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LA SEPARATION INFRASTRUCTURE –

SUPERSTRUCTURE DANS LES CHEMINS DE FER ET


LES REGLEMENTATIONS DU MONOPOLE
NATUREL*

Guy NUMA §

Mots-clés : histoire de la pensée économique, monopole naturel, réglementation, chemins de


fer.
Keywords : history of economic thought, natural monopoly, regulation, railways.
J.E.L. Classification : B10 ; D42 ; L51 ; L92.

L’objectif de cet article est de remonter aux origines de la séparation infrastructure-superstructure, d’en faire
ressortir les logiques explicatives dans les chemins de fer à travers les positions défendues par les théoriciens au
19è siècle. Ceci afin d’analyser de quelles manières ces questions sont traitées par la théorie économique et la
législation aujourd’hui.
Nous commençons par explorer les origines de cette séparation au 19è siècle. Ensuite nous examinons la
résurgence de cette séparation par la nouvelle économie industrielle depuis les années 1980. Dans les deux cas,
nous mettons en lumière les interactions entre les travaux des théoriciens et la législation.

This paper retraces the origins of the infrastructure-superstructure separation by exploring the situation of the
railways throughout the viewpoints of 19th century’s theorists. This approach shows how both the economic
theory and the legislation deal with these subjects nowadays.
The first part is concerned with the origins of this separation in the 19th century. The second part is about its
reemergence by the new industrial organization since the 1980es. In each part, we exhibit the interplays between
the works of the theorists and the legislation.

*
Cette étude a été réalisée avec l’appui de l’Association pour l’Histoire des Chemins de fer Français
(A.H.I.C.F.).
§
Stratégies et Dynamiques Financières (SDFi), Université Paris – Dauphine, Place du maréchal de Lattre de
Tassigny 75775 Paris Cedex 16, tél. : (33) 1 44 05 41 63, fax : (33) 1 44 05 40 98 ; e-mail :
guy.numa@dauphine.fr.
Introduction

Dès le 19è siècle, les théoriciens considèrent qu’une branche d'activité est en situation de
monopole naturel lorsque ce qui s’appelle aujourd’hui les rendements croissants y sont élevés,
ce qui peut donner un avantage déterminant à l’entreprise dominante (en général la première
arrivée sur le marché) puis, après disparition des concurrents, conduit à une situation de
monopole.
La problématique du monopole naturel s’exprime par le paradoxe suivant : dans les industries
de réseau telles que les chemins de fer, l’énergie ou les télécommunications notamment, il
serait plus efficace pour des raisons techniques liées aux rendements croissants d’avoir une
seule entreprise servant tout le marché ; mais dans ce cas, le risque serait que le monopole
abuse de sa situation en tarifant plus cher et en vendant en quantités moindres qu’en situation
de concurrence pure et parfaite. Dès le 19è siècle, Dupuit l’avait très bien compris lorsqu’il
affirmait que les « voies de communication, dont la construction et l’exploitation exigent des
frais considérables, sont nécessairement des monopoles, et le propriétaire d’un capital
monopole peut en retirer un revenu de beaucoup supérieur à celui que rapportent les
capitaux soumis à la concurrence » (1854, p. 340).
Cette problématique se retrouve notamment chez Allais (1943) à travers la distinction qu’il
opère entre le secteur différencié et le secteur non-différencié. Le secteur différencié
rassemble les industries où l’utilisation d’unités de production distinctes est plus avantageuse
que la concentration de toutes les opérations dans une seule entreprise. Par contre, dans le
secteur non-différencié, il est plus avantageux de concentrer toute la production dans une
entreprise.1
En dehors de la libre concurrence, les conséquences pratiques quant au fonctionnement de
l’activité d’un monopole naturel mettent en évidence deux propositions de la part des
théoriciens : « les principales méthodes alternatives de contrôle de l’activité économique sont
la réglementation et la propriété » (Stigler, 1982, p. 6) des moyens de production. C’est à dire
que l’Etat peut influer sur l’activité à travers la propriété des infrastructures (par exemple en
les nationalisant) et/ou à travers les réglementations.
Notre cadre d’analyse traite des « réglementations » au sens large.2 Par réglementations, il
faut entendre la politique de la concurrence et la réglementation proprement dite. La

1
Allais s’appuie sur la distinction de ces deux secteurs pour élaborer la théorie du rendement social, sujet qui
dépasse le cadre de cet article. Pour un approfondissement, voir Vincent (1965) et Béraud (2006).
2
Les ambiguïtés et les difficultés entourant l’usage du terme réglementations s’expliquent par une mauvaise
traduction de l’anglais « regulate », qui signifie « réglementer » à la fois par la contrainte (législative) ou par

2
réglementation désigne l'intervention publique pour remédier aux défaillances de marché (le
monopole naturel en est une) ; la politique de la concurrence rassemble les objectifs que les
pouvoirs publics poursuivent devant un phénomène qui touche à la concurrence, en partie
mise en œuvre par le biais du droit de la concurrence.
Dans le secteur ferroviaire, l’infrastructure comprend les terrains, les terrassements, les voies,
les ouvrages d’art, les quais, les postes d’aiguillage, les installations de traction électrique, de
signalisation et de sécurité. La superstructure comprend le matériel roulant et l'exploitation
commerciale, il s’agit de l’activité de transport.
Dès le 19è siècle, les théoriciens dissocient l’infrastructure de la superstructure. Depuis une
vingtaine d’années, dans les chemins de fer, l’énergie ou les télécommunications, le
démantèlement des opérateurs historiques selon un principe de désintégration verticale par la
séparation de l’infrastructure et de la superstructure constitue une libéralisation partielle qui
peut s’apparenter à une déréglementation. Mais non seulement cette déréglementation n’est
pas totale mais il faut aussi garder à l’esprit que la libéralisation s’effectue selon des règles et
sous certaines conditions. Par conséquent, la libéralisation est aussi un moyen de
réglementation.
Nous analyserons les chemins de fer pour des raisons historiques, politiques et théoriques.
Tout au long du 19è siècle, les chemins de fer apparaissent et prennent progressivement le pas
sur les voies navigables. Les travaux des théoriciens du 19è siècle sur la dissociation de
l’infrastructure et la superstructure concernent plus particulièrement les chemins de fer en
comparaison avec les voies navigables et les routes. Cette dissociation était le propre des
voies de communication et ne concernait pas d’autres activités de réseau telles que l’énergie
ou les télécommunications.

Les chemins de fer sont perçus comme étant utiles à la Défense Nationale (Chevalier, 1852,
pp. 340-41) et permettant de désenclaver certaines contrées en contribuant à l’essor du
commerce ; en somme c’est un moyen d’unité nationale. Ainsi s’exprimait Bérigny,

l’incitation. Or la traduction littérale et l’utilisation du terme « régulation » en français renvoie fréquemment à la


seule dimension coercitive de la réglementation. Ainsi, Levêque (2004) utilise les termes de « réglementations,
d’autorités de réglementation(s) ou de réglementeur » là où Curien (2005) opte pour « régulation, autorité de
régulation ou régulateur ». Nous sommes d’accord avec le premier et réfutons l’expression du second. D’ailleurs
lorsque Curien traite du mouvement inverse aux réglementations, que l’on peut définir succinctement comme
l’action d’« alléger la réglementation en place, la simplifier, en améliorant le rapport coût-efficacité »
(Chevalier, 1995, p. 8), il utilise le terme « déréglementer » plutôt que « déréguler ». Notre parti pris sémantique
et théorique s’en trouve renforcé.

3
rapporteur du projet de loi du 27 juin 1833,3 vantant les mérites des chemins de fer : « l'unité
de la France, que les étrangers admirent tant et qui fait notre force, sera plus assurée ; les
voyages se multiplieront, les connaissances se développeront, les préjugés s'effaceront ; les
populations de nos anciennes provinces, sans cesse en relations d'affaires, étendront leurs
affections au-delà du pays qui les a vu naître, et bientôt il n'y aura qu'une patrie. » (cité par
Falaize, 1982).
On comprend pourquoi l’industrie ferroviaire (qui fut de tout premier plan au 19è siècle)
convient particulièrement à notre étude.

L’objectif de cet article est donc de remonter aux origines de la séparation infrastructure-
superstructure, d’en faire ressortir les logiques explicatives dans les chemins de fer à travers
les positions défendues par des théoriciens du 19è siècle. Ceci afin d’analyser de quelles
manières ces questions sont traitées par la théorie économique et la législation aujourd’hui.
Nous commençons par explorer les origines de cette séparation au 19è siècle. Ensuite nous
examinons la résurgence de cette séparation par la nouvelle économie industrielle (désormais
NEI) depuis les années 1980. Dans les deux cas, nous mettons en lumière les interactions
entre les travaux des théoriciens et la législation.

1. Les origines de la distinction infrastructure – superstructure au 19è


siècle.

Cette distinction peut s’expliquer par trois logiques complémentaires : la première est liée au
financement, la seconde est liée à la tarification et la troisième est liée à la concurrence.
La logique de financement se retrouve à travers le plan Becquey pour les canaux et à travers
la loi du 11 juin 1842 appelée « Charte des chemins de fer ». Dans les deux cas, il s’agit de
modèles originaux de partenariat public – privé.
Le nom de Louis Becquey, directeur général des ponts et chaussées, est associé à deux lois,
celles du 5 août 1821 et du 14 août 1822. Ces lois vont lancer la modernisation et l'extension
de la navigation intérieure, programme connu aujourd'hui sous le nom de « Plan Becquey ».
Les mesures financières d'accompagnement de ce plan mêlent emprunt et concession (Etner,

3
Cette loi votée sous l’impulsion de Legrand alors directeur général des Ponts et Chaussées accordait un crédit
de 500 000 francs pour l’étude de chemins de fer. Elle exprimait la volonté des autorités d'en assumer les études
préparatoires sur le plan national tout en réservant l'exécution des chemins de fer à l'industrie privée.

4
1987). L'Etat, à la fois maître d’œuvre et d'ouvrage, finance les travaux en empruntant à des
compagnies financières créées à cet effet, qui perçoivent des intérêts élevés sur les capitaux
avancés et reçoivent des « actions de jouissance » donnant droit au partage des recettes avec
l’Etat. A terme (50 ou 99 ans), les compagnies sont concessionnaires des voies qu'elles ont
financées mais ces voies restent la propriété de l’Etat. Elles prennent en charge l’entretien et
perçoivent la majeure partie des revenus. L'Etat s'engageant lui-même, les risques pour ces
compagnies concessionnaires sont considérablement réduits. Le plan Becquey constitue donc
un financement mixte entre l’Etat et l’industrie privée.
La loi du 11 juin 1842 appelée « Charte des chemins de fer » a instauré une séparation nette
entre l’infrastructure à la charge de l’Etat et la superstructure à la charge des compagnies.4 Il
s’agissait d’impulser une extension du réseau ferroviaire en prévoyant une répartition des
rôles de la manière suivante : selon l’article 5, les « terrains et bâtiments, les terrassements,
les ouvrages d'art et stations, seront payés sur les fonds de l'Etat »5 ; selon l’article 6, « la
voie de fer, y compris la fourniture du sable, le matériel et les frais d'exploitation, les frais
d'entretien et de réparation du chemin, de ses dépendances et de son matériel, resteront à la
charge des compagnies auxquelles l'exploitation du chemin sera donnée à bail. » Remarquons
cependant que les voies, normalement partie intégrante de l’infrastructure, sont à la charge des
compagnies. Chose que ne précise pas Caron à propos de la loi de 1842 lorsqu’il rapporte que
« l’Etat devait construire les infrastructures, le concessionnaire les superstructures » (1997a,
p. 217).
Ce mode mixte de financement n’a pas été suivi dans les faits, l’Etat a plutôt procédé à des
concessions complètes, totalement à la charge des compagnies (construction des
infrastructures et exploitation commerciale), en vertu de l’amendement du député Prosper
Duvergier de Hauranne (Caron, 1997b).

La logique de tarification est, elle, étroitement liée à une logique de concurrence. Dès 1835, le
cahier des charges imposé au concessionnaire du Paris-Saint-Germain puis aux concessions
suivantes distinguait en son article 33 un prix de péage pour deux tiers et un prix de transport
pour un tiers (Ribeill, 1997, p. 32), cette proportionnalité que Colson qualifiait de « fiction
légale » devait même être respectée en cas d’abaissement du prix total. En faisant cette
distinction (on parle de tarifs dédoublés), on imaginait que le premier serait acquitté par tous

4
Précisons tout de même que les termes « infrastructure » et « superstructure » n’apparaissent pas dans la loi.
5
A l’origine, l’Etat central prenait en charge un tiers des dépenses, les départements et les communes les deux
tiers restants. Ce concours des départements et des communes allait être abandonné trois ans plus tard, grâce à
une loi rendue exécutoire le 19 juillet 1845.

5
les trains d’un opérateur concurrent transitant ou accédant sur une ligne dont il n’était pas
concessionnaire en vertu du principe de liberté concurrentielle contenu dans l’article 42.6
Ainsi, l’article 33 prévoyait que « pour indemniser la compagnie des travaux et dépenses
qu’elle s’engage à faire, l’Etat l’autorise à percevoir les droits de péage et les prix de
transport » (Ibid.), ces derniers ne lui étant dus « qu’autant qu’elle effectuerait elle-même ce
transport à ses frais et par ses propres moyens » (Ibid). Malheureusement, cette volonté de
préserver la concurrence au niveau de la superstructure (les voies étant considérées comme de
véritables voies publiques) ne s’est pas traduite dans les faits, les théoriciens et les praticiens
du rail considérant que cela générerait des problèmes de sécurité comme l’ont souligné Bricka
(1894, p. 397), Colson (1903, p. 136) et Picard (1918, p. 499).

Les tarifs dédoublés se justifiaient parce que les compagnies ayant procédé à la fois à la
construction et à l’exploitation,7 il fallait qu’elles soient rémunérées pour le remboursement
des frais de construction des infrastructures ferroviaires (coûts du capital et intérêts) et
qu’elles soient rémunérées pour l’activité commerciale de transport.
Une autre raison qui corrobore la distinction du prix de péage et du prix de transport
s’explique par la fiscalité : par souci d’harmonisation avec les autres modes de transport, la loi
du 2 juillet 1838 prévoie un impôt sur le prix des places de transport, lequel ne doit
évidemment porter que sur la partie du trafic correspondant au droit de transport (Ribeill,
1997, p. 34).

Comment les théoriciens entrevoient-ils les relations entre l’infrastructure et la


superstructure au regard de leur conception du monopole naturel ?

Afin d’identifier les auteurs qui serviront de base à notre analyse, nous avons posé comme
postulat que seuls des ingénieurs – économistes et des économistes ont pu développer le
concept de monopole naturel au 19è siècle. A partir de ce groupe d’auteurs potentiels, nous
avons isolé ceux qui ont analysé les chemins de fer puis classé les théoriciens par nationalité ;
dans un premier temps trois nationalités se distinguent : les britanniques, les français, et
les américains. Dans un second temps, nous avons écarté les britanniques car ils restent muets

6
L’article 42 contenait la clause dite de « libre parcours » « visant à faire obstacle à tout monopole de droit ou
de fait de la part de chacun des concessionnaires » (Ribeill, 1997, p. 29). Cet article prévoyait que l’Etat puisse
autoriser des lignes concurrentes à la première ligne concédée, mais il s’agissait une menace de concurrence
potentielle qui n’a jamais été mise en pratique.
7
Ce qui était la règle avant 1842, et même après cette date car la majeure partie des lignes concédées furent des
concessions complètes en vertu de l’amendement Duvergier de Hauranne.

6
sur le principe de séparation infrastructure – superstructure. Ce qui est le cas par exemple de
Mill (1848) et Marshall (1890).8
En regroupant les théoriciens qui ont écrit sur le monopole naturel et ceux qui ont analysé la
séparation de l’infrastructure et de la superstructure, trois théoriciens émergent : deux
français, Dupuit et Walras, et un américain, Hadley.
Le clivage s’établit comme suit : d’un côté Dupuit considère que pour les routes et les voies
navigables, une distinction s’opère entre l’infrastructure qui ne peut être possédée que par une
seule personne tandis que la circulation sur les voies navigables par la batellerie est libre,
donc la concurrence y est la règle au niveau de la superstructure. Par contre, il plaide pour une
concurrence sur les deux niveaux pour les chemins de fer.
De l’autre côté, Walras et Hadley défendent la même position que Dupuit pour les routes et
les voies navigables. Par contre, pour les chemins de fer l’infrastructure et la superstructure ne
peuvent faire l’objet d’une concurrence entre opérateurs, mais pour des raisons différentes
chez ces deux théoriciens.
Chez ces trois théoriciens, le débat sur la distinction de l’infrastructure et de la superstructure
est étroitement lié au monopole naturel car il soulève la question de la concurrence dans les
activités qui font l’objet de cette distinction. Or il s’avère que ces activités possèdent des
spécificités techniques (rendements croissants élevés) et revêtent un caractère d’intérêt
général (services publics).
Précisons que la législation française des canaux permet une installation et une exploitation
libre (contre l’acquittement de droits de navigation qui seront supprimés en février 1880)
contrairement aux chemins de fer pour lesquels l’exploitation se fait à partir de 18339 par le
biais de « filtres », les concessions temporaires de longue durée (99 ans).

Dupuit fait partie des premiers théoriciens à avoir identifié le monopole naturel. Selon lui,
l’existence de ce qui s’appellerait des rendements croissants dans l’industrie ferroviaire
constitue des barrières à l’entrée de nouveaux concurrents, la compagnie de chemins de fer
détient un pouvoir de monopole qui lui permet de vendre moins et plus cher qu’en situation de
concurrence pure et parfaite, ce qui lui confère une rente :

8
Rappelons tout de même que le premier est considéré comme le père de la notion de monopole naturel (West,
2008), le second parle d’ « industries indivisibles » pour caractériser une situation de monopole naturel dans les
industries du gaz, de l’eau et des chemins de fer notamment (Marshall, 1890, p. 628).
9
De 1823, date de la première concession de chemins de fer, à 1832, les trois concessions accordées sont
perpétuelles.

7
« Ce que je dis d’un chemin de fer, je pourrais le dire d’un canal, de certains ponts; leur
exploitation constitue toujours un monopole de fait, sinon de droit....D’abord l’énormité du
capital nécessaire pour établir une nouvelle [voie de communication] restreint à un petit
nombre de personnes la possibilité de l’entreprendre, ensuite c’est que l’entreprise ancienne
étant unique, la nouvelle ne peut vivre qu’aux dépens de la première, et que le bénéfice qui
suffit à une, ne suffit pas à deux » (1854, p. 340).
Selon Dupuit, il est plus efficace de n’avoir qu’une entreprise servant tout le marché plutôt
que deux n’en servant qu’une partie car « la nouvelle entreprise aurait fait beaucoup de mal à
l’ancienne […] ; au lieu d’une bonne affaire il y en aurait deux mauvaises » (Ibid.).
Un siècle plus tard, l’idée selon laquelle les rendements croissants constituent des barrières à
l’entrée est également à la base des travaux de Bain (1956), Modigliani (1958) et Sylos-Labini
(1962). Par contre ces derniers n’établissent pas de lien avec le monopole naturel.
Dupuit identifie donc sans la nommer une situation de monopole naturel. Même s’il reconnaît
que d’autres industries présentent les mêmes caractéristiques en termes de coûts fixes
élevés,10 il reconnaît la spécificité des chemins de fer. En faisant référence aux coûts fixes, il
affirme qu’ « il n’y a presque pas d’industrie où ce phénomène ne se présente, mais nulle part
peut-être il n’a lieu d’une manière plus remarquable que sur les chemins de fer » (1854, p.
342).

Lorsqu’il s’agit de distinguer l’infrastructure et la superstructure, Dupuit précise qu’« une voie
de communication, considérée comme une machine à transporter, se compose de la voie, du
véhicule et du moteur » (1854, p. 847).
Même si Dupuit n’en utilise pas les termes, la voie (sous-entendu la voie ferrée pour les
chemins de fer) constitue un élément de l’infrastructure tandis que dans la superstructure se
trouvent le véhicule (le wagon) et le moteur, indissociables car le moteur sert à faire
fonctionner le véhicule.
Ensuite, l’auteur considère que « sur les canaux […] la dépense de construction de ces voies
est assez considérable pour que l’intérêt du capital qu’elle a exigé soit une proportion
notable du prix de transport. Mais le propriétaire n’est pas l’exploitant ; le premier venu peut
y amener et y faire tirer son bateau ; la concurrence étant son action au moins sur toute la
partie des prix de transport qui correspond aux frais de traction » (Ibid.).

10
Il prend pour exemple « des livres dont la valeur ne représente certainement pas les frais d’impression»
(Dupuit, 1854, p. 342).

8
Ce qui veut dire qu’étant donné l’importance des dépenses d’infrastructure, il n’y a qu’un seul
propriétaire, on reconnaît là une situation de monopole naturel. Par contre, « le propriétaire
n’est pas l’exploitant », la concurrence peut et doit s’exercer entre bateliers sur le segment qui
correspond à l’activité de transport, en un mot la superstructure. Au niveau de la tarification,
ceci a pour corollaire la distinction du prix de péage et du prix de transport.
Pour les chemins de fer, il fait l’apologie de la concurrence en avançant qu’ « il y aurait
encore un autre moyen d’enlever à l’Etat cette industrie : ce serait d’admettre, en fait
d’établissement de chemins de fer et de voies de communication, une concurrence et une
liberté complètes. C’est là peut-être la vraie solution économique. Ainsi toute compagnie qui
aurait justifié de la possession des capitaux nécessaires pour établir un chemins de fer serait
autorisée à le faire où et comme elle le voudrait, en s’assujettissant à de simples règlements
de police » (1854, p. 853).

Par « concurrence et une liberté complètes », Dupuit entrevoit pour les chemins de fer une
concurrence à la fois sur l’infrastructure et la superstructure. D’ailleurs, il corrobore cette idée
de concurrence généralisée sur les deux niveaux en concluant que « la concurrence illimitée,
en ce qui concerne les voies de communication, ne produirait pas plus d’inconvénients qu’elle
n’en produit ailleurs […] » (1854, p. 854).
Certes il reconnaît que « le morcellement entre un grand nombre d’exploitants augmente
énormément les capitaux nécessaires à la production, occasionne beaucoup de temps perdu et
par conséquent multiplie les frais » (1854, p. 853), mais cet « inconvénient est beaucoup
moins grave que celui du monopole […] » (Ibid.) d’autant plus qu’ « il se retrouve dans toute
espèce d’industrie » (Ibid.).
Dupuit préfigure la posture autrichienne de la concurrence en ce sens que « ses arguments
suggèrent clairement qu’en réalité certains éléments du monopole […] sont naturels au
processus concurrentiel » (Ekelund et Hébert, 1999, p. 166). La concurrence est perçue
comme un processus dynamique, dans ce cadre le monopole forcément temporaire et
transitoire, est partie intégrante de ce processus. Pour Dupuit, le monopole est non seulement
un phénomène « inhérent au processus concurrentiel mais essentiel à l’actualisation de ce
processus » (Ekelund et Hébert, 1999, p. 167).11 Le monopole, fusse-t-il naturel, ne peut
servir d’argument à une restriction de la concurrence.

11
Comme exemple d’arguments développés par l’école autrichienne, Dilorenzo (1996) affirme que « la
concurrence est un processus au long cours, et la position dominante sur un marché est toujours nécessairement

9
Au total, pour Dupuit la concurrence doit être la règle tant au niveau de l’infrastructure que de
la superstructure dans l’industrie des chemins de fer.

La contribution de Walras (1875) se distingue en ce sens que l’économiste français consacre


un article entier au monopole naturel. Comme l’indique le titre, L’Etat et les chemins de fer, il
va pour cela s’appuyer sur l’industrie ferroviaire.
Walras fait la distinction entre les monopoles moraux et les monopoles économiques. Les
premiers correspondent à des « monopoles d’Etat relatifs aux services et produits d’intérêt
public qui sont fondés sur le droit », en un mot à des services publics. Les seconds sont des
« monopoles d’Etat relatifs à des services et produits d’intérêt privé qui seraient fondés sur
l’intérêt et qui seraient comme les premiers en dehors de la liberté de l’industrie. » Ces
monopoles économiques sont des « monopoles privés transformés en monopoles d’Etat ou
monopoles concédés par l’Etat. » Avec ce type de monopole, « la communauté intervient soit
pour exercer elle-même soit pour faire exercer par un concessionnaire le monopole au prix
de revient. »
Au sens de Walras, les monopoles naturels correspondent aux deux catégories. L’usage du
terme « naturel » à plusieurs reprises pose problème car il ne lui donne pas une définition
précise. Pour l’auteur, le chemin de fer se révèle plus qu’un service marchand, il est aussi un
service public : il est utile à la Défense nationale, c’est un moyen d’unité nationale et un agent
essentiel de civilisation et de progrès ; ils doivent donc être construits et exploités dans les
conditions des monopoles économiques car le propriétaire des voies est dans une situation de
monopole qu’il va exploiter au détriment du public, réduisant l’utilité retirée par l’usager, ce
qui fait des chemins de fer un monopole « naturel et nécessaire ». En effet, le risque pour la
société de la domination des chemins de fer par des intérêts privés porte autant sur les
quantités produites que sur les prix. Le monopole imposera des prix élevés, mais surtout il
n’utilisera pas ses profits pour ouvrir les lignes dont la rentabilité est incertaine. La gestion
par l’Etat du monopole naturel des chemins de fer aurait donc la double utilité de prix bas et
d’achèvement rapide du réseau, chose que le marché ne peut réaliser en situation de
concurrence.
Pour Walras, les chemins de fer constitueraient un double monopole naturel. Dans le dernier
paragraphe de la deuxième partie de l’article (Des chemins de fer comme services publics et

temporaire en l’absence de réglementation favorisant la création de monopole public ». (p. 46). « Lorsqu’un
monopole apparaît, c’est uniquement à cause de l’intervention de l’Etat » (p.48).

10
comme monopoles économiques), Walras commence par distinguer deux types de voies de
communication. Pour le premier type, il introduit implicitement une séparation infrastructure
– superstructure : au niveau de l’infrastructure, la concurrence est impossible en raison du
gaspillage de ressources causé par la duplicité des infrastructures et parce que les chemins de
fer constituent ce qu’on appellerait aujourd’hui un service public. La superstructure qui
correspond à l’activité de transport elle, peut être concurrentielle.
Les routes et les canaux rentrent dans ce premier type :
« Si la route et le canal, considérés en eux-mêmes, constituent un monopole naturel, au moins
la traction qui s’y opère rentre dans les conditions de la concurrence par la raison qu’un
nombre indéfini de voitures et de bateliers peuvent rouler sur la route ou naviguer sur le
canal. Le péage […] se paie à un monopoleur ; mais le frêt (sic.) se paie à des entrepreneurs
concurrents. »
Pour le deuxième type de voies de communication, il y range les chemins de fer qui, au
contraire des routes et des canaux, constituent un double monopole naturel. Ainsi, pour les
chemins de fer, « la voie constitue un monopole naturel et la traction en constitue un autre
essentiellement lié au premier par la raison que […] un nombre indéfini de compagnies
d’exploitation ne peuvent faire circuler sur les rails leurs convois de voyageurs et de
marchandises. Ici, le loyer de la voie et le loyer des véhicules et des moteurs, le péage et le
frêt (sic.), tout se paie à un monopoleur. C’est donc […] une véritable aberration que
d’invoquer la liberté de l’industrie en matière de chemins de fer. »12
En fait, Walras hiérarchise les industries de réseau. Les chemins de fer, se distinguent des
autres industries en ce sens qu’ils constituent un double monopole naturel qui nécessite
l’intervention de l’Etat car ils constituent le « monopole le plus puissant et le plus
redoutable ».
En fait l’expression « double monopole naturel » correspond à un monopole naturel à double
titre. Il ne faut pas entendre une double explication aux rendements croissants, à la fois sur
l’infrastructure et sur la superstructure. Simplement, pour Walras la concurrence est
impossible sur les deux segments. Par « double monopole naturel », il faut entendre une
double raison de ne pas concevoir de liberté concurrentielle, la première est de nature
technologique, ce qui rend la concurrence ruineuse (la duplication des infrastructures est
source d’inefficacité) et la seconde parce que le transport ferroviaire est un service public.

12
La traduction anglaise par Ekelund et Hébert (2003, p. 666) de ce passage est tronquée et erronée, elle ne
retranscrit pas fidèlement les propos de Walras sur le double monopole naturel des chemins de fer.

11
Ce double monopole naturel justifie que les chemins de fer soient placés sous une seule
autorité, à savoir l’Etat. Au total, il ne reste plus qu’un monopole naturel, mais doublement
justifié.
Certes Walras n’est pas le seul théoricien à réclamer l’intervention de l’Etat dans les chemins
de fer, mais les justifications apportées le sont ; et ce par le biais de la thèse du double
monopole naturel.

La contribution de Hadley est importante à deux titres : le rôle que joue la grande taille dans
la définition du monopole naturel et la proximité de ses positions avec celles de Walras.
Dans un contexte américain de la fin du 19è siècle qui voit l’avènement de la grande
entreprise et marqué par la concentration,13 Hadley relie le monopole naturel à la grande
taille. Il souligne ainsi l’importance de l’industrie des transports (en particulier les chemins de
fer) pour caractériser un monopole naturel. Pour Hadley, c’est dans ces industries « que le
monopole des grandes entreprises s’est développé de la façon la plus marquée ; c’est dans
ces industries que les législateurs […] l’ont reconnu comme inévitable pour la première fois ;
c’est dans ces industries qu’il y a eu les plus coûteuses mais dans le même temps les plus
fructueuses expérimentations en matière de contrôle législatif » (1886, p. 28).
Chez Hadley, « l’action imparfaite et irrégulière de la concurrence est plus marquée dans le
cas des chemins de fer » (p. 39) ; conformément à la conception de H. C. Adams (1887), le
monopole naturel s’explique par l’importance des coûts fixes répartis sur de plus grandes
quantités produites, ce qui procure des rendements croissants. Plus l’entreprise est grande,
plus grande sera sa zone de rendements croissants, plus elle pourra s’étendre en comparaison
avec une firme plus petite (qui, elle, ne le pourra pas) ; et donc plus elle correspond à un
monopole naturel. Hadley relie clairement sa conception du monopole naturel à la grande
entreprise.
Remarquons toutefois que cette conception de l’entreprise est réductrice car elle suppose que
les coûts d’une entreprise sont liés à l’importance du capital fixe. Or les théoriciens modernes
de l’entreprise soulignent à juste raison que le degré d’efficacité de la gestion des ressources
en capital et travail influence le coût unitaire. Ainsi Chandler (1990) fait-il remarquer que les
grandes firmes modernes apparues aux Etats-Unis au tournant du 20è siècle obtinrent un coût
de production inférieur à leurs concurrents de moindre taille non pas tellement grâce à des
économies d’échelle mais surtout par les « économies de vitesse ». Pour un établissement

13
Dans les chemins de fer, la fusion la plus emblématique est celle de la Southern Pacific avec la Central Pacific
concrétisée en 1885, leur collaboration avait commencé dès 1870 (Stover, 1997).

12
industriel donné, ce terme désigne la rapidité de la transformation des inputs en outputs,
autrement dit la vélocité du « throughput », économies permises grâce à une bonne
programmation et standardisation du processus de production issues des capacités
organisationnelles possédées par une « armée » de cadres compétents.14
Ceci étant, il n’en reste pas moins que pour Chandler les firmes « first movers »15 qui
investissent massivement en capital physique et en capital humain pour devenir des grandes
firmes modernes obtinrent des positions quasi-monopolistiques grâce à leur taille.

Revenons à Hadley. A première vue, son analyse se rapproche de celle de Walras. En


s’appuyant sur les faits, Hadley considère que l’histoire des transports comporte deux phases.
Dans la première qui correspond aux transports sur route et voies d’eau, « la voie et le
transporteur étaient parfaitement distincts. La voie, que ce soit une route ou une voie
navigable, aurait constitué un monopole naturel, si elle avait été aux mains de la propriété
privée ». (1886, p. 29). La deuxième phase correspond à l’industrie ferroviaire et aux
télégraphes. Pour ces deux industries, « ce fut un avantage, si ce n’est une nécessité, d’avoir
la voie et le service de transport possédés et contrôlés par la même personne. » (1886, pp. 30-
31). Dans un cas, les canaux et les routes, l’infrastructure fait l’objet d’un monopole naturel
qui rend impossible toute concurrence tandis que la superstructure fait l’objet d’une
concurrence entre transporteurs, c’est ce qu’Hadley appelle la « loi générale des transports ».
Dans l’autre cas, « l’industrie ferroviaire constitue à la fois une voie et un service de
transporteur » (Ibid.).
Cependant on ne peut conclure à une parfaite symétrie entre Hadley et Walras. En effet, la
justification du statut de monopole naturel chez Hadley au niveau de la superstructure diffère
de celle de Walras. A aucun moment il n’évoque le caractère de service public des chemins de
fer, la seule raison invoquée est l’absence ou l’impossibilité de concurrence. En somme, on ne
retrouve pas chez Hadley la thèse walrassienne du double monopole naturel.

Au 19è siècle, les théoriciens sont unanimes pour distinguer l’infrastructure monopolistique et
la superstructure concurrentielle pour les voies navigables. Concernant les chemins de fer, les
14
Un autre théoricien moderne de l’entreprise en l’occurrence Williamson (1985), en tentant d’expliquer
l’intégration verticale, rejoint implicitement la problématique du monopole naturel en se posant les trois
questions suivantes : « pourquoi une grande firme ne pourrait-elle faire autant, voire davantage, qu’une
collection de petites firmes ? » (p. 131). Pourquoi « les industries ne sont-elles jamais organisées en
monopole ? » (p. 133). Pourquoi la production n’est-elle pas réalisée « par une seule et immense firme » ?
(Ibid.). Pour une analyse critique de la portée de l’argumentation de Williamson, voir Gabrié et Jacquié (1994).
15
Chandler utilise ce terme pour désigner des firmes pionnières qui ont su saisir les opportunités du marché et
qui, investissant à plusieurs niveaux, ont battu leurs concurrents.

13
positions sont beaucoup plus tranchées. Dupuit plaide pour une concurrence généralisée sur
les deux niveaux tandis que Walras et Hadley considèrent que l’infrastructure et la
superstructure doivent faire l’objet d’un monopole. La position intermédiaire qui consiste à
dissocier l’infrastructure monopolistique et la superstructure concurrentielle à l’instar des
voies navigables n’est défendue par aucun théoricien en ce qui concerne les chemins de fer.

2. La résurgence de la séparation infrastructure – superstructure par la


nouvelle économie industrielle.

Les apports de la NEI sont de deux ordres. La définition des frontières exactes du monopole
naturel et la proposition de modalités alternatives d’intervention de l’Etat (Cartelier, 2007).

Baumol (1977, 1982), Baumol, Panzar et Willig (1982) ont montré que le périmètre du
monopole naturel a une assise plus large que les rendements croissants. Dans le cas d’un
monopole ne fournissant qu’un produit/service, les rendements croissants constituent une
condition suffisante mais qui n’est pas nécessaire. En effet, une seule entreprise peut
continuer à être moins coûteuse que plusieurs sur une plage de niveaux de production où les
rendements sont décroissants.
Dans le cas d’une firme multiproduit, la présence de rendements partiels croissants pour
chaque produit n’est pas une condition suffisante, car si les économies d’envergure16 sont
faibles, il peut s’avérer avantageux de répartir la production entre plusieurs établissements ou
ateliers (Ibid.).
Ils aboutissent dès lors à une redéfinition du concept de monopole naturel. Le monopole est
naturel si la fonction de coût qui caractérise l’activité est sous-additive, une telle configuration
pouvant se produire même lorsque les rendements sont décroissants. Une fonction de coût est
qualifiée de sous – additive lorsqu’il est plus coûteux pour deux ou plusieurs entreprises de
produire la quantité Q d’un bien que pour une seule firme17.

16
Les économies d'envergure sont des économies provenant des productions jointes. Elles apparaissent
lorsqu'une seule firme produit de manière plus efficace des quantités données d'au moins deux biens que deux
firmes séparées produisant chacun de ces biens. Ce qui s’écrit : C ( X 1 , X 2 ) < C ( X 1 ,0) + C (0, X 2 ) où C
représente la fonction de coûts, X1 et X2 les deux biens produits.
17
Dans le cas d’un monopole multiproduit, la sous-additivité des coûts peut découler d’économies d’échelle ou
de l’exploitation de la complémentarité existant entre différents produits (on parle alors d’économies de gamme
ou de synergies).

14
Soit des quantités Q1, …Qk produites par des entreprises distinctes, j = 1…k avec ∑Q j
j
=Q.

Alors la fonction est sous-additive si et seulement si :


C (Q) < ∑ j C (Q j )

Ce qui signifie que le coût moyen d’une firme servant tout le marché est inférieur au coût
moyen de deux ou plusieurs firmes qui n’en servent qu’une fraction.
Dès lors, avec une telle approche, les théoriciens de la NEI affirment que dans les industries
de réseau qui étaient encore pour la plupart des monopoles publics au début des années 1980,
le périmètre du monopole de fait dépassait la zone de rendements croissants (Sharkey, 1982).
Il est alors possible de dissocier l’infrastructure où les coûts fixes sont élevés et où les
investissements irréversibles justifient la présence d’une seule entreprise, ce qui correspond à
une situation de monopole naturel ; et la superstructure qui englobe la fourniture de services
offerts plus efficacement par des entreprises concurrentes dès lors qu’un principe d’accès des
tiers au réseau est appliqué.

Ces analyses économiques ont clairement influencé la Commission européenne dans sa


politique de libéralisation des réseaux de services publics. Ainsi, dans les chemins de fer la
directive 91/440 impose la dissociation de l’infrastructure et de la superstructure,18 les
directives 96/92 pour l’électricité, 98/30 pour le gaz, 90/387, 90/388 et 96/19 pour les
télécommunications imposent le même principe de désintégration verticale. Précisons que la
directive 91/440 utilise clairement le terme d’« infrastructure », la superstructure est évoquée
à travers « l'exploitation des services de transport des entreprises ferroviaires ».
Elle s’est traduite par la création de Réseau Ferré de France (RFF) en charge de
l’infrastructure et de la SNCF entreprise ferroviaire par la loi du 13 février 1997.
Plus récemment, un rapport de la Cour des comptes (2008) met en lumière les limites de
l’application de cette séparation en France, les responsabilités du transporteur SNCF et du
gestionnaire d’infrastructure RFF n’étant pas clairement établies dans les faits. Chacun
empiète sur les prérogatives de l’autre. En effet, la France présente une particularité unique en
Europe : bien qu’étant allée au-delà des obligations minimales de la directive 91/440 en créant
deux entités juridiquement indépendantes, la législation française prévoie que le gestionnaire
de l’infrastructure RFF délègue une part très importante de ses fonctions à la SNCF qui est
ainsi à la fois gestionnaire d’infrastructure délégué et entreprise ferroviaire. La loi du 13
18
Selon l’article 1 de la directive, trois systèmes existent concrètement : la séparation comptable est obligatoire,
la séparation institutionnelle et juridique (sans lien capitalistique entre les entités) et la séparation organique
(filialisation) sont facultatives.

15
février 1997 dispose en effet que « compte tenu des impératifs de sécurité et de continuité du
service public, la gestion du trafic et des circulations sur le réseau ferré national ainsi que le
fonctionnement et l’entretien des installations techniques et de sécurité de ce réseau sont
assurés par la SNCF pour le compte et selon les objectifs et principes de gestion définis par
RFF. Il la rémunère à cet effet. »
La SNCF conserve donc une double mission de transporteur ferroviaire et de gestionnaire de
l’infrastructure.

La séparation infrastructure – superstructure par désintégration verticale permet de faire le


lien avec la théorie des trois couches.
La théorie des trois couches est un cadre d'analyse de la structure interne stratifiée d'un réseau
technique. Sans que l’on puisse remonter à son origine précise, elle apparaît dans les années
1980 par analogie avec le modèle OSI (Open Systems Interconnexion) en informatique
(Curien, 2005). Il s’agit d’un rapprochement entre un système informatique et une structure
économique de réseau par la segmentation verticale des activités sur trois niveaux.
La couche basse correspond à l’infrastructure. La couche médiane représente l’infostructure,
on y trouve les services de contrôle-commande « dont la fonction est d’optimiser l’utilisation
de l’infrastructure et de la piloter » (Curien, 2005, p. 9). La couche haute rassemble la
superstructure, autrement dit tous les services finals.
Par analogie avec l’informatique, l’infrastructure se rapproche du matériel (hardware),
l’infostructure du système d’exploitation (operating system) et la superstructure des logiciels
d’application (software) (Ibid.).

« L’analyse morphologique en trois couches […] aide […] à formuler des recommandations
en matière d’organisation industrielle » (Curien, 2005, p. 67). Ainsi, dans la couche basse, les
rendements croissants étant élevés et les investissements irrécouvrables importants, la
structure de ce segment de marché correspond au monopole naturel.
Dans la couche médiane, contrairement à l’infrastructure « la configuration est logicielle
plutôt que matérielle, reconfigurable plutôt que spécifique, ce qui plaide en faveur de la
concurrence » (p. 68). Mais une coordination des acteurs est nécessaire. Ainsi, dans la
téléphonie mobile, la « portabilité » du numéro en cas de changement d’opérateur nécessite
une coopération des agents pour constituer une base de donnée de tous les numéros portés
(Ibid.)

16
Dans la couche haute, « la logique commerciale prime sur la logique technique, avec peu de
coûts fixes et de coûts irrécouvrables » (Ibid.), donc la configuration efficace est la
concurrence.
Au total, on obtient un « cône d’ouverture » du marché, son diamètre étant d’autant plus large
que le marché est plus concurrentiel.
A notre sens, il faut plutôt parler de maquette19 plutôt que de théorie, à notre connaissance il
s’agit d’une représentation mais non d’un énoncé théorique avec des résultats vérifiables. De
surcroît, la portée générale de la maquette en trois couches n’est pas assurée. Si dans le cas
des télécommunications, l’infrastructure correspond au réseau de transmission, les services
d’acheminement à l’infostructure et les services de commutation à la superstructure,
l’application de la maquette en trois couches ne semble pas applicable aux chemins de fer.
Dans ce cas, l’infostructure n’est pas identifiable, on ne voit donc pas très bien à quoi
correspondrait la couche centrale.20 En définitive, on retombe sur une séparation « classique »
en deux niveaux, l’infrastructure et la superstructure.
Le découpage en trois couches permet de mieux appréhender le fonctionnement interne d’un
réseau, « toutefois le danger d’un tel découpage est d’inciter à analyser de manière séparée
les trois couches, c’est à dire de réfléchir à une structure de marché pour chaque couche »
(Barale, 2000, p. 12). Pourtant, cette représentation est fondée sur une hypothèse de
séparabilité technique, organisationnelle et économique de l’activité. « Or, rien ne permet de
considérer a priori que l’organisation de l’activité en trois couches ait un sens économique. »
(Ibid.)
Curien (1993) précise que les résultats théoriques obtenus ne sont pas sans rapport avec les
faits observés. Mais on peut lui rétorquer que « les faits sont le résultat de politiques de
[déréglementation] de ces marchés qui s’appuient justement sur ce type de raisonnement »
(Barale, 2000, p. 14).

19
Ce que fait à juste titre Curien (2005). Bien que critique envers les trois couches, Barale (2000) emploie le mot
« théorie ».
20
D’ailleurs, les exemples donnés par Curien (2005) pour illustrer la maquette en trois couches concernent toutes
les industries de réseau sauf les chemins de fer.

17
Conclusion

Une des solutions proposées par la NEI pour réglementer le monopole naturel est une
désintégration verticale par la séparation de l’infrastructure, qui fait l’objet d’un monopole, et
de la superstructure, soumise à la concurrence.
Mais déjà, au 19è siècle, les théoriciens ont identifié des situations de monopole naturel. Pour
les voies navigables, ils l’ont délimité à l’infrastructure, la superstructure pouvait être
concurrentielle. Ce qui était le cas dans la pratique. Par contre, les théoriciens défendaient
d’autres propositions pour les chemins de fer. Bien que reconnaissant les conditions d’un
monopole naturel pour les voies de communication, Dupuit militait pour une concurrence
généralisée sur l’infrastructure et la superstructure. Walras et Hadley défendaient le monopole
sur les deux niveaux, mais chacun y apportait des arguments différents.
L’idée d’une séparation de l’infrastructure et de la superstructure n’est donc pas nouvelle.
Les origines remontent au 19è siècle avec les voies de communication, selon des logiques de
financement, de tarification et de concurrence. Cette séparation est le propre des voies de
communication et plus particulièrement des chemins de fer qui ont vu une loi, celle du 11 juin
1842, entériner cette séparation pour des raisons de financement. Mais les analyses
économiques sur la séparation infrastructure-superstructure, notamment celles qui relient
cette séparation au monopole naturel, sont postérieures à la législation. Dans ce cas, on peut
en déduire que la législation va précéder la théorie économique.
Aujourd’hui cette séparation est reprise par la législation européenne dans toutes les activités
de réseau, les chemins de fer évidemment, mais également dans l’électricité (séparation entre
le gestionnaire Réseau de Transport d’Electricité RTE et le distributeur EDF), le gaz, les
télécommunications. Cette fois-ci, la théorie économique a précédé et influencé la législation.
Nous n’avons retrouvé aucune trace législative ou théorique, explicite ou implicite, de cette
séparation au 19è siècle dans les autres industries comme les télégraphes, l’eau ou le gaz. Ce
qui renforce l’idée que les chemins de fer ont été l’industrie qui a suscité le plus de débats et
de travaux ainsi qu’une traduction législative de la séparation infrastructure-superstructure.

18
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21

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