à
l’interactivité.

8.4.2 Des références pour Carrousel

Trois projets ont été prépondérants pour la réalisation de Carrousel dans la


mesure où ils nous ont influencé et suggéré des voies et des alternatives à notre
recherche : Place a user’s manual (1995) de Jeffrey Shaw, Field-works@alsace
(2002) de Masaki Fujihata et The visible shape of things past (1995) de Joachim
Sauter et Dirk Lüsebrink.
Avec Place a User’s Manual, Jeffrey Shaw crée un dispositif interactif sous forme
d’une installation grand format où chaque spectateur a la possibilité d’interagir
avec un grand écran de projection circulaire (360º) et d’explorer les trois
dimensions de l’environnement virtuel, constitué par une multitude de cylindres
réceptacles d’images cinématographiques. Placée sur une plate-forme rotative, au
centre de la scène, une caméra sert d’interface entre les visiteurs - interacteurs et
la projection. Les fonctions de la caméra sont répliquées sur l’écran (zoom-in,
zoom-out, play, stop), alors que sa rotation fait pivoter la plate-forme centrale où
se trouve l’interacteur, ainsi que la projection de l’image qui accompagne le sens
de l’action demandée. Le dispositif narratif lui, est constitué de 11 cylindres
virtuels qui montrent des paysages de lieux divers du monde entier (Australie,
Japon, Bali, France, Allemagne, etc.) Le sol de cet espace virtuel, où sont posés les
cylindres-panoramiques présente un diagramme du Sephirothic (Arbre de la vie).
Il s’agit alors, pour ce spectateur-acteur, de se déplacer dans cet espace virtuel
expansif, d’un panoramique à l’autre, d’une image à une autre, tout en éprouvant
une sensation de mouvement (rotatif) réel sur la plate-forme centrale. C’est cette
idée de redoublement du mouvement des images et des gestes des visiteurs qui
est devenu fondamental pour la conception de notre recherche : mouvements
virtuels et mouvements réels, dans une corrélation symétrique et synchrone qui
fonctionne comme un miroir de nos désirs.

L’étude de Masaki Fujihata sur les représentations spatiales et temporelles de


l’image en mouvement ont toujours été des points de repère pour notre approche
artistique en général, et plus concrètement pour la conception du Carrousel.
Fujihata propose une nouvelle configuration des images cinématographiques
grâce à un système de concordance topographique et temporel entre ce qui a été
filmé et ce qui est représenté à l’écran. Des données GPS sont recueillies lors du
tournage (ainsi que les données sur l’orientation de la caméra) et transposées

315
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

dans le système numérique de l’ordinateur qui, à son tour, les actualise dans une
représentation virtuelle tridimensionnelle. Ainsi, Field-work@Alsace permet aux
spectateurs de suivre les images et leurs traces numériques dans cet espace
virtuel et de revivre ainsi l’expérience de Fujihata pendant le tournage et ses
entretiens avec les habitants frontaliers de la région Alsacienne. Dans l’espace de
projection, des centaines d’écrans avec des images du tournage, et pour les lier
des lignes virtuelles qui reconstituent les trajets de la caméra : en s’approchant
des écrans, ces derniers s’actionnent pour montrer leur contenu et se déplacent
au fur et à mesure que la vidéo avance. Fujihata, réussit, par ce moyen très
efficace, à recueillir les mouvements et les comportements de la caméra au
moment des prises de vues et à les restituer dans une installation interactive où
l’action des spectateurs reste prépondérante pour l’actualisation de l’espace
virtuel et le déclanchement des vidéos-segments autonomes. Si la caméra bouge,
les écrans où s’affichent les images de cet enregistrement doivent bouger : voilà
l’axiome utilisé pour la conception du Carrousel, inspiré des travaux de Fujihata.

Un troisième reflet de notre inspiration a été fourni par les recherches de


Joachim Sauter et Dirk Lüsebrink, notamment en ce qui concerne le travail
Invisible shape of things past de 1995. L’idée de ces deux artistes-chercheurs était
de construire des objets filmiques spatiotemporels virtuels et interactifs basés sur
des séquences d’archives de la ville de Berlin datant de 1900, qui permettraient la
« reconstruction » d’espaces urbains déterminés par les images, le déplacement
et l’orientation de la caméra. Individualisées, les images du film sont juxtaposées
sur une ligne imaginaire qui correspondrait au déplacement que la caméra a
effectué lors des prises de vue de l’époque. Cette configuration donne lieu à des
objets tridimensionnels (cuboïde allongé, tube circulaire) selon une organisation
spatiale et temporelle en concordance avec le type de mouvement de la caméra.
Posés sur une représentation cartographique de la ville de Berlin, ces objets
filmiques sont situés selon les emplacements urbains de l’époque. Cartographie
interactive donc, la superposition du territoire et de la carte fonctionnent alors
comme métaphore d’une ville vivante, délimitée par des bornes qui situent
l’interacteur face à sa position réelle et virtuelle. Celui-ci est alors en mesure de se
déplacer dans l’espace virtuel et d’actionner le déchiffrage des objets filmiques
par le biais d’un dispositif de lecture interactive.

8.4.3 Le dispositif narratif de Carrousel

Imaginons alors un espace virtuel, une profondeur virtuelle et noire où des


images filmiques apparaissent à des endroits bien précis et déterminés par les

316
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

conditions du tournage (à l’image de Muriel). Dans un premier temps, plusieurs


repères géographiques, de distances, de directions et de positions de la caméra
ont été prélevés lors du tournage des séquences filmiques369. Dans un second
temps, ces données ont été transformées sur une liste numérique afin de les
utiliser dans un logiciel de visualisation Open GL, qui doit situer avec précision la
position de chaque repère par rapport aux autres dans l’espace tridimensionnel
virtuel. À chaque déplacement de la caméra dans l’espace réel devra correspondre
alors le déplacement d’un point (selon les coordonnées XYZ) dans l’espace
virtuel. La tâche suivante sera donc d’annexer les séquences filmiques aux points
virtuels correspondants.

Les scènes utilisées pour cette œuvre ont été tournées sur le carrousel de la place
de l’Hôtel de Ville de Paris, en décembre 2005. Ce sont ces séquences (six plans-
séquences de 30 à 40 secondes chacun, ce qui correspond à peu près à deux tours
de manège complet pour chaque plan), répertoriées dans une base de données
auxquelles nous avons rattaché la liste de location correspondante, qui s’affichent
sur l’écran et qui ont un comportement conforme au déplacement de la caméra
lors du tournage sur le carrousel de Paris. En actionnant le film, les projections
tridimensionnelles sont dans le mouvement et accompagnent le déplacement que
la caméra a effectué au moment de la saisie des images. Ce dispositif permet
ainsi, de mettre en relation l’illusion de la fausse reconstitution du mouvement
configuré par le cinéma, et la reconstitution du vrai mouvement comme acte de
parcourir un espace. Par ce dispositif, nous avons créé un récit, un jeu relationnel
de rencontres, de mouvements affichés dans un espace temporel qui réunit le
« ici » et le « maintenant » de l’interacteur avec le « là-bas » et le « ça a été » du
tournage.

Organisé selon l’interdépendance entre l’affichage des images et la participation


des interacteurs, Carrousel propose un nouveau dispositif narratif- interactif. Un
dispositif qui s’organise autour des interventions des spectateurs et qui en dépend
pour faire avancer le récit, des interventions qui ont pour fonctions de mettre en
mouvement les images. Le déroulement du film et le mouvement des plans
mobiles dans cette vaste profondeur virtuelle et noir résultent de ces
interventions, de la volonté des spectateurs de participer au jeu, de jouer le
dispositif-interactif proposé. Ce dispositif-interactif est composé d’une boîte à
musique avec une manivelle (figures 54 et 55) qui assure le lien entre la

369Les données GPS qui renvoient à la position de la caméra en valeurs de longitude et latitude au moment de la
prise de vue sont transformées en liste de QRA loc (Codage Locator) ou en un autre langage de programmation,
afin de permettre une configuration tridimensionnelle des emplacements.

317
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

participation active et physique des interacteurs et le déplacement réciproque des


images virtuelles. Un tour de manivelle correspond à un demi-tour de manège et
au déplacement simultané des images et des écrans mobiles. Plus le tour de
manivelle est véloce et plus le manège tourne vite, l’interacteur peut ainsi
aisément contrôler la vitesse de chaque répétition circulaire des écrans370.

Figure 54. Quelques images de l’installation réalisée au Forum de la ville de Maia, Portugal,
2006.

370Nous faisons ici l’appropriation des techniques du pré-cinéma (usage de la manivelle) pour saisir et présenter
les images-mouvement.

318
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Comme nous l’avons déjà expliqué dans les lignes précédentes, Carrousel est
conçu autour de six syntagmes narratifs, plans-séquences en couleur de 30
secondes chacun reproduisant des tours de manège sur le carrousel de la place de
l’Hôtel de Ville de Paris. Ces six segments autonomes ont été disposés sur une
structure circulaire virtuelle, en forme de manège, dans des positions conformes
aux déplacements de la caméra. Un plan d’ensemble permet aux spectateurs de
visualiser les différents segments et la position relative que chacun occupe dans
l’espace tridimensionnel. En arrière plan et occupant toute la partie supérieure de
l’écran, un rideau d’images fixes en noir et blanc contraste avec le mouvement
circulaire des séquences filmiques en couleur. Une bande sonore de 10 minutes
composée de dialogues, de bruitages et de musiques accompagne le tout.

Figure 55. La boîte à musique de Carrousel.

La disposition et l’organisation spatiale et temporelle de l’affichage des


différentes pistes (image, vidéo, son) ont été pensées non seulement pour
correspondre aux besoins de notre étude sur la concordance et la réciprocité entre
les différents mouvements (réel pour l’interacteur/virtuel pour les images), mais
aussi pour faciliter une expérience agréable, facile et plaisante aux spectateurs.
Ainsi, nous avons déterminé certaines restrictions narratives qui jouent sur la
variabilité du dispositif narratif : en actionnant la manivelle de la boîte à
musique, l’interacteur déclenche le mouvement circulaire des images en couleur,
fait jouer un des syntagme narratifs et actionne la bande-son ; lorsque

319
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

l’interacteur interrompt son action, la giration, le film et la bande son s’arrêtent,


alors que l’une des 90 images en noir et blanc (figures 54 et 56) s’affiche en
arrière plan selon un ordre pseudo aléatoire déterminé par le programme
informatique. Ici, c’est non seulement l’action des spectateurs sur la manivelle
mais aussi la pause (un autre type d’action invisible ou imperceptible) qui aide à
reproduire des mutations dans l’image et la façon dont celle-ci est présentée.
Nous sommes alors dans une impasse : soit on tourne la manivelle pour connaître
la suite des images et du récit, soit on s’arrête pour voir évoluer les images en noir
et blanc de l’arrière-plan. Ou bien, on joue sur les deux mouvements pour voir
évoluer le dispositif narratif singulier de Carrousel.

Figure 56. Quelques photogrammes de L’inconnu du Nord-Express, Alfred Hitchcock, 1951.

Le mouvement circulaire décrit par les six vidéos en couleurs correspond au


mouvement circulaire que la caméra a effectué lors du tournage sur le carrousel
de Paris. Conformément à ce mouvement, le contenu des séquences vidéo
correspond aux prises de vues capturées lors du tournage. Un tour de manège sur
le carrousel de Paris coïncide alors exactement au parcours de l’écran réceptacle
sur le manège virtuel. En tournant la manivelle de la boîte à musique,

320
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

l’interacteur domine le parcours circulaire des écrans et s’empare du contenu de


chaque scène. Les images en noir et blanc, fixées sur l’arrière plan de l’écran,
montrent la séquence finale du film L’inconnu du Nord-Express d’Alfred
Hitchcock (Strangers on a train, 1951). Nous avons sélectionné 90 plans des
dernières 15 minutes du film et utilisé ces images selon une composition narrative
fractionnée, non séquentielle et aléatoire (figure 56). Cette ultime partie du film
d’Hitchcock nous dévoile le dénouement de l’intrigue : en poursuivant l’assassin
de sa femme et tout en fuyant la police qui le suspecte d’être le vrai coupable du
meurtre, Guy Haines (Farley Granger) se jette sur Bruno Anthony (Robert
Walker) en plein milieu d’un tour de manège sur un carrousel hors de contrôle.
Après une lutte serrée entre des chevaux trépidants et des enfants effrayés,
Haines parvient à détenir Anthony qui meurt peu de temps après, à cause de
l’effondrement du carrousel, avec la preuve du crime dans la main : le briquet de
Haines. Finalement, la police retire toutes les accusations portées sur Haines et le
laisse en liberté.

8.4.4 Le cycle des images

Dans cette installation interactive, nous nous confrontons à deux types d’images
cycliques : d’une part, nous avons des séquences filmiques affichant une série
d’images qui ne cessent de revenir périodiquement à leur point de départ, à l’état
initial, d’autre part, ces mêmes séquences filmiques se déplacent dans l’espace
selon un anneau circulaire toujours identique, en forme de boucle fermée sur soi-
même. Il y a donc une double répétition, celle des images qui ne cessent de
s’afficher les unes après les autres, consécutivement donc, et celle des espaces
parcourus, circonscrits à des mouvements circulaires. Ce sont des boucles
narratives prisonnières d’un parcours lui aussi fermé, cyclique, boucle dans la
boucle. D’ailleurs, pour revenir sur Lev Malovich, la boucle (the loop) serait le
vrai moteur narratif des œuvres numériques (voir son analyse sur le travail Flora
petrinsularis de Jean-Louis Boissier), puisque les ordinateurs intègrent dès leur
conception les principes de la programmation répétitive :

i=10

if i<=10 then 1

if i>10 then 0371

371i est égal à dix, si i est inférieur ou égal à 10, alors on a un résultat positif et le cycle continu, s’il est supérieur,
le résultat reste négatif et la boucle s’arrête. « New temporality : Loop as a narrative engine » dans MANOVICH,
Lev, The language of new media, 2002.

321
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

ou bien des variantes itératives avec les fonctions :

repeat ....while

do....next

do...while.

Ce « moteur narratif » appliqué au récit filmique devrait permettre au spectateur


de revenir à un point de départ ou à un nœud narratif préalablement visité et d’en
ressortir, éventuellement pour un autre en direction de nouveaux points ou de
nouveaux noyaux narratifs. Ces structures cycliques produisent en effet, un effet
de répétition et de récurrence et permettent une mise en abîme du récit dont la
réapparition de certaines parties de l’histoire dans l’histoire. Par exemple,
l’hypertexte est souvent modulé par des structures répétitives accentuant certains
points narratifs et en reléguant d’autres à l’arrière-plan. Les auteurs peuvent ainsi
briser une structure cyclique en utilisant des liens conditionnels (If....Then), ou
bien se servir d’indices narratifs qui guideront le lecteur vers de nouveaux
parcours, ou des parcours identiques qui connaissent une légère variation et qui
produisent un sentiment de nouveauté et de primauté pour les spectateurs.

La réapparition de certaines parties de l’histoire peut aider à construire une


nouvelle expérience ou à changer le sens d’un passage narratif, bien que les
scènes restent les mêmes. Certaines séquences peuvent aller jusqu’au point de
demander une relecture. Un nouveau point de vue, un oubli, une affirmation, un
rappel, ce sont toutes des stratégies de la répétition, pouvant enrichir le récit.
Une grande boucle narrative peut servir de liaison à d’autres boucles plus petites
ou à des parcours narratifs aléatoires. Cette structure gigantesque a tendance à
promouvoir une égalité d’approche où n’importe quel spectateur (ou lecteur) peut
accéder aux boucles narratives à travers une boucle commune plus vaste. Dans
ces cas, la structure cyclique se partage en diverses structures moins expressives
qui se relient entre elles grâce à des nœuds narratifs tangents. Un autre cas de
répétition a lieu lorsque les structures cycliques empiètent les unes sur les autres.
Ce système permet une liberté de mouvement des spectateurs sur des parcours
communs aux diverses boucles, mais il réduit le passage entre diverses structures
du même genre.

Du point de vue narratif, ces structures cycliques peuvent fonctionner de diverses


façons :

322
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

o Soit ce sont des espaces clos, renfermés où il n’y a plus grand chose à
rajouter après un, deux, voire trois passages sur un nœud
narratif identique (comme pour Switching, Morten Schjødt, 2003). Ce
système clos conduit plus facilement à l’abandon du récit ;
o Soit elles peuvent servir de clôture du récit, assurant au spectateur qu’il
n’y a plus rien à voir, puisqu’il n’y a pas de sortie possible (ainsi pour
Looppool DVD, 2005) ;
o Soit encore, elles renforcent un passage diégétique voulu, en donnant un
nouveau sens au récit permettant de nouvelles interprétations (comme
dans Blind chance, Krzysztof Kieslowski, 1981).
Dans ce type de structure cyclique, le spectateur est en mesure de revenir sur des
lieux déjà visités auparavant mais cette fois par des chemins distincts. Ce genre
de répétition garantit une expérience toujours distincte, selon les chemins
parcourus pour revenir à la case départ. C’est un peu l’effet réussi par l’expérience
de Lev Koulechov, qui, en 1921, met en échec toute l’étude sur la représentation
cinématographique lorsqu’il simule des expressions antagoniques d’un
personnage par la répétition d’une même expression faciale.

8.4.5 Perspective et point de vue

S’il existe plusieurs façons de percevoir la réalité comme des multiples vues en
perspectives d’une ville, et s’il existe une « réalité-multiple », il est admissible de
considérer qu’il existe toujours un point de vue particulier qui serait le meilleur
pour comprendre l’ensemble d’un texte, l’ensemble d’un film ou l’ensemble d’une
histoire.

Le plan filmique est un découpage du réel, c’est un encadrement, « une


détermination du mouvement qui s’établit dans un système clos [qui est le
cadre] » selon Gilles Deleuze. Ce cadre fonctionne comme système optique si on
le considère selon le point de vue ou l’angle du cadrage. C’est le point de vue de la
caméra qui opère des limites, des espaces clos, qui se prolongent dans un hors-
champ plus vaste. La caméra placée au meilleur endroit voulu lors de la prise de
vue par le cinéaste établit des rapports entre ce qui est vu et encadré et ce qui
dépasse l’encadrement. Si le plan est fixe, ce sont les acteurs qui bougent ou les
objets mobiles qui modifient leurs positions respectives dans l’ensemble cadré. Ce
point de vue, fixe et unique (annoncé dans les premiers temps du cinéma par les
films des frères Lumière, et retenu encore aujourd’hui dans la plupart des plans
du réalisateur Manoel de Oliveira), enregistre une vision frontale de la réalité où

323
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

une caméra immobilisée sur son axe, saisie des fragments du réel dans les limites
de son encadrement. Si, au contraire, le plan se construit au fur et à mesure que
la caméra bouge (dolly, steadycam), c’est elle qui va modifier la position
respective des acteurs et des objets mobiles qui composent le plan, et aller du
champ à l’hors-champ par rapport à un tout qui exprime un mouvement.

Jean-Louis Boissier propose un autre cas de figure où une certaine variabilité des
images saisies sur le réel, le choix de certains points de vue et de mouvements de
caméra devrait mettre en œuvre ce qu’il désigne comme une perspective
interactive. Cette nouvelle relation formelle de la représentation mettrait en jeu
particulièrement avec le numérique, une perspective de la visibilité avec une
perspective de la lisibilité. Boissier affirme que

« lorsque, dans un espace virtuel tridimensionnel, on


déplace une caméra, elle-même virtuelle, une perspective
s’applique qui construit une image conforme à un point de
vue, à un angle, à un cadre. Cette perspective classique n’a
d’autre originalité que d’être automatique et
interactive »372.

Confronté à une image « perspectivée » et manipulable, le spectateur n’a plus


qu’à se lancer dans cette nouvelle configuration de l’espace, une représentation
imaginaire d’un lieu déjà vécu. C’est bel et bien une des caractéristiques les plus
importantes des environnements virtuels :

« la possibilité pour le spectateur de se déplacer de


manière interactive à l’intérieur de tels espaces, et de
percevoir le monde virtuel comme vu à travers une
caméra subjective. En un certain sens, le spectateur
devient ainsi un acteur, bien qu’en général il ne puisse
guère faire autre chose que se déplacer dans un espace
restreint »373.

Dans le dispositif relationnel de Carrousel, le spectateur n’est pas obligé de jouer


sur la perspective d’interaction réelle ou supposée par l’auteur. Il peut rester à
l’écart et regarder à distance les autres spectateurs qui y participent. Tenu à
distance, il essaye de comprendre le dispositif-interactif et découvre dans
l’interacteur un acteur du jeu narratif.

372 BOISSIER, Jean-Louis, La relation comme forme. L’interactivité en Art, p. 263.


373 CODOGNET, Philippe, « Nature artificielle et artifice naturel », p. 88.

324
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

8.4.6 Le dispositif scénique du Carrousel

Figure 57. Diagramme de l’installation interactive Carrousel.

La scénographie de l’installation prend place dans une pièce sombre où se trouve,


au centre, un meuble sur lequel est posée (fixée) une boîte à musique (figure 55).

325
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

Sur l’un des mûrs de cette pièce, une projection grand format qui occupe toute sa
surface. La boîte à musique est éclairée par un petit projecteur directif pour
attirer l’attention du public (figure 57).

Disposée de façon à faire appel à la participation (centralisée, illuminée), la boîte


à musique sert d’interface entre les visiteurs et la projection. Objet ludique,
reconnaissable par sa forme et ses desseins, facile à jouer, cet instrument musical
devenu boîte magique reproduit les gestes de l’interacteur sur l’écran. On tourne
virtuellement le manège, mais avec une manivelle réelle, qui met en action une
perspective d’écrans et de lignes formant l’ensemble de la composition imagée. Le
geste du spectateur (geste interfacé) sur la manivelle fait partie de l’œuvre, il est
tout aussi nécessaire que l’image projetée, c’est pourquoi ce type d’images
interactives demande l’intervention du public pour exister et s’actualiser.
Conséquence d’une lecture individuelle, l’interactivité dans Carrousel prend la
forme d’un spectacle pour les autres.

Figure 58. Diagramme du dispositif interactif de Carrousel. Arrangements et connexions du


contrôleur multimédia.

Ordinateur, projecteur et haut-parleurs, instruments essentiels au bon


fonctionnement du Carrousel, restent cachés dans le petit meuble qui sert
d’appui à la boîte à musique (figure 58). Effacement du technologique,

326
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

renforcement de l’illusion, Carrousel joue sur le pouvoir magique du cinéma. Des


gestes de l’interacteur au mouvement des images, un récit se construit et donne
place à une nouvelle image, une image-relation selon Jean-Louis Boissier374. Une
image relation qui met virtuellement en scène des relations et qui s’observe sur le
mode relationnel. Grâce à l’informatisation des gestes, des mouvements sur la
manivelle, le récit devient accessible dans une lecture dite interactive du texte
filmique. Ainsi, c’est le spectateur-interacteur qui déclenche le récit, fait jouer le
film et provoque des transformations signifiantes.

Figure 59. : Relation d’interdépendance entre la rotation de la


manivelle et le mouvement circulaire des écrans-réceptacles.

À l’intérieur de la boîte à musique, nous avons disposé un contrôleur multimédia


PowerMate et adapté son fonctionnement afin de le jumeler au mouvement de la
manivelle externe. L’organe musical de l’instrument a également connu des
adaptations afin de jouer la bande-son adaptée du film d’Alfred Hitchcock. Ces
deux modifications, effectuées sur la mécanique du jouet, procure au lecteur-

374 BOISSIER, Jean-Louis, La relation comme forme. L’interactivité en Art, pp. 272 et suiv.

327
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

interacteur une autonomie de décision, de gestes, d’interprétation et de prise de


distance sur le récit filmique. Loin d’être « enfermé » dans l’image, l’interacteur
trouve sa place dans le dispositif relationnel. Geste interfacé, image actée (image
qui insiste sur l’acte, au sens corporel, J.-L. Weissberg), le dispositif interactif de
Carrousel privilégie la saisie tactile de l’effort gestuel sur une manivelle rotative.
Sans le savoir, cette manivelle devient baguette magique pour l’interacteur.
S’interrogeant sur son pouvoir inattendu de modification des images, il se
demande comment un tel phénomène a été possible. C’est l’illusion du cinéma,
c’est la magie des images vivantes. Comment l’action sur un objet ludique,
lointain de l’image, sans lien visible peut-il déclencher des réactions, des
comportements, des transformations sur l’image projetée ?

Travail ludique, celui du jeu interactif, celui du jeu de manivelle, travail qui
requiert un effort, qui nécessite un investissement et qui, tout en s’inscrivant
dans un temps, met en place des rapports de force et un plaisir (à se satisfaire –
agencement, Murray). Faire tourner la manivelle c’est modifier l’image, c’est
mettre en avant un rapport dialectique entre un geste et une réaction, un acte et
une transformation des images, de l’espace et du temps. Jouer le film, c’est aussi
faire partie du film, c’est se placer au centre de la pièce, manipuler un dispositif-
interface et participer à une mise en scène interactive où le joueur devient acteur
des autres spectateurs.

Sur l’écran et dans l’espace tridimensionnel, des écrans rotatifs, réceptacles des
vidéos fonctionnent comme des objets filmiques spatiotemporels (figure 58).
Objets virtuels et actualisables par le geste d’un tiers (le geste de l’interacteur), ils
se déplacent sur une ligne circulaire imaginaire, tour après tour, comme dans la
vie, sur un manège réel. L’action sur la manivelle les fait circuler dans l’espace
virtuel et simultanément, fait jouer la vidéo qui s’y affiche, du début à la fin dans
un cycle infini, tant que l’acte ne s’arrête pas. Images interactives donc, objets
filmiques-actés, c’est bel et bien grâce au jeu de
l’observateur/regardeur/interacteur qu’un certain calcul, perspectiviste des
entités virtuelles tridimensionnelles, se déclenche et s’actualise.

8.4.7 Les abstractions

Comme les oeuvres décrites précédemment, Carrousel a également été


programmé en C++ sous le paradigme de la programmation orientée objet
(POO). Pour mettre en œuvre le dispositif interactif, nous avons utilisé le
programme Pure Data qui est capable de reconnaître et de transformer les

328
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

données numériques envoyées par le contrôleur PowerMate via câble USB. Les
bibliothèques GEM, PDP et PiDiP ont été ajoutées au programme afin de créer et
de cartographier les objets tridimensionnels dans l’espace virtuel et de leur
donner des fonctions diverses de réception, de mouvement et de définition des
vidéos qui vont les « habiter ». Les vidéos, maintenues dans une base de données,
s’actualisent sur les écran-réceptacles selon le déclenchement du récit : une
action externe au système informatique qui provoque une réaction dans
l’actualisation et l’apparition des images et des vidéos.

Figure 60. Abstraction-mère qui gère les données visuelles ainsi que tout le dispositif
interactif.

L’abstraction [pd powerkey] a été créée afin de reconnaître les données


transmises par le contrôleur PowerMate et de les transformer en valeurs

329
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

numériques susceptibles de procéder à divers calculs de rotation et de translation


selon un temps et un espace déterminé. L’objet [keyboardkeys/allkeys_bangs]
reçoit des valeurs entre 0 et 1 (ouvert, fermé) selon que l’objet est actif ou inactif,
qui à son tour les envoie via un message [bang( à un ensemble linéaire de
nombres déterminés sur une valeur maximale de 359. Ainsi, chaque tour de
PowerMate correspond à une série de numéros séquentiels qui vont du 0 au 359
(ce qui correspond aux 360º d’un cercle). Cette série est alors répliquée sur une
échelle de valeurs qui détermine la rotation plus ou moins rapide (selon la
division effectuée375) des objets qui lui sont rattachés [translateXYZ]---[square
1.02].

Une abstraction d’implémentation permet au programme de rechercher les


photogrammes en noir et blanc du film d’Hitchcock. L’objet [pix_multiimage]
garde les images dans une base de données et les affiche à chaque demande
[bang(. Dans la même abstraction, l’objet [random] lance un nombre aléatoire
qui détermine l’image à piocher dans l’ensemble. Les lignes blanches qui servent
de repère à la rotation et à la translation des écrans-réceptacles sont créées dans
une autre abstraction.
L’abstraction-mère intitulée [Chevaux] (figure 59) fonctionne non seulement
comme « moteur » interactif, puisqu’elle gère les messages envoyés par les autres
abstractions, mais aussi comme élément de référence des vidéos et en tant que
construction des écrans-mouvants. C’est dans cette abstraction que les données
envoyées par le PowerMate et reçues dans l’abstraction [pd powerkey] vont être
gérées et réglées selon les besoins et les contraintes du projet. Actionner telle ou
telle image, pivoter tel ou tel écran, déclencher telle ou telle vidéo, c’est ici que
tout se décide. Autrement dit, l’abstraction-mère est là pour régler les
transformations et actualiser, à la demande d’un lecteur externe, l’affichage des
images et le comportement des éléments tridimensionnels.
Dans la figure 60, ci-dessus, le cercle rouge repère l’objet [pd powerkey] qui
contient une abstraction d’interaction établissant la liaison entre les données
numériques reçues par le contrôleur PowerMate et l’abstraction-mère. Les
cercles bleus délimitent les six objets [pix_film] nécessaires à la présentation des
vidéos du Carrousel dans l’espace virtuel tridimensionnel. En vert, les opérations
qui font apparaître, selon un ordre pseudo aléatoire [shuffle], les photogrammes
du film d’Hitchcock.

375 Plus le diviseur est élevé, plus la rotation sera lente.

330
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

8.5 Conclusion du chapitre

Afin d’étudier les conditions nécessaires à la production du récit filmique


interactif et de vérifier certaines considérations/formulations, nous avons créé,
au cours de notre recherche, trois installations de nature cinématographique et
interactive. Les trois travaux artistiques en questions sont : Carrousel (2006),
Transparence (2007) et Muriel (2008).
Dispositifs particuliers, les trois projets suscitent dès lors un espace narratif où se
déploie l’histoire, c’est l’espace profilmique déjà cité par Laffay, un espace virtuel
interactif où se déploient les images et leur emplacement dans la géométrie du
cadre, et un espace de l’interacteur où se joue la relation tripartie entre le
mécanisme déclencheur du récit, le récit lui-même et le sujet qui le déclenche.

Par exemple, Muriel et Carrousel, nous ont permis d’implémenter un dispositif


narratif qui crée une nouvelle relation concernant le cadre de l’image
cinématographique, en produisant un espace hors-film que nous avons désigné
comme hors-champ interactif. Un espace virtuel qui « joue » d’une perspective
interactive et qui met en œuvre des relations renouvelées entre le comportement
de l’interacteur et la présentation audiovisuelle des événements diégétiques :
espace profilmique et espace virtuel tridimensionnel cohabitent dans un lieu de
possibles interactifs, une ligne temps de l’interactivité seulement visible grâce au
déplacement des images dans l’espace - mouvements virtuels de projections
mobiles. Les points de vue de l’auteur et du cinéaste cohabitent avec un nouveau
point de vue, celui de l’interacteur et de la caméra virtuelle qu’il fait déplacer,
dans ce que l’on voudrait désigner comme une nouvelle condition interactorielle -
réciprocité, harmonie entre le comportement de l’interacteur et la représentation
audiovisuelle.
Dans Carrousel, la boucle narrative se confirme comme moteur narratif :
répétition, fréquence narrative, égalité ou absence d’égalité, construction d’un
nouveau sens à chaque passage, le récit interactif déployé par Carrousel formule
un nouveau point de vue subjectif.

Muriel et Carrousel ont en commun de s’approprier des films d’auteurs, pour


Transparence nous avons décidé de créer un film original qui raconte une
journée de péripéties amoureuses dans la vie de trois amis, Sara, Miguel et
Pedro. Expériences amoureuses et émotionnelles poussées à l’extrême,
Transparence utilise une stratégie narrative bâtie sur des espaces à remplir par
l’interacteur, qui, de syntagme narratif en syntagme narratif se verra conduit à

331
Les installations Muriel, Transparence et Carrousel

devoir imaginer le terme du milieu, c’est-à-dire à construire ou à imaginer dans


sa tête les éléments manquants. Séquences narratives de scènes et de syntagmes
autonomes, Transparence a été imaginé afin de reproduire les parcours
potentiels des interacteurs tout en conservant les lignes de destins de chaque
personnage dans une distribution rhizomique et aléatoire des événements
diégétiques.
Transparence a été imaginé comme un espace de liaisons qui auraient pu exister,
un espace d’événements qui auraient pu être. Un espace interprétatif potentiel
dont le but était de créer une histoire composée de multiples micro-histoires, qui
ne prennent sens que lorsque les syntagmes autonomes se croisent pour proposer
des sens toujours nouveaux. Le cinéma interactif a tendance à vouloir esquiver la
narration, à proposer des fins multiples perturbatrice et à abuser de sa condition
fragmentaire : Transparence a permis de constater que ces conditions ne font
qu’induire chez l’interacteur des sensations négatives qui le détourne de l’histoire.
Chaque micro-récit est constitué par un début - un milieu - et une fin. Le
spectateur peut changer et choisir la séquence des micro-récits, mais, à la base,
les événements de l’histoire restent intacts. Les structures interactives
apparaissent dans les relations que chaque spectateur découvre en parcourant le
macro-récit.
Les règles du récit Aristotélicien fonctionnent dans l’adaptation au récit interactif
par étapes. Le spectateur est comme abandonné dans le milieu permanent de
l’histoire, puisqu’il ne sait pas vraiment quand commence ni où finit l’histoire. Le
spectateur-interacteur, qui peut décider de passer outre certains moments
narratifs, interprète le commencement de son expérience comme le début de
l’histoire et la fin lorsqu’il y a abandon. C’est pourquoi, la façon de combiner les
différents fragments de l’histoire interfère dans l’interprétation du récit pour
chaque spectateur (ainsi comme pour chaque interacteur).

332
Étude de la réception

9 Étude de la réception

Figure 61. Participation des spectateurs avec l’installation interactive Muriel.

333
Étude de la réception

Dans un article particulièrement intéressant, et fondé sur cinq textes relatifs au


thème de la réception dans les médias376, Louis Quéré synthétise la question des
différentes approches à considérer377. Il questionne pourquoi l’étude de la
réception est-elle arrivée a une impasse : celle d’être considérée comme
impossible à analyser du point de vue des sciences sociales et d’être un objet qui
n’est plus « susceptible d’être soumis à des investigations empiriques ». Mais la
vraie question à laquelle aucun des auteurs analysés par Quéré n’a jamais voulu
répondre n’est pas celle-là. La vraie question que se pose Quéré est celle de savoir
« qu’est-ce au fond que la réception pour les analyses de la réception ? ». Selon
Quéré, et dans une tentative de donner une réponse adéquate, il dira que c’est
essentiellement « un processus individuel d’interprétation de messages ou de
textes, déterminé par des facteurs sociaux et culturels, et influencé par les
situations et les contextes concrets de son occurrence »378. Considérer ainsi la
réception, c’est :
o D’abord, envisager un processus auquel les acteurs ont immédiatement
accès (les acteurs connaissent leurs réactions, impressions et attitudes
face à un texte, puisqu’ils l’ont déjà lu) ;
o Ensuite, c’est décrire un processus momentané, limité dans le temps et
l’espace (puisqu’il correspond en gros au laps de temps pendant lequel le
récepteur est directement exposé au message) ;
o Enfin, c’est considérer, un processus prédéterminé, qui met en
confrontation un lecteur avec un texte, un spectateur avec une image, un
interacteur avec un système numérique, tous « produits » en avance.

Bien sûr, un même film-projection donne naissance à différents textes en


fonction des différents publics auquel il est donné à voir ; réciproquement, un
même individu-spectateur se trouve en général au croisement de différents
publics. Quéré distingue trois aspects fondamentaux dans son analyse :
o Premièrement, la réception est une activité située - c’est lire un livre,
regarder le magazine télévisé, zapper, aller au cinéma - qui met en œuvre
des activités en soi, des compétences et des méthodes ;

376 Deux textes d’origine britannique de Corner John, « Meaning, genre and context : the problematics of “public
knowledge” in new audience studies » (1991) et de Livingstone Sonia, « Rethinking audiences: towards a new
research agenda » (1996) et trois textes d’origine française de Pasquier Dominique, « Chère Hélène. Les usages
sociaux des séries de collège » (1995) et « Tees series’ reception: television adolescence and culture feelings »
(1996) et de Odin Roger « Approches sémio-pragmatique, approche historique. De l’intérêt du dialogue »
(1994).
377 QUÉRÉ, Louis, « Faut-il abandonner l’étude de la réception? », Réseaux, 1996.

378 Op. Cit.

334
Étude de la réception

o Ensuite, elle est un « acte configurant », qui dote un texte ou une émission
d’un sens ou d’une intention, permettant au récepteur de décrypter et
d’organiser les éléments d’un ensemble de relations tout en lui
configurant un sens permettant d’ajuster son comportement ;
o Puis, il considère la réception comme une « appropriation », c’est-à-dire
l’utilisation d’un texte, d’une image ou d’un dispositif pour éclairer sa
propre situation « pour modifier son environnement cognitif, corriger ses
préjugés, ses croyances ou ses évaluations de la réalité, enrichir ses désirs
ou ses attentes, réorienter sa pratique, etc. »379.

9.1 Esthétique de la réception

Figure 62. Participation des spectateurs avec l’installation interactive Transparence.

Absentes des recherches britanniques, les études francophones, elles, ont permis
un passage à une « esthétique de la réception » qui aboutit à l’exploration des
diverses façons dont le récepteur se voit affecté par ce qu’il voit, ce qu’il lit ou
entend, par la façon dont il y réagit et comment il investit sa compréhension dans

379 Op. Cit.

335
Étude de la réception

ses pratiques. Envisager ainsi une esthétique de la réception c’est penser à une
expérience temporelle, à une activité qui se temporalise, dans le passé, le présent
et le futur. C’est une expérience réfléchie dans un avant (activités passées qui
influencent les autres dimensions temporelles), un pendant (au moment même
de l’activité) et un après (activités futures qui se dessinent sous l’influence d’une
expérience vécue). C’est penser également à une expérience sociale, qui met en
œuvre des médiations publiques et, finalement, c’est considérer une dimension
pratique, comme activité située et concrète.

L’étude de la réception utilise, encore aujourd’hui, la métaphore littéraire qui fait


que l’on parle de textes à la place de films, d’émissions ou d’images et de lecteurs
à la place de spectateurs ou d’interacteurs380. Selon Quéré, il faut à tout prix
différencier les « processus » de la réception en fonction des médias visés, surtout
lorsqu’il s’agit de parler d’image et non plus de texte. Les théories de la réception
et de la lecture proposent une approche relationnelle où lecteur et public sont la
base d’une perspective communicationnelle de la littérature (École de Constance :
Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser). Désormais, il faut s’adapter aux nouveaux
paradigmes de l’image et aux nouveaux médias où auteur-texte-lecteur doivent
être pensés en tant qu’émetteur-message-récepteur, en tant que énonciateur-
message-interacteur. Bien sûr, sans lecteur, le texte n’existe pas, car c’est
l’actualisation du texte par la lecture qui lui permet d’entrer dans l’histoire, de
jouer un rôle et de se mettre en relation avec les personnages, de lui attribuer un
sens. Mais, grâce à l’intégration des nouvelles technologies dans la vidéo ou le
cinéma et à l’émergence des nouveaux dispositifs interactifs, la position
traditionnelle du spectateur (lecteur) se trouve bouleversée à jamais. Il semblerait
que les termes spectateurs et lecteurs, appliqués à cette nouvelle forme de
communication interactive (réception interactive ? condition interactorielle), ont
besoin d’être remplacés, et que les vocables spect-acteur (J.-L. Weissberg) et
interacteurs se prêtent volontiers à un tel défi. Désormais, il faut repenser l’image
et le film, non plus comme une entité isolée et fermée sur soi-même, mais plutôt
comme une représentation fondatrice des relations image/auteur, image/image,
image/interacteur.

9.1.1 Études expérimentales : quelques exemples

Aborder la question de la réception des nouveaux dispositifs interactifs, c’est


envisager une analyse méthodique et organisée sur les comportements des spect-
acteurs et interacteurs. C’est considérer tout un jeu de relations entre ceux-ci et
380 Voir : GUENEAU, Catherine, « Du spectateur à l’interacteur », MediaMorphoses, pp. 68-73.

336
Étude de la réception

un récit interactif, entre un temps et un espace déterminé, entre une présentation


et une représentation. Les installations artistiques (interactives ou pas) ont pour
point commun de placer l’expérience du spectateur-interacteur au centre du
dispositif. C’est par cette expérience que la représentation du spectateur a lieu,
comme le souligne Clarisse Bardiot dans son essai sur les théâtres virtuels et les
drames interactifs381. Elle conclut qu’il existe deux aspects fondamentaux à
prendre en compte dans la représentation du spectateur : la représentation dans
l’interface du système, c’est-à-dire la façon dont le spectateur apparaît à l’écran,
dans le monde virtuel, que ce soit par son avatar, par une capture vidéo ou à
travers un texte, et la représentation du spectateur dans le système, par la
modélisation de ses actions et réactions afin que ce même système engendre la
suite du récit. Cette constatation est très importante, puisqu’elle devrait
permettre de séparer l’expérience du spectateur du spectacle de l’expérience. La
première s’effectuerait le plus souvent par le biais d’un personnage numérique se
substituant au spectateur, la seconde par un effet de mimétisme engendrant des
réponses dans le système lui-même. Même sous l’aspect camouflé d’une
hypothétique catégorisation du spectateur, la démarche de Bardiot reste
pertinente et devrait aider à la création d’un modèle visant à l’étude de la
réception des nouveaux récits interactifs.

La plupart des études qui analysent le comportement et l’expérience interactive


des spectateurs/utilisateurs (de l’anglais : users) ont été réalisées pour des sites
Internet, dans une perspective de design based accessibility382. Peter Wright et
John McCarthy envisagent une approche plus catégorique où il s’agit de penser la
technologie comme une expérience en elle-même383. Ils délimitent un cadre
composé d’éléments interconnectés qui se divise en quatre composants de
l’expérience (émotionnel, sensuel, spatio-temporel et compositionnel) et en six
processus de fabrication de sens (interpréter, réfléchir, approprier, anticiper,
connecter et raconter). L’expérience de l’utilisateur (user) est, ainsi, devenue
centrale dans la compréhension de l’accessibilité des technologies. Reste à savoir
si le sentiment de vie ne commence ou ne finit pas avec la qualité immédiate
d’une expérience (d’engagement, d’enchantement, d’irritation ou de
reconnaissance), ou plutôt, si ce sont des effets émotionnels, sensuels, spatio-
temporels et compositionnels qui aident à la fabrication du sens que l’on donne à
cette même expérience.

381 BARDIOT, Clarisse, « Écrire le spectateur : théâtres virtuels et drames interactifs », pp. 33-56.
382 « Le design de l’accessibilité ».
383 McCARTHY, John et WRIGHT, Peter, « Technology as experience », Interactions, septembre - octobre 2004.

337
Étude de la réception

Une autre approche possible passe par l’évaluation du flux de l’expérience


des utilisateurs, qui se concrétise par le calcul des niveaux de contrôle,
d’attention, de curiosité et d’intérêt intrinsèque. D’abord conçue par
Csikszentmihalyi384 en 1988, puis développée plus tard par Hoffman et Novak385
en 1996, cette étude a permis d’évaluer les comportements des « utilisateurs »
vis-à-vis de leur navigation sur des sites Internet, et a donner des résultats très
intéressants qui ont souvent déterminé l’évolution des sites et du Web design.

D’autres auteurs abordent la question de l’expérience selon d’autres points de vue


singuliers : par exemple, Pieter Desmet parle du rôle du souci et de son influence
dans l’évaluation des produits386. Selon cet auteur, il existe plusieurs types de
soucis (par exemple la sécurité, l’amour, la rigueur, la peur, etc.) qui sont toujours
en connexion avec des expériences passées ou des préférences futures. Desmet
constate que le souci influence la façon d’aborder une nouvelle expérience et met
en péril la relation entre l’utilisateur et un nouveau produit. De son côté,
Elizabeth Sanders déclare que lorsqu’il y a une expérience nouvelle, celle-ci est
toujours tissée dans des mémoires passées et reste étroitement associée aux rêves
de notre imagination387. L’expérience serait cet événement subjectif, éprouvé
seulement par celui, ou celle qui la subit. Jodi Forlizzi et Shannon Ford, eux,
précisent le caractère narratif de toute expérience. Puisqu’elle est toujours
dynamique, qu’elle change et qu’elle se développe selon le temps et le contexte de
chacun, l’expérience à cette spécificité de pouvoir être racontée, de pouvoir être
exprimée à quelqu’un et par quelqu’un388. Vesa Jääskö et Tuuli Mattelmäki
analysent deux façons de comparer la participation et l’expérience des
utilisateurs sur des sites Internet : observer et sonder389. Selon les résultats de
leur étude, ces deux techniques peuvent être considérées comme
complémentaires. D’une part, l’observation est une méthode très utilisée pour
étudier plusieurs types d’informations concernant le flux d’information, l’ordre
des actions, l’environnement physique, l’ergonomie et l’interaction entre les
individus et les produits. D’autre part, le sondage complémente l’analyse, dans la

384 CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly, Optimal experience : Psychological experience of flow, 1988.


385 HOFFMAN, D.L., NOVAK, T.P., « Marketing in hypermedia computer-mediated environnements :
Conceptual foundations », Journal of marketing, pp 50-68.
386 DESMET, Pieter, Designing emotions, 2002.

387 SANDERS, Elizabeth B.-N., « Virtuosos of the experience domain », Proceedings of the 2001 IDSA,

Education conference, 2001.


388 FORLIZZI, J., et FORD, S., « The building blocks of experience: an early framework for interaction designers

», dans : Proceedings of the conference on Designing interactive systems: processes, practices, methods, and
techniques, pp.419-423.
389 JÄÄSKÖ, Vesa et MATTELMÄKI, Tuuli, « Observing and probing », dans : Proceedings of the 2003

international conference on Designing pleasurable products and interfaces, pp 23-26.

338
Étude de la réception

mesure où il couvre plusieurs aspects de l’expérience de l’utilisateur et aide à


mieux comprendre les données obtenues par l’observation.

En 2004, Axel Vogelsang et Tim Austin proposent à divers artistes (créateurs de


projets interactifs) de répondre à un questionnaire en ligne sur la relation entre
l’artiste et l’ « utilisateur » (the user)390. Les réponses à la question « pensez-vous
à votre audience comme un utilisateur et à l’ergonomie de leur interaction ? »
montre bien que pour certains, l’interacteur est toujours un élément de l’équation
créatrice à prendre en considération (Chris Hales) et que pour d’autres, comme
Simon Biggs, il n’y a pas d’intérêt à penser à l’audience lorsqu’on imagine ses
propres projets interactifs : « je ne pense pas à mon audience comme utilisateurs,
pas plus qu’un peintre penserait à son audience de cette même façon »391. À une
autre question sur l’analyse des réactions de l’audience, les réponses semblent
indiquées que certains artistes se sentent concernés par l’étude préparatoire des
possibles comportements du public. Chris Hales, par exemple, emploie également
une stratégie d’expérimentation de travaux en phase de construction (work in
progress) pour analyser les réactions des visiteurs.

En 2005, Sangyeob Lee392 envisage une étude sur les réactions émotionnelles des
spectateurs avec, d’un côté, une version linéaire et de l’autre une version
interactive d’un récit filmique d’environ 7 minutes intitulé Modern cinderella.
Cette étude a été réalisée par comparaison, entre un groupe de participants (2
personnes) versus un spectateur seul, sur un total de 80 participants qui ont été
mélangés aléatoirement pour former les groupes. Selon l’analyse des résultats,
Lee considère que les facteurs « plaisirs », « engagement avec l’histoire » et
« attention » ne diffèrent pas selon les conditions du visionnage (par groupe ou
individuel). Il constate également une plus grande curiosité envers la version
interactive du récit, ainsi qu’une discussion plus engagée des participants sur
celle-ci. Ceux qui ont expérimenté la version interactive se sont très vite
enthousiasmés par le fait de pouvoir réaliser des options, mais lorsqu’ils étaient
accompagnés, ils ne réfléchissaient pas autant à leur sélection et restaient en
conséquence moins attentifs. Une des plus grandes difficultés de Lee a été de
trouver des résultats pleinement satisfaisants. En utilisant une échelle de 5
valeurs la tâche est plus laborieuse et une nuance trop subtile peut parfois induire

390 AUSTIN, T., VOGELSANG, A., « The art audience as user », dans Proceedings of the Pixelraiders 2
conference, 2004.
391 Traduction libre de : « I do not think of my audience as users no more than a painter would think of their

audience in such a manner ». Peut-être que Biggs est contre cette idée, justement parce qu’il ne reconnaît pas
l’audience des installations interactives comme un « utilisateur ».
392 LEE, Sangyeob, « Viewer responses to interactive narrative: a comparaison of interactive versus linear

viewship in alone and group settings », article à paraître dans Communication technology, Mai 2005.

339
Étude de la réception

en erreur. C’est pourquoi il conseille d’utiliser une échelle plus grande (7 valeurs)
qui devrait permettre d’obtenir des conclusions beaucoup plus fiables (échelle
utilisée pour notre étude sur la réception, voir infra section 9.2).

En 2006, Linda Stone393 propose une analyse sur deux types d’attention :
« l’attention partielle continue » et « l’attention » en elle-même. Dans une
tentative de définir l’attention partielle continue, Stone affirme que celle-ci est
souvent confondue avec le multi-tasking profile (profil multitâche) où le désire
des « utilisateurs » s’affirme par la volonté d’être plus productif et plus efficace,
contrairement au premier type qui est la signification d’une volonté vivante, de
rester connecté au monde et au réseau. Bref, de prêter une attention partielle en
continuité. C’est un effort, selon Stone, qui oblige à ne rien perdre, à rester
toujours alerte, branché (le texte ergodique de Espen J. Aarseth). C’est peut-être
à cette attention-là qu’il faut songer lorsqu’il s’agit de penser aux nouvelles
technologies, aux nouveaux dispositifs interactifs (et au récit filmique interactif).
Une attention partielle continue d’un spectateur en activité permanente,
connectée, alerte, soit lorsqu’il est installé passivement à regarder le déroulement
de l’histoire, soit lorsqu’on lui demande d’intervenir afin d’opter pour l’une des
alternatives diégétiques proposées.

Plus récemment, Mok Mi Hudelot a cherchée à comprendre quel était la


« forme » de l’œuvre interactive394. L’investigation menée par Mi Hudelot visait,
par la psychologie cognitive et par une approche représentationniste, l’analyse
d’œuvres interactives afin d’en extraire um modèle d’expérience et une typologie
nouvelle. Hudelot constate que ce que l’on désigne aujourd’hui d’ « œuvre
interactive », n’est rien d’autre que « l’expérience interactive » qui met en scène
un spectateur en dialogue avec un dispositif artistique, selon le principe du
dialogue homme/machine. À partir d’un corpus d’œuvres et d’ « expériences
interactives », l’analyse s’est procédée grâce à des enquêtes qui visaient
comprendre auprès des spectateurs qu’elle avait été leur « vécu de l’action » et
leur « vécu de la pensée ». Ainsi, et sur la base des expériences cognitives,
Hudelot considère trois grands types d’œuvres interactives : celles à caractère
« cognitif », celles à caractère « sensible » et celles à caractère « ludique ».
Comme le constate Hudelot dans les conclusions de sa recherche, « un dispositif

393 STONE, Linda, « Linda Stone’s thoughts on attention and specifically, continuous partial attention »,
http://continuouspartialattention.jot.com/WikiHome, consulté le 3 janvier 2007.
394 Voir : MI HUDELOT, Mok, Interactivité et cognition : l’étude de l’expérience interactive en art par une

approche de psychologie cognitive », thèse de doctorat, Université Paris 8, Juin 2008.

340
Étude de la réception

à interface écran/souris n’invite pas à un même type d’expérience cognitive qu’un


dispositif immersif ». Son étude s’est portée sur les dispositifs interactifs des
œuvres de Luc Courchesne Portrait nº 1, de Masaki Fujihata Impalpability, de
Jean-Louis Boissier Moments de Jean-Jacques Rousseau et l’œuvre d’Atsuko
Uda Cinepoly. Pour Mi Hudelot, l’unique façon de considérer les expériences que
les œuvres interactives donnent à vivre, c’est les expérimenter.

Il existe ainsi, différentes façons de comprendre, d’analyser et de comparer


l’expérience des spectateurs et d’en extraire une étude possible sur la réception du
public. Soit c’est un point de vue purement subjectif qui domine, soit c’est une
comparaison plus scientifique et méthodique qui s’exerce, soit encore l’analyse se
concrétise par une technique ou par une technologie plutôt que par l’expérience
elle-même.
Il nous paraît important de souligner que, quelle que soit l’étude à entreprendre,
la méthode ou le modèle à utiliser, il est primordial, pour l’analyste, de
comprendre le comportement (actions et réactions) des interacteurs, de connaître
leurs objectifs et de connaître les aspects qu’ils ont trouvés les plus significatifs et
adéquats à l’expérience. Comprendre les besoins, les doutes et les soucis des
interacteurs lorsqu’ils sont confrontés à une œuvre interactive (installation ou
pas) devrait aider à la conception de nouveaux projets. Comme le précisent Jodi
Forlizzi et Katja Battarbee :

« l’approche orientée sur l’expérience est la seule vraie


façon dont le design pour l’utilisateur peut impacter la
poussée technologique. En comprenant l’expérience, des
applications expérimentales et signifiantes peuvent être
aussi bien trouvées pour la technologie »395.

De meilleurs dispositifs interactifs et de meilleures installations numériques


peuvent être envisagés et/ou découverts en comprenant l’expérience de
l’interacteur. Pour cela, plusieurs stratégies peuvent être employées, dont :
o L’observation directe de l’objet à étudier ;
o La documentation vidéo des comportements des spectateurs et des
interacteurs ;
o La conversation directe avec le public, avec ceux et celles qui ont fait
l’expérience de l’œuvre interactive ;

395FORLIZZI, J., et BATTARBEE, K., « Understanding experience in interactive systems », dans Proceedings of
designing interactive systems: processes, practices, methods, and techniques, pp. 261-268.

341
Étude de la réception

o Et l’analyse de questionnaires répondus par le public après son


expérience.

9.2 Dimension de l’étude

Afin de procéder à l’étude de la réception du public pour les installations


Carrousel, Muriel et Transparence, nous avons utilisé trois modèles
méthodologiques. D’une part, nous avons réalisé une évaluation empirique du
comportement des spectateurs à travers une documentation exhaustive
(photographies et vidéos) des projets et une présence permanente sur les lieux
des expositions (ce qui nous a permis d’analyser certains comportements, de
vérifier des réactions, de comprendre les doutes et les soucis des spectateurs -
Pieter Desmet). D’autre part, nous avons élaboré un questionnaire (plus ou moins
identique pour tous les projets, ou du moins qui dressent des mêmes
préoccupations les concernant - voir appendice 2) qui a été soumis en diverses
occasions tout au long de notre étude et pour les trois projets en question
(Sangyeob Lee). Finalement, et s’agissant exclusivement de Transparence, nous
avons débuté l’analyse sur l’expérience interactive par une série d’entretiens
tenus avec plusieurs participants lors d’une version préparatoire du projet (Chris
Hales). Cette première approche nous a permis d'engager une meilleure
évaluation du projet avant son « installation » définitive. Elle a également été très
utile pour l’élaboration des questionnaires (une description détaillée des
entretiens est expliquée dans la section 9.4).

Afin d’observer, de comparer et d’étudier le comportement des spectateurs et de


disposer d’un échantillon élargi de différents publics, les trois projets ont été
installés à plusieurs reprises dans des lieux et des espaces diversifiés.
Carrousel a été installé dans trois lieux distincts, dont :
o L’exposition collective What is Watt ?396 au Forum de la ville de Maia (un
espace culturel des arts et des métiers), au nord du Portugal, en juin
2006 ;
o Les 40 heures de Serralves en fête397, une fête grand public au musée de
Serralves, musée d’art contemporain de la ville de Porto, en juillet 2007 ;

396 What is Watt? réunit, depuis 2001, un groupe de 25 artistes originaires de l’île de Madère (Portugal), qui
présentent des similitudes dans la production et la compréhension de l’œuvre d’art. Il s’agit de promouvoir des
projets artistiques inter médiatiques où l’électricité s’assume comme un flux d’énergie essentiel dans
l’opérationnalité du social et de l’acte artistique contemporain. « Le courant électrique se présente comme un
indispensable cordon ombilical et un agent de la réalisation de l’œuvre d’art dans l’intervalle qui négocie la vie
entre l’état on et off », pour en savoir plus sur le groupe voir son site : http://www.whatiswatt.org
397 http://www.serralvesemfesta.com/gca/index.php?id=26&continua=0

342
Étude de la réception

o Et au musée et centre des arts Casa das Mudas398 de la ville de Calheta, au


sud de l’île de Madère, en décembre 2008 pour le Festival MadeiraDig399.
Transparence a également été installé à trois reprises :
o Lors de l’inauguration de l’Édifice Transparent (une maison culturelle et
un centre commercial ressuscité - où le projet Transparence a été filmé
dans son intégralité avant les travaux de reconstruction et réhabilitation)
à Porto, en juin 2007 ;
o Pendant le festival audiovisuel Fest - Festival International des Jeunes
Cinéastes400 de la ville de Santa Maria da Feira, en octobre 2007 ;
o Puis, au musée et centre des arts Casa das Mudas de la ville de Calheta,
au sud de l’île de Madère, en décembre 2008.
Muriel a été exposé :
o Pour la première fois au Musée d’Art Contemporain de la ville de Funchal
(MAC - Culturede401), capital de l’île de Madère, au mois de septembre
2007 lors de la 4e édition de l’exposition collective What is Watt ?.
o Une seconde installation du projet a été réalisée au musée et centre des
arts Casa das Mudas de la ville de Calheta, en décembre 2008.

9.2.1 Observation

Ce nombre considérable d’installations et de lieux hétérogènes nous a permis de


réaliser une vaste analyse, plus profonde et plus attentive quant aux
comportements et aux attitudes des spectateurs et des interacteurs vis-à-vis des
différents travaux. Nous verrons dans les prochaines sections de manière
détaillée et pour chaque projet, les résultats de cette analyse. Cependant, et en ce
qui concerne l’ensemble des installations, quelques évaluations suscitent tout de
suite des résultats intéressants qui rejoignent nos premières attentes et que nous
décrivons ci-dessous :
o D’une part, l’observation des comportements des spectateurs nous a
permis de comprendre que certains embarras, gênes ou timidités sont
communs aux trois projets et renvoient à :
• Une tentative de se cacher derrière quelqu’un ou quelque chose
par peur ou timidité (derrière un pilier de la salle, un mûr) ;

398 http://www.centrodasartes.com/Default.aspx
399 http://www.madeiradig.net ( « MADEIRADIG was created in 2004, filling a gap in Madeira’s cultural events
in the field of multimedia and digital arts. The Festival aimed to bring to Madeira international top level artists
from music, film, video, computer art and photography and also to motivate Madeiran artists to create new
works in these fields »).
400 http://www.fest.pt

401 http://www.culturede.com/pt/museus/arte_contemporanea/lista.aspx

343
Étude de la réception

• Une apparente confusion de ne pas savoir quoi faire lorsque le


« spectateur » se sent observé ;
• Une peur de toucher ou de casser quelque chose ;
• Une expérimentation à plusieurs reprises ;
• Un retour sur les lieux après une première incursion frustrée.
• Une envie d’expérimenter lorsque seul en salle.
o D’autre part, nous avons observé et calculé le nombre approximatif de
spectateurs par installation (nombreux, moins nombreux), le temps de
participation de chacun (moins de trente minutes, plus de trente minutes)
et ce qui affecte la durée de chaque participation - facilitée d’utilisation
des dispositifs, confort de la salle, présence d’autres spectateurs, et le fait
de rester debout ou de s’asseoir pour voir le récit filmique.

A - La participation des spectateurs/interacteurs varie selon le type d’installation


et elle s’adapte aux nécessités de chaque projet :
o Selon que l’interacteur reste assis (Transparence) ou debout (Carrousel,
Muriel) ;
o Selon le type d’interaction exigée : continue (Muriel, Carrousel) ou
intermittente (Transparence) ;
o Selon le lieu de l’installation : musée ou galerie d’art (Carrousel, Muriel),
espace commercial ouvert (Transparence) ;
o Selon la difficulté et le temps pour apprendre à « utiliser » les dispositifs
interactifs.

B - La réception des projets varie selon le public :


o Un public habitué aux musées et aux galeries d’art accepte très facilement
ce genre de travaux : les installations réalisées dans des musées et des
galeries d’art ont eu une plus grande acceptation, une curiosité accrue et
un enthousiasme élevé.
o Un public désinformé ou peu habitué à une très grande réluctance envers
ce genre projets : les installations réalisées hors des espaces communs
d’expositions ont été moins visitées, tolérées ou acceptées (les spectateurs
ne se sentent pas concernés, ne posent pas autant de questions,
s’éloignent plus facilement lorsqu’on leur demande de répondre à nos
questions, etc.).

344
Étude de la réception

C - Le temps de participation des spectateurs varie selon :


o Les travaux : participation plus longue pour Transparence, plus courte
avec Muriel et Carrousel.
o L’espace physique de l’installation : plus étendue dans les musées et
galeries d’art (Carrousel, Muriel), plus courte dans un espace commercial
de passage (Transparence) ;
o Le nombre de spectateurs dans la salle : plus ils sont nombreux moins ils
se sentent à l’aise pour participer (est-ce par peur d’échouer ?) ;
o L’intérêt des spectateurs pour ce genre d’installation interactive.

Il faut prendre en compte que le temps du visionnage diffère toujours du temps


de l’interaction. La singularité des projets installés permet de « donner » à
chaque spectateur un temps pour visionner le film et un temps autre (variable)
pour interagir. À une demande d’interaction plus active et prolongée correspond
une action plus étendue dans le temps, et à une demande plus posée et syncopée
une interaction plus courte et plus concise. Nous avons également constaté que la
participation des spectateurs aux différents travaux passe par une nécessité
d’interagir et par l’apprentissage du fonctionnement du dispositif interactif, qui
se fait souvent par imitation : la répétition des gestes et des attitudes des autres.

9.2.2 Les questionnaires

Des questionnaires ont été élaborés afin de réaliser une enquête sur la réception
du public concernant Carrousel, Muriel et Transparence. En conséquence, nous
avons conçu une première étude qualitative du projet Transparence. Cette
analyse primaire a été développée grâce aux résultats des entretiens que nous
avons eus avec plusieurs participants avant même l’installation définitive du
projet (voir section 9.4.1). Ce n’est qu’à partir de ces entretiens que nous avons
repéré certains facteurs d’analyses communs qui nous ont permis la production
de questionnaires pour l’enquête sur les trois travaux (voir appendice 2).
Ainsi, trois questionnaires, plus ou moins identiques (quelques questions ont été
adaptées, réécrites ou modifiées selon les besoins et la spécificité de chaque
installation, voir appendice 2) ont été conçus et distribués aux
spectateurs/interacteurs lors des diverses expositions (il est à noter que chaque
participant a répondu librement au questionnaire).
Selon la disponibilité, le nombre et l’intérêt des participants/interacteurs, nous
avons recueilli un nombre considérable de questionnaires (#150) qui se traduit
par la distribution suivante :

345
Étude de la réception

o Transparence : 42 questionnaires ;
o Muriel : 24 questionnaires ;
o Carrousel : 84 questionnaires ;

9.3 Muriel : étude de la réception

Figure 63. Muriel au Centre des arts Casa das Mudas, Calheta, Madère, décembre 2008.

Afin d'étudier la réception du public concernant l’installation Muriel, nous avons


conçu et distribué un questionnaire (voir appendice 2) qui a été complété par les
spectateurs-interacteurs lors de leur visite/participation à notre travail.
Ce questionnaire est composé de dix-neuf (19) questions dont dix-sept (17)
prévoient une réponse selon une classification répartie de un (1) à sept (7) points
(selon l’échelle de Likert402), un (1) signifiant « Pas du tout d’accord » et sept (7)
« Tout à fait d’accord » (ou bien 1 : « Très difficile » et 7 : « Très facile », selon le
type de question). Les deux autres questions sont des questions dites ouvertes.

402 Ce nom provient du psychologue américain Rensis Likert. L’échelle de Likert est une échelle répandue dans
les questionnaires psychométriques. La personne interrogée exprime son degré d'accord ou de désaccord par
rapport à une affirmation. L'échelle contient en général 5 ou 7 niveaux qui permettent de nuancer le degré
d'accord : 1. Pas du tout d'accord, 2. Pas d'accord, 3. Ni en désaccord ni d'accord, 4. D'accord, 5. Tout à fait
d'accord. Pour les échelles impaires, le niveau central permet de n'exprimer aucun avis, tandis que les échelles
paires (par exemple à 4 niveaux) sont dites « de choix forcé ». À chaque réponse est attribuée une note positive
ou négative, ce qui permet un traitement des données avec une moyenne et un écart-type. L’échelle de Likert est
beaucoup utilisée en psychologie sociale, mais aussi dans l’évaluation de la validité sociale d'une intervention
psychologique.

346
Étude de la réception

(Certaines questions ont été inversées de façon à obliger une certaine réflexion
des spectateurs et à permettre un certain contrôle concernant la tendance aux
réponses automatiques).
L'instrument de recherche a été développé afin de diagnostiquer les aspects
suivants :
o Le degré de satisfaction des spectateurs et interacteurs vis-à-vis du
dispositif narratif et interactif (filmique et scénique) ;
o Le degré de curiosité des spectateurs (avant, durant et après leur
participation et/ou interaction) ;
o Le degré de contrôle sur les dispositifs et la satisfaction (sensation de)
produite par ce contrôle ;
o Et naturellement, le plaisir (sensation de) ou l'anéantissement produit par
l'expérience.

Dans cette première étude, nous avons obtenu vingt-quatre (24) questionnaires
complets, qui ont été remplis par :
o Deux groupes d’individus assez jeunes dont la moyenne d’âge varie entre
16-25 ans (6) et 36-45 ans (9). Et un troisième groupe (9) plus âgé (45 ou
plus).
o Un groupe de participants dont le niveau de scolarité varie entre les
études universitaires supérieures et l'éducation primaire, tout en sachant
que quatorze (14) d'entre eux ont répondu avoir accompli des études de
second cycle (ancien Mastaire).
o Un groupe de visiteurs indiquant avoir peu d'habitudes de consommation
culturelle. La majorité (12) affirme aller sporadiquement au cinéma, et
sept (7) y vont seulement 1 à 2 fois par mois, quinze (15) d’entre eux
visitent des expositions sporadiquement et cinq (5) une à deux fois par
mois (voir appendice 2 pour plus de détails).

347
Étude de la réception

9.3.1 Questions sur la satisfaction globale

Satisfaction Globale Questions :

1. Mon expérience
4 avec Muriel a été :
Très désagréable -
Très agréable.
3
Questions

2. Mon expérience
avec Muriel a été :
Très difficile - Très
2
facile.

3. Concernant le
1 film choisi : Je n'ai
pas aimé - J'ai
beaucoup aimé.
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
Échelle 4. Je pense avoir
1 2 3 4
vu tout le contenu
audiovisuel du
STDEV 1,27 1,39 1,54 1,34
travail.
Moyenne 5,40 4,76 4,78 3,39

Les spectateurs, en général, ont trouvé leur expérience avec Muriel moyennement
facile (4,76)403 mais considèrent qu’elle a été très agréable (5,4).
La grande majorité des spectateurs semble avoir aimé le film choisi pour
l’installation (4,78 : un résultat qui reste dans la moyenne, mais qui est tout de
même suspect étant donné qu’il s’agit d’un public peu habitué à la consommation
culturelle, que le film Muriel ou le Temps d’un Retour est d’origine française et
que les spectateurs sont majoritairement portugais), mais pense ne pas avoir vu
tout le contenu audiovisuel disponible (3,39).

9.3.2 Questions sur l’interface

1. Les dispositifs interactifs fonctionnent sans problèmes.


2. Les dispositifs interactifs devraient permettre d'autres solutions.
Lesquelles ?

Lorsqu’ils sont questionnés sur le bon fonctionnement du dispositif interactif,


une majorité considérable de spectateurs déclare avoir pu « jouer » et
« naviguer » sans problèmes avec les « instruments » mis à leur disposition
(joystick, contrôleur). Cependant, certains spectateurs semblent ne pas avoir
compris leur fonctionnement. La moyenne pour cette question nous donne un

403Tous les résultats ci-dessous et entre parenthèses se rapportent aux valeurs moyennes calculées, à moins que
l’on en fasse une mention différente.

348
Étude de la réception

résultat qui reste dans la moyenne (4,59) mais l’écart type (STDEV valeurs
d’écart-type404) reste lui très élevé (2,06) indiquant une dispersion très grande
dans les réponses données.
Très peu de spectateurs proposent d’autres solutions en ce qui concerne d’autres
fonctions/actions pour les dispositifs interactifs : la tendance reste tout de même
au souhait d’une amélioration de la « navigation » au sein de l’espace
tridimensionnel virtuel (Question ouverte avec les réponses suivantes des
spectateurs : « Avoir une rotation spatiale vraiment en 3D » ; « permettre les
360º » ; « voir d’en haut et d’en bas ») ou bien dans la variation des événements
diégétiques (« le spectateur devrait pouvoir changer les événements de
l’histoire »).

9.3.3 Questions sur le premier contact avec l’installation et la réaction du public

1er Contact et réaction du public Questions :

1. Au premier
contact avec
3
l'installation, je suis
curieux de voir
comment cela
Questions

fonctionne.
2
2. Au premier
contact avec
l'installation, je suis
curieux de connaître
1
le contenu du film.

1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00


3. Au premier
contact avec
Échelle l'installation, je me
1 2 3 suis senti frustré car
STDEV 0,67 2,09 2,05 je n’ai pas compris
Moyenne 6,48 5,09 3,71
comment cela
fonctionnait.

L’intérêt initial concernant l’installation est très élevé (6,47 : la plus grande
moyenne obtenue, avec le plus petit écart type calculé : 0,66), le spectateur est
très curieux et veut savoir comment fonctionne l’installation. La nouveauté du
projet et le lieu choisi n’y sont sûrement étrangers, n’oublions pas que
l’installation a été réalisée dans un musée qui a pour norme l’exposition d'œuvres
d’art dites traditionnelles (peinture, sculpture, et - rarement de la -
photographie).

404 STDEV (de l’anglais Standard Déviation): Renvoie à l'écart type statistique de toutes les valeurs dans
l'expression spécifiée. En mathématiques, plus précisément en statistiques et probabilités, l'écart type mesure la
dispersion d'une série de valeurs autour de leur moyenne.

349
Étude de la réception

Nous constatons également l’intérêt porté sur le contenu du film (5,06) ce qui
confirme le résultat obtenu lors du questionnement sur le choix de l’œuvre
cinématographique qui indiquait une moyenne positive de 4,78. Cependant, ces
conclusions sont assez contestables puisque l’écart type obtenu pour les deux
questions reste tout de même assez élevé (2,09 pour la première et 1,54 pour la
seconde).

Lorsque interrogé sur l’insatisfaction lors du premier contact avec l’installation, le


public semble partagé : la frustration de certains est plus marquée, peut être à
cause d’un manque d’expérience dans la « manipulation » de ce genre de
dispositifs ou bien d’un manque d’habitude envers ce genre de travail, disons,
plus expérimental. Les résultats ne sont pas concluants car ils présentent une
valeur moyenne qui reste proche du milieu de l’échelle (3,70) avec un écart type
très élevé (2,05).

9.3.4 Questions sur le contrôle

Contrôle Questions :

1. J'ai senti que je


4
contrôlais ce qui se
passait.

2. J'aurais aimé avoir


Questions

3
plus de contrôle sur
ce qui se passait
dans Muriel.
2
3. Les dispositifs
interactifs ont
1 fonctionné comme je
l’espérais.
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
4. J'ai senti une
Échelle grande frustration en
« manipulant » le
1 2 3 4 dispositif interactif.
STDEV 1,94 1,73 1,50 2,02
Moyenne 3,70 5,00 3,95 3,59

En ce qui concerne les degrés de contrôle des interacteurs, les questions étaient
dirigées sur la perception de ce même contrôle par rapport au récit et sur le
besoin ou non d’un meilleur contrôle envers l’expérience interactive vécue. La
première question a obtenu une moyenne de 3,70 (J’ai senti que je contrôlais ce
qui se passait avec Muriel) et la seconde question une moyenne de 5,0 (J’aurais
aimé avoir plus de contrôle sur ce qui arrivait dans Muriel). Ces résultats nous
indiquent que le spectateur a vite pris conscience que son expérience ne modifie

350
Étude de la réception

en rien ou presque l’histoire du film, mais qu’il ressent la nécessité d’un plus
grand contrôle envers son expérience. Étant donné que l’utilisation du dispositif
interactif n’a pas été tout de suite assimilée ou comprise (Les dispositifs
d’interaction fonctionnent comme je l’espère - 3,95), beaucoup de spectateurs ont
senti une grande frustration dans son utilisation (3,59).

9.3.5 Questions sur la curiosité et l’implication du public

Curiosité et Implication Questions :

1. Lorsque
4 j’interromps mon
interaction, je suis
curieux de savoir ce
qui va se passer
3
Questions

après.

2. Je suis resté
2 concentré tout le long
de mon expérience
avec Muriel.

1 3. Après avoir
compris le
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
fonctionnement du
projet, j'ai pris du
Échelle
plaisir à « jouer »
1 2 3 4 avec.
STDEV 1,90 1,54 1,77 1,71
4. Cela a été facile de
Moyenne 4,78 5,23 5,05 4,83
me familiariser avec
les dispositifs
interactifs.

Même si l’action des spectateurs et les résultats de cette action sur la


scénographie interactive semblent définir plusieurs répétitions, l’intérêt porté sur
la continuité du récit paraît assez prépondérant (ou du moins positive) pour la
grande majorité du public (4,78). Le public s’engage vraiment lors de son
expérience avec l’œuvre : la grande majorité affirme rester concentrée tout le long
de son expérience (5,22) puisque, une fois le fonctionnement du dispositif
compris, ils prennent du plaisir à jouer avec (5,04). Même si l’utilisation du
dispositif interactif leur a semblé assez facile (4,82), la question sur la frustration
semble contrarier ces résultats (3,59). On peut éventuellement en déduire que
lorsqu’il est familiarisé avec le dispositif, l’interacteur ne se sent plus frustré, mais
s’il ressent une certaine difficulté, alors l’intérêt diminue et la frustration
augmente.

351
Étude de la réception

9.3.6 Questions comparatives

1. Préféreriez- vous avoir vu le film au cinéma, sans interaction ?


2. Quelles différences suscite l'expérience de visionnage du film dans le
contexte de cette installation ?

Une partie considérable des spectateurs a préféré l’expérience de l’installation au


détriment d’un visionnage du film en salle (question inversée : 3,0). Sur les
différences que suscite l’expérience du film dans le contexte de l’installation et
étant donné que la question proposait une réponse ouverte, les spectateurs
spéculent de façon positive autour de : « mieux reconnaître à travers l’expérience
interactive la fragmentation du récit et la division temps/espace : tout est
fragment, parcelles d’une seule unité » ; « l’interaction est attirante et permet une
lecture distincte du film » ; « c’est amusant » ; « j’aime l’installation en tant
qu'œuvre d’art » ; « le film négocie un nouveau contexte formel » ; « le film
devient plus surréaliste » ; et d’une façon négative : « je n’arrive pas à faire une
lecture du film » ; « cela distrait trop, c’est une curiosité qui perd son intérêt
après avoir épuisé sa nouveauté » ; « très déconcertant et difficile à comprendre à
première vue ». Nous remarquons tout de même que le nombre considérable de
réponses semble indiquer que les spectateurs se sentent concernés par ce genre
d’expériences (mais nous restons sans savoir si l’intérêt est porté sur le récit
audiovisuel, le questionnaire ou l’installation dans sa globalité ?).

9.4 Transparence : étude de la réception

Comme nous l’avons déjà vu, Transparence a été installé en diverses occasions :
une première installation du travail s’est réalisée dans un espace clos de notre
université afin d’étudier, à partir d'entretiens contrôlés et filmés, les premières
impressions, réflexions et sensations des spectateurs-interacteurs. Réalisée en
mai 2007, cette étude (que nous décrivons plus bas) a permis de mieux
comprendre l’attente du public et de réaliser ainsi quelques réajustements sur
différents aspects du travail avant son installation définitive (démarche utilisée
par Chris Hales pour ses propres travaux artistiques).

9.4.1 Entretiens : étude préparatoire

Afin de mieux préparer les questionnaires pour l’étude de la réception du public,


nous avons préalablement réalisé des d'entretiens auprès d’un groupe de

352
Étude de la réception

spectateurs ayant eu l’occasion d’expérimenter une version bêta de


Transparence.

Figure 64. L’installation Transparence à l’Édifice Transparent, Porto, juin 2007.

Six (6) interviews ont été réalisées : cinq d’entre elles avec des individus qui ont
participé à l’expérience de façon isolée, une sixième avec un groupe de
participants composé de cinq (5) personnes. Un total de dix (10) personnes ont
été interrogés (8 hommes, 2 femmes), dont le plus jeune a 24 ans et le plus âgé
65. La durée moyenne de participation des spectateurs avec Transparence a été
de 22 minutes (une moyenne considérable étant donné la durée totale du récit
filmique qui est de 35 minutes, lorsqu’il est visionné lineairement).
Un des objectifs des entretiens a été, d’une part, de mieux connaître les
interviewés pour essayer de repérer des relations entre leurs habitudes de
consommation culturelle et la façon dont ils ont réagit à cette installation
interactive (« est-ce la première fois que tu fais l’expérience d’une installation
interactive ? », « combien de fois par mois visites-tu des expositions d’art ? »,
« combien de fois par mois vas-tu au cinéma ? » etc.). D’autre part, il s’agissait
d’analyser la participation du public, non seulement sur des paramètres
temporels (« Combien de temps a durée ta participation ? », « Combien de temps
penses-tu que ta participation a duré ? » « Combien de temps as-tu interagi ? »)
Mais également sur des éléments de discernement du dispositif interactif et du
récit filmique (« As-tu senti des difficultés à manipuler le dispositif interactif ? »,

353
Étude de la réception

« Crois-tu avoir vu tout le film ? », « Quand as-tu voulu abandonner


l’expérience ? », « Après combien de scènes ou séquences visionnées? »).
Un autre objectif de ces entretiens a été d’identifier plusieurs paramètres
d’analyse du dispositif narratif interactif dont la notion de non linéarité et de
fragmentation du récit (séquences aléatoires versus prédéfinies, syntagmes
narratifs) ; les moments de prise de décision (suspension narrative - effet de
pause, alternatives narratives - bifurcation du récit, noyaux et catalyses) ; ainsi
que les notions de répétition (fréquence narrative) et de mémorisation (du
programme, du dispositif interactif et des syntagmes narratives).

9.4.2 Résultats préliminaires

Lorsqu’ils sont interrogés sur leurs préférences, la grande majorité des


interviewés répond avoir préféré prendre des options et connaître les alternatives
diégétiques du récit ; nonobstant, l’ordre de succession des scènes n’a pas
représenté l’aspect le plus important pour eux, mais plutôt le sentiment de
contrôle induit par le dispositif interactif sur les images et l’histoire.
L’apprentissage du dispositif interactif a été très rapide est n’a posé aucune
difficulté ou aucun autre type de frustration (il convient de signaler qu’il s’agit
d’un public très qualifié et habitué à ce genre de dispositifs).
Cependant, le sentiment d’implication des spectateurs vis-à-vis des histoires n’a
pas été aussi évident : la plupart des interviewés a conclu que l’histoire est plus
difficile à cerner sur ce genre de dispositif narratif, que lorsqu’elle est vue dans
une salle de cinéma, et par conséquent, ils considèrent que le degré de
concentration des spectateurs doit être plus élevé.
La perception des spectateurs envers les dispositifs narratifs et interactifs reste
assez évidente : ils supposent aisément que leurs options affectent seulement la
suite des diverses scènes proposées et non pas le contenu de l’histoire. Toutefois,
certains considèrent que la variabilité dans l’ordre de succession des événements
diégétiques peut conduire à diverses interprétations de l’histoire.
Du point de vue de l’identification de certains paramètres du récit filmique
interactif, les individus questionnés ont trouvé que la non-linéarité narrative et la
segmentation de l’histoire en scènes autonomes étaient fondamentales. Les
moments de pause et de suspension du récit, ainsi que les alternatives diégétiques
proposées leur ont paru également fondamentaux, contrairement aux conditions
de répétition diégétique et de mémorisation narrative qui, selon eux, ne sont pas
indispensables à ce genre de dispositif narratif et interactif.

354
Étude de la réception

9.4.3 Analyse des questionnaires

Lors de l’installation de Transparence au Fest - Festival International des Jeunes


Cinéastes et pour la session inaugurale de l’Édifice Transparent, nous avons
distribué un questionnaire aux visiteurs et interacteurs qui ont eu l’opportunité
de visionner le film et d’essayer le dispositif interactif. Grâce à ces deux moments,
nous avons recueilli quarante-deux (42) questionnaires (considérés) complets.
Les questionnaires sont composés de vingt-quatre (24) questions, dont vingt (20)
respectent l’échelle de Likert (1 : « pas du tout d’accord », 7 : « Tout à fait
d’accord », ou 1 : « très difficile », 7 : « très facile », selon le cas), deux (2) autres
questions sont de type ouvert, une (1) autre question comparative et finalement
une (1) dernière question à choix multiple dans laquelle une liste de réponses
fermées est proposée (voir appendice 2).

L’instrument de recherche a été développé afin de diagnostiquer plusieurs


paramètres d’analyse, dont :
o Le degré de satisfaction globale des spectateurs vis-à-vis de l’installation ;
o Les réactions au premier contact avec l’interface interactive (dispositif
scénique et imagé) ;
o La curiosité des spectateurs avant, durant et après chaque intervention,
ainsi que leur sentiment d’implication vis-à-vis de l’histoire ;
o Le degré de contrôle des interacteurs sur le dispositif interactif et narratif
(contrôle ressenti et contrôle voulu) ;
o Les conditions narratives hypothétiques pour la conception d’un récit
filmique interactif.

Des questions génériques sur les données personnelles de chaque visiteur (ayant
répondu au questionnaire) ont permis de constater que :
o 52% des questionnaires ont été remplis par des individus de sexe
masculin ;
o La moyenne d’âge des participants est très jeune (53% ont 26 ans ou plus,
33% ont entre 16 et 25 ans) ;
o Du point de vue de la scolarité, 62% ont une licence, 7% un Mastaire, 17%
ont étudié jusqu’au lycée et 12% jusqu’au collège.
o Les visiteurs indiquent avoir une habitude de consommation culturelle
très élevée. 41% vont au cinéma 1 à 2 fois par mois et 33% 1 fois ou plus
par semaine (le questionnaire a été passé lors d’un festival de cinéma).

355
Étude de la réception

93% affirment visiter des expositions d’art contemporain 1 fois ou plus par
semaine (valeur très douteuse étant donné le nombre réduit d’expositions
qui sont inaugurées, par mois, dans notre pays).

9.4.4 Questions sur la satisfaction globale

Questions :
Satisfaction Globale
1. Mon expérience
avec Transparence
4 a été: Très
désagréable – Très
agréable.
Questions

3
2. Mon expérience
avec Transparence
a été : très difficile -
2
Très Facile.

3. Concernant le
1 contenu audiovisuel
: Je n'ai pas aimé -
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00 J'ai beaucoup aimé.
Échelle
4. Concernant les
1 2 3 4
thèmes abordés
dans Transparence :
STDEV 1,68 1,31 1,36 1,48
Je n'ai pas aimé -
Moyenne 5,10 5,83 6,10 5,24 J'ai beaucoup aimé.

En général, les spectateurs ont trouvé leur expérience avec Transparence plus
facile (5,83) qu’agréable (5,10). Les moyennes obtenues sont très élevées, ce qui
montre une satisfaction globale très satisfaisante envers l’installation. Pour ce qui
est du contenu audiovisuel, le résultat est encore plus convaincant puisque la
grande majorité affirme « avoir beaucoup aimé » (6,09), mais il n’en est peut-être
pas de même pour les thèmes abordés dans le film (5,24 – représente malgré
tout, un résultat très positif et bien au dessus de la moyenne).

9.4.5 Questions sur l’interface

Lorsqu’ils sont questionnés sur le bon fonctionnement du dispositif interactif, les


interacteurs répondent avoir senti une grande facilité dans l’emploi des interfaces
mise à leur disposition (6,26) : que ce soit à travers l’objet physique (le « cube »
interactif) ou par correspondance, à travers l’interface visuelle à options multiples
(SDTEV 1,08). De même, l’interface visuelle leur paraît facile à comprendre et elle
répond aux objectifs attendus, c’est-à-dire permettre aux interacteurs d’opter
pour des alternatives vis-à-vis des événements diégétiques proposés (5,90).

356
Étude de la réception

Les dispositifs interactifs correspondent aux attentes du public ou, du moins,


réalisent ce qu’ils attendaient d’eux (5,26), ce qui explique, peut-être, que les
interacteurs ne se sont presque jamais sentis frustrés lors de leur expérience
(2,07).

L'interface Questions :

1. Cela a été facile de


4 me familiariser avec
les dispositifs
interactifs (« cube
Questions

3 interactif » et interface
visuelle).

2 2. L'interface visuelle
est claire dans les
options qu'elle offre.
1
3. Je me suis senti
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
frustré en manipulant
les dispositifs
Échelle interactifs.
1 2 3 4
4. Les dispositifs
Moyenne 1,08 1,48 1,76 1,58 interactifs
SDTEV 6,26 5,90 2,07 5,26 accomplissent ce que
j'attendais d'eux.

Lorsque nous avons demandé aux participants de nous suggérer de nouvelles


fonctions pour le dispositif narratif et interactif de Transparence (question : Les
dispositifs interactifs devraient permettre d'autres solutions. Lesquelles ?), la
majorité des réponses nous renvoient à des solutions qui reposent
essentiellement :
o Sur le dispositif narratif : « s’arrêter sur une séquence », « choisir une
autre scène sans avoir à regarder l’intégralité de la scène choisie »,
« pouvoir revenir en arrière », « voir plusieurs segments narratifs en
même temps », « revoir nos options », « participer à l’histoire »,
« changer des choses dans l’histoire » ;
o Et sur l’interface visuelle : « pouvoir sortir du cube », « se rapprocher d’un
plan sans jamais perdre la notion de cube ».

9.4.6 Questions sur la non-linéarité et la fragmentation du récit

En ce qui concerne les diverses micro-histoires proposées dans Transparence, les


interacteurs construisent un sens par l’association qu’ils font des segments
narratifs visionnés (5,34).

357
Étude de la réception

Lorsqu’ils sont questionnés sur la démultiplication de l’histoire en « micro-


histoires », les interacteurs ne semblent pas être tous d’accord. La moyenne
récupérée de 3,20 n’est pas un résultat concluant qui permet de dire s’ils
considèrent qu’il existe, ou non, une construction mentale de plusieurs histoires à
chaque visionnage ou une suite diégétique (l’écart type est lui aussi très élevé,
2,16). Cependant, lorsque la question se réfère à la suite des épisodes, ils
considèrent effectivement que l’histoire reste toujours la même (5,32 - attention à
l’écart type lui aussi, ici, très élevé - 2,03). Nous ne pouvons pas dire que ces
résultats soient concluants, mais la tendance semble indiquer que les
spectateurs/interacteurs comprennent qu’il s’agit toujours de la même histoire,
même si celle-ci semble fragmentée et visionnée plus tard ou par d’autres
participants.

Non-linéarité et Fragmentation Questions :


1. Après mon expérience
avec le projet Transparence,
5 je pense avoir construit une
histoire avec un sens.
2. Je pense que dans ce
4 film, il existe plusieurs
Questions

histoires différentes, une


3 pour chaque personne qui
regarde et interagit.
3. Je crois que l'histoire est
2
toujours identique, même si
la suite des épisodes varie.
1 4. Je pense que la
segmentation du récit est
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00 parfaitement concevable
Échelle dans ce genre
d’expériences interactives.
1 2 3 4 5
5. Je pense que la suite des
STDEV 1,44 2,16 2,03 1,57 1,74
épisodes doit se borner à la
Moyenne 5,34 3,20 5,32 5,81 2,71
suite temporelle des faits
narrés.

La grande majorité des interacteurs (5,81) considère la segmentation du récit


comme une condition tout à fait normale et envisageable pour ce genre
d’installations interactives, puisqu’ils semblent considérer également que la suite
des épisodes ne doit pas se borner à la suite temporelle des faits de la diégèse
(question inversée, 2,71).
La fragmentation narrative de l’histoire ne compromet pas sa perception, si celle-
ci a été pensée pour être visionnée par fragments autonomes disloqués dans l’axe
temporel. Les spectateurs semblent comprendre qu’ils n’interviennent pas dans la
construction de l’histoire, mais qu’ils décident tout simplement de la suite des
événements proposés par le dispositif interactif et que la non-linéarité est ainsi
une condition nécessaire (mais pas obligatoire) au récit interactif. La

358
Étude de la réception

segmentation en épisodes semble être tout de suite assimilée et les variations


temporelles dans la diégèse sont un acquis.

9.4.7 Questions sur l’ordre, les alternatives et la suspension du récit

Les interacteurs sont pleinement satisfaits de pouvoir choisir parmi les diverses
séquences filmiques proposées (6,17). Ils se disent satisfaits de pouvoir participer
au récit. Cependant, ils interprètent chaque option comme une action qui ne
modifie en rien les événements racontés, mais qui change simplement l’ordre des
séquences visionnées (2,98 - STDEV 1,99 : les spectateurs ne semblent pas
d’accord quant à savoir si ce sont eux qui contrôlent l’histoire par les options
qu’ils extraient ou si, au contraire, l’histoire est prédéfinie à l’avance,
indépendamment des choix effectués).

Ordre, Choix et Suspension du récit Questions :

1. Avoir la possibilité de
4 choisir parmi plusieurs
alternatives, m’a satisfait.

3 2. J'ai senti que je


Questions

contrôlais l'histoire à
travers les choix que je
2 réalisais.

3. J'aurais aimé avoir plus


1 de contrôle sur l'histoire de
Transparence.
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
Échelle 4. Avoir des moments de
pause pour pondérer les
1 2 3 4
différentes options a
STDEV 1,03 1,99 1,69 1,20
6,17 2,98 5,07 5,67
facilité ma prise de
Moyenne
décision.

Nous constatons également que la plupart des interacteurs aimerait avoir plus de
contrôle sur l’histoire (5,07 - ce qui peut être confirmé par les nombreuses
suggestions données à la question ouverte concernant de nouvelles fonctions
pour le dispositif narratif, voir plus haut section 9.4.5). Quant aux moments de
pause du récit, les interacteurs considèrent que s’ils existent c’est pour mieux
pondérer les différentes options et par conséquent faciliter une prise de décision
(5,67, STDEV 1,20).
Est-ce que les spectateurs se sentent (plus) impliqués par le récit lorsqu’ils ont à
exécuter une action ? Opter, parmi plusieurs alternatives, pour la suite des
événements de l’histoire, semble contribuer à cela ; permettre une certaine
variabilité dans l’ordre de visionnage des fragments narratifs aussi. Il en est de

359
Étude de la réception

même avec la suspension des actions des personnages (en utilisant diverses
stratégies : « arrêt sur image » ; « ralenti » ; « panoramique en cycle » ;
« répétition » ; « description »).

9.4.8 Questions sur la mémoire et la répétition

Question à choix
multiple :
Mémoire et Répétition J'ai revu un épisode
pour :
5
4 44% 1. Mieux le comprendre.
8%
2. Donner un meilleur
sens à toute l'histoire.
3
3. Répéter un épisode
10% que j'ai beaucoup aimé.

4. Vérifier si le contenue
2 qui correspond à la
3% première image est
toujours le même pour le
reste du syntagme.

1 5. (par) Manque
3% d'alternatives que je
6 n'avais pas encore vues.
32%
6. Je n'ai revu aucun
épisode.

À partir d’une série d’options proposée aux spectateurs pour l’assertion : J’ai revu
un épisode pour, nous avons constaté que :
3% des spectateurs l’ont fait pour mieux comprendre un épisode, une scène
(condition répétitive du récit - « heureusement que cet épisode réapparaît parce
que je ne l’avais pas bien compris auparavant ») ;
3% des spectateurs ont revu une séquence afin de donner un nouveau sens à
l’histoire (construction mentale - « c’est très bien de pouvoir revoir cette scène,
comme ça je sens avoir mieux compris toute l’histoire ») ;
10% considèrent avoir répété un épisode parce qu’il leur avait beaucoup plu
(plaisir à regarder - « heureusement que j’ai pu revoir cette scène, parce qu’elle
était tellement bien ») ;
Et 8% l’ont fait afin de vérifier si, pour une même option, le contenu de la
séquence reste toujours identique. (Curiosité - à cause de la condition répétitive).
Les différentes options sont proposées par le système numérique (fonction
aléatoire) qui distribue les alternatives organisées dans la base de données.
Chaque option peut mener à des alternatives déjà parcourues puisque
l’organisation du récit dépend d’un tirage au sort.

360
Étude de la réception

44% des interacteurs, affirment revoir un épisode par manque d’alternatives qui
n’ont pas été encore proposées (par le système). Le programme organise
aléatoirement les séquences, ce qui peut mener à des parcours répétitifs et qui
« obligent » les interacteurs à choisir un épisode déjà vu précédemment (par
manque d’alternatives), s’ils veulent continuer leur « aventure » et espérer
découvrir des parcours nouveaux.
Un nombre considérable de spectateurs (32%) n’a revu aucun épisode. Soit,
parce que le système (fonction aléatoire) a toujours proposé des alternatives
distinctes. Soit parce que, face à des épisodes déjà visionnés, le spectateur n’a pas
voulu continuer (abandon volontaire de l’expérience) ou bien parce qu’il a
supposé que l’histoire avait fait le tour et était finie (abandon de l’expérience
induit par la clôture du récit).

9.4.9 Questions sur la curiosité et le sentiment d’implication

Curiosité et Implication Identification avec les personnages

Avec SARA
3 30%

Avec
MIGUEL Avec PEDRO
Questions

19% 7%
2

1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00


sans réponse
Échelle
28%
Aucun
1 2 3
16%
STDEV 1,65 1,92 1,45
Moyenne 5,20 5,27 5,43

Questions :
1. Après avoir vu un épisode, je suis resté curieux pour savoir ce qui allait se passer après.
2. J’ai ressenti une certaine curiosité pour connaître les alternatives que je n’ai pas choisies.
3. Je suis resté concentré tout le long de mon expérience.
4. Je m’identifie à l’un des personnages. Le ou lesquels ?...

Après avoir visionné un des épisodes du récit filmique la grande majorité des
interacteurs semble avoir ressenti une (forte ?) curiosité pour connaître la suite
des événements (5,20). De même, l’intérêt porté sur les alternatives non
visionnées de l’histoire donne un résultat très indicatif (5,27), mais l’écart type,
tout de même très élevé, ne permet pas de le confirmer (STDEV 1,92). Nous
pensons que cet écart est, soit motivé par le fait que les spectateurs, répondant au
questionnaire, ont compris l’histoire (et donc la curiosité s’annule), soit parce que
l’histoire ne les a pas motivés, soit encore parce que les alternatives proposées ne
justifient plus une telle curiosité.

361
Étude de la réception

Tout le long de l’expérience interactive, la concentration des spectateurs est


restée très élevée. Le sentiment d’implication du public envers le projet et
l’histoire est réaffirmé par les résultats du questionnaire : 5,43 - STDEV 1,45.
Afin de confirmer ces résultats, nous avons également demandé aux spectateurs
quel était le (ou les) personnage avec lequel ils sentaient s’être identifiés (Je
m’identifie à l’un des personnages. Le ou lesquels ?...) 30% dit se reconnaître
dans le personnage de Sara (60% des réponses a été donné par des individus du
sexe féminin), 19% avec Miguel et 7% avec Pedro. 16% des spectateurs
répondent ne s’identifier à aucun des personnages et 28% n’ont tout simplement
pas répondu à la question.

9.4.10 Comparaisons entre Transparence et le cinéma.

Comparaisons entre Transparences Questions :


et le cinéma
Comparez votre
expérience entre
Transparence et vos
3
habitudes en tant que
spectateurs de cinéma
traditionnel. Sur une
Questions

échelle de 1 (valeur
2 minimale) à 7 (valeur
maximale) classez les
paramètres suivants :
1 1. Implication avec
l’histoire.
1 2 3 4 5 6 7
2. Plaisir à regarder un
Échelle film.
1 2 3
Cinéma 6 6,34 6,39 3. Concentration.
Transparences 5,28 5,26 5,38

La relation entre le cinéma et le projet Transparence reste très proche. Les


spectateurs/interacteurs différencient très peu les deux formats (cependant
Transparence a toujours obtenu des valeurs inférieures) : concernant
l’engagement, le plaisir de regarder un film et la concentration, les résultats du
questionnaire sont démonstratifs : Si pour le sentiment d’implication des
spectateurs avec le cinéma, la moyenne est de 6 (sur 7), avec Transparence celle-
ci atteint la valeur également élevée de 5,28. En ce qui concerne le plaisir de
regarder un film, les résultats varient entre 6,34 pour le Cinéma et 5,26 pour
Transparence. Du point de vue de la concentration, le cinéma l’emporte d’un
point sur notre projet : 6,39 contre 5,38.

362
Étude de la réception

D’après ces résultats, nous déduisons que le public de Transparence fait un


rapprochement très effectif entre son expérience comme spectateur de cinéma et
celle de spectateur de notre installation. Il semble ainsi que les spectateurs
assument Transparence comme un travail dans le domaine cinématographique
et ils n’ont aucun complexe à le comparer à leur expérience sensorielle en salle.
Ils se sentent engagés par l’histoire, comme dans une salle de cinéma, ils ont du
plaisir à regarder le film et considèrent se concentrer autant que lorsqu’ils
regardent un film traditionnel.

9.5 Carrousel : étude de la réception

Figure 65. Carrousel, centre des arts Casa das Mudas, Calheta, Madère, décembre 2008.

Ayant pour objectif l’étude de la réception du public quant à l’installation


interactive Carrousel, nous avons conçu et distribué un questionnaire (voir
appendice 2) qui a été complété par les spectateurs-interacteurs lors de leur
visite/participation à notre travail.
Pour cette étude, nous avons obtenu quatre-vingt quatre (84) questionnaires
complets. Le questionnaire Carrousel est composé de vingt (20) questions dont
dix-neuf (19) prévoient une réponse selon une classification allant de un (1) à sept
(7) points (selon l’échelle de Likert), le un (1) étant le niveau le plus bas « Pas du
tout d’accord » et le sept (7) le plus haut « Tout à fait d’accord » (ou bien « Très
facile », « Très difficile », selon le cas). La vingtième question est une question à
réponse ouverte.
D’après les mêmes principes retenus pour les deux travaux décrits
précédemment, l’instrument de recherche a été développé afin de
diagnostiquer les aspects suivants :

363
Étude de la réception

o Le degré de satisfaction (sensation de) des spectateurs/interacteurs vis-à-


vis des dispositifs interactifs (scénique et imagé) ;
o Le degré de curiosité des spectateurs (avant, durant et après leur
participation/interaction) ;
o Le degré de contrôle des interacteurs avec les dispositifs interactifs et la
satisfaction produite par ce contrôle ;
o Et naturellement, le plaisir (sentiment de) ou l'anéantissement produit
par l'expérience.
Ainsi, nous avons obtenu quatre-vingt quatre (84) questionnaires complets,
remplis :
o Par un groupe d’individus assez jeune dont l’âge prédominant varie entre
seize (16) et vingt-cinq (25) ans (24%), et entre vingt-six (26) et trente-
cinq (35) ans (36%),
o Possédant un haut niveau de scolarité qui varie entre les études
universitaires supérieures (35%), l'éducation secondaire (6%), en passant
par des degrés de Mastaires (14%) et des Doctorats (6%),
o Dont à peine 16% des individus affirment aller une fois ou plus par
semaine au cinéma, et la grande majorité (51%) une à deux fois par mois,
o Et dont la grande majorité (54%) indique aller de temps en temps aux
expositions d’art contemporain, tandis que 38% affirme y aller une ou
deux fois par mois, ce qui révèle de fortes habitudes de consommation
culturelle.

9.5.1 Questions génériques de satisfaction globale

D’après les résultats obtenus, nous constatons que les interacteurs ont beaucoup
apprécié leur expérience avec Carrousel et qu’ils l’ont trouvé (l’expérience) très
agréable (5,30) et très facile (5,86). La grande majorité a trouvé l’installation
assez plaisante (4,98) de même que le thème traité par le récit filmique (4,81),
mais doute avoir vu tout le contenu audiovisuel disponible (4,22 – une valeur
tout de même au-dessus de la moyenne).

364
Étude de la réception

Satisfaction Globale Questions :

1. Mon expérience avec


5 Carrousel a été : Très
désagréable - Très agréable.
4
2. Mon expérience avec
Questions

Carrousel a été : Très difficile -


3 Très facile.

2 3. Concernant les images et


les sons choisis pour cette
installation : Je n'ai pas aimé -
1
J'ai beaucoup aimé.
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00
4. Je pense avoir vu tout le
Échelle
contenu audiovisuel de
1 2 3 4 5 Carrousel.
STDEV 1,39 1,62 1,58 1,46 1,56
Échelle 5,30 5,86 4,98 4,22 4,81 5. Le thème abordé m’a
beaucoup satisfait : Pas du
tout d’accord – Tout à fait
d’accord.

9.5.2 Questions sur l’interface

1. Les dispositifs interactifs fonctionnent sans problèmes.


2. Les dispositifs interactifs devraient permettre d'autres solutions.
Lesquelles ?

Lorsqu’elle est questionnée sur le bon fonctionnement des dispositifs (scénique et


imagé), la grande majorité des spectateurs semble satisfaite (5,29) et elle affirme
n’avoir ressentit aucun type de problèmes (58,3% des spectateurs choisissent la
valeur 6 ou 7 pour répondre à cette question - l’écart type reste assez bas - 1,38).
Pour ce qui est de proposer d’autres solutions pour le fonctionnement du
dispositif, les réponses sont très variées, mais les plus décisives défendent :
o Le besoin d’un contrôle plus élevé : « permettre d’avancer, reculer et
ralentir le film » ; « accélérer le mouvement du Carrousel » (déjà possible
dans notre proposition) ; « manipuler la fréquence et le volume sonore » ;
« contrôler le son et l’image par alternance » ; « permettre que le son soit
joué à l’envers lorsque la manivelle tourne à l’envers ».
o Un sentiment d’implication plus efficace (immersion) : « j’aimerais que
l’écran soit plus engageant » ; « on devrait pouvoir se dispenser de la
manivelle et permettre au spectateur de fonctionner comme un capteur de
mouvement ».

365
Étude de la réception

9.5.3 Questions sur le premier contact avec l’installation et réaction du public

L’intérêt porté sur l’installation reçoit le résultat le plus élevé du questionnaire


(6,37) et le plus petit écart type calculé (1,01), ce qui indique que le travail est
prometteur et qu’il invite à la participation des visiteurs (n’oublions pas que la
grande majorité des visiteurs sont des habitués des expositions d’art
contemporain).
En ce qui concerne le contenu audiovisuel et le premier contact avec le projet, les
visiteurs semblent être très curieux (6,14). Nous constatons également que la
plupart des spectateurs/interacteurs ne s’est pas senti frustrée au premier contact
avec l’installation (2,91 - ce qui confirme le résultat de la question précédente) et
qu’elle a compris comment celle-ci fonctionnait (interaction très intuitive).
Cependant, la valeur obtenue pour l’écart type à cette question peut induire en
erreur (2,07).

1er Contact et Réaction du public Questions :

1. Au premier contact
avec l'installation, je
suis curieux de savoir
3 comment cela
fonctionne.
Questions

2 2. Au premier contact
avec l'installation, je
suis curieux de
connaître le contenu
1 audiovisuel.

3. Au premier contact
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00 avec l'installation, je me
suis senti frustré car je
Échelle n’ai pas compris
1 2 3 comment cela
1,01 1,16 2,07 fonctionnait.
STDEV
Moyenne 6,37 6,14 2,91

9.5.4 Questions sur le contrôle des interacteurs

Du point de vue du degré de contrôle ressenti par les interacteurs, les résultats
sont assez significatifs : presque tous semblent avoir le sentiment d’avoir le
« contrôle » sur ce qui se passe (4,84). Ce qui peu être déduit par la facilité de
manipulation du dispositif (très facile) ; la vitesse de réponse en temps réel (il n’y
a pas de délai entre l’action et la réaction – notion d’immédiateté) et la fiabilité du
dispositif. Lors de chaque intervention, le sentiment de frustration reste très bas
(2,60), puisque le dispositif interactif fonctionne selon l’attente des spectateurs
(4,81). Cependant, les interacteurs auraient aimé avoir plus de contrôle sur les

366
Étude de la réception

dispositifs (4,89). Une question de type ouvert confirme cette nécessité et permet
de vérifier que la plupart d’entre eux suggèrent plusieurs possibilités d’interaction
non permis par notre dispositif (voir plus haut les réponses sur l’interface).

Contrôle Questions :

1. J'ai senti que j’avais le


4 contrôle sur ce qui se
passait.
Questions

3 2. J'aurais aimé avoir plus


de contrôle sur ce qui
arrivait dans Carrousel.
2
3. Les dispositifs interactifs
ont fonctionné comme je
1
l’espérais.

1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00 4. Au premier contact avec
Échelle l’installation je me suis
senti frustré car je n’ai pas
1 2 3 4 tout de suite compris
STDEV 1,81 1,80 1,55 1,87 comment cela fonctionnait.
Échelle 4,84 4,89 4,82 2,60

9.5.5 Questions sur la curiosité et le sentiment d’implication du public

Curiosité et Implication Questions :

1. Lorsque j’interromps
5 mon interaction, je suis
curieux pour savoir ce
qui va se passer après.
4 2. Je suis resté
Questions

concentré tout le long de


3 mon expérience avec
Carrousel.
2
3. Après avoir compris le
fonctionnement du
dispositif, j'ai pris du
1 plaisir à « jouer » avec.
4. Cela a été facile de
1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 7,00 me familiariser avec les
Échelle dispositifs interactifs.
5. J'aurais aimé savoir
1 2 3 4 5
s'il y avait d'autres
STDEV 1,50 1,37 1,49 1,44 1,64 histoires.
Échelle 5,23 5,74 5,73 5,97 5,06

Le récit filmique de Carrousel étant très répétitif, les spectateurs ressentent tout
de même une grande curiosité pour connaître la suite des événements diégétiques
(5,23) - surtout lorsque le film s’ « arrête ». Ne pouvant visualiser tout le récit

367
Étude de la réception

filmique, soit par manque de temps, d’opportunité, d’espace, par fatigue (de
tourner la manivelle) ou autre, les spectateurs portent un grand intérêt au
contenu audiovisuel non visionné (5,06). Ils considèrent être restés concentrés
tout le long de leur expérience (5,74). Et après avoir compris le fonctionnement
du dispositif, qui leur a semblé très facile (5,97), ils affirment avoir pris du plaisir
à « jouer » avec (5,73).
Il s’avère ainsi que l’installation Carrousel possède un intérêt significatif pour les
visiteurs et que lorsqu’ils l’expérimentent ils le font avec un très fort sentiment
d’implication.

9.5.6 Comparaison entre Carrousel et le cinéma

1. J'aurais préféré voir le film du Carrousel sans avoir à interagir.

Questionnés sur leur préférence entre regarder le film au cinéma ou en faire


l’expérience avec le dispositif interactif de Carrousel, la grande majorité des
spectateurs répondent avoir préféré l’option de l’installation. Un nombre très
significatif de visiteurs répond négativement à la question (inversé, 2.10 - ce qui
nous donne un résultat que nous considérons positif, puisque la question a été
posée de façon inversée). Plus de 53% des réponses ont la valeur minimale « pas
du tout d’accord ».
Pour un public habitué au cinéma (1 à 2 fois par mois, 51%) et aux expositions
d’art contemporain (1 à 2 fois par mois, 38%), l’expérience interactive offerte par
Carrousel semble satisfaire la plupart d’entre eux.

9.6 Synthèse des résultats

9.6.1 Muriel

Une analyse générale et sommaire des résultats nous permet d’affirmer que
l'appréciation générale du public envers ce travail est clairement positive et que
celui-ci réunit de bonnes conditions permettant une expérience pleine de sens. En
effet, les moyennes obtenues à toutes les questions sont positives (13 des 17
réponses présentent des valeurs moyennes positives, mais certaines ont tout de
même des valeurs d’écart type très élevées – voir sur les figures les valeurs de
STDEV). Les exceptions à cette règle ont été obtenues pour deux questions qui
ont été inversées (dans l’une des questions nous avons demandé aux spectateurs
s’ils auraient préféré voir le film dans une salle de cinéma et la moyenne trouvée a
été de 3 valeurs) renforçant ces mêmes résultats.

368
Étude de la réception

Nous avons défini trois questions au sujet de la curiosité et de l'intérêt portés sur
l’installation : l'intérêt initial du public au sujet du film (5,08), l'intérêt initial au
sujet du dispositif scénique (6,47) (celle-ci est la valeur la plus élevée que nous
ayons obtenu, avec le plus petit écart type calculé : 0,66). La troisième question
de ce groupe concernait l'intérêt porté tout le long de l’expérience interactive
(4,7). Une autre question, qui d’une certaine manière peut être liée à ce premier
groupe, évaluait le niveau de concentration au cours de l’expérience (5,22, dont
seulement deux réponses avec une valeur inférieure à 4 et 7 réponses (sur un total
de 24) avec une valeur de 7, la valeur la plus haute de l’échelle).
Les résultats obtenus concernant les questions relatives à l'agrément de
l'expérience (5,4), le plaisir de l'interaction (5,04) et la facilité de l'expérience
(4,76) sont également positifs.
En ce qui concerne les dispositifs interactifs, les résultats ne permettent pas une
interprétation si optimiste. Une question relative à l’insatisfaction montre un
résultat de 3,5, relativement bas, mais qui semble logique si on le compare avec le
résultat obtenu concernant la facilité de l'expérience (4,76). À la question sur
l'absence de problèmes du dispositif, les réponses ont comme résultat une
moyenne de 4,5 (avec un écart type très élevé de 2,06). Tous ces résultats sont
près de la valeur moyenne de l’échelle (4). Il semblerait que le dispositif interactif
(gamepad utilisé pour Muriel) ne soit pas si facile à manipuler pour celui qui n’en
a pas vraiment l’habitude et qu’il nécessite un temps d’apprentissage assez
considérable.
En ce qui concerne le contrôle du spectateur vis-à-vis du dispositif, les questions
étaient dirigées sur la perception de ce même contrôle vis-à-vis du récit et sur le
besoin ou non d’un meilleur contrôle envers l’expérience interactive vécue. La
première question a obtenu une moyenne de 3,69 et la seconde une moyenne de
5,0. Le spectateur a vite conscience que son expérience ne change en rien ou
presque l’histoire, mais il sent une nécessité d’un plus grand contrôle envers elle.
Les questions ouvertes ont comme propos la confirmation et l’obtention de
réponses concrètes qui aident à expliquer certains résultats. Dans le cas du
questionnaire Muriel, les réponses aux questions ouvertes n’ont pas une grande
valeur puisque la plupart des questionnaires n’ont pas été remplis et que les
réponses obtenues sont plutôt vagues ou ambiguës.

En se basant sur ces résultats, nous pouvons donc constater que, d'une part, le
public évalue sa participation à Muriel comme étant une expérience positive.
D'ailleurs, deux conditions fondamentales pour une expérience plaisante ont été

369
Étude de la réception

obtenues : curiosité/intérêt et attention. Une étude postérieure devrait évaluer si


c’est seulement la qualité du projet qui explique ces résultats ou s’il s’agit
également, et à quel niveau, de la nouveauté de l’expérience, puisque nous faisons
face à un public non spécialisé et non familiarisé avec l'art contemporain. D’autre
part, la réaction du public semble indiquer que les dispositifs interactifs, mais
également les conditions de contrôle de l’expérience de l’interacteur peuvent et
doivent supposer des améliorations.

9.6.2 Transparence

Une analyse générale et sommaire des résultats nous permet de constater que
l’appréciation globale des spectateurs de Transparence est clairement positive, et
que leur expérience a été très facile et agréable. Sur 20 questions posées d’après
l’échelle de Likert, 16 ont obtenu une moyenne positive, quatre autres questions
de type ouvert (2), à choix multiple (1) et comparative (1), complètent le
questionnaire.

Ainsi, nous avons défini plusieurs questions au sujet de la curiosité et du


sentiment d’implication des spectateurs avec l’histoire, dont les résultats sont très
satisfaisants : la curiosité pour connaître la suite des événements (5,19), les
alternatives non choisies (5,28), la concentration tout le long du visionnage et de
l’expérience (5,42) et l’identification avec un ou plusieurs personnages de
l’histoire. En ajoutant ces résultats à ceux relatifs à la satisfaction globale
(agréabilité : 5,09, facilité : 5,83), nous constatons que notre installation (pour
ceux qui ont répondu au questionnaire) reste intéressante et retient l’attention de
la grande majorité des visiteurs. Un autre résultat sur la frustration (2,07 - peu
frustrés) permet de confirmer notre affirmation.
Du point de vue de l’interface et du bon usage du dispositif interactif, le travail ne
pose pas de problèmes. La majorité des spectateurs/interacteurs ne sent pas de
difficulté ni dans l’utilisation du « cube » interactif ni dans l’interprétation de son
utilisation vis-à-vis des alternatives diégétiques proposées (5,90). Ce qui aide
également à comprendre le taux d’intérêt très élevé porté au projet. Cependant,
dans une question de type ouvert, plusieurs suggestions ont été faites dans le
dessein d’améliorer certaines fonctionnalités du dispositif narratif et interactif
(nous soulignons ici le haut niveau d’habitudes de consommation culturelle du
public).
Nous vérifions également que, pour la grande majorité des
spectateurs/interacteurs, Transparence est comparable au visionnage d’un film
dans une salle de cinéma. Ce résultat est très engageant puisque notre objectif

370
Étude de la réception

était de saisir quelles conditions sont nécessaires (et possibles) pour que ce
cinéma que nous connaissons tous aujourd’hui, devienne un cinéma plus
participatif et impliquant véritablement le spectateur dans des actions concrètes
qui puissent « modifier » le déroulement de l’histoire (passer d’un temps
diégétique à un autre par le bais d’une action d’un tiers externe à l’histoire –
homme ou machine).
Plusieurs concepts narratifs (tirés des analyses sur le récit littéraire et filmique)
ont été considérés : non-linéarité, fragmentation, ordre, suspension, répétition,
etc. comme conditions d’un cinéma interactif. D’après les résultats recueillis, les
notions de non-linéarité et de fragmentation du récit sont envisagées par les
spectateurs comme nécessaires et indispensables. La segmentation de l’histoire
(syntagmes filmiques - scènes, plan séquences) ne compromet pas la perception
du récit interactif (les spectateurs en ont déjà l’habitude dans les films
postmodernes), et la condition non-linéaire n’est pas ressentie comme spécifique
à l’interactivité.
Permettre la possibilité d’opter parmi plusieurs alternatives narratives semble
être une des conditions exigées par les spectateurs, qui n’hésitent pas à cocher de
6 et 7 points cette question du questionnaire (6,16, une des plus hautes
moyennes). Cependant, ils sont conscients que leur choix ne change en rien les
actions des personnages, mais qu’il modifie plutôt l’ordre des scènes et des
séquences proposées. Et c’est pourquoi ils auraient aimé avoir plus de contrôle
sur l’histoire et leur action (5,07 - confirmé par les nombreuses suggestions
répondues dans le questionnaire). Nous supposons, alors, que la variation dans
l’organisation du récit interactif (changement du point de vue, de personnage, de
scène) n’est acceptable que lorsque celle-ci est réalisée par une action réciproque
des spectateurs. L’interruption et la suspension du récit (pause narrative) est vue
comme nécessaire, puisqu’elle existe pour mieux pondérer les alternatives et par
conséquent faciliter la prise de décision.
Les spectateurs ne considèrent pas le concept de répétition du récit (répétition de
certaines parties ou épisodes du récit) comme fondamental et nécessaire à une
condition interactive, puisque la plupart d’entre eux évitent de revoir des
épisodes déjà vus, à condition qu’ils n’aient pas d’autres choix. La condition de
mémoire inhérente à la répétition devient ainsi inutile et dispensable. À peine
10% des interacteurs considèrent avoir revu un épisode par nécessité.

Selon ces résultats, nous considérons que Transparence plaît à une grande
majorité du public (qui l’a vu), que leur expérience reste positive, agréable et
facile et qu’il s’agit d’un travail intéressant et engageant. Le dispositif est intuitif

371
Étude de la réception

et correspond aux attentes des spectateurs. Le récit filmique de Transparence est


comparable à un film traditionnel et demande les mêmes niveaux de
concentration, donne le même genre de plaisir et produit un sentiment
d’implication dans l’histoire (ou le spersonnages) très similaire.

9.6.3 Carrousel

Nous avons défini cinq questions sur la satisfaction globale des spectateurs :
l’agréabilité de l’expérience (5,29), du contenu audiovisuel (4,97), du thème
abordé (4,80), la facilité de l’expérience (5,86) et l’impression d’avoir vu tout le
film (4,22). Une autre question sur le niveau de concentration (5,74) et la
compréhension du fonctionnement du dispositif interactif (5,97) vient confirmer
ces résultats.
Les questions sur la curiosité, liées au degré de satisfaction globale, donnent des
résultats également positifs, surtout lorsqu’il s’agit de connaître le reste du
contenu audiovisuel après avoir arrêté son expérience (5,23) ; l’intérêt initial au
sujet du dispositif scénique (6,36), de son contenu (6,14) et de la frustration
ressentie à cause de l’incompréhension de son fonctionnement (2,90).

En ce qui concerne les questions sur l’interface et son « bon » fonctionnement


(lors de l’expérience, le programme informatique ne s’est pas interrompu, la
manivelle fonctionne parfaitement, etc.) le résultat reste très satisfaisant, car la
grande majorité des spectateurs affirme n’avoir ressenti aucun type de problème
(5,29 - 58,3% des réponses données varient entre les valeurs 6 et 7 « je suis
totalement d’accord »). Une question de type ouvert a été posée pour analyser les
suggestions des spectateurs vis-à-vis du fonctionnement des dispositifs. La
plupart des réponses concernent, d’une part le degré de contrôle du dispositif,
dans la mesure où les spectateurs aimeraient avoir un ensemble de possibilités
plus grand dans la manipulation du récit (« accélérer », « avancer », « reculer »,
etc.) et d’autre part une participation effective de leur action en tant que spect-
acteur/interacteur (« le corps comme capteur de mouvement – le geste
interfacé»).

En ce qui concerne le degré de contrôle des spectateurs, nous avons dirigé notre
étude sur deux aspects : un premier aspect concerne la perception d’un certain
contrôle des spectateurs sur le récit filmique et leur expérience interactive ; un
second vise à obtenir le degré de satisfaction des spectateurs vis-à-vis du type de
contrôle offert. Ainsi, la plupart des spectateurs ont la sensation de contrôler ce
qui se passe (4,84), mais, malgré cela, ils auraient aimé avoir plus de contrôle

372
Étude de la réception

(4,89). Une question de type ouvert permet de vérifier que la plupart d’entre eux
suggèrent plusieurs possibilités d’interaction non permis par le dispositif
interactif de Carrousel. Nous constatons également que le sentiment de
frustration est très bas (2,60) en ce qui concerne la manipulation des dispositifs
interactifs (la manivelle) et que, par conséquent, ils fonctionnent selon les
attentes des spectateurs (4,81).

Les questionnaires ont été remplis par un public spécialisé (51% vont au cinéma 1
à 2 fois par mois) et familiarisé avec l’art contemporain (38% visite une
exposition d’art contemporain 1 à 2 fois par mois), un public jeune et éduqué.
Ainsi, selon ces résultats, nous constatons que les spectateurs ont un degré de
satisfaction très élevé suite à leur expérience avec Carrousel. La curiosité et le
sentiment d’implication des spectateurs obtiennent des résultats très satisfaisants
(et très au dessus de la moyenne) qui viennent confirmer le plaisir de « jouer »
avec cette installation dès le premier contact. Les spectateurs ne se sentent
aucunement frustrés lors de « l’expérience », les interfaces fonctionnent sans
problèmes et comme prévu, cependant ils croient que le dispositif interactif a
beaucoup de potentiel, non exploité par ce projet, et c’est pourquoi ils aimeraient
avoir eu plus de contrôle sur les « réactions interactives » de leur participation.

373
374
Conclusion

Conclusion

Le récit filmique interactif constitue l’objet de notre recherche et, comme tel, il a
été la cible de plusieurs propositions conceptuelles tout au long de ce travail.
Recherche théorique, mais également pratique, recherche introspective et
singulière, notre proposition est l’accomplissement d’une articulation entre
pratique artistique personnelle et réflexion théorique. En tant qu’artistes-
créateurs nous sommes habités par un esprit de recherche et de travail, de façon
simultanée et indissociable, dans le sensible et le cognitif. Mais, l’analyste, le
chercheur lui, doit questionner la façon de faire à des fins d’exposition
scientifique et extérieure à sa propre œuvre. Ainsi, la question ne concerne pas
seulement une description de nos travaux (installations interactives) mais aussi
l’étude des effets de dynamique ou d’inertie qui existent entre eux et par rapport
aux autres, extérieurs à ceux-ci. C’est pourquoi, nous considérons que l’analyse
d’une pratique propre n’existe, dans la mesure du possible, que par une maîtrise
d’un certain nombre de connaissances théoriques, mais aussi pratiques. De ce
fait, partant des études théoriques sur le récit (étude du récit littéraire d’abord,
puis du récit filmique), nous avons repéré plusieurs concepts fondateurs qui nous
ont servi de base à notre exploration. Suivant ce principe, visant à connaître ce
qui existe de façon à formuler du nouveau, nous sommes partis à la recherche de
concepts particuliers, propre au récit et à l’interactivité en générale, et au récit
filmique interactif en particulier.

Tout au long de notre recherche nous avons proposé diverses possibilités


d’analyses qui nous ont permis d’énumérer certaines conditions essentielles à la

375
Conclusion

production du récit filmique interactif. Trois grandes conditions forment


l’armature de nos conclusions : le récit filmique interactif doit tenir compte de
certaines conditions narratives (1), interactives (2) et de réception (3) que nous
distinguons dans les sections qui suivent ; tout un procédé où auteur, système de
représentation audiovisuel et cinématique, et public-interacteur collaborent
activement dans la co-construction d’un sens déterminé. Bien sûr, la signification
du texte filmique interactif reste primordiale, mais les conditions nécessaires à sa
création sont également fondamentales - auteur, public (interacteur) et
technologies numériques deviennent ainsi indissociables. Synthétiquement, il
s’agira pour l’auteur de « jouer » d’avance sont récit afin d’en considérer les
multiples options, et de permettre, via un système numérique, à un tiers de faire
des choix, de considérer des options, et d’envisager un interacteur, un ou
plusieurs individus potentiels du public comme un partenaire actif dans la
représentation d’une histoire quelconque.

Ainsi, nous considérons comme principe fondamental du récit filmique interactif,


toutes les œuvres plus ou moins récentes (voir appendice 3), expériences
interactives, installations et travaux artistiques à caractère cinématographique et
hypothèses conceptuelles ayant comme dénominateur commun une condition
interactive médiatisée entre un système informatique, un interacteur et un texte
audiovisuel. Ce texte doit s’efforcer, par des stratégies cinématiques et narratives,
d’offrir à un interacteur une histoire originale et intelligible, mais il doit
également proposer des possibilités d’action, de participation, voire de
collaboration au récit, afin de modifier, à un moment déterminé de la diégèse (et
prévu en amont par un auteur), le cours des événements et de le faire se déplacer
vers un autre espace-temps diégétique par le fait de son action/participation.

Conditions narratives

Le récit existe partout, il est omniprésent, il est là comme la vie. Il est l’instance
narratrice, il est l’action de raconter quelque chose à quelqu’un : il est relation,
narration et histoire. En tant que tel, on peut le fixer dans une durée, le limiter à
une certaine longueur que la mémoire puisse aisément retenir (Aristote).
Relation d’événements extensibles, mais limités, en tant que diegesis, le récit
s’assume comme discours indirect, un art dramatique qui advient d’une imitation
(mimesis) impliquant des personnages et une représentation qui se déroule selon
une durée limitée dans le temps. Succession d’événements diégétiques (Gérard
Genette), le récit devrait donc conduire l’auditeur
(lecteur/spectateur/interacteur) à un but déterminé et à une clôture de l’histoire.

376
Conclusion

L’histoire, quant à elle, doit être intéressante et racontée sur un bon rythme, tout
en veillant à ce que l’attention du public ne faiblisse pas (cela dit, on doit redouter
les longueurs, ménagers les surprises et rester dans les limites d’un certain
vraisemblable ou d’une certaine logique).

Enchaînement d’actions, succession d’événements réels ou fictifs, la structure


narrative du mythe disposait déjà ses histoires de façon à niveler l’intérêt et la
curiosité des auditeurs et à provoquer un fort sentiment d’implication de ceux-ci
vis-à-vis de l’histoire. Or, c’est parce que l’être humain a cette capacité unique
qu’est l’imagination, que le récit a su jouer du réel et de l’imaginaire. Il a su jouer
de cette aptitude distinctive qui permet de penser que quelque chose qui n’est pas
vraiment présent ou qui n’a pas réellement existé peut être raconté de façon à le
faire imaginer par toute une audience. C’est cette disposition narrative qui est
essentielle dans la relation des événements imaginaires et qui permet de formuler
des « possibles narratifs » (Claude Bremond) non prévus ou non racontés par le
« conteur ». Cette façon de raconter, structurée de façon à proposer des
alternatives diégétiques conditionnelles (« et si ? », « et si jamais ?... »), reste,
quant à nous, fondamentale pour penser la participation (mentale et physique) de
l’audience au sein de l’histoire (notamment dans une dimension interactive).

Dimension événementielle et dimension représentationnelle (Jean Hillis Miller),


le récit est là pour organiser une intrigue dans l’espace et le temps (Jean-Louis
Paquin). Succession d’événements d’intérêt humain (Claude Bremond)
temporalisés selon une dimension chronologique (Jean-Michel Adam), le récit
reste sous la dépendance d’une condition initiale (un avant), d’un changement
qui vient provoquer un déséquilibre dans cette condition (un pendant) et d’une
conséquence qui rétablit l’équilibre initial (un après – Algirdas Julien Greimas)
par la présentation d’une condition nouvelle (Jean Hillis Miller et
TzvetanTodorov). Et c’est grâce à une force inverse à l’élément perturbateur que
l’équilibre entre les deux conditions opposées doit être rétabli (Tzvetan Todorov).
Organisation spatiale et temporelle, donc, le récit dispose les éléments
diégétiques de façon à faire immerger entre eux des liens qui consentent d’un
côté, le passage des personnages d’un état à un autre (Marc Lits) et de l’autre, que
le récepteur assume sa part de subjectivité dans l’interprétation des événements
racontés. Travail de composition mentale, il utilise un langage dont le savoir
partagé (Jean-Michel Adam) entre le destinateur et le destinataire (Roman
Jakobson) reste fondamental pour sa diffusion et son interprétation. Ainsi, ce
sont ces passages, d’un état à un autre, qui vont permettre à l’histoire de

377
Conclusion

provoquer des échanges (émotionnels, cognitifs) avec ses interlocuteurs tout en


les conservant prisonniers de l’enchaînement des événements dans le désir de les
voir s’impliquer mentalement, activement (voire physiquement) avec ce qui se
raconte.

Le récit filmique, comme tout autre récit, sert à raconter. Il est là, lui aussi,
comme le récit littéraire, pour nous faire resentir des émotions, nous présenter
des histoires avec des personnages qui nous interpellent plus ou moins. Montage
séquentiel et continu de plans formant un tout cohérent et fini, le récit filmique
existe comme une présentation synchrone d’images et de sons. Il est là pour nous
distraire, pour nous amuser, pour nous emmener dans un monde d’illusion et de
magie. Il joue de nos émotions et de nos sentiments, il nous fait participer au
spectacle. Il raconte un maintenant qui s’est passé avant, pour le seul fait qu’il est
l’enregistrement d’une action qui a été. Nous savons également que le temps du
récit diffère du temps de l’histoire ; la « chose filmée » et sa réception forment
deux temporalités simultanées dans l’ici et le maintenant du spectateur qui
assiste à une projection qui est « là-bas » et qui « a été ». Ainsi, le récit filmique
se doit de contrôler la perception (Henri-Paul Chevrier) par des points de vue et
des conditions temporelles particulières qui combinent images et sons dans ce
que Gaudreault et Jost désignèrent comme l’ocularisation et l’auricularisation.
Et comme il est question ici de récit filmique interactif, nous devrons nous en
tenir au film (comme le disait déjà Jean-Louis Boissier). Il faut absolument rester
dans la dynamique du cinéma et construire des récits racontant des histoires
(avec plus ou moins de succès) qui retiennent l’attention des spectateurs (et par
conséquent de l’interacteur). Et offrir à celui-ci, par le biais de stratégies
narratives nouvelles et cinématiques, des possibilités d’agir, de participer, voire
de collaborer par ses gestes, ses comportements et ses actions à l’évolution du
récit.

L’être humain est capable de stocker et de mémoriser séparément ou


simultanément (selon le cas) les informations visuelles et sonores pour les
rappeler plus tard sous la forme d’un ensemble cohérent et fonctionnel afin de
créer un sens affectif qu’il relie à la réalité. Ce système de double codage nous
aide, non seulement, à l’interprétation mais aussi à la mémorisation de l’unité
audiovisuelle, et il rapproche ainsi le cinéma de quelque chose d’incontestable, de
tangible et de palpable : il le rapproche du réel. C’est de cette manière que le
cinéma joue sur les émotions et les sentiments des spectateurs. D’autant plus que
ce rapport entre les images et les sons, propre au cinéma, et la façon dont ces

378
Conclusion

éléments sont traités dans notre esprit permettent de créer des moments de
tension ou de relâchement, d’intérêt ou d’indifférence, de créer un sentiment
d’implication ou de rejet des spectateurs vis-à-vis des histoires présentées. C’est
grâce à cette forte concentration de l’activité mentale que le cinéma essaye de
garder intacte l’attention du public tout au long du récit. Témoin de l’histoire qui
se déroule sous ses yeux, le spectateur prend part à l’intrigue et s’identifie à l’un
des personnages ou à l’un des sujets traités. Ainsi, construire une histoire
cohérente, intelligible et orientée vers des objectifs, des personnages, permet au
spectateur de « construire » le récit dans sa tête (activité mentale renforcée =
attention redoublée) tout en utilisant les pistes offertes par le récit (par un
narrateur, et en amont par un cinéaste-auteur). Il nous semble important de
s’assurer que, du début à la fin, la séquence d’événements doit permettre au
spectateur de construire une trajectoire dramatique orientée vers un but causal
qui le conduit indubitablement à la clôture du récit. Laisser l’opportunité aux
spectateurs de formuler des hypothèses mentales (des actualisations ou des
virtualités, Claude Bremond, des « et si... ? ») permet de les maintenir actifs
mentalement jusqu’au moment où la question est éclaircie, où le doute est traité
où l’alternative diégétique est visualisée, pour relancer de nouvelles pistes, une
nouvelle énigme ou une intrigue non résolue et récupérer son public. Ce sont ces
chaînes d’événements cause-effet qui vont permettre au récit filmique de créer un
sentiment d’implication des spectateurs vis-à-vis de l’histoire (les cinéastes des
premiers temps l’avaient déjà compris en introduisant des stratégies narratives
novatrices pour l’époque - bonimenteurs, intertitres).

Préserver l’intérêt des spectateurs pour l’histoire, voilà l’un des objectifs
fondamentaux du récit filmique et, par association, du récit filmique interactif.
Pour cela, certaines stratégies narratives de réorganisation des faits (Claude
Bremond), de variation des enchaînements (Vladimir Propp) et de durée des
événements diégétiques (Gérard Genette - analepses, prolepses, retour en arrière,
avancée, ellipse), ainsi que leur corrélation, permettent de jouer sur le rythme de
l’action diégétique en créant des variations émotionnelles et cognitives sur la
perception du récit. Effets de ralenti, d’accéléré, effets sur le montage, le taux
d’information des syntagmes autonomes, les indices et l’encombrement du plan :
le récit filmique déploie une nouvelle condition narratrice (distincte du récit
littéraire). Les effets de durée du récit impliquent des effets psychiques et
rythmiques (Étienne Souriau) sur le public. Pause, sommaire, scène, ellipse,
dilation (André Gaudreault) agissent sur le temps de l’image, le temps du récit, et
de la réception des événements diégétiques évoqués. C’est également le cas de la

379
Conclusion

simultanéité temporelle, une autre stratégie narrative que le récit filmique a su


développer à des fins d’équité narrative.

Du point de vue du récit filmique interactif, la création d’effets narratifs


renouvelés tels la surprise, la diversion, l’ajournement des résolutions ou la
formulation d’hypothèses alternatives, peuvent induire chez l’interacteur un
intérêt accru. Habituées à faire l’effort du montage mental des syntagmes
narratifs dans un récit postmoderne hyper-fragmenté, ces stratégies narratives
pourront être employées pour le récit filmique interactif, à condition qu’elles ne
puissent pas et qu’elles ne doivent pas compromettre la compréhension de toute
une histoire. Pour cela, l’auteur/créateur, doit prévoir en amont toute une charte
de navigation qui énonce les parcours possibles, les alternatives diégétiques, les
intersections, les bifurcations qui viendront conditionner les options des
interacteurs. Anachronies diégétiques (Gérard Genette), histoires parallèles,
récits multiples, récurrences, variations, etc. sont toutes des techniques
narratives déjà utilisées par le cinéma contemporain qui devront être explorées et
utilisées par le récit interactif en créant un sentiment de proximité, un déjà-vu
cinématique qui ne perturbe pas l’interacteur. L’objectif reste celui de créer des
restrictions narratives qui obligent l’interacteur et avec lui les spectateurs, à se
poser des questions et de permettre que, à partir de ses décisions, des réponses
soient données par l’histoire. C’est pourquoi il nous semble important d’éviter les
récits illimités, qui perpétuent les histoires et ne font que confondre et distraire
l’audience, puisqu’ils n’arriveront jamais à proposer toutes les réponses à toutes
les questions soulevées. La prolifération exagérée d’alternatives, de parcours et
d’intersections diégétiques ne peuvent que renvoyer à un trouble cognitif et par
conséquent à la baisse de l’intérêt du public. C’est pourquoi nous considérons
qu’il est avantageux de limiter les parcours à quelques alternatives ou à un
nombre réduit de possibles narratifs. C’est l’effet prétendu dans le projet
Transparence, qui semble avoir été bien accepté par le public.

L’auteur du récit filmique interactif doit prévoir des transitions diégétiques


particulières entre les divers syntagmes narratifs, des moment-clés de l’histoire
qui fonctionnent comme charnière narrative et qui doivent arriver après un
moment dramatique décisif et renvoyer à un autre moment dramatique cohérent
avec le précédent - des noyaux et des catalyses (Roland Barthes). C’est-à-dire qu’il
doit penser à créer des fils narratifs cohérents qui permettent de relier les micro-
histoires : « Est-ce qu’il va attraper le train ? », « Oui, il monte dans le train juste
avant son départ » (Blind Chance, Krzysztof Kieślowski, 1982). Ces liaisons

380
Conclusion

peuvent se produire soit dans une dimension temporelle (« cinq minutes plus
tard », « huit heures plus tard », « deux ans plus tard »), soit dans une dimension
spatiale variable (« première rencontre dans le train », « première rencontre dans
une chambre d’hôtel », « première rencontre au commissariat »), soit encore par
la présentation d’actions récurrentes des personnages. Ces relations entre les
alternatives doivent être pensées de façon à produire un sens, en jouant sur les
dimensions spatiales et temporelles du récit, elles doivent proposer des raccords
interactifs (Frédérique Mathieu) cohérents et donner envie à l’interacteur de
changer quelque chose dans la succession dramatique des événements.

Nous suggérons également la création de restrictions narratives capables de


limiter le récit et de centrer l’histoire sur les objectifs des personnages tout en
créant des points de transitions cohérents et des moments de suspension
susceptibles de proposer un temps d’interaction, un point-d’action (Vincent
Mabillot) où l’interacteur pourra choisir entre deux options : agir ou attendre. La
grande difficulté consiste justement à créer des points de suspension où
l’interacteur peut ne rien faire (condition narrative souvent très mal résolue par
un usage exagéré des boucles narratives, repérées par exemple dans le projet
Switching de Morten Schjødt, 2003). Dans ces cas, il est préférable de maintenir
l’effet cumulatif du récit en utilisant une répétition qui introduit à chaque
instance récursive une nouveauté, une variation diégétique qui arrive à produire
un intérêt différencié par rapport à la première récurrence.
Ainsi, les pauses narratives repérées dans le récit littéraire et dans la description
cinématographique peuvent être utilisées comme points de suspension narratifs
(et points d’action pour l’interacteur), comme charnière pour une transition vers
un autre moment diégétique (Il faut donner à l’interacteur un temps mental et
physique, suffisamment long, afin qu’il puisse prendre une décision). L’idée est
de suspendre la narration dans un vide où l’histoire flotte à la surface de l’écran,
tout en créant des moments d’attraction ou de répulsion qui vont provoquer chez
l’interacteur une envie, un manque, un doute qui le feront basculer vers l’une des
alternatives proposées. Ainsi, une fois la suspension narrative créée, l’interacteur
peut établir des liens (narratifs, réels et imaginaires) et agir en conséquence, si on
lui en donne la possibilité. Dans Le partage de l’incertitude (Sylvain Barra,
Benoît Blein et Laurent Padiou, 2008) par exemple, les syntagmes narratifs
s’affichent à l’écran selon des lois d’attraction et de répulsion que l’interacteur
doit résoudre afin de faire avancer le récit.

381
Conclusion

L’auteur du récit filmique interactif doit penser à créer des stratégies narratives
qui ne détruisent pas l’effet cumulatif du récit diégétique. Ainsi, pour l’utilisation
de l’écran divisé, le fameux split-screen qui permet de montrer des points de vue
différenciés d’un événement simultané ou d’une même scène (ex. Le partage de
l’incertitude, 2008 ; La morale sensitive, 1999-2001, Les perspecteurs, Jean-
Louis Boissier, 2008). Comme espace profilmique (Étienne Souriau), le cadre de
l’image joue du champ et du hors champs, de l’échelle des plans et des rapports
de proximité et d’éloignement des objets dans l’image. Union de segments
autonomes (Christian Metz), le récit filmique a affaire à des questions d’identité
et d’altérité spatiale, de contiguïté et disjonction distale et proximale (Gaudreault
et Jost). Ce jeu sur l’espace permet de créer des variations de sens sur l’histoire
montrée, de capter l’attention des spectateurs sur telle ou telle action, tel ou tel
personnage, tel ou tel indice, sujet, idée ou sentiment. C’est montrer la même
scène selon deux points de vue distincts mais simultanés et laisser à l’interacteur
la décision concernant l’alternative à visionner. C’est proposer un jeu entre le
champ et le contre-champ pour laisser à l’interacteur le choix des alternatives
entre deux personnages qui sont en dialogue. C’est conduire l’interacteur vers le
hors-champ de l’image pour lui proposer des espaces (temporels et
architecturaux) nouveaux, un hors-champ interactif, champ de signification
renouvelé où l’interacteur pourra se déplacer, dans un espace profilmique autre,
qui ne lui était pas encore permis par le cinéma. C’est utiliser le travelling-
interactif par exemple, comme stratégie narrative non destructive, comme
Boissier a si bien su le faire dans Les perspecteurs (2008).

Par exemple, Muriel et Carrousel nous ont permis d’implémenter un dispositif


narratif qui crée une nouvelle relation au cadre de l’image cinématographique, en
produisant un espace hors-film que nous avons désigné comme un hors-champ
interactif. Un espace virtuel qui utilise une perspective interactive et qui met en
œuvre des relations renouvelées entre le comportement de l’interacteur et la
présentation audiovisuelle des événements diégétiques : espace profilmique et
espace virtuel tridimensionnel cohabitent dans un lieu de possibles interactifs,
une ligne temps de l’interactivité qui n’est visible que par le déplacement des
images dans l’espace - mouvements virtuels de projections mobiles. Le point de
vue de l’auteur et du cinéaste cohabite avec un nouveau point de vue, celui de
l’interacteur et de la caméra virtuelle qu’il fait déplacer, dans ce que l’on voudrait
désigner comme une nouvelle condition interactorielle : réciprocité, harmonie
entre le comportement de l’interacteur et la représentation audiovisuelle.

382
Conclusion

Conditions interactives

Le dispositif-cinéma émane d’un appareil de saisie du réel et d’un autre de


restitution d’un réel qui « a été ». C’est un dispositif qui filme le réel pour, plus
tard, nous le rendre sous forme d’illusion. Condition spectatorielle unique, il
modèle le spectateur en agissant sur lui, il le contrôle grâce à son mécanisme.
Machine à simulation, machine de rêve, le cinéma exerce des effets
psychologiques, émotionnels et idéologiques sur les spectateurs (mécanisme
narratif qui sert à raconter des histoires passées dont les personnages cohabitent
dans un espace-temps qui a été mais qui coïncide avec le ici et le maintenant des
spectateurs). Dispositif-cinéma, donc, qui d’une manière ou d’un autre a la
capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de
contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des
êtres vivants.

La question de l’interactivité, dans la dimension du récit filmique, doit se poser


dans un rapport effectif du récit à l’ordinateur, dans un rapport à un dispositif-
interactif. L’ordinateur, machine de calcul par excellence, n’est pas encore une
machine de pensée parfaite (Peter Krieg). Dialogue homme-machine, machine-
machine, l’interactivité reste encore de nos jours dans un degré primaire de son
évolution potentielle, d’ailleurs c’est à l’homme de s’adapter à ses interfaces
(claviers, souris, écrans, contrôleurs) et de faire l’effort de changer sa façon
naturelle de communiquer pour dialoguer avec elle. Spécificité de l’informatique,
propriété de l’ordinateur localisée dans la structure intime du logiciel,
l’interactivité reste le propre des systèmes techniques de l’informatique.
Condition de réception des nouveaux médias, elle s’interprète dans une situation
inédite d’ouverture illimitée, indice d’un désir collectif - elle représente une
nouvelle condition spectatorielle (interactorielle) de notre société. Réactive,
proactive, adaptative ou immersive, l’interactivité existe pour permettre un
dialogue entre deux interlocuteurs, pour énoncer des échanges entre l’auteur et
l'œuvre, entre le concepteur et le spectateur, entre l'œuvre et l’interacteur. Zone
de division tangible, elle autorise une participation interprétative et cognitive,
utilitaire et culturelle de ses intervenants.

Exploitant le jeu entre les images, proposant une lecture conditionnée des
événements diégétiques, jouant de la variabilité et de l’organisation des
syntagmes narratifs et de l’histoire, le récit filmique interactif se doit de proposer
des zones accessibles à l’interacteur. Images actées et gestes interfacés (Jean-

383
Conclusion

Louis Weissberg) représentent une construction, en amont, des alternatives


diégétiques, des syntagmes insécables et des parcours potentiels que
l’auteur/créateur doit prévoir - charte de navigation et de programmation du
système informatique qui l’accompagne.
Récits interactifs engendrés par cette relation à l’ordinateur, ils doivent se former
en tant que suite d’événements constituant une histoire, proposant dans leur
nature propre, des éléments insécables (des noyaux) et une charte de navigation
qui sert à déterminer les parcours possibles qui relient ses éléments moléculaires
à d’autres éléments narratifs catalyseurs (indices et informants). Fonctions
distributionnelles et intégratives qui existent pour formuler des nouvelles figures
de l’interactivité : variabilité, non-linéarité, bifurcation, suspension, répétition,
contrôle, condition du récit interactif susceptible de provoquer une nouvelle
multi-form-story (Janet Murray).

Ainsi, l’auteur/créateur doit penser l’interactivité comme une motivation


narrative et non comme une motivation ludique (qui advient uniquement du jeu).
Nous proposons la création de solutions interactives non intrusives ou qui ne
détruisent pas l’effet cumulatif du récit, comme par exemple la navigation hors-
champ qui permet à l’interacteur de se déplacer dans l’espace virtuel
tridimensionnel, dans une image à la fois virtuelle et profilmique, entre deux
types d’images. Pour cela, l’auteur/créateur doit préparer en amont tout un
travail de montage interactif où les textes, images, sons, règles de succession des
événements, liaisons, délais, pauses, réponses et questions sont arrangés de façon
à rendre disponible, par la suite, les éléments nécessaires à la participation
effective de l’interacteur.
Ce dispositif-interactif nouveau doit être capable de créer des effets de réciprocité
et de concordance entre la manipulation d’un interacteur sur un dispositif et la
présentation audiovisuelle qui en advient - concordance entre les gestes d’un
individu et les effets visuels et sonores présentés à l’écran, relation cause-effet.
C’est pourquoi nous proposons la création et la découverte de dispositifs
engageants, intuitifs et appellatifs qui évoquent par eux-mêmes une condition
interactive et narrative déployée par leur usage. C’est la solution que nous avons
trouvé pour la boîte à musique de Carrousel, le « cube-interactif » de
Transparence ou encore que nous avons repéré dans le dispositif intuitif du
projet Le bus proposé par Jean-Louis Boissier (1985, 1990 et 1998).

Lorsque le récit filmique interactif est exposé, il doit être considéré comme un
tout, une installation qui se doit d’interpeller les visiteurs en leur provoquant une

384
Conclusion

envie de participation. C’est pourquoi nous défendons que plus le dispositif-


interactif est appellatif, facile à jouer et facilement perceptible pour les visiteurs,
plus les échanges sont effectifs et permettent de créer du sens ; Ce nouveau
dispositif-interactif devrait apporter certaines caractéristiques (transparence,
intuitivité, adaptabilité, etc.) qui font que l’intérêt des visiteurs-spectateurs pour
le récit ne soit pas perturbé par son mécanisme ou son bon fonctionnement.
L’auteur doit ainsi s’assurer que le dispositif interactif-technique-mécanique ne
soit pas considéré comme un élément perturbateur, distrayant, conduisant
l’interacteur hors des objectifs du récit, l’orientant hors de l’histoire et des
objectifs des personnages. La tendance est d’ailleurs de plus en plus à la
recherche de la transparence des apparatus technologiques (sans-fil, bluetooth,
espaces immersifs, etc.).

Manifestement, et du point de vue du dispositif scénique, l’objectif vise à créer


des interfaces intéressantes (intuitives, attirantes) qui permettent à l’interacteur
de « manipuler » facilement l’espace et le temps diégétiques et de prendre plaisir
à le faire (agencement, implication) grâce aux résultats obtenus par son action.

Conditions de la réception

Relation entre deux instances, le récit interactif suppose la succession


d’événements dont le principal mode de présentation est assuré par une
narration interactive, un programme informatique plus ou moins ouvert et une
intervention matérielle (fonctionnelle) d’un interlocuteur, homme ou machine.
Récits nodals, récits à base de données, récits parallèles, récits collaboratifs (etc.),
ils mettent tous à l’épreuve des savoirs majeurs de la narration classique. Défiant
les notions de récits séquentiels linéaires et la temporalité de la réception, ils
créent un nouveau rapport entre auteur et œuvre, entre l’activité d’écriture et le
récit, entre l’interprétation et l’organisation matérielle de leur support. Le récit
interactif « s’invente » des nouveaux spectateurs, des spect-acteurs (Jean-Louis
Weissberg) et des interacteurs (Brenda Laurel, 1990 et Anne-Gaëlle Baboni-
Schilingui, 2000), une nouvelle forme de lecture, une lectacture (Jean-Louis
Weissberg) et une nouvelle condition de réception, la condition interactorielle.
Désormais au centre de l'œuvre, le spectateur se transforme en interacteur et à
l’effort mental et cognitif autrefois exigé pour « lire » le texte, s’ajoute un effort
physique et comportemental, qui doit engendrer et aboutir à l’exécution et au
contrôle (par l’ordinateur) d’un événement quelconque.

385
Conclusion

L’interacteur, au centre de l’action et conscient de son rôle participatif, possède


une activité gestuelle et sélective qui reste fondamentale pour (et dont dépend) le
bon déroulement et le déclenchement des parties insécables du récit interactif, ce
monde nouveau de possibles cinématographiques. Le récit filmique interactif se
voit ainsi prisonnier de son auteur/créateur qui doit prévoir toute une grille de
contraintes et de restrictions narratives et interactives qui ont pour dessein de
pousser l’interacteur à atteindre la fin de l’histoire à travers un nouveau type
d’expérience.
Dans un désir de rentrer dans l’image, l’interacteur ou l’avatar-acteur (Clarisse
Bardiot), se trouve à proximité de la surface de projection grâce à une interface
numérique qui le fait traverser le mûr invisible qui le sépare du monde réel pour
le faire rentrer dans un monde imaginaire. Simuler du réel dans l’imaginaire et de
l’imaginaire dans du réel, voilà à quoi devrait aboutir les propositions du récit
filmique interactif. Permettre à l’interacteur de rentrer dans l’image, de faire
partie du récit et de l’histoire en participant à une collaboration physique,
mentale et cognitive effective (un peu dans l’idée de Woody Allen lorsqu’il filme
La rose pourpre du Caire). Or, la difficulté reste justement celle de la recherche
de l’équilibre idéal entre un récit interactif qui présente trop de liberté d’action et
un autre qui restreint excessivement la liberté de mouvement de l’interacteur. Un
autre équilibre doit être envisagé, celui qui délimite le degré d’attention de
l’interacteur vis-à-vis de l’histoire ainsi que la facilité de manipulation du
dispositif interactif. En fait, le problème réside dans le type de maîtrise laissé à
l’interacteur : maîtrise mentale ou maîtrise comportementale. C’est pourquoi
nous considérons que le dispositif interactif doit avant tout offrir à l’interacteur
un sentiment d’implication très fort dans le processus d’enchaînement des
histoires, au lieu de le considérer banalement comme un automate mécanique qui
manipule un système technique quelconque dont l’unique but est de faire avancer
l’histoire. Ainsi, nous pensons que la prévision des comportements des
interacteurs reste indispensable et fondamentale, de même que l’anticipation des
modes de réception et de diffusion du récit filmique.

Le mode de visionnage pouvant être individuel ou collectif, le dispositif scénique


doit être pensé de façon à permettre la meilleure expérience possible. Nous
pensons qu’il est primordial de rapprocher les conditions interactorielles d’une
disposition comportementale et physique proche du cinéma. C’est-à-dire, créer
les conditions nécessaires pour qu’une relation d’authenticité, de rapprochement
du récit et d’identification avec le ou les personnages se produise entre
l’interacteur et le récit filmique interactif. La condition interactorielle devrait

386
Conclusion

permettre à l’interacteur de devenir un élément actif et participatif dans la


mesure où il doit utiliser un dispositif relationnel qui le met en « dialogue » avec
le récit filmique ; c’est donner une chance à l’interacteur de collaborer au
déroulement diégétique en s’assurant que le dispositif-interactif ne compromette
pas le sentiment d’implication vis-à-vis de l’histoire.
Cette nouvelle condition doit prévoir, en amont, les comportements, les
émotions, les sentiments potentiels des interacteurs (travail très difficile puisqu’il
renvoie à une très grande part de subjectivité). L’objectif étant de prévoir des
zones de participation accessibles limitées (restrictions narratives) de façon à ne
pas laisser l’interacteur prendre le contrôle sur le récit : lui tendre la main sans
jamais la lui donner. L’interacteur n’est pas un personnage du récit, il reste
toujours externe à l’histoire et son rôle est de modifier, à des moments
déterminés de la diégèse, le cours des événements grâce au fait de pouvoir se
déplacer sur une ligne imaginaire (le linéaire actif, proposé par Boissier) le faisant
évoluer vers un autre espace-temps diégétique qui a été prévu en amont par
l’auteur. L’intérêt de l’interacteur devrait être focalisé sur l’histoire. C’est un
intérêt cognitif, émotionnel et sensoriel qui résulte de l’effet cumulatif du récit
produit par la succession dramatique d’événements diégétiques le conduisant à
un but précis, qui correspond souvent à la résolution d’une énigme ou au
rétablissement d’un déséquilibre.

La condition interactorielle, reste ainsi étroitement liée à la temporalisation du


récit : elle doit prévoir une durée limitée du récit (« que la mémoire puisse
saisir », Aristote), mais aussi une durée d’adaptation de l’interacteur aux
dispositifs, au mécanisme technique ou autre qui vont lui permettre de
« participer » au récit. Il faut laisser le temps, mental et physique à l’interacteur
pour s’adapter, s’habituer au dispositif narratif, et un temps pour penser la suite
du récit, pour se décider, et, selon les options disponibles, agir en concordance.

Le but consiste alors à découvrir, dans le récit cinématographique et par


l’interactivité de nouveaux modes relationnels entre histoires et interacteurs,
entre auteurs et œuvres et à proposer une participation qui développe et fait
surgir des stratégies narratives particulières capables de créer un mode
d’expression renouvelé. Un récit vivant, un récit filmique interactif où histoires et
interacteurs forment un lien inséparable sous des « conditions » filmique et
participative, dans un équilibre permanent et risqué, tel le funambule sur sa
corde.

387
388
Index des Noms

INDEX DES NOMS  


Aarseth………………………………………………………………………………………………………….……………186, 352
Adam ...............................................................................................13, 20, 21, 45, 59, 62, 187, 252, 377
Agamben..................................................................................................................................... 143, 144
Allen................................................................................................................. 2, 111, 117, 245, 246, 386
Altman ............................................................................................... 202, 204, 212, 223, 225, 227, 259
Aristote ......................................................... 4, 14, 15, 16, 17, 20, 34, 44, 69, 88, 94, 95, 376, 387, 400
Armstrong ..........................................................................................................................24, 25, 27, 45
Aumont ....................................................................................................................... 103, 125, 291, 292
Baboni-Schilingui...................................................................................................................... 233, 385
Barthes…4, 13, 17, 18, 20, 33, 34, 42, 45, 49, 51, 64, 65, 67, 68, 69, 70, 80, 82, 84, 87, 121, 132, 133,
134, 186, 197, 201, 250, 255, 258, 393
Bellour .................................................................................................. 5, 87, 88, 96, 100, 214, 231, 275
Bergson....................................................................................................................................... 143, 313
Beylot................................................................................................................................... 109, 119, 131
Boissier ..........................................I, 3, 44, 187, 197, 231, 236, 290, 321, 324, 327, 378, 382, 384, 387
Bordwell ................................................................................................................ 92, 93, 223, 256, 257
Borges .................................................................................................................................256, 257, 276
Brannigan ............................................................................................................................................ 93
Bremond……………...4, 13, 19, 20, 49, 51, 56, 57, 58, 59, 64, 65, 69, 80, 81, 84, 94, 237, 297, 390, 392
Burch ...........................................................................................................................102, 147, 164, 291
Caires ...................................................................................................................................... I, 260, 412
Casetti ................................................................................................................................................. 131
Cauquelin ...........................................................................................................................................194
Çinçera........................................................................................................................... 2, 243, 244, 245
Couchot...............................................................................................................................................189
Davenport.................................................................................................................................. 229, 253
Deleuze ........................................................................................ 142, 143, 158, 162, 301, 302, 313, 323
Duchiron....................................................................................................................................203, 228
Eames .................................................................................................................................................241
Eisenstein ............................................................................................. 119, 124, 142, 162, 170, 171, 268
Eliade ............................................................................................................................................. 25, 28
Figgis……………………………………………..………114, 117, 203, 206, 210, 211, 212, 213, 227, 259, 261, 268
Foucault.............................................................................................................................. 142, 143, 144
Fujihata............................................................................................................... 253, 263, 286, 314, 315
Gance ..................................................................................................................................142, 170, 268
Gardies……………......…………….100, 105, 106, 107, 108, 112, 120, 121, 122, 124, 127, 128, 132, 134, 135
Gaudreault……………………………………….103, 105, 107, 119, 120, 124, 127, 129, 130, 131, 391, 392, 395
Genette……..4, 5, 13, 16, 17, 20, 21, 29, 31, 32, 34, 40, 41, 43, 46, 49, 50, 65, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76,
77, 79, 80, 83, 84, 88, 108, 109, 111, 112, 116, 118, 119, 121, 124, 126, 127, 132, 137, 138, 184, 204,
207, 208, 210, 221, 260, 376, 379, 380
Godard ................................................................................................................................ 130, 201, 212
Greimas……………………………...………..5, 49, 51, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 69, 80, 82, 84, 94, 155, 377
Griffith……………………..……………………………………..99, 115, 125, 142, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 268
Hillis Miller .................................................................................................................................. 18, 377
Hitchcock……………………………………………………….115, 117, 118, 124, 131, 212, 283, 320, 321, 327, 330
Huyghe ...................................................................................................................................... 283, 284
Iñarritu ...................................................................................................................................... 202, 227
Jost………………………………………………………..103, 105, 107, 119, 120, 124, 127, 129, 130, 131, 378, 382
Kar Wai................................................................................................................................ 110, 117, 259
Kieslowski.......................................................................................................................................... 323
Krieg .................................................................................................................... 177, 178, 195, 197, 383
Kristeva...............................................................................................................................................201
Kurosawa ....................................................................................... 75, 79, 123, 189, 203, 206, 207, 208
Laffay ...................................................................................................................................107, 134, 331
Laurel.................................................................................................................................. 191, 233, 385
le Chevalier ......................................................................................................................................... 251
Levi-Strauss....................................................................................................................................27, 45
Lits ........................................................................................................................ 13, 20, 28, 35, 45, 377
Lumière 9, 102, 117, 141, 146, 153, 154, 155, 156, 160, 163, 164, 165, 172, 173, 189, 203, 239, 283, 323
389
Index des Noms

Lynch .......................................................................................................................................... 114, 201


Lyotard ............................................................................................................................... 142, 180, 216
Manovitch…………………………………..………………………………………………………………………203, 228, 252
McLuhan……………………………………………………………………………………………………………………234, 235
Metz…………………………………….…70, 71, 87, 91, 97, 98, 99, 107, 116, 117, 134, 137, 145, 204, 232, 382
Mitry ........................................................................................................................................ 5, 116, 151
Morin .......................................................................................................................................... 154, 155
Morizot ...............................................................................................................................................184
Murray ........................................................................189, 190, 192, 197, 198, 208, 234, 235, 328, 384
Muybridge ........................................................................................................... 148, 149, 151, 172, 239
Noé…………………………………………………………………………………………..111, 201, 204, 205, 216, 218, 219
Nolan ................................................................................................................... 111, 201, 203, 216, 217
Ozon................................................................................................................................................... 259
Paquin...................................................................................................................... 13, 18, 183, 196, 377
Perrond.............................................................................................................................................. 236
Platon..............................................................................................................................4, 14, 32, 34, 44
Propp…….…………4, 5, 37, 47, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 60, 64, 65, 68, 69, 80, 81, 84, 379
Quéré ......................................................................................................................................... 334, 336
Ramis………………………………………………………………………………………………………….203, 206, 208, 209
Resnais……….……….68, 75, 118, 123, 204, 216, 220, 221, 222, 279, 280, 281, 282, 285, 286, 288, 291
Ryan...........................................................................................................................................302, 398
Shaw ................................................................................................................... 180, 249, 253, 313, 315
Souriau .................................................................................................................101, 115, 118, 379, 382
Svoboda ................................................................................................................. 2, 240, 241, 242, 243
Todorov ................................................... 4, 20, 36, 37, 39, 40, 45, 47, 51, 65, 69, 77, 91, 109, 126, 377
Truffaut...............................................................................................................................124, 125, 400
Van Sant ...............................................................................................111, 122, 203, 206, 213, 214, 215
Vertov .................................................................................................................. 142, 170, 171, 255, 268
Wachowski ........................................................................................................................................ 202
Weissberg ..................................... 179, 180, 181, 184, 186, 194, 196, 197, 231, 233, 328, 336, 384, 385
Welles ................................................................................................................................. 124, 130, 135

390
TABLE DES FIGURES
Figure 1. Schéma de la communication de Roman Jackobson........................... 23  
Figure 2. Réseau des possibles narratifs selon Claude Bremond. .......................57  
Figure 3. Schéma actantiel de Algirdas Julien Greimas. ..................................... 61  
Figure 4. Carré Sémiotique de Algirdas Julien Greimas. ................................... 63  
Figure 5. Le niveau des fonctions du récit d’après Roland Barthes. ...................67  
Figure 6. Les quatre mouvements narratifs de la durée selon Gérard Genette. .74  
Figure 7. Les quatre grands types de fréquences narratives selon Gérard
Genette. ...........................................................................................................76  
Figure 8. Les différents statuts du narrateur d’après Gérard Genette. ...............79  
Figure 9. Schéma narratif du récit filmique, intensité dramatique versus
déroulement de l’intrigue. ............................................................................. 96  
Figure 10. Les anachronies filmiques (d’après l’étude de G. Genette). ............. 112  
Figure 11. Le système d’ocularisation selon Gaudreault et Jost........................130  
Figure 12. Le schéma hiérarchique de l’énonciation selon André Gardies. ...... 135  
Figure 13. Trois photogrammes de Roundhay Garden Scene, Louis Le Prince,
1888...............................................................................................................150  
Figure 14. Trois photogrammes de Grandma’s Reading Glass, George Albert
Smith, 1900...................................................................................................160  
Figure 15. Trois photogrammes de The Little Doctor, George Albert Smith, 1901.
....................................................................................................................... 161  
Figure 16. Exemple de faux raccord dans La Mer Calme (1910) de D. W. Griffith.
.......................................................................................................................168  
Figure 17. Exemple de faux raccord dans Intolérance (1916) de Griffith..........169  
Figure 18. Exemple de faux raccord dans Le vol du Rapide (1903) de Porter.. 170  
Figure 19. Succession linéaire des diverses parties du récit filmique de
Rashômon. ................................................................................................... 207  
Figure 20. Hypothèse d’une structure à choix multiples pour le film Rashômon.
...................................................................................................................... 208  
Figure 21. La structure linéaire à répétition d’ Un Jour sans fin d’Harold Ramis
(1993). .......................................................................................................... 209  
Figure 22. Schéma hypothétique pour un dispositif interactif d’Un Jour sans
Fin. ................................................................................................................210  
Figure 23. Structure polyptique du film Timecode (2001) de Mike Figgis....... 211  
Figure 24. Options interactives du récit sonore de Timecode (2001) de Mike
Figgis. ............................................................................................................ 213  
Figure 25. Parcours ou Personnage : deux façons de revisiter Elephant. (Images
du DVD-Mk2 Édition Collector)................................................................... 215  
Figure 26. Rapport de succession des événements diégétiques dans Memento.
....................................................................................................................... 217  
Figure 27. L’histoire recule, le récit avance dans Irréversible de Gaspar Noé
(2002). ..........................................................................................................219  
Figure 28. Les liaisons parallèles de Chassés-croisés (1993). .......................... 224  
Figure 29. Structure narrative parallèle de Magnolia (1999)........................... 226  
Figure 30. Polyekran et Laterna Magika, Alfréd Radok et Josef Svoboda© 1958
(http://www.laterna.cz). ............................................................................. 240  
Figure 31. Kinoautonat, « One man and his house » Radúz Çinçera© 1967,
(http://www.kinoautomat.cz). .................................................................... 243  
Figure 32. La Rose Pourpre du Caire, Woody Allen, 1984 : moment où Tom
Baxter et Cécilia traversent la toile de l’écran (passage du monde réel – en
couleur – de Cécilia, au monde intra-diégétique – en noir et blanc – de Tom
Baxter. ...........................................................................................................247  

391
Figure 33. Tapp und Tastkino, Valie Export© 1968, (www.valiexport.org). .. 248  
Figure 34. Tableau pour une typologie provisoire du récit filmique interactif.254  
Figure 35. Quelques photogrammes extraits du film d’Alain Resnais Muriel ou
le Temps d’un Retour (1963). ...................................................................... 280  
Figure 36. Quatre perspectives de l’espace virtuel en 3D de l’HLM d’Hélène
Aughain. ....................................................................................................... 286  
Figure 37. Interaction d’un participant avec le dispositif interactif de Muriel. 287  
Figure 38 : Diagramme du dispositif interactif de Muriel. .............................. 287  
Figure 39. Meubles miniature fixés sur la partie supérieure du socle. ............ 289  
Figure 40. Exemples des multiples dispositions des écrans (objets spatio-
temporels) dans l’espace tridimensionnel. ................................................. 290  
Figure 41. Transparence, a vous de compléter le puzzle. ................................. 295  
Figure 42. Transparence, trois personnages dans un labyrinthe de rencontres
émotionnelles et sentimentales. .................................................................. 296  
Figure 43. Transparence, un flux narratif potentiel qui s’exerce selon les options
des interacteurs............................................................................................ 298  
Figure 44. Structure rhizomique : où est le début ? où est la fin ?................... 300  
Figure 45. Représentation graphique pour une structure rhizomique de
Transparence. ...............................................................................................301  
Figure 46. Diagramme de l’installation vidéo interactive Transparence......... 304  
Figure 47. Le « cube interactif » : interface pour l’interaction des spectateurs.
...................................................................................................................... 305  
Figure 48. Spectateur-interacteur durant une séance de Transparence. ........ 305  
Figure 49. Quelques images de l’interface cuboïde 3D. ................................... 306  
Figure 50. Langage de Programmation Orientée Objet (POO) sur Pure Data.308  
Figure 51. En haut, abstraction d’implémentation des syntagmes filmiques et
cuboïde 3D ; en bas, rendu graphique (avec et sans syntagmes filmiques).
Sur les côtés inférieurs et supérieurs du cube, des photographies de l’Édifice
Transparent...................................................................................................310  
Figure 52. Miguel, Sara et Pedro : l’ultime rencontre ? À vous de décider. ...... 311  
Figure 53. Les écrans-réceptacles de Carrousel. ............................................... 314  
Figure 54. Quelques images de l’installation réalisée au Forum de la ville de
Maia, Portugal, 2006. ...................................................................................318  
Figure 55. La boîte à musique de Carrousel....................................................... 319  
Figure 56. Quelques photogrammes de L’inconnu du Nord-Express, Alfred
Hitchcock, 1951. ........................................................................................... 320  
Figure 57. Diagramme de l’installation interactive Carrousel...........................325  
Figure 58. Diagramme du dispositif interactif de Carrousel. Arrangements et
connexions du contrôleur multimédia. ....................................................... 326  
Figure 59. : Relation d’interdépendance entre la rotation de la manivelle et le
mouvement circulaire des écrans-réceptacles. ............................................327  
Figure 60. Abstraction-mère qui gère les données visuelles ainsi que tout le
dispositif interactif....................................................................................... 329  
Figure 61. Participation des spectateurs avec l’installation interactive Muriel.
...................................................................................................................... 333  
Figure 62. Participation des spectateurs avec l’installation interactive
Transparence. ...............................................................................................335  
Figure 63. Muriel au Centre des arts Casa das Mudas, Calheta, Madère,
décembre 2008. ........................................................................................... 346  
Figure 64. L’installation Transparence à l’Édifice Transparent, Porto, juin 2007.
.......................................................................................................................353  
Figure 65. Carrousel, centre des arts Casa das Mudas, Calheta, Madère,
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École des Arts, Université Catholique Portugaise, Porto (Portugal), Septembre
2004.

8. Récits filmiques et Installations Interactives


Voir infra, Appendice 3, Table des récits filmiques interactifs.
La base contient [112] entrées, classées par année de réalisation/production.
Pour la dernière mise à jour, voir :
http://www.carloscaires.org/rfi.htm

410
APPENDICE 1

Transparence

Synopsis
Profil des personnages
Cénario
Storyboard
Tournage

411
COURT-MÉTRAGE

TRANSPARENCE

Scénario
Version Finale

Carlos Sena Caires


Paulo da Rosária

Mars / Avril 2006

412
Synopsis ..........................................

Un duel au soleil entre Pedro, Sara et Miguel. Nous ne savons pas


encore lequel des trois sera la victime du duel mortel. Soudain,
l’un d’eux reçoit une balle dans le cœur et meurt sur le champ.
Qui a tiré le premier ? Qui est mort ? Pourquoi ? Les spectateurs
ont-ils un mot à dire ? À eux de découvrir les raisons et les
conséquences d’une telle tragédie.

Suite à la mort d’un des personnages, le récit rentre dans un


monde marqué par la non-linéarité, un espace-temps désordonné,
flou, arbitraire. Au hasard, les spectateurs sautent du présent au
passé ou du passé au futur dans la vie des personnages. La
dimension temporelle se dilue dans l’espace narratif des multiples
histoires vécues par les trois amis.

Dans ce monde, la vie des personnages devient instable et


imprévisible. C’est la vie telle qu’elle est et telle qu’elle
existe. Le spectateur, lui, essaye d’échapper à ce tourbillon
narratif. À lui de reconstruire la version de l’histoire qui lui
semble la plus vraisemblable. Dans le passé, il découvre les
raisons expliquant la mort de l’un des personnages : trahison,
jalousie, sexe ou narcissisme ? Dans l’avenir, il aperçoit les
diverses conséquences qui accompagnent la mort d’un autre :
souffrance, amour, trahison, jalousie ?

Selon les circonstances, Pedro, jaloux, tue Miguel parce qu’il est
amoureux de Sara. Plus tard, du fait du hasard ou du destin, il
devra connaître la douleur de la séparation. Dans une autre
histoire, possible, c’est Sara qui, comprenant la relation entre
les deux garçons, tue Pedro pour rester seule avec Miguel. Dans un
autre cas, il se peut que Miguel se libère de Sara afin de
poursuivre ses attraits amoureux avec Pedro.

Le choix des spectateurs reste décisif. Le casse-tête narratif ne


peut être complété que par la découverte des multiples récits.
Chaque spectateur aura ainsi la possibilité de découvrir une
histoire, ou des histoires, déterminées par la puissance de
sentiments intenses comme l’amour, la haine ou la souffrance qui
conduisent inexorablement à la destruction.

Profil des personnages.................................

PEDRO

Pedro a environ 25 ans, cheveux bruns, yeux marron, il s’habille


toujours de la même façon : tee-shirt noir, jeans et bottes Doc
Martens. C’est l’introspectif du trio de personnages. Il évite les
commentaires des amis grâce à son I-Pod grâce auquel il écoute du
rock « urbain dépressif ». Il recherche encore sa vraie identité.
Cette recherche va l’aider dans sa profession future. Son
intention est de suivre son chemin dans le domaine des arts, de la
photographie, du cinéma ou de la télévision.

413
SARA

Sara a entre 22 et 24 ans, jolie fille. Elle aime s’habiller en


blanc ou en couleurs fortes, en fonction de son humeur. Elle a
quitté ses parents à l’âge de 19 ans pour faire des études de
littérature. Elle veut devenir écrivain. Elle idolâtre Rimbaud,
mais aime également Baudelaire et Paul Valery, entre autres.
Elle ne croit pas à la vie familiale traditionnelle, mais
reconnaît que l’amour pourra un jour la piéger. Et que l’avenir
appartient à dieu (si jamais il existe).
Pour Sara, la mer a un symbolisme spirituel. D’un côté, il s’agit
d’une énorme force organique, toujours en mouvement, imparable. De
l’autre, elle est sereine et consolante.

Miguel

Miguel est un jeune garçon de 25 ans. Il porte sur lui un tee-


shirt jaune qui annonce : « Je veux baiser ». Il aime la musique
électronique et new age. Jeans et tennis sont ses habits favoris.
Miguel a fait des études en biologie. Il aime étudier les modes
d’accouplement des différentes espèces qui peuplent la terre.
C’est un individu très structuré pour son âge et qui a peu de
doutes quant à son futur.
Il est toujours ouvert à l’expérimentation. Soit lorsqu’il s’agit
de rencontrer des nouveaux amis, soit lorsqu’il est question
d’interagir avec eux, socialement ou sexuellement.

Scénario..........................................

__________________
A1
(TRAHISON)
Pedro trahi par Sara

INT – ÉDIFICE TRANSPARENT - JOUR

Pedro attend Sara avec un bouquet de fleur à la main. Sara


apparaît avec une robe blanche et elle court vers Pedro.

Pedro offre une rose à Sara. Sara enlève l’anneau de son doigt, le
lance à Pedro et se jette dans les bras de Miguel qui apparaît par
derrière. Ils s’embrassent. Pedro, sans réaction et avec l’anneau
dans la paume de la main, regarde le couple qui s’embrasse avec
ferveur, passionnément.

__________________
A2
(TRAHISON)
Sara trahie par Pedro

EXT – ÉDIFICE TRANSPARENT - JOUR

Sara contemple l’océan et la plage. Elle retire de la poche de sa


robe une photographie.

414
INSERT : La photographie fixe l’image de Sara sur la plage,
embrassant Pedro sur la bouche.

Le regard de Sara se fixe alors sur la plage. Pedro court côte à


côte avec Miguel. Soudain ils s’arrêtent et s’embrassent sur la
bouche.

Sara contemple l’océan.

___________________
A3
(TRAHISON)
Miguel trahi par Sara

INT – ÉDIFICE TRANSPARENT, FENÊTRE – JOUR

Miguel et Sara s’embrassent. Sara reçoit un message sur son


téléphone portable. Miguel s’empare du téléphone de Sara.

INSERT de l’écran du téléphone : À l’écran, on peut lire le


message suivant : « j’ai encore ton odeur dans mes mains. L’odeur
de la mer. Tu as l’odeur de la mer. Un baiser de Pedro ».

Miguel rend le téléphone à Sara et contemple la mer par la


fenêtre. Pensif.

____________________________
B1
(JALOUSIE)
Miguel est jaloux de Sara

INT – ÉDIFICE TRANSPARENT, MUR – JOUR

Assis contre un mur de l’édifice, Miguel lit une lettre de Sara.

MIGUEL
“Mon amour,
Le laisser-aller dans l’amour
est une offense, offense qui
s’élève à un degré suprême.
Passion exige passion et
l’amour se récompense avec de
l’amour... L’amour de Miguel
était faible. Ce que je
ressens pour toi, brûle.
Ne craint plus mon
indécision. Je viens de
tatouer ton nom sur ma peau :
« Pedro pour Toujours ».
Un baiser en flammes de
Sara”.

Sara apparaît à l’imprévue et remarque que Miguel a sa lettre.

SARA
Miguel... ? Qu’est-ce que tu
fais ?

415
Miguel prend un briquet et brûle la lettre. Sara sort.

___________________
B2
(JALOUSIE)
Sara est jalouse de Pedro

INT. ESPACE OUVERT, ÉDIFICE TRANSPARENT - JOUR

PHOTOGRAMMES (couleur):

Sara et Miguel sourient, regardent la caméra et s’embrassent.


Miguel enlace Sara. Elle a un spray graffiti dans ses mains. Elle
dessine dans l’air avec sa bombe. Elle est heureuse.
Sara et Miguel sont attaqués par le spray de Pedro.
En premier plan, Pedro tout blanc embrasse Miguel. Au fond, Sara
fuit, elle est également recouverte de peinture.
Miguel nettoie le visage de Pedro.
Pedro embrasse Miguel sur le front et les lèvres.

____________________
B3
(JALOUSIE)
Pedro est jaloux de Sara

INT. CHAMBRE DE SARA - JOUR

GROS PLAN sur le visage de Sara, téléphone à l’oreille.

On entend la sonnerie d’un appel téléphonique. Ça sonne une fois,


deux fois, trois fois. À la quatrième reprise, quelqu’un répond,
l’appel est reçu.

SARA
Allô... Miguel ?

PEDRO
(Silence)

SARA
Miguel ! Miguel !

PEDRO
Hum...hum....

SARA
C’est fini ! Je suis
complètement...(pause).
C’est insupportable. Je ne
tolère plus la voix... Je
digère mal les caprices, les
obstinations... (soupir).
Moi qui aimais tellement son
odeur. Maintenant, je suis à
l’agonie... Miguel......
Miguel ? Il faut que je te
parle...

PEDRO

416
Et Miguel ? Tu l’aimes, pas
vrai ? C’est ça ou rien !

SARA
Pedro ?
Ça coupe.

SARA
Pedro ? Pedro, je t’aime.
Non, écoute-moi..., c’est
toi que j’aime. C’est
toi !...
...je t’aime.

____________________
C1
(NARCISSISME)
Pedro

EXT. EDIFÍCE TRANSPARENT - JOUR

Sara caresse Pedro. Elle s’amuse avec ses cheveux. Pedro observe
l’action dans le miroir, il fixe son regard sur lui-même. Entre
tant, Miguel saisit Sara par la taille et l’entraîne avec lui.

Miguel et Sara s’en vont, en arrière plan, ils s’embrassent.

Pedro reste seul, face au miroir, il se contemple, il s’admire, il


sourit et peigne les cheveux emmêlés par Sara.

____________________
C2
(NARCISSISME)
Sara

INT. CHAMBRE DE MIGUEL - JOUR

INSERT ÉCRAN DE L’ORDINATEUR : Sur Microsoft Messenger, on peut


lire :

PEDRO : T’es super belle Sara !

SARA : Je m’aime bien aussi :-)

MIGUEL : Ne soit pas comme ça...

SARA : Pourquoi ? J’suis pas mignonne ?

MIGUEL : Tu étais mignonne, j’crois que tu ne l’est plus.

SARA : Bon, on a tous compris ce que tu veux !

MIGUEL : Quoi ? Moi j’ai pas compris.

SARA : Oh, tu sais très bien....rien que je ne puisse résoudre


toute seule.

PEDRO : Ne me dit pas que tu es en train de.... Toute seule ? Avec


quoi ?

417
SARA : Avec ce que vous êtes tous en train d’imaginer :-))

MIGUEL : On-line ?

SARA : Hummmm, hummmmm, hooooo, hhuuuuuuummmmmm

PEDRO : Miguel, tu passes chez moi ?

MIGUEL : T’as de la bière ?

PEDRO : Bien sûr ! Et on se fait un film !

SARA : Hummmm, hummmmm, hooooo, hhuuuuuuummmmmm

____________________
C3
(NARCISSISME)
Miguel

EXT. BANC DE JARDIN – PARC - JOUR

Miguel regarde trois photos.

INSERT des trois photographies.

Première photo : Sara, Miguel et Pedro assis sur le banc. Sara est
au milieu, serre les deux amis entre ses bras.
Deuxième photo : Pedro et Sara s’embrassent.

INSERT (plus long)


Troisième photo : Miguel et son reflet dans l’eau du lac, seul.

Miguel assis sur le banc du jardin, regarde l’horizon et sourit.

____________________
D1
(AMOUR)
Pedro aime Sara

INT/EXT – VOITURE DE SARA – JOUR

Sara est au volant de sa voiture. En arrière-plan, la raffinerie


de pétrole de GALP. À la radio, elle écoute une émission de
chansons à la demande. Fin d’une chanson. Le locuteur annonce une
nouvelle chanson.

LOCUTEUR
Et maintenant une chanson
dédiée à Sara, de la part de
Pedro...
« Ti vengo a Cercare » de
Franco Battiato. Écoutons.

Sara écoute la musique sur la radio de sa voiture. Sara quitte la


route et stationne, face à la plage. En arrière-plan, la mer. Sara
allume une cigarette. Elle écoute la chanson jusqu’à la fin. Elle
se sent aimée.

418
Fondu au noir.

____________________
D2
(AMOUR)
Pedro aime Miguel

EXT. JARDIN – JOUR

Pedro et Miguel jouent au basket-ball. Pedro passe le ballon et


Miguel marque un panier. Miguel attrape le ballon et s’échappe à
l’autre bout du camp. Pedro ouvre ses bras pour défendre. Miguel
démarre avec la balle, tente de dribler Pedro. Les deux
s’affrontent et se heurtent....Miguel laisse tomber le ballon et
embrasse Pedro.

MIGUEL
Pedro, je t’aime.

Fondu au noir.

__________________
D3
(AMOUR)
Miguel aime Sara

INT. MAISON DE SARA/SALON – NUIT

Miguel attend Sara, assis sur le canapé du salon. Sara et Miguel


ont un dîner. Miguel a vêtu son jean noir et un blazer bleu. Sara
essaye plusieurs combinaisons de vêtements.

PHOTOGRAMME :

Sara apparaît avec une robe noire, décolletée.

SARA
Il te plaît celui-là ?

MIGUEL
Très jolie. Ça te va à la
perfection.

Sara part dans sa chambre.

PHOTOGRAMMES :

Sara apparaît avec un jean et un top blanc.


Sara porte une jupette et une chemise noire.
Sara porte des pantalons courts et un tee-shirt moulant.
Sara pirouette sur ses talons avec une jolie robe bleuâtre.
Sara essaye une jolie paire de talons aiguilles combinés avec une
robe à mi-genoux rouge.

GROS PLAN : Miguel embrasse Sara.

Sara et Miguel filent en direction à la porte. Sara est habillée


avec la première robe noire qu’elle a essayée.

419
____________________
E1
(SEXE)
Pedro et Sara

INT. MAISON DE SARA/CHAMBRE – JOUR

GROS PLAN

On aperçoit le visage de Pedro sous des draps blancs. Puis le


visage de Sara. Ils se débarrassent des draps. Ils se regardent
longuement dans les yeux. Clin d’œil de Pedro à Sara. Sara sourit.
Ils retournent sous les draps.

Le plan s’ouvre sur un lent ZOOM ARRIÈRE.

Sur le lit, les draps blancs ondulent lentement, suivant le


mouvement des corps.

FONDU au blanc.

____________________
E2
(SEXE)
Pedro et Miguel

INT. CHAMBRE DE MIGUEL – JOUR

Miguel peint un mur de couleur rouge. Le seau de peinture est posé


par terre.

Pedro apparaît chez Miguel.

MIGUEL
Tu veux m’aider ?

PEDRO
Qui ? Moi ?

MIGUEL
Oui toi ? Tiens, prens ce
pinceau et aides-moi donc.

Pedro finit sa bière. Mouille le pinceau dans le seau de peinture


rouge et, après quelques hésitations, aide finalement Miguel.

Fondu au rouge, long.

GROS PLAN sur la mousse de la bière qui gicle lorsque Pedro ouvre
une autre cannette.

PLAN MOYEN sur Miguel et Pedro, troncs dévêtus, de la peinture


rouge un peu partout sur la peau, assis par terre en sueur. Ils
sont heureux.

Fondu au blanc.

420
____________________
E3
(SEXE)
Miguel et Sara

INT. MAISON DE MIGUEL/SALON – SOIR

PHOTOGRAMMES - RALENTI:

GROS PLAN de la main de Miguel sur la hanche de Sara.


GROS PLAN des lèvres de Sara sur l’épaule de Miguel.
GROS PLAN des lèvres de Miguel sur l’oreille droite de Sara.
GROS PLAN des mains de Sara sur le dos de Miguel.
GROS PLAN des pieds de Sara et de Miguel entremêlés.
GROS PLAN des visages en sueur de Miguel et de Sara.

____________________
F1
(SOUFFRANCE)
Pedro et Sara

EXT. PLAGE – JOUR – (Noir et Blanc)

Pedro et Sara fixent leur regard l’un sur l’autre, les yeux dans
les yeux. Ils sont tous les deux debout, face à face. Deux valises
par terre, une de chaque côté. On peut entendre le cri des
mouettes en vol sur le bruit de la mer. Aucun dialogue.

Au même moment, Sara et Miguel prennent leurs valises et s’en


vont, chacun dans une direction opposée, et s’éloignant l’un de
l’autre.

Sara se dirige vers la caméra, lentement (jusqu’au Gros Plan sur


ses larmes). Elle pleure de tristesse. Au fond, Pedro disparaît à
l’horizon. La séparation est terrible.

____________________
F2
(SOUFFRANCE)
Pedro et Miguel

INT. SALON DE PEDRO – JOUR

Pedro est assis en haut de l’escalier, le cœur serré, au bord des


larmes. Il respire, le nez sur le tissu, l’odeur du tee-shirt
jaune de Miguel.

GROS PLAN du visage de Pedro. Des larmes coulent sur ses joues,
roulent le long de son visage.

____________________
F3
(SOUFFRANCE)
Miguel et Sara

EXT. PLAGE – JOUR

Sara et Miguel sont assis sur l’un des bancs de la plage. Miguel a
des lunettes de soleil, il tient à la main une canne pliante

421
blanche. Immobiles, ils « regardent » devant eux, la mer (vers la
caméra).

Miguel laisse tomber la canne. Il allonge le bras et tâtonne par


terre avec la main (le sable) pour essayer de la trouver.

Sara se baisse, prend la canne et la met dans les mains de Miguel.

Ils continuent à « regarder » la mer.

GROS PLAN sur le visage de Sara : une larme coule le long de sa


joue.

Fin.

422
Quelques photos du tournage ................................

423
Quelques photos du tournage ................................

424
Quelques planches du Storyboard (ex. A3-1 + A3-2)........

425
Quelques planches du Storyboard (ex. A1-2 + A1-8)...........

426
Quelques planches du Storyboard (ex. E2-3 + E2-4)........

427
Storyboard (ex. C3-1 + C3-2 + C3-3 + C3-4 + C3-5)........

428
APPENDICE 2

Questionnaires pour l’étude de la réception du public.

Exemple de tableau Excel avec les résultats des


questionnaires pour Carrousel.

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434
435
Questions 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20

1 4 7 4 4 7 7 4 5 3 5 3 7 6 6 6 6 1 3 ter mais "janelas" com mais vídeos interactivos.


1
2 5 7 6 4 6 4 3 6 5 5 3 6 5 5 4 6 2 4 Manipular frequências sonoras conforme
2 a frequência
3 5 5 6 5 5 6 2 5 5 4 2 6 6 6 6 5 4 4 2
4 4 4 5 4 6 5 4 5 3 3 4 5 5 5 3 4 5 5 6
5 7 7 5 5 7 6 1 5 6 7 7 1 1
6 4 3 3 3 5 6 6 4 4 4 5 4 3 5 5 5 5 1
7 7 7 5 6 7 6 1 7 6 5 4 7 6 7 6 6 3 4 alterar o argumento e imagens 2
8 4 7 4 4 7 5 1 4 4 1 4 1 2 2 5 5 1 6 1
9 6 7 4 4 7 7 1 7 4 7 7 1 1 7 4 4 1 7 1
10 5 7 5 5 7 7 6 5 5 7 4 6 6 6 7 6 5 5 5
11 5 5 5 5 6 6 1 5 2 5 4 5 5 5 5 5 2 4 1
12 5 7 5 4 6 6 1 6 3 5 3 3 5 5 6 6 1 5 Aceleração do movimento 1
13 4 4 4 4 6 6 1 7 5 5 3 6 6 7 7 7 1 4 1
14 7 7 5 5 6 6 3 7 5 5 2 5 6 7 7 7 4 5 que fosse mais envolvente 4
15 5 7 5 6 7 6 6 5 4 6 5 4 7 7 2 5 5 6 1
16 7 7 7 7
17 5 6 7 7 7 2 7 6 4 5 6 6 7 7 7 1 6 Controlar o som e a imagem alternadamente
2 procurando coordenar ambos.
18 4 5 5 4 7 5 4 7 6 7 4 7 4 7 6 5 6 5 Controlar o som. 1
19 6 7 6 7 7 7 1 7 4 6 6 6 7 7 7 5 1 5 Gostava que a tela fosse mais envolvente.
2
20 7 7 6 6 7 7 7 6 6 7 6 6 7 7 7 6 4 4 Mais interacção do tuilizador. Mais controlo.
1 Está muito bom!
21 7 7 7 7 7 7 6 7 4 7 7 7 7 7 7 7 1 4 Criar outras imagens e sons e porder1criar :-)
22 7 7 7 7 7 7 1 7 5 1 7 7 7 7 7 7 1 7 1

436
23 7 7 6 6 7 7 1 7 1 1 7 7 5 7 7 7 1 7 1
24 5 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 3 3 2 4 4
25 6 6 5 7 6 7 6 7 6 6 6 5 6 6 7 6 7 6 6
26 6 4 4 4 7 7 7 7 4 4 4 4 5 3 5 4 3 5 7
27 6 7 7 5 7 7 2 7 7 7 6 7 7 7 7 7 1 6 Controlar em separado o som e a imagem
1 (talvez 2 manivelas).
28 5 5 5 4 6 6 2 5 5 6 5 4 5 6 6 6 3 4 2
29 5 5 4 6 7 1 7 2 6 4 6 5 5 7 4 2 5 Tirar finos. 6
30 3 4 4 4 7 7 3 3 2 6 6 4 4 6 3 3 3 3 3
31 4 1 1 4 4 1 1 2 7 4 1 2 3 7 2 6 4 Música a tocar ao contrário para rotação
2 inversa da manivela.
32 4 7 2 2 5 3 1 3 1 5 4 2 2 4 6 3 6 2 A manivela deveria funcionar melhor.1
33 6 1 5 5 7 7 1 7 7 7 4 4 7 7 7 7 1 7 Dar para fazer reverse. 1
34 3 7 2 2 7 7 1 7 7 5 5 4 5 4 7 5 4 4 4
35 6 5 5 5 7 6 1 5 1 6 3 6 4 3 5 4 4 5 1
36 3 4 2 3 7 7 4 7 7 4 3 7 7 5 7 7 4 2 1
37 7 7 7 7 7 7 3 7 7 2 4 7 7 7 7 7 2 7 1
38 5 7 6 4 7 7 1 5 4 6 6 5 6 7 7 5 1 4 Manipular as imagens que surgiam. 1
39 4 7 3 3 4 3 1 4 4 5 6 2 3 3 2 3 2 2 Dispensar a manivela, o utilizador interagia com um sensor de movimento.

40 6 5 3 3 7 5 4 6 6 5 4 6 4 5 5 5 6 6 360º 2
41 5 7 5 6 7 6 2 6 4 4 4 6 6 5 6 7 2 6 controlar totalmente a peça. 1
42 6 6 6 5 7 6 1 6 6 5 3 5 6 6 6 6 2 5 1
43 6 7 6 5 7 7 7 7 7 6 6 6 6 7 7 7 1 7 Andar para trás. 1
44 4 6 5 4 7 7 5 7 6 3 4 4 7 7 7 7 1 7 Outro tipo de movimentos. 1
45 5 7 7 7 7 7 7 7 6 5 4 5 3 6 4 3 4
46 5 5 6 3 4
47 3 1 2 2 5 5 1 7 7 5 4 6 3 6 6 7 3 5 Acertar no nº do Euromilhões. 7
48 6 4 4 4 7 7 6 4 4 5 2 3 4 4 7 7 1 2 1
49 2 2 2 1
50 3 6 4 4 6 5 5 4 6 6 4 4 4 5 4 5 2 4 2
51 4 6 4 3 5 7 5 4 2 7 2 5 6 5 5 6 6 3 Forward- Rewind - Slow Motion… 1
52 6 6 6 7 6 7 5 7 7 7 4 6 7 7 2 7 6 6
53 5 7 4 4 5 5 1 5 7 1 2 5 4 5 7 7 1 4 1
54 6 7 5 5 4 6 2 6 6 2 6 6 5 6 7 7 1 7 1
55 6 7 6 6 7 7 1 7 7 1 6 4 6 7 7 5 1 7 1
56 5 7 5 5 7 6 2 4 5 5 2 4 4 4 6 6 1 4 Andar para trás, escolher várias opções,
1 permitir acesso a mais pessoas.
57 5 5 6 5 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 5 5 2 4 Controlar a imagem 1
58 3 4 2 5 5 5 3 2 2 5 5 5 3 2 Seleccionar um +ainel, especificar uma
2 imagem/som
59 7 7 6 6 7 6 6 6 6 4 2 6 6 7 7 7 2 7 1
60 7 7 7 6 7 6 7 6 6 6 6 6 6 7 7 7 7 6 6
61 7 7 7 7 7 7 1 7 6 3 6 4 6 6 7 7 1 6 4
62 7 7 7 7 7 7 4 7 7 6 4 6 6 6 7 5 6 6 7

437
63 5 6 6 6 7 7 2 7 6 7 4 7 7 7 7 7 1 4 Acho que há enormes potencialidades 1 a imaginar.
64 7 7 7 7 7 6 6 7 7 6 6 7 7 7 6 6 1 5 Ampliar ou diminuir as imagens. O som
3 devia ter melhor qualidade.
65 6 6 5 4 6 6 2 4 2 4 3 5 5 7 6 6 2 4 1
66 6 6 5 7 6 1 6 6 2 4 6 5 6 7 7 1 4 Controlar a "velocidade" do som. 1
67 4 2 3 3 7 7 1 2 4 7 3 3 3 4 4 4 1 2 1
68 4 4 2 5 7 7 2 5 6 5 2 1 1 5 7 7 1 7 1
69 6 4 6 3 7 7 4 5 3 4 6 6 6 5 6 5 4 2
70 6 6 6 7 7 5 2 7 5 4 2 5 6 7 7 5 2 5 Regular a velocidade da música. 1
71 7 5 7 4
72 6 7 6 5 7 7 1 7 6 2 4 4 7 7 7 1 7 1
73 7 7 7 7 6 7 4 3 4 3 6 7 7 7 7 1 4 1
74 7 7 5 7 7 7 1 7 3 5 5 6 3 7 7 1 1 2 Acelerar e inverter o sentido. 1
75 4 6 6 6 7 7 3 6 6 5 4 5 6 6 6 6 2 5 1
76 3 7 2 3 7 7 1 2 5 7 1 1 5 4 7 7 3 2 Mudar cores, emitir cheiros 3
77 4 1 2 2 3 2 1 1 7 5 4 4 3 7 2 7 1 Andar nos cavalinhos 1
78 7 7 7 4
79 1 7 3 3
80 6 7 5 5 6 7 1 7 7 2 5 6 6 7 7 6 2 6 Controlar a luminosidade 1
81 6 7 7 7 7 7 6 7 6 6 5 7 7 7 6 7 1 6 5
82 6 6 5 6 7 7 1 7 7 7 4 7 7 7 7 7 1 7 Queria um carrossel verdadeiro. 1
83 7 7 6 6 7 7 5 6 7 7 6 7 6 5 7 6 3 6 2
84 6 7 6 6 7 4 2 6 7 2 4 6 6 7 7 6 2 5 6

Moyenne 5.298 5.863 4.976 4.81 6.367 6.143 2.909 5.733 4.842 4.893 4.224 5.065 5.234 5.744 5.974 5.714 2.603 4.816 2.105
STDEV 1.387 1.621 1.575 1.564 1.015 1.155 2.072 1.492 1.811 1.798 1.457 1.641 1.503 1.372 1.441 1.431 1.875 1.547 1.793
438
APPENDICE 3

Récits Filmiques et Installations Interactives.

Table des récits filmiques interactifs

La base contient [112] entrées, classées par année de


réalisation/production.

En actualisation permanente sur :

http://www.carloscaires.org/rfi.htm

439
Année Titre Auteur(s) Liens / Commentaires Support

The
Outbreak - Chris et Lynn Web et
1 2010 http://www.survivetheoutbreak.com/
what would Lund iPhone
you do?
http://blended.fr/2512/last-call-le-premier-film-
interactif-au-cinema/
Jung von Matt &
2 2010 Last Call http://www.advertolog.com/13th- Cinéma
Film Deluxe
street/adverts/last-call-the-first-interactive-
theatrical-580605/

Figuras na http://andreparente.net/figurasnapaisagem/#/ex
3 2010 André Parente Install.
Paisagem posicao
The Murder:
An Chad, Matt &
4 2009 http://chadmattandrob.blogspot.com Web
Interactive Rob
Adventure

http://www.hboimagine.com/ (pour en savoir plus


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sur le projet:) Installatio
5 2009 Cube Murro
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Woman Pia Tikka ame.html téléphone
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http://www.pocketgamer.co.uk/r/iPhone/Alternat
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14 2008 Manderley Tampon- http://www.skopia.ch/photo2-1-13-Marion-
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15 2008 Muriel http://www.carloscaires.org Install.
Caires
Les
Jean-Louis
16 2008 perspecteur - Install.
Boissier
s
The Thrue
(ARG, Alternative Reality Game), Sveriges
about Christopher
Television (SVT) et "The company P".
17 2007 Merika Sandberg TV + Web
http://www.youtube.com/watch?v=iX_ZJkwvKR8
(Sanningen (Producteur)
(vidéo sur Youtube qui explique le projet)
om Marika)
Mutable
18 2007 Cinema: The Mario Márquez http://www.mutablecinema.com/ Web
Blind Date
Daryl Cloran,
Late
19 2007 Mateo Guez et http://www.latefragment.com/ DVD
Fragment
Anita Dorom

Transpa- Carlos Sena http://www.carloscaires.org/i-


20 2007 Install.
rence Caires Cinema/transparency.html

The Onyx
21 2006 Larry Atlas http://www.theonyxproject.com/ Web
Projet
Carlos Sena
22 2006 Carrousel http://www.carloscaires.org Install.
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23 2005 et Michel Install.
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Andrew Stern http://www.youtube.com/watch?v=GmuLV9eMT
kg

Inanimate Pullinger Kate


26 2005 http://www.inanimatealice.com/ Web
Alice and Babel

Martin Le http://www.martinlechevallier.net/le_papillon.ht Vidéo


27 2005 Le Papillon
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28 2005 Soft Cinema Lev Manovich http://softcinema.net/
DVD, Web

Interface
29 2004 Noam Knoller http://www.knoller.com/ip/index.html Install.
Portrait #2
30 2004 IDTension Szilas Nicolas http://www.idtension.com CD-ROM
Sylvie Abory
à la
31 2004 Rome Nicolas http://www.perlesdelangues.net/abory/ Web
rencontre
du...
Carte Jean-Marie Install.
32 2004 http://www.dallet.net
Postale Dallet Vidéo
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33 2004 Breaklights Scott Hessels
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34 2004 Access Julie Morel Web
ais.html#
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441
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Hapiness
In Memmo-
Produit par la PC-CD-
rium, Le http://www.inmemoriam-
37 2003 boîte Lexis ROM et
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Rituel
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42 2002 Angelo Cianci Web
Noire fiction/Sens_dessus_dessous/400672.html
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Muriel Coulin fiction/Sens_dessus_dessous/400672.html
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44 2002 from Ryan Griffis Web
html
Eutopia
L’horloge,
d'après
45 2002 Potvin Julie http://perte-de-temps.com/lhorloge.htm Web
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Baudelaire
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46 2002 Version-2 Benoît Blein et http://www.anonymes.net/ Web
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Sylvain Barra,
47 2002 Version-1 Benoît Blein et http://www.anonymes.net/ Web
Laurent Padiou
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Zelenhgorm,
"Moloto" et (3 X CD-ROM - jeu cinématique publié par
48 2002 Land of the CD-ROM
publié par "Federation X Media Group")
Blue Moon
"Federation X")
2001 / Dennis Del http://www.icinema.unsw.edu.au/projects/prj_pe
49 Pentimento Install.
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Generator Nicole Wee
Sweet DVD-
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de Jean- Jean-Louis
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Jacques Boissier
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Point-of- (Article cientifique sur le jeu) DVD-
2000 / View, An David Wheeler http://www2.computer.org/portal/web/csdl/abs/ ROM et
61
1999 Interactive et Rob Landeros proceedings/icmcs/1999/0253/02/02531032abs.h DVD
Movie tm (jeu pour PC, DVD-Vidéo, développé par Vidéo
"Digital Circus Entertainment").
I-Views is a story-sharing system that permits
individuals to use published, communally owned
media clips to author narratives by assembling
clips, and to build communities of similar interests
Pengkai Pan e
based on comparing these narratives. There are
62 2000 I-Views Glorianne Web
two types of tools: web-based video studio tools
Davenport
and virtual community building tools. By offering
shared authorship, tools, and virtual
environments, I-Views demonstrates new story
forms such as "Shareable Documentary."

Livre des Xavier Malbreil,


63 2000 http://www.livresdesmorts.com Web
Morts Dalmon Gérard

64 2000 Postales Golder Gabriela http://postal.free.fr Web

The Good http://www.olats.org/OLATS/reperes/juillet99/co


65 1999 Michael Buckley CD-ROM
Cook ok.shtml

Terminal Patrick Lichty /


66 1999 http://www.terminaltime.com/ Cinéma
Time Michael Mateas
Tender
Loving Care
(DVD - avec Rob Landeros et
67 1999 http://www.aftermathmedia.com/tlc/index.html DVD
des chroma David Wheeler
et animation
3D)

I'm Your http://gameoftheblog.blogspot.com/2007/08/im-


68 1998 Bob Bejan DVD
Man your-man-dvd-booklet-essay.html

Morale Jean-Louis http://www.hyperbate.com/fiches/2epromenade.


69 1998 Install.
Sensitive Boissier html
Petra Epperlein
The Last http://www.medienkunstnetz.de/works/the-last-
70 1998 et Michael DVD
Cowboy cowboy/images/1/
Tucker
(Développé par
Hyperbole
The X Files Studios et (7 X CD-ROM pour Windows et PlayStation)
71 1998 CD-ROM
Game publication de http://www.xfiles.com/
"Fox
Interactive")
1997/19 Violaine
72 Hypnosis http://www.my-interactive.tv/index.html Web
98 Meunier
Serge Bilous,
73 1997 18h39 Fabien Lagny, www.olats.org/OLATS/reperes/18h39.shtml CD-ROM
Bruno Piacenza
CD-ROM - Critique sur:
74 1997 Immemory Chris Marker CD-ROM
http://www.eai.org/eai/title.htm?id=2061
Hegirascope Stuart
75 1997 http://www.smoulthrop.com/lit/hgs/ CD-ROM
2 Moulthrop

Cerymony of http://www.nickbantock.com/Bantock/Ceremony
76 1997 Nick Bantock CD-ROM
Innocence _Innocence.html

77 1997 Non-Roman Lucie de Boutiny http://www.synesthesie.com/boutiny/index.htm Web

443
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Beyaond jihata.html, Installatio
78 1996 Masaki Fujihata
Pages http://on1.zkm.de/zkm/werke/BeyondPages, n
http://www.fujihata.jp/
Ed Leung, Tim
http://www.film.queensu.ca/Projects/Cereal.html
Ware, David
79 1996 Cereal et CD-ROM
Scott et Sean
http://www.film.queensu.ca/Movies/Cereal.mov
Sutcliffe
20% www.olats.org/OLATS/reperes/juin98/20-
80 1996 d'Amour en François Coulon 25damour.shtml, CD-ROM
Plus http://www.francoiscoulon.com/
Flávia Sparacino
http://vismod.media.mit.edu/tech-reports/TR-
81 1996 Hyperplex et Grorianna Install
322/index.html
Davenport
http://hypertext.rmit.edu.au/hyperweb/1_151.htm
82 1996 Hyperweb Miles Adrian Web
l
My
Boyfriend
83 1996 Lialina Olia http://www.teleportacia.org/war/war.html Web
Come from
the War
http://www.eastgate.com/TwelveBlue/Twelve_Bl
84 1996 Twelve Blue Joyce Michael Web
ue.html

Simon & (Jeu sur Windows et Macintosh)


85 1996 Star Trek Schuster http://www.startrek.com/startrek/view/index.ht CD-ROM
Interactive ml
Tex Murphy, (Produit par (6 X CD-ROM - jeu pour Windows - 2 niveaux de
86 1996 The Pandora "Access Software jeu; 7 clôtures possibles; 3 chemins narratifs CD-ROM
Directive Inc.") différents)
The Visible Joachim Sauter http://www.artcom.de/index.php?option=com_ac
Install. et
87 1995 Shape of et Dirk projects&page=6&id=26&Itemid=144&details=0&
Web
Things Past Lüsebrink lang=de
Slippery http://www.mat.ucsb.edu/~g.legrady/glWeb/Proj CD-ROM
88 1995 George Legrady
Traces ects/slippery/Slippery.html et Install.
CineActiv et
Johnny Jeu pour Windows et Macintosh (2 X CD-ROM)
89 1995 Sony ImageSoft CD-ROM
Mnemonic (Jeu inspiré du film du même nom)
développeurs

http://www.olats.org/OLATS/reperes/mars98/Po
90 1990 Portrait One Luc Courchesne Install.
rtraitone1.shtml

Rehearsal of http://www.olats.org/OLATS/reperes/juin98/reh
91 1995 Harwood CD-ROM
Memmory earsal.shtml

Mr.
Articles sur le projet: http://www.sfgate.com/cgi-
Payback, an
92 1995 Bob Gale bin/article.cgi?f=/c/a/1995/02/16/DD64734.DTL DVD
Interactive
et http://tech.mit.edu/V115/N4/payback.04a.html
Movie
Vidéo: http://blip.tv/file/462115/,
Puppet
93 1995 Laurie Anderson http://www.mediaartnet.org/works/puppet- CD-ROM
Motel
motel/

Les Pages
94 1995 AAVV http://archives.cicv.fr//HYP/ Web
Blanches
Place - a http://www.jeffrey-
95 1995 User's Jeffrey Shaw shaw.net/html_main/show_work.php3?record_id Install
Manual =96
Beyond
96 1995 Masaki Fujihata - Install.
Pages

97 1995 253 Ryman Geoff. http://www.ryman-novel.com Web

Victory Moulthrop http://www.eastgate.com/catalog/VictoryGarden.


98 1995 Web
Garden Stuart html, http://www.eastgate.com/VG/VGStart.html

444
Jeu porté sur Windows, Macintosh, Atari, Sega,
Pocket PC et iPhone. CD-ROM,
Robyn et Rand
99 1994 Myst http://cyanworlds.com/products/index.php et Pocket PC
Miller
http://www.cyanworlds.com/products/index.php/ et iPhone
myst_home.html
Flora
1993 / Jean-Louis
100 Petrin- - Install.
1994 Boissier
sularis
Rob Landeros et
Graeme Devine - Jeu pour Windows et Macintosh (2 X CD-ROM) -
The 7th (Virgin Considéré le premier jeu dramatique interactif, qui
101 1993 CD-ROM
Guest Interactive mélange la représentation d'acteurs avec des
Entertainment, espaces 3D numériques.
développeur)

Philips POV
- DOS Conversion by Entertainment Software
102 1993 Voyeur Entertainment CD-ROM
Partners
Group

The OZ http://www.cs.cmu.edu/afs/cs/project/oz/web/oz
103 1992 Joseph Bates Install.
Project .html

The
Exquisite http://www.mediaartnet.org/works/mechanism-
104 1991 Bill Seaman CD-ROM
Mechanism of-shivers/
of Shivers
http://www.olats.org/OLATS/reperes/mars98/Po
105 1990 Portrait One Luc Courchesne Install.
rtraitone1.shtml
http://www.jeffrey-
The Legible
106 1989 Jeffrey Shaw shaw.net/html_main/show_work.php3?record_id Install.
City
=83
Jean-Louis
107 1985 Le Bus - Install.
Boissier

Displace- Michael
108 1984 http://www.neimark.net Install.
ments Neimark
Blind Krzysztof
109 1981 Sortie en DVD en 1987 DVD
Chance Kieślowski
Trois
Raymond http://www.gefilde.de/ashome/denkzettel/0013/q
110 1967 Alertes Web
Quéneau ueneau.htm
Petits Pois

Kinoautoma
Salle de
111 1967 t: One Man Radúz Çinçera http://www.kinoautomat.org/
Cinéma
and His Jury

http://membres.lycos.fr/mjannot/froggy/1000j.ht
Cent Mil m,
Raymond
112 1961 Milliards de www.edunet.tn/ressources/resdisc/Francais/Quen Web
Quéneau
Poèmes eau/Pages/6.htm
http://100000000000000poems.atspace.com/

445
446
Ce DVD-Rom rassemble les informations audiovisuelles nécessaires
à la description des installations vidéo-interactives
Muriel, Transparence et Carrousel.

Œuvres réalisées par Carlos Sena Caires dans le cadre de


l’étude des Conditions du Récit Filmique Interactif.

Université Paris 8 – Vincennes – Saint-Denis – U.F.R. ARTS


Thèse de Doctorat en Esthétique, Science et Technologie des Arts
Spécialité Arts Plastiques et Photographie

©2010 Carlos Sena Caires

447
Université Paris 8 – Vincennes – Saint-Denis – U.F.R. ARTS
Thèse de doctorat esthétique, sciences et technologies des arts présentée et soutenue par
Carlos Sena Caires, à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, sous la direction de
Jean-Louis Boissier.

_____________________________________________________________

LES CONDITIONS DU RÉCIT FILMIQUE INTERACTIF,


DISPOSITIFS ET RÉCEPTION.
La genèse de ce travail de recherche sur le récit filmique interactif trouve son fondement
dans l’idée que la narration cinématographique associée aux installations interactives et à l’art
vidéo-interactif requière au stade actuel d’investigation et d’innovation un travail de délimitation et
d’identification des conditions spécifiques de conception, présentation et réception des œuvres.
Notre sujet touche plusieurs domaines de la connaissance, du langage cinématographique
à l’interactivité. Nous avons centrez la question sur les notions de récit, de narration et d’histoire, et
nous avons essayez de mesurer à quel point les installations (vidéo-) interactives, qui de nos jours
utilisent le potentiel interactif du numérique, sont porteuses d’une nouvelle forme narrative qui
défie aussi bien l’auteur qu’un spectateur-participant (métamorphosé en interacteur).
Ainsi notre travail de recherche s’est centré sur l’étude des éléments nécessaires à l’analyse
et à la production d’œuvres interactives ayant en commun la présentation des récits filmique, et
d’en limiter les conditions du point de vue de la réception et de ses dispositifs de mise en œuvre.
Trois grands types forment le trait conclusif de cette thèse : (1) des conditions narratives
spécifiques, (2) des dispositifs interactifs singuliers et intuitifs et (3) des conditions renouvelées de
la réception des œuvres. Converger l’art numérique, le cinéma et les dispositifs (interactif et de
réception) sous une dimension renouvelée de la salle de cinéma, de la technologie de saisie et de
projection de l’image et du récit du point de vue de la narration et de l’organisation des relations
spatio-temporelles nous paraît essentiel à toute proposition dans ce domaine.

____________________________________________________________

CONDITIONS OF THE INTERACTIVE FILMIC NARRATIVE,


DEVICES AND RECEPTION.
This research task is based on the interactive filmic narrative and its genesis comes from
the idea that the cinematographic narration (along with the interactive installations and interactive
video art) requires a work of delimitation and identification of the specific conditions of design,
presentation and reception of the artistic works in the present stage of investigation and innovation.
Our subject ranges over several fields of knowledge, from the cinematographic language to
the interactivity. On the one hand, we have considered the question on the concepts of narrative,
narration and history, and on the other, we have tried to measure to what extent the interactive
(video) installations (which nowadays use the interactive potential of the digital), are carrying a new
narrative form which defies the author as well as the spectator-participant (metamorphosed as an
interactor).
Thus our research task was focused on two items, on the one side, the study of the
necessary elements for the analysis and the production of interactive pieces of work, which have in
common the presentation of the filmic narrative. On the other side, we tried to limit their conditions
from the point of view of the reception and its devices of implementation.
Three great types form the conclusive feature of this thesis: firstly, specific narrative
conditions; secondly, singular and intuitive interactive devices and, thirdly, renewed conditions of
the reception of art works. Converge numerical art, the cinema and the interactive devices (and of
reception) under a renewed dimension of the cinema hall, technology of capture and projection of
the image and narrative from the point of view of the narration and organization of the space-time
relations appears essential to us for any proposal in this field.

____________________________________________________________

MOTS-CLÉS récit, récit filmique, interactivité, interactif, dispositif, réception, art


contemporain, installation, art vidéo, cinéma, narration, histoire.
_____________________________________________________________

ED 159 ESTHETIQUE, SCIENCES ET TECHNOLOGIES DES ARTS


Spécialité Arts Plastiques et Photographie
Université Paris 8 2, rue de la Liberté, 93 526 Saint-Denis Cedex.

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