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2022, 11:01 La France condamnée pour atteinte à la liberté d’expression d’une militante Femen : un aboutissement pour les Femen, un …

La Revue des droits de


l’homme
Revue du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux

Actualités Droits-Libertés
2022
Octobre

La France condamnée pour


atteinte à la liberté d’expression
d’une militante Femen : un
aboutissement pour les Femen,
un commencement pour les
femmes ?
Julie Mattiussi
https://doi.org/10.4000/revdh.15948

Résumés
Français English
La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la France dans un arrêt du 13 octobre
2022 pour atteinte à la liberté d’expression d’une militante Femen. Sans remettre en cause la
qualification d’exhibition sexuelle s’agissant du comportement consistant à manifester seins nus,
elle estime que la condamnation en l’espèce n’était pas nécessaire dans une société démocratique
et retoque ainsi le contrôle de proportionnalité qu’avait effectué la Cour de cassation française.

The European Court of Human Rights condemned France in a decision of October 13, 2022 for
infringing the freedom of expression of a Femen activist. Without calling into question the
qualification of sexual exhibition with regard to the behavior consisting in demonstrating topless,
it considers that the condemnation in this case was not necessary in a democratic society and
thus retracted the control of proportionality which had carried out the French Court of Cassation.

Indexation

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Mots-clés : Exhibition sexuelle ; Femen ; corps ; seins ; féminisme ; proportionnalité ; nudité ;


liberté d’expression ; liberté religieuse
Keywords: Sexual exhibition; Femen; body; breasts; feminism; proportionality; nudity;
freedom of expression; religious freedom

Texte intégral
1 Les seins des femmes sont-ils sexuels  ? Sans répondre à la question, la décision
Bouton contre France de la Cour européenne des droits de l’Homme en date du 13
octobre 2022 apporte de précieux éléments de réflexion sur l’état d’une question qui
anime régulièrement le débat public, qu’il s’agisse de l’exposition militante des seins
féminins, de la question de l’allaitement en public ou de celle de l’autorisation du
monokini, remise au goût du jour en contrepoint des interrogations sur le port du
« burkini ».
2 La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la France pour violation de
la liberté d’expression. Elle estime que la condamnation par les juges français d’une
Femen pour avoir mené une action politique seins nus dans un lieu de culte à un mois
d’emprisonnement avec sursis pour exhibition sexuelle est attentatoire à la liberté
d’expression de l’intéressée1.
3 Au moment des faits, la requérante, militait au sein du groupe Femen, mouvement
féministe né en Ukraine en 2008 dont l’un des modes d’action est bien connu  :
protester seins nus pour porter un message politique tout en remettant en cause la
sexualisation systématique du corps des femmes2. En l’espèce, l’action qui avait eu lieu
en l’église de la Madeleine à Paris visait à dénoncer l’hostilité de l’Église à l’égard de
l’interruption volontaire de grossesse en simulant un avortement à l’aide d’un morceau
de viande crue. La requérante avait alors le torse nu et barré de slogans protestataires.
Poursuivie en justice du chef d’exhibition sexuelle3, elle a été condamnée en première
instance comme en appel et son pourvoi devant la Cour de cassation a été rejeté le 9
janvier 20194. L’épuisement des voies de recours internes lui a permis de saisir la Cour
européenne des droits de l’Homme, qui vient de condamner la France.
4 Le principe de la condamnation de la France est d’importance majeure pour la
requérante, de même que pour l’ensemble des militantes Femen. II y avait un véritable
paradoxe pour ces militantes féministes à se voir condamnées pour exhibition sexuelle,
infraction classée par le Code pénal au sein d’une section relative aux agressions
sexuelles. L’analyse du raisonnement des juges de Strasbourg témoigne toutefois d’un
exercice d’équilibriste cherchant à éviter de revenir sur la conception française de
l’exhibition sexuelle.
5 Le 9 janvier 2019, la Cour de cassation avait estimé que les éléments constitutifs de
l’exhibition sexuelle étaient caractérisés. Elle avait toutefois ouvert la porte à ce
qu’aucune condamnation ne soit prononcée en réalisant un contrôle de
proportionnalité entre l’atteinte à la liberté d’expression de la militante et l’atteinte à la
liberté religieuse d’autrui. L’issue du contrôle était toutefois défavorable à la
requérante, la Cour de cassation affirmant que l’arrêt d’appel n’a pas porté une atteinte
excessive à la liberté d’expression en la conciliant avec la liberté religieuse.
6 Le 26 février 2020, la Haute juridiction avait précisé les contours de sa jurisprudence
au sujet d’une autre action Femen, laquelle avait pris place au musée Grévin, un lieu
public laïc. Les juges du quai de l’Horloge avaient alors de nouveau considéré que
l’exhibition sexuelle était caractérisée, mais ils avaient estimé que celle-ci ne pouvait
pas donner lieu à condamnation en raison de l’atteinte disproportionnée que cela
causerait à la liberté d’expression de la requérante5. L’affaire semblait donc entendue :
les actions torses nus des Femen étaient systématiquement qualifiées d’exhibitions
sexuelles, mais la condamnation ne devait pas constituer une ingérence
disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression des intéressées. Or il n’y
avait pas de disproportion lorsque la liberté religieuse pesait dans la balance des
intérêts, ce qui était le cas en 2019, mais pas en 2020.

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7 Dans l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme du 13 octobre 2022, les
juges européens condamnent la France au titre des failles que comporte le contrôle de
proportionnalité réalisé le 9 janvier 2019. Elle rend donc une décision circonstancielle,
à la portée limitée (I). La Cour européenne passe en revanche à côté de l’occasion de
rendre une décision plus audacieuse revenant sur les éléments constitutifs de
l’exhibition sexuelle à la française (II).

I/- La correction du contrôle de


proportionnalité : une décision
favorable aux Femen
8 Dans le présent arrêt, la Cour européenne des droits de l’Homme remet en cause le
contrôle de proportionnalité exercé par le juge français. En vertu de l’article 10§2 de la
Convention européenne, la liberté d’expression peut être limitée. Pour être justifiée,
l’ingérence étatique dans la liberté d’expression doit être prévue par la loi, poursuivre
un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique. En l’espèce, la Cour
estime que les deux premières conditions sont remplies. La troisième en revanche ne
l’est pas. La nécessité implique un contrôle de proportionnalité mettant en balance la
liberté d’expression et le ou les intérêts antagonistes en présence. Ce contrôle, réalisé in
concreto, confère une portée limitée à la décision. En pratique, le raisonnement de la
Cour rend toutefois hypothétique la situation où la condamnation d’une Femen pour
exhibition sexuelle serait jugée conforme au droit de la Convention européenne des
droits de l’homme. Cela ressort tant des motifs de la Cour quant à la nature et de la
lourdeur de la peine prononcée (A), que de l’identification de l’intérêt antagoniste, la
Cour relevant un recours inadapté à la liberté religieuse (B).

A/- L’insuffisante prise en considération de la


nature et de la lourdeur de la peine
9 La Cour européenne des droits de l’homme affirme, dans la droite ligne de sa
jurisprudence que «  la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à
prendre en considération  lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence
»6. Elle l’a affirmé à plusieurs reprises s’agissant de l’ingérence dans la liberté
d’expression7. Ainsi la France a-t-elle été récemment condamnée pour avoir infligé à un
requérant une peine de dix-huit mois d’emprisonnement dont dix mois de sursis avec
mise à l’épreuve pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme. Le
requérant avait qualifié Chérif et Saïd Kouachi, auteurs de l’attentat de Charlie Hebdo le
7 janvier 2015, de « courageux » dans une interview8.
10 En l’espèce, la requérante a été condamnée à une peine d’un mois avec sursis simple
et au versement de 2 000 euros de dommages-intérêts au représentant de la paroisse.
Si la peine est bien privative de liberté, elle est réalisée en sursis total. La Cour soigne
son raisonnement sur ce point et conclut à la lourdeur de la peine en rappelant que
celle-ci devra être exécutée en cas de nouvelle condamnation et qu’elle est inscrite dans
le casier judiciaire de la requérante. Faut-il en déduire qu’une simple peine d’amende
aurait pu constituer une ingérence justifiée dans la liberté d’expression ? Il est bien sûr
théorique d’isoler un des éléments d’appréciation de la Cour, puisque celle-ci réalise
son contrôle en considération de l'ensemble de la situation. La question mérite
néanmoins d’être posée à l’aune de l’affirmation de la Cour selon laquelle les
dommages-intérêts ont un montant « relativement élevé »9, comme s’ils aggravaient la
peine privative de liberté, alors qu’ils sont supposément fixés pour réparer le préjudice
et non pour punir la faute. Le versement d’une somme d’argent apparaît ainsi comme

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excessif, ce qui laisse ouverte la question de savoir si même une peine d’amende serait
compatible avec la condamnation d’une Femen pour exhibition sexuelle.
11 Le prononcé d’une peine de nature et de lourdeur excessive n’est, au demeurant, pas
l’unique élément donnant lieu à condamnation de la France puisque celle-ci se voit
reprocher un recours inadapté à la liberté religieuse.

B/- L’usage inadapté de la liberté religieuse


12 Selon la Cour européenne des droits de l’Homme, il existait bien un but légitime qui
aurait pu justifier une ingérence dans la liberté d’expression de la requérante. Les
termes dans lesquels la Cour l’affirme sont toutefois annonciateurs de ce qu’elle ne
souscrira pas à l’analyse française de la «  nécessité dans une société démocratique  ».
Dès le § 41, la Cour indique que «  l’ingérence dans la liberté d’expression de la
requérante poursuivait plusieurs buts légitimes au sens de l’article 10 § 2, à savoir la
protection de la morale et des droits d’autrui, la défense de l’ordre et la prévention des
infractions pénales ». La protection de liberté religieuse d’autrui n’est pas explicitement
mentionnée comme but légitime, ce qui est cohérent avec le motif de condamnation qui
suivra sur le plan du contrôle de la nécessité.
13 La Cour de cassation, le 9 janvier 2019, plaçait son contrôle de proportionnalité sur le
terrain du conflit de droits et libertés individuelles. La question était donc de savoir si la
condamnation de la militante pour protéger la liberté religieuse était disproportionnée
au regard de sa liberté d’expression. La Cour de cassation y avait répondu par la
négative dans les termes suivants  : «  […] en se déterminant ainsi, par des motifs qui
caractérisent en tous ses éléments constitutifs, […] le délit d’exhibition sexuelle, la cour
d’appel, […] dont la décision n’a pas apporté une atteinte excessive à la liberté
d’expression de l’intéressée, laquelle doit se concilier avec le droit pour autrui, reconnu
par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, de ne pas être
troublé dans la pratique de sa religion, a justifié sa décision ».
14 À cet égard, la Cour européenne des droits de l’Homme, dans son arrêt du 13 octobre
2022, relève à juste titre que la liberté religieuse a été érigée par la Cour de cassation en
«  droit d’autrui  » confronté à la liberté d’expression, alors même que le délit
d’exhibition sexuelle n’a pas pour objet de protéger la liberté religieuse. L’article 222-32
du Code pénal a vocation, comme toute loi pénale, à préserver l’ordre public, mais
également un rôle de protection de la moralité publique ici entendue au sens de morale
des comportements sexuels, l’exhibition sexuelle étant rangée parmi les agressions
sexuelles dans le Code pénal. Mais en aucun cas cette disposition n’a pour fonction de
protéger la liberté religieuse10.
15 La Cour européenne des droits de l’Homme affirme donc qu’il n’y avait pas lieu de
procéder à une mise en balance entre la liberté religieuse et la liberté d’expression11.
Celle-ci aurait dû être mise en balance avec les valeurs protégées par le délit
d’exhibition sexuelle, à savoir l’ordre public et la morale12, comme cela a d’ailleurs été le
cas dans l’arrêt de la Cour de cassation du 26 février 2020 relatif à l’action du musée
Grévin13. Cela ne signifie pas que le lieu choisi en l’espèce – une église – et l’action
menée – simulation de l’avortement de Jésus – ne devaient pas être pris en
considération pour réaliser la pesée des intérêts, mais ils n’auraient dû être traités que
comme des éléments de contexte et non comme une liberté protégée par l’article 222-32
du Code pénal.
16 Or la mise en balance de la liberté d’expression avec l’ordre public et la morale plutôt
qu’avec la liberté religieuse aurait dû conduire les juges français à s’interroger
davantage sur les idées exprimées par la militante14. La Cour estime que moins
concentrés sur la liberté religieuse et le caractère offensant de la nudité dans un lieu de
culte, ils auraient pu prendre davantage en considération la dimension féministe du
message15.
17 Là encore, il est possible de se demander dans quels cas une militante Femen aurait
pu être condamnée. À suivre le raisonnement de la Cour, il est possible d’imaginer que
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si l’action avait délibérément pris place au cours d’une messe, si la dimension


anticléricale de l’action avait été scandée par la militante auprès d’un public croyant,
alors les éléments de contexte auraient pu conduire à estimer que la condamnation
pour exhibition sexuelle était justifiée. Une telle hypothèse est en réalité assez peu
crédible s’agissant des Femen, s’agissant d’un mouvement pacifiste.
18 Compte tenu de ces éléments, il faut également se demander si la confirmation par la
Cour de cassation, dans un arrêt non publié en date du 15 juin 202216, de la
condamnation de trois Femen à des peines privatives de liberté avec sursis pour avoir
mené une action coordonnée lors de la première édition du Forum pour la Paix et des
célébrations du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale à Paris en
novembre 2018 est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne. Cela n’est pas
certain, dès lors que des peines privatives ont été prononcées et que la Cour de
cassation a mis en balance la liberté d’expression avec «  un autre droit garanti par la
Convention européenne des droits de l'homme en ce [que la cérémonie] s'est déroulée
le 11 novembre 2018, date à laquelle les chefs d'État participaient, en ce même lieu, à la
cérémonie de commémoration du centenaire de l'armistice de 1918, remontant les
Champs-Élysées pour se recueillir sur la tombe du Soldat inconnu à l'Arc de
Triomphe ». La Cour évoque la « nécessaire dignité » requise par l’évènement, sans que
l’on sache si c’est la liberté d’expression (d’une commémoration en l’occurrence) ou le
droit au respect de la vie privée des familles qui est visé. La Cour d’appel évoquait,
quant à elle, l’ordre public17. Dans cette affaire, il semble que la Cour de cassation a de
nouveau mis en balance un droit «  d’autrui  », non directement protégé par le délit
d’exhibition sexuelle.
19 Si la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme est une victoire pour la
liberté d’expression des militantes Femen, elle est une occasion manquée de faire
évoluer la conception sexualisée des torses féminins, les juges ayant refusé de revenir
sur les éléments constitutifs du délit d’exhibition sexuelle.

II/- Le refus de revenir sur les éléments


constitutifs l’exhibition sexuelle : une
occasion manquée pour les femmes
20 La Cour affirme que l’ingérence dans la liberté d’expression était bien prévue par la
loi, ce qui signifie que les militantes Femen pouvaient s’attendre à être condamnées
pour le comportement consistant à exposer leurs seins nus. À bien y regarder, cette
analyse n’était pas évidente et témoigne d’un refus délibéré de revenir sur les éléments
constitutifs de l’exhibition sexuelle (A). Les perspectives d’évolution en droit interne
existent cependant puisqu’il suffirait de modifier l’interprétation jurisprudentielle de
l’élément matériel de l’infraction (B).

A/- L’affirmation critiquable du caractère prévisible


de la condamnation
21 La Cour européenne des droits de l’Homme estime que la condamnation d’une
Femen pour exhibition sexuelle était prévisible. Elle l’affirme toutefois avec force
nuances, ce qui laisse à penser que l’assertion est fragile, et que les juges auraient pu
valablement retenir l’absence de prévisibilité de la loi française. La solution aurait alors
été plus audacieuse.
22 Pour le comprendre, rappelons le texte de l’article 222-32 du Code pénal  :
« L'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du
public  ». Ce texte requiert la caractérisation d’un élément matériel et d’un élément
moral.

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23 L’élément moral consiste en une volonté d’exposer sa nudité au regard d’autrui. Il


s’agit d’un dol général qui résulte de l’interprétation du terme «  imposée  ». La seule
démarche consciente consistant à montrer sa nudité dans un lieu accessible au public
permet de caractériser l’élément moral18. Il est largement admis que ce dol général ne
nécessite pas de s’intéresser aux mobiles de l’exhibition. Si une telle argumentation a pu
être retenue au sujet des Femen par une réponse ministérielle19et des juges du fond, elle
a fait long feu devant la Cour de cassation20.
24 L’élément matériel est bien davantage discuté puisqu’il s’agit de l’exposition à la vue
d’autrui d’une nudité sexualisée, l’exhibition devant être «  sexuelle  ». La question en
l’espèce concerne non seulement les Femen, mais plus généralement toutes les femmes,
puisqu’il s’agit de savoir si l’exposition du torse féminin constitue une nudité sexualisée
ou non. N’en déplaise à la Cour européenne des droits de l’Homme qui affirme qu’en
«  vertu de la jurisprudence telle qu’elle était établie au moment des faits litigieux, la
nudité de la poitrine de la femme était de nature à caractériser l’élément matériel de
l’infraction », la jurisprudence française semble en réalité bien plus erratique. Outre le
fait que les décisions de la Cour de cassation à ce sujet sont trop rares pour que l’on
puisse en retirer une véritable tendance, la doctrine considère que la nudité des seins
des femmes fait l’objet d’une tolérance «  à géométrie variable  »21. Les femmes en
monokini sur la plage et les femmes allaitantes semblent ainsi à l’abri de toute
condamnation pénale22, sans que cela soit absolument certain. Les TumulTueuses,
groupe féministe menant des « actions piscines » consistant à aller se baigner sans haut
de maillot de bain dans les piscines municipales dans une démarche contestataire à la
fin des années 2000, indiquent que si les maîtres-nageurs et la police intervenaient
systématiquement pour stopper l’action, elles n’étaient jamais poursuivies23. L’exemple
montre que la frontière entre l’autorisé et l’interdit en la matière est peu évidente.
25 Certes, la démarche même des Femen, consistant à interpeller par le nu pour
dénoncer la sexualisation systématique des corps féminins, pouvait être interprétée
comme relevant d’un contexte sexualisé. En se jouant de la sexualisation habituelle des
corps, les Femen témoignent être conscientes du « choc » qu’elles sont susceptibles de
susciter en exposant leurs seins. Une telle analyse était-elle pour autant suffisamment
évidente pour que les Femen aient pu prévoir leurs condamnations ? Au regard des
éléments qui précèdent, il nous semble que non.
26 Le rejet de deux questions prioritaires de constitutionnalité sur ce point24 au motif
que le juge pénal a déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’exhibition sexuelle et que
« l’article 222-32 du Code pénal est rédigé en des termes suffisamment clairs et précis
pour permettre son interprétation, qui relève de l’office du juge pénal, sans risque
d’arbitraire » n’y change rien puisqu’il ne s’agit là que de renvoyer la question au juge
pénal, dont l’interprétation n’est pas constante sur la question des seins féminins.
27 L’opinion concordante de la juge Šimáčková est en ce sens. Si elle souscrit à
l’affirmation selon laquelle la liberté d’expression a été bafouée, elle considère que
l’exhibition sexuelle a vocation à protéger contre les agressions sexuelles, ce dont il
n’était pas question en l’espèce. Elle doute ainsi que la condamnation de l’exposition du
torse féminin nu ait été prévisible et ait eu un but légitime. Elle affirme qu’« il ne peut
être soutenu qu’un moyen d’expression purement politique, qui n’a pas été sexualisé de
quelque manière que ce soit, constitue une ingérence dans le droit d’être protégé contre
les agressions sexuelles » et conclut par ces mots : « la société admet voire exige que le
législateur discipline les femmes quant à ce qu’elles peuvent ou ne peuvent pas exhiber
et utilise même les outils du droit pénal pour ce faire. En effet, les femmes n’ont pas le
droit d’être habillées ni trop ni trop peu. Tout le monde est libre, mais les femmes
doivent faire attention à ce qu’elles révèlent et à ce qu’elles cachent ».
28 Pourtant, la décision du 13 octobre 2022 ne revient pas sur la possible condamnation
pour exhibition sexuelle pour exposition du torse nu féminin. Elle admet néanmoins
que sa prévisibilité est liée à l’interprétation jurisprudentielle française de la loi et non à
la précision du texte de loi lui-même. Il reste ainsi permis d’espérer une clarification de
la jurisprudence interne sur la question de la nudité des seins féminins.

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B/- L’évolution possible de l’élément matériel de


l’exhibition sexuelle en droit interne
29 La portée minimale de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme laisse au
juge judiciaire français, gardien de la liberté individuelle25, la charge de faire évoluer sa
jurisprudence au gré des mœurs de la société. Sans revenir sur la définition de l’élément
matériel de l’exhibition sexuelle comme exigeant une nudité sexualisée, les juges
statuant sur la question pourraient faire évoluer leurs appréciations lorsqu’il s’agit de la
nudité des seins féminins. Il s’agirait alors d’affirmer que celle-ci n’est pas, en elle-
même, sexualisée. Une femme ne pourrait faire l’objet d’une condamnation pour
exhibition sexuelle que si le contexte, par exemple l’association de la nudité des seins à
un geste masturbatoire, leur donnait une connotation sexuelle26.
30 La dissociation entre les seins des femmes et la sexualité permettrait de traiter de la
même façon les torses masculins et torses féminins, à une époque où l’égalité entre les
personnes est une valeur mise en avant par le droit, tandis que les bonnes mœurs sont
en déclin27. Une telle solution serait conforme aux préconisations de la Commission
nationale consultative des droits de l’Homme dans son «  avis relatif aux violences
sexuelles  : une urgence sociale et de santé publique, un enjeu de droits
fondamentaux »28. Elle réduirait l’aléa judiciaire concernant les femmes allaitantes et
les baigneuses en monokini sur les plages et dans les piscines29. Notons, pour finir,
qu’une telle vision des poitrines féminines ne remettrait pas en cause la qualification
d’agression sexuelle lorsqu’une personne touche volontairement les seins d’une
femme30. Selon l’article 222-22 du Code pénal, l’agression sexuelle est définie comme
« toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ». Or,
si toucher les seins d’une femme sans son consentement est un geste à caractère sexuel,
la partie du corps touchée (les seins) ne l’est pas nécessairement. La jurisprudence a
d’ailleurs eu l’occasion de condamner une personne pour agression sexuelle s’agissant
d’une main posée sur la cuisse d’une mineure31, décorrélant ainsi le caractère sexuel du
geste de celui de la zone corporelle touchée.
31 La condamnation de la France par la Cour européenne, même si elle ne revient pas
elle-même sur les éléments constitutifs de l’exhibition sexuelle, ouvre la voie à une
possible évolution du droit interne. Le corps des femmes ne doit pas être envisagé par le
droit comme étant plus sexuel que celui des hommes. Certes les récents débats sur le
crop-top, tee-shirt dévoilant le bas de ventre à la mode chez les jeunes femmes, ont été
l’occasion d’illustrer la vivacité du stéréotype selon lequel le corps féminin doit être
caché parce qu’il excite les hommes32. Mais il faut bien admettre que si la norme
juridique n’a pas le pouvoir de modifier d’un coup les perceptions individuelles – en
l’occurrence celles d’un corps féminin sexualisé – elle ne peut pas toujours attendre que
la société ait achevé sa mue33. Les juges sont à la fois témoins et acteurs de l’évolution
des mœurs. Il leur revient, en tant qu’interprètes des normes juridiques, d’identifier le
moment où leur application des règles peut conduire à affirmer des valeurs différentes
de ce qui était auparavant ancré dans toute une société, assumant ainsi un changement
de perception de ce qui doit être. S’agissant de la désexualisation des seins des femmes,
la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme, quoique modeste dans sa
portée, envoie peut-être un signal selon lequel le temps est venu d’affirmer que les
torses féminins ne sont pas sexuels.

32 CEDH, 13 oct. 2022, n° 22636/19, aff. Bouton c. France.

Les Lettres «  Actualités Droits-Libertés  » (ADL) du CREDOF (pour s’y abonner) sont
accessibles sur le site de la Revue des Droits de l’Homme (RevDH) – Contact

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Notes
1 CEDH, 13 oct. 2022, n° 22636/19, aff. Bouton c. France.
2 Jallal Mesbah, « Ôter les habits du genre. Les modes d’action des Femen  », Clio. Femmes,
genre, histoire 2021/2, n° 54, p. 157.
3 C. pén., art. 222-32
4 Cass. crim, 9 janvier 2019, n° 17-81.618, FS-P+B : RLDI 2019. 156 ; D. actu 21 janv. 2019, obs.
Dorothée Goetz  ; Gaz. pal. 2019, n°  5, p.  32 ; RJPF  2019, n°  4, note Julie Mattiussi ; RPDP
2019, n° 2, p. 403, obs. Jean-Christophe Saint-Pau, Rev. pénit. 2019, n° 2, p. 403.
5 Cass. crim, n°  19-81827, 26 févr. 2020, FS-P+B+I  : AJ. pén. 2020. 247, note Jean-Baptiste
Thierry ; RJPF  2020-4/12, note Emmanuel Putmann et S. Cacioppo ; JCP G  2020. 699, note
Jean-Christophe Saint-Pau ; D. actu 6 mars 2020, « Liberté d’expression : une militante Femen
échappe à une condamnation pour exhibition sexuelle », obs. Amélie Blocman ; Comm. com.
électr. 2020, n° 4, comm. 34, note Agathe Lepage ; RSC 2020. 909, note Xavier Pin ; ibid. 307,
note Yves Mayaud  ; Lexbase Pénal n° 24 du 27 févr. 2020, note Nicolas Catelan  ; RDH,
actualités Droit-Libertés 7 septembre 2020, note Julie Mattiussi.
6 § 46.
7 V., cités par la Cour, CEDH, 12 juillet 2016, Reichman c. France, n° 50147/11, § 73 ; CEDH, 7
sept. 2017, Lacroix c. France, n°  41519/12, §  50  ; CEDH, 26 mars 2020, Tête c. France, n°
59636/16, § 68).
8 CEDH, 23 juin 2022, Rouillan c. France, n° 28000/19  : D. actu 29 juin 2022, note Sabrina
Lavric.
9 § 52.
10 § 60.
11 Les juges relèvent au demeurant que l’identification de cet « autrui » dont la liberté religieuse
aurait été bafouée n’est pas évidente, l’action ayant pris place à un moment où aucune messe
n’était en cours, § 62 ; v. déjà notre analyse sur ce point « Femen, nudité et liberté d’expression »,
RJPF 2019, n° 5.
12 § 63.
13 La mise en balance avait alors été, rappelons-le, favorable à la militante.
14 § 63.
15 § 64.
16 Cass. crim, 15 juin 2022, n° 21-82.392, Inédit : Dr. pén. 2022, n° 9, comm. 137, note Philippe
Conte ; Comm. com. électr. 2022, n° 10, comm. 68, note Agathe Lepage.
17 Point 21.
18 Ex. Agathe Lepage et Haritini Matsopoulou, Droit pénal spécial, Thémis droit, PUF, 2015, 1re
éd., n° 445, p. 309.
19 Rep. min. à la question n° 9763 de Paul Molac relative à la définition de l’exhibition sexuelle,
JOAN 4 sept. 2018, p. 7820, réf. à une intention de provoquer  ; CA Paris 12 janv. 2017,
mentionné dans Cass. crim. 10 janvier 2018  ; CA Paris 10 déc. 2018, n° 1801536. L’autrice
remercie le cabinet Dosé Lévy de lui avoir communiqué la décision.
20 Cass. crim, 10 janvier 2018, n° 17-80816 : Comm. com. electr. 2018, n° 4. 28, note Agathe
Lepage ; D. 2018. 1061, note Lyn François ; RSC 2017. 418, obs. Yves Mayaud ; dr. pén. 2018, n°
3, comm. 42, obs. Philippe Conte ; Rev. pénit. 2018, n° 1, p. 81, note Valérie Malabat  ; Cass.
crim, n° 19-81827, 26 févr. 2020, préc.
21 Agathe Lepage et Haritini Matsopoulou, op. cit., n° 444, p. 308 ; Valérie Malabat , « Morale
et droit pénal  », in Dominique  Bureau, France Drummond et Dominique  Fenouillet (dir.),
Droit et morale, Thèmes & Commentaires, Dalloz, 2011, p. 219, spéc. p. 227  ; Sylvain Jacopin,
Droit pénal spécial – Les atteintes aux personnes, Hachette, 2013, 2e éd., p. 68 ; Philippe Conte,
Droit pénal spécial, LexisNexis, 2016, 5e éd., n° 263, p. 180 ; Michel Véron, Droit pénal spécial,
Sirey, 2017, 16e éd., n° 133, p.  86. Les ouvrages cités couvrant toute la décennie 2010-2020
montre que la dépendance au contexte était déjà relevée par nombre d’auteurs au moment des
faits de l’espèce  ; v toujours Xavier Pin, «  Justification, liberté d’expression et protestation
politique », RSC 2020. 909.
22 Pour les femmes allaitantes, v. Martine Herzog-Evans, «  AA 67  : allaiter, vous avez le
droit ! », Allaiter aujourd’hui, n° 67, LLL France, 2006 ; s’agissant du monokini, il faut toutefois
relever la condamnation d’une baigneuse jouant du ping pong en monokini, Cass. crim., 22 déc.
1965, n° 65-91997 : Bull. crim, n° 289. Julie Gâté relève que les interdictions du monokini par les
règlements intérieurs de piscine ou arrêtés municipaux demeurent nombreux, mais elle n’évoque
pas de condamnation pénale pour exhibition sexuelle Julie Gâté, « Genre et nudité dans l’espace

https://journals.openedition.org/revdh/15948 8/10
22.11.2022, 11:01 La France condamnée pour atteinte à la liberté d’expression d’une militante Femen : un aboutissement pour les Femen, un …
publique », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman (dir.), La loi & le
genre – Études critiques de droit français, CNRS éditions, Paris, 2014, p. 677, spéc. p. 686.
23 Dans un entretien, une militante indique même que les forces de l’ordre ignoraient même sur
quelle base légale ils auraient pu les arrêter, Pascale Molinier, «  TumulTueuses, furieuses,
tordues, trans, teuff… féministes aujourd’hui – Cinq militant·e·s dans la bataille  », Multitudes
2010/3, n° 42, p. 43.
24 Cass. crim, 9 avr. 2014, n° 14-80-867 ; Cass. crim. 16 févr. 2022, n° 21-82392 : Dr. pén. 2022,
n° 6, comm. 106, note Philippe Conte.
25 Constitution, art. 66.
26 À noter toutefois que les faits commis à compter du 23 avril 2021 (date d’entrée en vigueur de
la loi n° 2021-478 du 21 avril 2021) ne pourront certainement pas donner lieu à une telle analyse,
puisque la nudité n’est plus requise depuis cette date pour qualifier d’exhibition sexuelle un acte
sexuel réel ou simulé. Madame Farah Safi regrette d’ailleurs que le législateur ne se soit pas saisi
de cette occasion pour clarifier directement dans le texte l’élément matériel du délit, « De l’art de
légiférer, ou quand la loi précise que même lorsqu’il n’y a pas exhibition sexuelle… il y a
exhibition sexuelle ! », D. 2021. 1254.
27 La juge Šimáčková relève même, plus généralement, que «  la civilisation française n’est pas
puritaine » § 9, opinion concordante.
28 JORF 25 nov. 2018, § 41.
29 V. supra
30 La crainte de la remise en cause de la qualification d’agression sexuelle lorsque les seins d’une
victime sont touchés est un argument croisé au détour d’argumentaires de juges du fond pour
justifier le caractère sexuel des seins féminins dans les affaires Femen, v. par exemple CA Paris 15
févr. 2017, n° 15/01363 : D. actu 31 mars 2017, Dorothée Goetz.
31 Cass. crim. 3 mars 2021, n° 20-82.399 ; Dr. pén. 2021, n° 5, comm. 81, note Philippe Conte ;
Dr. fam. 2021, n° 5, p. 82, note Philippe Bonfils.
32 V. notre article « Haro sur les jeunes femmes – Les risques de la stigmatisation », JAC 2020
[en ligne].
33 D’ailleurs, si le corps social a entièrement modifié sa perception, l’évolution juridique n’a plus
vraiment de raison d’être. Songeons à l’ordonnance du 16 Brumaire an IX (7 novembre 1800) qui
interdisait aux femmes le port du pantalon, implicitement abrogée d’après une réponse
ministérielle du 31 janvier 2013.

Pour citer cet article


Référence électronique
Julie Mattiussi, « La France condamnée pour atteinte à la liberté d’expression d’une militante
Femen : un aboutissement pour les Femen, un commencement pour les femmes ? », La Revue
des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 20 octobre 2022,
consulté le 22 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/revdh/15948 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/revdh.15948

Auteur
Julie Mattiussi
Maîtresse de conférences à l’Université de Haute-Alsace, CERDACC et chercheuse associée au
CDPF de l’Université de Strasbourg

Du même auteur
Femen : liberté d’expression par l’exhibition [Texte intégral]
À propos de Cass. crim. n° 19-81827, 26 févr. 2020, FS-P+B+I
Paru dans La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés

La liberté vestimentaire démasquée ? [Texte intégral]


À propos de l’ordonnance du Conseil d’État en date du 17 avril 2020
Paru dans La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés

Le prix du genre [Texte intégral]


Note sous CEDH, Carvalho Pinto De Sousa Morais c. Portugal (Art. 8 et 14)
Paru dans La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés

https://journals.openedition.org/revdh/15948 9/10
22.11.2022, 11:01 La France condamnée pour atteinte à la liberté d’expression d’une militante Femen : un aboutissement pour les Femen, un …

Droits d’auteur
Tous droits réservés

https://journals.openedition.org/revdh/15948 10/10

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