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J’Instagram donc tu achètes

En postant une vidéo de baskets ou une photo d’une robe noire, les influenceurs sont devenus un relais
essentiel entre les marques et les consommateurs. Une puissance 3.0 qui entraîne aussi des excès.

LE MONDE | 21.10.2017 à 06h41 | Par Elvire von Bardeleben

Comment faisait-on la promotion d’un parfum il y a encore cinq ans ? Assez simplement. La marque de
cosmétique payait une actrice pour faire « égérie », placardait sa photo dans les Abribus, la filmait dans
un spot élégant, subjectif ou abscons, diffusé à la télévision ou au cinéma. Aujourd’hui, cette tactique ne
suffit plus : il faut aussi veiller à ce que la promotion soit assurée par des influenceurs – c’est-à-dire des
leaders d’opinion sur les réseaux sociaux. Mais ce nouveau mode de communication devenu indispensable
pose problème. Tout le monde sait reconnaître une publicité quand elle est affichée dans un panneau
JCDecaux. En revanche, lorsqu’elle prend la forme d’une image carrée sur un fil Instagram, ça devient
moins clair.

Et le blogueur fut
Kristina Bazan, avant un défilé Dior à Paris, le 26 septembre. MICHEL EULER /AP

L’histoire commence au milieu des années 2000, avec l’apparition des blogs de mode et de beauté. Ils
mélangent alors les confessions de type journal intime et la recommandation vestimentaire ou cosmétique.
Les blogueurs, qui appartiennent pour la plupart d’entre eux à la « génération millennials », née entre 1980
et 1999, représentent alors une sorte de contre-pouvoir aux magazines, dans lesquels ils ne se reconnaissent
pas. Et incarnent aux yeux de leur communauté une personne « authentique », qui donne son avis sur des
vêtements ou des parfums de façon désintéressée.

« Je ne savais même pas que je pouvais être payée quand j’ai commencé. J’habitais en Suisse, je n’avais pas
une vie folle, je rêvais seulement de m’échapper », se souvient Kristina Bazan, une des influenceuses les plus
puissantes de la mode qui cultive un stye de femme fatale légèrement gothique.

« Avant, j’étais blonde, je souriais tout le temps, j’étais ambition à fond. A un moment, ça va, je ne fais pas
la paix dans le monde non plus », Kristina Bazan.

Les marques ont d’abord regardé les blogs se multiplier avec perplexité et sans intervenir. Mais la puissance
grandissante des réseaux sociaux a changé la donne. Les consommateurs se sont lassés des moyens de
communication habituels avec les marques, ont exigé un contact direct, préférant alpaguer une griffe sur
Twitter plutôt que de composer un numéro surtaxé pour joindre un service client hermétique. « Les marques
ont compris l’intérêt de l’absence d’intermédiaires. Et que pour exister auprès d’une nouvelle cible, elles
n’avaient d’autre choix que de collaborer avec ces nouveaux types d’influenceurs », explique Grégoire Hardy,
de l’agence de communication Mazarine.

Dans l’histoire de l’influence, 2009 est une année charnière où le luxe, le secteur le plus exclusif, s’est
démocratisé via le Net. Dolce & Gabbana place pour la première fois les blogueurs Scott Schuman, Garance
Doré, Bryanboy et Tommy Ton au premier rang de son défilé, à côté d’Anna Wintour. Burberry demande à
Scott Schuman de photographier son trench emblématique dans la rue façon street style – opération qui a
indéniablement rendu l’imperméable plus cool. En parallèle, le luxe se met aux réseaux sociaux. La même
année, Louis Vuitton est la première marque du secteur à diffuser son défilé en live sur Facebook.

Cinq stories sinon rien

Cinq années plus tard, en 2014, Instagram s’impose comme le moyen d’expression préféré des blogueurs –
désormais appelés « influenceurs » puisque la plupart délaissent leur blog pour les réseaux sociaux – et des
marques haut de gamme. La collaboration entre eux est plus ou moins poussée. Sa forme la plus simple est
le placement de produits. La « promotion » demande à l’influenceur d’incarner le produit et d’en dire du
bien. Encore plus élaborée, la « cocréation de “contenus” » consiste à laisser plus ou moins carte blanche à
l’influenceur pour qu’il imagine sa propre campagne de pub.
Les blogueurs et influenceurs Suzy Lay (à gauche), Bryanboy et Tina Leung, avant le défilé Prada, à Milan, le
21 septembre. ALESSANDRO GAROFALO / REUTERS

Si l’influenceur aime le produit, il peut le recevoir et en parler sans percevoir d’argent. Mais en général la
rémunération va de 400 euros jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros pour les stars. Car cela dépend
aussi du statut de l’influenceur. « On distingue deux catégories : le blockbuster, avec des millions de fans,
peut changer l’image d’une marque, un peu comme la “der” [dernière page] d’un journal. Et puis, il y a
l’influenceur près de chez vous, avec quelques dizaines de milliers d’abonnés. Lui a un impact plus direct sur
le chiffre d’affaires d’une marque : sa communauté est très fidèle et ses recommandations donnent lieu à des
achats », explique Eric Briones, auteur de Luxe et digital (Dunod, 2016).

Quel que soit son statut, pour être dans les radars des marques, l’influenceur doit poster au moins cinq
images ou « stories » (photos ou vidéos éphémères sur Instagram) par semaine. « A ce rythme, mieux vaut
être vraiment passionné par son sujet », estime Ralph Méchin, directeur de la communication de Clarins. Lui
gère les influenceuses comme des journalistes : elles participent aux tests de produits, assistent aux
présentations de nouveautés et aux conférences de presse, sont invitées aux festivités… et ne sont pas
rétribuées. La philosophie de la transparence prônée par Ralph Méchin est pourtant loin de faire l’unanimité.

Bienvenue au Far West

En l’absence de réglementation, le marché de l’influence a vite tourné au Far West. Les influenceurs sont
devenus des supports publicitaires déguisés et certains ont multiplié les contrats sans logique, sans s’investir.
Beaucoup de marques, pas très à l’aise avec la culture Internet, sollicitent toujours les mêmes influenceurs,
en se fondant le plus souvent sur la taille de la communauté. « Pourtant, tout le monde sait que les
influenceurs peuvent gonfler leurs chiffres en achetant des followers. Il y a encore beaucoup de pédagogie à
faire auprès des marques », constate Sandrine Plasseraud, présidente de We Are Social. Cette agence
conseille plutôt aux marques de regarder « l’engagement », c’est-à-dire le nombre de « like » et
commentaires sur des contenus postés.
Une photo de Chiara Ferragni, l’influenceuse la plus importante du moment, postée sur Instagram.
INSTAGRAM

A force de multiplier les contrats, la crédibilité de certains influenceurs en a pris un coup. Un exemple :
en 2014, Estée Lauder, marque de cosmétiques plutôt spécialisée dans les sérums antirides, recrute comme
égérie Kendall Jenner, mannequin star avec l’un des plus gros comptes Instagram du monde (plus de
80 millions d’abonnés), pour rajeunir son audience. En 2016, la marque lance en grande pompe avec
l’Américaine une nouvelle gamme de produits de beauté qui cible les « millennials ».

Mais, malgré les investissements, « Estée Edit » est un échec commercial cuisant, la ligne est arrêtée après
seize mois. Estée Lauder a sans doute cru à tort qu’associer le nom de Kendall Jenner à ses mascaras suffirait
à capter ses millions de jeunes fans. Par ailleurs, en prêtant son nom à tant de marques disparates (Adidas,
Calvin Klein, Pepsi, Fendi, Daniel Wellington, Mango…), Kendall Jenner a perdu de son pouvoir de
recommandation.

Kendall Jenner, dans les coulisses du défilé Marc By Marc Jacobs, à New York, en 2015. ASTRID STAWIAZ /
GETTY / AFP

La clé de l’influence, c’est ce que tous les observateurs du secteur appellent « l’authenticité ». « Le contrat
tacite des réseaux sociaux, c’est que tout est sincère. Or, ce pacte a été rompu avec l’arrivée des marques,
estime Charlène Santini, directrice générale de l’agence Mazarine. La surchauffe, les dérives et la crise qui se
profile tiennent au fait que les frontières soient si floues ». Et que la suspicion de la publicité déguisée plane
désormais partout.

« La création spontanée n’est pas compatible avec les contrats qu’imposent les marques, témoigne Kristina
Bazan. Il n’y a rien de pire que celles qui indiquent comment photographier le produit et nous disent quoi
écrire. Je refuse. Je collabore quand on me demande “comment notre nouvelle gamme de bijoux t’inspire ?”
et qu’on me laisse monter le projet de A à Z. Mais de telles opportunités sont rares et la réalisation prend
beaucoup de temps. Or les marques apprécient l’immédiateté d’Internet. »

En France, des influenceurs connus comme EnjoyPhoenix ont alerté en 2015 la direction générale de la
concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes à propos des partenariats dissimulés.
Depuis, les sanctions pécuniaires infligées à l’influenceur peuvent aller jusqu’au montant perçu et la marque
ayant imposé de dissimuler le partenariat risque jusqu’à 1,5 million d’euros d’amende.

« Il revient à l’agence et à l’annonceur de faire preuve d’exemplarité car si des créateurs de contenus
deviennent influents, c’est par passion. C’est l’agence ou l’annonceur qui veut capitaliser sur l’audience de
l’influenceur », plaide Marine Montironi, agente d’influenceurs chez We Are Social. Svet Chassol, consultant
mode qui gère aussi les partenariats du Gucci Gang, quatre influenceuses parisiennes encore lycéennes,
complète : « Les jeunes influenceurs sont naïfs, pas matures. Ils sont approchés par des marques alors qu’ils
n’ont aucune idée de ce qu’est le code de la consommation. C’est aux annonceurs d’éduquer. »

Aux suivants !

Les plus jeunes n’ont peut-être jamais entendu parler du code de la consommation, mais ils sont en revanche
tout à fait aptes à décrypter les codes des influenceurs. La « génération Z » (née après 2000) non seulement
est très réticente envers le marketing traditionnel, mais elle n’hésite pas à se moquer dans des vidéos
parodiques des stars d’Instagram un peu plus âgées qu’elle, de leur mise en scène d’une vie parfaite.

« Le luxe et ses formalités ne les intéressent pas. [Les jeunes de cette génération] préfèrent les petites
marques peu connues qui ont une histoire », explique Svet Chassol. « Pour eux, luxe est un gros mot
marketing qui signifie rendre un produit plus cher que ce qu’il doit être. C’est presque un subterfuge »,
renchérit Eric Briones. Bien entendu, l’impact de cette défiance sur les ventes se fait encore attendre, et
connaît des nuances selon les pays. Mais elle inquiète les marques, qui font beaucoup d’efforts pour séduire
les « Z » car ce sont les consommateurs de demain ; leur opinion tranchée pourrait bien déteindre sur leurs
aînés.
Une photo de Kendall Jenner postée sur Instagram. INSTAGRAM

Même l’influenceuse Kristina Bazan, pourtant de la « génération millennials », est dans une phase de
décroissance. Fatiguée par la tournure que prend le business, elle a décidé de se consacrer à la musique,
quitte à perdre des followers. « Avant, j’étais blonde, je postais dix photos par jour, je souriais tout le temps,
j’étais ambition à fond. J’étais 100 % blogueuse. Et j’avais vingt filles qui m’attendaient à la sortie de mon
hôtel. A un moment, ça va, je ne fais pas la paix dans le monde non plus. » Certes.

Génération Z, des consommateurs très influencés par les célébrités et les amis
Les jeunes nés à partir de 1998 représentent près de 30 % de la population mondiale.

Par Cécile Prudhomme Publié le 24 janvier 2019 à 15h38

Née entre 1998 et 2016, dans l’ère des nouvelles technologies, la génération Z n’a connu que les
smartphones et le wifi. GREG BAKER / AFP
Les marques d’aujourd’hui seront-elles les marques de demain ? Rien n’est moins sûr à en croire l’étude
publiée jeudi 24 janvier par OC & C Strategy Consultants, et conduite dans neuf pays auprès de 16 000
consommateurs de quatre générations, afin d’analyser ceux de la très jeune génération, appelée génération
Z. Nés entre 1998 et 2016 dans l’ère des nouvelles technologies, ils représentent près de 30 % de la
population mondiale, et près de 50 % dans certaines régions d’Afrique. Ils sont « nés après Google, n’ont
connu que les smartphones et le wifi, et ils ont vécu dans une période d’instabilité financière, de croissance
moins longue et dans un climat baigné par le terrorisme », resitue David de Matteis, chez OC & C. Ils ont
néanmoins dépensé – du moins ceux en âge de le faire – « 3 400 milliards de dollars [près de 3000 milliards
d’euros], dont 61 milliards de dollars rien qu’en France. Ils dépensent beaucoup et l’environnement digital
pour eux c’est la norme », poursuit le consultant.

C’est une génération également plus « globalisée, et mondiale », « influencée et qui influence ». « Ils
fréquentent en moyenne 4,4 réseaux sociaux où ils ont au minimum un compte, contre 2,7 pour la génération
X (ceux nés entre 1965 et 1980). Les célébrités et leurs propres amis influencent leurs achats encore plus que
pour la génération des Millenials (ceux nés entre 1981 et 1997) », constate M. de Matteis. Parmi eux, 49 %
indiquent fréquenter les comptes des marques sur les réseaux sociaux et 46 % les republient sur leur propre
compte. « Il y a un effet boule de neige », souligne le consultant. Mais ils sont plus exigeants et plus informés.
« Ils utilisent en moyenne 2,4 canaux de recherche, et vont moins sur les moteurs classiques de recherche »,
précise M. de Matteis.

« Ils cherchent à se singulariser »

Parmi les critères d’achat de cette jeune génération de consommateurs, figure certes le prix et la qualité. Ils
sont respectivement 60 % et 47 % à l’avoir cité parmi les trois premiers dans le domaine de l’habillement.
Mais d’autres facteurs apparaissent plus importants encore que pour les générations précédentes, comme
la provenance (21 %), le fait que ce soit unique (16 %) ou à la mode (15 %). Car, pour bon nombre d’entre
eux, il est très important d’avoir un style unique (14 % des réponses de la génération Z, contre 9 % pour la
génération X). « Ils sont attirés par les collaborations de designers, les produits en série limitée. Ils cherchent
à se singulariser », indique M. de Matteis. 10,3 % des jeunes déclarent aimer acheter des marques connues
ou des grandes marques que beaucoup de gens reconnaissent, contre 8,3 % de la génération X et 2,4 % chez
les baby boomers.

Mais pas n’importe laquelle : 16,1 % d’entre eux portent uniquement une marque s’ils sont en accord avec
ses valeurs (contre 9,8 % pour les Millenials). Parmi les convictions qu’ils affichent, 27 % répondent le bien-
être animal, suivi de plusieurs critères en matière de responsabilité sociale (« diversité » ou « combattre les
inégalités » pour 19 %), qui ont davantage d’importance pour eux que pour les générations précédentes. Les
critères environnementaux, comme l’empreinte carbone (17 %), la production globale de déchets (16 %) ou
l’utilisation du plastique à usage unique (14 %) sont, étonnamment, des éléments moins importants que
pour les générations précédentes.

Cette nouvelle frange de consommateurs, pleine de paradoxes, est aussi davantage que leurs aînés en quête
d’expérience. Ils sont 17 % à préférer dépenser pour s’offrir des expériences plutôt que des produits, soit 2
points de plus que les Millenials.

Glossier, la comète cosmétique

Prix attractifs, emballages épurés, la marque en ligne Glossier qui arrive en France a conquis la nouvelle
génération, ringardisant les géants du secteur. A sa tête, l’ex-blogueuse Emily Weiss qui sur joue la relation
directe avec le consommateur.

Par Valentin Pérez Publié le 02 novembre 2018 à 14h28 - Mis à jour le 02 novembre 2018 à 14h28

Emily Weiss, 33 ans, part à la conquête de la France après avoir séduit les jeunes Américaines avec sa griffe
Glossier. Andrea Montano pour M Le magazine du Monde

Un carnet d’adresses, une connexion Internet et une caméra achetée 700 dollars. La légende raconte qu’il
n’a rien fallu de plus à la blogueuse américaine Emily Weiss pour bâtir Glossier, une marque de cosmétiques
qui a levé plus de 86 millions de dollars d’investissements et compte conquérir la France, où ses produits
sont disponibles depuis le 23 octobre. Un lancement annoncé quelques jours plus tôt à coups d’affichage
sauvage dans les rues des grandes villes.

Cette arrivée en France se fait sans ouverture de boutiques ni de corners dans les grands magasins : la
marque est un archétype d’entreprise numérique, où tout repose sur la commande en ligne. Terminé le
temps où quelques Françaises initiées suppliaient leurs copines de leur rapporter des Etats-Unis une crème
ou un rouge à lèvres : elles peuvent désormais se faire livrer à domicile.

« J’ai été frappée par la distance qu’il y avait entre les marques de beauté et leurs clients. J’ai voulu créer
une alternative, sans intermédiaire, au service du consommateur. » Emily Weiss

Glossier (« Glossiiiééé », prononcent les Américaines extatiques en détachant bien les syllabes) étincelle de
succès. « Chaque minute, nous vendons un exemplaire de notre Boy Brow », une cire coiffante pour sourcils,
triomphe la jeune femme de 33 ans, toujours irréprochablement soignée. Comme une illustration de sa
puissance, la marque a investi l’an dernier 2 300 m2 de bureaux dessinés par l’architecte Rafael de Cárdenas,
à SoHo, dans le sud de Manhattan. Voilà l’outsider à deux pas des locaux de M.A.C Cosmetics, une propriété
d’Estée Lauder, l’un des mastodontes que la griffe entend ringardiser. « A travers mon blog, j’ai été frappée
par la distance qu’il y avait entre les marques de beauté et leurs clients, raconte Emily Weiss. Il y avait
toujours un revendeur qui faisait écran. J’ai voulu créer une alternative, sans intermédiaire, au service du
consommateur. » En jouant la proximité, Glossier a séduit les 20-40 ans. Et a contribué à redéfinir la relation
entre les marques de beauté et les consommateurs.

Lire aussi La beauté s’aventure loin des clichés

Glossier a annoncé son arrivée en France par une grande campagne d’affichage. Capture d'écran du compte
Instagram Emily Weiss/Glossier

Elevée à Wilton, une ville de 18 000 habitants dans le Connecticut, par un père commercial et une mère au
foyer, Emily Weiss a commencé sa carrière dans la mode, après un diplôme d’art à l’université de New York,
en assistant des stylistes chez W ou Vogue, des titres glamour qui dictent le goût de l’autre côté de
l’Atlantique. A la fin des années 2000, les blogs étaient l’eldorado : plus modernes, plus directs, plus humains,
plus incarnés que les magazines prescripteurs fondés au XXe siècle… Weiss veut en être. En septembre 2010,
elle dégaine « Into the Gloss », un blog qui mêle des articles au ton décontracté et des vidéos tournées dans
la salle de bains de personnalités. Actrices, modèles, rédactrices de mode, femmes d’affaires ouvrent leurs
placards et offrent coups de cœur et tuyaux. Teint terne ? La mannequin Emily Ratajkowski préconise un
rouge à lèvres Make Up Forever à s’appliquer sur les joues pour retrouver de l’éclat. Besoin d’une crème de
rasage légère ? La chanteuse Selena Gomez ne jure que par la version d’EOS.

« Weiss a permis au lecteur d’assouvir son voyeurisme, mais avec un ton positif et inclusif. » Dominique
Laborderie, professeure de marketing à l’Essec

Le public adore. Clique, regarde, teste, commente, partage. Les conseils de beauté ont le double avantage
de fédérer et d’être peu discriminants côté prix : même l’actrice millionnaire Naomi Watts utilise un blush
Olio E Osso à 25 euros. « Weiss a permis au lecteur d’assouvir son voyeurisme, mais avec un ton positif et
inclusif », note Dominique Laborderie, professeure de marketing digital à l’Essec et auteure du blog spécialisé
« Beauty Decoder ».
En octobre 2014, l’Américaine franchit une nouvelle étape avec Glossier, une boutique en ligne d’un
nouveau genre. « Glossier s’est singularisé en entretenant une conversation directe avec le client et en
prenant en compte ses aspirations. Il devient cocréateur des produits », résume Larissa Jensen, analyste
beauté pour le cabinet d’études américain NPD Group. A travers les réseaux sociaux, les membres de la
communauté réclament « un nettoyant onctueux qui ne brûle pas les yeux », « un écran solaire qui ne luit
pas »… La marque met au point une recette dans l’année qui suit. Une technique qui permet aussi de
minimiser les risques : « Ce processus permet de voir comment réagit la demande et d’ajuster l’offre au
besoin », observe Dominique Laborderie.

La « Helena Rubinstein pour millennials »

Mieux que personne, Weiss a compris que la nouvelle génération ne croit plus les pseudo-statistiques
vantant l’efficacité d’un sérum, et grimace lorsque le soin « nutrition anti-âge qu’on attendait toutes » est
promu par une Jane Fonda au visage sans rides. Celle que le New York Times a surnommée « la Helena
Rubinstein pour millennials » a un autre credo : « Ce ne sont pas les célébrités, modèles ou fantasmes qui
m’inspirent, mais les femmes du quotidien. Nos produits s’adressent à tout le monde, assure Weiss, dont le
discours bien huilé se fait volontiers messianique. Nous diffusons un message universel : chacun est son
propre expert. Nous sommes là pour offrir liberté et pouvoir. »

Son compte Instagram, qui réunit 1,5 million d’abonnés, publie des photos d’adeptes de la marque. Ici une
utilisatrice anonyme. Capture d'écran du compte Instagram Emily Weiss/Glossier

Le compte Instagram de Glossier – vitrine qui réunit 1,5 million d’abonnés – mêle lèvres naturelles et
peinturlurées de gloss, filles aux paupières pailletées et femmes à peine pommadées de crème hydratante.
Des peaux diaphanes, bronzées, métissées ou noires, et même quelques garçons aux joues rehaussées de
blush… « Nous célébrons autant celles qui sortent la peau nue que celles qui passent une heure le matin à
peaufiner leur contouring et poser leurs faux cils. » Le canon est mort, vive l’individu !, clame-t-elle. Une
devise de l’époque. « Les injonctions esthétiques pèsent sur les femmes depuis le XVIIIe siècle, retrace
Emmanuelle de Mazières, planneur stratégique au bureau de tendances Peclers. Historiquement, les fards
cachaient les défauts jusqu’à atténuer l’humanité d’un visage, et ces sommations ont été accentuées au
XXe siècle par la presse féminine. Glossier rompt avec cela en mettant la peau au premier plan. C’est une
marque qui n’assigne pas, mais conçoit le soin et le maquillage comme des outils de bien-être et
d’émancipation. »

Des campagnes ciblées réseaux sociaux

Ce discours déculpabilisant mêlé à des prix attractifs (de 12 à 58 €) s’est révélé une formule gagnante,
boostée par son aisance à faire « liker » les réseaux sociaux. Les articles à l’emballage épuré avec quelques
touches de rose pâle (une teinte très appréciée sur Instagram) sont livrés avec des stickers logos ou emojis,
prêts à être collés et photographiés pour offrir de la résonance au label. Une stratégie imitée par les
nouvelles marques indépendantes comme Aime, qui s’inspire de cette esthétique pop, ou pour la beauté
masculine Horace, qui adopte le même ton décontracté. Les maisons historiques semblent, elles, à la peine.
Et lorsque leurs community managers tentent d’interpeller leurs followers sur les réseaux sociaux – « Quelle
couleur allez-vous porter aujourd’hui ? » –, ils passent tout à coup pour des suiveurs…

Le maquilleur Riley Johnson est un adepte de la marque Glossier. Capture d'écran du compte Instagram
Emily Weiss/Glossier

Le storytelling « horizontal » de Glossier n’a plus vraiment cours lorsqu’il s’agit de communication : telle une
star américaine, Emily Weiss maîtrise la narration, soigne son profil, sait précisément l’angle sous lequel elle
veut apparaître et être photographiée. A tel point que le marketing éclipse parfois le contenu. Lorsque,
en 2017, Glossier a été applaudi pour sa campagne en ligne destinée à produire sa ligne Body Hero, montrant
des femmes dénudées de toutes couleurs et de toutes corpulences, personne n’a relevé que son lait pour le
corps contenait notamment du dioxyde de titane, un composant soupçonné d’être cancérogène, et dans le
viseur de l’Union européenne. Pourtant, il suffit de lire la liste des ingrédients sur le tube… Emily Weiss
défend une marque « sans cruauté envers les animaux » qui « recherche à travers le monde les meilleurs
ingrédients, chimistes et laboratoires », mais garde le silence lorsqu’on l’interroge sur la localisation de ses
usines comme sur le chiffre d’affaires de son entreprise…

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A l’avenir, la gamme, qui compte aujourd’hui 27 produits (crèmes, masques, poudres, exfoliants, parfums,
rouges et baumes à lèvres), devrait continuer de s’étendre, à raison d’une nouveauté tous les deux mois
environ. Avec, pourquoi pas ?, un déodorant ou un dentifrice, suggérait la fondatrice à Vogue… D’ici là,
Glossier compte séduire l’Hexagone. « Paris est pour moi la capitale de la beauté. Les Françaises ont cette
attitude singulière, elles incarnent l’idée que chacun peut se construire un style à soi », dit Weiss, espérant
se faire adopter dans les salles de bains, ces boudoirs de l’intime où elle sait si habilement s’inviter.

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