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1961 [1941].
3 Albert Camus, Noces, dans Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
des désirs très physiques, matériels” », Télérama, 21 mars 2014, [en ligne]
https://wwwa.telerama.fr/livre/maylis-de-kerangal-a-l-origine-d-un-roman-j-ai-
toujours-des-desirs-tres-physiques-materiels,109929.php, consulté le 6 juillet
2018.
7 Jacques Chabot, Camus et la pensée de midi, Aix-en-Provence, Édisud, 2002.
nuit font jeu égal. C’est aussi cela la pensée méditerranéenne de Camus,
suspendue entre le oui et le non, retenue entre l’envers et l’endroit, au
point d’équilibre entre l’exil et le royaume8.
Nous verrons ainsi comment la description des corps chez Maylis de
Kerangal est influencée par la culture hellénique, qu’elle est nourrie d’une
philosophie sensualiste, qui exalte la communion avec le monde. Enfin,
nous montrerons que cette quête d’intensité et d’érotisme s’équilibre,
comme l’ombre et la lumière9, avec un tragique solaire.
p. 134 : « La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle
n’a rien poussé à bout, ni le sacré ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le
sacré ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière ».
10 Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy, Paris, Gallimard, 2008, p. 14.
11 Stéphane Chaudier et Joël July, « Des corps et des voix : l’euphorie dans le
style de Maylis de Kerangal », dans Mathilde Bonazzi, Cécile Narjoux & Isabelle
Serça (dir.), La Langue de Maylis de Kerangal. « Étirer l’espace, allonger le temps »,
Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2017, p. 131-142.
12 Marine Landrot, « Maylis de Kerangal : “À l’origine d’un roman, j’ai toujours
des désirs très physiques, matériels” », loc. cit. : « “Quels livres étaient dans la pile
pour l'écriture de Réparer les vivants ?” “Tout Claude Simon. Les sonnets de
Shakespeare. Les textes de Jean-Pierre Vernant sur la vie en Grèce ancienne” ».
17 Ibid., p. 36.
un tournoi : il s’agit de se foncer dessus sans esquiver le rituel »18. Cette
suprématie du corps exhibé et cette ritualisation du combat sont
comparables aux jeux d’Alger décrits par Camus dans L’Été : « [La foule]
contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés,
rendus plus authentiques encore par les dessins propitiatoires, sur la
blancheur du mur, des ombres combattantes »19. Se dessine une
communauté imaginaire méditerranéenne qui a pour rite collectif le duel.
Les deux textes renvoient à un certain primitivisme qui fait remonter
cette tradition à une époque lointaine et vague : Moyen Âge, conquête de
l’Ouest (« le Face To Face est le promontoire des duels, celui où cogne le
soleil des westerns »20), Antiquité (le chapitre de Camus s’intitule « le
Minotaure »). Paul Valéry parle également de ces rites et les relie « au
culte inconscient de trois ou quatre déités incontestables : la mer, le ciel,
le soleil » qui suscite des « exaltations de primitif »21. Pour renforcer la
référence hellénique, la romancière nomme l’un des jeunes de la
Corniche Ptolémée et décrit leurs corps en s’appuyant sur des références
à l’architecture grecque : « la fille resplendit sous le soleil horizontal,
ciblée en pleine tête comme le naos au fond du temple »22. La pensée
méditerranéenne inverse la hiérarchie chrétienne corps-esprit et le texte
de Maylis de Kerangal donne à voir cette « beauté sans esprit »23 des
« petits cons de la corniche »24 ou des « marteaux crétins rien dans la
tête »25. Ces mots, s’ils ne sont pas assumés par le narrateur mais par le
policier qui les observe, traduisent cependant cette valorisation du corps
sur la raison et la prudence (ils sautent de la corniche au péril de leur vie
et sans considération des accidents précédents).
26 Ibid., p. 18.
27 Marine Landrot, « Maylis de Kerangal : “À l’origine d’un roman, j’ai toujours
des désirs très physiques, matériels ” », loc. cit.
28 Jean Grenier, op. cit., p. 78.
29 Paul Valéry, loc. cit., p. 1097.
30 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 111.
31 Jean Grenier, op. cit., p. 77.
32 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 151.
appétit pour la mer que pour la jeune fille : « [il] dévorait la mer obscure,
bandait lui aussi »33. Le plongeon dans la mer, qui permet un
accouplement avec le monde, est une parade amoureuse entre les deux
adolescents. Ils expérimentent un rapport érotique avec le paysage :
« leurs cils touchent l’azur, caressent l’épaisseur optique de
l’atmosphère »34. S’envoyer en l’air est bien la préfiguration de l’acte
sexuel. Leurs cris miment la jouissance : « quand ils sont dans l’air,
hurlent ensemble, un même cri, accueillis soudain plus vivants et plus
vastes dans un plus vaste monde »35. Ils éprouvent « l’attraction
universelle »36, autant dire la gravité comme le désir. Cette communion
avec le monde lors du plongeon décrit avec sensualité le paysage
maritime :
[...] il sait le corps débordant et désorienté qui reconquiert un autre
espace, un autre monde à l’intérieur du monde ; non pas la chute, donc
le truc grisant de tomber comme une pierre, mais être contenu dans le
ciel, dans la mer, là où tout croît et s’élargit, et devenir le monde soi-
même, coïncider avec tout ce qui respire [...].
Il semble s’établir un intertexte avec « Les Noces à Tipasa » d’Albert
Camus, qui relie le plongeon dans la mer à l’érotisme d’une nuit de
noces :
Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des
essences dans la mer, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau
l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la
terre et la mer. Entré dans l’eau, c’est le saisissement, la montée d’une
glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des
oreilles, le nez coulant et la bouche amère – la nage, les bras vernis
d’eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une
torsion de tous les muscles ; la course de l’eau sur mon corps, cette
possession tumultueuse de l’onde par mes jambes – et l’absence
d’horizon. Sur le rivage, c’est la chute dans le sable, abandonné au
monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d’os, abruti de soleil, avec,
de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche
découvrent, avec le glissement de l’eau, le duvet blond et la poussière
de sel. [...] Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi
cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer37.
33 Ibid., p. 85.
34 Ibid., p. 29.
35 Ibid., p. 48.
36 Ibid., p. 77.
37 Albert Camus, op. cit., p. 15-16.
Cette pénétration de l’eau s’associe à la jouissance et à une exaltation de
l’existence : tout converge vers la « joie » et le bonheur. Sylviane Coyault
utilise la métaphore des noces pour commenter l’œuvre de Maylis de
Kerangal, rappelant inconsciemment cette référence camusienne : « cet
état de grâce, où se relisent des noces tellement sensuelles avec le monde,
est de plus en plus nettement associé à une forme de spiritualité ; elle
apparaît parfois comme un ravissement au sens mystique du terme »38.
La passion du « transport violent »39 qu’offre le paysage se traduit par
une intensité sensorielle, une « exaltation fugitive »40. Jean Grenier
destine lui aussi le cadre méditerranéen à cette ivresse :
Il existe pour chaque homme des lieux prédestinés au bonheur, des
paysages où il peut s’épanouir et connaître, au-delà du simple plaisir de
vivre, une joie qui ressemble à un ravissement, une de ces joies dont
parle Flaubert : « J’ai entrevu quelquefois un état de l’âme supérieur à la
vie, pour qui la gloire ne servait rien, et le bonheur même, inutile ».
La Méditerranée peut inspirer un tel état d’âme. Elle ne risque pas de
jeter dans cette confusion de sentiments qui faisait voir aux
Romantiques dans les paysages un aliment spirituel ou même une
intuition du divin. Par les lignes et les formes qu’elle impose elle rend
la vérité inséparable du bonheur ; l’ivresse même de la lumière n’y fait
exalter l’esprit de contemplation41.
Maylis de Kerangal reprend à son compte ce topos de Jean Grenier qui
combine la lumière du sud et la joie : « Et quand ils se précipitent là-haut,
c’est la même crue qui les traverse, une crue de l’espace et du temps, une
amplification de la lumière, une saisie de la joie »42. La romancière traite
ainsi de la « vocation magnifique pour les bonheurs faciles »43 qui
définissent les hommes du midi, donne à voir leur « heureuse lassitude
d’un jour de noces avec le monde »44.
60 Ibid., p. 152.
61 Jean Grenier, op. cit., p. 78.
62 Ibid., p. 30.
63 Ibid., p. 60.
64 Ibid., p. 81.
65 Ibid., p. 21.
66 Entretien avec Maylis de Kerangal, « tout arrive ! », France culture, septembre
Marion Brun