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Charaudeau, P. 2000. Problématisation Discursive de L'émotion
Charaudeau, P. 2000. Problématisation Discursive de L'émotion
LES PROBLÈMES
On peut s'appuyer sur ces caractéristiques pour définir une analyse
du discours des émotions, mais trois types de problèmes, au
moins, se posent pour traiter cette question de façon discursive :
l un concerne la détermination de l objet du traitement discursif ;
un autre, l'organisation du champ thématique de l'émotion ; le
troisième, concerne le repérage des marques qui seraient traces
d émotion.
23 Ce lien fait que l'effet pathémique ne peut être le même selon qu'il s'agit du
frère de Diana Spencer, de ses enfants, de la famille royale, ou du
téléspectateur.
Problématisation discursive de l émotion 13
C est la raison pour laquelle je préfère les termes pathos ,
pathémique et pathémisation à celui d émotion. Cela me
permet d une part d insérer l'analyse du discours des émotions
dans la filiation de la rhétorique qui depuis Aristote traite les
discours dans une perspective de visée et d effets24 (même si des
aménagements sont nécessaires à cette filiation), d'autre part de
démarquer l'analyse du discours, si besoin est, de la psychologie et
de la sociologie.
Les 3 pôles
La finalité globale de la communication médiatique est
d information. Ce qui fait que nous nous trouvons en présence
d un dispositif à trois pôles : un pôle source d information, un pôle
instance de médiation-transmission, un pôle instance de réception
(à la fois cible de la transmission et public origine
d interprétation). Le pôle source d information est censé
représenter la réalité de ce qui se passe dans le monde, dont on
verra tout à l heure les caractéristiques. Il constitue donc le référent
du discours d information, sous l aspect d une vérité
d authenticité (on en verra l incidence). Le pôle instance
médiatique (de médiation-transmission) est pris dans une
contradiction du fait que ce type de communication s inscrit dans
une double logique : de symbolique démocratique d une part (il
doit présenter cette réalité événementielle pour ce qu elle est, en
donnant des gages d authenticité et d objectivité), de survie dans
une concurrence marchande d autre part (il doit chercher à
s adresser au plus grand nombre). Sa finalité discursive est donc
marquée par une double tension de crédibilité / captation . Le
pôle instance de réception (en tant que cible) est donc mis en
position d avoir à croire (la réalité de l événement), à
comprendre (son surgissement et sa causalité) et à ressentir
(l enjeu intellectuel et émotionnel qui le fidélisera). D une certaine
manière on peut dire que cette instance de réception est à la fois un
public idéal au sens d Aristote parce que l instance médiatique
doit faire l hypothèse de modes de raisonnement nécessaires et
objectifs qui sont valables pour tous (il y va de la crédibilité), et un
public universel au sens de Perelman, c'est-à-dire un public
moyen susceptible de se laisser toucher par des effets d éthos ou
de pathos.
Problématisation discursive de l émotion 19
L'instance récepteur
Voyons maintenant la spécificité de la position de cette instance de
réception lorsqu elle se trouve dans la communication télévisuelle.
Tout d abord, la matérialité audio-visuelle du support de
transmission (son et image) met l instance de réception dans une
double position : de spectateur du monde (sont présentés à son
regard les événements qui se produisent dans le monde), de
téléspectateur (il voit le médiateur qui lui rappelle par son
existence même de rapporteur et commentateur des événements
qu il est spectateur de la télévision). Le fait qu il soit spectateur
des événements du monde (il voit le monde) lui donne l illusion
d être en contact avec cette réalité, d être en prise immédiate
avec l événement, surtout grâce aux procédés du direct (ou
d illusion du direct). Le fait qu il soit téléspectateur (il voit
l instance de médiation) lui rappelle qu il est à distance des
événements du monde, qu il est dans un rapport de présence-
absence à celui-ci, ce qui l oblige à avoir un regard réflexif sur lui-
même et donc à se voir spectateur au second degré.
Si maintenant on considère cette instance de réception lorsqu'elle
est placée devant un spectacle de souffrance, alors on peut
constater qu elle se trouve dans une position complexe :
le spectacle de souffrance qui lui est présenté est donné, on
vient de le voir, pour existant dans la réalité . Cela la met dans
une position différente du spectateur de cinéma. Ce dernier, du fait
d un contrat de fiction, a toute liberté pour se projeter dans le
spectacle proposé29. Dans la position du téléspectateur, du fait de
la référentialité de l objet de spectacle, il n'est pas possible de se
projeter dans ce qui est ou a été, il n'est pas possible de
s'approprier le spectacle ; le téléspectateur ne peut que
s interroger sur ce que peut/doit être sa réaction. Il est une sorte
de métaspectateur 30.
de plus, ce spectacle de souffrance, il le consomme, on vient de
le voir, à distance . Cela empêche que s établisse un véritable lien
fusionnel (d empathie) entre le souffrant et lui-même. Il ne peut
s établir qu un lien de sympathie , c'est-à-dire un lien qui
suppose que le sympathisant ait conscience de sa différence d avec
le souffrant, qu il se sache non souffrant, et donc qu il puisse
s interroger, comme on vient de le dire, sur les raisons de cette
différence et donc de sa possible culpabilité (ce sentiment ne naît
pas au cinéma), voire de son possible engagement dans une action.
A moins qu'il ne détourne son regard du souffrant et l'oriente vers
la cause de la souffrance. Il peut alors être indigné et dénoncer la
L'instance médiatique
Revenons à présent à l instance médiatique dans son rôle de
metteur en scène du spectacle de souffrance. On s aperçoit qu elle
a une partie difficile à jouer.
Si elle se contente de rapporter des scènes, il lui faut établir un
équilibre subtil entre implication et distance . Trop s impliquer,
c est prendre parti et devenir suspect par rapport aux motifs qui
vous font vous étendre sur le spectacle de la souffrance, ou de la
joie (il/elle en fait trop pour que ce soit sincère). Marquer trop de
distance, c est risquer d être taxé de froideur (il/elle est sans
coeur). Les médias doivent s instaurer en énonciateur qui ne
s implique pas (donner une image de professionnalisme), mais qui
donne des signes d'émotion (donner une image d'humanité pour
être journaliste on n en est pas moins homme ), avec l espoir de
produire un effet pathémique : telle mimique attristée ou posture
gênée du présentateur de JT ; telle annonce de scènes pénibles à
voir ( nous avons édulcoré les images ), tel énoncé litotique ( ce
drame se passe à deux heures de Paris ). Mais bien souvent, les
35 Op.c. (107).
36 Voir entre autres ouvrages celui de Mehl (1996).
37 Charaudeau (1998) et Charaudeau & Ghiglione (1997).
Problématisation discursive de l émotion 23
quelques conséquences de cette présence croissante de l espace
privé dans les médias sur l effet de pathémisation.
L apparition du privé à la télévision, c est donner à voir ce qui est
caché derrière la façade sociale , et donc entrer dans l humanité
des acteurs du monde social. À force de jouer des rôles de
représentation, ces acteurs se confondent avec ceux-ci, deviennent
des archétypes, des masques lisses dans lesquels le téléspectateur
ne peut se retrouver. À voir ces acteurs hors de leur fonction
officielle, dans leur vie privée faite des mêmes rituels du quotidien
que les siennes (au marché, en vacances, en famille, dans
l'intimité), des mêmes peines et joies que les siennes, il peut s y
retrouver. C est dans la découverte même du décalage, de
l opposition, entre les deux faces de la vie de ces acteurs, la scène
et les coulisses, que peut surgir un effet de pathémisation, car cet
autre, qui est lointain et distant par définition, se rapproche,
devient naturel 38, voire entre dans la même expérience de
quotidienneté que le téléspectateur. Le privé à la télévision a une
fonction d humanisation et de personnalisation.
L apparition du privé à la télévision, c est aussi donner à voir et
entendre ce qui est enfoui dans l intimité de l autre , généralement
douloureux (émissions de type Bas les masques). La pathémisation
provient ici de l écho que ce spectacle de la souffrance
individualisée peut rencontrer chez le téléspectateur et de son effet
éventuellement thérapeutique. L'apparition du privé a ici une
fonction d identification cathartique.
L apparition du privé, enfin, c est donner à voir un anonyme , un
obscur du quotidien, un monsieur-madame tout le monde qui,
devenant subitement public par la mise en spectacle d un acte
héroïque de sauvetage d autrui (reality shows type Nuit des héros),
envoie au téléspectateur un message : tu peux en faire autant , le
dédouanant de son impuissance à agir devant la misère humaine.
L'apparition du privé a une fonction de compassion-action.
Par ce jeu de l intrusion de l espace privé dans l espace public est
mise en place une autre des conditions pour qu il y ait effet de
pathémisation : le contact (ou son illusion) que le téléspectateur
peut avoir avec l intimité de l autre (qu elle soit douloureuse ou
heureuse) de sorte que celle-ci puisse faire écho à la sienne, voire
entrer en résonance (syntonie) avec la sienne et y trouver la vérité
de l éprouvé (du moins sa représentation). Ainsi peut s expliquer
la ferveur déclenchée par la mort de Diana.
40 Fontanille (1989).
26 Les émotions dans les interactions
de la Jeunesse) qui mettent le téléspectateur en position distanciée
d adhésion ou d'ironie vis-à-vis d'une télévision euphorisante.
CONCLUSION
La conclusion sera double, d'une part au regard de la signification
de ce dispositif télévisuel et de ses stratégies de pathémisation,
d'autre part, au regard de la méthode d'analyse et de l'hypothèse
théorique qui la sous-tend.
Étant donné l'importance de la pathémisation à la télé, aussi bien
par le choix des événements et leur monstration, que par les effets
des stratégies énonciatives, toute tentative d'explication à la télé est
rendue quasiment impossible49. La visée de crédibilité du contrat
télévisuel est mise à mal du fait qu'elle tende à disparaître sous la
visée de captation. Viser à toucher l'affect de l'autre, c'est
neutraliser en partie, chez lui, l'activité rationnelle d'analyse, même
si, comme on l'a vu, cet effet passe par des croyances.
Le téléspectateur est ici mis en lieu et place d'avoir plus à croire
(c'est-à-dire à se prononcer seulement sur le vrai/faux) et à
ressentir (c'est-à-dire à réagir en fonction du sentiment du
bien/mal) qu'à comprendre. Dès lors, le risque pour la télé est celui
de la perte de légitimité puisque son contrat lui donne vocation à
informer et que pour cela elle doit se montrer crédible. Les chose
se passent alors comme si la télévision ne pouvait récupérer de la
légitimité en prouvant que ce qu'elle montre est authentique.
La télévision manie le paradoxe du dire vrai . Le vrai , ici, n'est
pas ce qui est démontré et prouvé ; le vrai n'est pas ce qui ressort
de la confrontation des croyances comme une vérité moyenne. Le
vrai est ce qui se ressent et ne se discute pas. En effet, quel
soupçon sur l'authenticité peut naître : d'un témoignage qui
exprime de la douleur ou de la joie ; de la monstration d'une scène
d'horreur (Timisoara) ou de liesse (la Bastille en 81) ; de la mise
en accusation d'un persécuteur (Mobutu) ou de la glorification d'un
bienfaiteur (l'Abbé Pierre) ; de la mise à nu de l'intimité souffrante
d'un autre moi-même (les Psy-shows) ? Et plus l'image exerce sa
fonction monstrative (direct) et visualisante (gros plan), plus elle
49 Voir notre "La télévision peut-elle expliquer ?" , Colloque de Cerisy, Penser
la télévision, (Actes à paraître).
30 Les émotions dans les interactions
nous donne l'illusion que ce que l'on voit ne peut être que ce qui
est .
Tout cela est in-dis-cu-table , c'est ça la vérité du pathémique.
Pour ce qui concerne l'aspect théorique de cette communication, il
s'agit pour moi d'insister sur le présupposé qui est que les signes
sont consommés à travers des dispositifs de communication. Ces
dispositifs assignent par avance une place aux partenaires de
l'échange et donnent en même temps au récepteur une grille de
lecture du signe. C'est ce qui fait qu'un même signe est lu
différemment (et donc fait sens différemment), non seulement
selon le contexte, mais aussi selon le dispositif. Tout dispositif
"phagocyte" la valeur, supposée générale (anthropologique), du
signe pour la remettre sur le marché de la consommation du sens
social. Dès lors, comment juger de la validité de l'effet pathémique
d'un énoncé si je ne sais pas dans quelle position on me demande
de le consommer ? Est-ce comme interlocuteur impliqué,
téléspectateur, consommateur de publicité, membre d'un Conseil
d'administration, lecteur d'un article scientifique ? Le contrat de
communication est la première surdétermination du sens de
discours. Et si je voulais terminer sur une note un peu
provocatrice, je dirais qu'en fait il n'y a pas de savoir de langue qui
ne soit du savoir de discours, et qu'il n'y a pas de connaissance
prototypique du monde (pour parler comme les cognitivistes)
qui ne repose sur du savoir de croyance .
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