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Marion Brun

Corniche Kennedy de Maylis


de Kerangal : une pensée de
midi ?

Résumé. Le roman Corniche Kennedy de Maylis de Kerangal se prête à une


lecture méditerranéenne sous le patronage d’Albert Camus et de Paul
Valéry. L’écrivaine déploie une philosophie du midi qui affirme
l’importance du sensible et de la présence au monde, autant de motifs
qui irriguent « la pensée de midi ». L’imaginaire hellénique côtoie
phénoménologie et humanisme pour fonder une métaphysique propre à
la Méditerranée. Corniche Kennedy se définit ainsi comme une tragédie
solaire qui représente l’intensité et l’acceptation de la finitude comme les
deux versants du monde méditerranéen.

Résumé. Corniche Kennedy written by Maylis de Kerangal can be read as a


Mediterranean novel inspired by Albert Camus and Paul Valéry. The
writer develops a southern philosophy which is based on sensitive
approach and presence in the world. This philosophy could be called
“thinking of the South”. Hellenistic culture, phenomenology and
humanism could be gathered to be the basis of a metaphysic of
Mediterranean culture. Therefore, Corniche Kennedy is defined as a solar
tragedy which represents intensity and death acceptation as the both
sides of Mediterranean world.
Mots-clés. – Kerangal (Maylis de), Camus (Albert), Valéry (Paul), midi,
Méditerranée, phénoménologie, corps, intensité, sensible, humanisme,
tragique solaire.
Marion Brun est agrégée de Lettres Modernes et docteur en littérature
française. Elle enseigne à l’Université Polytechnique des Hauts de
France. Son ouvrage Marcel Pagnol, classique-populaire : réflexions sur les
valeurs d’une œuvre intermédiale paraîtra chez Classiques Garnier en 2019.
Elle s’intéresse aux représentations de la Méditerranée dans la littérature
du XXe et du XXIe siècle. Sa recherche porte également sur les questions
d’intermédialité et de réception.

Le roman Corniche Kennedy de Maylis de Kerangal s’inscrit dans


les « inspirations méditerranéennes » définies par Paul Valéry1 et Jean
Grenier2 et prolongées par Albert Camus dans Noces3. Bien que narratif,
le texte n’est pas étranger à l’écriture essayiste pour exprimer une
métaphysique du paysage méditerranéen. L’intrigue de Maylis de
Kerangal suggère d’emblée une « expérience méditerranéenne »4
composée « du soleil, de l’amour, de la mer et du jeu »5. La romancière
confie en outre son intention d’écrire « un livre minéral, solaire, dehors,
avec de la jeunesse, des silhouettes, des climats, des matières, une
animalité »6. En effet, elle raconte l’été à Marseille d’adolescents en quête
de sensations qui flirtent et plongent dans la mer. S’agrègent ainsi les
thèmes philosophiques de la mort, de la liberté et de la sensation, qui
façonnent « la pensée de midi »7 que Jean-Pierre Ivaldi caractérise ainsi :
La pensée de Midi pourrait marquer au mitan de la journée l’arrêt du
soleil au zénith et désigner cet instant d’équilibre parfait où le jour et la

1 Paul Valéry, « Inspirations méditerranéennes » (1934) dans Œuvres, t. I, Paris,


Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1084-1098.
2 Jean Grenier, Inspirations méditerranéennes, Paris, Gallimard, coll. « Imaginaires »,

1961 [1941].
3 Albert Camus, Noces, dans Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la

Pléiade, 1965 [1938].


4 Paul Valéry, loc. cit., p. 1095.
5 Jean Grenier, op. cit., p. 77.
6 Marine Landrot, « Maylis de Kerangal : “À l’origine d’un roman, j’ai toujours

des désirs très physiques, matériels” », Télérama, 21 mars 2014, [en ligne]
https://wwwa.telerama.fr/livre/maylis-de-kerangal-a-l-origine-d-un-roman-j-ai-
toujours-des-desirs-tres-physiques-materiels,109929.php, consulté le 6 juillet
2018.
7 Jacques Chabot, Camus et la pensée de midi, Aix-en-Provence, Édisud, 2002.
nuit font jeu égal. C’est aussi cela la pensée méditerranéenne de Camus,
suspendue entre le oui et le non, retenue entre l’envers et l’endroit, au
point d’équilibre entre l’exil et le royaume8.
Nous verrons ainsi comment la description des corps chez Maylis de
Kerangal est influencée par la culture hellénique, qu’elle est nourrie d’une
philosophie sensualiste, qui exalte la communion avec le monde. Enfin,
nous montrerons que cette quête d’intensité et d’érotisme s’équilibre,
comme l’ombre et la lumière9, avec un tragique solaire.

« Le corps est incisif10 » ou les athlètes de Délos

Les premiers articles critiques11 sur la poétique de Maylis de


Kerangal sont sensibles à la primauté du corps dans son écriture. La
romancière confie dans un de ses interviews l’importance
phénoménologique des corps :
Les personnages sont présents et s’incarnent par ce qu’ils montrent.
C’est une écriture phénoménologique, qui prend en compte tout ce qui
se manifeste. J’avais lu un livre de Jean-Louis Chrétien, La Joie
spacieuse (éd. de Minuit), qui dit que les corps sont les messagers des
psychés, que les gestes sont les porte-parole des intériorités12.
Si cette importance prend sens par rapport à l’éthique de la sollicitude ou
du care13, il convient également de l’inscrire dans une mythologie
méditerranéenne. De façon suggestive, la romancière convoque cette

8 Jean-Pierre Ivaldi, « L’Exil et le Royaume », Albert Camus et la pensée de Midi, éd.


Jean-François Mattéi, Nice, Éditions Ovadia, 2008, p. 43.
9 Albert Camus, Noces suivi de L’Été, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1959,

p. 134 : « La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle
n’a rien poussé à bout, ni le sacré ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le
sacré ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière ».
10 Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy, Paris, Gallimard, 2008, p. 14.
11 Stéphane Chaudier et Joël July, « Des corps et des voix : l’euphorie dans le

style de Maylis de Kerangal », dans Mathilde Bonazzi, Cécile Narjoux & Isabelle
Serça (dir.), La Langue de Maylis de Kerangal. « Étirer l’espace, allonger le temps »,
Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2017, p. 131-142.
12 Marine Landrot, « Maylis de Kerangal : “À l’origine d’un roman, j’ai toujours

des désirs très physiques, matériels” », loc. cit.


13 Voir Alexandre Gefen, Réparer le monde, la littérature française face au XXIe siècle,

Paris, Corti, 2017.


mythologie lorsqu’elle écrit : « Toujours la baie d’azur, les sauts, l’écume,
les cris, les mêmes gosses qui sautent dans la mer des Grecs et ce soleil
âpre qui percute le littoral14 [...] ». La narration insiste sur une
permanence, un temps immémorial et l’associe à l’imaginaire hellénique.
Cette mer Méditerranée qui faisait également naître un sentiment de
permanence dans L’Été d’Albert Camus :
L’enfance violente, les rêveries adolescentes dans le ronronnement du
car, les matins, les filles fraîches, les plages, les jeunes muscles toujours
à la pointe de leur effort, la légère angoisse du soir dans un cœur de
seize ans, le désir de vivre, la gloire, et toujours le même ciel au long
des années, intarissable de force et de lumière, insatiable lui-même,
dévorant une à une, des mois durant, les victimes offertes en croix sur
la plage, à l’heure funèbre de midi. Toujours la même mer aussi,
presque impalpable dans le matin, que je retrouvai au bout de l’horizon
dès que la route, quittant le Sahel et ses collines aux vignes couleur de
bronze, s’abaissa vers la côte15.
Camus semble évoquer, à plusieurs décennies d’intervalle, la même
jeunesse et les mêmes activités décrites par Maylis de Kerangal.
L’adverbe « toujours » placé en tête de phrase comme chez elle affirme
avec force le sentiment de durée que fait naître la mer Méditerranée,
berceau d’une civilisation immuable. Ainsi, la focalisation sur le corps et
sa célébration hédoniste tirent leur origine de cette mythologie du corps
grec. Même si les références demeurent discrètes, la romancière
mentionne dans un entretien qu’elle lit les textes de Jean-Pierre Vernant
sur la vie en Grèce ancienne16, prouvant que l’histoire hellénique inspire
son écriture. Albert Camus s’y référait également pour décrire les jeunes
Algériens : « Aujourd’hui et par-dessus cette histoire, la course des jeunes
gens sur les plages de la Méditerranée rejoint les gestes magnifiques des
athlètes de Délos »17. Les personnages de Maylis de Kerangal, occupés à
sauter depuis les promontoires de la plage, se rapprochent des athlètes
grecs par les joutes qu’ils pratiquent : « La Plate est une scène où ils
s’exhibent, terrain de jeu et place des lices, puisque filles et garçons, c’est

14 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 101.


15 Albert Camus, op. cit., p. 161.
16 Marine Landrot, « Maylis de Kerangal : “À l’origine d’un roman, j’ai toujours

des désirs très physiques, matériels” », loc. cit. : « “Quels livres étaient dans la pile
pour l'écriture de Réparer les vivants ?” “Tout Claude Simon. Les sonnets de
Shakespeare. Les textes de Jean-Pierre Vernant sur la vie en Grèce ancienne” ».
17 Ibid., p. 36.
un tournoi : il s’agit de se foncer dessus sans esquiver le rituel »18. Cette
suprématie du corps exhibé et cette ritualisation du combat sont
comparables aux jeux d’Alger décrits par Camus dans L’Été : « [La foule]
contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés,
rendus plus authentiques encore par les dessins propitiatoires, sur la
blancheur du mur, des ombres combattantes »19. Se dessine une
communauté imaginaire méditerranéenne qui a pour rite collectif le duel.
Les deux textes renvoient à un certain primitivisme qui fait remonter
cette tradition à une époque lointaine et vague : Moyen Âge, conquête de
l’Ouest (« le Face To Face est le promontoire des duels, celui où cogne le
soleil des westerns »20), Antiquité (le chapitre de Camus s’intitule « le
Minotaure »). Paul Valéry parle également de ces rites et les relie « au
culte inconscient de trois ou quatre déités incontestables : la mer, le ciel,
le soleil » qui suscite des « exaltations de primitif »21. Pour renforcer la
référence hellénique, la romancière nomme l’un des jeunes de la
Corniche Ptolémée et décrit leurs corps en s’appuyant sur des références
à l’architecture grecque : « la fille resplendit sous le soleil horizontal,
ciblée en pleine tête comme le naos au fond du temple »22. La pensée
méditerranéenne inverse la hiérarchie chrétienne corps-esprit et le texte
de Maylis de Kerangal donne à voir cette « beauté sans esprit »23 des
« petits cons de la corniche »24 ou des « marteaux crétins rien dans la
tête »25. Ces mots, s’ils ne sont pas assumés par le narrateur mais par le
policier qui les observe, traduisent cependant cette valorisation du corps
sur la raison et la prudence (ils sautent de la corniche au péril de leur vie
et sans considération des accidents précédents).

« Les princes du sensible »

Objets de fascination (mais aussi de répulsion), ces athlètes sont


observés à la fois par Sylvestre Opéra, le policier, et par Suzanne, qui

18 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 16-17.


19 Albert Camus, Noces suivi de L’Été, op. cit., p. 90-91.
20 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 31.
21 Paul Valéry, loc. cit., p. 1092.
22 Ibid., p. 46.
23 Albert Camus, op. cit., p. 109.
24 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 18.
25 Ibid., p. 49.
admettent leur beauté : « mais, princes du sensible, ils sont beaux à voir,
assurément »26. La périphrase « princes du sensible » montre la continuité
entre cet hédonisme et une philosophie sensualiste ou matérialiste, qui
innerve la pensée méditerranéenne. Elle parvient, comme l’écrit
justement l’auteure, à « poétiser la matière »27. Jean Grenier soutient
l’importance du sensible pour définir « l’esprit méditerranéen » : « une
configuration sensible au cœur, voilà ce qui fait l’esprit méditerranéen.
L’espace ? C’est la courbe d’une épaule, l’ovale d’un visage. Le temps ?
C’est la course d’un jeune homme d’un bout de la plage à l’autre »28. Paul
Valéry préfère définir la pensée méditerranéenne comme un
humanisme :
L’homme, mesure des choses ; l’homme, élément politique, membre de
la cité ; l’homme entité juridique définie par le droit ; l’homme égal à
l’homme devant Dieu et considéré sub specie aeternatis, ce sont là des
créations presque entièrement méditerranéennes dont on n’a pas
besoin de rappeler les immenses effets29.
Toutefois, la formule de Protagoras – « l’homme est la mesure de toutes
choses » – revient à valoriser le sensible et la perception individuelle. En
effet, la part belle est donnée à la sensation dans Corniche Kennedy : « [...]
innervé de la tête aux pieds par une émotion très matérielle, il se
découvre puissant, frontal, aimant, et la mer tout autour de lui est
surfacée de plis sereins, étoffe soyeuse que le tailleur amoureux présente
à la sultane30 ». La mer, décrite comme un tissu, façonne l’homme
méditerranéen et le voue à la matière.
Le thème de l’érotisme s’imbrique à l’évocation maritime. De
même, Jean Grenier, pour définir le peuple méditerranéen, écrit : « La
mer et l’amour demeurent leur éternité »31. L’intrigue de Corniche Kennedy
tisse de façon serrée la mer et l’amour, en narrant les progrès de l’idylle
entre Eddy et Suzanne sur la plage où « Le vent et le ressac » de la mer
s’accordent avec « les souffles »32 du désir. Eddy éprouve le même

26 Ibid., p. 18.
27 Marine Landrot, « Maylis de Kerangal : “À l’origine d’un roman, j’ai toujours
des désirs très physiques, matériels ” », loc. cit.
28 Jean Grenier, op. cit., p. 78.
29 Paul Valéry, loc. cit., p. 1097.
30 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 111.
31 Jean Grenier, op. cit., p. 77.
32 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 151.
appétit pour la mer que pour la jeune fille : « [il] dévorait la mer obscure,
bandait lui aussi »33. Le plongeon dans la mer, qui permet un
accouplement avec le monde, est une parade amoureuse entre les deux
adolescents. Ils expérimentent un rapport érotique avec le paysage :
« leurs cils touchent l’azur, caressent l’épaisseur optique de
l’atmosphère »34. S’envoyer en l’air est bien la préfiguration de l’acte
sexuel. Leurs cris miment la jouissance : « quand ils sont dans l’air,
hurlent ensemble, un même cri, accueillis soudain plus vivants et plus
vastes dans un plus vaste monde »35. Ils éprouvent « l’attraction
universelle »36, autant dire la gravité comme le désir. Cette communion
avec le monde lors du plongeon décrit avec sensualité le paysage
maritime :
[...] il sait le corps débordant et désorienté qui reconquiert un autre
espace, un autre monde à l’intérieur du monde ; non pas la chute, donc
le truc grisant de tomber comme une pierre, mais être contenu dans le
ciel, dans la mer, là où tout croît et s’élargit, et devenir le monde soi-
même, coïncider avec tout ce qui respire [...].
Il semble s’établir un intertexte avec « Les Noces à Tipasa » d’Albert
Camus, qui relie le plongeon dans la mer à l’érotisme d’une nuit de
noces :
Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des
essences dans la mer, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau
l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la
terre et la mer. Entré dans l’eau, c’est le saisissement, la montée d’une
glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des
oreilles, le nez coulant et la bouche amère – la nage, les bras vernis
d’eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une
torsion de tous les muscles ; la course de l’eau sur mon corps, cette
possession tumultueuse de l’onde par mes jambes – et l’absence
d’horizon. Sur le rivage, c’est la chute dans le sable, abandonné au
monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d’os, abruti de soleil, avec,
de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche
découvrent, avec le glissement de l’eau, le duvet blond et la poussière
de sel. [...] Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi
cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer37.

33 Ibid., p. 85.
34 Ibid., p. 29.
35 Ibid., p. 48.
36 Ibid., p. 77.
37 Albert Camus, op. cit., p. 15-16.
Cette pénétration de l’eau s’associe à la jouissance et à une exaltation de
l’existence : tout converge vers la « joie » et le bonheur. Sylviane Coyault
utilise la métaphore des noces pour commenter l’œuvre de Maylis de
Kerangal, rappelant inconsciemment cette référence camusienne : « cet
état de grâce, où se relisent des noces tellement sensuelles avec le monde,
est de plus en plus nettement associé à une forme de spiritualité ; elle
apparaît parfois comme un ravissement au sens mystique du terme »38.
La passion du « transport violent »39 qu’offre le paysage se traduit par
une intensité sensorielle, une « exaltation fugitive »40. Jean Grenier
destine lui aussi le cadre méditerranéen à cette ivresse :
Il existe pour chaque homme des lieux prédestinés au bonheur, des
paysages où il peut s’épanouir et connaître, au-delà du simple plaisir de
vivre, une joie qui ressemble à un ravissement, une de ces joies dont
parle Flaubert : « J’ai entrevu quelquefois un état de l’âme supérieur à la
vie, pour qui la gloire ne servait rien, et le bonheur même, inutile ».
La Méditerranée peut inspirer un tel état d’âme. Elle ne risque pas de
jeter dans cette confusion de sentiments qui faisait voir aux
Romantiques dans les paysages un aliment spirituel ou même une
intuition du divin. Par les lignes et les formes qu’elle impose elle rend
la vérité inséparable du bonheur ; l’ivresse même de la lumière n’y fait
exalter l’esprit de contemplation41.
Maylis de Kerangal reprend à son compte ce topos de Jean Grenier qui
combine la lumière du sud et la joie : « Et quand ils se précipitent là-haut,
c’est la même crue qui les traverse, une crue de l’espace et du temps, une
amplification de la lumière, une saisie de la joie »42. La romancière traite
ainsi de la « vocation magnifique pour les bonheurs faciles »43 qui
définissent les hommes du midi, donne à voir leur « heureuse lassitude
d’un jour de noces avec le monde »44.

38 Sylviane Coyault, « Le parti pris de la jeunesse », dans Mathilde Bonazzi,

Cécile Narjoux et Isabelle Serca (dir.), La langue de Maylis de Kerangal : « étirer


l'espace, allonger le temps », Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2017, p. 119.
39 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 112.
40 Ibid.
41 Jean Grenier, « Préface », op. cit., n. p.
42 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 31.
43 Albert Camus, op. cit., p. 41.
44 Ibid., p. 17.
En quête du « littoral absolu45 »

Cette passion solaire propre à la Méditerranée est racontée par la


représentation d’une jeunesse pleine de vie ardente. Bravant les interdits,
poussés par une volonté de jouir de l’existence, les héros de Maylis de
Karangal chantent une ode à la liberté et à l’intensité. Sylviane Coyault lit
ses romans comme un « parti pris de la jeunesse » : « c’est bien la
jeunesse incandescence, le côté James Dean, La Fureur de vivre ou encore
À bout de souffle »46. Le petit Mario le lance comme un défi au policier en
partant : « [...] il fait l’homme, sourire avantageux de celui qui connaît la
musique et poing fermé qui frappe le torse, et affirme, déclamatoire,
pompeux soudain, moi, j’ai peut-être pas de thune, mais de la liberté, oui,
j’en ai »47. La vie méditerranéenne à Tipasa s’accompagne également chez
Camus d’une célébration de la liberté : « Il me suffit de vivre de tout mon
corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et
l’œuvre d’art viendra ensuite. Il y a là une liberté »48. Chez Mario comme
dans le témoignage autobiographique de Camus, cette affirmation de la
liberté s’accompagne d’un mouvement de fierté, fonde un humanisme :
J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me
donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent
dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer,
mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et
l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le
jaune et le bleu49.
Faire l’épreuve de sa liberté revient à éprouver sa condition d’homme, à
réaliser ce grand saut en avant de l’adolescence à l’âge adulte. Le saut,
symbolique du choix, réalise une praxis fondée sur l’intensité : « se mettre
en danger sans même y penser, ne voir dans toute prise de risque que la
promesse d’une intensité nouvelle, vivre plus fort, rien d’autre »50. Le
saut relève d’une métaphysique du midi, définie par Jean Grenet « à égale
distance du culte de l’Absolu et du culte de l’Action »51. Grâce à

45 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 30


46 Sylviane Coyault, art. cit., p. 118.
47 Ibid., p. 125.
48 Albert Camus, op. cit., p. 18-19.
49 Ibid., p. 16.
50 Maylis de Kerangal, op. cit. p. 112.
51 Jean Grenier, « Préface », op. cit., n. p.
l’expérience paroxystique du vide, les protagonistes ont « une tentation
de l’absolu »52.
Le nom du deuxième promontoire, le Just Do It, est signifiant :
il s’agit d’une jeunesse qui se réalise exclusivement par l’action, par la
praxis. Cette injonction à l’action est également mise en exergue par
l’épigraphe sous forme de dicton : « quand on est au bal, il faut
danser »53. Aussi, les héros sont comparés au feu, intenses et prêts à se
consumer : « Personne ne vit démarrer en trombe, les mèches de
cheveux voletant hors des casques, et, brûlant de vie comme des torches
en plein vent, foncer rejoindre les autres polarisés sur un écran plasma au
fond d’un café du port »54. Réactivant le mythe d’Icare, d’une jeunesse
prête à mourir pour vivre intensément, Maylis de Kerangal entraîne ses
héros jusqu’à un précipice où ils ont le choix entre sacrifier leur liberté
ou mourir. En effet, à la fin du roman, ils sont pris en étau entre le vide
et le policier Sylvestre Opéra qui peut les condamner pour détention de
stupéfiant. Le corps de Suzanne est de nouveau rapproché du feu :
« allumette froide encore mais prête à enflammer le ciel comme un
combustible »55. La romancière célèbre « le signe de la jeunesse », qui est
selon Camus « une précipitation à vivre qui touche au gaspillage »56.
Même si l’excipit laisse en suspens le choix de Suzanne et Eddy, au bord
de la falaise, on les voit attirés par l’abîme, fascinés par la fuite de la
cocaïne qui s’envole dans le ciel. Nous suivons ainsi la tentation tragique
du récit, des « petits cailloux de plâtre [qui] roulent entre leurs pieds et
tombent dans le vide »57. Ce couple, digne de Thelma et Louise, lancé en
avant jusqu’à leur mort, fait l’expérience du tragique solaire : « la
Méditerranée a son tragique solaire qui n’est pas celui des brumes.
Certains soirs, sur la mer, la nuit tombe sur la courbe parfaite d’une
petite baie, et, des eaux silencieuses monte alors une plénitude
angoissée »58. Le paysage montre progressivement un autre versant qui
s’accorde avec la description nocturne du dernier saut : les adolescents
« crachent l’eau noire de la mer des Grecs »59 et « atteignent lentement le

52 Sylviane Coyault, loc. cit., p. 118.


53 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 9.
54 Ibid., p. 85.
55 Ibid., p. 177.
56 Albert Camus, op. cit., p. 41.
57 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 177.
58 Albert Camus, op. cit., p. 133.
59 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 148.
versant sombre de la corniche »60. Un assombrissement général de
l’intrigue prépare le lecteur à un dénouement tragique, qui permet de
réaliser « cette philosophie de la tragédie »61 d’inspiration
méditerranéenne. Le nom du troisième promontoire, le Face to Face,
ressemble à une annonce tragique : « Ils l’appellent le Face to Face parce
que, rigolent-ils, c’est grand face-à-face : on y est face au monde (primo),
face à soi (deuxio), et face à la mort (tertio) »62. Ce nom explique
également pourquoi il existe une forme d’acceptation de la mort des
protagonistes : le saut, synonyme de plénitude, permet une harmonie
avec le monde et avec soi, condition préalable à la mort. Cette présence
au monde les incite à se transcender et à ne faire qu’un avec le cosmos.
Expérience de « transcendance inversée »63 (parce qu’elle se dirige vers la
mer et non vers le ciel), le saut leur offre « un soulèvement général, celui
du monde qui palpite en eux »64, étape préalable et « sentiment de [...]
présence » qui les « porte vers le cosmos »65. Notons que le syntagme
« présence au monde » apparaît dans son roman comme dans ses
interviews, confirmant l’importance de cette pensée
phénoménologique66 : « Pour écrire, je suis forcée de me retrancher dans
un espace-temps protégé, alors je conserve ces fenêtres sur le collectif,
qui permettent de recharger ma présence au monde »67. Chez Camus, le
couple Eros et Thanatos se résorbe également dans le dénouement
tragique : « Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour
me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous
les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi
celle de ma mort »68. Les noces avec le monde et l’intensité sensorielle du
soleil permettent l’acceptation de la finitude.

60 Ibid., p. 152.
61 Jean Grenier, op. cit., p. 78.
62 Ibid., p. 30.
63 Ibid., p. 60.
64 Ibid., p. 81.
65 Ibid., p. 21.
66 Entretien avec Maylis de Kerangal, « tout arrive ! », France culture, septembre

2009 : « la tentative que j’essaie de mener, c’est la captation de la vie. Dans la


disponibilité des personnages, il y a quelque chose de phénoménologique. On
est au monde ».
67 Marine Landrot, « Maylis de Kerangal : “À l’origine d’un roman, j’ai toujours

des désirs très physiques, matériels ” », loc. cit.


68 Albert Camus, op. cit., p. 16.
Ainsi, la description sociologique de cette « racaille »69
marseillaise permet de réactualiser des mythes méditerranéens, qui ont
inspiré les essais du XXe siècle. L’imaginaire hellénique poétise la
vulgarité d’une bande de jeunes venus des quartiers nord, louant leur
jeunesse, leur beauté, leur soif de liberté. Les « petits cons de la
corniche »70 se métamorphosent en Icare contemporains, prêts à vivre un
tragique solaire, puisqu’ils font sans cesse l’expérience pleine et intense
du monde. Dans cette « idylle de l’écriture et de l’espace »71, c’est moins à
un « sentiment océanique »72 que nous invite Maylis de Kerangal qu’à
une fusion méditerranéenne.

Marion Brun

69 Maylis de Kerangal, op. cit., p. 14.


70 Ibid.
71 Marie Fontana-Viala, « Formes et enjeux de l’écriture de l’espace dans l’œuvre

de Maylis de Kerangal », dans Mathilde Bonazzi, Cécile Narjoux & Isabelle


Serça (dir.), op. cit., p. 90.
72 Ibid., p. 96.

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