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L’avenir institutionnel de l’Espagne

Introduction : Origine récente de la démocratie espagnole


À la mort de Franco en 1975, l’Espagne est très rapidement passé d’un régime néofasciste à une
démocratie majoritaire. Dès 1976, le roi Juan Carlos (pourtant élevé par Franco) exprime le souhait de
mettre en place une démocratie espagnole. Conformément à ce souhait, la constitution espagnole voit le
jour en 1978, consacrée par le vote du Peuple. Elle est inspirée de multiples textes constitutionnels
européens, notamment de la Convention européenne des droits de l’Homme de 1953 (Conseil de l’Europe),
de la constitution allemande, mais aussi des constitutions italienne, portugaise, française, irlandaise…Selon
Olsen, les institutions sont un ensemble relativement durable de règles et de pratiques organisationnelles,
inscrites dans des structures de signification qui sont relativement invariantes face aux changements des
individus. C’est la constitution qui consacre les institutions politiques espagnoles. Les constituants ont veillé
à mettre en place des institutions solides où rien n’est laissé au hasard, pour protéger durablement les
principes démocratiques établis, comme la souveraineté du Parlement, la suprématie de la Loi, le suffrage
universel ou encore le pluralisme politique. Ils ont donc fait le choix d’un régime politique parlementaire
rationalisé. Ces institutions solides ont permis une modernisation express de l’Espagne, et c’est pourquoi la
transition démocratique de l’Espagne a souvent été érigée en exemple à suivre pour les autres Etats.
Cependant, l’Espagne a récemment fait face à diverses crises politiques qui remettent en cause l’efficacité de
ces institutions.
Comment ces récentes crises politiques remettent-elles en cause les institutions consacrées par la
Constitution de 1978, et appelle un renouveau institutionnel ?

I. La constitution espagnole, quasi-inchangée depuis 1978, fait l’objet de critiques


A. Statut intangible de la constitution…
La Constitution n’a presque pas subi de modification en quarante d’application. L’Espagne dispose d’un
système de révision de la constitution à deux vitesses, avec une procédure normale de révision (article 167)
et une procédure exceptionnelle de révision (article 168), bien plus rigide, pour une révision totale de la
Constitution, ou portant sur les principes fondamentaux de l’Etat de droit. Cette dernière procédure n’a
jamais été mise en pratique, et l’autre n’a été utilisée qu’une seule fois. Les autorités n’ont pas voulu
toucher à la Constitution, pour asseoir les institutions démocratiques et maintenir le statu quo avec les
régions demandant plus d’autonomie.
La seule révision a été faite en 1992 : elle porte sur l’article 13-2, sur l’éligibilité des étrangers, pour être
en accord avec le traité de Maastricht. Cette révision est donc d’un intérêt mineur, mais révèle cependant
l’importance pour la Constitution de s’aligner sur le processus de construction européenne, et plus
largement de s’adapter aux défis contemporains. La question de la souveraineté de l’Espagne au sein de
l’Europe se pose, comme dans tous les autres états européens.
B. …qui doit pourtant être révisée pour faire face aux enjeux contemporains
En mars 2005, le Conseil d’Etat a été consulté par le gouvernement sur une potentielle révision de la
Constitution, qui a donné suite à un rapport en février 2006. Entre autres, la question de la construction
européenne avait été abordée, ainsi qu’une potentielle réforme du Sénat, dont le rôle aujourd’hui est très
minoré, pour en faire une chambre de représentation territoriale. Une clarification de la marche à suivre en
cas de réforme constitutionnelle avait aussi était proposé. Cependant le projet n’a jamais été concrétisé,
notamment à cause de l’instabilité politique au même moment en Espagne.
C. La question du Tribunal constitutionnel restée en suspend
Le Tribunal Constitutionnel est constitué de 12 membres élus par différentes institutions (Congrès des
députés, Sénat, gouvernement, Conseil général du pouvoir judiciaire) pour 9 ans par tiers tous les trois ans.
La fonction de juge constitutionnel est incompatible avec d’autres mandats ou activités. Le recours
constitutionnel peut être fait par voie d’action (une pluralité d’acteurs peut s’en saisir : c’est un recours
d’inconstitutionnalité abstrait a posteriori), ou bien par voie d’exception, si une norme ayant rang de loi
applicable peut être contraire à la constitution. Le recours d’amparo peut être utilisé par toute personne
physique ou morale : c’est par un tribunal ordinaire qu’il faut alors passer, puis par trois commissions
d’examen qui jugent de la recevabilité de l’amparo.
Le mécanisme de garantie des droits a joué un rôle majeur dans la transition démocratique de l’Espagne.
C’est grâce à la finesse de cette ingénierie institutionnelle que la Constitution a pu être appliquée. Il a
notamment joué un rôle très important dans l’attribution des compétences au niveau étatique ou au niveau
régional.
Aujourd’hui, cette institution censée rester neutre se politise de plus en plus. Les juges progressistes font
face aux juges conservateurs. Les renouvellements se font avec plusieurs mois de retard par rapport aux
échéances constitutionnelles, les débats sur les nouvelles nominations étant trop virulents. Cela pose un
problème majeur pour le bon fonctionnement de l’institution judiciaire, qui n’est aujourd’hui pas encore
résolu.

I. Une monarchie constitutionnelle qui perd de sa légitimité avec le temps


A. Les pouvoirs bien réels de la Couronne
La monarchie a été réinstaurée en Espagne à la mort de Franco. En 1978, la priorité a été donnée à la
démocratisation, et un compromis a été trouvé entre les forces conservatrices et les forces progressistes : le
régime a donc pris la forme d’une monarchie constitutionnelle.
À la différence d’autres pays européens, le roi ne détient pas que des pouvoirs honorifiques : d’un
point de vue juridique, il n’est pas complètement effacés derrière le président : il promulgue les lois,
convoque au référendum (celui-ci est consultatif, il est convoqué sur proposition du président du
gouvernement, et doit être autorisé par le Congrès), nomme le président du gouvernement (s’il est investi),
nomme et révoque les ministres (sur proposition du président), signe les décrets des conseils des ministres
et préside ces conseils, nomme aux emplois civils et militaires, commande les forces armées, a le droit de
grâce, accrédite les ambassadeurs, exprime le consentement de l’Etat pour l’obliger internationalement, et
déclare la guerre avec l’accord des Cortes Generales. On voit que les pouvoirs du roi ont tout de même
étaient neutralisés. D’un point de vue pratique, la monarchie n’a pas été trop active et n’a pas abusé de son
pouvoir.
B. La légitimité du roi de plus en plus remise en cause
Les jeunes générations qui n’ont pas vécu la transition démocratique ont tendance à voir la
monarchie comme un archaïsme. Par exemple, la Constitution prend soin de fixer l’ordre de succession
(primogéniture, préférence à la ligne directe, au masculin sur le féminin, au plus âgé de la même lignée).
D’après la Constitution, le roi peut empêcher les mariages morganatiques dans sa famille. Ces dispositions
sont considérées comme anachroniques. Le rapport de mars 2005 proposait d’ailleurs une révision
constitutionnelle et la suppression de la préférence masculine pour la succession au trône.
Par ailleurs, la famille royale a récemment perdu en crédibilité, suite à des affaires de blanchiment
d’argent et de détournements de fonds. Cela a conduit à l’abdication de Juan Carlos au profit de son fils,
Felipe VI, qui a prêté serment le 19 juin . Il bénéficie d’une meilleure réputation en Espagne. La légitimité de
la monarchie est donc amenée à évoluer, à être reconstruite ou bien supprimée. On voit comment l’aspect
culturel influe sur les institutions politiques, et comment la culture constitutionnelle évolue et remet en
cause la constitution écrite.

I. Un paysage politique de plus en plus éclaté qui a bloqué la vie institutionnelle de l’Espagne
A. La stabilité politique exceptionnelle de l’Espagne…
Le régime politique en Espagne est un régime parlementaire rationalisé et moniste : le président du
gouvernement n’est responsable que devant le Parlement. Le Congrès représente le Peuple (pouvoir
originaire). Il choisit le président du gouvernement selon une procédure inspiré de la IV république
française : le Roi consulte les représentants désignés par les groupes politiques, propose un candidat qui
requiert la confiance de la chambre. S’il obtient la majorité des voix (absolue, sinon simple au bout de
48heures), le roi le nomme président du gouvernement.
Pendant quarante ans, ce mode de désignation a permis une grande stabilité politique. Les partis de
centre gauche PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) et de centre droit PP (Parti Populaire) ont tour à tour
profité de l’alternance. Ce bipartisme a été favorisé par le mode de scrutin pour l’élection du Congrès, qui a
un effet majoritaire : les restes électoraux sont répartis à la plus forte moyenne, un parti peut être
représenté au Congrès s’il a recueilli un minimum de 3% des suffrages exprimés, et l’application de la
proportionnelle est faite à partir de territoires étroits, ce qui oblige les partis à être implantés de manière
assez uniforme sur tout le territoire, et donc écarte les petits partis. L’effet majoritaire du mode de scrutin a
donc permis de dégager des majorités parlementaires pendant près de quarante ans de vie constitutionnelle
B. …mise à mal par un éclatement du paysage politique
Cependant, on assiste aujourd’hui à une implosion de la démocratie majoritaire, causée par de
multiples facteurs. La crise économique de 2008 a conduit le gouvernement socialiste de Zapateros à mener
une politique d’austérité fortement décriée. Il a ensuite laissé sa place à Mariano Rajoy (PP), qui à son tour, a
mené une politique anti-crise qui a déclenché des manifestations à Madrid. Les soupçons de corruption des
politiques n’ont rien arrangé à la perte de confiance des espagnols dans leurs représentants.
Cela a donc entraîné un morcellement du paysage politique. Alors qu’en 2008, le PP et le PSOE
rassemblaient à eux seuls 84% des suffrages, ils n’en obtiennent pas même 50% aujourd’hui. Le parti
d’extrême gauche Podemos, issu du mouvement des Indignados a émergé ( il a recueilli 14,9% aux dernières
élections législatives), à l’instar du parti centriste, qui a axé sa campagne sur la lutte contre la corruption. Le
parti Vox d’extrême droite a également fait son entrée au Congrès - une première depuis la dictature
franquiste.
Cet éclatement du paysage politique empêche de trouver une majorité au parlement. En 2015, Rajoy a
dissout le Parlement. Lors des élections législatives du 20 décembre 2015, aucun parti n’a obtenu la majorité
absolue, et le Congrès n’est pas parvenu à former un gouvernement. De nouvelles élections ont eu lieu le 26
juin 2016, qui ont donné des résultats similaires. Un fragile gouvernement de droite est porté au pouvoir,
renversé en 2018 par une motion de censure constructive (première utilisation du mécanisme depuis 1978).
Le 28 avril 2019, Pedro Sanchez est porté au pouvoir grâce à une coalition inespérée entre le PSOE et
Podemos. La majorité fragile trouvée à gauche permet à la vie politique et institutionnelle de reprendre en
Espagne, alors qu’elle avait été paralysée pendant plus de 2ans.

I. La stabilité institutionnelle espagnole est aussi mise à mal par les revendications
indépendantistes
A. L’équilibre trouvé entre localités et gouvernement national cité en exemple…
Selon la constitution, l’Etat espagnol est un Etat Unitaire plurinational : c’est donc une nation unie
d’un point de vue culturel, avec plusieurs nationalités politiques en son sein : on voit que ce qui peut
apparaître comme un paradoxe institutionnel a en fait été longuement réfléchi. L’Etat a mis en place une
séparation verticale des pouvoirs originale, avec une sorte de régionalisation asymétrique, qui a longtemps
été une référence pour d’autres Etats européens. En effet, les régions peuvent légiférer dans 22 domaines
consacrées. Si elles s’abstiennent, c’est l’Etat qui légifère. Ainsi, elles peuvent prendre en charge l’exécution
des lois dans le domaine de la compétence nationale, ou même introduire des législations spéciales (comme
les polices régionales, mises en place en parallèle de la police étatique). La Catalogne, les Pays Basques et la
Galice sont des régions provisoires d’autonomie, qui exercent le plus leurs compétences législatives.
Depuis longtemps, les partis autonomistes représentés au Congrès monnayaient leur soutien à la
majorité qui s’était dégagée en échange de plus de pouvoirs politiques pour leurs institutions, ce qui s’était
traduit par un affaiblissement de l’Etat unitaire. Cependant, la remise en cause de l’Etat Unitaire est de plus
en plus virulente aujourd’hui, et s’est incarné dans le mouvement indépendantiste catalan.
B. …aujourd’hui remis en cause par la crise catalane, qui pose un problème de légitimité
démocratique
L’interrogation majeure pour l’avenir institutionnel de l’Espagne reste la situation catalane. Suite à la
crise économique, la Catalogne étant une région très touristique et assez riche, des manifestations
pacifiques en faveur d’une plus grande autonomie et d’une souveraineté locale ont eu lieu, et cette volonté
d’autonomie a été attisée par le profond mépris montré par Mariano Rajoy, alors au pouvoir. Depuis 2012,
une majorité transpartisane ouvertement indépendantiste est au pouvoir au Parlement Catalan. Le 23
janvier 2013, un premier processus participatif citoyen avait été organisé au sujet de l’indépendance, ou 80%
des votants s’était exprimé pour l’indépendance. Le 1er octobre 2017, un référendum illégal a cette fois-ci
été organisé par les autorités catalanes. 90% des 40% de votants étaient favorables à l’indépendance. Celle-
ci a donc été proclamée le 11 octobre 2017, décision qui a immédiatement été suspendue par Madrid. Les
institutions catalanes ont été mises sous tutelle, en vertu de l’article 155 de la constitution. Les
indépendantistes catalans ont joué de l’opposition entre légalité et légitimité.
Les dernières élections législatives ont mobilisé 80% des électeurs, et ont reconduit la majorité
indépendantiste, alors même que les leaders du mouvement, Artur Mas et Carlos Puigdemont, étaient soit
en détention soit en fuite. La crise est donc loin d’être apaisée, bien que Pedro Sanchez en ait appelé au
dialogue dans une tribune de fin 2019. Elle a été gelée par la crise du covid et le confinement. Le rapport de
mars 2005, sur une éventuelle révision constitutionnelle envisageait d’inclure la dénomination des
Communautés autonomes. Il a ouvert la discussion sur la répartition des compétences, mais
l’autodétermination n’était évidemment pas envisagée.

Conclusion :
L’avenir institutionnel de l’Espagne est donc incertain. La constitution semble avoir besoin d’être
révisée pour faire face aux défis de son temps : la monarchie est de plus en plus questionnée, la majorité au
sein du Parlement devient presque impossible à obtenir, ce qui gèle la vie institutionnelle espagnole, et le
compromis trouvé entre localités et gouvernement national ne convient plus, du moins dans le cas catalan.
On peut considérer qu’au vu des quarante années de démocratie qu’a connu l’Espagne, et de son ancrage
dans l’Union Européenne, le régime démocratique est stable, et il est temps de procéder à des révisions
constitutionnelles. La crise de la covid19 a cependant rendu impossible cette prise de décision pour l’année
2020.
Bibliographie :
- Trente ans d'application de la Constitution espagnole, Pierre Bon
- Droit constitutionnel et institutions politiques, Guillaume Tusseau et Olivier Duhamel
- Y a-t-il un modèle espagnol ? Alain Tourraine
- Tribune de Pedro Sanchez « Je ne laisserai pas la flambée nationaliste catalane compromettre la
démocratie »

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