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La rencontre entre droit et économie trouve son terrain d’élection dans l’appréhension des mécanismes
de concurrence. Mais la démarche des deux sciences n’est pas identique, comme en témoigne la difficulté
de se référer unanimement au « bien du consommateur ». Pourtant la liberté d’entreprendre et de concurrencer
ne peut plus constituer le seul terrain d’entente des deux matières et la collaboration nécessaire des juristes,
spécialement des juges, et des économistes, s’élabore progressivement.

Le bien et le mal en droit


économique
Par Thierry FOSSIER comme un impératif catégorique. Nous celle de l’inventeur, la répression des atteintes à la concurrence,
Conseiller à la chambre criminelle verrons d’ailleurs que dans la recherche qui peuvent inclure la fraude fiscale, douanière, environnemen-
de la Cour de cassation
du bien et du mal, la tentation est grande, tale ; Lire Brousseau E., Les marchés peuvent-ils s’autoréguler ?,
mais vaine, de revenir à ces concepts. in Concurrence et régulation des marchés, Cahiers français,
Constatons de manière plus fondamentale, mars-avr. 2003, n° 313, pp. 64-70 ; Régulation, in Nicolas M. et
qu’en principe, l’analyse économique ne Rodrigues S. (dir.), Dictionnaire économique et juridique des
se soucie pas de la répartition du surplus services publics en Europe, Paris, ISUPE, 1998, pp. 220-223 ;
et ne désigne donc pas des actions malfai- Prager J.-Cl. et Villeroy de Alhau F., Dix-huit leçons sur la
et François LÉVÊQUE santes ou bienfaisantes qui n’auraient pour politique économique. À la recherche de la régulation, Le
Professeur d’Économie effet que d’opérer un transfert de richesse Seuil, 2003, spéc. pp. 16 et s. et pp. 527 et s. ; La régulation :
Centre d’économie industrielle
(Cerna) d’une poche à une autre. Si, par exemple, monisme ou pluralisme ?,LPA 1998, n° spécial, pp. 5 et s. ;
Mines ParisTech l’économiste en accord avec le législateur Jeammaud A., Introduction à la sémantique de la régulation
soutient que le droit de la concurrence vise juridique. Des concepts en jeu, in Les transformations de la
le bien-être du consommateur et non l’in- régulation juridique, LGDJ, coll. Droit et société. Recherches
térêt général, c’est plus pour tenir compte et travaux, 1998, pp. 47-72, spéc. p. 53.)
du déséquilibre des forces sur le marché Nul ne penserait après ces travaux que
Le droit de la concurrence devrait être (nombreux consommateurs inorganisés le « bien » du commerce, de l’industrie
le lieu de conjonction de deux idéaux contre des entreprises puissantes) que l’ex- ou de l’artisanat, sera déterminé sans
jumeaux par rapport auxquels se déter- pression d’un jugement de valeur accor- erreur par les accords entre acteurs de
mineraient le « bien » et le « mal » : sur dant plus de poids à l’utilité qu’au profit. l’économie et consacré par le seul prin-
le plan économique, la concurrence par- S’agissant du droit les travaux de Savatier, cipe de la force obligatoire des contrats ;
faite ; sur le terrain juridique, la liberté et et plus récemment l’invention du droit de chacun convient qu’un législateur, une
la responsabilité des entrepreneurs. Les la régulation, servent de point de référence. administration et un juge doivent s’en
économistes et les juristes devraient y Partant du paradoxe des études écono- mêler, introduisant le changement, voire
trouver des moyens de se comprendre, miques qui n’étudient pas le droit des biens l’aléa, qui transforment la ligne morale
des raisons de collaborer harmonieuse- alors que l’essentiel de cette discipline en route de montagne.
ment et des valeurs communes. concerne les biens dans leur production, La rencontre des deux disciplines aurait
Cette assomption des deux matières leur circulation, leur consommation, René pu se produire plus récemment avec
serait d’autant plus nécessaire que la Savatier montre comment les deux tech- l’apparition d’un « ordre public écono-
discipline économique et le droit ont niques ne peuvent jamais s’ignorer car mique », traduction juridique du diri-
en commun d’être normatives. Pour le si la vie économique alimente la vie du gisme que préconisaient les économistes
droit, c’est toute sa définition. Quant à droit, parallèlement la technique juridique planificateurs qui gravitaient dans les
l’économie, elle évoque le bien-être so- engendre et discipline les mouvements cercles du pouvoir à la Libération ; ou
cial pour désigner le surplus des consom- économiques (Savatier R., La théorie des obligations, avec la construction européenne autour
mateurs (ou utilité) et des producteurs vision juridique et économique, Paris, Dalloz, 1967, 425 p.). d’un « ordre public de protection ».
(profit), elle s’intéresse aux façons de le Pour des auteurs plus modernes, inspirés Rendez-vous manqué, là encore. On en
maximiser, cherche à repérer les condi- par la pensée de Mme Frison-Roche, le trouve la preuve accablante dans « l’inven-
tions qui entravent cette maximisation, droit de la régulation économique se met tion » du consommateur. Les économistes
et recommande au prince des solutions en place, en grande partie sur les cendres proposent une théorie du consommateur,
qui réduisent ou éliminent ces obstacles. de l’organisation économique construite agent économique central au même titre
Pourtant, cette rencontre autour de va- autour de monopoles d’État en charge des que le producteur, c’est-à-dire l’entreprise.
leurs communes est laborieuse. Passons services publics et dans la perspective de Mais en droit, la catégorie demeure in-
sur le fait que la concurrence parfaite et la mondialisation. Plusieurs définitions de trouvable : cité dans les Conventions de
l’autonomie de la volonté se sont avérées la régulation demeurent recevables entre Bruxelles de 1968 et de Rome de 1980,
des fictions dix-huitièmistes et que les une conception restrictive (le droit de la puis par les directives sur les clauses abu-
débats idéologiques qui traversent l’éco- régulation) et une conception attrape-tout sives et sur la vente à distance, le consom-
nomie et le droit depuis 200 ans ne per- (incluant, d’un auteur à un autre : la réglementation du com- mateur fait une entrée désordonnée en
mettent plus de présenter le libéralisme merce, les contrats d’affaires, la protection du consommateur, droit interne, lequel se montre d’emblée

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PERSPECTIVES ÉTUDE
imperméable aux explications des éco- Après ce mauvais départ, la législation, Une autre caractéristique de ce premier
nomistes et, quarante ans plus tard, est celle de 1986 qui fonde notre droit de droit économique lorsqu’il tente de dé-
encore indécis. En effet, le Code de la la concurrence comme celle des lois terminer le bien et le mal, est son carac-
consommation adopte tour à tour une périphériques (consommation, santé, tère bureaucratique. Il s’agit presqu’ex-
approche catégorielle (le consommateur sécurité, environnement) ne peut être clusivement, hormis quelques lignes
est la partie non professionnelle, répu- qu’empirique, opportuniste. directrices elles-mêmes technocratiques,
tée ignorante dans une opération éco- L’absence de ligne précise en matière d’un droit réglementaire, qui échappe
nomique), une approche fonctionnelle d’erreurs à éviter offre une illustration de au vote de la représentation nationale,
(le consommateur est celui qui accepte ce qui précède. L’application du droit de qui échappe au Conseil constitutionnel
un contrat « protégé » entrant dans une la concurrence, à l’instar des autres droits, (on s’en rend compte aujourd’hui avec
liste légalement déterminée) ou une ap- ne peut être parfaite. Des entreprises peu- la difficulté qu’ont les entreprises pour
proche « victimiste » (est nécessairement vent être condamnées ou innocentées à articuler des questions prioritaires de
consommateur la victime d’une fraude). tort. Dans le premier cas par exemple, un constitutionnalité en droit de la concur-
Le ministère de la Justice s’est réjoui de prix bas est apprécié faussement comme rence), qui ne cherche ni à dégager des
cette dispersion, qu’il considère comme un comportement de prédation. Une principes forts et riches, ni à s’adapter
une richesse (Rép.min. à QE n° 54215, JOAN Q. 19 avr. telle erreur aboutit alors à sanctionner au chatoiement des comportements hu-
2005, p. 4085). Mais il demeure plutôt aléatoire une entreprise qui est capable de réduire mains, ni à s’ancrer dans le droit civil
de définir juridiquement le but proclamé drastiquement ses coûts et pratique une et des affaires. On a parlé de « droit bar-
de la lutte proconcurrentielle que serait politique de prix agressive favorable aux bare » et la formule est demeurée. Enfin,
« la protection du consommateur ». consommateurs. Le mérite est condamné. c’est un droit qui ne fait pas un appel
Voilà qui ne manque pas d’interroger sur Dans le second cas par exemple, un prix immédiat au juge ; il y a même, s’agis-
le « bien » et le « mal » en droit de la élevé n’est pas établi comme le résultat sant du juge, une méfiance affichée, dont
concurrence, européen et national. Intégré d’une collusion entre concurrents alors s’est fait l’écho vingt ans plus tard le
à l’ordre public économique, le droit de la que le cartel existe bel et bien. L’abus est rapport parlementaire sur les autorités
concurrence veut protéger le consomma- indépendantes (28 oct. 2010) : le corps
teur. Les approximations de la définition social admettrait théoriquement que le
de cette catégorie-cible ne troublent pas les Sommes-nous en juge transgresse la prohibition ancienne
tenants de cette vision programmatique. train de préconiser de se « mêler de l’économique », mais ne
L’éclatement des comportements des le triomphe réactif lui en donne pas les moyens juridiques
consommateurs eux-mêmes ne semble d’une grande « liberté et préfère, en clair, se tourner vers des
pas davantage introduire le doute : leur d’entreprendre », qui instances administratives, dans une sorte
plus ou moins grande sensibilité au prix mêlerait dans une de retour au colbertisme (Rosanvallon P., La
est considérée comme une notion margi- conception toute légitimité démocratique, impartalité, réflexivité, proximité,
nale, le plaisir pur des individus n’inté- Seuil, 2008. Les éléments de cette réflexion puissante n’ont
révolutionnaire la liberté
resse pas le droit de la concurrence comme malheureusement guère inspiré le Rapport du CEPP de
il intéresse le droit des personnes, de la
contractuelle et la liberté l’Assemblée nationale, n° 2925, daté du 28 oct. 2010 : comm.
famille ou même le droit des obligations de concurrencer ? crit., Frison-Roche M.-A., Autorités administratives incom-
(à travers des concepts comme celui de prises (AAI), JCP G 2010, I, n° 2206).
cause ou d’abus de droit). innocenté. Or, ces erreurs ne peuvent être Une dernière considération s’impose, re-
Réciproquement, l’intérêt des entrepre- réduites simultanément : en minimisant lativement au droit originel de la concur-
neurs écartés des marchés, empêchés le risque de sanctionner des entreprises rence. Aurait-on identifié clairement une
d’embaucher ou d’augmenter leur chiffre innocentes, on accroît celui de laisser catégorie homogène de consommateurs
d’affaires, pillés dans leurs inventions, filer des coupables et inversement. Le et démontré qu’il constitue une ratio
pourrait constituer un but supérieur par- choix d’un standard de preuve exigeant legis préférable à toutes les autres, il
faitement légitime, cohérent et même ou faible est dès lors une décision essen- resterait à examiner le contenu juridique
quantifiable ; il est pourtant subsidiaire tielle. Mais la législation est muette et de l’intérêt présumé du consommateur.
dans les décisions des autorités indépen- aucune orientation n’est donnée par le La construction européenne a imposé
dantes, n’y est pas la première mesure pouvoir politique. Le choix de minimi- la doctrine selon laquelle maximiser
du « bien », moins encore la mesure des ser l’un des deux types d’erreurs dépend la concurrence aboutit à maximiser le
sanctions ou injonctions prononcées, ainsi de la personnalité des membres de bien commun. Mais il n’est pas interdit
et est délaissé aux tribunaux pour leur l’autorité de concurrence et des juges. de penser que le bien commun n’est
œuvre d’indemnisation de la concur- Notons au passage que l’économiste est pas nécessairement le prix le plus bas,
rence déloyale. Et ce n’est pas l’éco- en général favorable à un standard de auquel on reproche de favoriser les dé-
nomiste qui pousse le juriste à cette preuve exigeant. Il redoute plus, en effet, localisations, de faire baisser la qualité,
vision mythique du consommateur et les conséquences négatives pour l’éco- de freiner l’investissement, de nécessiter
réductrice de l’entreprise : comme nous nomie de sanctions erronées contre des une intervention publique très lourde,
l’avons avancé au début du propos, prix bas que l’absence de condamnation aux dépens d’ailleurs du contribuable,
l’économiste ne se préoccupe pas, en contre des prix hauts. Il pense que les d’empêcher l’émergence de champions
principe, de répartition des richesses et forces du marché finissent par éroder nationaux et européens capables de lut-
ne donne pas plus de poids à l’utilité des les monopoles et détruire les cartels, par ter contre des concurrents peu regar-
consommateurs qu’au profit des entre- conséquent, par rattraper les entreprises dants… Il n’est même pas interdit de
prises. Il se préoccupe aussi d’autre part, coupables innocentées tandis que la me- penser que la concurrence renchérit,
des équilibres macroscopiques pour les- nace d’une intervention intempestive en dans certaines circonstances, les coûts
quels les consommateurs ne sont qu’une cas de prix bas entretient la frilosité dans finaux. Il n’est, enfin, pas interdit de
catégorie d’agents parmi d’autres. toute l’industrie. regretter que le droit soit monolithique, >

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LE BIEN ET LE MAL EN DROIT ÉCONOMIQUE

en ce qu’il refuse obstinément de distin- législateur d’y apporter des limitations civiliste : elle s’intègre comme par évi-
guer les produits les uns des autres, de exigées par l’intérêt général à la condition dence au « bien économique » tel qu’il
tenir compte des circonstances de temps que celles-ci n’aient pas pour conséquence le conçoit. L’économiste est juste un
ou de lieu dans l’application de la règle. d’en dénaturer la portée » (notamment, Cons. peu plus circonspect ou nuancé (voir
Sommes-nous en train de préconiser le const., 4 juill. 1989, n° 254 DC, loi sur le dénoyautage des Lévêque  F., Économie de la réglementation, nouvelle
triomphe réactif d’une grande « liberté entreprises privatisées). édition, Coll. Repères, La Découverte, 2004)  : l’in-
d’entreprendre », qui mêlerait dans une Après tout, prôner purement et simple- tervention publique dans les marchés
conception toute révolutionnaire la li- ment ces deux libertés, et en faire la est légitime en cas de défaillance de ce
berté contractuelle et la liberté de concur- mesure du « bien » ne heurterait pas dernier, c’est-à-dire très précisément
rencer ? La première est, comme énoncé l’économiste. Faut-il pour ce dernier que en présence d’effets externes, de biens
au début du propos, d’origine philoso- chacun puisse contracter sur ce qu’il veut collectifs ou de monopole naturel ; et à
phique, ressortit à la liberté tout court et avec qui il veut ? Oui, sans aucun doute. condition que le bénéfice de cette inter-
aux droits de l’Homme. La seconde est C’est un moyen-clé de développement vention soit plus grand que le laissez-
le principal volet de la liberté du com- des échanges. Sur un plan théorique, faire. Il existe d’ailleurs des situations
merce, proclamée dans la loi Le Chapelier il est le garant d’une allocation efficace dans lesquelles les acteurs du marché
de mars 1791 : il est libre à toute per- des ressources. Il permet que celles-ci se réglementent eux-mêmes (e.g., règles
sonne de faire tel négoce qu’elle trou- finissent par être consommées ou ex- de bonne conduite en matière de gou-
vera bon. Et la loi Royer du 27 décembre ploitées par ceux qui en retirent la plus vernement d’entreprise ou d’information
1973 d’ajouter : « dans le cadre d’une grande satisfaction ou qui en extraient aux consommateurs sur la qualité des
concurrence claire et loyale ». Chacun la plus grande richesse, et non par ceux produits) ; l’économiste modélise ces
voit dans cette liberté du commerce un qui en ont été dotés initialement. La situations d’auto-réglementation en les
droit d’entrer sur tout marché, pour user liberté contractuelle est tellement im- associant le plus souvent à une menace
du vocabulaire contemporain du droit de portante pour les économistes qu’ils d’intervention publique (voir, par exemple,
la concurrence. Et il s’agit naturellement prônent l’intervention publique pour dans le domaine de la réduction des émissions polluantes,
d’une conception économique adaptée réduire les coûts de contrats des parties Glachant M. Non-Bidding Voluntary Agreements, Journal of
par le droit, non plus d’une prérogative (les fameux coûts de transaction, sorte de Environmental Economics and Management, 54(1), 2007,
fondamentale de l’Homme. frottements dans l’échange). L’État peut, pp. 32-48). Il est plus rare que les marchés
La jurisprudence s’est d’ailleurs fixée en par exemple, proposer des contrats-types veillent d’eux-mêmes à leur harmonie
ce sens et continue de se développer. En d’entreprises et doit bien sûr veiller au avec les autres marchés et avec la vie
effet, c’est naturellement en contrôlant respect des contrats. Faut-il, toujours sociale : l’auto-réglementation est dé-
très strictement les premières clauses de pour l’économiste, que chacun puisse cidée par un groupe d’intérêt privé et
non-concurrence que la Cour de cassa- entrer sur un marché lorsque cela les agents qui ne participent pas à la
tion a eu recours aux principes de 1791. lui convient ? Oui, sans aucun doute discussion ne peuvent pas espérer voir
Mais ses arrêts qui montrent un atta- puisqu’une entrée nouvelle est suscep- leur intérêt pris en compte.
chement prioritaire à la liberté d’entre- tible de faire baisser les coûts, d’amélio- Mais revenir au bien et au mal, selon
prendre et de concurrencer ne sont pas rer la qualité des produits ou de dimi- la loi Le Chapelier et la théorie d’Adam
tous anciens, et la loi révolutionnaire nuer le prix. Dans des circonstances très Smith, ne serait pas une issue plausible,
figure encore au soutien des décisions exceptionnelles (voir, par exemple, l’ouvrage de une conjugaison durable des disciplines
contemporaines : 34 arrêts ont retenu ce Telser G. Economic Theory of the Core, University of Chicago juridique et économique. Chacun a dû en
fondement, dans les 45 dernières années Press, 1978 ; e.g., coût fixe irréversible, courbe d’offre dis- convenir lorsque s’est organisée la régu-
(cf., par exemple, Cass. com. 24 oct. 2000 : « en vertu du prin- continue), il peut cependant arriver que la lation sectorielle qui accompagne néces-
cipe de la liberté du commerce et de l’industrie, le démarchage concurrence soit destructrice. Aucun prix sairement les dénationalisations. Faut-il
de la clientèle d’autrui est libre, dès lors que ce démarchage d’équilibre concurrentiel n’émerge et les une intervention publique (en l’occur-
ne s’accompagne pas d’un acte déloyal »). Dans son producteurs ne peuvent pas récupérer rence, celle d’autorités administratives
contrôle des aides d’État, des concen- leurs investissements. Pour donner une indépendantes spécialisées) pour ouvrir
trations et de l’extension des services image, il suffit de penser à des bus de la concurrence dans certains marchés
publics au secteur marchand, le Conseil compagnies différentes qui se double- où elle serait entravée pour des raisons
d’État adopte une position en principe raient devant les arrêts pour gagner le historiques, légales et politiques : mo-
identique : la liberté d’entreprendre est plus grand nombre possible de passagers nopole d’infrastructures s’étant étendu
un principe général du droit (CE, ass., 22 juin ou celui de bateaux de ligne régulière au-delà de son périmètre pour mener des
1951, Daudignac) et une liberté publique (CE, pour le fret qui retarderaient systémati- activités d’exploitation pour lesquelles la
28 oct. 1960, Sieur Laboulaye). Le Conseil consti- quement leur départ pour mieux remplir concurrence serait pourtant plus efficace,
tutionnel a reconnu valeur constitution- leur cale. manque de remise en concurrence de
nelle à la liberté d’entreprendre et de Il n’est même pas certain que cette concessions attribuées pour des durées
concurrencer (Cons. const., 16 janv. 1982, n° 81-132 conception romantique de la liberté d’en- trop longues, cartels guidés par des mo-
DC, première loi de nationalisation) ; dans cette dé- treprendre serait incompatible avec un tifs d’ordre public devenus obsolètes ?
cision le Conseil constitutionnel affirme « ordre public » général, c’est-à-dire une Le juriste et l’économiste répondent
que « la liberté, qui aux termes de l’ar- « police » du marché, avec ses conditions affirmativement, parce qu’ils estiment
ticle 4 de la Déclaration consiste à pouvoir d’entrée, ses statuts, ses taxations, ses qu’il faut fixer les conditions d’accès aux
faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne réglementations infiniment détaillées. facilités essentielles et des limites aux
saurait elle-même être préservée si des Cette police ne « protège » pas, ou elle monopoles. Voici pour l’entente depuis
restrictions arbitraires ou abusives étaient le fait subsidiairement, ou protège l’en- si longtemps recherchée…
apportées à la liberté d’entreprendre ». semble des citoyens, sans distinction. L’économiste est en revanche plus cir-
Pour autant, cette liberté n’est « ni gé- Elle n’est pas remise en cause fonda- conspect que le juriste en ce qui concerne
nérale, ni absolue », « il est loisible au mentalement par le juriste de tradition la régulation des oligopoles. Pour des

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PERSPECTIVES ÉTUDE
raisons d’ordre structurel, les barrières à un moyen de remédier à l’absence de pense à l’échelle planétaire alors que
l’entrée peuvent être très élevées sur cer- concurrence dans le marché pour les of- le juge est restreint à un continent,
tains marchés et le nombre d’entreprises frir. Il reconnaît aussi que les services pu- voire à son pays. Pourtant, de source
très faible. La théorie économique n’offre blics économiques contribuent à réduire de difficultés intellectuelles et métho-
pas de justification solide à l’intervention certaines inégalités entre territoires ou dologiques pour le juge, la science éco-
d’un régulateur dans ce cas. Les écono- entre ménages (Henry C., Concurrence et services nomique est devenue récemment un
mistes redoutent que les imperfections publics dans l’Union européenne, PUF, Coll. Économie, outil, conformément à ce que chacun
inévitablement liées à l’intervention du Paris, 1997). Il s’oppose en revanche à l’idée peut attendre. N’oublions pas que la
régulateur ne soient plus grandes que que la péréquation tarifaire justifie à elle rencontre entre le droit et le calcul est
celles du marché qu’il est censé corriger. seule le maintient de monopole. ancienne. De grands mathématiciens
De ce point de vue, les situations de Le droit économique, en tant que re- comme Antoine Augustin Cournot ou
concurrence imparfaite ne doivent pas cherche plurisdisciplinaire du bien et Siméon Denis Poisson ont appliqué la
être confondues avec celles résultant de du mal économique, s’est peut-être ré- jeune théorie des probabilités aux ju-
comportements d’éviction ou de collu- concilié autour de la sanction. Rien ne gements judiciaires (A. Cournot est l’auteur
sion de certaines entreprises. De même sert d’édicter des règles si leur violation d’un Mémoire sur les applications du calcul des chances
que la position dominante d’une seule ne coûte rien, sur un plan pécuniaire à la statistique judiciaire, paru en 1838. Un an auparavant
firme n’est pas en soi condamnable, la (amende, investissements forcés), sur un S. Poisson avait publié ses Recherches sur la probabilité des
position dominante collective de plu- plan moral (honte, discrédit, par le biais jugements en matière criminelle et civil). La science
sieurs firmes ne doit pas l’être. de publications), sur un plan prospectif économique offre aussi un complément
Des divergences sont également réap- (freins au développement, exclusion de de légitimité, apport plus caché, du juge.
parues à propos de la place des services certains marchés, fermetures d’établis- Le juge est un généraliste : sa légitimité
publics économiques (industriel ou com- sements, engagements, contraintes di- est dans la connaissance du droit, dans
mercial). Le démantèlement de l’éco- verses) et au besoin sur le plan humain l’art de la preuve, dans la transparence
nomie dirigée a suscité des oppositions (emprisonnement, déchéances, interdic- procédurale et dans l’égalité de trai-
assez schématiques dans la communauté tions professionnelles). Juriste et écono- tement de tous les usagers, elle n’est
des juristes, singulièrement celle des miste s’accordent sur ce point. Bien sûr, pas dans une hyperspécialisation qui
juges. Ainsi, on a pu croire un moment, la manière dont la loi et les règlements, sentirait le corporatisme. L’économiste
et écrire, que l’entreprise privée trouvait et à leur suite la pratique des autorités in- apporte au juge une aide cruciale à la
son défenseur naturel dans la Cour de dépendantes et de leur juge de contrôle, qualification des données factuelles
cassation et certaines autorités indépen- conçoivent ce « coût » de la violation de (« marché », « entente », « position domi-
dantes et les services publics trouvaient la loi peut interroger l’économiste, mais nante », « abus », etc.) et à la prévision
le leur dans le Conseil d’État et, bien celui-ci a des réponses qui ne contrarient des effets du jugement. Les modalités
plus modestement, la Cour de Paris, pas nécessairement le juriste. Le sujet de cette collaboration peuvent varier :
avant d’avoir des preuves, arrêts après est bien trop vaste pour cette chronique, de l’intégration d’un économiste dans
arrêts, que le débat est plus complexe, mais il n’est plus permis, à l’heure de la formation de jugement (ce que fait la
mais aussi plus dur que ne le croient l’élaboration de Lignes directrices, de Cour de cassation) à l’audition d’écono-
les jeunes auteurs… Pour l’économiste, le négliger (Combe E., Économie de la concurrence, mistes dans l’instruction des affaires, en
le débat est moins tendu : les services Précis Dalloz, § 33 et s. ; Perrot A., L’efficacité des sanctions passant par l’adjonction d’un assistant
publics économiques sont avant tout des pécuniaires, Gaz.Pal., 26-28 janv. 2003, p. 123). en économie à l’équipe documentaire
services dont la consommation est col- Si la rencontre est de nouveau possible, des magistrats (Fossier T., L’économiste au prétoire,
lective et non forcée. Le service est acces- il reste à l’organiser au cours des ins- Revue Tracés – Revue de sciences humaines, ENS Lyon, à
sible à tous et sa consommation par un tances de régulation et de jugement, et paraître, oct. 2011).
individu ne conduit pas à une moindre concrètement, ce n’est pas aisé. Nous En conclusion, il faut naturellement se
disponibilité pour les autres et est non ne referons pas ici la thèse d’Anne-Lise féliciter de ce que le dialogue entre le
obligatoire. Pour l’économiste, cette Sibony (Sibony A.-L., Le juge et le raisonnement éco- juriste, spécialement le juge, et l’écono-
dimension n’entraîne pas pour autant nomique, Avant-propos Bo Vesterdorf, préface G. Canivet, miste s’ouvre enfin, de manière directe
que ces services doivent être forcément LGDJ, 2008)… Mais enfin, l’économiste et concrète. Mais pour faire coïncider au
produits par l’administration ou une en- est hypothetico-déductif là où le juge mieux l’action publique et l’intérêt général,
treprise publique. Il admet même, depuis s’attache à la déduction par les faits, il faut substituer aux mannes du « consom-
un fameux article de Ronald Coase sur l’économiste s’efforce de clarifier, voire mateur » et à l’action technocratique, des
l’économie des phares et balises (Coase R., de vulgariser, là où le juge est obsédé catégories de consommateurs organisés,
The lighthouse in Economics, Journal of Law and Economics, par la rareté et la précision du verbe, agissant par le biais d’actions de groupe.
vol. 17, n° 2, oct. 1974, pp. 357-376), que l’initiative l’économiste ne dédaigne pas l’abs- C’est à ce prix que le droit de la concur-
privée puisse les fournir. Il avance que traction lorsque le juge doit offrir des rence aura acquis le brevet de modernité et
la concurrence pour que le marché soit certitudes à son lecteur, l’économiste de précision qui lui manque encore (…) ◆

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