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nombreuses approches et perspectives dont la variété témoigne du caractère hétérogène – certains diront
hétéroclite – de la discipline. Il devient dès lors difficile d’y circonscrire un champ d’étude général, ce qui nous
autorise à postuler l’existence d’une pluralité de criminologies : criminologie du passage à l’acte, criminologie
radicale, criminologie clinique, criminologie appliquée, criminologie de la réaction sociale, etc. Dans ce
foisonnement de criminologies, la criminologie critique se distingue à la fois par sa posture épistémologique et par
son engagement politique explicite. Nous proposons ici de présenter brièvement ces deux aspects spécifiques
Au plan épistémologique, la criminologie critique se caractérise avant tout par le recours à une méthode critique
dans la façon d’appréhender son champ d’étude. Proche parente de la criminologie de la réaction sociale, à
laquelle elle est souvent assimilée, la criminologie critique se distingue des autres criminologies du fait qu’elle
cherche à demeurer critique par rapport à la délimitation de ses objets et à la production du savoir criminologique
traditionnel. À cet égard, la criminologie critique se donne pour mission de constamment questionner
les a priori théoriques et les idées reçues concernant le crime et les mesures mises en place pour y répondre.
Entretenir une attitude critique par rapport à la connaissance, c’est être en mesure de constamment questionner
le processus par lequel on en arrive à produire du savoir. S’inspirant à cet égard du réalisme critique de Karl
Popper, une théorie critique de la connaissance se doit de continuellement remettre en question la validité même
de ses fondements théoriques et empiriques. Optant pour une méthode falsificatoire, la démarche poppérienne
s’appuie sur l’idée qu’aucune théorie ne peut être prouvée de façon définitive, mais seulement réfutée sur la base
du raisonnement et des expériences empiriques. Toute nouvelle théorie, aussi rigoureuse soit-elle, demeure
toujours une hypothèse qui pourra éventuellement être réfutée. Selon cette perspective, il s’avère illusoire
d’espérer atteindre un jour la vérité ultime. La mission du chercheur consistera donc, en toute humilité, à se
rapprocher toujours davantage de la vérité par un incessant processus d’essais et d’erreurs, tout en préservant
ce réflexe falsificatoire. C’est cette continuelle quête de la falsification qui permet de conférer à cette méthode son
caractère critique. Comme le mentionne Popper (1991: 78) cette démarche critique a pour principal avantage
qu’elle nous permet d’échapper à « la stratégie d’immunisation de nos théories contre la réfutation ». Être critique
pour le chercheur, c’est donc s’assurer de ne jamais tomber dans le piège de la certitude absolue et de
l’acceptation aveugle des idées reçues. Bien qu’au premier abord plus confortable, cette certitude par rapport à
notre connaissance des choses n’en demeure pas moins improductive du point de vue des nouvelles
découvertes.
Au niveau des sciences humaines, cette attitude critique s’avère d’autant plus pertinente que le chercheur est
appelé à se pencher sur des objets et des phénomènes qui sont au départ marqués par une lourde connotation
sociale et institutionnelle. À cet égard, la plupart des objets des sciences sociales peuvent être considérés
comme des concepts et des idées reçues dont l’origine peut être retracée au sein même des institutions sociales.
C’est particulièrement vrai de la criminologie, dont le principal objet, à savoir le crime, est le produit d’une
désignation juridique et sociale fortement marquée par des enjeux normatifs liés au maintien de l’ordre et à la
répression des conduites marginales. Dans cet esprit, maintenir une attitude critique implique donc pour le
criminologue d’éviter de prendre ces objets pour acquis, d’essayer d’en dévoiler leurs origines institutionnelles, et
de proposer des définitions conceptuelles et théoriques alternatives. Le réflexe critique consiste donc à
continuellement questionner la provenance des a priori qui circulent au sein de la discipline. Dans ce sens, il
s’agit d’étendre la portée du réalisme critique de Popper au-delà de la réfutation des théories, pour y inclure
aussi la réfutation des concepts et des objets qui sont au cœur de la criminologie traditionnelle. Au plan
épistémologique, la criminologie critique se distingue donc des autres criminologies du fait qu’elle se donne pour
mission de remettre en question l’objectivité des constructions institutionnelles que sont le crime, la criminalité et
le criminel.
On peut retracer, dans l’histoire de la criminologie, de nombreuses illustrations de cette posture critique par
rapport à certaines idées ou concepts hérités des agences du système pénal. Par exemple, la criminologie
critique a permis de remettre en question la validité empirique des taux de criminalité tel que compilés par les
agences de contrôle et de répression du crime. En insistant sur le processus par lequel ces données sur le crime
sont constituées, on a pu démontrer que les statistiques officielles ne mesuraient pas tant le nombre d’infractions
commises sur un territoire donné, mais plutôt l’activité de répression des agences de contrôle. Depuis longtemps
reconnu en dehors même de la criminologie critique, ce principe a permis de mettre en évidence l’existence d’un
chiffre noir de la criminalité, et de mettre l’accent sur le processus de criminalisation secondaire qui constitue une
De façon plus importante encore, la criminologie critique a permis de mettre en lumière le fait que le crime, à titre
de conduite spécifique, n’est pas tant un phénomène brut qu’une construction juridique et sociale. Ce qui
caractérise toutes les conduites qualifiées de crime, ce ne sont pas les caractéristiques inhérentes à ces
conduites, mais bien le fait qu’elles transgressent un code de conduite qui a été instauré par des institutions
politiques et juridiques. Le crime est avant tout le produit d’une incrimination qui est suivi d’une transgression
(Robert, 2005). Chez les néo-marxistes, par exemple, on insiste sur la désignation politique de certaines
conduites comme étant des crimes du fait qu’elles menacent le maintien de l’ordre social des groupes dominants.
Le système de justice pénale serait dès lors considéré comme un instrument de répression entre les mains de
l’élite économique, permettant de mieux gérer la force de travail (Rusche et Kirchheimer, 1994). Chez Michel
Foucault, on porte encore plus loin cette analyse de la qualification institutionnelle qui s’opère au sein de la
pénalité. Il souligne entre autres que la production d’un savoir positiviste sur le criminel aurait permis de doubler
le caractère juridique du crime d’une nouvelle valeur scientifique, ouvrant ainsi la porte à la mise en place de
nouvelles technologies de contrôle des marginaux (Foucault, 1975 et 1999). Cette emphase mise sur le
processus de désignation a ainsi permis l’émergence en criminologie d’une tradition de recherche portant sur les
neutres et objectifs, mais qui en fait étaient calqués sur le jargon et les catégories des institutions de prise en
charge. Dans cet esprit, les tenants de la criminologie critique se sont toujours efforcés de proposer des façons
alternatives d’aborder et de définir l’objet du « crime » qui est au cœur de leur discipline. On peut penser en
particulier à Louk Hulsman qui allait proposer l’expression de situations problématiques pour désigner les
situations de conflit qui seront prises en charge par le système pénal. Cette redéfinition de l’objet permettait dès
lors, tout en échappant au langage et à la logique propres au système de justice pénale, de tracer des nouvelles
des principaux éléments théoriques de sa perspective abolitionniste (Hulsman et Bernat de Celis, 1982).
Dans la même veine, on peut aussi mentionner la criminologie clinique de Christian Debuyst, dans laquelle on
retrouve ce même regard critique par rapport aux catégories et aux notions cliniques héritées de la logique
pénitentiaire (Debuyst, 2009). C’est en privilégiant une perspective critique qu’il propose de traiter
des comportements problématiques plutôt que des conduites criminelles, ce qui permet de recouvrir une réalité
clinique plus large et moins empêtrée dans les impératifs correctionnels. Il aborde aussi la difficulté de travailler
avec certains concepts cliniques, tel que la dangerosité ou la personnalité criminelle, qui sous une apparente
neutralité scientifique, reproduisent en fait des catégories qui sont juridiquement et politiquement connotées. Ces
concepts sont en effet présentés et utilisés comme s’ils recouvraient des réalités naturelles et absolues, alors
qu’ils renvoient à des réalités institutionnelles et relatives. Le rôle du criminologue critique consiste donc à
dénoncer le bien fondé de ces idées, et à proposer de nouveaux outils théoriques et conceptuels pour mieux
La criminologie critique se distingue aussi des autres traditions criminologiques par son engagement politique
explicite. Il s’agit d’une criminologie qui cherche à tirer de la théorie critique des outils pour l’action sociale. Dans
pour mission de défendre un idéal de justice sociale et de protection des groupes marginalisés. On peut dès lors
considérer comme critique toute criminologie dont les activités savantes permettent de déboucher sur un
engagement politique en faveur d’une remise en question de l’ordre social. On pourrait ainsi évoquer, en réaction
à une criminologie du maintien de l’ordre, une criminologie de l’émancipation et des droits de la personne.
Traditionnellement, les criminologues critiques ont toujours adopté une position en faveur d’un recours minimal au
droit pénal et à la répression. C’est dans cet esprit qu’ils ont mené des recherches portant, par exemple, sur les
conditions de vie en prison et sur les effets corrosifs de l’intervention pénale sur les justiciables (Pirès, Landreville
et Blankevoort, 1981). Dans sa forme la plus radicale, la criminologie critique préconise l’abolition du système
pénal. Dans sa version plus soft, elle défend l’idée d’une intervention réduite de l’appareil de justice criminelle.
Cet appel à un allègement pénal se traduit, par exemple, par des demandes pour la création de peines
alternatives à l’emprisonnement et pour la réduction des pouvoirs octroyés aux agences policières. On dénonce
aussi cette tendance à la criminalisation d’un nombre de plus en plus important de conduites qui devraient relever
Le contexte sociopolitique étant appelé à changer, on constate depuis quelques décennies l’émergence d’une
nouvelle criminologie critique qui, contrairement à sa version plus traditionnelle, prône le recours accru à
l’intervention pénale pour réprimer certaines conduites perpétuées par les groupes dominants ou qui représentent
un préjudice par rapport aux groupes plus défavorisés. Rappelant toujours la nécessité de lutter contre les
inégalités sociales et économiques, ces criminologues en appellent à une intervention pénale plus musclée pour
réprimer des conduites qui génèrent un tort considérable à la société, mais qui échappent à toute forme de
contrôle. C’est la cas, entre autres, des criminologues qui s’inscrivent dans la mouvance de
niveau des moyens préconisés, on demande en fait un élargissement du contrôle pénal, leur agenda politique
s’inscrit néanmoins dans une perspective critique en revendiquant une plus grande justice pour les groupes
marginalisé ou défavorisés. La criminologie critique est donc appelée à évoluer au gré des fluctuations sociales et
Conclusion
En conclusion, on peut postuler que si l’objet de la criminologie traditionnelle est d’expliquer la conduite criminelle
et de produire un savoir permettant de prévenir cette criminalité, l’objet de la criminologie critique est d’expliquer
comment fonctionnent les institutions de contrôle du crime et de produire un savoir indépendant permettant de
lutter contre les inégalité générées par ces institutions. À cet égard, la principale caractéristique de la criminologie
critique est qu’elle cherche à conserver son indépendance, tant au niveau épistémologique que politique, par
rapport à une criminologie administrative qui cherche de son côté à répondre aux besoins implicites des agences
du système pénal.
Références
Debuyst, Christian (2009). Essais de criminologie clinique : entre psychologie et justice pénale. Bruxelles :
Éditions Larcier.
Foucault, Michel (1999). Les anormaux : Cours au Collège de France (1974-1975). Paris : Gallimard.
Foucault, Michel (1975). Surveiller et Punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard.
Hulsman, Louk et Bernat de Celis, Jacqueline (1982). Peines perdues : le système pénal en question. Paris :
Centurion.
Pirès, A., Landreville, P. et Blankevoort, V. (1981). « Système pénal et trajectoire sociale ». Déviance et
société, vol. 4, p.319-346.
Popper, Karl (1991). La connaissance objective : une approche évolutionniste. Paris : Flammarion.
Robert, Philippe (2005). La sociologie du crime. Paris : Éditions La Découverte.
Rushe, G. et Kirkheimer, O. (1994). Peines et structure sociale. Paris : Cerf.