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Book Chapter

L'interaction langagière : un objet et une méthode d'analyse en


formation d'adultes

FILLIETTAZ, Laurent

Reference
FILLIETTAZ, Laurent. L’interaction langagière : un objet et une méthode d’analyse en formation
d’adultes. In: J. Friedrich & J.C. Pita Castro. Recherches en formation des adultes : un
dialogue entre concepts et réalité. Dijon : Editions Raisons et Passions, 2014. p. 127-162

Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:55057

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confronter ce travail avec le
Pon veut comprendre, telle est donc
En travaillant sur cette confrontation entre
appui sur des travaux empiriques, chaque chapitr =
constitue une contribution d'ordre théorique mais
visée éminemment pratique.
aussi d'une Un dialogue entre concepts et réalité
Toutes celles et tous ceux quitravaillent dansle
adultes pourront trouverici matiêre à enrichir
domaine,ce livre peut aussiêtre précieux pour
de Péducation. Il peut enfin constituer un
de réaliser plus systématiquement dans toute

Janette Friedrich et Juan Carlos Pita Castr


o
dontce livre est issu.
Marc Durand, Germain Poizat, Etienne
Schurmans, Laurent Filliettaz, Jean-Michel
leur contribution.

mm
Recherches en formation des
adultes:

Un dialogue entre concepts et rédlité

Janette Friedrich
Juan Carlos Pita Castro (Eds.)

Editions Raison et Passions


33 rue Philippe Genreau
Maquette de couverture 21000 Dijon
Studio Préférences www.raisonetpassions.fr
raison.passionsOfree.fr
Studio. pref(Owanadoo.fr
4e trimestre 2014
Sommaire

Page
Introduction
Janette Friedrich et Juan Carlos Pita Castro

Activité humaine et éducation des adultes


Matc Durand 15

Le concept d'appropriation en formation des adultes


Germain Poizat 40
Expérience et figures de Papprentissage adulte
Etienne Bourgeois 69

L'action: questionnement, conceptions, réalisations


Marie-Noelle Schurmans 93

L'interaction langagiére : un objet et une méthode


dºanalyse en formation des adultes
Laurent Fillettaz 2?

Le savoir-faire: un savoit ou autre chose ?


Janette Friedrich 163

Identité et récit de vie: dépliage et analyse du


développement
Juan Carlos Pita Castro 195

La « phrase qui tue ». La notion d' épreuve, de la


dissémination à la conceptualisation
Jean-Michel Baudouin 223

Notices sut les auteurs 255


Achevé d'imprimer en novembre 2014
sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Depôt légal : novembre 2014
Numéro d'impression : 411175

Imprime en France

La Nouvelle Imprimerie Laballery est titulaire de la marque Imprim"Vert


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Scnurmans, ivL.-IN. (1)Y3). Durkheim et Vygotsky. Représentations


sociales et instruments sémiotiques. Sociétéfrançaise, 12/13 (62-63) oct.
nov. décembre, 68-77.
Schurmans, M.-N. (2001). La construction sociale de la connaissance
comme action (pp. 157-177). In J.-M. Baudouin & J. Friedrich (Eds.),
Théories de action ex éducation. Bruxelles : De Boeck.
Schurmans, M.-N. (2003). Les solitudes. Paris : PUF.
Schurmans, M.-N. (2006). Expliguer, interpréter, comprendre. Lo paysage
opistémologigue des sciences sociales. Geneve: Carnets des sciences de L'interaction langagiére : un objet et une
“éducation.
Schurmans, M.-N. (2008). Dimensions éducatives des relations méthode d'analyse en formation des adultes
amoureuses. In A. Petitat (Ed.), La relation et "interaction comme contextes
édncatifs. Education et Sociétés, 22(2), 71-86.
Laurent Filliettaz
Schurmans, M.-N. (2009). La construction sociale des jugements
d'excellence et son rapport avec la validation des acquis (pp. 161-187).
In R. Bélisle & J.-P. Boutinet (Eds), Demandes de reconnaissançe et
validation des acquis de Pexpérience. Pour qui ? Pour quo: ? Laval: PUL. L'interaction langagiêre comme objet d'investi-
Schutrmans, M.-N., Charmillot, M. & Dayer, C. (2008). Processus gation en formation des adultes
interactionnels et construction de la connaissance. Elaboration
négociée d'une démarche de recherche (pp. 299-318). In L. Filliettaz & Ce chapitre vise à interroger la nature et la place
M.-L. Schubauer-Leoni (Eds), Processus interactionnels et situations du concept
dPinteraction langagiêre dans le champ des pratiques et des
éducatives. Bruxelles : De Boeck. recherches
en formation d'adultes. Qu'est-ce que Pinteraction
Thévenot, L. (2006). L'action au pluriel. Paris : La Découverte. langagiêre et
comment en définir les ingrédients? Quels domaines de
Touraine, A. (1965). Sociologie de "action. Paris : Seuil. réalité
empirique ce concept permet-il de cerner 2 À quels types d'usag
Weber, M. (1959). Lesavant et lepolitique. Paris : Plon. es ce
concept et le réseau notionnel auquel il est associé se prêtent
Weber, M. (1971). Economic et société, vol. 1. Paris : Plon. -ils et àe
quels courants de pensée ces usages empruntent-ils
Weber, M. (1992). Eissais sur la théorie de la science. Paris: Presses ? a
En effet, la problématique des
Pocket. :
depuis quelques années une réalité
Welniarz, B. (2011). De Pinstabilité mentale au trouble déficitaire de
recherche en formation d'adultes.
Pattention-hyperactivité: Vhistoire dun concept controversé.
Perspectives Psy. 2011/71 (Vol 50). récemment cristallisés, attestant de la vitalité de ce
champ de
techerche. Un premier objet Pinvestigation réside par exemp
le dans
la compréhension des phénomênes langagiers qui
constituent les
réalités professionnelles. Les travaux conduits dans
une perspective
de linguistique du travail et de la formation, quelle
soit 'orientation
anglo-saxonne (Drew& Heritage, 1992 ; Satangi & Robert
s, 1999) ou
francophone (Grosjean & Lacoste, 1999 ; Borzeix
& Fraenkel, 2001 ;
Boutet, 2008: Filliettaz & Bronckart, 2005;
Rémery, 2013), ont

126 197
largement contribué à souligner le rôle constitutif et en constante comprendre les processus d'apprentissage professionnel. D'abord,
augmentation des interactions langagiêres dans la conduite des parce que les pratiques langagieres sont constitutives du travail dans
activités de travail. Ces travaux tendent à démontrer que Pexpérience un nombre important de métiers. Ensuite, parce que le langage joue
du travail ne se fair pas hors de Pusage du langage et que les réalités un rôle déterminant dans les activités de formation. Et enfin, parce
sémiotiques revêtent au contraire une importance croissante dans les que le développement de la conceptualisation dans Paction ne peut se
pratiques professionnelles contemporaines. Boutet (2008) parle à cet déployer que par le pouvoir organisateur de cet instrument culturel
égard de « part langagiêre dutravail » pour rendre compte « de ce quest le langage. De ce point de vue, Pétavage langagier proposé par
phénomêne à la fois social et linguistique par lequel les opérateurs les tuteurs en formation professionnelle aurait pour vocation non
voient des activités symboliques de représentation de la réalité tendre seulement de rendre visible et appréhendable ce qui, dans le travail du
à se substituer à leurs activités corporelles antérieures » (p. 19). novice, pourrait demeurer non perçu, mais encore de guider
La part des interactions langagiêres en formation d'adultes ne se réduit Papprenant dans un processus de participation progressive aux
pas à Paccomplissement du travail. Elle joue un rôle reconnu comme situations auxquelles il se trouve confronté.
central dans les processus de développement et dans la nature des La diversité et la plasticité des usages dont font Pobjet les interactions
tapports que les travailleurs entretiennent à leur activité. Cette langagiêres dans le champ de la recherche en formation d'adultes
dimension développementale de Pactivité langagitre a été requierent des efforts accrus en matiére de conceptualisation et de
particuliêrementbien cernée et étudiée par le courant dela clinique de définition. Dans cette perspective, ce chapitre s'appliquera à montrer
Pactivité (Clot, 1999, 2008). Dans les dispositifs d'analyse du travail mis que le concept d'interaction peut constituer pour les chercheurs en
en place en clinique de Pactivité, les interactions langagiêres jouent en formation d'adultes à la fois un «objet» et un «instrument »
effet un rôle moteur de « confrontation dialogique ». Elles sont perçues dinvestigation. interaction langagiêre constitue un objet
comme un moyen de substituer aux « cercles vicieux des monologues » d'investigation dans le sens ou elle renvoie à des domaines de réalité
qui « dégradent Phétéroglossie en soliloques » les « cercles vertueux et empirique particuliers qui méritent d'etre repérés, délimités et mieus
interférants du dialogue» (Clot, 2001, p. 13). C'est par de telles compris dans leur organisation interne et leurs conditions de
confrontations dialogiques que les milieux professionnels retrouvent manifestation empirique. Mais Pinteraction langagiére permet aussi,
une forme de vitalité, qu'ils peuvent « reprendre la main » sur leur plus généralement, d'accéder à des réalités qui vont au-delã de formes
développement et les interprétations de leur activité. d'expression empiriques et qui relévent d'un large éventail de
Un autre domaine d'investigation clairement repérable réside dans la problématigues, incluant notamment la question des processus
problématique des apprentissages en situation de travail et du rôle de d'apprentissage et de développement associés à la vie adulte en
Paccompagnement tutoral en formation professionnelle initiale et général et aux situations de travail en particulier. C'est à ce titre qu'elle
continue. Qu'ils relêvent du courant francophone de la didactique peut être considérée aussi comme une « méthode » de recherche : la
professionnelle (Mayen, 1999, 2002; Kunégel, 2011; Oly & perspective interactionnelle en analyse du travail.
Cuvilier, 2007 ; Pastré, 2011), du courant anglo-saxon du Workplace Pour souligner ce double registre, empirique et méthodologique, sur
Tearning (Billett, 2009) ou d'une perspective de linguistique lequel se déploient les exigences de conceptualisation de la
interactonnelle (Fillettaz, 2009b, 2011b ; Mondada, 2006 ; Koskela & problématique de Pinteraction, le chapitre adoptera la démarche suivante.
Palukka, 2011), nombreus sont les travaux qui ont soulgné Une premiêre partie aura pour objectif de définir et de modéliser le
récemment Pimportance des interactions langagiéres dans les champ conceptuel couvert par la problématique des interactions
processus P'apprentissage en situation de travail. Dans ces travausx, les langagiêres en formation. Les notions d'interactant, d'acton conjointe, de
interactions langagiêres constituent un élément incontournable pour coordination, d'envitronnement, et de ressources multimodales seront

129
abordées et discutées, dans le but de dégager des courants de pensée modélisation intégrée de la notion, ne serait-ce que pout mieux cerner
permettant une approche outillée de la part des interactions langagiêres les différents domaines dusage dont elle a pu faire Pobjet. C'est cette
en formation d'adultes. Une deuxiême partie du chapitre montrera tentative de modélisation que nous esquissons ci-dessous, en
comment ce réseau conceptuel peut être mis en ceuvre et mobilisé pour proposant de conceptualiser les processus interactionnels comme une
éclairer une réalité empirique particuliere : la formation professionnelle combinaison de trois ordres de réalité qui méritent dºêtre envisagés
des apprentis en situation de travail en entreprise. À cette fin, des conjointement : /ordre interpersonnel, qui renvoie aux mécanismes de
données empiriques relevant des interactions tutorales seront présentées cootdination et de coopération dans des formes d'actions conjointes;
et étudiées. En prolongement de Pétude empirique, la troisiême et Vordre socio-historique, qui renvoie aux environnements institutionnels et
dernicre partie visera à souligner les spécificités et surtout les potentialites culturels dans lesquels les interactions prennent place ; et enfin /ordr
que peut représenter Panalyse des interactions langagiêres pour la sémiotigne, par lequel ces mécanismes de coordination et d'onientation
recherche en formation d'adultes. Les éléments saillants d'une « mentalité dans Penvironnement social sont accomplis.
analytique » spécifique seront identifiés et mis en regard d'autres voies
méthodologiques empruntées dans le champ particulier de Panalyse du Figure 1: les ingrédients conceptuels de Pinteraction langagiére
travail en formation.
Activités sociale - Typifications - Genres- Cadres de Vexpérience
L'interaction langagiere comme champ conceptuel

Le panorama des travaux sommairement restitués ci-dessus souligne Action conjointe


la diversité des formes empiriques par lesquelles se manifestent les
interactions langagiêres dans le champ de la formation d'adultes. Ce
panorama rappelle aussi la richesse des domaines de réalité abordés
dans la recherche et pour lesquels la problématique des interactions
Ressources
langagiêres semble convoquée au titre de ressource analytique. Cette
multimodales
convocation croissante de la problématique de Pinteraction dans la
Langage
recherche en formation d'adultes suscite des besoins accrus en
Prosodie
matiêre de conceptualisation et de théorisation. Comment cerner, sur Gestualité
le plan conceptuel, la problématique des interactions langagiéres et Corporéité
leurs ingrédients ? Quelle(s) définition(s) produire de ces ingrédients Matérialité
et à quel(s) courant(s) épistémologique(s) emprunter pour ce faire ?
A Pévidence,il n'existe pas à ce jour dans le champ de la recherche en
formation d'adultes une définition unique, explicite et consensuelle de
la notion d'interaction. Les auteurs qui sen sont emparés et dont
quelques-uns ont été évoqués ci-dessus se risquent peu à des
définitions, évitant de saisir de maniêre surplombante une notion aux
contours aussi diffus. Et pourtant, en dépit des risques que la
démarche comporte, il ne semble pas inutile de tenter une

131
L'interaction comme engagement réciproque dans «partenaires », des individus, bref, des acteurs humains ou des
des actions conjointes interactants. Ces interactants partagent un espace perceptuel commun
(un environnement physique immédiat selon Goffman), et surtout,ils
Selon les définitions de sens commun consignées par les s'engagent réciproquement dans des formes d'actions collectives. Selon
dictionnaires, « interaction » signific « action réciproque de deux ou les auteurs, ces formes d'organisations collectives de Pagir ont été
plusieurs phénomeênes » (Larousse). Conçu à ce degré de généralité, désignées tantôt comme des actions conjointes (Clark, 1996), comme des
on retrouve ce concept dans bien des domaines scientifiques, comme acions collectives (Nernant, 1997) ou encore comme des actions à Plusienrs
par exemple en physique, oú il désigne un transfert d'énergie entre (Livet, 1994). Ces catégories traduisent une idée récurrente : le fait que
des éléments de la matiêre, ou encore en statistique, ou il permet de Pinteraction ne se réduit pas à une situation de co-présence entre
caractériser un type particulier de rapport entre des variables (A acteurs mais implique nécessairement une orientation vers des enjeux
exerce une influence sur B ; B exerce une influence sur À). partagés et distribués parmi les participants. Goffman (1973b) distingue
oncept qui s'est imposé à ce propos deux modalités de regroupements entre individus : les
le champ des sciences regroupements non focalisés (znfocused gatbering), qui consistent en de
ttention ici. Comme le simples juxtapositions d'individus seuls ou « ensemble », qui partagent
tappelle Trognon (1991), Pinteraction désigne dans ce domaine un une même situation sociale et un espace perceptuel commun, mais sans
principe général qui stipule que les conduites des individus ainsi que pour autant Pinvestir d'un engagement réciproque et mutuellement
les ressources sur lesquelles elles se fondent ne peuvent être conçues raufié autour d'un enjeu commun(ex. les piétons dans la rue oules
en dehors d'une prise en compte des relations que Vindividu patients d'une salle d'attente) ; et les regroupements focalisés (focused
gathering), qui concernent en revanche des individus qui non seulement
partagent une situation sociale, mais encore Pinvestissent d'une
«rencontre », et qui ainsi « se ratifient mutuellement comme soutiens
autorisés d'un objet particulicr attention visuelle et cognitive»
doi
désigne us d'influence
ce processus di » réciproque
véCI éau partage de
lié (Goffman, 1988, p. 147). La conversation,les jeux,les soins ou la danse
Penvironnement physique immédiat : illustrent cette seconde catégorie.
Cette conception de Pinteraction comme forme d'action conjointe pose
«Par interaction (c'est-à-dire Pinteraction en face-a-face), on par ailleurs, du point de vue des interactants qui y participent, la question
entend à peu prês Pinfluence réciproque que les partenaires des processus par lesquels se régulent et s'accommodentles engagements
exercent sur leurs actions respectives lorsqu'ils sont en présence réciproques. Selon les auteurs, on parlera à ce propos de coopération
physique immédiate les uns des autres ; par une interaction, on (Grice, 1979), de coordination (Clark, 1996), de position de participation
entend Pensemble de Pinteraction qui se produit en une occasion (Gotfman, 1987) ou encore de négociation (Kerbrat-Orecchioni, 2004)
quelcongue quand les membres d'un ensemble donné se pour désigner ces mécanismes d'ajustement des contributions
trouvent en présence continue les uns des autres. » (p. 23) respectives. Ces mécanismes de coordination supposent une
synchronisation temporelle fine des contributions respectives des
En dépit de son caractére fortement modalisé (on entend à peu prês...), participants. Plus généralement, ils impliquent de la part des participants
cette définition sociologique de Pinteraction précise le concept et lui une capacité à interpréter la signification des actions accomplies dans
assigne destraits spécifiques. Ce ne sont plus seulement des ingrédients Penvironnement. Ceci suppose dêtre en mesure d'interpréter les
(à et B) qui entretiennent une influence réciproque, mais des

132
conduites de ses partenaires et, réciproquement, de rendre ses propres des situations (Duranti & Goodwin, 1992), Pendossement des rôles
contributions interprétables aux yeux des co-participants. sociaux et des identités situées (Zimmerman, 1998), et la construction
des rapports aux savoirs (Mondada, 2005).
Linteraction comme mobilisation de ressources Si le langage en interaction peut être conçu comme une ressource
multimodales pour Porganisation et Paccomplissement pratique des actions
conjointes, il n'en constitue qu'un ingrédient parmi d'autres, les
Les interactions ne placent pas seulement les participants devant la dimensions non verbales de Pinteraction tout comme des éléments de
nécessité d'un engagement réciproque dans des formes actions Penvironnement matériel pouvant jouer un rôle déterminant dans la
conjointes. Flles reposent également sur un certain nombre de maniêre dontles participants ajustent et interprétent leur engagement
ressources permettant aux interactants d'accomplir ce processus de dans Pinteraction. Ces observations ont donné lieu récemment à
coordination et de coopération. On désigne parfois ces ressources et Pabondants travaux dans le domaine des approches multimodales de
ces moyens comme des médiations, ou plus spécifiquement des Pinteraction (Goodwin, 2000; Mondada, 2006; de Saint-Georges,
mmédiations communicatives (Habermas, 1987). On entend par là que le 2008). Dans ces approches multimodales, les significations mises en
rapport des participants aux situations interaction nest pas circulation ne découlent plus seulement des productions verbales ;
immédiat, mais au contraite médiatisé par Pusage de ressources elles reposent également sur une vaste palette d'autres ressources
sémiotiques diverses. sémiotiques (la prosodie, la gestualité, les mimiques faciales, les
Parmi les ressources sémiotiques mobilisées par les interactants, le mouvements corporels, les déplacements dans espace, les
langage jouit comme on le sait d'un statut spécifique et manipulations dobjets matériels et ssmboliques, etc.) ; et surtout, ces
particulitrement important. On parlera alors d'interactions verbales significations résultent d'une combinaison et d'une agrégation
pour désigner des actions collectives prioritairement accompliessurle permanente de ces multiples ressources dans des contextes d'usages
mode langagier (Kerbrat-Orecchioni, 1990). V'étude des interactions singuliers. Adopter une perspective multimodale sur les interactions
verbales constitue un champ particuliêrement fertile et dynamique des langagiêres revient donc à observer non seulement comment les
sciences du langage. Plusieurs paradigmes sy sont intéressés depuis participants à Pinteraction se coordonnent et ajustent leur engagement
les années 1960, dont notamment Pethnographie de la pour agir collectivement, mais encore à repérer les sortes de
communication (Hymes, 1984), la sociolinguistique interactionnelle ressources sémiotiques mobilisées à cette fin et la maniere dont celles-
(Gumperz, 1989), Panalyse conversationnelle (Sacks, Schegloff & ci sont mises en ccuvre et agencées.
Jefferson, 1978; Sacks, 1992) ou encore Panalyse du discours
(Mainguencau, 1995: Bronckart, 1997; Roulet, Filliettaz & Grobet, L'interaction comme mise en relation avec des
2001). En dépit des divergences et des controverses qui les animent, constructions socio-historiques
ces approches incarnent un « tournant praxéologique » en sciences du
langage, dans lequel les productions langagiêres ne sont plus La prise en compte des médiations communicatives et des ressources
simplement conçues comme des abstractions formelles visant à multimodales mises en couvre dans les interactions pose la question
transmettre de Pinformation mais véhiculent un pouvoir agissant sur des conditions dans lesquelles ces réalités peuvent être interprétées
les contextes particuliers dans lesquels elles sont en usage. En par les interactants. Or cette question de Pinterprétation et de la
particulier, ces approches ont permis de souligner le rôle constituant signification ne s'épuise pas dans les mécanismes de coordination
du langage en interaction pour Paccomplissement des activités locale et située prenant place entre les participants ; elle implique
sociales (Filliettaz, 2002), la négociation d'une intelligibilité partagée également de prendre en compte le caractére historiquement et

134 135
socialement ancré des ressources mobilisées par les interactants. C'est Poral qu'à Pécrit. C'est lã une référence majeure à laquelle emprunte,
ce qua particulitrement bien montré Vygotski (1985) à propos du notamment, la clinique de Pactivité, pour désigner les ingrédients de
langage, en concevant ce dernier comme un outil culturel dont la culture du métier constitutive de Vactivité de travail.
Vintériorisationpar les individus constitue une condition nécessaire de En dépit des nuances qui les caractérisent, ces travaux se retrouvent
leur développementet de Pémergence dela pensée consciente au plan autour d'une conviction partagée : Pidée selon laquelle les participants
de Pespéce humaine (Bronckart, 1997). minteragissent pas seulement avec les individus avec lesquels ils se
Selon les champs disciplinaires consultés, la prise en compte des trouvent engagés localement, mais également avec des réalités sociales
dimensions socio-historiques de interaction a donné liceu à des qui préexistent à leur rencontre, la prolongent également, et qui
conceptualisations diverses. Dans le cadre de la psychologie constituent un produit cristallisé dans le temps, en perpétuelle évolution.
historico-culturelle par exemple (Leontiev, 1979, on désigne La mise en ccuvre de ce patrimoine cristallisé agit comme une ressource
généralement par le terme dactivitis les formes collectives pour Paction conjointe. Elle contribue aussi, par rétroaction,à la fois à la
d'organisation de Pagir identifiables au plan de Pespéce, et qui sédimentation et au tenouvellement de ces ressources.
délimitent des domaines de la vie sociale da nutrition, Phabitat, Au terme de cette tentative de modélisation du champ conceptuel de
Pévitement du danger, etc). Pour la phénoménologie sociale en interaction et de ses ingrédients, on pourra définir Pinteraction
revanche, c'est le terme de sypification qui permet de saisir les langagiêre comme un processus temporel et séquentiellement
expériences collectivement organisées telles qu'elles exercent une ordonné qui prend place lorsqu'au moins deux individus se trouvent
influence sur la maniêre dont les individus s'orientent dans les dans un espace perceptuel partiellement partagé, dans lequel ils
situations (Schiitz, 1987). Cet aspect de la participation à recourent à des tressources sémiotiques en vue de conduire
Pinteraction a été particuliêrement bien cerné par Goffman et son collectivement une action conjointe, elle-même indexée à des
concept de cadre de Vexpérience. Dans Frame Analysis, Goffman (1991) pratiques sociales historiguement et culturellement cristallisées. On
montre par exemple que la maniére dont les individus font pourra retenir de la modélisation proposée ici que les processus
Pexpérience des interactions qu'ils rencontrent dans la vie interactionnels désignent indissociablement une double réalité. Sur
quotidienne n'est pas immédiate et univoque mais médiatisée, filtrée, Paxe interpersonnel, ils se rapportent aux mécanismes de coopérationer
par ce quiil appelle des cadres. Ces cadres désignent des« prémisses de coordinarion qui caractérisent Peffort d'ajustement consenti par les
organisationnelles », c'est-a-dire un ensemble de savoirs et de savoir- interactants dans le cadre des actions conjointes qu'ils conduisent
faire, culturellement construits, qui permettent d'interpréter localement. Sur Paxe socio-historigue, ces processus interactionnels se
Pexpérience commerelevant d'un type particulier, et de répondre à réferent aux réalités institutionnelles et culturelles avec lesquelles ces
la question « qu'est-ce qui se passe ici?» C'est notamment en mêmes interactants se mettent en rapport dans le cadre des activités
mobilisant ces cadres sociaux que les individus parviennent à auxquelles ces situations locales se réfêrent.
interpréter la signification des situations qu'ils rencontrent et dy Des courants de pensée distincts viennent alimenter chacun de ces
ajuster leurs propres maniéres dºy participer. Enfin, dans le champ deux axes. L'interactionnisme symbolique constitue par exemple une
des sciences du langage, on évoque fréguemment les travaux de ressource précieuse pour conceptualiser les mécanismes V'ajustement
Bakhtine/Voloshinov et la notion de genre de discomrs pour désigner et de coordination qui caractérisent les rencontres sociales. Quant à
les « types relativement stables d'énoncés » (Bakhtine, 1984, p. 285) Vinteractionnisme social ou socio-discursif (Bronckart, 1997), il porte
qui existent dans une sphére sociale donnée (ex. le roman, la une attention premiére aux mécanismes de cristallisation et de
nouvelle, le débat, Pentretien, etc.), et qui alimentent en permanence sédimentation qui viennent alimenter ces rencontres sociales et qui
a maniére dont les individus produisent des discours aussi bien à permettent aux participants de sy adosser. Loin de penser ces réalités

136 137
comme étanches et irréconciliables, la recherche en formation des entreprise d'apprentis débutants, observés durant la premiêre année de
adultes invite au contraire à explorer les imbrications et les leur parcours de formation. Ia perspective d'analyse que nous
interrelations profondes entre ces coutants de pensée. C'est du moins souhaitons approfondir portera essentiellement sur la problématique des
la position que nous proposons d'assumer et d'illustrer empirique- conditions dans lesquelles se manifestent (ou pas) des opportunités de
ment dansla suite de ce chapitre. formation dansles activités de production réalisées en situation de travail.
Cette problématique renvoie à un vaste ensemble de questions.
Comment les tuteurs en entreprise concilent-ils les exigences
V'interaction comme objet d'analyse empirique productives du travail avec les enjeux « constructifs » de la formation? ?
Comment mettent-ils à la disposition des apprentis des ressources leur
Pour illustrer la maniêre dont une modélisation de Pinteraction permettant d'apprendre dans et par Pactivité? Et réciproquement,
langagiêre peut donner lieu à des analyses empiriques ct éclairer des comment les apprentis s'engagent-ils dans ces activités et font-ils usages
domaines de réalité de la formation, nous proposons de recourir tci à des ressources mises à leur disposition ? L'exploration de ces questions
du matériau audio-vidéo recueili au couts d'un programime de conduira à prêter une attention particuliêre aux interactions langagiêreset
recherche portant sur les pratiques de formation professionnelle inttiae à la maniêre dont celles-ci permettent aux participants de s'orienter dans
en vigueut en Suisse! (Fillicttaz, de Saint-Georges & Duc, 2008 ; les environnements de travail.
Fillietraz, 20094, 2009b, 20114, 2011b, 2012). Ces données consistent Pour aborder ces questions, nous nous intéresserons ci-dessous à
en des enregistrements audio-vidéo d'interactions entre apprentis et quelques extraits illustrant la formation d'un apprenti automaticien
formateurs recueillies en conditions «naturelles» et non pas dans le contexte d'une ligne de production industrielle. Ventreprise
provoquées, dans des situations de travail en entreprise. Je systême en question est spécialisée dans la fabrication de machines d'usinage à
« dual » de la formation professionnelle, tel qu'il est largement répandu électroérosion. Iºapprentissage au sein de cette entreprise prend la
en Suisse, confere un rôle partenarial important voire même central aux forme de divers stages que les apprentis cffectuent dans plusieurs
entreprises et aux organisations du monde du travail. Celles-ci, en effet, secteurs de production, au cours des trois années que dure leur
agissent sur le marché des places d'apprentissage, déterminent les formation. Nous porterons ici notre attention sur Victor (VIC), un
contenus de formation et surtout endossent la responsabilité de la apprenti effectuant un stage au poste de contrôle de production des
formation pratique des apprentis. Ces dispositifs se fondent donc sut générateurs électriques. Le poste de contrôle constitue un espace de
une conviction fortement ancrée et héritée d'une longue tradition, selon formation considéré comme privilégié pour les apprentis
laquelle Fexpérience du travail par de jeunes adultes constitue un
ingrédient favorable à leur insertion professionnelle. o .
Dansce contexte spécifique, nous proposons d'esaminer ici de maniere
plus particuliêre les conditions daccompagnement et de formation en

! Ce programme de recherche a pourtitre «ha mise en circulation des savotts


dans des dispositifs de formation professionnelle initiale. Une analyse des ? Nous renvoyons ici à la distinction proposée parla didactique professionnelle
interactions verbales et non verbales» et a été subventionné par le Fonds entre les dimensions prodictives et constructives de Pacivité : « T'activité en situation
n dans le cadre d'un subside de est à la fois productive et constructive : le sujet ne fait pas que produire des
ttaz (PP001-106603 et PP001- transformations des objets du monde extéricur, il se transforme lu-même, en
1 cié de la précieuse collaboration enrichissant son répertoire de ressources. C'est la fonction constructive de
HPIngrid de Saint-Georges, Barbara Duc et Stefano Losa. Pactivité. » (Pastré, Maven & Vergnaud, 2006, p. 154.

138 139
——
pprentis à mett ((se déplace à Pintérieur de Parmoire)) QF-101 et 103/
101 et 1031
Slectriques et lev
(VIC enclenche des modutes électriques dans Parmoire)) voilaN
tavaillent jamais on va se préparer on va mettre le canal 1 en alternatif
ppareillages util ((effectnedes réglages sur le bandetes?) est bon/
“entreprise à préc ,
ouais on est bon | (se place derant le banede tes?)
PO

“envitonnement « aprês/
NOR), un techr on se met sur ON/ (avance sa main vers Cinterrupteur géniral en
observant NOR) [HM]
ane fonction tuto:
la batterie làã/ à mettre ((NOR exclenche mme batteric dans
Dans les paragrap
Varmoire)) la batterie maintenant c'est sur le bouton vert)
observés à Poccasi mhmm((enelenche interruptenrgênéral, mais rien ne se passe))

=| O im
a mm
au couts du cont la tempo/
charge par Pappr non nontu devrais y avoir envové lah. vas-v/
participants font f: (Cabpuie à nowveau sur Pinterruptenr, maisrien nese passe))

ND 00
ss
(NOR efectne diverses vérifications visttelleses interventions dens
dans Pinterachon
Parmoiro)) [E2]
particulier, nous €
((NOR place en silence derricre la porte de Parmoire por
usage de ressourc des vérifuations risuelles))
la situation et co c'est quoi ce problême/
modalités variable ((NOR se nt Parmoire ct e enche des modutes
dans le champ pro clectriques))

Faire fac

Dans Vextrait re
tuteur) sont engas
générateur. Aprés
de brancher le ba
mettre Parmoire « [41] VIC avance la mam en
direction de Pintertupteur
général et questionne NOR :
Extrait 1: «
«on se met suton?»

NOR: bon on y val ((NORplace de protocole sur le bancde tes?))


m

NOR: ((omere te protocole et pointe aves som dotgt sur ta premicre ligne)
to

VIC: ((avance son doigt vers Vinterruptenm central et s appréte à enclenche


QU

Parmoire))
4 NOR: non non
5 VIC: ((suspend son geste ct bt le protocolo)
6 NOR: non avant de mettre celui-lã je préfére mettre celui-lã et
celui-lã comme ca sir a un court-jus direct

140 14
— —- — di T—"— =
effectue le réglage (1 10). C'est lui enfin qui ctfectue des
manipulations directes dans Parmoire électrique au moment
"énoncer des instructions à Pattention de Papprenti (1. 14.

[2] Aprês la survenue de la Cette conjonction de gestes praxiques et d'instructions verbales


panne, NOR effectue permet de souligner le cadrage complexe dontla situation fait Pobjet à
diverses vénifications visuelles ce moment de la procédure de test: structurée par la conduite d'un
et des interventions dans protocole régi par des contraintes techniques, Pinteraction est orientée
Parmoire
par des enjeux de nature clairement « productive » ; mais, dês lors que
cette procédure est partiellement «transposée» et rendue
interprétable pour Papprenti, elle rend manifestes également les
enjeux « constructifs » qui président à Pinteraction.
De maniére intéressante, Papprenti s'aligne à cette forme de cadrage
de Pinteraction et s'engage dans les espaces de participation qui lui
sont proposés. Il « répond » par exemple de maniere non-verbale aux
Vextrait retranscrit ci-dessus montre comment, notamment dans la
premiére partie de la séquence, le tuteur (NOR) aménage pour
questions de vérification (« QF-101 et 1032», 1. 7; «on se met sur
Papprenti (VIC) un espace de participation à la procédure de test.
ON 2», 1 13) et valide les étapes séquentielles marquées par le
VIC mest pas placé à ce moment dans une posture d'observateur,
discours du tuteur (« ouais on est bon », L 11).
mais il est invité à participer activement à la conduite du protocole Cette configuration de participation va cependant se trouver fortement
(«bon on y va», 1. 1). Comme Pillustre Pimage 1, VIC intervient
altérée par Pémergence de la panne. En effet, au moment ou VIC
tout comme NOR sur le dispositif technologique qu'il s'agit de enclenche Pinterrupteur général (1. 15), le générateur électrique ne se met
contrôler. On peut relever cependant que cet espace de participation pas sous tension. Vapprenti esquisse une hypothése explicative («la
est étroitement supervisé et fortement étayé par le tuteur. NOR,en
tempo ?», 1. 16), immédiatement invalidée par le tuteur («non non tu
cffet, produit des évaluations à propos des interventions de devrais y avoir envoyé là», 1. 17). Des cet instant, le tuteur transforme de
Papprenti («non non», 1. 4). Il énonce des instructions à son
manieresignificative Porganisation locale de Pinteraction. C'est désormais
intention (« non avant de mettre celui-lã je préfére mettre celui-lá et
lui qui, de maniêre individuelle, prend en charge Pactivité, comme en
celui-là comme ça si y a un court-jus direct», | 6; «on va se attestent ses interventions dans Parmoire et ses déplacements dans
préparer on va mettre le canal 1 en alternatif», 1 10; «la batterie
Penvironnement (1. 19). I'apprenti, quant à lui, reste en retraít (voir 72),
maintenant c'est sur le bouton vert », 1. 14) et le met en situation de
observe une situation qui ne lui est plus adressée, et quil finit par
tester ses connaissances par la production de questions didactiques
interroger (« c'est quoi ce problême ? », 1. 20). Mais NORne s'aligne pas
(« aprês ? », 1 12). Cet encadrement rapproché est rendu manifeste à la question et ny apporte aucune réponse (1. 21). À ce moment, les
non seulement par la nature de son activité verbale mais également
enjeus productifs prennent visiblement le pas sur la formation et
par la mise en oeurre d'un large éventail de ressoutces
relêguent Papprenti dans une position de témoin ratifié plutôt que de
multimodales. À plusieurs reprises, le tuteur, en effet, manipule le
partenaire à part entiére de Pinteraction.
protocole de test et le pointe de Vindex à Pattention de VIC (1. 1).
C'est lui également qui intervient sur le banc de test et qui en
mhmm
on va voir ca" . attendsN
(Cprend une lampe de poche et se dirige vers Variêre de la porte de
Parmoire)) x a une mauvaise connexion au niveau des
soudures,
mhmm
((observe Lintéricur dm boitier de commande avec la lampe de poche))
[82]
et ben voila/ ((se redresse et range la lampe de poche)) 1l manque
un contact +
c'est le print alors
ouaisY faut démonter ça"

[41] NOR pointe en direction


du —schéma électrique et
s'adresse à VIC: « jusquici on
est bon maintenant on va
regarder en X[-122.4»

VIC:
NOR:

[72] NOR effectue une


VIC:
vérification visuelle de
NOR:
Pimtéreur du boiter de
VIC:
commande et reléve «et ben
NOR:
voila, il manque un contact »
VIC:
NOR:

16.
17.
print" . souvent ça merde avec le print

144 145
Dans la transcription ci-dessus, la procédure de vérification et de regarder en NT-122-4», 1. 6) voire même en des actes directifs
détection de panne apparait comme une activité largement prise en adressés à Papprenti (« maintenant appuie dessus », 1. 11; «et relâche
charge par le tuteur (NOR), et qui présente un caractere pas, appuie», 1 13). Mais surtout, ces verbalisations consistent
temporellement ordonné. Les participants alternent de mantére fréquemment en une catégorisation diagnostique de la situation.
systématique des phases d'activité dans lesquellesils s'orientent vers le Norbert apporte des appréciations sur la situation et sur ce que la
schéma électrique et produisent des raisonnement à son propos recherche d'indices « veut dire » (« on a un problême pour enclencher
(« SB-03 enclenchement de Parmoire, on a un problême pour lã», 1. 1: «jusquici on est bon», 1.1. +; «lã Pas rien c'est normal », 1.
enclencher lã, donc X.122.5 on va tegarder si on a du jus», 1. 1; 9). 11 formule également des hypothêses sur les causes possibles de la
« jusquici on est bon ça veut dire on a notre relais le 4-625 il est panne (« soit on a le bouton soit on a le print, moi je dirais c'est le
OK », 1. 4: « done notre boucle elle passe lã et toute la chaine darrêt print, souvent ca merde avec le print», 1. 17). Enfin c'est lui qui, au
d'urgence », 1. 6, etc.), et des phases d'activités dans lesquelles ils terme de la procédure diagnostique, énonce la solution (« et ben voila,
s'orientent vers Parmoire électrique et prennent des mesures au il manque un contact», | 23). En clair, par son discours, Norbert
moyen d'un multimêtre (1. 2: 1 8). Se met ici en place une produit une version publiquement signifiante de la procédure de
organisation séquentielle récurrente dans laquelle a) un objet détection de la panne. Il le fait en attribuant à des propriétés de
diagnostic est annoncé («on va regarder si on a du jus»), b) vérihé Penvironnement matériel des significations spécifiques, qui viennent
sur le dispositif technique («lã on a le 25 »), b) puis évalué (« jusqu'tci alimenter un raisonnement de type hypothético-déductif articulé par
on est bon », «lã fas rien c'est normal »). des relations de nature causale, comme en atteste la fréquence de
Pusage du connecteur « donc » (1. 1, 4, 6, 15).
Cette récurrence du pattern séquentiel permet aux participants de
cheminer progressivementen direction de Pidentification de la panne. Le Dans ces conditions, les modalités d'engagement de Papprenti dans
contrôle posinf du point X.122.5 (1. 1-6) leur confirme d'abord que Pinteraction se trouvent à leur tour profondément modifiées au
Pensemble du circuit d'arrêt dutgence est correctement altmenté. La regard de celles observables dans Pextrait 1. Dans la procédure de
vénfication du point N.1224 en position «ouverte» (1. 6-11) puis détection de la panne, Victor endosse visiblement un róle
« fermée » (1. 11-18) leur indique ensuite que le problême réside dans la périphérique. Ce n'est pas lui qui mêne le raisonnement et qui prend
séquence Pallumage de Parmoire : elle résulte soit du bouton, soit d'un en charge la progression des vérifications à conduire. À quelques rares
problême de connexion du «print» (1. 15-17). Enfim, la vérification exceptions prês, et seulement à Pinvitation de Norbert (1. 11-1D, il
visuelle par le tuteur du «print » inséré dans le boitier de commande n'intervient plus physiquement dans Parmoire électrique et se tient en
confirme qu” «il manque un contact». JVorigine de la panne est ainsi tetrait de son tuteur (voir Pimage &2). Sa participation à Pinteraction
détectée et sa résolution peut être annoncée (« faut démonter ça », 1. 25). est d'une autre nature. Elle consiste ici en une position de destinataire
De maniére intéressante, on peut relever ici que Norbert, le tuteur, ratifié (Goffman, 1987), ciblé par les explications du tuteur. Dans ces
même s'il prend résolument la main dans la conduite de la séquence conditions, les contributions de Papprenti à Pinteraction se limitent
de détection de la panne, s'applique à rendre cette séquence essentiellement à endosser activement une position dauditeur,
interprétable pour Papprenti. I'abondance et la nature des comme en attestent les fréquents régulateurs verbaux ou signes
verbalisations qu'il produit de son activité en attestent. Comme déja dacquiescement qui viennent ponctuer le discours du tuteur
relevé, ces verbalisations ponctuent Paccomplissement séquentiel de («mbhmm », 1. 5, 10, 18,21; « ouais », L7, 16).
la procédure diagnostique. Elles consistent tantôt en des explicitations
dactions à venir («on va regarder si on a du jus», 1. 1, «on va

146 147
monte le boltier
t

Aprês à [41] NOR dé mmen-


ssant des co
en adre
réparati « maintenant om
taires à VIC:
cherche en corrte un autre
co
a peut-être
dans le minimum de
quart dheure
Norberi paperasse »
Pinstalla
Papprer

Ex
9

VIC:
paruie. Due peillel A dDOIa QE LIISCIIC Calls IC WINpDS, COINE um

événement déjá survenu («la premiére fois que c'est arrivé on a fait un
rapport», 1. 4), qui a vocation à se reproduire et qui en tant que tel
«prend » du temps («tu mets dix minutes », 1. 1; «tu vois le temps que
tu perds lã», 1 12). En deuxiême liceu, cette élaboration permet à
Papprenti de cerner différents registres d'activité, qui ne se réduisent pas
aux opérations de montage et de contrôle, mais qui incluent aussi, la

148 149
ction de « rapports ». Enfin, ces verbalisations travail («ce que j'arrive pas à comprendre c'est que personne veut
ouligner la nature éminemment collective du contrôler », 1. 4).
en milieu industriel et de mettre en visibilité les
nt » ou du Au-delã de la nature spécifique des savoirs mobilisés par les
autres acteurs, quil s'agisse du « contrôle » du « fabrica
participants dans la situation observée, les modalités par lesquelles ces
« montage », qui, par leur activité, pesent sur la situation.
savoirs sont mis en circulation méritent également une attention
Dans cette configuration délaboration rétrospective de la panne,
ratifié du particuliere. Ces modalités varient en effet selon les étapes de
Victor endosse à nouveau une posture de destinataire
à nouveau, déploiement de Pinteraction. À de nombreuses reprises, les savoirs
discours du tuteur. Il est pris à témoin par celui-ci et,
dans auxquels les participants font référence sont désignés de maniêre
observe la situation plutôt que de la transformer. Comme
ostensive, souvent en rapport avec des actions non verbales ou des
Vextrait 2, il endosse activemen
gestes de pointage. Ils sont pris en charge verbalement, adressés à
Papprenti, et prennent la forme d'injonctions (« maintenant appuie
dessus », Extrait 2, 1. 11), d'évaluations («non avant de mettre celui-là
sestions lui permettant de mieux je préfere mettre celui-lã », Extrait 1,1. 6; «non non tu devrais y avoir
quoi
comprendre Porganisation collective du travail («mais ça c'est
envoyé lã», Extrait 1, 1. 17) ou de commentaires portant sur la

c'est le contrôle qui font ça ? »,1. 7). | situation (« donc notre boucle elle passe là et toute la chaíne d'arrêt
documentent d'urgence, jusqu'ici on est bon », Extrait 2, 1. 10). Pourtant, à d'autres
Au terme de cette brêve analyse de trois extraits qui
catives de Vémergence et du moments, les savoirs de référence ne sont plus pris en charge
olution de panne dans le quotidien verbalement mais simplement incorporés dans les actions des
elques observations à caractere participants. C'est le cas notamment, au moment de la survenue de la
s. Concernant les dimensions panne, lorsque le tuteur effectue une série de vérifications visuelles

épistémiques de la situation observée, i apparaít tout d'abord qu'un sans les accompagner de commentaires et sans solliciter Papprenti
ue
large éventail de savoirs et de savoir-taire en lien avec la pratiq dans la conduite de la procédure de résolution.
et mis en
professionnelle en question se trouvent mobilisés En hen avec ce dernier point, c'est donc la variation constante des
circulation dans les interactions langagieres observées. Ces savolrs modalités de participation à Pinteraction que ces quelques extraits
portent non seulement sur le domaine référentiel technique
sollicité permettent de souligner. Selon les étapes de déploiement de la
électriques ; procédure de contrôle, le tuteur et Papprenti accomplissent en effet
dans la situation (la désignation des composantes
Porganisation et la signification des schémas électri
ques ; Pinterpré- des configurations d'action conjointe dans lesquelles ils endossent des
protocole de positions remarquablement diverses. Avant la survenue de la panne,
tation des instruments de mesure; la conduite d'un
conduits un régime de distribution complémentaire des rôles est mis en place,
contrôle, etc.) mais encore surles raisonnements inférentiels
ême soit il vient du bouton dans lequel le tuteur accompagne Papprenti dans la conduite de la
à partir de ce référentiel (« domJe probl
e nous Pavons procédure. Pourtant, Pémergence du «problême » reconfigure en
c'est-à-dire qu'il vient de lã», Extrait 2, 1 15). Comm
nt également profondeur cette forme d'organisation de Pinteraction. Victor est
souligné, les processus interactionnels observables pointe
mettre d'abord relégué dans une position d'observateur de Pactivité du
des savoirs d'expérience propres au tuteur (« celui-lã je pré êre
celui-lã et celui-là comme ça si y a un court-j us direct» , Extrait 1, 1 6; tuteur, avant que celui-ci ne le replace dans une position de
« moi je dirais c'est le print, souvent ça merde avec le paint» , Extrait destinataire ratifié d'une activité de résolution de panneà laquelle il ne
du
2, 1. 17) et qui concernent des enjeux d'organisation collective participe plus en tant qu'opérateur mais en tant que cible d'une

150 151

explication. Pour le dire autrement, on observe ici comment, de que peut constituer la démarche dºanalyse de Pinteraction pour Pétude
maniere emblématique, Pactivité « productive » exerce un pouvoir des situations de travail et de formation professionnelle.
configurant sur Pactivité «constructive» dans les situations de Dans le champ des démarches de Panalyse de Pactivité ou d'analyse dv
formation par et dans le travail. Ce sont les propriétés et les aléas de travail en formation telles qu'elles se sont fortement développées av
Pactivité de travail qui, tantôt, produisent des opportunités de cours de ces deux derniéres décennies (Durand & Filliettaz, 2009), une
formation, ou qui, au contraire, les écartent. Ainsi donc, la suzvenue réflexion approfondie s'est progressivement fait jour concernant la
de la panne et ses conditions de résolution, à la fois éloignent variété des postures d'analyse et, plus particuliêrement, les conditions
Papprenti d'une tâche qu'il s'apprêtait à prendre en charge, mais de recueil et P'interprétation des données empiriques sur lesquelles elles
produisent également de nouvelles ressources lui permettant peuvent se fonder. Ces réflexions ont fréguemment conduit à
d'observer comment faire face à une situation imprévue. distinguer deux points de vue possibles sur Pactivité : un point de vue
Dans cette reconfiguration permanente des modalités de participation à de chercheur ou d'intervenant, « externe » à la situation vécue : et un
Pinteraction, les tuteurs jouent comme on Pa vu un rôle décistf. Ce sont point de vue d'acteur, « interne » à Pexpérience de Pactivité. Dans les
eux qui établissent les conditions à travers lesquelles les apprentis approches dorientation phénoménologique, cette distinction est
accêdent à FVactivité et qui prennent Pinitiative d'imposer des métaphorisée par le choix d'une « premiêre » ou d'une « troisiême»
transformations progressives de ces configurations. Ces transformations personne dans la documentation empirique des situations étudiées.
permanentes soulignent la fragilité et Pimprévisibilité des pratiques de Vermersch (2010), par exemple, distingue, sur le plan de la conception
formation dans et par le travail. Comme le relêve ce commentaire de de la recherche, des démarches qui visent à s'informer « de ce quele
Norbert recueili à Poccasion de notre présence sur le terrain, ces sujet a vécu selon lui » (p. 20) et celles « qui ne s'intéressent pas à ce
transformations témoignent également des tensions permanentes que témoignage, mais seulement à ce qui est observable » (p. 19). Les
vivent les tuteurs au moment de concilier les enjeux de production et de premiéres relêvent d'un point de vue en premiére personne ; les
formation combinés dans leur activité : «Nous on na pas le temps de secondes dºun point de vue en troisiême personne.
tout leur expliquer. Alors on leur demande de faire deux trois trucs, mais Une telle délimitation des perspectives analytiques a conduit à des
ils ne comprennent pas toujours ce qu'ils font. Si on devait les former posttionnements distincts des chercheurs à Pégard de ces questions à
vraiment on prendtait cing heures de plus et ça ne jouerait pas ». la fois éthiques, théoriques et méthodologiques. Nous en distinguons
au moins deux. Certains travaux manifestent un scepticisme déclaré à
L'interaction comme instrument analytique et Pégard d'une posture d'observation et rappellent que « Pexpertise
seulement externe a été légitimement critiquée » (Clot et al., 2001, p.
comme ressource méthodologique 17). Tel est le cas par exemple de la clinique de Pactivité, dont «le but
nest pas Pinterprétation de la situation par Pintervenant mais le
Comme nous avons tenté de le souligner ici, Pinteraction langagiere, développement de Pinterprétation de la situation chez nos
dans ses dimensions d'engagement réciproque, de mobilisation de interlocuteurs » (Clot, 2001, p. 11). Tel est le cas également du
ressources multimodales et de mise en lien avec des constructions
paradigme de Pexplicitation et son projet d'une « psrchologie en
socio-historiques, peut constituer, pour la recherche en formation
premtére personne », pour qui « ne pas prendre en compte le point de
d'adultes, un objet d'étude particuliêrement riche et fertile, en lien vue en premiére personne, c'est d'une part ignorer ce que peut dire le
avec une large palette de domaines de réalité empirique. En
sujet de son expérience et perdre ainsi tout ensemble des données
prolongement de cette démarche, nous souhaitons ici mettre en
originales issues de ce point de vue » (Vermersch, 2010, p. 27). Ces
évidence, pour terminer, les apports plus largement méthodologiques approches privilégient résolument un point de vue en premiere

153
personne, en tant que « seule source d'action individuelle et collective des activités de travail et de formation 2 Ces démarches sont-elles
qu'on puisse imaginer» (Clot, 2001, p. 11). Elles envisagent les assimilables, comme cela semble &tre parfois le cas pour certains
techniques de verbalisation, orales ou écrites, concomitantes ou
auteurs (Theureau, 2004, p. 15), à un point de vue « externe », en
rétrospectives, comme des moyens nécessaires pour faire apparaitre,
troisiéme personne ? Evacuent-elles de maniêre radicale le point de
par exemple, « des distinctions de type d'acte auquel la seule approche vue des sujets? En réponse à ces questions, nous souhaitons ici
en troisiême personne reste aveugle » (Vermersch, 2010, p: 27).
préciser certaines spécificités de la perspective interactionnelle et
Une deuxiême voie possible est celle d'une continuité perçue entre les surtout souligner la posture particuliêre qu'elle nous semble adopter
données de troisiême et de premiere personne. Pour Pastré (2011) par dans le champ des démarches d'analyse de Pactivité.
exemple, Pobjet de Panalyse du travail en didactique professionnelle Comme nous avons tenté de Vesquisser ici, la perspective d'analyse
consiste à trechercher et mettre en évidence les « jugements des interactions langagicres adopte une «mentalité analytique »
pragmatiques » des travailleurs. Ces jugements pragmatiques peuvent particuliêre, qui peut être caractérisée comme située, endogene,
certes être explicités par les travailleurs eux-mêmes, dans le contexte réflexive et dynamique. La perspective est située en ce que, en effet,
d'entretiens. Mais ils peuvent aussi être inférés à partir d'observations elle s'intéresse en premier leu à Pobservation des comportements
dPactivités réalisées: interactionnels accomplis publiquement dans des environnements
pratiques, matériels et organisationnels spécifiques. Ces comporte-
« Quand on ne dispose pas d'entretiens d'autoconfrontation, ments interactionnels exigent d'être interprétés, non pas seulement du
mais simplement de la suite des opérations effectuées par point de vue d'un analyste externe à la situation, mais du point de vue
Pacteur, on procêde par un traitement inférentiel identique au des partenaires engagés dans les processus de coordination que
cas dfun jugement pragmatique implicite issu d'un entretien suppose la conduite d'une action conjointe. C'est en ceci que réside le
dautoconfrontation. On suppose que toute opération est point de vue endogêne de la perspective analytique. Ces comportements
effectuée en référence à une rêgle action, implicite ou interactionnels, dans leurs dimensions à la fois verbales et non-
explicitée, et que toutes les reégles d'action peuvent être verbales, rendent manifestes des éléments de signification que les
subsumées sous une métarégle qui permet de décrire la participants cux-mêmes attribuent à leurs conduites et à celles de leurs
stratégie mobilisée par Pacteur. » (p. 193) partenaires. Ces comportements sont à considérer comme
intrinsequement réfexifs dans la mesure oà ils indiquent commentles
Dans une telle perspective, Pobservation ne constitue plus seulement
participants orientent leurs contributions au déploiement des actions
un «point aveugle », mais une modalité d'accês possible, quoique conjointes. Enfin, ce déploiementest envisagé comme un accomplis-
distincte, à des réalités qui traversent les conditions spécifiques de sement dynamigue et séquentiellement ordonné, qui ne prend sens que
recueil des données. Certains travaux conduits dansle paradigme du dans des logiques d'enchainement.
cours d'action semblent tenir une position à certains égards similaire Cette organisation dynamigue et séquentielle de Pinteraction ameêne
et insistent sur la nécessité d'une prise en considération combinée de par conséquent Panalvste à ne jamais s'intéresser à des actes isolés,
données en premiére et en troisiême personne. C'est ici la légitimé de mais à considérer que c'est Penchainement des «tours d'action »,
cette double posture analytique qui est reconnue et articulée dans un quils soient verbaux ou non verbaux, qui constitue Punité d'analyse
cadre intégré (Poizat & Seve, à paraitre). pertinente pour examiner [engagement des individus dans
Comment, dans le contexte de ces réflexions, situer les travaux qui
Pinteraction. C'est en effet en regard des réactions d'un interlocuteur
portent sur Fanalyse des interactions langagieres ou qui, pour le dire à un énoncé qu'on pourra déterminer comment celui-ci a été
autrement, entrent par Panalyse de Vinteraction dans le champ d'étude interprété. Commele souligne Brassac (2001, p. 42) «ceci signifie que

154 155
les formes langagiêres qui sont produites en situation En clair, il semble ici important de souligner que la perspective
conversationnelle acquiêrent un statut interlocutoire via Paction interactionnelle n'évacue en rien la question de savoir comment les
réciproque des interactants ». Il résulte de cette procédure que les sujets attribuent de la signification aux situations qu'ils rencontrent
significations dans Pinteraction ont toujours à la fois un caractere et commentils interpretent les intentions de leurs partenaires. Elle
émergent (elles se construisent de tour en tour de maniêre intégre cependant ces éléments de questionnement à partir d'une
contingente et locale) et un caractêre dynamiquement négocié (un posture analytique non mentaliste, qui ne ramêne pas les notions de
tourultérieur peut renforcer ou au contraire remettre en question une «signification » et «d'intention» à des catégories internes aux
interprétation antérieure). I'ordre de Pinteraction n'est donc ni perceptions des sujets. Commele relêve Quéré (1990, p. 95), « c'est
général et abstrait, ni décontextualisé. Sa cohérence globale se dans Paction effective et publique que Vintention trouve son
construit et est constamment retravaillée dans le cours de Paction expression naturelle. [...] V'intention n'est plus alors Pétat mental
même, en fonction du contexte et des contingences du moment. indépendant que distingue le discours de Paction : elle appartient
Dans ce sens, les interactions apparaissent comme un processus entiêrement à Paction accomplie, elle est incorporée en elle.» Et
complexe de coordination, au cours duquel les participants « se cette intention n'est pas réductible à Paction des sujets. Elle requiert
rendent mutuellement intelligibles le sens de leurs actions et la de la part des partenaires de Pinteraction plus qu'une simple
compréhension qu'ils ont de ce qui se passe » (De Fornel & Léon, constatation, mais une appropriation, une «opération de
2000, p. 144). configuration qui prolonge et achéve celle de Pagent » (7bid., p. 103),
Pour prendre un exemple issu de Pillustration empirique que nous conférant ainsi à Pintention-dans-Paction un caractêre intrinsê-
avons sollicitée ci-dessus, on peut s'interroger sur la signification quement social.
réelle du comportement de Norbert, au moment oú, au début de la Si cette approche renouvelée de Vintentionnalité éloigne résolument la
procédure de contrôle, il énonce «aprês/» (Extrait 1, 1. 12). Pris perspective interactionnelle d'une posture en premiere personne,elle
isolément et hors de tout contexte, cet énoncé, réduit à un seul mot, marque également, nous semble-t-il, des distances claires à Pégard
pourrait pointer en direction d'une multitude de significations, d'une posture dite en troisiême personne. Ce ne sont en effetr pas les
incluant par exemple des informations (7) faut faire ca aprês), des comportements en tant que tels et saisis du point de vue d'une
réponses (je %e répondrai aprês), ou encore des questions (gu'estce qu'il extériorité qui viennent alimenter Pinterprétation, mais ces
faut faire apris ?). Cependant, pris dans son enchainement séquentiel comportements en tant qu'ils sont à la fois adressés et interprétés par
avec les tours de parole de Victor qui le précêdent (« ouais on est les partenaires au moment de s'engager conjointement dans
bon ») et qui luí succêdent («on se met sur ON »), une signification Pinteraction. C'est le processus intersubjectif d'ajustement et de
particuliére se dégage, dans laquelle Norbert, aprês la confirmation de cootdination tel qu'il est saisi dans les conditions réelles de son
Papprenti, le questionne sur la prochaine action à conduire (qu'est-ce accomplissement public qui fait Vobjet de Panalyse. Une telle
qu'ilfautfaire aprês ?). Cette interprétation ne résulte pas d'un point de perspective ouvre des voies alternatives à Pobservation «en
vue externe de chercheur. Elle est rendue visible par la maniere dont extériorité » de Pactivité ou à une «psvchologie en premiére
les participants eux-mêmes ajustent leurs contributions à ce qu'ils personne ». Elle endosse le point de vue des participants au moment
montrent avoir compris de Pactivité en cours deréalisation. Dansle ouils s'adressent mutuellement [un à Pautre et ou ils s'appliquent, «à
cas présent, c'est bien la demande de vérification énoncée par Victor la deuxiéme personne », à rendre leurs comportements mutuellement
en ligne 13 («on se met sur ON/») qui rend publiquement visible, interprétables.
par la production d'une forme acceptable de « réponse », le fait qu'il a Ce point de vue en deuxiême personne constitue, pour les
interprété le « aprês » de Norbert comme une question. participants, une ressource déterminante pour se coordonner et

156 157
accomplir des formes collectives dactivités. C'est en ceci que peut DeFornel, M. & Léon, L. (2000). L'analyse de conversation, de
résider leur pouvoir d'action, au plan local de leur engagement dans Pethnométhodologie a la linguistique interactionnelle. Histoire
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Sage.

Une critique du modéle des sciences appliquées -


D. Schôn
Annexe : Conventions de transcription
Le concept qui sera discuté dans ce chapitre peut être introduit de
plusieurs maniéres. Pai choisi de le faire à travers une discussion des
MAJuscule segments accentués changements dans le monde de la formation obserrables depuis les
/ intonation montante années 60, des changements qui ont conduit à une valorisation de ce
N intonation descendante
NX segments intranscriptibles
(incertain) segments dont la transcription est incertaine
allongements syllabiques
troncations enseignants mais aussi qui
pauses de durée variable montre dans son livre des
souligné chevauchements dans les prises de parole sciences appliquées ne
les
((comnentaire)) commentaire du transcripteur, telatif à des
conduites gestuelles ou des actions non verbales
[1] index renvoyant à la position de Pimage dans la
transcription

de Péducation que pour le mouvement ation de


Penseignement. Dans Pintroduction d'un consacré
en 2011 à un bilan sur ce que le concept apporté,

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