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Une banque centrale indépendante : pourquoi faire ?

Chapter · May 2008

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Edwin Le Heron
Sciences Po Bordeaux
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Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron -1-

Les banques centrales indépendantes : pourquoi faire ?


« Fondamentalement, une banque centrale indépendante n’existe pas. Pour qu’une banque
centrale soit performante, elle doit être soutenue et appuyée par une véritable autorité
budgétaire. Dans cette relation, la banque centrale est, inévitablement, le partenaire junior. »
Willem Buiter, ancien de la Banque d’Angleterre, 2005

« J’ai le sentiment que de très loin les deux variables les plus importantes dans la fonction d’utilité d’une banque
centrale est d’éviter la responsabilisation d’une part, et d’obtenir du prestige auprès du public d’autre part. »
Milton Friedman, 1990

Les banques centrales sont devenues aujourd’hui des institutions essentielles de nos
économies. Elles ont connu deux révolutions au XXe siècle : une vague massive de création et
d’affirmation de leurs fonctions au cours du siècle puis, après 1990, une montée de leur
indépendance à l’égard du pouvoir politique. Ce mouvement a particulièrement touché
l’Europe, puisque l’Union européenne va alors créer la banque centrale la plus indépendante
du monde (la Banque centrale européenne en 1998) et que le traité de Maastricht exige que
tous les pays membres accordent l’indépendance à leur banque centrale. La France s’exécute
en 1993. Alors que la politique monétaire était jusqu’alors confiée au gouvernement, elle est
dorénavant déléguée à un conseil de politique monétaire constitué généralement d’experts et
de banquiers centraux. Les fondements de cette vague d’indépendance sont essentiellement
théoriques et semblent souvent bien éloignés d’une pratique des banquiers centraux
imprégnée de pragmatisme. Toutefois le degré d’indépendance donnée aux banques centrales
est loin d’être homogène. Au moins deux modèles émergent : l’indépendance « totale » et
l’indépendance instrumentale privilégiant la gouvernance. La BCE est du premier type, la
Banque d’Angleterre ou la Fed des États-Unis du second.
Comment justifier l’indépendance des banques centrales ?

Les fondements théoriques de l’indépendance

Le débat « discrétion versus règle »


Jusqu’aux années 1980, le débat entre les politiques discrétionnaires du keynésianisme
et la règle défendue par le monétarisme ne pose pas la question de l’indépendance de la
banque centrale.
Pour les keynésiens, la monnaie n’est pas neutre puisqu’elle agit par le crédit et le taux
d’intérêt sur la production et l’emploi. La politique monétaire fait partie de la politique
économique du gouvernement qui poursuit quatre objectifs : stabilité des prix, plein emploi,
équilibre extérieur et croissance. La banque centrale se contente de mettre en œuvre la
politique monétaire qui est à la discrétion du pouvoir politique. L’inflation vient d’un excès
de demande ou d’une hausse des coûts de production. La coordination des différentes
politiques est essentielle et doit arbitrer entre inflation et chômage selon la courbe de Phillips
de 1958.
Milton Friedman propose une alternative au keynésianisme, le monétarisme, qui va
progressivement s’imposer dans les années 1970. Son analyse se place dans le cadre de lois
naturelles conduisant l’économie réelle à un équilibre général des marchés. Elle établit une
dichotomie entre les sphères réelle et monétaire selon laquelle la monnaie ne relève pas de
lois naturelles. Cette dernière est une institution qui ne peut être régulée par le marché et la
concurrence. Selon lui, l’inflation est un phénomène purement monétaire qui trouve son
origine dans un excès de monnaie. Contrairement aux keynésiens, il pense que la monnaie est
neutre à long terme, c’est-à-dire qu’elle n’a aucune influence durable sur la production et le
chômage. Il existerait un taux de chômage naturel non-inflationniste (NAIRU) au-dessous
duquel on ne pourrait descendre à long terme. Les politiques keynésiennes ne seraient donc
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron -2-
efficaces qu’à court terme et finalement ne produiraient que de l’inflation à long terme. La
monnaie devrait de ce fait être neutralisée à court terme. Une règle inconditionnelle pourrait
être déduite de l’équilibre réel unique supposé exister à long terme : la masse monétaire doit
croître à un taux constant respectant le taux de croissance économique d’équilibre (croissance
potentielle). Le monétarisme suppose que les forces du marché sont capables de conduire
naturellement vers cet équilibre à long terme qui constitue le « vrai modèle » de l’économie.
Plus que l’ancien débat règle versus discrétion, c’est celui de la crédibilité versus
confiance qui éclaire l’indépendance des banques centrales aujourd’hui. La stratégie de
crédibilité est issue de la nouvelle école classique (NEC) qui se développe dans les années
1980 avec comme objectif de définitivement condamner les pratiques discrétionnaires
keynésiennes tout en proposant une alternative à la politique monétariste dont la mise en
œuvre s’avérait impossible à court terme à cause, notamment, de l’instabilité de la mesure de
la masse monétaire. Si elle continue à se situer dans le cadre d’une économie où le marché
parvient de lui-même à l’optimum et où l’inflation structurelle reste de nature monétaire, la
NEC introduit une inflation non anticipée de court terme comme fruit de l’action du pouvoir
politique. Pour lutter contre l’inflation structurelle, une croissance monétaire compatible à
long terme avec la croissance potentielle est suffisante. Puis elle cherche à montrer que pour
que l’engagement à stabiliser les prix de la politique monétaire soit crédible, il faut l’éloigner
du pouvoir politique et donc la confier à une banque centrale indépendante, car seule cette
crédibilité permet de supprimer l’inflation non anticipée de court terme.
La crédibilité essuiera les critiques issues de la nouvelle école keynésienne (NEK) et de
nombreux banquiers centraux eux-mêmes qui la feront évoluer vers la question de la
légitimité et de la confiance. À cause d’une incertitude sur le « bon » modèle de l’économie et
donc du retour à un certain arbitrage, la banque centrale perd sa légitimité que seul le
politique peut lui redonner. Sans remettre totalement en cause l’idée d’indépendance, celle-ci
est amendée en vue de développer une gouvernance qui a pour objectif de gérer les relations
entre la banque centrale et le pouvoir politique de telle sorte qu’un jeu coopératif se dégage
entre eux. De la crédibilité fondée sur le respect strict d’une règle, nous passons à la
confiance entre les agents où la flexibilité de la politique monétaire redevient un enjeu
essentiel, certains l’appelant « discrétion contrainte ».
La théorie de la crédibilité
On fait habituellement démarrer la littérature de la crédibilité à l’article de Kydland et
Prescott de 1977. Leur objectif est de fournir une justification théorique à la règle demandée
par les monétaristes et d’en terminer ainsi avec les politiques monétaires discrétionnaires des
keynésiens.
Au départ, il y a l’idée que les hommes politiques sont incités à accroître l’offre de
monnaie afin de stimuler l’économie, réduire le chômage et ainsi augmenter leurs chances de
réélection, quitte à mener une politique de récession ensuite. Le pouvoir politique cherche à
se déplacer le long de la courbe de Phillips, arbitrant entre inflation et chômage au gré de ses
intérêts. Cette incohérence temporelle des politiques économiques conduit à un biais
inflationniste, c’est-à-dire à une inflation moyenne plus élevée que la normale à long terme.
Pour la NEC, les agents privés ont des anticipations rationnelles, c’est-à-dire qu’en utilisant
toute l’information disponible, les anticipations sont identiques à la meilleure prévision
possible pour le futur. Ils sont donc conscients du biais inflationniste des pouvoirs publics. En
conséquence, ils modifient leurs anticipations de prix de sorte que la production n’est
nullement stimulée, mais que l’inflation prévue est produite. Kydland et Prescott essayent
ainsi de montrer l’impossibilité de descendre en dessous du taux de chômage naturel (le
NAIRU), même à court terme. La politique monétaire ne doit plus arbitrer entre chômage et
inflation, au risque de ne produire que de l’inflation, mais assurer la stabilité des prix.
L’indépendance de la banque centrale est complète : objectif et instruments. L’incohérence
temporelle est ainsi présentée comme un nouvel argument affirmant la supériorité de la règle
sur la discrétion.
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron -3-
La littérature de la crédibilité va alors se développer pour lutter contre le biais
inflationniste des hommes politiques. La crédibilité de la banque centrale repose sur sa
capacité à respecter une règle monétaire. En 1983, Barro et Gordon considèrent que la
solution de Kydland et Prescott n’est pas suffisante pour éviter l’incohérence temporelle,
puisque les politiques pourront obliger la banque centrale à changer de règle ou que des
banquiers centraux pourraient également faire preuve d’incohérence temporelle. Ils
introduisent la notion de réputation de la banque centrale qui est mieux à même d’ancrer les
anticipations d’inflation que la règle. L’important est que la politique monétaire se détermine
systématiquement en fonction du long terme et abandonne toute idée d’effet de surprise, ce
qui supprimera les anticipations d’inflation de court terme. Le respect d’un taux de croissance
potentielle, d’un taux de chômage naturel et même d’un taux d’intérêt naturel, toutes des
variables issues de l’équilibre de long terme que les forces du marché sont censées atteindre
naturellement, va s’imposer.
Avec sa théorie de la délégation stratégique, Rogoff fait en 1985 un pas décisif vers
l’indépendance des banques centrales. Puisqu’il faut éloigner les hommes politiques de la
politique monétaire, l’indépendance des banques centrales apparaît comme la solution
institutionnelle permettant de crédibiliser l’engagement ferme en faveur de la stabilité des
prix. Déjà Nordhaus en 1975 et Hibbs en 1977 avaient insisté sur la nécessité d’isoler la
politique monétaire des cycles électoraux afin d’éviter des politiques opportunistes. Comme
on n’est pas à l’abri d’un banquier laxiste, le gouvernement doit déléguer la politique
monétaire à un banquier central conservateur indépendant. Ce dernier attache plus
d’importance à la stabilité des prix que la moyenne des agents, renforçant la crédibilité de la
banque sur cet objectif.
Walsh marque une nouvelle étape en développant la notion de contrats incitatifs. L’idée
est d’avoir par contrat une incitation suffisante pour que le banquier adopte un comportement
conservateur assurant coûte que coûte la stabilité des prix. Le gouvernement (appelé
« principal ») délègue contractuellement la politique monétaire à la banque centrale (appelée
« agent »). Il recherche alors un contrat incitatif optimal qui assurerait l’efficacité de la
banque centrale lorsqu’il existe une asymétrie d’information entre elle et le pouvoir politique.
Le contrat remplace la règle et est censé assurer crédibilité et flexibilité simultanément. Le
contrat peut par exemple lier la rémunération du banquier central à la réalisation de ses
objectifs en matière de prix ou le forcer à démissionner en cas de non-respect de la cible
d’inflation.
Un certain nombre d’études empiriques ont essayé de mettre en évidence une relation
négative entre indépendance et inflation (Alesina en 1988) et ont servi à justifier la forte
indépendance de la BCE dans le traité de Maastricht (voir Alesina et Summers, 1992 et
Emerson et alii, 1992). Selon certaines études, la crédibilité agirait sur les anticipations
d’inflation qui s’ajusteraient immédiatement à l’inflation plus basse produite par
l’indépendance. Il y aurait donc une désinflation sans coût (comme un « repas gratuit »), voir
même un gain de croissance (bonus de la crédibilité).
La stratégie de crédibilité peut ainsi être résumée. Il existe un modèle naturel de
l’économie déterminant l’existence d’un équilibre unique de long terme. Du respect de ce
modèle découle une règle de politique monétaire qui est annoncée clairement par la banque
centrale qui s’engage à la respecter coûte que coûte. Afin de renforcer et de crédibiliser
l’engagement de long terme sur la stabilité des prix, un certain nombre de procédures
(contrats incitatifs) sont spécifiées et une forte indépendance institutionnelle est donnée à la
banque centrale. Celle-ci doit faire preuve d’une totale transparence, montrant son respect de
l’équilibre de long terme. Pour être crédible, la banque centrale doit dire ce qu’elle fait et doit
faire ce qu’elle dit. Les agents économiques pensent que la banque centrale suivra les mêmes
règles de comportement pour un même objectif quelles que soient les conditions économiques
du moment, ce qui élimine les anticipations d’inflation de court terme.
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron -4-
Critiques des théories de la crédibilité
Les premières critiques visent l’argument de Kydland et Prescott sur le biais
inflationniste et l’incohérence temporelle du pouvoir politique. Premièrement, si les agents
sont rationnels économiquement, pourquoi ne le seraient-ils pas politiquement ? Pourquoi
voter pour des politiques dont on sait qu’ils nous trompent ? Les anticipations rationnelles
devraient s’appliquer également au vote politique. Les hommes politiques seraient alors
incités à ne pas tricher et, si les agents refusent l’inflation, à lutter efficacement contre elle.
Rappelons d’ailleurs que toutes les études de micro-économie du comportement n’ont jamais
démontré l’hypothèse d’anticipations rationnelles. C’est une hypothèse pratique pour éliminer
l’incertitude si destructrice pour la théorie de l’équilibre général de long terme, qui veut que
les marchés se régulent d’eux-mêmes, mais totalement irréaliste.
Pourquoi la NEC affirme-t-elle que la monnaie est neutre à court terme, alors que les
hommes politiques pensent eux que la monnaie est active et doit être utilisée à des fins de
relance ? Comment expliquer cette différence radicale de paradigme ? Les banquiers centraux
seraient-ils de meilleurs économistes que les ministres de l’économie et des finances (ou vice-
versa) ?
Pourquoi les hommes politiques ont-ils accepté l’indépendance des banques centrales
s’ils avaient besoin de les contrôler pour se faire réélire ? Cette demande ne venait pourtant
pas de la rue. Autrement dit, si les politiques sont convaincus par les thèses du biais
inflationniste et de l’incohérence temporelle, pourquoi ne changeraient-ils pas plutôt leur
comportement ? Ce serait une solution bien plus simple à mettre en place et tout aussi
crédible. Le monétarisme, par exemple, n’a pas eu besoin de l’indépendance des banques
centrales pour remplacer le keynésianisme. Le changement de paradigme a été approuvé par
les électeurs.
Faudrait-il y voir un moment de lucidité ou alors le choix de mesures jugées nécessaires
par le gouvernement mais considérées comme impopulaires ? Le pouvoir politique les
déléguerait pour ne pas en assumer le coût politique. Quelle vision de nos démocraties ! Ce ne
serait pas rendre service aux banques centrales qui seraient alors instrumentalisées et
délégitimées. Enfin, rien n’assure que le banquier central ne soit pas également « incohérent »
ou qu’il n’induise un biais déflationniste par son conservatisme ! Par quelle procédure
garantir la qualité des banquiers centraux ?
Comme le montre McCallum, la délégation avancée par Walsh ne fait que déplacer le
problème du biais inflationniste, mais ne le résout pas. Si le principal du contrat (le politique)
est opportuniste, il a des chances d’imposer ses vues inflationnistes à l’agent (la banque
centrale).

Une seconde critique concerne la neutralité de la monnaie qui est essentielle pour
justifier l’indépendance totale. Si la monnaie est neutre, la politique monétaire n’a pas de
conséquence directe sur la croissance et l’emploi, mais uniquement sur l’inflation. Comme le
répètent les banques centrales : « la meilleure contribution que peut faire la politique
monétaire à la croissance est d’assurer la stabilité des prix ». Dès lors, la politique monétaire
est une question purement économique qui peut être confiée à des techniciens et retirée au
pouvoir politique sans déficit démocratique.
Le problème est que cette neutralité est loin d’être acceptée par la théorie, ni démontrée
par la pratique. Sans l’hypothèse irréaliste d’anticipation rationnelle, il n’y a plus de neutralité
monétaire à court terme. Les économistes keynésiens ne croient pas à la neutralité. La NEK
ou Friedman n’y croient pas à court terme. Or le passage d’une monnaie non neutre à court
terme à une monnaie neutre à long terme est très difficile à établir sans hypothèses ad hoc
(passage d’une rigidité des prix à la flexibilité, hypothèse d’un équilibre général réel de long
terme).
Les études économétriques montrent d’ailleurs l’existence d’un coût en termes de
croissance lorsqu’on veut éliminer totalement l’inflation. C’est pourquoi nous constatons
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron -5-
dans les faits que toutes les banques centrales se préoccupent de la croissance même
lorsqu’elles privilégient la stabilité des prix (au moins dans 1/3 des décisions pour la BCE).
Les équations retraçant leur comportement, comme les règles dites de Taylor, intègrent
comme déterminant l’écart entre l’inflation constatée et la cible d’inflation mais également
l’écart entre la production constatée et la production potentielle. Nous constatons un réel
décalage entre le pragmatisme des banques centrales et les théories qui ont servi à justifier
leur indépendance.
Si la monnaie n’est pas neutre, si la croissance « potentielle » et l’« équilibre de long
terme », en supposant qu’ils existent, n’ont pas une trajectoire unique ou de solution
prédéterminée, alors la politique monétaire a une influence sur des variables essentielles de
l’économie (croissance, emploi) et la retirer au pouvoir élu entraîne un déficit démocratique.
Une politique essentielle pour les citoyens est décidée par des hommes sans mandat électif,
une sorte de gouvernement des juges au lieu de la démocratie représentative.
Plus généralement, comment déterminer l’équilibre de long terme ? Les keynésiens
pensent que cet équilibre de long terme est une suite d’équilibres de court terme et n’est donc
pas prédéterminé. Aussi la croissance potentielle ne peut-elle être connue ex-ante. Lorsque les
agents prennent des décisions répétées de manière optimiste, la croissance à long terme est
plus élevée que s’ils les prennent avec des anticipations pessimistes. Keynes montre ainsi
l’importance de ces anticipations auto-réalisatrices. Il est donc impossible de définir des
variables d’équilibres uniques de long terme, y compris avec des anticipations rationnelles.
Durant son mandat à la Fed, Alan Greenspan avait d’ailleurs montré que le chômage pouvait
passer durablement et sans inflation en dessous du NAIRU supposé.
De plus en monnaie neutre, la seule cible justifiable est de 0 %. Or, aucune banque
centrale ne s’engage sur un tel taux qui serait dangereux car susceptible de faire basculer
l’économie dans la déflation. Mais alors, quel taux prendre ? Puisque le taux défini par la
théorie est impraticable, la banque ne peut s’engager que sur une cible sans légitimité. C’est
pour cette raison que beaucoup de banques centrales demandent au pouvoir politique de
définir la cible, afin de retrouver une légitimité à leur action. La BCE quant à elle considère, à
la suite d’une étude de la Bundesbank de 1986, que la « vraie » stabilité des prix est de 2 % et
non de 0 %. Mais ce chiffre est à cet égard discutable. Le même type d’approche mené par le
Sénat américain a conclu à une sur-évaluation du taux d’inflation de seulement 1,3 %. Le 2 %
est une norme de politique monétaire, mais pas un chiffre imposé par l’équilibre de long
terme : l’objectif est politique parce que discrétionnaire.
Pour Greenspan, il y a inflation lorsque les agents modifient leurs comportements à
cause d’elle, c’est-à-dire lorsqu’ils pensent à l’inflation. Cette définition conventionnelle et
subjective lui interdit la définition explicite d’une cible. Pourquoi lutter contre une inflation à
2 % si dans la tête des agents, il n’y a pas alors de problème et qu’ils n’y pensent pas ? En
focalisant toute la communication sur une cible explicite, on risque de créer un problème
d’inflation là où il n’y en avait pas. De surcroît, si on manque la cible, toute la crédibilité
s’effondre brutalement. C’est une critique forte du ciblage d’inflation. Une cible implicite
permet à la fois plus de souplesse et un niveau plus élevé d’inflation qu’une cible explicite
focalisant toute l’attention. Il est vrai que la communication est alors plus complexe.

Le troisième axe de critique est la définition d’une règle monétaire intangible qui pose
des difficultés insurmontables et que nous attendons toujours. Même Otmar Issing,
l’économiste en chef de la BCE, ne croyait pas à l’application rigide de la règle. Rogoff est
également concerné par le dilemme crédibilité-flexibilité de la règle. Si le conservatisme du
banquier central permet de gagner en crédibilité, il fait perdre en flexibilité, notamment lors
de chocs économiques. Il insiste sur une solution institutionnelle pour ancrer les anticipations
d’inflation plutôt que sur une règle dont il considère qu’elle est impraticable pour au moins
trois raisons :
- un coût en termes de chômage existe en cas de choc imprévu ;
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron -6-
- il est difficile de la modifier lorsqu’elle est devenue « dépassée » ;
- l’incertitude sur les changements fréquents de l’économie rend hasardeuse la
détermination d’une règle monétaire permanente.
En 1992, Lohmann reprend la figure du banquier central conservateur et revient sur le
dilemme crédibilité-flexibilité en présence de chocs. Sa solution est un engagement sur une
procédure de sortie de l’indépendance (override procedure) : le gouvernement a la possibilité
de reprendre le contrôle de la politique monétaire en cas de choc important, ce qui permet de
maintenir la crédibilité de la banque centrale malgré le non-respect des objectifs de stabilité
des prix à court terme. Cela incite également la banque centrale à réagir plus activement aux
chocs. Ces procédures de reprise de contrôle peuvent aussi être utilisées en cas de non-respect
de l’objectif de stabilité des prix. Elles permettent ainsi de renforcer la légitimité
démocratique de l’action de la banque puisque, in fine, le gouvernement a la responsabilité de
la réussite de la politique monétaire. La crédibilité ne vient plus uniquement des
performances et de la réputation de la banque centrale, mais également de l’assurance
démocratique.
D’ailleurs, selon Greenspan, l’incertitude est le problème fondamental et ruine le cadre
des anticipations rationnelles. Mais l’incertitude ne porte pas que sur des chocs possibles. Elle
se développe selon quatre directions : incertitude sur les évènements, sur la théorie adéquate,
sur les comportements des acteurs et sur la bonne décision à prendre.
Les évènements à venir ne sont pas connus et ne peuvent être déduits des évènements
passés. Dans un monde dynamique, en perpétuel changement, la politique monétaire doit
toujours regarder devant elle et anticiper les chocs possibles. Il faut rechercher la variable la
plus dangereuse et se concentrer sur elle, puis établir plusieurs scenarii et en analyser les
conséquences.
Le deuxième axe est l’incertitude sur les théories. Il n’y a pas de modèle unique ou de
« vrai » modèle, y compris à long terme, car les conditions changent toujours et notre
anticipation du futur détermine en partie ce que sera ce futur. Il ne faut pas hésiter à modifier
le modèle si les conditions changent. La flexibilité est bien plus importante que la crédibilité.
La troisième incertitude porte sur le comportement et les anticipations des différents
acteurs ou intervenants sur les marchés financiers. Sans connaissance commune d’un modèle
a priori ni de règle, il faut construire cette compréhension commune de telle sorte que les
agents adoptent la manière de voir de la banque centrale. C’est un apprentissage, construit
dans le temps en s’adaptant aux évolutions de l’économie. Il nécessite une stratégie de
communication très élaborée, loin d’une simple exigence de transparence. Il faut expliquer,
convaincre les agents que le point de vue de la banque centrale est le bon. Si les agents
utilisent la même manière de voir que la banque centrale, sa vision s’imposera et la politique
sera efficace. Une politique monétaire ne peut se faire contre les agents, ni s’imposer d’elle-
même. Les banques centrales sont des colosses aux pieds d’argile. En 2002, Issing affirmait :
« La crédibilité est littéralement définie comme la capacité à faire admettre ses propres
affirmations comme effectives et ses propres motivations comme justes. » Sans la confiance
de la population, la banque centrale n’est rien. Pour cela, elle doit tenir compte des
préoccupations des agents.
Le dernier niveau de l’incertitude porte sur la décision à prendre. Aucune règle ne
résiste au temps. Des règles peuvent être trouvées ex-post et non ex-ante, elles ne sont donc
pas utiles pour la décision. Un bon banquier central a pour vocation de gérer les arbitrages et
doit accepter un certain activisme. Sa conception ne peut être que politique et pragmatique.

Moins les théoriciens croient au fonctionnement automatique du modèle de l’équilibre


naturel de l’économie et de ses règles et plus la « crédibilité » insiste sur l’organisation
institutionnelle de la banque centrale. Ceci nous amène à une quatrième critique. La solution
du banquier central conservateur de Rogoff souffre d’un problème de transparence et d’un
manque de légitimité démocratique. En effet, le banquier conservateur exprime des
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron -7-
préférences différentes de celles de la société. Comme le souligne Mishkin : « l’argument
selon lequel la banque centrale doit avoir ses préférences de long terme qui coïncident avec
celles de la société suggère que la banque centrale ne devrait pas avoir d’indépendance
d’objectif ». Seule une fixation de l’objectif conservateur par le gouvernement lui redonnerait
une légitimité.

Une cinquième critique développe l’idée que l’indépendance de la banque centrale


organise une séparation des politiques monétaire et budgétaire et que l’absence de
coordination a des coûts macro-économiques. Dans la littérature de la crédibilité, ce problème
est en partie résolu parce que la banque centrale domine et impose ses vues au Trésor.
L’indépendance incite le gouvernement à l’orthodoxie budgétaire (équilibre du budget). Ce
point de vue est celui du pacte de stabilité et de croissance (PSC) européen. Toutefois le PSC,
qualifié de « stupide » par le président de la Commission européenne Romano Prodi, ne tient
pas compte des situations économiques très divergentes au sein de la zone Euro. Il est
asymétrique et procyclique (c’est-à-dire qu’il renforce les effets des cycles économiques) et
méconnaît les délais d’actions des politiques économiques, l’arme budgétaire étant libérée
quand il est trop tard. D’ailleurs l’histoire montre que ce pacte n’est pas toujours suivi par des
gouvernements souverains qui voient dans le budget leur dernière prérogative économique.
L’Europe souffre de ce manque de coordination des politiques économiques.
L’absence de coordination débouche sur des interactions stratégiques néfastes entre la
banque centrale et le gouvernement. Un jeu non coopératif peut s’installer. La banque monte
les taux d’intérêt selon des préférences conservatrices. Cette politique restrictive est
compensée par une hausse des dépenses budgétaires. La banque les interprète comme une
pression inflationniste et répond par une nouvelle hausse de taux. Et ainsi de suite. Au final,
on constate des taux d’intérêt élevés et un gouvernement endetté, endettement aggravé par ces
taux élevés. Au lieu d’un équilibre optimal coopératif, on observe un équilibre sous-optimal
(aussi appelé « équilibre de Nash »).
L’indépendance, telle que définie à l’article 108 des statuts de la BCE, se traduit par
moins de communication et de dialogue entre les autorités monétaires et budgétaires. Or, cette
communication est nécessaire pour obtenir la coordination. Non seulement les défauts de
coordination peuvent détériorer le bien-être social, mais ils se traduisent par des coûts de
coordination et d’apprentissage accrus. Les autorités mettent plus de temps à se coordonner et
à se comprendre.
Enfin, nous pouvons craindre un risque d’alea moral. Si la banque lutte fermement
contre l’inflation, le gouvernement peut être incité à faire plus de déficit, pour compenser la
rigueur de la politique monétaire d’une part et parce qu’il craint moins l’inflation d’autre part.

Sixième critique : Svensson a montré en 1997 la nécessaire responsabilisation de la


banque centrale comme contrepartie de son indépendance. En tant que principal du contrat, le
politique doit définir lui-même les critères d’après lesquels il évalue la banque centrale. Il est
par exemple le plus à même de définir la cible d’inflation. Le pouvoir politique doit pouvoir
questionner la banque sur son évaluation de la situation, sur ses choix stratégiques et, bien
entendu, sur les résultats de la politique monétaire avec la possibilité de la sanctionner en cas
d’échec. Cette responsabilisation politique est à la fois un cadre incitatif pour les banquiers
centraux et une condition pour la confiance et la légitimité démocratique de la politique
monétaire. Si la définition de l’objectif et les sanctions possibles requises par la
responsabilisation apparaissent comme des limitations fortes à l’indépendance de la banque
centrale, elles sont indispensables en démocratie. Des études empiriques mettent en évidence
cette relation négative entre indépendance et responsabilisation.
Pour les tenants de la crédibilité, il n’y a pas opposition entre indépendance et
responsabilisation, mais complémentarité. La responsabilisation correspond à la transparence
totale de son action afin de montrer qu’elle respecte le « vrai modèle de l’économie ». Mais si
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron -8-
ce modèle n’existe pas, ou que les agents ne le connaissent pas (asymétrie d’information), la
transparence totale devient contre-productive. Comment la banque centrale conservatrice
peut-elle alors justifier de préférences différentes de celles des agents, notamment si leurs
attentes sont très diverses ? La recherche d’un niveau de transparence optimale devient alors
un problème insoluble.

Une septième critique porte sur un argument souvent avancé : l’indépendance conférée
légalement par le pouvoir souverain assure la crédibilité de la banque centrale. Le droit est
une source importante voire essentielle de la crédibilité. Ce qui explique l’enjeu fondamental
du statut juridique des banques centrales. Mais comme l’a montré Orléan, il y a une illusion
légaliste. Cette indépendance est-elle un obstacle crédible à l’action de la souveraineté ?
Non : l’indépendance est issue d’un choix politique, ce que le pouvoir a délégué, il peut le
reprendre. La banque centrale : combien de divisions ? À long terme, la crédibilité ne peut
être assurée par la loi. En cas de conflit sérieux entre les autorités politiques et monétaires, ce
sont toujours les autorités politiques qui ont eu le dernier mot. Alors que la parité 1$ = 1 peso
était inscrit dans la loi argentine depuis 1991, l’autorité publique l’a supprimée en 2001 en
pleine crise économique parce qu’elle n’était plus supportable. Il en a été de même de la
clause-or de 1933 aux États-Unis, ou de la parité 1 DM = 1 Mark der DDR imposée par
Helmut Kohl lors de la réunification allemande et qui a conduit à la démission du gouverneur
de la Bundesbank. Citons également le non-respect par les gouvernements allemand et
français du PSC.
Le débat « crédibilité versus confiance »
L’enchaînement basique d’une stratégie de crédibilité est le suivant : modèle unique
d’équilibre  règle  indépendance  engagement irrévocable sur la stabilité des prix 
transparence  crédibilité. Les critiques de la crédibilité montrent qu’il est préférable de
développer la confiance. En présence d’incertitude, il est impossible de démontrer l’existence
d’un modèle unique d’équilibre qui justifie une règle fixe de comportement exigeant
indépendance et transparence. Plutôt que l’indépendance, il faut rechercher une bonne
gouvernance des banques centrales. Plutôt que la responsabilité sur la stabilité des prix, il faut
avoir une responsabilisation sur les objectifs délégués par le pouvoir. Plutôt que la
connaissance partagée d’un modèle unique, il faut rechercher la compréhension commune des
attentes des différents acteurs. Plutôt que la transparence totale, la banque centrale doit faire
preuve d’ouverture et d’une stratégie de communication sophistiquée. L’enchaînement d’une
stratégie de confiance est : communication  compréhension commune  gouvernance 
responsabilisation  confiance.
Peut-on trouver des justifications historiques ou politiques à cette évolution ?
Nous venons de voir que la vague d’indépendance trouve son explication principale
dans les fondements théoriques de la crédibilité. Toutefois l’histoire peut également apporter
un éclairage sur le tournant des années 1990.
Avant 1985, nous ne retrouvons pas le thème de l’indépendance chez les grands
économistes. Friedman affirme par exemple que « la monnaie est quelque chose de trop
sérieux pour la confier à un banquier central ». Il y est notamment opposé parce qu’il
considère que l’indépendance donne trop d’importance à la personnalité du gouverneur et que
le point de vue du banquier central est exagéré, notamment par les marchés financiers. Un des
rares économistes à avoir demandé l’indépendance de la banque centrale est J. M. Keynes,
mais avec un argument diamétralement opposé à celui de la crédibilité. Considérant que le
point de vue du Trésor était définitivement orthodoxe (recherche systématique de l’équilibre
budgétaire et de la parité-or), il pensait qu’une Banque d’Angleterre indépendante pourrait
mener une politique monétaire plus proche de ses idées. Il voulait confier la politique
monétaire à des « dentistes » plutôt qu’à des politiciens figés dans leur archaïsme.
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron -9-
Toutefois, un pays se démarque dans l’histoire et explique pour une large part
l’exceptionnelle indépendance de la BCE : l’Allemagne. Sa première banque centrale, la
Reichsbank (1875-1945), a été un des rares exemples de banque centrale totalement
indépendante du pouvoir politique, en particulier après la loi d’autonomie de mai 1922
confirmée en 1924. En renforçant cette indépendance, les Alliés pensaient à tort que la
Reichsbank cesserait de financer l’État allemand pour se préoccuper des réparations. Cette
indépendance plus étendue que celle de l’actuelle Bundesbank a pourtant été un désastre pour
le pays pour au moins deux raisons. Tout d’abord, elle n’a pu empêcher l’hyperinflation
allemande en 1922 et 1923 et l’a même favorisée en changeant de priorité : elle est passée du
contrôle de la quantité de monnaie à la question de la balance des paiements et des
réparations. Elle a alors accepté de son plein gré de monétiser les dettes de l’État, accélérant
les tensions inflationnistes.
Ensuite, Hjalmar Schacht, gouverneur de la Reichsbank de 1924 à 1930, ayant un fort
ressentiment contre les Alliés et la faiblesse de la république de Weimar sur la question des
réparations, se mit à financer et à supporter le nouveau parti Nazi d’Adolf Hitler, ce qui a
facilité sa prise de pouvoir. Le docteur Schacht sera récompensé en 1933 en retrouvant son
poste de gouverneur de la Reichsbank jusqu’en 1939 et en y ajoutant celui de ministre des
finances avant de terminer sa carrière dans un camp de concentration.
Cette histoire détruit l’argument de l’indépendance d’une banque centrale comme
condition de sa crédibilité dans la lutte contre l’inflation, mais renforce celui du risque de
déficit démocratique en confiant un pouvoir souverain exorbitant à des hommes sans mandat
électif ni légitimité, fussent-ils comme Schacht d’excellents économistes. Heureusement, les
dangers ne sont plus les mêmes. Toutefois, la possibilité de voir une population élire un
gouvernement sur un programme économique qu’il serait dans l’impossibilité d’appliquer
parce que l’outil monétaire lui ferait défaut est, en revanche, un réel problème de démocratie.
Paradoxalement, l’indépendance confiée à la Bundesbank (appelée « Buba ») en 1957
doit beaucoup à cet épisode d’hyperinflation des années 1920 considéré par les Allemands
comme une des explications de l’arrivée au pouvoir du parti Nazi. Et l’on sait combien la
BCE est elle-même redevable à la Bundesbank. Pourtant, en l’absence d’un gouvernement
économique de la zone euro, l’indépendance de la BCE est finalement plus proche de celle de
la Reichsbank que de celle de la Bundesbank.
En effet, la Buba n’est pas aussi indépendante que la Reichsbank. Si elle est autonome
vis-à-vis du gouvernement, elle ne l’est pas à l’égard du Parlement. En 1967, le Parlement
adopta le « pacte de stabilité et de croissance » qui affirmait les objectifs de la Buba comme
« la stabilité des prix, un haut niveau d’emploi, l’équilibre externe et une croissance
économique adaptée et stable ». Contrairement à l’échec de la Reichsbank, son succès a
reposé plus sur une subtile dépendance vis-à-vis des différents pouvoirs, caractéristique plus
fréquente dans les États fédéraux, et sur la responsabilisation de son action, que sur une
indépendance totale. La réussite de l’Allemagne, dont la Buba a sa part, a rejailli sur sa
monnaie qui est devenue après 1979 l’ancrage du système monétaire européen puis la
référence naturelle pour le système européen de banques centrales.
Il ne faut pas non plus sous-estimer le contexte historique et politique de l’émergence
de l’idée d’indépendance. La littérature de la crédibilité naît lors de la période de forte
inflation des années 1970. Les politiques keynésiennes montrées du doigt, c’est une véritable
contre-révolution idéologique qui se mettra en place dans les années 1980, prônant un retour à
un libéralisme pur idéalisé.
La BCE est issue de ce contexte historique, politique et théorique qui, à bien des égards,
est aujourd’hui dépassé. Au moment où les idées de la NEC ont été critiquées par les
nouveaux keynésiens, ce qui a abouti à un nouveau consensus macroéconomique, que
l’inflation n’est plus systématiquement la priorité absolue et que les politiques keynésiennes
ne sont plus à l’ordre du jour, la jeune BCE semble déjà d’un autre âge. Elle montre une
conception surannée de l’indépendance, en particulier lorsqu’on la compare à ses
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron - 10 -
homologues. Elle a d’ailleurs déjà dû s’adapter en supprimant en 2003 le contrôle de la masse
monétaire, politique issue du monétarisme qu’elle était encore la seule à défendre. Son
incapacité structurelle (article 108) à pouvoir coordonner sa politique monétaire avec les
politiques économiques des différents États apparaît comme une tare absurde. Le pacte de
stabilité et de croissance est aux yeux des économistes le degré zéro de la coordination
économique. Alors que la théorie des jeux a influencé la pensée économique et montré qu’il
fallait une communication minimale pour obtenir des jeux coopératifs entre les acteurs, la
BCE se l’interdit.
En s’arc-boutant sur la crédibilité plutôt qu’en développant une véritable confiance, la
BCE peut devenir contre-productive pour la construction européenne. L’absence de
coordination et sa très forte indépendance poussent les hommes politiques à rejeter les
difficultés des politiques nationales sur la BCE puisqu’ils n’ont pas à assumer directement ses
choix. Cette instrumentalisation de l’indépendance de la BCE développe des sentiments anti-
européens, antidémocratiques et gêne la légitimité de son action. L’échec de la ratification de
la constitution européenne en France en est une illustration. Et toutes protestations de la BCE
au nom de son indépendance, y compris contre des critiques injustes, apparaissent comme des
tentatives pour faire taire des politiques sur un sujet, la monnaie, relevant du débat
démocratique normal. Les banques d’Angleterre et de Suède ne souffrent pas des mêmes
maux, ce qui peut bloquer l’entrée de ces pays dans la zone euro.
Les nombreuses critiques tant historiques que théoriques montrent que l’indépendance
totale issue de la crédibilité n’est pas une solution adéquate.
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron - 11 -

Les différents types d’indépendance


Le degré d’indépendance donné récemment aux banques centrales n’est pas homogène.
Deux modèles émergent. Le premier est une indépendance « totale », où la banque centrale
détermine et met seule en œuvre la politique monétaire sans réel dialogue avec le
gouvernement pour faire converger les différentes politiques économiques et sans véritable
contrôle par le pouvoir politique. Le second est une indépendance opérationnelle où le
gouvernement délègue la politique monétaire et ses instruments à la banque centrale, mais
continue à en définir les objectifs, à en contrôler la réussite, à pouvoir sanctionner le banquier
central et, dans des circonstances exceptionnelles, à pouvoir en reprendre le contrôle. Si la
BCE est du premier type, presque toutes les banques centrales hors zone euro sont du second
type et cherchent à mieux répondre à l’enjeu fondamental d’une banque centrale
indépendante dans une société démocratique en recherchant une nouvelle légitimité politique.
Nous pouvons dégager cinq différences fondamentales entre ces deux modèles.

Première différence, la BCE a une indépendance d’objectif, ce qui n’est pas le cas des
autres. Certes, la BCE a un mandat hiérarchique fixé par le traité : « L’objectif principal de la
BCE est de maintenir la stabilité des prix et sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix,
d’apporter son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté ».
Seulement, sa première mission est bien de définir et mettre en œuvre la politique monétaire
de la Communauté. Ainsi, elle a choisi seule de fixer la stabilité des prix à 2 %. Pourtant, la
théorie de la crédibilité propose 0 %. Ce pragmatisme d’ailleurs pertinent de la BCE relève
bien d’un choix discrétionnaire, même si elle le présente comme le « vrai » niveau de la
stabilité des prix et non comme un choix arbitraire. La Fed, au contraire, a un mandat fixé par
le Congrès. Ce mandat voté pour une période donnée est régulièrement rediscuté et peut être
modifié. Le mandat Humphrey-Hawkins actuel, qui date de 1978, est d’ailleurs un mandat
dual (stabilité des prix et plein emploi). Au Canada, l’objectif de stabilité des prix est décidé
par le gouvernement pour une période de 5 ans. Précédé d’un débat avec la Banque centrale et
la population, il donne une légitimité démocratique à l’objectif chiffré tout en évitant des
changements de court terme et donc le reproche possible de l’incohérence temporelle. Au
Royaume-Uni, la lettre du Chancelier (Remit) fixe les objectifs au CPM.

La politique monétaire est mise en œuvre par des conseils de politique monétaire
(CPM), nouveaux lieux de pouvoir des banques indépendantes et de nos démocraties. Une
seconde différence apparaît. Le CPM de la BCE est totalement dominé par les banquiers
centraux. Il est en effet constitué par 15 gouverneurs représentant chacun une banque centrale
nationale et seulement 6 membres du directoire choisis par le pouvoir politique. De plus, les 6
membres actuels du directoire ont tous fait une partie de leur carrière dans l’administration
des banques centrales, dont 4 comme gouverneurs ou sous-gouverneurs. L’actuel gouverneur,
J.C. Trichet, a été celui de la Banque de France. En comparaison, le FOMC (le CPM de la
Fed) est composé de 7 membres nommés par le pouvoir politique et de seulement 5 banquiers
centraux qui votent sur les 12 banques centrales du système fédéral. De plus, sur les 7
membres, beaucoup n’ont pas fait carrière comme banquier central, mais plusieurs pourraient
recevoir le prix Nobel d’économie pour leurs travaux sur la théorie monétaire (dont l’actuel
gouverneur Ben Bernanke). D’autres, comme Greenspan, viennent de la finance ou du privé.
De même, la Banque d’Angleterre a accueilli des économistes éminents comme Goodhart ou
Buiter et la Banque d’Israël est dirigée par le spécialiste américain Stanley Fisher. La seule
exception à la BCE est la récente arrivée de A. Orphanides, certes gouverneur de la Banque
de Chypre, mais dont toute la carrière s’est déroulée comme chercheur et conseiller
économique à la Fed. Pourtant, l’intérêt du CPM est de réduire l’incertitude sur le bon modèle
de l’économie et sur les scenarii possibles en multipliant les points de vue différents
d’experts. Multiplier les points de vue identiques n’apporte rien et il n’y a aucune raison pour
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron - 12 -
qu’un expert soit un membre de l’administration des banques centrales. L’influence de
l’économiste en chef de la BCE, ancien de la Bundesbank, est déterminante dans les débats
du CPM. En revanche, à la Banque d’Angleterre, les rapports économiques sont
communiqués à l’avance et font l’objet d’une analyse critique dès avant la réunion du CPM,
critiques auxquelles le gouverneur doit répondre explicitement dans le communiqué final.
En Europe, l’ordre monétaire est considéré comme relevant d’un ordre économique
indépendant de l’ordre politique, nécessitant une légitimité technique. La conception d’une
monnaie neutre justifie cette dichotomie et explique que la BCE ne voit dans son
indépendance totale aucun déficit démocratique, y compris en défendant des objectifs
différents de ceux du reste de la population. Au contraire, aux États-Unis, la banque centrale
relève de l’ordre politique et de l’équilibre des pouvoirs, d’où une recherche de légitimité
démocratique : le président choisit un gouverneur souvent charismatique qui devient un
personnage politique sous le contrôle puissant du Congrès. Il doit tenir compte des attentes du
public. La BCE est une créature des banquiers centraux alors que la Fed est une créature du
Congrès. Toutes les banques centrales indépendantes suivent le modèle américain avec un
nombre d’extérieurs (nommés par le politique) supérieur aux intérieurs (issus de
l’administration de la banque centrale), à la seule exception et encore de la Banque
d’Angleterre (5 contre 4). Le CPM de la Banque de France réservait la majorité des sièges à
des membres représentatifs de la société civile.
Le mandat est une illustration de ces conceptions différentes. Le gouverneur de la Fed
est élu pour 4 ans avec un mandat renouvelable. Le Congrès peut le révoquer. Il est
généralement marqué politiquement. Le républicain Greenspan est resté 18 ans à la tête de la
Fed. En revanche, le gouverneur de la BCE est nommé pour un mandat de 8 ans non-
renouvelable et ne peut en aucun cas être révoqué, ce qui lui assure une totale indépendance.
Au Canada, si le mandat est également long (7 ans), il peut, dans des cas certes exceptionnels,
être révoqué.

La troisième différence est l’isolement de la politique monétaire vis-à-vis du pouvoir


politique des différents États membres. Aucune coordination stratégique n’est possible avec
les autres politiques économiques (budget, revenu, change). Ceci est bien sûr renforcé parce
qu’il n’existe ni exécutif politique, ni parlement souverain correspondant à la zone euro. Il
n’y a pas un ministre des finances parlant d’une seule voix pour l’Union européenne en face
du gouverneur de la BCE. L’incroyable article 108 sur l’indépendance parle de lui-même :
« Conformément à l’article 108 du traité, dans l’exercice des pouvoirs et dans
l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par le traité et par les
présents statuts, ni la BCE, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de
leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions ou
organes communautaires, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme.
Les institutions et organes communautaires ainsi que les gouvernements des États membres
s’engagent à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les membres des organes
de décision de la BCE ou des banques centrales nationales dans l’accomplissement de leurs
missions. »
Le pacte de stabilité et de croissance est une sorte de contrainte ex-post pesant sur les
finances publiques, mais ne permettant pas de stratégies communes ou une coordination ex-
ante comme une politique économique efficace l’exige. Les délais de transmission des
politiques économiques ne sont pas pris en compte. Le PSC cherche au contraire à neutraliser
toute politique budgétaire en prônant un strict équilibre du budget comme la norme. C’est une
tentative de la politique monétaire d’enlever les dernières marges de manœuvre restant aux
États et qui pourraient relever de l’incohérence temporelle du politique. Mais cette
incohérence vient plutôt de l’absence de coordination. Avec le PSC et l’interdiction (article
101) fait à la BCE de financer les administrations publiques, c’est une véritable domination
de la politique monétaire sur la politique économique en général dans le cadre de la théorie la
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron - 13 -
plus orthodoxe de la crédibilité. La question du change traduit cette domination. Alors que la
politique de change est censée selon le traité relever des autorités nationales, donc du conseil
Ecofin, la BCE refuse toute proposition à ce sujet au nom de son indépendance et du contrôle
essentiel des taux d’intérêt. Aux États-Unis, la politique de change reste clairement du ressort
du Trésor.
Les autres banques centrales indépendantes ont une conception bien différente de leur
rôle, comme le montre le mandat dual de la Fed et les discussions régulières entre la Fed et le
Trésor. Au Royaume-Uni, le chancelier de l’Échiquier n’indique pas seulement l’objectif
d’inflation, mais également ceux du chômage et de la croissance. Il y a une délégation de la
politique monétaire à la banque centrale mais pas d’isolement.

La quatrième différence renforce les points précédents : la difficulté structurelle à


modifier les statuts de la BCE et notamment ses objectifs. En effet, pour modifier des statuts
qui relèvent d’un traité entre États souverains, il faut un vote du Conseil européen, puis une
ratification à l’unanimité des 27 membres de l’Union européenne. C’est une procédure longue
et extrêmement complexe. Aux États-Unis, un vote du Congrès peut modifier le mandat et
même changer le gouverneur, comme le dit Solow, « dans la nuit ». Bien sûr, cela ne peut être
qu’en situation de crise. Dans les autres pays anglo-saxons, l’indépendance donnée par l’État
peut être reprise, souvent par le biais d’une procédure particulière (override procedure).
L’article 14 de la Banque du Canada permet au gouvernement de passer outre l’indépendance
et de reprendre le contrôle de la politique monétaire, bien sûr dans des cas exceptionnels. La
même chose existe en Angleterre. Ces procédures habituelles dans les banques centrales
modernes et qui leur donnent une légitimité démocratique, puisque in fine c’est le pouvoir
politique qui est responsable, sont vues comme une atteinte inacceptable à l’indépendance par
la BCE.

Ceci nous conduit à la cinquième différence, certainement la plus importante. Alors que
les banques centrales modernes demandent un haut niveau de responsabilisation
(accountability) afin d’asseoir leur légitimité démocratique, la BCE s’y refuse. Considérant
tenir son indépendance d’un traité, elle refuse toute responsabilisation devant les
représentants élus pour n’accepter qu’une responsabilité devant la population sur la
réalisation de l’objectif de stabilité des prix. Elle n’est donc responsable ni devant le
Parlement européen, ni devant la Commission, ni devant le Conseil. Or, en cas de désaccord,
la population n’a aucun pouvoir sur la BCE, sauf à élire des représentants anti-BCE, ce qui ne
ferait qu’affaiblir la crédibilité de la banque.
La BCE réduit la responsabilisation à un souci de transparence et de communication. Là
encore, la transparence est vue comme pouvant mettre en évidence une éventuelle
incohérence temporelle et afficher son suivisme du « vrai » modèle économique. Mais le
décalage entre son action pragmatique et un discours plus dogmatique joue contre la
transparence. La clarification de mai 2003 a été faite dans ce sens. Toutefois, un décalage
encore plus profond existe entre, d’une part, une indépendance totale fondée sur la crédibilité
issue du respect d’une règle et sur un ordre économique et, d’autre part, un pragmatisme de la
politique monétaire relevant de la discrétion et donc d’ordre politique.
D’ailleurs, dans les études mesurant la transparence, la BCE est toujours très mal
classée. Elle refuse par exemple la publication des minutes des discussions au CPM que les
autres banques publient souvent dans les deux ou trois semaines. S’il existe un dialogue et des
auditions devant le Parlement, aucune sanction n’est possible. Or, une responsabilisation sans
sanction effective n’est ni crédible, ni incitative. Comme le dit Buiter, il faut un Parlement
« avec des dents ».
Quant aux banques centrales qui ont un haut niveau de responsabilisation, le
gouvernement ne peut se défausser d’éventuels problèmes puisqu’il définit les objectifs,
surveille leur réalisation, assure une coordination des politiques, peut sanctionner le banquier
Les banques centrales doivent-elles être indépendante ? Edwin Le Heron - 14 -
central et, dans les cas extrêmes, reprendre le contrôle. Plus que d’indépendance, c’est de
gouvernance qu’il faut parler, c’est-à-dire de l’ensemble des procédures institutionnelles et
politiques gérant les rapports entre la banque centrale indépendante et les pouvoirs politiques
et notamment l’incertitude sur le modèle économique et l’hétérogénéité des préférences des
membres de la société. Comme le disait Blinder en 1996 : « Indépendance et
responsabilisation (public accountability) sont des éléments symbiotiques, et non conflictuels.
La responsabilisation rend légitime l’indépendance dans une structure politique
particulière. »
Recherchant la confiance, la responsabilisation est systématique dans les banques
centrales modernes. Le gouverneur de la Banque de Nouvelle-Zélande est auditionné tous les
ans devant le Parlement et peut être révoqué en cas de non-respect de l’objectif. La Fed peut
voir son mandat modifié par le Congrès et son gouverneur peut être convoqué pour expliquer
une situation, un choix de politique, et exceptionnellement être révoqué. Les « override
procedure » déjà évoquées sont un autre exemple. La responsabilisation est souvent
collective, sauf pour la Banque d’Angleterre où les votes au sein du CPM sont nominatifs et
publiés rapidement ainsi que les avis minoritaires intégrés au compte-rendu.
Il ne s’agit pas de revenir totalement sur l’indépendance de la BCE, mais sur son
indépendance totale. Si elle ne prend pas l’initiative d’une réforme, elle cours le risque de se
voir imposer des changements bien plus radicaux par un ordre politique dont elle s’est exclue
et qui, pourtant, aura toujours le dernier mot.
Une bonne gouvernance pour assurer la légitimité
Les banques centrales indépendantes apparaissent comme des lieux nouveaux d’un
pouvoir occulte. Pourtant, la grande majorité d’entre elles a développé un mode de
gouvernance et de coordination avec les autres pouvoirs politiques qui assure la confiance et
une légitimité démocratique. La Fed et la Banque d’Angleterre en sont d’excellents exemples.
Elles sont devenues des acteurs politiques dans un équilibre subtil des pouvoirs qui n’est pas
stabilisé aujourd’hui. Elles évolueront certainement encore. Dans ce paysage, la BCE semble
figée sur le principe d’une indépendance totale fondée sur une littérature dépassée. En mettant
en adéquation action, discours et organisation, la BCE gagnerait en crédibilité, en flexibilité
et en légitimité. En l’absence d’une légitimité démocratique, de la confiance de la population
et d’une solidarité des pouvoirs politiques, la qualité de sa politique monétaire et son
pragmatisme ne peuvent être reconnus à leur juste valeur et freinent une dynamique
européenne qu’une institution fédérale et une monnaie unique auraient pu impulser.

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