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LOrnement de Grabar Critique Philosophiq
LOrnement de Grabar Critique Philosophiq
Lucchino
Master
2
d’Esthétique
et
Philosophie
de
l’art
Séminaire
extérieur
de
Mme
Brac
de
la
Perrière
et
de
M.
Van
Staëvel
Mini-mémoire
L’Ornement de Grabar
Critique philosophique
D’après Oleg Grabar, L’Ornement. Formes et fonctions dans
l’art islamique, trad. J.-F. Allain, Paris, Flammarion, 2013.
Sommaire
Introduction
p.
2
1. Une
méthodologie
originale
p.
2
a. Du
particulier
au
général
p.
2
b. Du
général
au
particulier
p.
3
c. La
question
du
sens
p.
4
2. L’ornement
grabarien
p.
6
a. L’objet
d’étude
p.
6
b. Ses
fonctions
calliphore
et
terpnopoïetique
p.
7
c. Un
présupposé
esthétique
bancal
p.
10
3. La
théorie
des
intermédiaires
p.
11
a. Une
relation
dynamique
entre
sujet
et
objet
p.
11
b. Le
rôle
médiateur
de
l’ornement
p.
13
c. Nature
des
intermédiaires
p.
14
Conclusion
p.
16
Bibliographie
p.
17
1
Introduction
L’Ornement
regroupe
six
conférences
d’Oleg
Grabar
prononcées
à
la
National
Gallery
of
Art
de
Washington
en
1989.
Dans
la
suite
d’Ernst
Gombrich
avec
son
ouvrage
The
Sense
of
Order,
Grabar
anticipe
l’intérêt
actuel
de
la
recherche
scientifique
pour
l’ornement.
L’Ornement
constitue
donc
un
jalon
bibliographique
dans
la
théorie
des
arts
décoratifs,
dans
la
mesure
où
il
la
renouvelle
de
manière
inédite
en
développant
l’approche
perceptive
initiée
par
Gombrich
et
en
s’appuyant
sur
l’expérience
des
arts
de
l’islam.
Sa
portée
est
à
cet
égard
beaucoup
plus
large
qu’un
ouvrage
de
spécialiste,
puisque
les
thèses
proposées
dépassent
volontiers
le
champ
de
l’histoire
des
arts
de
l’islam,
voire
même
de
l’histoire
de
l’art
générale.
C’est
pourquoi
il
se
prête
volontiers
à
une
lecture
et
à
une
critique
de
nature
philosophique,
qui
se
concentrerait
sur
la
méthode
argumentative
mise
en
œuvre
et
sur
les
distinctions
conceptuelles
proposées.
Pour
comprendre
la
démarche
de
Grabar,
il
est
nécessaire
d’analyser
la
méthodologie
originale
(1)
qu’il
applique
et
qui
consiste
en
un
va
et
viens
entre
le
particulier
et
le
général
qui
l’éloigne
de
la
tradition
universitaire.
Cette
méthodologie
libre
permet
de
forger
le
concept
central
d’ornement
(2),
qui
constitue
le
socle
théorique
de
la
thèse
qu’il
développe
tout
au
long
de
l’ouvrage,
à
savoir
la
théorie
des
intermédiaires
(3).
2
de
dépasser
le
public
restreint
des
spécialistes
pour
s’adresser
plus
largement
aux
universitaires,
au
motif
que
l’histoire
des
arts
de
l’islam
soulèvent
des
questions
d’ordre
général
qui
remettent
parfois
en
cause
l’histoire
de
l’art
occidentale
traditionnelle
et
ses
méthodes.
L’apport
du
particulier
au
général
est
d’ailleurs
souligné
dans
la
préface
de
l’Ornement
:
«
Parmi
les
hypothèses
de
ce
livre,
on
retrouve
la
notion
qu’il
existe
des
universaux
du
comportement
visuel,
et
que
l’expérience
d’une
époque
peut
et
doit
être
étendue,
dans
les
limites
du
possible,
à
tous
les
arts
de
tous
les
temps
»3.
Les
arts
de
l’islam
constituent
donc
un
moyen
d’élaborer
une
théorie
de
la
perception
pertinente
à
l‘échelle
de
toutes
les
traditions
artistiques.
Evidemment,
l’histoire
de
l’art
seule
ne
possède
pas
les
outils
permettant
de
répondre
à
l’objectif
«
de
définir
une
série
de
catégories
visuelles
identifiables,
et
d’examiner,
comment
elles
sont
perçues
ou
comprises
dans
le
fonctionnement
général
des
œuvres
d’art
» 4 ,
c’est
pourquoi
Grabar
mobilise
volontiers
des
disciplines
extérieures
:
sémiologie,
littérature,
linguistique,
anthropologie,
auxquelles
on
pourrait
ajouter
la
psychologie
et
la
philosophie.
b. Du général au particulier
Si
l’expérience
particulière
peut
permettre
de
mettre
à
jour
des
règles
universelles
comme
l’affirme
Grabar,
ce
n’est
cependant
pas
cette
méthode
typiquement
historienne,
selon
laquelle
l’étude
des
faits
et
des
objets
permet
de
dégager
des
phénomènes
et
mouvements
plus
généraux,
qu’il
choisit.
En
effet,
il
en
prend
même
le
contrepied
en
adoptant
une
démarche
que
l’on
pourrait
rattacher
à
la
tradition
philosophique,
qui
élabore
d’abord
des
concepts
pour
ensuite
tester
leur
validité
sur
des
exemples
particuliers
:
«
il
existe
un
autre
type
de
discours
possible
sur
les
arts
plastiques.
Au
lieu
de
partir
d’œuvres
individuelles
clairement
définies
dans
l’espace
et
le
temps,
on
peut
commencer
par
poser
des
questions
d’ordre
général
»5.
Les
réponses
proviennent
ensuite
de
certaines
époques
ou
traditions
artistiques
plus
ou
moins
pertinentes
selon
la
question
posée.
Il
s’agit
d’une
approche
«
ni
historique
»,
«
ni
critique
»
mais
«
thématique
»
selon
Grabar.
Les
questions
posées
dans
cet
ouvrage
concernent
la
perception
visuelle
en
général,
et
les
moyens
d’y
répondre
sont
puisés
dans
les
arts
de
l’islam,
et
plus
particulièrement
dans
l’une
de
ses
caractéristiques,
à
savoir
l’ornement,
dans
la
mesure
où
«
ses
exemples
les
plus
séduisants
et
les
plus
réputés
proviennent
de
régions
à
culture
à
prédominance
musulmane
»6.
Si
l’ornement,
«
cet
aspect
de
la
décoration
qui
semble
ne
pas
avoir
d’autre
fonction
que
d’améliorer
ou
de
3
GRABAR,
Oleg,
L’Ornement.
Formes
et
fonctions
dans
l’art
islamique,
op.
cit.,
p.13.
4
Ibid.,
p.14.
5
Ibid.,
p.21.
6
Ibid.,
p.23.
3
rehausser
son
support
»7,
existe
dans
toutes
les
traditions
artistiques,
les
arts
de
l’islam
l’ont
particulièrement
investi,
présentant
une
variété,
une
force
expressive
et
une
diversité
de
techniques
remarquables,
si
bien
qu’il
«
est
raisonnable
de
partir
du
principe
que
le
phénomène
de
la
décoration
ornementale
présente
dans
le
contexte
musulman
une
valeur
intellectuelle
et
herméneutique
universelle
»8.
Autrement
dit,
l’étude
des
exemples
tirés
des
arts
de
l’islam
permet
de
développer
une
interprétation
et
une
théorie
des
phénomènes
de
perception
visuelle.
Cependant,
Grabar
précise
que
cette
méthodologie
et
cette
ambition
spéculative
«
ne
peut
éviter
la
rencontre
directe
et
immédiate
avec
les
objets
» 9 ,
d’où
la
recherche
constante
d’un
certain
équilibre
entre
exemples
matériels
et
concepts
généraux
dans
cet
ouvrage.
Les
chapitres
suivants
présenteront
une
structure
identique:
quelques
exemples
permettent
à
Grabar
de
poser
un
certain
nombre
de
problèmes
qui
le
conduisent
à
élaborer
des
hypothèses
générales
sur
la
perception
des
manifestations
artistiques,
qu’ils
confrontent
à
d’autres
exemples
pour
enfin
tirer
une
conclusion
de
nature
universelle.
Du
particulier
au
général,
du
général
au
particulier,
du
particulier
au
général.
Les
transitions
sont
parfois
abruptes
entre
les
parties
spéculatives,
théoriques,
abstraites,
et
celles
exemplificatoires,
matérielles,
concrètes.
On
ressent
le
besoin
constant
de
l’historien
de
se
justifier
à
travers
une
profusion
et
des
accumulations
d’exemples
d’objets
d’art,
besoin
qui
conduit
parfois
à
négliger
des
clarifications
conceptuelles
nécessaires,
comme
la
suite
de
cet
essai
tentera
de
le
montrer.
c. La question du sens
Le
point
de
départ
de
cette
méthodologie
originale
a
trait
au
problème
fondamental
de
l’opacité
du
message
visuel
dans
les
œuvres
d’art
islamique.
Dans
le
chapitre
1
qui
pose
la
problématique
générale
de
l’ouvrage,
Grabar
décrit
une
série
d’objets
islamiques
au
statut
sémiotique
incertain,
entre
représentation
animale
et
abstraction
formelle.
Malgré
les
études
historiques
sur
ces
objets,
l’incertitude
demeure
faute
de
sources
primaires
conséquentes
pour
cette
époque
de
l’histoire
des
arts
de
l’islam.
Ces
exemples
permettent
de
«
mettre
en
lumière
un
problème
ontologique,
celui
de
l’apparente
ambigüité
entre
ce
que
l’on
voit
et
les
significations
que
l’on
donne,
ou
que
l’on
peut
donner,
à
ce
que
l’on
voit
»10.
Ce
problème
de
l’interprétation
des
objets
éloignés
historiquement
et
culturellement,
lorsque
des
référents
extérieurs
clairement
identifiables
font
défaut,
amène
à
s’interroger
d’abord
sur
le
contexte
historique
de
leur
production.
Cependant,
au-‐delà,
des
questions
pertinentes
plus
générales
perdurent
:
7
Ibid.,
p.23.
8
Ibid.,
p.24.
9
Ibid.,
p.26.
10
Ibid.,
p.32.
4
D’abord,
qu’est-‐ce
qui
nous
permet
d’identifier
un
oiseau,
un
poisson
ou
un
texte
alors
que
ce
que
l’on
voit
n’a
aucune
ressemblance
véritable
avec
le
nom
qu’on
lui
donne
?
Si
la
figure
représentée
n’entre
pas
dans
notre
expérience
du
monde
phénoménal,
qu’est-‐ce
qui
nous
autorise
à
dire
qu’il
s’agit
d’un
oiseau
ou
d’un
poisson
?
Quelle
réaction
psychologique
ou
comportementale
exige
une
interprétation
mimétique
de
ces
formes,
c’est-‐à-‐dire
qui
suppose
que
toutes
les
formes
se
rattachent
à
un
monde
physique
existant
(ou
imaginaire,
dans
le
cas
de
la
licorne,
par
exemple)
?11
Ces
questions
concernent
autant
le
spécialiste,
qui
essaye
d’interpréter
les
objets
qu’il
étudie,
que
le
grand
public,
séduit
par
ces
formes
esthétiques.
Un
dernier
exemple
permet
à
Grabar
de
préciser
sa
problématique
:
il
s’agit
d’une
peinture
iranienne
du
15e
siècle
d’un
maître
inconnu
dont
la
combinaison
de
carré
de
couleurs
et
de
lignes
noires
rappelle
les
compositions
de
Mondrian.
Le
spécialiste
identifie
dans
les
lignes
et
les
points
la
reprise
du
nom
d’Ali,
ce
qui
l’autorise
naturellement
à
attribuer
une
signification
iconographique
à
cette
image,
«
car
elle
entretient
une
relation
précise
et
indiscutable
avec
un
référent
extérieur,
mais
elle
n’est
pas
simplement
réductible
à
ce
référent
»12.
On
peut
en
effet
être
touché
uniquement
par
le
jeu
formel
des
lignes
et
des
couleurs,
de
même
que
la
connaissance
de
la
signification
de
l’image
peut
modifier
notre
rapport
à
elle.
Grabar
rappelle
ainsi
que
les
images
peuvent
susciter
d’une
part
un
plaisir
esthétique,
qui
flatte
les
sens,
en
l’occurrence
la
vue,
et
d’autre
part
un
plaisir
cognitif
lié
à
la
satisfaction
de
la
reconnaissance
du
sujet
représenté.
Ces
plaisirs
peuvent
être
contradictoires
ou
aller
de
pair
selon
l’image
et
selon
le
spectateur.
Les
questions
évoquées
plus
hauts
sont
universelles
et
transposables
à
l’époque
et
aux
personnes
contemporaines
de
la
création
de
ces
objets
au
sens
incertain
:
«
Qu’y
voyaient-‐elles
ou
que
souhaitaient-‐elles
représenter
?
Si
elles
voulaient
évoquer
une
réalité
extérieure,
pourquoi
ces
manières
si
différentes
de
la
représenter
?
Et
pourquoi
s’éloigner
autant
de
la
réalité
physique
ou
des
signes
évidents
de
communication
littérale
comme
les
lettres
?
» 13 .
Grabar
rappelle
plusieurs
hypothèses
historiques.
Celle,
la
plus
connue,
des
orientalistes
occidentaux
du
19e
à
l’instar
de
Louis
Massignon,
explique
cet
écart
dans
la
représentation
mimétique
introduit
au
9e
siècle
par
le
monde
musulman
par
l’éthique
musulmane,
lui
donnant
ainsi
un
sens
avant
tout
religieux
et
théologique.
La
seconde
hypothèse
est
celle
plus
ancienne
du
philosophe
de
la
langue
et
de
la
littérature
Al-‐Jurjani
qui,
au
9e
siècle,
soutient
qu’il
«
s’opère
dans
le
langage
poétique
des
transferts
de
formes
(portant
par
exemples
sur
des
groupes
de
lettres)
qui
éloignent
celles-‐ci
de
leur
signification
originelle.
11
Ibid.,
p.38.
12
Ibid.,
p.40.
13
Ibid.,
pp.40-‐41.
5
Appliquées
aux
arts
plastiques,
ces
théories
signifieraient
que
des
formes
autonomes
se
prêtent
à
une
plus
grande
liberté
de
création
que
des
formes
liées
à
des
significations
précises
»14.
Une
troisième
et
dernière
hypothèse
romantique
apparaît
au
20e
siècle
chez
des
artistes
et
critiques
comme
Kandinsky
et
Matisse
qui
ont
vu
dans
ce
changement
dans
l’art
l’expression
d’une
liberté
imaginative
et
créatrice
des
artistes
de
l’époque.
Néanmoins,
en
l’état
actuel
des
connaissances
sur
le
monde
islamique
médiéval,
Grabar
conclut
en
soulignant
les
impasses
que
constituent
ces
hypothèses.
«
Il
n’y
a
aucun
moyen
de
prouver
comment
ces
images
étaient
comprises
à
leur
époque,
et
si
nos
explications
(et
mêmes
nos
descriptions)
sont
exactes
»15.
A
ce
stade
de
l’argumentation
de
Grabar,
la
problématique
demeure
:
«
au
IXe
siècle,
et
dans
les
siècles
immédiatement
postérieurs,
le
monde
musulman
a
créé
des
formes
qui
ne
sont
pas
des
représentations
mimétiques
mais
qui
sont
néanmoins
souvent
définies
aujourd’hui
en
termes
mimétiques
(…)
Comment
tout
cela
est-‐il
possible
?
»16.
Grabar
écorche
tout
au
long
de
l’ouvrage
la
dérive
érudite
qui
conduit
les
historiens
de
l’art,
et
en
particulier
ceux
des
arts
de
l’islam,
à
attribuer
des
significations
iconographiques
à
ces
objets
au
statut
sémiotique
incertain,
stérilisant
de
ce
fait
la
réflexion
autour
de
ces
œuvres
et
annulant
leur
potentiel
paradigmatique.
Face
à
cette
question
apparemment
insoluble
du
sens,
la
méthodologie
développée
par
Grabar
décrite
précédemment
permet
de
reposer
le
problème
en
d’autres
termes
à
l’aide
de
nouveaux
outils
dont
le
concept
d’ornement
sur
lequel
il
est
nécessaire
de
revenir.
2. L’ornement grabarien
a. L’objet d’étude
Au
préalable,
Grabar
s’emploie
à
définir
les
deux
notions
que
l’on
associe
aux
manifestations
artistiques
citées
précédemment
et
dont
la
question
du
sens
fait
débat
:
l’abstraction
et
l’ornement.
Si
dès
sa
préface
il
définit
la
décoration
comme
«
tout
ce
qui
est
appliqué
à
un
bâtiment
ou
à
un
objet
et
qui
n’est
pas
nécessaire
à
sa
stabilité,
à
son
utilisation
ou
à
sa
compréhension
»,
et
l’ornement
comme
«
toute
décoration
qui
n’as
pas
de
référent
en
dehors
de
l’objet
sur
lequel
elle
se
trouve,
sauf
dans
des
manuels
techniques
»17,
il
les
approfondit
dans
le
premier
chapitre.
Il
part
des
définitions
les
plus
courantes
que
l’on
retrouve
dans
14
Ibid.,
p.41.
15
Ibid.,
p.43.
16
Ibid.
17
Ibid.,
p.15.
6
les
dictionnaires
et
notamment
celle
qui
qualifie
le
terme
«
abstrait
»
de
«
séparé
de
la
matière,
de
toute
incarnation
»
qui
ne
convient
malheureusement
pas
pour
décrire
des
objets
d’art
nécessairement
incarnés.
A
la
limite,
il
peut
s’appliquer
au
processus
de
stylisation,
«
dans
la
mesure
où
il
existe
des
formes
qui
s’éloignent
de
tout
modèle
précis
par
suite
de
la
mise
en
œuvre
d’un
processus
de
simplification
porté
à
l’extrême
»18.
Mais
cette
stylisation
«
n’explique
ni
la
forme
du
motif,
ni
la
lecture
que
je
peux
en
faire
»19.
La
seconde
définition
des
dictionnaires,
«
Ayant
seulement
une
forme
intrinsèque,
libérée
de
toute
représentation
picturale
et
de
tout
contenu
narratif
»,
ne
correspond
pas
davantage
dans
la
mesure
où
elle
s’applique
à
un
mouvement
artistique
contemporain
de
la
peinture
au
XXe
siècle
qu’on
a
nommé
«
abstraction
»
et
qui
s’éloignait
délibérément,
voire
politiquement,
de
tout
référentialité
extérieure
à
l’œuvre
elle-‐même,
ce
qui
n’est
pas
le
cas
des
objets
d’étude
de
Grabar.
Quant
au
terme
ornement,
il
revient
fréquemment
dans
les
débats
esthétiques
et
artistiques
à
partir
du
XIXe
et
du
développement
des
arts
industriels,
dans
la
mesure
où
les
artistes
et
les
architectes
ont
dû
prendre
position
pour
ou
contre
lui.
Il
ressort
de
ces
débats
une
définition
acceptée
de
l’ornement
comme
«
motifs
ou
thèmes
utilisés
sans
être
indispensables
à
la
structure
ou
la
fonction
de
l’objet
mais
destinés
à
son
embellissement
».
Grabar
la
rejette
comme
«
inadaptée
»20
puisqu’elle
considère
l’ornement
comme
un
attribut
secondaire,
celui
qui
amène
la
beauté
à
une
structure
ou
une
fonction
qui
lui
sont
indépendantes.
L’utilisation
métaphorique
de
l’ornement
dans
la
littérature
est
plus
intéressante,
étant
donné
qu’elle
exprime
«
une
action
qui
vient
compléter
une
chose
et,
par
là
même,
la
rendre
parfaite.
Cette
action
est
le
fait
de
décorer
et
son
instrument
est
l’ornement,
indépendant
de
l’expression
de
l’action
mais
qui
lui
est
essentiel
»21.
Etant
donné
l’équivocité
des
ces
notions,
les
clarifications
conceptuelles
sont
nécessaires
pour
définir
précisément
l’objet
d’étude.
b. Ses fonctions calliphore et terpnopoïétique
Grabar
tire
de
ces
définitions
les
attributs
principaux
selon
lui
de
l’ornement,
et
notamment
sa
caractéristique
qui
«
semble
être
d’apporter
de
la
beauté
à
ce
qu’il
orne,
comme
si
cette
qualité
particulière
manquait
jusqu’au
dernier
moment
de
la
création.
L’ornement
est
–
pour
forger
un
néologisme
–
exclusivement
calliphore,
c’est-‐à-‐dire
qu’il
porte
la
beauté
et
l’apporte
avec
lui
»22.
Dès
lors,
l’ornement
rentre
dans
le
débat
philosophique
sur
le
caractère
immoral
ou
non
de
la
beauté.
L’étude
de
la
façade
du
palais
de
Mshatta,
chef
18
Ibid.,
p.46.
19
Ibid.
20
Ibid.,
p.50.
21
Ibid.,
p.51.
22
Ibid.
7
d’œuvre
architectural
des
débuts
des
l’islam,
où
la
prolifération
de
l’ornement
se
surimpose
et
opacifie
les
significations
identifiables
par
le
biais
des
représentations,
permet
à
Grabar
d’affirmer
une
nouvelle
caractéristique
de
l’ornement
:
Ou
peut-‐être
n’y
a-‐t-‐il
aucun
message
iconographique,
et
l’ornement
n’est-‐il
là
que
pour
lui-‐même
:
il
porte
son
propre
message,
et,
dans
la
mesure
où
nous
avons
peu
de
chances
de
nous
laisser
fasciner
par
des
grappes
de
raisin
ou
par
des
cônes
de
pin,
on
prête
à
cette
façade
une
autre
intention,
ou
d’autres
ambitions.
La
seule
explication
logique
serait
qu’elle
était
destinée
à
séduire
en
donnant
ce
qui,
depuis
Platon,
est
le
résultat
fondamental
de
la
fréquentation
des
arts
:
le
plaisir.
L’ornement
de
Mshatta
est
«
terpnopoïétique
»
et,
jusqu’à
preuve
du
contraire,
il
n’est
rien
d’autre
que
cela.23
Grabar
en
arrive
donc
à
une
conclusion
partielle
qui
lui
paraît
insuffisante
:
à
ce
stade
de
l’argumentation,
un
poncif
a
été
dégagé,
à
savoir
que
«
la
beauté
procure
du
plaisir
et
que
le
plaisir
peut
être
provoqué
par
la
beauté
»24,
et
qualifier
un
monument
de
calliphore
«
ne
suffit
pas
vraiment
à
les
expliquer,
ce
n’est
qu’une
façon
de
décrire
la
réaction
qu’ils
provoquent
»25.
A
cela
s’ajoute
le
fait
que
«
cela
n’explique
pas
en
quoi
l’ornement
diffère
du
non
ornement
»26.
«
Bref,
c’est
un
terme
peut-‐être
trop
vague
»27
conclut
Grabar,
«
car
il
s’applique
à
la
fois
à
un
mode
de
conception,
à
un
processus
de
travail
et
au
résultat
»28.
Les
grammaires
et
dictionnaires
d’ornement,
la
recherche
de
leur
origine
ne
permettent
pas
non
plus
d’y
voir
plus
clair.
Deux
questions
demeurent
:
«
quels
sont
les
attributs
visuels
de
l’objet
sur
le
double
plan
de
sujets
qu’il
contient
et
de
ce
que
j’appelle
sa
musculature
?
Comment
peut-‐on
définir
le
sens
ou
un
sens
à
travers
les
éléments
fournis
par
l’objet
lui-‐même
ou
par
la
mémoire
que
l’utilisateur
transpose
sur
l’objet
?
»29.
Les
analyses
philosophiques
de
l’ornement
apportent
selon
Grabar
des
éléments
de
réponse
intéressants,
à
partir
desquels
il
se
situe
et
élabore
sa
propre
théorie.
Il
en
distingue
trois
mais
il
disqualifie
d’emblée
la
première,
l’approche
attributionniste
morellienne
héritée
de
Riegl
qui
consiste
à
isoler
les
détails
pour
identifier
la
main
de
l’artiste
pour
ensuite
retracer
l’historique
du
monument,
mais
qui
«
contribue
ainsi
à
la
vision
pernicieuse
de
l’histoire
de
l’art
comme
faisceau
d’influences
»30.
Celle-‐ci
était
utilisée
par
la
première
génération
de
connaisseurs
de
l’art
islamique
mais
elle
est
«
trop
éloignée
»31
de
toute
23
Ibid.,
p.60.
24
Ibid.
25
Ibid.
26
Ibid.
27
Ibid.,
p.61.
28
Ibid.
29
Ibid.
30
Ibid.,
p.64.
31
Ibid.
8
réalité
historique.
La
seconde
est
inspirée
par
Ruskin
et
considère
que
«
l’ornement
est
reconnu
et
apprécié
parce
qu’il
montre
(et
peut
montrer)
le
plaisir
du
travail
»32.
Dans
cette
optique,
l’esthétique
va
de
pair
avec
l’éthique
:
«
la
perfection
de
l’ornement
conduit
à
un
certain
sentiment
de
ce
qui
est
beau
et
ce
qui
est
bon
»33.
La
beauté
et
la
moralité
deviennent
les
principales
catégories
d’analyse
et
de
jugement
en
jeu
dans
notre
perception
des
motifs
ornementaux
issu
du
travail
et
de
l’investissement
de
l’artisan,
tandis
que
l’artiste
obscurcit
ces
sentiments
«
par
la
force
de
leurs
sujets
ou
les
prétentions
de
leur
style
personnel
»34.
Cette
conception
morale
et
joyeuse
de
l’ornement
se
double
donc
d’une
apologie
de
l’artisanat
et
des
arts
décoratifs
et
d’une
volonté
d’union
des
arts.
Grabar
reconnaît
que
«
le
côté
attrayant
de
cette
approche
sensorielle
est
de
voir
dans
l’ornement
des
formes
enjouées
dotés
de
la
faculté
de
faire
plaisir
»
mais
la
disqualifie
finalement
:
«
les
écrits
de
ce
type,
malgré
leur
beauté,
risquent
d’être
trop
personnels
et
de
n’avoir
d’autre
valeur
que
celle
d’inspirer
»35.
C’est
pourquoi
Grabar
retient
surtout
la
troisième
et
dernière
approche,
développée
par
Gombrich,
qui
vise
à
«
identifier
les
effets
concrets
de
l’ornement
»36.
Selon
ce
dernier,
les
attributs
de
l’ornement
sont
«
d’encadrer,
de
remplir
et
de
relier
»37,
et
il
le
définit
«
par
les
processus
qui
se
mettent
en
place
entre
le
fabricant
et
l’utilisateur
de
l’objet,
du
tableau
à
encadrer
ou
de
l’espace
mural
à
couvrir
»38.
Ainsi,
Gombrich
soumet
l’ornement
au
non-‐ornemental,
il
l’assujettit
aux
véritables
œuvres
d’art
dont
il
assure
la
mise
en
valeur.
Grabar
s’écarte
de
cette
vision
«
européocentrique
»
occidentale
de
l’art
qui
a
conduit
à
la
hiérarchie
entre
beaux
arts
et
arts
mineurs.
Il
reprend
certes
la
démarche
et
les
problématiques
concernant
la
perception
visuelle
de
Gombrich
mais
rejette
ses
conclusions.
En
effet,
pour
Grabar,
«
l’ornement
peut
être
le
sujet
d’un
décor
»39 ,
il
l’est
même
a
fortiori
quand
on
ne
connaît
pas
les
autres
significations.
«
Il
y
a
une
différence
entre
remplir
un
espace
vide
avec
un
motif
et
transformer
un
objet
en
couvrant
tout
ou
partie
de
sa
surface
avec
ce
motif.
Dans
le
premier
cas,
le
motif
de
remplissage
participe
des
usages
de
son
support,
dans
le
second,
il
peut
transformer
la
fonction
même
du
support
»40.
Cela
dépend
notamment
de
la
«
localisation
hiérarchique
du
motif
»41
qui
en
modifie
l’impact.
Contrairement
aux
deux
premiers
types
d’analyse
philosophique,
«
Gombrich
a
eu
le
mérite
d’en
finir
avec
les
énumérations
infinies
de
motifs
et
les
transes
poétiques,
et
de
privilégier
les
processus
d’analyse
et
de
création,
mais,
parce
qu’il
limite
ses
sources
aux
traditions
écrites
européennes
postérieures
à
la
32
Ibid.
33
Ibid.
34
Ibid.
35
Ibid.,
p.65.
36
Ibid.
37
Ibid.
38
Ibid.
39
Ibid.,
p.66.
40
Ibid.
41
Ibid.
9
Renaissance,
il
n’a
pas,
à
mon
avis,
tiré
pleinement
parti
de
l’approche
qu’il
avait
lui-‐même
élaborée
»42.
C’est
à
ce
niveau
que
l’on
comprend
que
l’apport
de
la
tradition
des
arts
de
l’islam
peut
s’avérer
très
pertinent
pour
réorienter
ce
modèle.
c. Un présupposé esthétique bancal
De
tout
le
premier
chapitre
théorique,
Grabar
conclut
que
les
formes
décoratives
«
entendent
être
belles
et
donner
du
plaisir
» 43 ,
autrement
dit
qu’elles
sont
calliphores
et
terpnopoïétiques.
Ce
qui
ne
dit
strictement
rien
si
la
beauté
ou
le
plaisir
n’est
pas
défini.
On
constate
donc
que
«
la
question
reste
problématique
dans
ses
présupposés
théoriques
» 44
et
touche
fondamentalement
à
l’esthétique
et
à
la
philosophie
morale.
Toutefois,
si
Grabar
est
conscient
de
cette
lacune
méthodologique,
il
ne
tente
pas
pour
autant
de
la
combler,
comme
s’il
ne
voulait
pas
franchir
le
pas
qui
le
sépare
de
la
philosophie.
Ce
refus
d’aborder
le
débat
de
la
définition
des
concepts
de
beauté
et
de
plaisir
est
compréhensible
au
regard
de
leur
complexité
et
de
la
compétence
philosophique
qu’ils
requièrent,
mais
paradoxal
quant
aux
ambitions
proclamées
par
Grabar
et
à
la
méthodologie
originale
évoquée
plus
haut,
qui
revendique
une
approche
transdisciplinaire
et
des
hypothèses
proprement
esthétiques
comme
l’existence
d’universaux
de
la
perception
visuelle
des
œuvres
d’art.
Ainsi
Gabar
n’assume
pas
pleinement
la
démarche
qu’il
a
lui-‐même
mise
en
place,
quitte
à
compromettre
les
fondements
théoriques
de
son
argumentation.
Avant
lui,
Gombrich,
dont
se
réclame
Grabar,
suivant
une
méthodologie
quasi
similaire
dans
The
Sense
of
Order45,
avait
pourtant
franchi
le
pas
et
proposé
une
définition
de
la
beauté
articulée
à
sa
thèse
concernant
l’ornement.
Même
si
Grabar
revient
sur
l’ouvrage
de
son
prédécesseur
pour
en
rappeler
la
thèse,
il
n’aborde
que
de
manière
allusive
son
présupposé
esthétique
au
cours
des
chapitres
suivants
consacrés
à
chacun
des
intermédiaires
ornementaux.
Il
est
néanmoins
probable
qu’il
y
adhère,
c’est
pourquoi
la
lecture
de
The
Sense
of
Order
permet
d’éclairer
le
concept
grabarien
de
l’ornement.
Le
point
de
départ
anthropologique
de
la
thèse
psychologique
de
Gombrich
est
une
interrogation
sur
le
besoin
des
hommes
à
créer
des
ornements,
des
formes
géométriques
simples.
Gombrich
constate
que
dans
le
monde
empirique
chaotique,
l’esprit
humain
est
davantage
attiré
par
les
régularités,
les
formes
géométriques
simples
:
c’est
par
ce
biais
que
l’on
catégorise
notre
expérience
visuelle.
Il
en
déduit
un
sens
de
l’ordre
interne
à
l’homme,
à
l’aune
duquel
il
teste
son
expérience.
Le
sens
de
l’équilibre
par
exemple
permet
à
l’homme
ne
pas
tomber,
42
Ibid.,
p.67.
43
Ibid.
44
Ibid.,
p.68.
45
GOMBRICH,
Ernst,
The
Sense
of
Order.
A
Study
in
the
Psychology
of
Decorative
Art
(1979),
10
de
manière
inconsciente.
Ce
sens
de
l’ordre
est
un
prérequis
pour
percevoir
le
désordre
et
rompre
la
régularité,
il
permet
le
partage
de
l’expérience
au
monde.
Gombrich
comme
Grabar
présupposent
de
fait
une
conception
du
beau
que
l’on
pourrait
articuler
de
cette
manière
:
l’ornement
permet
une
rencontre
directe
avec
le
beau
et
le
plaisir
qu’il
procure
parce
qu’il
se
fonde
sur
des
caractéristiques
naturelles
de
la
perception
visuelle
qui
sont
le
sens
de
l’ordre,
du
rythme
ou
de
l’harmonie.
Ainsi,
la
longue
tradition
philosophique
qui
a
défini
le
beau
selon
des
critères
objectifs
pourrait
être
invoquée
dans
le
sens
de
ces
historiens
de
l’art.
On
pourrait
à
cet
égard
mentionner
dès
l’Antiquité
Aristote
et
sa
Poétique46,
chapitre
quatre,
qui
suppose
en
sens
inné
du
rythme
chez
l’homme,
puis
à
la
Renaissance
Alberti
et
son
L’Art
d’édifier47
qui
consacre
la
place
de
l’ordre
dans
l’architecture,
et
enfin
la
philosophie
anglo-‐saxonne
de
Shaftesbury
et
Hutcheson
au
XVIIIe
siècle48
qui
défend
un
sens
interne
de
l’harmonie.
A
partir
de
ce
concept
d’ornement,
Grabar
développe
la
thèse
de
son
ouvrage,
sa
théorie
des
intermédiaires,
par
laquelle
il
explique
son
fonctionnement
spécifique
d’aide
à
l’accès
à
l’objet
par
le
sujet,
dont
il
est
question
maintenant.
46
ARISTOTE,
Poétique,
Paris,
Gallimard,
«
Tél
»,
1996.
47
ALBERTI,
Leon
Battista,
L’Art
d’édifier
(1485),
Paris,
Seuil,
«
Sources
du
savoir
»,
2004.
48
BRUGERE,
Fabienne,
L'Expérience
de
la
beauté.
Essai
sur
la
banalisation
du
beau
au
XVIIIe
siècle,
11
émotion,
peut-‐être,
un
investissement
spontané
ou
une
passion
–
que
l’utilisateur
ou
le
spectateur
projette
sur
l’objet
et
qui,
presque
par
nécessité,
lui
devient
attaché
»50)
et
leur
lien
avec
le
sujet
percevant
:
«
je
dirais
donc
qu’il
s’établit
entre
l’objet
et
son
spectateur/utilisateur
un
dialogue
progressif
qui
se
nourrit
de
lui-‐même
et
qui
modifie
au
passage
le
spectateur
autant
que
l’objet
»51.
L’exemple
de
l’architecture,
avec
le
rapport
évolutif
qu’entretient
une
société
à
l’égard
d’un
monument
et
qui
débouche
sur
des
transformations
de
ce
monument,
illustre
bien
ce
phénomène.
Ces
différentes
strates
d’interprétation
amènent
à
penser
la
conclusion
suivante
:
La
fréquentation
de
l’ornement
touche
peut-‐être
aux
fondements
mêmes
de
l’expérience
visuelle,
là
où
l’expérience
n’est
pas
troublée
par
le
goût,
le
snobisme,
l’idéologie,
les
conventions
sociales,
les
restrictions
religieuses
ou
politiques,
les
considérations
d’ordre
stylistique
et
autres
raffinements
qui
limitent
la
liberté
affective
et
sensorielle
de
chaque
spectateur.
Dans
ce
cas,
l’art
médiéval
islamique,
les
manuscrits
irlandais
du
6e
siècle,
la
sculpture
inca
ou
les
bronzes
chinois,
sont
autant
de
traditions
artistiques
qui
échappent
au
carcan
de
la
copie
de
la
nature,
ou
qui
transfigurent
l’expérience
visuelle
ou
imaginaire.
Ce
faisant,
elles
nous
conduisent
avec
force
et
sans
détour
vers
les
racines
mêmes
de
notre
besoin
de
plaisir
visuel.
Manifestement,
il
existe
un
processus
de
mise
en
ordre
de
l’expérience
visuelle
–
comme
l’a
d’ailleurs
bien
vu
Gombrich
–
qui
est
indépendant
des
formes
culturelles
qu’il
adopte.
Mais
on
ne
peut
pas
parler
d’ornement
ou
de
décoration
à
propos
de
ce
processus,
car
l’ornement
peut
très
bien
être
lui-‐même
le
message
communiqué.
Quelle
est
donc
la
nature
de
ce
processus
?52
Ainsi
la
relation
de
l’observateur
à
l’objet
orné
est
fondamentalement
dynamique.
L’ornement
met
en
œuvre
un
processus
perceptif
qui
modifie
à
la
fois
l’objet
et
le
sujet,
à
plusieurs
niveaux,
à
travers
un
échange
constant.
La
théorie
des
intermédiaires
étudiée
par
la
suite
s’articule
donc
autour
de
trois
pôles
:
le
sujet
percevant,
celui
qui
voit,
qui
peut
ne
pas
être
un
spectateur
ou
un
observateur
mais
tout
simplement
un
passant
;
l’objet
perçu,
l’artefact
produit
par
l’homme,
qui
relève
de
toute
la
diversité
des
domaines
de
création
artistique
et
artisanal
;
enfin
l’ornement,
intrinsèquement
ou
physiquement
lié
à
l’objet
mais
non
nécessaire
l’existence
de
ce
dernier,
et
dont
les
qualités
calliphore
et
terpnopoïétique
permettent
de
faciliter
le
processus
de
mise
en
relation
perceptive
du
sujet
et
de
l’objet,
de
modifier
l’utilisation
et
la
compréhension
de
ce
dernier.
Cette
perception
médiatisée
par
l’ornement
de
l’objet
par
le
sujet
est
dynamique,
c’est-‐à-‐dire
que
selon
le
niveau
d’interprétation
que
le
sujet
adopte,
sa
perception
évolue.
Par
exemple,
Grabar
revient
tout
au
long
de
son
ouvrage
à
travers
des
exemples
concrets
sur
la
question
du
point
de
vue
adopté
par
l’observateur,
qui
concerne
le
premier
niveau
décrit
dans
la
mesure
où
la
musculature
ornementale
est
plus
ou
moins
perçue
dans
sa
totalité.
Le
50
Ibid.,
p.70.
51
Ibid.
52
Ibid.,
pp.70-‐71.
12
programme
décoratif
peut
être
saisi
dans
une
vision
d’ensemble
qui
permet
d’apprécier
la
composition
générale
des
motifs,
les
hiérarchies
qui
influent
sur
la
perception
de
l’objet
comme
le
rappelle
Grabar
en
citant
l’exemple
du
programme
décoratif
de
la
façade
de
la
cathédrale
d’Amiens
:
Ce
qui
distingue
un
type
de
décoration
d’un
autre,
ce
n’est
pas
simplement
l’absence
ou
la
présence
de
référents
extérieurs,
c’est-‐à-‐dire
de
traces
mnémoniques
qui
permettent
au
public
d’identifier
saint
Pierre
parmi
les
apôtres
ou
de
distinguer
une
Nativité
d’une
simple
naissance
;
il
faut
également
tenir
compte
de
ce
que
l’on
pourrait
appeler
la
structure
«
musculaire
»
du
programme
décoratif.
Les
dimensions
relatives
des
décorations,
leur
relief
plus
ou
moins
accentué,
la
localisation
réelle
des
différents
types
de
motifs
et
autres
caractéristiques
touchant
à
l’organisation
ou
à
la
composition
sont
des
attributs
qui,
logiquement,
sont
indépendants
du
sujet
d’une
œuvre
d’art
mais
permettent
néanmoins
au
spectateur
d’identifier
une
hiérarchie
des
motifs
et
de
leurs
formes.
Comme
les
muscles
d’un
corps,
ces
attributs
modifient
le
sujet
représenté
et
la
perception
qu’on
en
a.53
A
l’inverse,
une
vision
de
près
permet
de
voir
la
profusion
et
la
minutie
des
détails.
Le
fait
d’attribuer
à
l’objet
des
qualités
différentes
en
fonction
de
la
distance
à
laquelle
le
sujet
se
situe
n’est
pas
spécifique
à
l’ornement.
La
question
de
la
bonne
distance
est
en
effet
un
débat
récurrent
dans
l’histoire
de
la
peinture
en
particulier,
entre
matérialité
de
la
touche
de
près
et
illusion
de
la
représentation
de
loin54.
b. Le rôle médiateur de l’ornement
Grabar
compare
l’ornement
à
l’amour
dans
Le
Banquet55
de
Platon,
être
«
dont
la
fonction
est
«
de
faire
connaître
et
de
transmettre
aux
dieux
ce
qui
vient
des
hommes,
et
aux
hommes
ce
qui
vient
des
dieux
»,
qui
est
«
un
intermédiaire
entre
le
savoir
et
l’ignorance
».
L’amour
n’est
ni
l’amoureux
ni
l’être
aimé,
ni
le
possesseur
ni
l’objet
possédé,
ni
un
homme
ni
un
dieu.
Il
est
«
un
grand
démon,
et,
de
fait,
tout
ce
qui
est
démoniaque
et
intermédiaire
entre
ce
qui
est
mortel
et
ce
qui
est
immortel
»
» 56 .
Selon
Grabar,
dont
le
titre
initial
de
sa
série
de
conférences
était
Démons
intermédiaires,
vers
une
théorie
de
l’ornement,
l’ornement
est
lui-‐même
un
ordre
intermédiaire
entre
le
spectateur
ou
l’utilisateur
de
l’art
(peut-‐être
même
le
créateur)
et
les
œuvres
d’art.
Cet
esprit
intermédiaire
prend
de
multiples
formes
qui
ont
toutefois
une
même
53
Ibid.,
pp.54-‐55.
54
BLANC-‐BENON,
Laure,
La
question
du
réalisme
en
peinture.
Approches
contemporaines,
Paris,
13
caractéristique
fondamentale
:
tout
en
étant
nécessaires
pour
la
compréhension
d’une
œuvre,
elles
ne
sont
pas
–
sauf
dans
quelques
cas
extrêmes
–
l’œuvre
d’art
elle-‐même57.
A
travers
ce
rôle
de
médiation,
l’ornement
permet
d’accéder
à
l’œuvre,
de
la
comprendre.
Puisque
sa
définition
n’en
fait
pas
un
attribut
des
formes,
il
doit
nécessairement
s’incarner
à
travers
des
intermédiaires
spécifiques
dont
Grabar
donne
une
liste
non
exhaustive.
En
effet,
l’ornement
«
ne
correspond
pas
à
telle
ou
telle
forme
tangible
et
identifiable,
car
toute
forme
peut
être
manipulée
de
manière
à
recevoir
une
signification,
et,
inversement,
un
sujet
iconographique
peut
se
trouver
noyé
dans
l’ornementation
»58.
S’il
ne
peut
pas
être
défini
de
manière
technique
ou
formelle
et
s’il
recouvre
différentes
réalités
décoratives
d’un
même
objet
selon
la
situation
de
l’observateur,
il
se
matérialise,
se
«
compose
»,
s’incarne
dans
un
certain
nombre
de
modes
ornementaux,
d’intermédiaires.
A
partir
du
deuxième
chapitre,
il
étudie
successivement
quatre
de
ces
«
voiles
intermédiaires
à
travers
lesquels
les
œuvres
d’art
sont
perçues
et,
finalement,
saisies
»59:
l’écriture,
l’architecture,
la
nature
et
la
géométrie.
Il
s’agit
de
«
filtres
à
travers
lesquels
sont
transmis,
sciemment
ou
non,
des
messages,
des
signes,
de
symboles
et
même
des
représentations,
et
qui
renforcent
l’efficacité
de
la
communication
»60.
c. Nature des intermédiaires
Grabar,
à
l’aide
de
très
nombreux
exemples
pour
chaque
intermédiaire,
décrit
les
propriétés
spécifiques
de
chacun
d’entre
eux,
c’est-‐à-‐dire
le
type
d’effet
qu’ils
produisent
sur
le
sujet
et
qui
transforme
l’appréciation
de
ce
dernier
sur
l’objet
:
Les
exemples
que
j’ai
choisis
–
l’écriture,
la
géométrie,
l’architecture,
et
la
nature
–
fonctionnent
comme
des
intermédiaires
parce
qu’ils
«
évoquent
»
(verbe
dont
la
charge
est
variable,
par
opposition
à
«
symboliser
»
ou
«
représenter
»,
beaucoup
plus
forts
parce
que
plus
précis)
chez
le
spectateur
des
émotions
ou
des
états
bien
définis
:
contrôle
et
affirmation
avec
l’écriture,
ordre
avec
la
géométrie,
limites
et
protection
avec
l’architecture,
force
de
vie
avec
la
nature,
et,
dans
tous
les
cas,
ce
plaisir
sensoriel
qui
est
la
condition
terpnopoïétique
fondamentale
dans
le
domaine
artistique.61
On
peut
regretter
que
Grabar
ne
développe
pas
plus
ces
émotions
et
état
spécifiques
qui
font
l’objet
d’esquisses
seulement
à
l’intérieur
des
chapitres
57
Ibid.
58
Ibid.,
p.306.
59
Ibid.,
p.73.
60
Ibid.,
p.306.
61
Ibid.,
pp.311-‐312.
14
dédiés
à
chaque
intermédiaire,
tandis
que
les
exemples
envahissent
la
plus
grande
partie
du
texte.
Mais
on
revient
là
aux
lacunes
de
la
méthodologie
originale
de
Grabar
évoquées
au
début
de
cet
essai.
La
relation
de
l’intermédiaire
à
l’émotion
gagnerait
à
être
approfondie,
toutefois
Grabar
reconnaît
que
cette
question
du
«
mode
de
«
fonctionnement
»
du
spectateur
ou
de
l’utilisateur
au
moment
où
il
définit
le
caractère
d’un
objet
ou
d’un
bâtiment
»62
reste
ouverte
et
il
en
fait
l’ouverture
de
sa
conclusion
en
indiquant
qu’il
s’agit
là
d’un
prolongement
possible
de
la
réflexion
qu’il
a
engagé.
Grabar
précise
que
l’énumération
des
intermédiaires
et
leur
étude
qu’il
propose
n’est
certainement
pas
exhaustive.
Dès
lors
se
pose
la
question
ouverte
de
l’identification
d’autres
démons
intermédiaires
et
de
leur
nombre,
puisque
selon
l’auteur
«
la
seule
chose
certaine
est
que
toute
appréciation
d’une
œuvre
d’art
suppose
un
ou
des
intermédiaires,
mais
leur
nature
n’est
pas
fixe
»63.
Ces
modes
intermédiaires
pourraient
être,
comme
l’ont
proposé
des
philosophes
néo-‐platoniciens
et
néo-‐aristotéliciens,
«
la
forme,
le
lieu,
la
dimension,
l’ordre,
l’harmonie
»64.
On
retrouve
ici
les
concepts
présupposés
par
une
certaine
idée
de
du
beau
évoqués
plus
haut.
Grabar
formule
un
exemple
intéressant
illustrant
la
thèse
de
la
nécessité
et
la
relativité
des
intermédiaires
:
Depuis
le
Quattrocento,
par
exemple,
le
style
est
devenue
une
manière
caractéristique
de
percevoir
des
œuvres
d’art,
de
les
juger
et
de
les
apprécier.
Dans
un
monde
d’artistes,
de
mécènes
ou
de
critiques,
le
style
est
un
véritable
intermédiaire
par
rapport
à
ce
que
nous
savons
d’un
Rembrandt
ou
d’un
Cézanne,
sans
être
pour
autant
le
sujet
de
l’œuvre
ni
sa
fonction.
En
ce
sens,
le
style
est
un
ornement.65
Enfin,
Grabar
soulève
un
enjeu
majeur
de
sa
théorie
des
intermédiaires
:
la
question
du
rapport
de
l’ornement
à
la
réalité
physique.
Entre
la
subjectivité
du
spectateur
et
l’objectivité
de
l’œuvre,
l’intermédiaire,
comme
l’ornement
duquel
il
procède,
se
situe
entre
les
deux,
avec
un
pied
dans
chaque
pôle.
L’auteur
résume
et
répond
à
cette
problématique
en
ces
termes
limpides
:
La
théorie
des
intermédiaires
peut
utilement
contribuer
à
approfondir
le
problème
des
limites
entre
l’ornement
et
la
réalité,
car
elle
présuppose
un
ordre
de
la
perception
et,
par
conséquent,
l’existence
d’une
réalité
qui
s’interpose
entre
le
spectateur
et
l’objet.
Comme
les
vêtements
ou
tissus,
qui
révèlent,
mettent
en
valeur
ou
diminuent
la
réalité
d’une
personne
ou
d’un
espace,
mes
démons
intermédiaires
ont
une
réalité,
mais,
sauf
dans
certains
cas
extrêmes,
ils
ne
sont
ni
l’objet
ni
la
fonction
de
l’œuvre
d’art.
Ils
n’existent
pas
dans
les
limbes
philosophiques
mais
représentent
un
type
de
relation
souvent
ignoré
dans
notre
62
Ibid.,
p.319.
63
Ibid.,
p.313.
64
Ibid.,
p.315.
65
Ibid.,
p.313.
15
tendance
à
établir
des
oppositions
binaires.
Cette
catégorie
–
essentielle
pour
la
perception
et
l’existence
d’une
œuvre
–
est
celle
du
plaisir
sensoriel,
qui
n’a
guère
de
place
dans
les
systèmes
élaborés
par
nos
théoriciens
contemporains.
Dans
la
mesure
où
cette
catégorie
a
une
vérité
et
une
réalité,
elle
fait
partie
prenante
de
la
nature
de
l’œuvre
d’art.
Pourtant,
elle
ne
représente
pas
un
existant
extérieur
et
indépendant,
même
si
elle
prend
la
forme
de
feuilles,
de
fleurs
ou
d’éléments
d’architecture.66
Conclusion
Lien
entre
le
sujet
et
l’objet
grâce
à
ses
qualités
de
médiation
dues
à
sa
fonction
de
support
de
la
beauté
et
du
plaisir,
l’ornement
grabarien
décrit
une
relation
plus
qu’un
attribut
de
l’objet,
relation
permise
par
les
intermédiaires
dans
lesquels
il
s’incarne
:
l’écriture,
l’architecture,
la
nature
et
la
géométrie,
qui
véhiculent
chacun
des
valeurs
qui
deviennent
des
propriétés
de
l’objet
et
modifie
le
rapport
du
sujet
à
leur
égard
en
conséquence.
Autrement
dit
selon
Grabar
:
J’ai
proposé
de
ne
pas
considérer
l’ornement
comme
une
catégorie
de
formes
(ou
de
techniques)
appliquée
à
certains
supports
et
non
à
d’autres,
mais,
au
contraire,
comme
une
manière
implicite
et
presque
nécessaire
d’introduire
un
type
de
relation
entre
les
objets
ou
œuvres
d’art,
d’une
part,
les
spectateurs
ou
les
utilisateurs
d’autre
part.
Cette
relation
s’établit
par
le
biais
de
ce
que
j’ai
appelé
des
intermédiaires,
c’est-‐à-‐dire
des
agents
qui
ne
sont
pas
logiquement
indispensables
pour
la
perception
d’un
message
visuel,
mais
qui
en
facilite
le
processus
de
compréhension
et
qui
favorisent
l’accès
à
l’œuvre,
notamment
en
augmentant
le
plaisir.67
La
théorie
des
intermédiaires
permet
ainsi
à
Grabar
de
répondre
à
la
question
du
sens
des
œuvres
d’art
au
statut
sémiotique
incertain,
même
sans
référent
extérieur
identifiable
:
les
intermédiaires
ornementaux
transmettent
bel
et
bien
des
valeurs.
Cette
question,
à
partir
de
laquelle
il
a
élaboré
une
méthodologie
complexe
et
originale,
est
également
un
prétexte
pour
soulever
des
problématiques
beaucoup
plus
large
d’ordre
philosophique
et
psychologique
concernant
les
processus
universels
de
perception
visuelle
ou
encore
la
valeur
morale
de
l’art.
A
cet
égard,
l’intérêt
de
cet
ouvrage
dépasse
le
champ
des
spécialistes
de
l’histoire
des
arts
de
l’islam
et
de
l’histoire
de
l’art
en
général,
pour
toucher
un
public
bien
plus
divers.
66
Ibid.,
p.317.
67
Ibid.,
p.311.
16
Bibliographie
ALBERTI,
Leon
Battista,
L’Art
d’édifier
(1485),
Paris,
Seuil,
«
Sources
du
savoir
»,
2004.
ARISTOTE,
Poétique,
Paris,
Gallimard,
«
Tél
»,
1996.
BLANC-‐BENON,
Laure,
La
question
du
réalisme
en
peinture.
Approches
contemporaines,
Paris,
Vrin,
«
Essai
d’art
et
de
philosophie
»,
2009.
BRUGERE,
Fabienne,
L'Expérience
de
la
beauté.
Essai
sur
la
banalisation
du
beau
au
XVIIIe
siècle,
Paris,
Vrin,
«
Essai
d’art
et
de
philosophie
»,
2006.
GOMBRICH,
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The
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of
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in
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(1979),
Oxford,
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17