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Étudiant : Yorgos Vasilakis

Numéro étudiant : 200000982

Enseignante : France Jaigu


Cours : Robert Stoller, cinquante ans après.
Identités sexuelles aux Etats-Unis (2)
Master II Psychanalyse, deuxième semestre.

Recherches sur la notion de race avec la psychanalyse

1
Table de matières

1. Introduction………………………………………………………………………2
2. Liste d’Abréviations……………………………………………………………...5
3. La thèse de Frantz Fanon et son inspection…………………………………...…6
4. Le débat autour du transracialisme……………………………………………...17
5. L’analyse lacanienne du corps racé……………………………………………..21
6. Conclusion……………………………………………………………………....23
7. Bibliographie........................................................................................................24

2
1. Introduction

Le présent devoir est un plan pour une future recherche approfondie sur le concept de race
en psychanalyse. Malheureusement, il ne va pas aussi loin que je le voudrais dans les concepts
psychanalytiques, mais il y parvient au moins, tout d'abord un aperçu général du livre de
Frantz Fanon, Peau Noir, Masques Blancs, qui est le principal ouvrage idéologique du
concept de la réalité de la race en termes psychologiques et psychanalytiques. Ce devoir se
conclut par une attitude critique à l'égard des positions de Fanon sans prendre position.
Historiquement, le livre sert les luttes des idéologies et se défend du racisme. Notre critique
concerne la précision de la description psychologique du phénomène du racisme ; elle ne
doute pas son existence.
Deuxièmement, le devoir présente le concept contemporain de transracialisme à travers le
documentaire Rachel Divide autour de la protagoniste Rachel Dolezal qui prétend être noire
tout en étant blanche, en simplifiant grossièrement pour introduire le débat, en y élaborant
avec les réflexions sur le sujet de la psychanalyste France Jaigu dans son intervention sur
Lacan Web Télevision Sur le transracialisme. Une présentation structurelle de ce qui est en
jeu est conclue. En d'autres termes, afin de comprendre pourquoi certains sont pour et d'autres
contre le concept, il est important de comprendre ce que revendique la conceptualisation du
transracialisme.
Enfin, la troisième partie du document, moins préparée, mais désirant, s'appuie sur le livre
de Kalpana Seshadri-Crooks, Desiring Whiteness, A Lacanian analysis of race, pour tenter
d'expliquer pourquoi nous adoptons une position critique vis-à-vis de la position de Fanon sur
la race ainsi que de la position du Transracialisme. L'œuvre de Kalpana étant extrêmement
dense et difficile-notamment lorsque elle traverse des différents concepts de l’imaginaire et du
symbolique chez Lacan dans une dizaine de pages, où l’étudiant fraîchement initié au corpus
lacanien s’engouffre- il est impossible d'en faire un usage approfondi ; j'espère néanmoins
démontrer qu'elle constitue un excellent contre-exemple d'une étude sérieuse de l'œuvre
lacanienne à l’autre côté de l’atlantique. Je considère Kalpana comme mon Prométhée
personnel, qui m'a permis de briser les chaînes d'un concept de race réel avec son livre.

3
Son travail présente un argument convaincant sur la forme du lien entre le sexe et la race, ce
qui permettrait d'éclairer davantage l'énigme de l'association du second terme à trans par le
biais du signifiant maître trans, qui sera aussi ma proposition en tant que conclusion.
Trans-sexualisme, trans-racialisme, trans-spécisme, trans-humanisme pourraient ainsi se
considérer comme une sorte de tentative de symbolisation à la place du manque-à-l ‘être1 par
un mandat purement symbolique pour signifier ce qui fait défaut à la loi morale qui sert à
inhiber la jouissance mais ne parvient pas à lui donner un sens. 2 Ainsi, à travers diverses
transgressions de la loi morale, trans tenterait de restituer symboliquement l'inceste.

1
DW, KSC, p. 38, « the more-than-symbolic aspect of the subject-the fact that he/she is not entirely determined
by the symbolic or the imaginary-produces anxiety. »
2
DW, KSC, p.42, 43.

4
2. Liste d’abréviations.

DW, KSC Desiring Whiteness A lacanian analysis of race, Kalpana Seshadri-Crooks


PNMB, FF Peau Noir, Masques Blancs, Frantz Fanon
ST, FJ Sur le transracialisme, France Jaigu
RD, LB Rachel Divide, Laura Brownson

5
3. La thèse de Frantz Fanon et son inspection

Frantz Fanon dans son livre le plus célèbre Peau Noir, Masques Blancs élabore une notion du
racisme psychologique en dialoguant avec la littérature antillaise, sénégalaise et malgache ;
principalement se soutenant sur Aimé Césaire, en se débattant avec les travaux d’Octave
Mannoni sur le colonialisme en puisant sur le travail de la psychologie d’Alfred Adler et la
psychanalyse de Jacques Lacan. La constitution d’un caractère type selon Alfred Adler sert
Frantz Fanon pour défendre une notion symbolique-imaginaire de race construite à partir d’un
Autre blanc non barré S(B) en tant que S(A). « Tout le monde l’a dit, l’altérité pour le Noir,
ce n’est pas le Noir, mais le Blanc. »3 avec les propos de Fanon. Le noir devient inférieur par
rapport au blanc qui semble supérieur, bon, juste, beau, intelligent, civilisé, vis-à-vis le noir,
tout simplement non barré. Cela est le résultat de l’évènement du colonialisme qui, selon
Fanon, est la base matérialiste de la racialisation de la couleur de peau en tant que la force de
dominance culturelle européenne et l’effacement culturelle africaine pour sa cause. Alors que
l’homme noir découvre la couleur de sa peau après la rencontre traumatisante avec l’homme
blanc, Fanon y voit aussi le chemin difficile de sa libération. La couleur de peau, démontrée
comme source de trauma à travers le livre avec par exemple les rêves des patients de Fanon,
devient source d’inspiration et liberté pour l’auteur, la constituant dans un réel émancipatoire
symbolisé radicalement différemment et sans références à la civilisation blanche ou si oui,
cette référence est un acte de rébellion et d’indépendance. Ainsi la couleur de peau aura deux
statuts différents dans le travail de Fanon. Traumatisme et symptômisation du traumatisme de
la couleur de peau, laissant entendre une théorie de la race constitutionnaliste, peut-être a
posteriori et inévitable après l’évènement de la colonisation pour l’auteur.

Dans une tragédie pour sa vie et une ironie tragique au niveau du signifiant, Frantz Fanon
mourra le 6 décembre 1961 atteint d’une leucémie, un cancer qui dérive son nom du
grec leukos, blanc, et haima, sang.

Revenons avant tirer une conclusion sur la description psychologique du racisme à examiner
méticuleusement ses prises de position sur l’aliénation raciale. Le livre traite les blessures de
l’identité noire. Une lecture psychanalytique d’une telle problématique doit isoler les bouts du

3
PNMB, FF, p. 94

6
réel dispersés à travers le recueil de l’expérience par analogie avec la lecture que nous faisons
des études cliniques de Robert Stoller, 50 ans plus tard. Il s’agit d’une lecture qui reconnaît
les résultats de la recherche de l’auteur mais qui s’engage avec les outils de la psychanalyse
pour faire ressortir ce qui est essentiel à notre discipline.
Déjà l’essentiel pour la psychanalyse n’est pas alors l’identité mais les identifications. La
question d’un sujet de race ou d’un sujet racé se pose, plus proche à l’idée d’une racine, assez
proche à l’idée de Rachel Khan4 d’une équivalence grammaticale avec les expressions, un
gâteau sucré, un beurre salé, un sujet racé, en parlant des plusieurs identités en soi. Pour
transcrire cette définition en termes psychanalytiques, nous dirons : plusieurs identifications
auxquels nous sommes assujettis. Parce que la définition de Rachel Khan est dans la lignée de
tradition de Franz Fanon où l’identité raciale est quelque chose très intime en soi. Pourtant, la
définition psychanalytique est plus proche à celle de Kalpana Seshadri-Crooks et la notion de
racialisation à partir du fait d’être regardé.
Le regard fait du monde et de mes représentations une idéalisation qui isole les
identifications d’un je me vois me voir dans une certitude cartésienne je pense donc je suis. La
perception n’est pas en soi mais ça n’empêche pas le sujet constater que ses représentions sont
très intimes et lui appartiennent. Parce que même s’il est vrai que la première impression
qu’on a c’est que la pensée ne s’appuie pas à la représentation qui porte sur le doute
méthodique en tant que méthode, la négation des représentations s’appuie sur l’immanence du
je me vois me voir.5
Revenons maintenant au travail original de Frantz Fanon, avant l’arrivée de ces outils
psychanalytiques ou bien selon lui, la nécessité historique de s’en servir.
Fanon repère depuis le debout en donnant une pléthore d’exemples la racialisation du
registre imaginaire. « On est blanc comme on est riche, comme on est beau, comme on est
intelligent. ».6 On peut dire que les racines de ces identifications proviennent de la
racialisation du registre symbolique. Fanon parlant d’amour interracial doute pour un nombre
de cas leur motif et souligne le levier pathologique de ce choix chez l’homme et la femme
noir. « Couloir qui mène à la prégnance totale. J’épouse la culture blanche, la beauté blanche,
la blancheur blanche. »7.

4
Voir : LWT s'entretient avec Rachel Khan - suite à la sortie de son livre "Racée" (dernière consultation de
liaison 01/06/22).
5
Lacan Jacques, Séminaire : livre XI, VII « L’anamorphose », Du fondement de la conscience, p. 94, première
édition : Seuil, Paris, 1973, ici : édition Points, p. 93.
6
PNMB, FF, p. 49
7
PNMB, FF, p. 67.

7
La blancheur blanche. La prégnance totale. L’adjectif cesse de qualifier un autre nom en
renvoyant à lui-même. Une fondation autonome du symbolique fait du blanc le signifiant
maître8 qui définit le reste. Ce mécanisme n’est pas expliqué par Fanon parce qu’il est
intéressé à situer l’évidence dans le jugement des crimes de la race blanche. Il se contente de
la présentation phénoménologique de ses résultats. Le mécanisme sera expliqué par Kalpana
Seshadri-Crooks.
Si le blanc est l’Autre non barré, alors trois semblent être les résolutions subjectives avec
toutes les positions intermédiaires et régressives du sujet face à ce signifiant. La première
résolution serait être subordonnant au discours du maître son manque-à-être comme produit
de ce discours donnant son plus-de-jouir en échange d’attribution d’identité, fonction et rôle
au sein de cette nouvelle culture industrielle aliénante et dominante.
Du débout de l’esclavage au 15eme siècle, nombreux sont les cas où le blanc instaure la
dominance économique et dérobe la technologie africaine progressivement par les indigènes
pour produire par exemple du tissu par le bambou. Cette forme de dérobement est décrite par
Lacan au séminaire 17 chez Hegel par exemple, ou chez Platon avec le jeune esclave qui
montre sa connaissance des figures géométriques à Socrates.
A nos jours, l’idéalisation du passé colonial, tout comme l’idéalisation des parents pour le
sujet névrosé, offrirait une solution pathologique au désir, tout comme l’œdipe est une
solution pathologique au désir. Je ne crois pas possible de ne pas passer d’un moment de
réveil de conscience, dès qu’une identité de couleur est installé et en fonction du rapport avec
les petits autres blancs au quotidien se montrera le statut du grand Autre chez ces sujets. Il est
blanc ? Il est barré ? Il est noir ?
Frantz Fanon étant radical parle d’une haine nécessaire à surgir qui hélas arrive que très
tardivement pour le noir français.9 Il y a des noirs qui ne veulent rien entendre de ces mots
blessants. Par exemple, les enfants adoptés de Rachel Dolezal veulent qu’elle arrête de
ressurgir l’ancien traumatisme de son identité de couleur et les laisser d’une sorte refouler
pour continuer à vivre. Lacan nous rappelle au séminaire 17 que le discours du maître est le
discours de l’inconscient. Refouler permettrait alors aux sujets racés se positionner dans la
norme sociétale. Nous ne parlons que de la notion sociologique d’intégration en termes
psychanalytiques.
La deuxième solution consisterait à déplacer le signifiant du grand Autre de la norme
blanche à la norme noire. Tels sont les discours d’afrocentrisme. Regardons par exemple le

8
DW, KSC, p. 20.
9
PNMB, FF, p.50.

8
livre controversé (écrit par un blanc) Black Athena, où l’argument principal c’est que les
académiques de l’Ouest ont écrits une histoire occidentale biaisée par leur dominance
culturelle et qu’en réalité ce sont les cultures africaines qui sont à l’Origin de la civilisation de
l’antiquité grecque. Nous voyons se répéter notre argument. Ce n’est pas le blanc le maître,
c’est le noir. Ça revanche pour un groupe au registre imaginaire en dépend d’un autre et ce
n’est pas à notre intérêt de l’empêcher. Pourtant, l’inconscient continue à jouir en étant le
travailleur idéal et le discours du maître n’est pas interrogé.
Frantz Fanon voulant aller au-delà du dilemme blanchir ou disparaître10 ouvre la voie qui,
sans doute, permet circuler, enfin, beaucoup de jouissance avec le désir avoué, ave, noircir
c’est exister dans un raisonnement analogique avec l’énonciation inconsciente blanchir c’est
exister. Nous ne sommes pas contre mais nous ne sommes pas arrivés à la fin de l’histoire non
plus quand Fanon dit que cette identité existera dans une sorte de Négritude réelle, si
Négritude ne signifie pas visibilité des cultures refoulés mais dominance noire, parce que la
Blancheur est un semblant très imposant qui ne devrait pas exister au premier abord.
Cette une nomination qui s’appuie sur le discours du maître et en essayant le redoubler avec
la Négritude nous faisons le pari qu’à long terme n’assistera qu’à l’enforcer, le discours du
maître. Ça fait partie des conclusions paradoxales des Identity Politcs globalement.
Ainsi sans chercher le trou dans le symbolique et en déplaçant le signifiant maître par une
place dans la chaîne signifiante le maître est protégé et le narcissisme primordial du sujet est
défendu contre l’autre scène primordiale menaçant son ego fragile constitué sur des
identifications avec l’image du petit autre i(a) renvoyant à l’idéal du moi intact I(A) médiatisé
par le message de l’Autre sur la chaîne signifiante qui n’est pas ici encore barré s(A).
Chacun peut-être son petit-maître dans sa constellation imaginaire de ses semblants et ça
résultera que d’intensifier le racisme sur terre, nous nous situant toujours sur l’axe imaginaire,
comme il l’avait prévenu prophétiquement Lacan à la télévision.
La question reste sans réponse de savoir si l’autre scène est recouvré par ces sortes de
fantasmes. Tuer le père, tuer le noir sauvage, tuer le blanc méchant, les accusations semblent
être sans fin nourrissant l’agressivité constituant du moi. Et pour les négriers noirs d’Afrique,
nous en porterons jugement sur quel tribunal ?
Et pour les hommes et les femmes bruns en quête d’une identité assez noire ou bien assez
blanche, en fonction du petit autre avec lequel ils se confrontent à chaque fois, ils semblent
être exilés de la jouissance du dominant et du rebelle à la fois.

10
PNMB, FF, p.97.

9
Et pour les blancs quand y aura-t-il enfin une complaisance de la conscience, après quel
geste symbolique la culpabilité cessera-t-elle dans une culture of privilège, où les privilèges
semblent reconstituer tout ça que Fanon voulait déconstruire, c’est-à-dire des catégories de
couleur transcendantales ?
Εt si l’homme blanc ne se sent pas coupable, on lui donne gratitude éternel en le restituant
en tant que bienfaiteur lorsqu’il accepte de se mêler aux couleurs de l’autre race et de quitter
son trône, puisque sa couleur est la privilégiée. LA couleur n’existe pas aussi long que les
couleurs existent en tant que phalliques. Jouir de la différence radicale de l’autre enfin ne peut
pas être nommé sauf que de façon quasi totalisante.
La résolution restante est à notre avis la plus difficile à réaliser, barrer le grand Autre une
bonne fois pour toutes nommant que le colonialisme est une circonstance historique
criminelle qui a été et continue d’être une couche de dépôt des fantasmes œdipiens pour les
sujets blancs et noirs en même temps, c’est-à-dire les sujets racés et pris au signifiant maître
blanc.
L’homme blanc, par exemple, et selon ce que Fanon nous présente avec ses découvertes à
son époque qui sont toujours pertinentes au présent ; aime fantasmer que l’homme noir est
sexuellement supérieur, chose pour laquelle il n’y a aucune preuve réelle comme Fanon le
démontre en détail dans son livre. Cela sert un racisme implicite nous dit-il, mais ce n’est pas
tout et le voilà admettre un fantasme encore plus profond qui va au-delà de la représentation
racée des hommes et des femmes.
D’une part, l’homme noir est censé être doté de plus grandes prouesses sexuelles en mettant
en avant le racisme et la misogynie. L’homme noir est le père sauvage de la horde primitive et
la femme noire est l’incarnation du sensualisme et du fantasme que LA femme aurait existé,
d’autre part, la femme n’a rien à dire sur sa sexualité puisque ce sont les prouesses sexuelles
de l’homme qui jouent, autrement dit, il n’y a rien du côté du tableau de sexuation féminin.
L’homme blanc jouit donc, dans ses fantasmes racistes, de son être sexué manquant.
L’homme blanc jouit par le Regard, il se voit voir, doublé, pour jouir de la femme sans être
castré ; il jouit même dans une certaine mesure non phalliquement, à partir d’une position
féminine, en s’identifiant avec elle. Ce qui est sûr est que pour que ça soit réalisable l’image
noir ne manque pas. Ainsi le manque qui ne manque pas surgit et l’étouffement du désir se
réalise, nous dit Kalpana Seshadri-Crooks faisant du noir un objet du désir phobique. Pour
cette raison ces fantasmes causent de l’anxiété à l’homme blanc, tout comme les fantasmes de
rapports sexuels avec un homme noir causent de l’anxiété à la femme blanche, puisqu’elle

10
fantasme un remplissage de son être par le sexe noir à laquelle elle attribue des propriétés
quasi magiques.
Mais pourquoi Fanon n’est-il pas si intéressé par cet argument, si nous ne faisons ici qu’une
remarque anachronique ? Est-il disponible cet outil à l’époque de l’écriture du Peau Noir,
Masques Blanches ? Est-il un outil intéressant pour son objectif ? Quel était l’objectif de
Frantz Fanon alors ?
Fanon veut éviter un fondamentalisme qui enfermerait la race noire dans un état de
dépendance psychologique. Il accuse Octave Mannoni à cet égard en questionnant ses motifs :
« pourquoi veut-il faire du complexe d’infériorité quelque chose de préexistant à la
colonisation ? »11. Ça ressemble selon lui l’argument médical aveuglé à la vérité matérialiste :
« l’apparition de varices chez un individu ne provient pas de l’obligation pour lui de rester dix
heures debout, mais bien d’une fragilité constitutionnelle de la paroi veineuse »12.
En effet, Frantz Fanon montre que les conditions matérialistes de l’apparition d’une maladie
physique ou d’une névrose mentale doivent se tenir compte. D’ailleurs, Freud et ses disciples
(Ferenczi, Abraham) ont fait de recherches sérieuses sur la psychanalyse des névroses de
guerre. Une équivalence importante se trouve ici à ne pas l’ignorer entre les névroses issues
du colonialisme et de la guerre, à rechercher. Le travail du psychiatre martiniquais ne doit
surtout pas être perçu uniquement sous la lumière des gender, feminist, black studies. Ça
signifierait la mort de sa pensée, un peu comme Lacan est étudié aux Etats-Unis comme un
philosophe, critique littéraire.
Pour éviter le fondamentalisme, il propose à sa place un autre. Déjà, ça commence par un
constat : « : En termes abstraits, le Malgache peut supporter de ne pas être un homme blanc.
Ce qui est cruel c’est d’avoir découvert d’abord qu’on est un homme par l’identification et
ensuite que cette unité se rompt en blancs et noirs. »13 ; Le sujet racé supporte dans ses
identifications précédentes sa couleur. C’est la répartition symbolique qui se prouve
traumatisant pour le sujet, en blanc et noir, ou plus exactement, la signification donnée à cette
répartition. La signification est le domaine imaginaire.
« Le Blanc arrivant à Madagascar a bouleversé les horizons et les mécanismes
psychologiques. »14. L’avènement d’un traumatisme est un jeu à cause d’une mauvaise
rencontre. Pourtant, la rencontre avec le réel, n’est-elle toujours mauvaise pour les
psychanalystes, dérangeante, et le symptôme une forme de réponse ?

11
PNMB, FF, p 80
12
Ibid.
13
PNMB, FF, p 94
14
Ibid.

11
Il me semble de plus en plus claire que Fanon accorde à l’évènement du colonialisme la
valeur d’un traumatisme, d’une mauvaise rencontre si on veut, enfin d’une névrose. Ça qu’il
ne veut pas c’est la réduction de cette névrose de la colonisation à un vocabulaire et une
méthode psychanalytique universelle qui effacerait selon lui, ça qui est le plus particulier, le
mot a tout son poids, chez le sujet racé : « Le taureau noir furieux, ce n’est pas le phallus. Les
deux hommes noirs ce ne sont pas les deux pères. Le fusil du tirailleur sénégalais n’est pas un
pénis, mais véritablement un fusil. […] Véritablement l’irruption pendant le sommeil de
fantasmes réels. »15
Comment contrer les bruits de la guerre qui blessent irrémédiablement un sujet ? En effet,
pourquoi devrions-nous prétendre que la balle d’une arme est le phallus ? De même, le jeune
homme qui vient me regarder dans les yeux en me demandant avec angoisse si je préfère la
couleur blanche ou noire, a déjà la réponse en lui inconsciente qui le divise. Oui, je préfère la
couleur noire ! Non, l’Autre préfère la couleur blanche ! Le sujet est divisé car ses
identifications personnelles commencent à dysfonctionner une fois qu’il est confondu avec la
société et le grand Autre. Ces identifications dans l’imaginaire fonctionneraient plus
facilement si quelqu’un n’avait pas perçu ces identifications en son nom.
Le jeune homme devient alors en quelque sorte une tache sur le tableau, comme il arrive,
selon Lacan, lorsqu’on devient un objet dans le regard d’un autre. Mais c’est une rencontre
traumatisante avec l’objet regard, capable de provoquer la répétition du refoulé.
Je suis convaincu que l’analyse lacanienne qui opère avec ses coupures sur la chaîne
signifiante ne ferait pas injustice au sujet qui a subi le traumatisme de la décolonisation. Car
l’analyse lacanienne ne nourrit pas le trauma avec de sens, elle lui laisse au contraire un
espace d’exprimer le réel qui l’a dérangé, sachant que le sujet sera appelé et lui seul à trouver
sa solution singulière par rapport à son expérience. Notre trauma est dans ce sens notre
partenaire à vie.
À cet égard seulement nous sommes tous égaux, et je ne vois pas comment l’analyse
lacanienne passe outre à cela. Elle ne fonctionne pas avec des groupes de traumatismes, les
traumatismes d’une minorité par exemple, car ce n’est pas une sociologie du traumatisme,
cela est vrai.
D’autre part, elle ne nie pas le traumatisme singulier de chacun, elle ne prend pas une
position paternaliste envers le réel en le colmatant avec de la signification. Si la solution pour
un sujet racé était d’avouer un désir de se révolter contre l’injustice par exemple, je ne vois en

15 15
PNMB, FF, p 104

12
quoi l’analyste lacanien devrait le traiter comme une pousse et un appel au père. Peut-être ça
c’est pertinent dans les psychoses, où le passage à l’acte remplace le symptôme, mais un sujet
névrosé est aussi un sujet moral en relation étroite avec la loi. Il sait alors ce qu’il veut mais il
n’en veut rien savoir.
Après tout, pourquoi Lacan tisse-t-il l’éloge d’Antigone si dans nos vies quotidiennes nous
sommes aveugles aux Antigones qui marchent parmi nous ?
Il est vrai que Lacan, après l’intervention d’un étudiant dans son discours de Louvain en
1972, a parlé du désir révolutionnaire de cet étudiant en termes de retourner toujours à la
même place, en tant que retour au discours du maître. Lacan continue en disant que sa
demande de s’unifier tous sous la même lutte est une demande d’amour qui critique comme
abordant rien de nouveau en termes du désir.
Il n’en reste pas moins analyste et reconnaît à Antigone que son désir, qui ne s’arrête nulle
part, pas même face à la mort, bien que tragique, est légitime et intéresse la psychanalyse.
Ce que l’analyste ne peut pas faire, c’est donner du sens à la place de l’analysant. Fanon veut
politiser l’analyse ; l’analyste reconnaît l’enjeu politique d’un désir ; ce n’est pas la même
chose :

« Il se trouve à ce point submergé par le désir d’être blanc c’est qu’il vit dans une société qui rend possible son
complexe d’infériorité dans une société qui tire sa consistance du maintien de ce complexe dans une société qui
affirme la supériorité d’une race ; c’est dans l’exacte mesure où cette société lui fait des difficultés qu’il se
trouve placé dans une situation névrotique. Ce qui apparaît alors, c’est la nécessité d’une action couplée sur
l’individu et sur le groupe. En tant que psychanalyste, je dois aider mon client à conscienciser son inconscient, à
ne plus tenter une lactification hallucinatoire, mais bien à agir dans le sens d’un changement des structures
sociales. » 16

Nous ne pouvons qu’être d’accord sur le point de soulager le sujet d’une obligation
surmoïque de se comporter comme s’il était : blanc, hétéro, riche, intelligent, etc. Mais pour
reprendre le fil de là et aboutir au changement d’une société, cela est plus profondément lié à
la façon dont chacun va gérer son symptôme, c’est une affaire personnelle et un fardeau de
jouissance que chacun peut ou ne peut pas supporter, c’est enfin lié au prix du désir que l’on
demande à chacun de payer en son nom propre.
Il est aussi dans le bon sens de ne pas jouir de ses fantasmes de manière lactifiant, terme de
Fanon que nous comprenons ainsi : à partir d’une jouissance déplacée à la chaîne signifiante
en raison du refoulement.
16
PNMB, FF, p 97

13
Le terme a peut-être inspiré le médecin martiniquais parce que la fermentation des acides
lactiques est caractérisée par « une dégradation partielle de la substance fermentescible et ne
permet qu’une production d’énergie limitée. »17.
De même façon la jouissance originelle refoulée est redistribuée dans les signifiants pour
éviter le surgissement du conflit non résolu. Le symptôme névrotique même si jouissant est
toutefois énergivore. Ainsi, si Fanon fait appel à agir sur nos désirs au lieu de se cacher
derrière des symptômes nous sommes en même phase avec lui.
Frantz Fanon ne veut pas être l’objet du regard de l’Autre qu’il aperçoit et habille en blanc.
Il veut une sorte d’indépendance et presque forclusion de toute relation avec le blanc qui
repère comme traumatique en sa totalité. S’il parle de ses frères blancs et noirs, c’est pour
qu’ils soient libérés chacun à sa propre couleur.
Par exemple, le métissage est condamné dans la plupart du livre comme désir de blanchir
qui en soi est condamné. A l’inverse le désir de noircir par Rachel Dolezal trouve la même
force de collision à son égard. Alors, quelle place pour une rencontre heureuse après le
traumatisme. A l’époque où Frantz Fanon écrit, cela n’est pas envisagé.
C’est pour cela que nous nous interrogeons sur le fait que le transracialisme pourrait être
une généralisation des identifications possibles que la culture occidentale se trouve au seuil
d’accepter mais pas tout à fait. Le système économique actuel ayant libéré pas tous de la lutte
de survivre tout en ayant créé une couche sociétale suffisamment libérée des préoccupations
matérielles (the new adventurous middle class) ; ce n’est pas faux en soi qu’il s’agit d’un désir
qui ne peut pas s’accomplir par tous. Pas tous sont concernés par trouver une position dans
une société bourgeoise qui devient de plus en plus métissée. Mais à l’époque de Fanon nous
sommes très loin de tout ça.
La critique faite au transracialisme aux commentaires du discours sur le transracialisme par
France Jaigu repère le symptôme avec lui de vouloir s’identifier à un autre couleur de peau et
ensuite le haïr de cette place bipolaire et totalisante qui redouble la haine de la classe au sein
de la race. Mais ce que peut-être nos sociétés ne sont pas encore prêtes pour une telle identité
dans leur vie quotidienne puisqu’elles dépendent fortement d’une circulation des
identifications laquelle les mouvements antiracistes n’ont pas réussi globalement encore.
C’est le sujet lui-même qui doit vouloir ce qu’il veut et payer le prix de son désir. C’est une
chose que Fanon ne se permettra jamais, mais il n’est pas intéressé à pratiquer l’analyse de
cette manière. Il veut plaider pour une cause perdue, une révolution qui n’a jamais eu lieu.

17
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fermentation (lien consulté dernier fois le 01/06/22)

14
Après tout, il commence son livre en disant qu’il a probablement été écrit beaucoup plus tard
qu’il n’aurait dû l’être. Qu’il ne s’intéresse pas si son livre est suffisamment scientifique non
plus. Puis le fil de sa vie l’emmène en Algérie pour y soutenir et organiser la révolution contre
la France.
C’est quelqu’un qui donne un sens à son traumatisme d’une manière très personnelle et très
générale à la fois. Il veut que son chemin soit accessible à ceux qui ont été confrontés à la
même névrose. « J’arrivais dans le monde soucieux de faire lever un sens aux choses, mon
âme pleine du désir d’être à l’origine du monde, et voici que je me découvrais objet au milieu
d’autres objets. »18
Être à l’Origin du monde, voici le fantasme opérant si on part du fait que le Blanc avait
réussit au passé être à cet Origin de façon racialisant du registre symbolique, là où tels notions
n’étaient pas systématisés avant. Il s’agit d’une solution dans l’ensemble des résolutions du
second type dont nous avons parlé tout à l’heure. L’Autre coloré, c’est toujours pourtant
question qu’il soit plein, blanc ou noir, il n’est pas barré.
Il faut noter ici que notre critique n’est pas dans la même onde de la nomination
inconsciente que Jean-Paul Sartre actualise dans son introduction de L’Orphée Noir du sujet
racé en tant qu’étape de la dialectique vers la conscience universelle, une sorte de racisme
hégélien selon Frantz Fanon19. Pour l’analyste il n’y a pas fin dans la rencontre traumatisante
avec le réel et chaque époque apportera ses rencontres malheureuses avec lui. Autrement dit,
un sujet pourra être persécuté de la couleur de sa peau après la mise en sourdine de l’idéologie
raciste. Enfin, nous sommes sujets du désir ; confrontés avec l’histoire et ses circonstances et
pas l’inverse, comme le voulait Frantz Fanon.20 En s’y écrivant nous nous séparons de sa
trajectoire devenant désirants.
La résolution de Franz Fanon était de réécrire son passé, son présent et son avenir, il
s’agissait alors d’un travail de revisiter le symbolique où le signifiant maître était le blanc. Il
ne s’échappe pas peut-être d’une nécessité que ce vide laissé par l’ancien maître ne soit pas
rempli par une nouvelle certitude de couleur de peau ; bien qu’émouvant dans sa description,
ne cessant de stimuler l’idée que l’Autre Blanc est menaçant. Si enfin Frantz Fanon peut faire
sans le Blanc comme référence c’est parce qu’il est toujours là le nommant d’une manière Le
damné de la terre.

18
PNMB, FF, p 107
19
PNMB, FF, p. 129, 130, 134, 135.
20
PNMB, FF, p. 103

15
« Œdipe a aussi transmis à sa fille ce que les Grecs appellent l’hubris, la démesure. Non seulement elle en hérite,
mais elle la cautionne de cet amour, passion véritable qui la porte à lui rendre avec ferveur les honneurs dus aux
morts ; car le frère mort lui est devenu irremplaçable »21

Ainsi Frantz Fanon hérite la démesure du colonialisme en se trouvant loin de toute


possibilité de relation avec le blanc, relation qui envisagera Edouard Glissant dans son livre
Poétique de la relation, livre écrit seulement à 1990, 15 ans après la mort de Frantz Fanon. Il
n’est pas pourtant moins tragique par l’amour pour son frère noir et son désir de
reconnaissance absolue, quête impossible par définition pour la psychanalyse pour des raisons
que nous avons assez argumenté j’espère.
Oui, Fanon est plongé dans l’histoire pour servir aucune fin transcendantale. Il décide se
confronter avec un destin normalisé par des normes qui sont étrangères à son désir d’horizon,
causé par un das Ding, objet petit a depuis toujours perdu, qui saurait répondre à la question-
Qu’est-ce que ça veut dire être noir ? Cela le forge comme sujet du désir et l’amène au
royaume des hommes, enfin.

21
Naveau Laure, Lacan Avec Antigone, La cause freudienne, 2011/3 (No 79), pages 231 à 234.

16
4. Le débat autour du transracialisme22

France Jaigu est en train de présenter une série de cas historiques des personnes
revendiquant une identité de couleur ou de sexe qui n’est pas assigné par la nature : Bruce
Jenner (BJ), Andrea Lee Smith (ALS), Jessica Anne Krug (JAK), Rachel Dolezal (RD).
La chose en commun entre ces personnes c’est ça qui est évoqué tout à l’heure, leur identité
n’est pas assignée par la nature. Bruce Jenner est de naissance un homme mais devient une
femme. Andrea Lee Smith est américaine qui se présente comme Cherokee. Jessica Anne
Krug se présente comme africaine-portoricaine quand en réalité elle est américaine. Rachel
Dolezal se présente comme africaine alors qu’elle est américaine.
D’ici commence les déviations. Bruce Jenner n’est pas condamné pour sa réassignation de
sexe. ALS, JAK et RD d’ailleurs après avoir été révélée comme fausse leur identité, elles
reçoivent énormément de critique, elles sont accusées pour appropriation culturelle. ALS et
JAK renoncent leur identité raciale, BJ et RD ne renoncent pas.
Les évènements de coming out as black and as a woman pour RD et BJ rétrospectivement
sont simultanés. Lorsque BJ et sa confession sont accueillis avec de la chaleur, la confession
de RD, que malgré du fait d’avoir caché son origine ethnique, elle se sent une femme de
couleur et elle n’a pas menti, est rejetée. D’ailleurs BJ dit qu’en tant qu’homme il mentait
continument et c’est seulement en tant que femme qu’elle ne ment plus.
Nous voyons ainsi que ce n’est pas le mensonge qui compte comme acte immorale mais sa
position dans la chaîne signifiante. Mentir en tant qu’homme est reconnu dans le fils
symbolique d’un homme avant devenir une femme. C’est pareil avec le gay qui ment de son
orientation sexuelle avant accepter son homosexualité. Il s’agit de la période de l’épreuve
dans la vie cachée, terme qui peut résonner avec le signifiant de l’intersectionnalité. Lui qui
est maltraité et aussi souvent caché, une femme qui est maltraitée et aussi cachée et subi du
sexisme. La vie cachée est alors probablement une vie de maltraitance avec des harcèlements
sexistes ou racistes par exemple.
Le S2 sur la vie d’un tel sujet est bien situé à nos jours pourtant lorsque Dolezal se présente
avec un discours pareil, c’est-à-dire, femme subissant une transition, le sexisme de son ex-
mari, la maltraitance lorsqu’elle était enfant, l’intersectionnalité ne la touche pas, ni la rende
plus aimable au public américain. Pourquoi ?

22
ST, FJ, https://www.youtube.com/watch?v=i8GUVClLK5o (dernière consultation 31/05/22).

17
La première hypothèse nous l’avons décrit au chapitre 3 de notre travail et nous renvoyons à
la lire (page 14).
La deuxième hypothèse qui se voit par les signifiants circulants c’est que l’identité
minoritaire est identifiée à la douleur et à la souffrance, à l’épreuve alors que son altérité est le
privilège. Le privilège fait partie des signifiants qui constituent le sujet racé blanc, sexué en
tant qu’homme, orienté aux femmes. Plus un sujet ressemble à ce semblant plus le sujet est
privilégié. Dans ce sens nous trouvons que Rachel Dolezal est assez proche à la signification
du privilège, renvoyée pas immédiatement par la couleur de sa peau mais par sa découverte
d’être nommée blanche.
Le fait d’avoir véritablement souffert dans sa vie, dans sa relation avec ses parents, ne
semble pas aussi important que le semblant de son privilège.
Nous voyons que l’identité est ici inextricablement liée à un passé de luttes, de difficultés et
de douleurs. Si l’identité noire est célébrée aujourd’hui, c’est parce qu’elle a souffert hier. Le
principal signifiant de l’identité raciale est toujours l’homme blanc.
Néanmoins, il apparaît que le point de départ de France Jaigu pour traiter cette question
s’articule autour de la notion de l’anhistoricisme et du présentisme, exactement le contraire de
mes argumentations. Elle s’appuie sur Lacan en disant :

Ce divide indépassable, Lacan l’avait épinglé à sa façon- dix ans encore avant de Gaulle-en 1953 dans son
rapport de Rome quand il parlait de l’« anhistoricisme américain » . Je le cite : « L’anhistoricisme […] où
chacun s’accorde à reconnaître le trait majeur de la communication aux U.S.A, et qui à notre sens, est aux
antipodes de l’expérience analytique. » L’anhistorisme, je l’entends ici comme une sorte de « présentisme » qui
est très américain en effet avec cette manière de se positionner exclusivement dans le présent, à l’exception de
toute perspective historique. C’est vrai que les Etats-Unis sont nés d’une volonté commune de faire table rase
d’un passé européen, de consacrer une rupture absolue entre cet Ancien Monde de privilèges, de hiérarchies, etc.
et construire une nouvelle société qui serait égalitaire avec toute cette utopie américaine. Malgré tout cela, on
pourrait dire qu’aujourd’hui les Américains ne sont pas pour autant parvenus à régler cette question raciale, à
dépasser cette frontière, ce divide. A ceux qui disent que notre vieux continent est en retard sur les Etats-Unis,
nous pouvons rétorquer que les Etats-Unis sont en retard sur leur histoire.23

23
ST, FJ, https://www.youtube.com/watch?v=i8GUVClLK5o (dernière consultation 31/05/22).

18
Au nom duquel l’identité raciale de Rachel Dolezal est donc rejetée ? Au nom d’un passé
traumatique (historicisme) ou d’une affirmation phénoménologique de nos identifications
raciales (présentisme/anhistoricisme), peut-être nous renvoyant à la chair du monde, dont
nous fait la référence Jacques Lacan à l’œuvre de Merleau-Ponty au séminaire XI ?
Ce concept, très important, mais que Lacan finit par mettre de côté, nous conduirait à une
description du monde si intensive et détaillée que chaque objet acquerrait sa description
objective, dans une sorte d’harmonie de la phénoménologie de la perception. Le cas de Rachel
Dolezal nous montre néanmoins que dans l’établissement de l’imaginaire, le symbolique
s’immisce, ainsi cette sorte d’objectivité anhistorique se rompre.
Nous citons, en français, la référence, en anglais, de l’explication de notre argument en
termes lacaniens par Kalpana-Seshadri-Crooks :
En d’autres termes, c’est la relation symbolique qui définit la position du sujet en tant que voyant. C’est le
discours, la relation symbolique, qui détermine le plus ou moins grand degré de perfection, de complétude,
d’approximation, de l’imaginaire. Cette représentation nous permet de faire la distinction entre l’Idéalich et
l’Ichideal, entre le moi idéal et l’idéal du moi. Le moi-idéal régit le jeu des relations dont dépendent toutes les
relations avec autrui.24

L’image inconscient du corps est médiatisée par le registre symbolique. Le moi-idéal est
l’image inconscient du corps alors que l’idéal du moi et ses aspirations narcissiques. Le corps
de Rachel Dolezal est signifié de telle manière qu’il ne s’intègre plus à l’idéal du moi du
corps noir. Cet idéal du moi est ponctué par des signifiants d’épreuve, de l’esclavage, de
douleur. Au passé alors, le corps de Rachel Dolezal n’est pas noir à cause de son histoire
inscrit à son image inconsciente transmis par la couleur nommée de sa peau et non pas la
couleur visible !
N’oublions pas que toute l’affaire ne fonctionne plus lorsque son identité est démasquée en
forme d’annonce des mots, ce n’est pas qu’un jour que la couleur de sa peau ne convenait
plus.
Au contraire Bruce Jenner peut s’inscrire dans la société avec un corps de femme parce que
le registre symbolique qui recouvre le corps trans est accordé avec les signifiants des
épreuves. Il semble de plus en plus alors que les identités d’aujourd’hui sont en effet très
américains puisque l’idéal du moi c’est the american dream, the self-made man, qui resonne à
l’affirmation de cette phrase par Lacan lui-même, à télévision. Cet un idéal duquel
difficilement on s’échappe. A la fois, si les Etats-Unis sont « en retard sur leur histoire » c’est

24
DW, KSC,p. 34

19
parce que l’idéal du moi se situe au présent se tirant du passé alors que le moi-idéal est la
forme idéalisée de cette constitution imaginaire du moi.
Puis, il ne faut pas oublier que pour Jenner tout n’est pas rose non plus à cause de cette
constitution symbolique des identifications de l’idéal du moi. Le féminisme matérialiste
exclue les femmes trans du discours féministe (TERF). Il se trouve un point où la chaîne
signifiante des identifications d’une femme aujourd’hui se divise entre biologique et
performative aussi.
Il est tout à fait vrai que « les Etats-Unis sont nés d’une volonté commune de faire table rase
d’un passé européen, de consacrer une rupture absolue entre cet Ancien Monde de privilèges,
de hiérarchies » mais cela n’empêche pas, et cela est mon argument, de vouloir une historie de
reconnaissance sur principe des efforts personnels. C’est d’ailleurs très capitaliste que le
capital est gagné avec la sueur de son front. En termes protestants c’est ainsi qu’on gagne la
rédemption de l’âme. Cette sueur doit se signifiantiser au passé pour briller au présent,
paradoxalement pour les Etats-Unis et leur outil le plus « moderne », Identity politics.
Les coming-outs raciaux, après des années d’activisme pour les groupes minoritaires par ces
femmes blanches s’identifiant aux autres groupes ethniques25 montrent d’une façon la remise
en cause de l’échec des identifications et le surgissement de l’insécurité qui engendre toute
entreprise d’identité. Il montre enfin combien c’est difficile de faire avec les petits bouts du
réel dérangeants.

25
Peut-être dans un travail de recherche différent se demander pourquoi ces cas concernent dans leur majorité
des sujets sexué côté femme.

20
5. L’analyse lacanienne du corps racé

Malheureusement, cette partie de recherche que j’envisageais comme le plus long et le plus
détaillé sera enfin une simple représentation des thèses de Kalpana Seshadri-Crooks ; Dans
aucun mesure la présentation des thèses du livre sont exhaustives ni elle montre la complexité
de la construction de ses thèses. Elle est pourtant très importante et j’espère qu’elles serviront
comme appui pour soutenir mes arguments précédents. Ainsi la thèse de Kalpana-Seshadri-
Crooks sur la race est la suivante :

Je suggère que la différence entre noir, brun, jaune et blanc repose sur la position de chaque signifiant dans la
chaîne signifiante dans sa relation avec le signifiant maître, qui engendre le regard racial à travers un processus
particulier d’anxiété.26

L’opposition des signifiants avec leur signification imaginaire est achevée en raison du
signifiant maître blanc. C’est important alors d’un côté de noter que l’imaginaire est inscrit
dans le symbolique. Puis sa thèse recouvre également le lien entre anxiété et visibilité du
corps, alors le recouvrement du registre imaginaire et réel. Nous citons :

La race a un impact sur l’ego corporel en tant que régime de visibilité. Certaines marques du corps deviennent
alors des sites privilégiés et anxieux de signification. [...] Ce qu’il faut noter, ce n’est pas que le symbolique est
dans l’imaginaire, mais plutôt la présence du réel dans l’imaginaire.27

L’anxiété est un objet phobique qui soutient l’image du corps. Ce que je veux dire, c’est que le corps racial est
produit dans un tel processus. [...] La blancheur, en tentant ce qui est exclu dans la constitution du sujet, [...]
produit de l’anxiété.28

La présence du réel dans l’imaginaire passe alors par l’objet phobique d’un sujet constitué en
tant que racé. Le prix payé pour cette « unité » imaginaire de l’image du corps est qu’elle
devient angoissante pour le sujet, et sa relation au désir est problématique dépliant sa structure
phobique.

Kalpana-Seshadri-Crooks fait également une remarque très importante de la relation du


sujet racé avec la loi morale ; elle commence par commenter les observations de Claude-
Levi-Strauss puis intègre ces observations dans les arguments autour de la loi morale par
Lacan.

26
DW, KSC,p. 36
27
Ibid.
28
DW, KSC, p. 37, p. 38

21
Levi Strauss observe au passage que le proverbe de l’inceste... se combine même dans certains pays avec son
opposé direct, les relations sexuelles interraciales, une forme extrême d’exogamie, comme les deux plus
puissantes incitations à l’horreur et à la vengeance collective. Le tabou du métissage, se comporte comme la
prohibition de l’inceste en organisant les relations de parenté, en punissant les transgressions et en offrant aux
sujets une place dans l’ordre racial. 29

C’est plus une interdiction juridique qu’une interdiction morale qui prohibe l’inceste mais
comme le dit Claude Levi Strauss, c’est une solution adoptée seulement dans certains pays et
pas partout.

Ainsi la symbolique raciale, et le tabou du métissage rendent possible l’inceste, « ou le temps d’avant la loi
morale », même s’il maintient la loi à un autre niveau.30

Afin de reconstruire l’argumentation de Kalpana Seshadri-Crooks, de manière simpliste et


concise, nous avons travaillé en présentant les sources du livre de manière séquentielle. Une
présentation concise est donnée par Kalpana Seshadri-Crooks, elle-même dans son livre31.
Nous pensons que la citation des sources du cours de la construction de l’argumentation de
Kalpana Seshadri-Crooks est importante car elle montre qu’elle s’appuie sur la théorie
lacanienne, sur la construction de l’image du corps à travers les trois registres R.S.I et va
jusqu’aux études ethnographiques de Claude-Levi Strauss, comme Lacan.
Nous pensons que son argumentation réussit à prouver que la loi symbolique de la
constitution d’un sujet racé, n’a pas des fondations réelles, dans le sens où elle donne
consistance au registre imaginaire des sujets racés de façon telle qu’en tant que sujets sexués
manquants, évitent la castration et donne place à un désir phobique, ou à l’absence de désir,
remplis par l’angoisse d’un manque qui ne manque pas.
Tout simplement dit, cette loi symbolique n’est pas dans le réel, c’est une défense contre le
réel, comme on comprend l’argument de Kalpana Seshadri-Crooks.

29
DW, KSC, p. 40
30
DW, KSC, p. 41
31
DW, KSC, p. 20, p. 21

22
6. Conclusion

Dans les théories du genre, souvent ce que les chercheurs lacaniens n'acceptent pas, c'est la
confusion entre le terme genre et le sexe, comme si le sexe étudié en psychanalyse était le
sexe biologique. Dans l'analyse raciale que nous avons présentée, la confusion semblait être
jusqu'à présent entre race et identité. Déjà, en psychanalyse, l'idée d'identité est
problématique, et tout ce qui est opposé à l'identité semble tomber dans le paradoxe de
devenir l'identité elle-même, dans la tentative de nommer le sujet dans l'absence d'être. Le
vrai dipôle serait donc, les identités et les sujets du désir. Cette dernière semble très proche
des Queer studies qui évitent de se complaire à nommer ce qui est, bien qu'il y ait là une lutte
politique contre l'ennemi commun que sont l'hétérosexualité et le patriarcat. La psychanalyse
lacanienne, pourrait bénéficier d'une généralisation du Queer, d'un queering de la
psychanalyse, se maintenant au niveau de la science de l'inconscient sans céder à la tentation
d'offrir un sens aux symptômes de son temps. Après tout, la psychanalyse suit ses sujets dans
leur histoire, comme Lacan nous le dit dans le discours de Rome, mais elle ne les suit pas
servilement ou par peur d'être laissée pour compte. Avec le réel, les sujets au sein de la langue
ne seront jamais démêlés, il est donc plus à craindre de savoir qui prendra en charge la gestion
de ce réel, et à quelles conditions.
Le signifiant trans encore plus généralisable dans la malaise de notre culture, tente
d'accéder imaginairement à la jouissance interdite. Pour les sujets qui y trouvent dans cet
effort une certaine cohérence, entre le symbolique et l'imaginaire, il y aura un certain
apaisement. Pour les sujets qui ne pourront pas nouer les trois registres ainsi, la psychanalyse
peut être un partenaire, hélas que peu convenable, accompagnant ces sujets dans leur tentative
de faire quelque chose avec le symptôme qui dérange et trouble leur vie.

23
7. Bibliographie

• FANON Frantz, Peau Noir, Masques Blancs, Seuil, Paris, 2015.

• KALPANA Seshadri-Crooks, Desiring Whiteness A lacanian analysis of


race, Routledge, New York, 2000.

• LACAN Jacques, Séminaire : livre XI, première édition : Seuil, Paris,


1973, ici : édition Points.
• JAIGU France, Sur le transracialisme, Lacan Web Télévision, 21 juillet
2021.

• NAVEAU Laure, Lacan Avec Antigone, La cause freudienne, 2011/3 N°


79 | pages 231 à 234.

24
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