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Table des matières

INTRODUCTION
Qu’est-ce qu’un miroir ?
Un point de vue contemplatif
Un long procès qui dure encore
Du béguinage au bûcher.
Lire le Miroir
LE MIROIR DES AMES SIMPLES ET ANÉANTIES
I PROLOGUE
Chapitre 2. De l’entreprise d’Amour, et pourquoi il fit faire ce livre
Chapitre 3. Où Amour parle des commandements de Sainte-Eglise
Chapitre 4. De la noble vertu de Charité, et comment elle n’obéit qu’à
Amour
Chapitre 5. De la vie qui s’appelle « paix de charité en vie anéantie »
Chapitre 6. Comment l’âme amoureuse de Dieu, vivant en paix de charité,
prend congé des Vertus
Chapitre 7. Comment cette âme est noble, et comment elle ne tient compte
de rien
Chapitre 8. Comment Raison s’étonne de ce que cette âme ait délaissé les
Vertus, et comment Amour fait leur éloge
Chapitre 9. Comment ces âmes n’ont point de volonté propre
Chapitre 10. Comment, à la requête de Raison, Amour nomme cette âme par
douze noms à l’usage des actifs
Chapitre 11. Comment, à la requête de Raison, Amour donne connaissance
de cette âme aux contemplatifs, en expliquant neuf points dont il a été fait
auparavant mention
Chapitre 12. La véritable façon de comprendre ce que ce livre dit en bien
des endroits, à savoir que l’âme anéantie n’a point de volonté
Chapitre 13. Comment Raison est satisfaite de l’explication des choses
susdites pour les contemplatifs et les actifs, mais elle pose encore des
questions pour les personnes communes
Chapitre 14. Comment cette âme connaît Dieu par la foi
Chapitre 15. Où l’on parle du Saint-Sacrement de l’autel
Chapitre 16. Où Amour répond à Raison sur ce qu’il a dit que l'âme sait tout
et ne sait rien
Chapitre 17. Où Amour répond à Raison
Chapitre 18. Comment ces créatures ne peuvent plus parler de Dieu
Chapitre 19. Comment Foi, Espérance et Charité demandent à Amour la
connaissance de ces âmes
Chapitre 20. Amour répond à Raison sur ce qu'il a dit que personne ne
connaît ces âmes, sinon Dieu
Chapitre 21. Amour répond au blâme de Raison, à propos de ce que ce livre
dit, que ces âmes prennent congé des Vertus
Chapitre 22. Comment cette âme est comparée à l’aigle, et comment elle
prend congé de Nature
Chapitre 23. Comment cette âme a deux piliers, et comment elle est ivre de
ce que jamais elle ne boit
Chapitre 24. En quel temps ces âmes sont en la droite liberté de Pur Amour
Chapitre 25. Raison demande à Amour si ces âmes sentent quelque joie en
elles
Chapitre 26. Comment cette âme n’aime rien, sinon pour l’amour de Dieu
Chapitre 27. Comment Méditation-d’Amour-Pur n’a qu’une seule intention
Chapitre 28. Comment cette âme nage en l’océan de Joie
Chapitre 29. Raison demande à Amour à quel moment cette âme est en la
pure liberté d’Amour
Chapitre 30. Comment Raison demande à Amour de satisfaire cette âme en
disant de Dieu tout ce qu’il en pourrait dire et déclarer
Chapitre 31. Comment Amour calme l’âme parce qu’elle a donné à son
époux tout ce qu'elle avait
Chapitre 32. Comment Amour fait durer ces âmes en leur sens
Chapitre 33. L’âme s’étonne lorsqu’elle pense aux dons de la bonté de Dieu
Chapitre 34. Comment l’âme dit qu’elle ne peut rien d’elle-même
Chapitre 35. Comment cette âme blâme Raison, et dit qu’elle est aimée de
Dieu sans commencement
Chapitre 36. Comment l’âme est libre et n’est plus soumise à Raison
Chapitre 37. Où l’âme dit qu’au paradis, ses péchés seront connus pour sa
plus grande gloire
Chapitre 38. Comment l’âme reconnaît la courtoisie d’Amour en
reconnaissant parfaitement sa pauvreté
Chapitre 39. Comment Raison veut servir cette âme et en être esclave
Chapitre 40. Comment Amour appelle cette âme suprêmement sage, et
pourquoi
Chapitre 41. Comment l’âme n’éprouve aucun chagrin pour les péchés
qu’elle ait jamais commis, ni aucune espérance pour le bien qu’elle ait
jamais fait
Chapitre 42. Comment le Saint-Esprit enseigne ce que sait cette âme,
qu’elle veut et qu'elle a
Chapitre 43. Comment ces âmes sont appelées « Sainte-Eglise », et ce que
Sainte-Eglise peut dire d’elles
Chapitre 44. Quel est l'exercice de l'âme qui languit d’amour, et en quel état
se trouve l’âme qui est morte d’amour
Chapitre 45. Comment ceux qui n’ont point de volonté vivent en la liberté
de la charité
Chapitre 46. Comment l’âme a connaissance de ce qui la dépasse en ce que,
à son avis, elle ne connaît rien de Dieu à côté de ce qui, en lui, la dépasse
Chapitre 47. Comment l’âme en est venue à la connaissance de son néant
Chapitre 48. Comment l’âme n’est pas libre lorsqu’elle désire que la
volonté de Dieu soit faite en elle à son honneur
Chapitre 49. Comment est noble cette âme qui n’a point de volonté
Chapitre 50. Comment cette âme porte la marque de Dieu, telle la cire celle
d’un sceau
Chapitre 51. Comment cette âme est semblable à la divinité
Chapitre 52. Comment Amour fait l’éloge de cette âme, et comment elle
demeure dans l’abondance et les richesses de l’amour divin
Chapitre 53. Comment Raison demande explication de ce qui est dit plus
haut
Chapitre 54. Raison demande de combien de morts il faut que l’âme meure
avant que l’on comprenne ce livre
Chapitre 55. Comment Amour répond aux questions de Raison
Chapitre 56. Comment les Vertus se plaignent d’Amour qui leur porte si peu
d’honneur
Chapitre 57. De ceux qui sont en l’état des égarés, et comment ils sont
esclaves et marchands
Chapitre 58. Comment les âmes anéanties sont au cinquième état1 avec leur
Bien-Aimé
Chapitre 59. De quoi vécut cette âme ; comment et quand elle est sans elle-
même
Chapitre 60. Comment il faut mourir de trois morts avant de venir à la vie
libre et anéantie
Chapitre 61. Où Amour parle des sept états de l’âme1
Chapitre 62. De ceux qui sont morts au péché mortel et nés à la vie de grâce
Chapitre 63. Comment Amour traite de vilains ceux à qui il suffit d’être
sauvés
Chapitre 64. Où l’on parle des âmes mortes à la vie selon l’esprit
Chapitre 65. Où l'on parle de ceux qui siègent sur la haute montagne, au-
dessus des vents
Chapitre 66. Comment l’âme se réjouit d’avoir pris congé de Raison et des
autres Vertus
Chapitre 67. Où l’on parle du pays où cette âme demeure, et de la Trinité
Chapitre 68. Comment cette âme est unie à la Trinité par opération divine, et
comment elle traite d'ânes ceux qui vivent du conseil de Raison
Chapitre 69. Où l’âme dit que l’exercice des Vertus n’est qu’inquiétude et
travail
Chapitre 70. Comment cette âme est ce qu’elle est par la grâce de Dieu
Chapitre 80. Comment l’âme chante et déchante
Chapitre 91. Comment la volonté de ces âmes est la volonté d'Amour ;
quelle en est la raison
Chapitre 92. Comment l’âme se désencombre de Dieu, d’elle-même et de
son prochain
Chapitre 93. Où l’on parle de la paix de la vie divine
Chapitre 94. Du langage de la vie divine
Chapitre 95. Comment le pays des égarés est éloigné du pays de ceux qui
sont anéantis
Chapitre 96. Où l’âme parle à la Trinité
Chapitre 97. Comment le paradis n’est pas autre chose que de voir Dieu
Chapitre 98. Raison demande ce que font ceux dont l'état est au-dessus de
leurs pensées
Chapitre 99. Comment les gens qui sont en cet état sont en souveraineté sur
toutes choses
Chapitre 100. Comment il y a une grande différence entre les anges
Chapitre 101. Comment cette âme ne veut rien faire, si bien que rien ne lui
manque, pas plus qu’à son bien-aimé
Chapitre 102. Où Entendement-de-l’âme-anéantie montre combien il est
pitoyable que la malice l’emporte sur la bonté
Chapitre 103. Où l’on montre ce que veut dire que le juste tombe sept fois
par jour
Chapitre 104. Où l’âme dit comment Dieu lui a donné sa volonté libre
Chapitre 105. Ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour
Chapitre 106. Comment l’âme déclare l’ensemble de ses demandes
Chapitre 107. Où commencent les demandes de l’âme 1
Chapitre 108. Une belle considération pour éviter le péché
Chapitre 109. Comment l’âme s’étonne de ne pouvoir suffisamment
satisfaire pour ses fautes
Chapitre 110. Comment l’art 1, en la créature, est une habileté subtile, qui
est en la substance de l’âme
Chapitre 111. De la différence entre l’onction de paix et la guerre que fait le
reproche ou remords de conscience
Chapitre 112. De la bonté éternelle qui est amour éternel
Chapitre 113. Que penser à la passion de Jésus-Christ fait avoir victoire sur
nous-mêmes
Chapitre 114. Si la créature humaine peut demeurer en vie tout en étant sans
elle-même
Chapitre 116. Comment l’âme se réjouit de l’épreuve de son prochain
Chapitre 117. Comment cette âme montre qu’elle est l’exemple du salut de
toute créature
Chapitre 118. Des sept états de l’âme dévote, que l’on appelle aussi « êtres
»
Chapitre 119. Comment l’âme qui a fait écrire ce livre s’excuse de l’avoir
fait si long en paroles, alors qu’il semble court et bref aux âmes qui
demeurent en néant et qui sont venues par amour en cet état
Chapitre 120. Comment Vérité fait l’éloge de ces âmes
Chapitre 121. Où Sainte-Eglise fait l’éloge de cette âme
Chapitre 122. Où l’âme commence sa chanson
Chapitre 123. La première considération porte sur les apôtres
Chapitre 124. La seconde considération porte sur la Madeleine
Chapitre 125. La troisième considération porte sur saint Jean-Baptiste
Chapitre 126. La quatrième considération porte sur la Vierge Marie
Chapitre 127. La cinquième considération porte sur l’union de la nature
divine à la nature humaine en la personne du Fils
Chapitre 128. La sixième considération porte sur les tourments de
l'humanité du Fils de Dieu pour nous
Chapitre 129. La septième considération porte sur les Séraphins : comment
ils sont unis à la volonté divine
Chapitre 130. Où l’âme parle de trois belles considérations et réflexions ;
comment elle ne connaît de la puissance, de la sagesse et de la bonté
divines que ce qu’elle connaît de sa propre faiblesse, de sa sottise et de sa
méchanceté
Chapitre 131. Où l’âme dit qu’elle ne veut que la volonté de Dieu
Chapitre 132. Comment Justice, Miséricorde et Amour viennent vers l’âme
lorsqu’elle est sortie de son enfance
Chapitre 133. Où l’âme dit que les considérations susdites sont pour les
égarés, et elle montre de nouveau qui sont les égarés, et comment ces
considérations sont faites en la vie selon l’esprit
Chapitre 134. Comment l’âme est parfaite en son état lorsque Sainte-Eglise
ne peut prendre exemple sur sa vie
Chapitre 135. Comment sont trompés ceux à qui il suffit de se gouverner en
l’affection de la vie selon l’esprit
Chapitre 136. Comment toute œuvre est défendue à l’âme anéantie
Chapitre 137. Comment cette âme est professe en sa religion, et comment
elle en a bien gardé la règle
Chapitre 138. Comment l’âme retourne à son premier état
Chapitre 139. Comment Nature est subtile en bien des points
NOTES
MARGUERITE PORETE

LE MIROIR DES ÂMES


SIMPLES ET ANÉANTIES
et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’Amour

Introduction, traduction et notes Max Huot de Longchamp

Albin Michel
INTRODUCTION
Les pages qui suivent visent à aider la lecture loyale d’un texte majeur de la
littérature spirituelle française, mais qui résistera çà et là aux premiers assauts
de l’amateur contemporain : sept siècles d’évolution de notre langue, une
certaine technicité dans les choses de l’esprit, un goût marqué pour l’énigme, un
style contourné, des références à une tradition mystique dont on a trop souvent
oublié la place au cœur de notre culture, tout cela forme un voile dont
nous voudrions partiellement délivrer le Miroir par quelques explications
simples, ici et dans les notes d’accompagnement du texte lui-même. Toutefois,
le souhait secret de toute publication de ce genre est d’amener son lecteur à une
fréquentation directe de l’original, fréquentation qu’aucune introduction
ni traduction consciencieuses ne peuvent remplacer, même si, nous l’espérons,
l’une et l’autre permettront ici aux « Ames Enfranchies » de se reconnaître
et d’entrer en possession d’un héritage qui leur appartient de droit.

Qu’est-ce qu’un miroir ?

Genre littéraire - Mise en scène - Lire au Moyen Age

La littérature médiévale est riche de plusieurs centaines de « Miroirs » de toutes


sortes : Miroirs de la nature, Miroirs de l’histoire, Miroirs de la morale, tous ont
en commun de faire « miroiter » tel ou tel aspect de la réalité aux yeux d’un
lecteur qui est d’abord un spectateur1 . C’est dire qu’un Miroir est beaucoup plus
qu’un livre moderne : reflet de la réalité, il se veut aussi reflet de celui qui la
regarde ; ou plutôt, il va permettre la coïncidence des deux par une
transformation intérieure d’ordre sacramentel à laquelle pouvait prétendre le
livre au Moyen Age.

Il nous faut oublier ici l’invention de l’imprimerie et la diffusion massive des


textes sous la forme du produit manufacturé que nous digérons passivement dans
le silence de nos salles de lecture : le livre au xiiie siècle est un objet rare et
coûteux, peu diffusé en dehors des communautés religieuses ou des universités
naissantes.

Quant à la lecture, elle est presque un métier, elle aussi ; la notation du texte au
xiiie siècle reste imprécise et laisse au lecteur une marge
d’interprétation considérable, un peu comme une partition musicale grégorienne.
De ce fait, même la lecture individuelle est très généralement vocale, et donc
rythmée, expressive, lente, publique de par sa nature même. On voit ici
s’esquisser tout un jeu scénique dont la répartition à travers les rôles de notre
Miroir ne sera que l’accentuation. Les destinataires en sont d’ailleurs désignés
tantôt comme des lecteurs, tantôt comme des auditeurs, ou mieux : comme des «
auditeurs qui ce livre liront » (ch. 37) ! Cette ambiguïté, reflet de la situation
du livre au xiiie siècle, n’est pas propre à notre Miroir : elle est repérable au fil
de nombreux textes contemporains comme une interpellation du public au-
delà des seuls lecteurs proprement dits.

Avant d’aller plus loin, on peut se demander ici quelle est l’importance qu’il faut
attribuer à la mise en scène presque théâtrale du Miroir, et notamment aux rôles
respectifs de Raison, Amour, l’âme, etc., intervenant comme des proclamateurs
distincts. La question touche en fait celle de la naissance du théâtre européen,
celle des « mystères » représentés à la porte des cathédrales comme celle des
joutes oratoires des chevaleresques « cours d’amour ». Reconstituer les
conditions exactes de la proclamation du Miroir est impossible et se heurterait
aux théories les plus divergentes des spécialistes de ces questions.
Constatons seulement que la longueur du texte interdit d’imaginer sa pure et
simple représentation sur scène, et que sa difficulté interdit de lui imaginer un
public nombreux et impréparé ; constatons aussi la platitude du jeu scénique
malgré des intermèdes occupés par de véritables jongleries verbales, et nous
conviendrons que nous sommes en présence d’un texte destiné à être lu à
plusieurs, empruntant conventionnellement la forme d’un théâtre élémentaire au
goût du jour, cette forme finissant d’ailleurs par disparaître, nous le verrons, vers
les derniers chapitres. Le procédé n’est pas isolé : la personnification des Vertus,
de Raison ou d’Amour comme autant d’acteurs, facilitée par l’économie générale
de l’article dans les langues de l’époque, est des plus répandues dans la
littérature médiévale et gouverne, par exemple, toute la structure du Roman de la
Rose.

Cela posé, le livre même médiéval n’est pas encore un Miroir. Le mot comporte
une très forte connotation visuelle et contient, nous l’avons dit, une invitation à se
mirer pour se rapprocher d’une réalité admirée ; ce qui est en cause ici, c’est la
conception platonicienne, mais surtout chrétienne de la connaissance : c’est la
contemplation et non l’action qui transforme et assimile à l’objet contemplé ; «
Parce que nous verrons Dieu, nous lui serons semblables », dit saint Jean pour
expliquer la béatitude des élus. Aussi le Miroir des âmes simples est-il aussi
bien celui qui rend l’âme simple.

Maintenant, si le livre n’est plus aujourd’hui ce qu’il était, le miroir auquel le


nôtre emprunte son nom ne l’est pas davantage ! Le miroir antique se
présente comme un objet de métal poli et scintillant, rare et cher lui aussi, aux
reflets multiples et variables, très éloigné de nos glaces modernes et de leur
fonctionnelle limpidité. Lorsque saint Paul oppose la connaissance de Dieu ici-
bas « dans un miroir, énigmatique », à la vision claire de l’au-delà, il montre
bien le jeu ambigu d’un objet mystérieux qui cache autant qu’il révèle : c’est à
travers une laborieuse accommodation — la ruminatio monastique du texte —
que ce miroir focalise progressivement toutes nos facultés de connaître et
d’aimer. Moyennant quoi, dans les conditions mortelles qui sont les nôtres, sa
fonction sera de nous introduire à l’univers contemplatif, celui du Verbe de Dieu
en qui prend vie toute chose, lui-même miroir du Père donnant vie à toute chose :
« Hélas ! hélas ! mon enfant ! miroir qui réjouissait mon cœur et dans lequel je
me suis si souvent contemplée avec joie ! » fait dire Suso à la Vierge Marie au
pied de la croix. Une telle intention contemplative sera au cœur de notre Miroir,
et l’oublier condamnerait à de graves contresens.

Un point de vue contemplatif

Destinataires - L’expérience mystique - Une impossible lecture théologique

« Je vous en prie par amour : écoutez en grande application de cet


entendement subtil qui est en vous... Autrement, tous ceux qui entendront cela
le comprendront mal » (Prologue). Nous voilà prévenus dès la première page du
Miroir, et son auteur ne cessera de renouveler cette mise en garde par la suite,
sans doute en vain puisqu’il y laissera la vie et l’honneur de son orthodoxie ! Le
Miroir n’est pas écrit pour tous : « Je dis cela à ceux pour qui Amour a fait
faire ce livre... Mais vous qui rien êtes pas, ... vous perdriez votre peine à
vouloir le comprendre » (ch. 84). Et s’il n’est pas écrit pour tous, ce n’est pas
qu’il soit réservé aux adeptes des sciences occultes, mais c’est qu’il
suppose qu’Amour lui-même en donne l’intelligence au lecteur par une élection
libre et hautement personnelle (ch. 13), faute de laquelle, « à cause de leur façon
simpliste de comprendre, les autres créatures... en recevraient dommage » (ch.
17).
Quelle est cette expérience particulière sous-jacente au Miroir ? Elle n’est pas
celle de Raison, des Vertus ou de Sainteté (ch. 88), « non pas contre les
Vertus, mais par-dessus » (ch. 103), non pas fille de Sainteté, mais mère de
Sainteté (ch. 88). Elle est contact avec Dieu « sans intermédiaire » (cf. ch. 64),
« sans nul pourquoi » (cf. ch. 81, note 1), elle est, au sein même de la Trinité,
l’expérience immédiate de la naissance de Dieu au cœur de l’homme, expérience
du Verbe se faisant chair en nous (cf. ch. 80, note 3 ; 85, note 2 ; 115, note 1 ; ch.
42 ; etc.), expérience chrétienne s’il en est, même si tous les chrétiens ne font pas
cette expérience, car si tous font partie de « Sainte-Eglise-la-Petite » (petite
pour la vie spirituelle, mais non pour le nombre), seuls quelques-uns font partie
de « Sainte-Eglise-la-Grande » qui en détient la clef : « Ces âmes-là [= Sainte-
Eglise-la-Grande] sont à proprement parler appelées Sainte-Eglise en ce
qu’elles soutiennent, enseignent et nourrissent toute Sainte-Eglise ; et non pas
elles, mais la Trinité tout entière par elles » (ch. 43). Il s’agit donc bien de la
même Eglise, mais selon deux états de prise de conscience : « Raison demeure
en nous, mais Amour demeure en elles » (id.), dit la Petite de la Grande. De
l’une à l’autre, nous voyons tout au long du Miroir une inversion du
flux expérimental qui cesse de remonter avec effort des effets aux causes pour
saisir toute chose à sa racine comme don gratuit d’un amour sans fond, et
cela selon une intensité et une lucidité dont on nous dit alors qu’elles sont « un
océan de Joie, ... océan des délices qui découlent et ruissellent de la
Divinité; ... cette âme... est joie elle-même, et ainsi nage-t-elle et s’écoule-t-
elle en joie sans sentir aucune joie, car elle demeure en Joie et Joie demeure
en elle: elle est joie elle-même par la force de Joie qui l’a transformée en elle
» (ch. 28).

Cette expérience radicale de Dieu, celle que l’on repère chez Ruusbroec,
Catherine de Sienne, Jean de la Croix ou Thérèse de l’Enfant-Jésus, une
terminologie plus moderne l’appelle expérience mystique. Il ne s’agit pas ici de
la décrire — nous donnons les éléments indispensables d’une telle description au
fil de nos notes —, mais de l’affirmer et d’affirmer que c’est elle qu’explore le
Miroir, même si cette exploration ne peut se faire que de l’extérieur, c’est-à-dire
sous la juridiction médiate de Raison qui permet de dissocier, et donc de dire, ce
que l’expérience immédiate d’Amour tend continuellement à associer, et donc
à taire, pour en mieux jouir : « Ces créatures ne peuvent plus parler de Dieu,
car, pas plus qu'elles ne peuvent dire où est Dieu, elles ne peuvent dire QUI
est Dieu. En effet, quiconque parle de Dieu quand il veut, à qui il veut et là où
il veut parler, doit savoir sans aucun doute qu’il n’a jamais senti le cœur
véritable de l’amour divin... ; ces âmes ont coutume de beaucoup comprendre
et de tout oublier à cause de la subtilité de leur amant » (ch. 18).

Malheureusement, cette expérience d’Amour sera facilement niée par la jalouse


Raison, faute de modestie, faute de cette vertu qu’elle prêche et qui lui
aurait conféré toute sa noblesse si elle l’avait mise en pratique en protégeant
fidèlement le sommeil des amants (ch. 65). On devine ici le conflit que tous les
spirituels ont annoncé et qui porte en germe la condamnation du Miroir et de son
auteur, parfaitement anticipée au chapitre 85. Et pourtant, au nom de Raison,
écoutons ici un censeur intelligent du Libre Esprit un siècle après le Miroir, le
chancelier Gerson, première autorité intellectuelle de son temps : « Les hommes
de la scolastique, même sans expérience intérieure, peuvent traiter
convenablement des écrits d’expérience intérieure et de théologie mystique,
mais pourvu qu’ils leur fassent crédit. » En effet, « comme nul ne connaît les
choses de l’esprit sinon l’esprit qui est en lui [allusion à I Co 2, 11], ceux qui
ne veulent pas croire tant qu’ils ne comprennent pas sont indisposés et
absolument inaptes à entendre la théologie mystique » (De Mystica Theologia,
trat. I, cons. 8 et 5).

Faute de cette modestie, qui autorise pourtant tout homme raisonnable à lire le
Miroir sans en partager obligatoirement l’expérience, les tribunaux de
l’Inquisition enverront notre texte et son auteur au bûcher. Parcourir maintenant
leur double trace historique va nous permettre d’illustrer par un cas remarquable
ce procès toujours ouvert — en fait mais non en droit — de Raison contre
Amour, d’une fausse théologie contre une vraie mystique.

Un long procès qui dure encore

Le milieu des béguines. Marguerite Porete et le Miroir. Spiritualité et


courtoisie

Marguerite Porete sera désignée comme « béguine » dans les actes de ses procès,
et sa parenté spirituelle avec les plus fameuses d’entre elles, Hadewijch
d’Anvers ou Béatrice de Nazareth par exemple, ressort évidemment de leur
voisinage littéraire comme du peu que nous savons de sa vie. Dans les années
1280, le mot béguine peut désigner soit les membres de communautés béguinales
au sens strict — ce qui semble l’usage du Miroir au chapitre 122 —, soit, à
la suite d’une dévaluation du mot tout au long du xiiie siècle, toute personne
menant une vie spirituelle de quelque intensité dans la pratique des conseils
évangéliques. Les unes et les autres ont en commun d’échapper aux formes
canoniques traditionnelles de la vie religieuse et d’être régulièrement confinées
par l’opinion, comme par les autorités ecclésiastiques, aux limites hérétiques de
la liberté spirituelle, sinon formellement du Libre Esprit, en dépendance plus ou
moins proche des mouvements cathares et vaudois. C’est chez elles que semble
se concentrer toute la vitalité religieuse des pays du Nord du xiie au xive siècle :
non seulement Hadewijch et Béatrice, mais Marie d’Oignies, Ides de Nivelle,
sainte Lutgard, et probablement Marguerite Porete elle-même, sont à rattacher au
courant béguinal, quoiqu’à des degrés d’appartenance différents. A l’époque du
Miroir, la grande patrie des béguines est constituée par les pays rhénans, même si
l’on peut alors constater leur diffusion dans toute l’Europe.

L’indépendance originelle des béguines les rendait particulièrement vulnérables


aux procès ecclésiastiques du xiie au xive siècle, la fin de Marguerite Porete
en étant un exemple caractéristique ; aussi leur protection va-t-elle s’organiser
— avec une perte inévitable d’autonomie — dans deux directions : d’une part,
une « fédération » des béguines entre elles aboutit à partir du début du xiiie
siècle à ces sortes de villages enfermés au cœur des cités du Nord que sont les «
béguinages » ; une certaine vie commune — habitat en petites maisons
individuelles ou en couvents plus larges, œuvres de bienfaisance, travail,
infirmerie, enseignement — prend corps sous la vigilance de l’une d’entre elles,
la « grande demoiselle » (Hadewijch le fut probablement). Le béguinage devient
ainsi une entité juridique, économique et bientôt canonique, avec ses ressources,
ses exemptions, mais aussi des contraintes sociales inconnues des premières
générations. D’autre part, la protection de congrégations religieuses nouvelles,
d’une inspiration originaire assez voisine — protection des norbertins puis des
cisterciens au xiie siècle, des dominicains et des franciscains à l’époque du
Miroir —, les efforts d’hommes d’Eglise tels que Jacques de Vitry et Thomas de
Cantimpré dans les années 1210, aboutissent à une reconnaissance souhaitable et
à une intégration inévitable de la vie béguinale au sein des institutions
médiévales. Mais on voit naître ici le danger de devoir choisir un jour ou l’autre
entre l’indépendance initiale des béguines et cette stabilité enfin acquise : peu à
peu, notamment sous le coup des sévères condamnations du xive siècle qui
frapperont aussi bien Maître Eckhart ou une simple Marguerite Porete que
d’authentiques sectaires du Libre Esprit, la vie béguinale va tendre à revêtir des
formes canoniques rassurantes, dans les tiers ordres mendiants ou en adoptant la
règle de saint Augustin par exemple, avec des conditions de survie et de
renouveau très diverses d’une région à l’autre.

L’identification de la béguine Marguerite Porete comme auteur du Miroir des


Ames simples est une acquisition récente de l’histoire de la spiritualité, due à
Romana Guarnieri en 1946. Nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à son
travail considérable2 pour la chronologie précise du texte et de son auteur,
du moins pour le peu que nous en savons. Nous ne donnerons ici que de
nécessaires points de repère au cœur d’une tradition spirituelle qui n’est point
celle des courants hétérodoxes dont l’ensemble forme le « Libre Esprit » —
auxquels on a généralement rattaché Marguerite Porete —, mais celle des grands
classiques de la mystique nordique aux xiiie et xive siècles.

On peut situer la naissance de Marguerite Porete aux alentours de 1250 dans le


Hainaut, peut-être à Valenciennes, ville qui semble la sienne à travers ses procès,
même si le dernier d’entre eux la conduira à Paris où elle sera brûlée vive en
1310. Historiquement et géographiquement, elle appartient donc autant au monde
germanique qu’au monde latin. Sa langue est le français, mais une lecture
attentive du Miroir remarque de nombreux flandricismes, indices d’une frontière
linguistique voisine. Son excellente connaissance de la mystique flamande
contemporaine invite d’ailleurs à penser qu’elle savait sans doute en partager la
langue. Religieusement, elle appartient au diocèse de Cambrai, couvrant alors
sur une profondeur de vingt lieues toute la rive droite de l’Escaut, depuis sa
source jusqu’à Anvers, situation qui impliquera, par le jeu des instances
successives de ses procès, un itinéraire judiciaire passant par les pays rhénans
— et l’on voit ici s’esquisser du côté de Cologne une communauté de destin avec
Maître Eckhart — avant de s’achever à Paris.

Spirituellement et culturellement, nous rencontrons encore Marguerite Porete à un


carrefour : le Miroir fourmille de références implicites — et donc difficiles à
repérer — à la tradition patristique latine, à la littérature courtoise profane, mais
surtout à la tradition béguinale. Nous en soulignerons l’une ou l’autre dans nos
notes, mais il s’agit d’un climat, plus que de renvois clairs, hormis de
nombreuses quasi-citations bibliques. Incontestablement, Marguerite Porete
fut une femme de culture, non pas d’une culture scolaire et étalée, mais d’une
science aussi profonde que discrète, digne de ses devancières d’un demi-
siècle, Hadewijch ou Béatrice : nous sentons chez elle la même imprégnation de
l’école victorine, de saint Bernard et de Guillaume de Saint-Thierry ; nous
la sentons surtout impliquée dans la même chevaleresque conquête de « Fin
Amour » — l'« emprise » du chapitre 118 : la fougue et l’intrépidité du
Miroir, sans exemple masculin à l’époque, respirent la « rage d’aimer » des deux
premières, au mépris de toutes les conventions scolastiques et au bénéfice d’un
prolongement mystique d’une littérature courtoise finissante. La seule question de
Marguerite Porete, femme du xiiie siècle, est celle de l’amour, de l’Amour «
ut sic », et sans les distinctions modernes entre le bon et le mauvais, car « Amour
est Dieu, et Dieu est Amour » (ch. 21).

Il faut bien prendre conscience ici de la composante courtoise qui prête son
vocabulaire et ses mises en scène au Miroir et à toute une partie de la littérature
spirituelle environnante. Le cadre du Miroir, remarquons-le, est le Roman
d’Alexandre (cf. Prologue, note 4), et Courtoisie est l’un des
protagonistes importants du jeu scénique. Le mot lui-même recouvre l’ensemble
des qualités de l’homme de cour (la « curialitas » des versions latines du texte),
par opposition au vilain (opposition dont le Miroir se fait l’écho à plusieurs
reprises) ; et cela à une époque où la vie de cour repose désormais moins sur les
réalités guerrières que sur la recherche et la définition du Pur Amour (Fénelon
n’aura pas épuisé le sujet quatre siècles plus tard !). Si la courtoisie caractérise
encore un art de vivre fait de politesse et de générosité chevaleresque (celle-là
même prêtée à Alexandre le Grand), elle indique alors surtout une volonté de
poursuivre jusqu’au bout, théoriquement et pratiquement, la plénitude de
l’expérience amoureuse. Le Fin Amour est de ce fait l’objet propre de la
recherche courtoise, et le Miroir qualifie régulièrement l’âme simple et anéantie
comme celle qui « Fine Amour demande ». Dans la première littérature
courtoise, celle des troubadours de langue d’oc, Fin Amour est fruit de la fidélité
intrépide de l’amant dans toutes les épreuves imposées par sa dame (fruit de la «
jovens »), et sa caractéristique propre est la Joie, enthousiasme conquérant en
même temps que sentiment lié à la possession complète de l’objet aimé. Dans la
courtoisie du Nord dont hérite le Miroir, ces notions se spiritualisent et
s’intériorisent, mais sans rien perdre de leur force, prêtes à l’utilisation qu’en
fera Hadewijch (la « minne fijn » est corrélative de l' « orewoet », la « rage
d’aimer »), dans la ligne des transpositions déjà opérées par saint Bernard
et Guillaume de Saint-Thierry.

C’est dans ce cadre qu’il nous faut maintenant préciser la trajectoire du Miroir et
de Marguerite Porete. C’est autour de l’apparition tumultueuse de l’ouvrage dans
les années 1290 que nous pouvons organiser ce que nous en savons.
Du béguinage au bûcher.

Le Miroir à travers les siècles

Ce que fut l’accueil réservé au Miroir peut se deviner en son chapitre 122 : «
Les béguines déclarent que je suis égarée, et les prêtres aussi, les clercs et les
prêcheurs, les augustins, les carmes et les frères mineurs... ! » Face à cette
coalition, il y a tout lieu de penser que Marguerite Porete ne refusa pas
le combat, et nous savons qu’elle fit le nécessaire pour obtenir une approbation
officieuse mais importante de son ouvrage, celle qui figure en tête de certaines de
ses versions latines et anglaises. Elle la dut à Gode-froid de Fontaines, ex-régent
à la faculté de théologie de Paris dans les années 1285-1286, et à deux
autres censeurs difficiles à identifier, l’un dont nous savons qu’il se rattachait à
la famille cistercienne brabançonne (et que l’on peut donc supposer fils
spirituel de saint Bernard et de Guillaume de Saint-Thierry, si présents dans le
Miroir), l’autre se rattachant à la famille franciscaine des frères mineurs. Mais
malgré cette approbation, l’évêque de Cambrai va condamner le Miroir en 1300,
le faire brûler publiquement à Valenciennes, et menacer son auteur du recours
au bras séculier en cas de récidive.

Cette récidive ne tarda guère : nous savons qu’en 1306-1307, Marguerite Porete
adressait des exemplaires du Miroir à différents notables, notamment à l’évêque
de Châlons-sur-Marne, peut-être dans l’espoir d’en voir renforcée la première
approbation. Toujours est-il que le résultat sera de nouvelles dénonciations et un
nouveau procès diocésain, alors que l’évêque de Cambrai est maintenant
Philippe de Marigny, âme damnée de Philippe le Bel, l’un de ses complices dans
la persécution des templiers ; l’instance judiciaire supérieure conduisit
Marguerite

Porete devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de


Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi
par Philippe le Bel dans la lutte contre les templiers. C’est face à ces bourreaux
qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment
de loyauté — préalable à l’instruction du procès — qui aurait fait d’elle la
collaboratrice d’un appareil inique ; refus, ensuite, d’en recevoir l’absolution
pour des fautes qu’elle retenait ne point avoir commises. Il est clair que l’on ne
peut pas purement et simplement identifier ce double refus à celui de l’institution
ecclésiale comme telle et de ses sacrements. Reste que, excommuniée pour tant
d’obstination mais inébranlable dans sa bonne foi — parce que inébranlable
sans doute dans sa foi —, Marguerite « de Hainaut, dite Porete », est déclarée
relapse le 30 mai 1310 après examen du Miroir par une commission de
théologiens. Elle est consignée le lendemain au bras séculier pour être
publiquement brûlée avec l’ouvrage incriminé, et l’exécution interviendra le 1er
juin sur la place de Grève ; le compte rendu que nous en avons évoque, comme
dans toute circonstance de ce genre, la dignité de la victime, la dureté du
châtiment, les larmes de la foule et les inévitables tentatives de dernière minute
des admirateurs.

Mais l’histoire du Miroir ne s’arrête pas avec celle de son auteur. Son dossier
théologique est alors transféré à Vienne, en Dauphiné, où va se dérouler en 1311-
1312 le fameux concile qui condamnera massivement la mystique nordique, très
spécialement celle de Maître Eckhart et celle du Miroir, globalement confondue
avec les déviations des sectes du Libre Esprit. Ce qui reste des actes des
différents procès, tout comme les articles du concile de Vienne, montre l’ampleur
du malentendu. En gros, là où Marguerite Porete parle du dépassement de la
vertu et de la morale, ses juges lisent une opposition à la vertu ; là où elle parle
de l’union à Dieu, ils lisent une identification à Dieu ; là où elle parle de paix
intérieure, ils lisent un nihilisme pervers ; là où elle parle d’adorer Dieu en
esprit et vérité, ils comprennent le reniement sacrilège des institutions
chrétiennes.

Aucune des mises en garde de Marguerite Porete elle-même n’aura servi, aucune
de ses professions de foi catholique dans le Miroir (aux chapitres 14-15 par
exemple), pas même ses affirmations les plus nettes sur LA NÉCESSITÉ POUR
L’HOMME DE FAIRE POUR SA PART TOUT CE QUI RELÈVE DE RAISON,
LA PART D’AMOUR ÉTANT CELLE DE DIEU ET DE LUI SEUL : « Je
fais savoir à tous ceux qui entendront ce livre, qu’il nous faut reproduire en
nous-mêmes autant que nous le pouvons — par de dévotes pensées, par les
œuvres de perfection, par les exigences de Raison —, toute la vie que mena
Jésus-Christ et qu’il nous prêcha... Cela, il nous faut le faire pour avoir
victoire sur nous-mêmes. Et si nous la faisions autant que nous le
pourrions, nous parviendrions à le posséder tout en mettant hors de nous
toutes les pensées, toutes les œuvres de perfection et toutes les exigences de
Raison, car nous n’en aurions que faire : la divinité opérerait alors en
nous, pour nous-mêmes et sans nous-mêmes, ses œuvres divines » (ch. 113).
Dans chaque condamnation, il est clair que ce que nous avons appelé plus haut le
« point de vue contemplatif » est en cause, et que les juges de Marguerite Porete
n’envisagent, en fait de libération de la Loi, que le libertinisme immoral des
sectes de l’époque, avalanche de messes noires, de sacrifices immondes et de
fornication.

Quoi qu’il en soit de la spiritualité, l’historien constate ici que la condamnation


du concile de Vienne assimilera désormais le Miroir à un ouvrage hérétique,
régulièrement confisqué par les Inquisitions de toute l’Europe jusqu’à la
Renaissance, témoignage éloquent de son succès et de sa diffusion. Et
cette réputation sera reçue sans autre examen par presque tous les ouvrages
modernes, à vrai dire peu nombreux, qui mentionneront marginalement le Miroir
parmi les témoins de la spiritualité béguinale.

La réputation d’hérésie et le petit nombre de manuscrits ayant survécu aux


confiscations ont en effet certainement conduit à sous-estimer l’importance
du Miroir dans les recherches modernes. Mais qu’il ait connu un grand succès du
vivant de son auteur et ensuite, ressort à la fois de la mise en scène
impressionnante de ses procès — toutes les autorités de la Sorbonne y
participèrent —, des efforts de l’Inquisition pour en arrêter la circulation, mais
surtout de ses traces dans la littérature spirituelle ultérieure, tant orthodoxe
qu’hérétique — mais l’hérésie n’utilise-t-elle pas l’Evangile lui-même ? Cette
diffusion fit d’abord traverser la Manche au Miroir, traduit dès la première
moitié du xive siècle dans les chartreuses d’Angleterre en même temps que
d’autres textes d’inspiration voisine. On le retrouve ensuite circulant en latin et
en italien vers 1430 dans le nord de l’Italie, où saint Bernardin de Sienne, saint
Laurent Giustiniani, saint Jean de Capistrano et beaucoup d’autres tentent
d’arrêter les progrès du Libre Esprit, malheureusement sans prendre le temps
d’examiner cas par cas le bien-fondé des condamnations antérieures et tout en
introduisant par ailleurs dans le sud de l’Europe le meilleur de la spiritualité
nordique. Et l’on voit ainsi se dessiner, à côté d’une tradition française, des
traditions latine, anglaise et italienne du Miroir. Ce qu’il ne faut pas oublier dans
leur formation, c’est le caractère extraordinairement complexe des courants
orthodoxes et hétérodoxes auxquels on les trouve alors associées. Nous ne
pouvons que renvoyer ici à toute la question des sectes au Moyen Age, des
Bulgares aux Alumbrados espagnols en passant par les Cathares, en permanente
interférence avec les traditions mystiques les plus solides. Tout lecteur de
Suso, de Ruusbroec ou d’Eckhart pressent chez eux la crainte des confusions
possibles, la pression d’une Inquisition toujours aux aguets, le poids de
mots compris différemment par les accusateurs et les accusés, le poids, surtout,
d’intérêts politico-religieux débordant infiniment les seules préoccupations
doctrinales. Nous sommes là au cœur d’un problème dont absolument toute
l’Europe est le théâtre. Il est hors de question de l’analyser ici ; de nombreux
éléments, valables d’un point de vue historique, ont été rassemblés par Romana
Guamieri dans l’ouvrage déjà cité. Il n’est pas davantage question d’entreprendre
ici une réhabilitation point par point du Miroir qui n’intéresserait que les
spécialistes ; — nous la réservons éventuellement pour une autre publication — :
nous nous contenterons de souligner les points les plus sensibles dans nos notes,
le débat s’étant singulièrement décongestionné depuis sept siècles, tout
simplement parce qu’il n’y a plus rien à gagner dans l’hérésie aujourd’hui ! Ce
que le lecteur moderne retiendra du Miroir, ce n’est plus une éventuelle
libération des structures ecclésiastiques, mais une libération de lui-même,
c’est la rage d’absolu dont nous parlions plus haut, la paix qu’elle apporte au-
delà de toute angoisse, la certitude d’être aimé, jusqu’au cœur de l’enfer s’il le
faut.

Lire le Miroir

Les souffrances d’un traducteur

Rendre en français moderne le Miroir est source de désespoir, et nous avons le


sentiment d’avoir transformé l’objet scintillant évoqué plus haut en un produit
aussi anonyme qu’une glace industrielle. C’est que notre Miroir est tel aussi par
le style : il jette ses feux dans de multiples directions et juxtapose ses facettes
plus qu’il ne développe linéairement un thème. Son progrès sera d’associer des
images, et non d’enchaîner des arguments ; d’où la désorientation d’une première
lecture, et cela d’autant plus que l’auteur s’amuse manifestement à multiplier les
illusions d’optique comme pour nous inviter à dépasser continuellement les
fragiles victoires de Raison sur Amour : son art, très féminin, est celui d’une
dentellière inventant des tours, des détours et des reprises sans fin (« je chante et
je déchante », dit l’âme au chapitre 80), sans trop se soucier des impatiences
du lecteur et au risque de voir sa préciosité prise pour de l’ésotérisme.

Une première difficulté vient de ce que le sens premier du texte échappe souvent
à de nombreuses lectures ou relectures, sans que l’on sache jamais très bien si
une corruption matérielle du texte est en cause, ou simplement le goût de son
auteur pour les constructions verbales les plus alambiquées. Dans les cas
les plus difficiles, ou lors de jeux de mots véritablement intraduisibles, nous
transcrivons modestement en note l’original, souvent sans commentaire, en
espérant que le lecteur sera plus habile que nous. De même avons-nous transcrit
les deux petits poèmes placés au début et à la fin du texte pour lui conserver un
peu de sa saveur médiévale.

Ensuite, il est pratiquement impossible de rendre la qualité orale et déclamatoire


du texte, dont nous avons dit l’importance au xiiie siècle ; les variations de son
rythme, les concentrations d’assonances par endroits, ne peuvent pas être
respectées intégralement ; des répétitions du genre de celles transcrites aux notes
6 et 7 du Prologue sont pratiquement intraduisibles. De plus, la grammaire
moderne n’admet plus les imprécisions médiévales riches en doubles sens :
changer d’époque dans une langue est toujours plus délicat que de changer de
langue dans une époque.

Enfin, une inévitable dévaluation du vocabulaire à travers les siècles nous a


forcé à choisir dans la richesse de certains mots ; toute la charge courtoise d’une
partie du vocabulaire spirituel, notamment, disparaît lorsque l’on traduit par
exemple « franchise » par « liberté », ou « villenie » par « injure », traductions
pourtant difficiles à éviter. Que dire, pour terminer, de l’irréductible changement
de genre, et donc de sexe, du personnage principal du Miroir, c’est-à-dire
d’Amour, féminin au xiiie siècle, masculin depuis ? Et ce sont toutes les relations
du jeu scénique qui s’en trouvent affectées sans correctif possible.

Texte original et traductions

Nous avons esquissé plus haut les conditions de diffusion du Miroir. Peu
d’exemplaires en sont parvenus jusqu’à nous à travers les campagnes
successives de destruction, trop peu pour permettre les recoupements nécessaires
à l’établissement d’un texte de départ critiquement incontestable. Dans
l’état actuel des choses, nous possédons treize manuscrits à peu près complets du
Miroir, un français, trois anglais, quatre latins, cinq italiens. Comparé aux autres,
le manuscrit français ( Condé F XIV 26 de Chantilly) témoigne manifestement
d’un état du texte fort peu accommodé et corrigé, très proche de l’original (et
nous le désignerons comme tel dans nos notes pour simplifier), alors que les
autres suppriment trop régulièrement les difficultés littéraires ou doctrinales du
texte français pour être utilisés sans arrière-pensées. Parmi eux, seuls les anglais
et trois des latins semblent traduire directement l’original français, les
autres retraduisant le latin ou l’anglais. Aussi avons-nous procédé comme suit
dans notre propre traduction en français moderne : nous avons utilisé presque
exclusivement le texte de Chantilly dans l’édition diplomatique qu’en donne
Romana Guamieri ; en cas de lacune manifeste — notamment pour les
chapitres 134 à 137 disparus à la reliure du manuscrit de Chantilly et que
Romana Guamieri donne alors en latin — ou de difficulté inextricable (le Miroir
n’en manque pas !), nous avons consulté d’abord les versions latines directes
(actuellement conservées dans trois manuscrits de la Bibliothèque Vaticane ;
nous avons généralement utilisé le Rossiano 4), et ensuite la version anglaise
dans l’édition qu’en a donné Clara Kirchberger (The Mirror of simples Soûls,
Londres, 1927). Nous signalerons toujours en note ces écarts du texte de
Chantilly3.

Les indications scéniques et les personnages

Dans l’original, la désignation des interlocuteurs et quelques indications


scéniques ou remarques de l’auteur apparaissent en tête des répliques et
sont généralement reprises au fil du texte (ex. : « Amour : Telle Ame, dit
Amour,... »), l’interrompant et l’alourdissant considérablement. Nous avons pris
le parti de grouper systématiquement ces indications en tête des répliques en les
en détachant typographiquement. Lorsqu’elles se répètent purement et simplement
au fil de la réplique, nous ne les avons pas répétées ; inversement, lorsqu’elles
manquent, nous les avons ajoutées entre crochets, avec une note lorsque
l’attribution à tel ou tel interlocuteur semble contestable.

Par ailleurs, le degré de personnification de la courtoisie, de la charité, de la foi,


de la vertu, etc., n’est pas toujours clair : nous jouerons sur l’emploi
des majuscules et des minuscules (par exemple : courtoisie et Courtoisie) sans
prétendre avoir toujours bien choisi.

Quelques points de repère dans le vocabulaire

Pour terminer, nous pensons faire gagner du temps au lecteur en regroupant ici
quelques expressions clefs du Miroir. Le texte n’ayant guère de plan (il « miroite
»), c’est par rapport à un schéma général diffus de la vie spirituelle qu’il faut se
repérer, schéma constitué essentiellement par les sept états et les trois vies de
l’âme. Le tableau suivant distribue le vocabulaire spirituel fondamental du
Miroir à la place qu’il occupe dans cet ensemble.
ÉTAT
DE Caractéristiques principales
L’AME

ÉTAT
DE
PÉCHÉ

1er
Mort au péché (mortel) garder les commandements vie selon la
ÉTAT
nature vie selon la Loi
DE
vie selon le conseil des hommes
GRACE

2e
Mort à la nature vie de vertus vie de désirs
ÉTAT
DE vie à l’exemple de Jésus-Christ vie selon le conseil de l’Evangile vie
de bonne volonté faire la volonté de l’esprit l’âme ignore son état
GRACE

3e
ÉTAT Affection aux œuvres de perfection lutte contre la volonté de
DE l’esprit l’âme connaît son état
GRACE

4e
ÉTAT Perfection de l’esprit méditation et contemplation manque
DE d’innocence l’âme conserve de la volonté
GRACE
5e Mort à l’esprit
ÉTAT nourriture connaissance, amour, louange Dieu par
DE glorieuse aveugle vie condition d’amour l’âme est abîmée en
anéantie Dieu l’âme ne sait rien et sait tout l’âme ne
GRACE veut rien et veut tout l’âme ne sent rien:
Joie l’âme ne désire rien transformation

6e Eclair - ouverture vie l’âme sans elle et pour Dieu pur amour divin -
ÉTAT glorieuse connaissance parfaite charité en communion
DE divine vie anéantie Paix sans remords de conscience
GRACE illuminée

7e
ÉTAT
DE

GRACE Ame séparée du corps voir la Trinité fruition divine


LE MIROIR DES AMES SIMPLES ET ANÉANTIES
Ici commence ce livre, appelé « Le Miroir des âmes simples et anéanties, et qui
seulement demeurent en vouloir et désir d’Amour 4 ».

EXPLICIT Deo gratias

Vous qui en ce livre lirez,

Se bien le voulez entendre

Pensez à ce que vous direz,

Car il est fort a comprendre ;

Humilité vous fault prendre

Qui de Science est tresoriere

Et des aultres Vertuz la mere.

Théologiens ne aultres clers,

Point n’en aurez l’entendement

Tant aiez les engins clers

Se n’y procédez humblement

Et que Amour et Foy ensement


Vous facent surmonter Raison,

Qui dames sont de la maison.

Raison mesmes nous tesmoigne

Ou XIIIe de ce livre Chappitre,

Et n’en a vergoigne

Que Amour et Foy la font vivre

Et d’elles point ne se délivre,

Car sur elle ont seigneurie,

Par quoy il fault qu’elle s’umilie.

Humiliez donc voz sciences

Qui sont de Raison fondées,

Et mettez toutes vos fiances

En celles qui sont données

D'Amour, par Foy enluminées.

Et ainsy comprendrez ce livre

Qui d’Amour fait l’Ame vivre.

I PROLOGUE
L’âme, touchée par Dieu et dépouillée du péché au premier état de la grâce,
est montée par les grâces divines au septième état de la grâce, état où elle
possède sa perfection en plénitude au pays de vie par la divine jouissance.

Amour dit ici : O vous, actifs et contemplatifs, peut-être même anéantis par
amour véritable, vous qui allez écouter quelques-uns des prodiges de
l’amour pur, de l’amour noble, de l’amour élevé de l’âme libérée1, vous qui allez
écouter comment le Saint-Esprit a mis sa voile2 en elle comme en son navire, je
vous en prie par amour : écoutez en grande application de cet entendement subtil
qui est en vous, et en grande diligence ! Autrement, faute d’être ainsi disposés,
tous ceux qui entendront cela le comprendront mal.

Maintenant, comprenez avec humilité un exemple simple, emprunté à l’amour


mondain, et appliquez-le pareillement à l’amour divin :

Il y eut autrefois une demoiselle, fille de roi, au grand et noble cœur, au noble
courage aussi, et elle demeurait en un pays étranger. Or il advint que
cette demoiselle entendit parler de la grande courtoisie3 et de la grande noblesse
du roi Alexandre4, et aussitôt sa volonté l’aima pour son grand renom de
gentilhomme. Mais elle demeurait si loin de ce grand seigneur en qui elle avait
mis son amour, qu’elle ne pouvait ni le voir ni l’avoir, et elle en était
souvent désolée en elle-même, car aucun amour autre que celui-ci ne la
satisfaisait. Lorsqu’elle vit que cet amour lointain, tout en étant si proche en elle,
était si loin au-dehors, cette demoiselle pensa consoler son chagrin en imaginant
quelque figure du bien-aimé dont son cœur était souvent blessé. Aussi fit-elle
peindre une image à la ressemblance du roi qu’elle aimait, la plus proche
possible de ce qu’elle s’en représentait en son amour, et selon l’affection de
l’amour qui l’envahissait ; et grâce à cette image et par d’autres artifices, elle
songea au roi lui-même.

L’âme qui fit écrire ce livre : Mais oui, vraiment ! C’est bien là ce que je veux
dire : j’ai entendu parler d’un roi de grande puissance, qui était en courtoisie, en
très grande courtoisie de noblesse et largesse, un noble Alexandre. Mais il était
si loin de moi, et moi j’étais si loin de lui, que je ne pouvais trouver de réconfort
en moi-même ; et pour que je me souvienne de lui, il me donna ce livre qui
représente en quelque manière son amour. Mais bien que j’aie son image, je n’en
suis pas moins en pays étranger, éloignée du palais où demeurent les très nobles
amis de ce seigneur, eux qui sont tout à fait purs, raffinés et affranchis grâce aux
dons du roi avec lequel ils demeurent.

L’auteur : Voilà pourquoi nous vous dirons comment Notre-Seigneur n’est pas du
tout affranchi d’Amour, alors qu’Amour l’est de lui pour nous, afin que les
humbles gens5 puissent l’entendre à l’occasion de ce qui vous est destiné, car
Amour peut tout faire sans faire de tort à personne.

Et Amour parle ainsi pour vous : Il y a sept états6 de noblesse, dont la créature
reçoit d’être si elle se dispose à tous pour venir à celui qui est parfait7 ; et nous
vous dirons comment d’ici la fin de ce livre.

Chapitre 21. De l’entreprise d’Amour, et pourquoi il fit faire ce livre

Amour : O vous, enfants de Sainte-Eglise2, c’est pour vous que j’ai fait ce livre,
afin que vous entendiez comme ce qui vaut le mieux, la vie parfaite et l’état de
paix auquel la créature peut venir par la vertu de parfaite charité, elle qui reçoit
ce don de la Trinité tout entière ; ce don, vous allez l’écouter exposer en ce livre
par l’entendement d’Amour qui répondra aux questions de Raison.

Chapitre 3. Où Amour parle des commandements de Sainte-Eglise

Amour : Nous commencerons ici par les commandements de Sainte-Eglise, afin


que chacun puisse trouver sa nourriture en ce livre avec l’aide de Dieu, lui qui
nous commande de l’aimer de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute
notre force, de nous aimer nous-mêmes comme nous le devons et d’aimer notre
prochain comme nous-mêmes 1.

Premièrement, l’aimer de tout notre cœur : c’est-à-dire que nos pensées soient
toujours véritablement en lui ; de toute notre âme : c’est-à-dire que nous
ne disions jamais que la vérité, dussions-nous en mourir ; de toute notre force :
c’est que nous fassions toutes nos œuvres purement pour lui ; nous-
mêmes comme nous le devons : c’est que nous ne regardions pas en cela notre
profit, mais le parfait vouloir de Dieu ; et notre prochain comme nous-mêmes :
c’est que nous ne fassions, pensions ou disions rien envers notre prochain, que
nous ne voudrions qu’il fasse, pense ou dise envers nous. Ces commandements
sont pour tous de nécessité de salut : à moindre vie, nul ne peut trouver grâce.
Notez ici l’exemple du jeune homme disant à Jésus-Christ qu’il avait gardé ces
commandements dès son enfance ; Jésus-Christ lui répondit : « Il te faut faire une
seule chose si tu veux être parfait : va, vends tous tes biens et donne-les aux
pauvres ; puis suis-moi, et tu auras un trésor dans les cieux 2. » C’est là le
conseil de toute perfection dans les vertus, et qui bien s’y tiendrait, demeurerait
en charité véritable.

Chapitre 4. De la noble vertu de Charité, et comment elle n’obéit qu’à


Amour 1

Amour : Charité n’obéit à rien de créé, mais seulement à Amour.

Charité n’a rien en propre, et à supposer qu’elle ait quelque chose, elle ne
prétend point que ce soit à elle.

Charité laisse sa propre besogne pour aller faire celle d’autrui.

Charité ne demande de récompense à aucune créature, quelque bien ou plaisir


qu’elle lui fasse.

Charité n’éprouve ni honte, ni peur, ni chagrin ; elle est si droite, qu’elle ne peut
fléchir, quoi qu’il lui advienne.

Charité ne fait ni ne tient compte de rien qui soit sous le soleil ; le monde entier
n’est que son excédent et que ses restes.

Charité donne à tous ce dont elle dispose, et elle ne se retient pas elle-même ; et
avec cela, elle promet souvent ce qu’elle n’a pas, à cause de sa grande largesse,
dans l’espérance que plus demeure à celui qui donne plus.

Charité est marchande si avisée, qu’elle gagne partout, là où les autres perdent,
et qu’elle échappe aux liens dans lesquels les autres se prennent ; et ainsi a-t-elle
grande abondance de ce qui plaît à Amour.

Et notez que celui qui aurait parfaite charité serait mis à mort par l’œuvre de
Charité quant aux affections de la vie selon l’esprit.

Chapitre 5. De la vie qui s’appelle « paix de charité en vie anéantie »


Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons « paix de charité en vie
anéantie ». C’est de celle-ci que nous voulons parler1, en demandant que l’on
puisse trouver

I 2 une âme

II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

III qui soit seulement en Amour,

IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

V qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l’on ne puisse rien enlever

VIII ni donner,

IX et qui n’ait point de volonté.

Hélas ! qui donc donnera à cette âme ce qu’il lui faut ? car cela ne lui fut ni ne lui
sera jamais donné !

Cette âme a six ailes, comme les Séraphins3. Elle ne veut plus rien qui vienne par
un intermédiaire, ce qui est l’état propre aux Séraphins : il n’y a
aucun intermédiaire entre leur amour et l’amour divin. Us reçoivent toujours son
message sans intermédiaire : de même cette âme le reçoit-elle, car elle ne
cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle, mais en mépris
véritable du monde et d’elle-même. Mon Dieu ! que la différence est grande entre
un don que le bien-aimé fait à sa bien-aimée par un intermédiaire, et celui qu’il
fait sans intermédiaire !

Ce livre dit bien la vérité de cette âme, en disant qu’elle a six ailes comme les
Séraphins. De deux ailes elle couvre la face de Jésus-Christ Notre-Seigneur
; c’est-à-dire que plus cette âme a connaissance de la bonté divine, plus
parfaitement elle connaît qu’elle n’en connaît rien au regard d’une seule étincelle
de sa réelle bonté, car il n’est saisi4 que par lui-même. De deux autres ailes, elle
couvre ses pieds ; c’est-à-dire que plus elle a connaissance de ce que Jésus-
Christ souffrit pour nous, plus parfaitement elle connaît qu’elle n’en connaît rien
au regard de ce qu’il a souffert réellement pour nous, car il n’est connu que de
lui-même. De deux autres ailes, l’âme vole et se tient à la fois debout et assise ;
c’est-à-dire que tout ce qu’elle connaît, aime et loue de la bonté divine, ce sont
les ailes dont elle vole ; et elle se tient debout car elle est toujours sous le regard
de Dieu, et assise car elle se tient toujours en la volonté divine.

Oui ; et de quoi ou comment cette âme aurait-elle peur ? Certes, elle ne pourrait
ni ne devrait rien craindre ou redouter : à supposer qu’elle soit dans le monde et
qu’il fût possible que le monde, la chair et le diable, les quatre éléments5, les
oiseaux de l’air et les bêtes sauvages la tourmentent, la dépècent ou la dévorent,
elle ne pourrait encore rien perdre si Dieu lui demeure, car il est tout entier
partout, tout-puissant, toute sagesse et toute bonté.

L’âme : Il est notre père, notre frère et notre ami loyal. Il est sans
commencement, il est insaisissable par d’autres que lui-même, il est sans fin,
trois personnes en un seul Dieu. Tel est le bien-aimé de nos âmes.

Chapitre 6. Comment l’âme amoureuse de Dieu, vivant en paix de charité,


prend congé des Vertus

Amour : L’âme dont l’amour est de cette qualité, peut dire aux Vertus qu’elle a
été longtemps et par maintes journées en leur servitude.

L’âme : Je vous le confesse, sire Amour : il fut un temps où j’y étais, mais il en
est maintenant un autre ; votre convoitise m’a mise hors de leur servitude, et c’est
pourquoi je puis bien maintenant leur dire et leur chanter ceci 1 :

Vertus, je prends congé de vous pour toujours :

J’en aurai le cœur plus libre et plus gai

Votre service est trop constant, je le sais.

J’ai mis un temps mon cœur en vous, sans rien me réserver ;

Vous savez que j’étais à vous, tout entière abandonnée :


J’étais alors votre esclave, j’en suis maintenant délivrée.

J’avais mis en vous tout mon cœur, je le sais :

J’en ai vécu un certain temps, en grand émoi.

J’en ai souffert maints graves tourments, maintes peines endurées ;

Merveille est que, absolument, j’en sois vive échappée.

Mais s’il en est ainsi, peu m’en chaut : de vous, je suis sevrée,

Ce dont je remercie le Dieu d’en haut ; voilà une bonne journée !

J’ai quitté votre prison, où j’étais en maint ennui.

Jamais je ne fus libre, que séparée de vous ;

Votre prison ai-je quittée : en paix suis-je demeurée.

Chapitre 7. Comment cette âme est noble, et comment elle ne tient compte
de rien

Amour : Cette âme ne tient compte ni de honte ni d’honneur, ni de pauvreté ni de


richesse, ni d’aise ni de mésaise, ni d’amour ni de haine, ni d’enfer ni de paradis.

Raison : Au nom de Dieu, qu’est-ce à dire, ce que vous dites là ?

Amour : Qu’est-ce à dire ? Certes, celui-là le sait, et nul autre, à qui Dieu a
donné l’entendement, car ni l’Ecriture ne le contient, ni la sagesse humaine ne le
comprend, ni le travail d’une créature ne permet de l’entendre ou de le
comprendre, mais ce don vient plutôt du Très-Haut en qui cette créature est
ravie par plénitude de connaissance, et rien ne demeure en son entendement.
Alors cette âme, devenue rien, possède tout et pourtant ne possède rien, elle
veut tout et ne veut rien, elle sait tout et ne sait rien.

Raison : Mais que peut être, sire Amour, que cette âme puisse vouloir ce que dit
ce livre, alors qu’il a dit auparavant qu’elle n’a point de volonté ?
Amour : Raison, ce n’est pas sa volonté qui le veut, mais c’est plutôt la volonté
de Dieu qui le veut en elle ; car ce n’est pas cette âme qui demeure en Amour,
lequel lui ferait vouloir cela par quelque désir, mais c’est plutôt Amour qui
demeure en elle, lui qui a pris sa volonté, et c’est pourquoi il fait sa volonté par
elle ; alors Amour opère en elle sans elle-même, si bien qu’il n’y a point de
mésaise qui puisse demeurer en elle.

Cette âme ne peut plus parler de Dieu, car elle est anéantie en tous ses désirs
extérieurs, en sa façon intérieure de sentir et en toute affection d’esprit, dans la
mesure où elle fait ce qu’elle fait par l’exercice d’une habitude bonne ou par un
commandement de Sainte-Eglise, sans nul désir, car elle est morte, la volonté
que lui donnait le désir.

Chapitre 8. Comment Raison s’étonne de ce que cette âme ait délaissé les
Vertus, et comment Amour fait leur éloge

Raison, qui ne comprend que chose grossière et laisse le plus fin : Amour,
quelle est cette merveille ? Cette âme n’a point de sentiment de grâce ni de désir
d’esprit, puisqu’elle a pris congé des Vertus qui dorment la manière de vivre
bien à toute âme bonne. Certes, sans ces Vertus, nul ne peut se sauver ni venir à
la vie parfaite, et celui qui les possède ne peut être trompé ; néanmoins, cette
âme prend congé d’elles ! Mais n’est-elle pas insensée, l’âme qui parle ainsi ?

Amour : Mais certainement pas ! En effet, de telles âmes possèdent mieux les
Vertus qu’aucune autre créature ; mais elles n’en ont pas l’exercice, car elles ne
leur appartiennent plus, contrairement à leur habitude : elles en ont été assez
esclaves pour en être dorénavant affranchies.

Raison : Mais, Amour, quand donc furent-elles esclaves ?

Amour : Lorsqu’elles demeuraient en votre amour et en votre obéissance, dame


Raison, et aussi en celles des autres Vertus ; et à force d’y demeurer, elles en ont
été affranchies.

Raison : Et quand donc ces âmes ont-elles été affranchies ?

Amour : Elles le sont lorsque Amour demeure en elles et que les Vertus les
servent sans aucune contradiction ni travail de leur part. Mais
assurément, Raison, les âmes qui ont été ainsi affranchies ont su à maintes
journées ce que Domination peut faire, et à qui leur demanderait quel est le plus
grand tourment que puisse souffrir une créature, elles répondraient que c’est de
demeurer en Amour tout en étant sous l’obéissance des Vertus. En effet, il
convient de donner aux Vertus tout ce qu’elles demandent, quoi qu’il en coûte à
Nature ; mais il en est ainsi que les Vertus demandent honneur et possession,
cœur, corps et vie ; autrement dit, alors que ces âmes délaissent toutes choses,
les Vertus disent encore à celle qui leur a donné tout cela et n’a rien retenu pour
réconforter Nature, qu’à grand-peine le juste est sauvé ! Si bien que cette âme
épuisée mais qui est encore esclave des Vertus, dit qu’elle voudrait être
gouvernée par Crainte et tourmentée en enfer jusqu’au jugement, si elle devait
ensuite en être sauvée !

Cela est vrai. Telle est la sujétion où vit l’âme sur laquelle les Vertus ont
pouvoir. Mais les âmes dont nous parlons ont mis les Vertus à leur place, car
elles ne font rien pour les Vertus : ce sont plutôt les Vertus qui font tout ce que
veulent ces âmes, sans domination ni contradiction, car ces âmes sont leurs
maîtresses.

Chapitre 9. Comment ces âmes n’ont point de volonté propre

Amour : A qui leur demanderait si elles voudraient être en purgatoire, ces âmes
libres, assurées et paisibles, répondraient que non ; si elles voudraient avoir en
cette vie la certitude de leur salut, elles répondraient que non ; ou si elles
voudraient être en paradis, elles répondraient que non. Mais alors, que
voudraient-elles ? Elles n’ont point de volonté, et si elles voulaient quelque
chose, elles se sépareraient d’Amour ; car celui qui tient leur volonté sait ce
qui leur est bon, et cela leur suffit, sans le savoir et sans plus d’assurance. Ces
âmes vivent de connaissance, d’amour et de louange 1 : tel est leur exercice
habituel sans qu’elles se meuvent d’elles-mêmes, car Connaissance, Amour et
Louange demeurent en elles. Ces âmes ne peuvent pas se trouver bonnes ou
mauvaises, et elles n’ont point connaissance d’elles-mêmes ni ne sauraient juger
si elles sont dans la bonne voie ou la mauvaise.

Ou bien, pour parler plus brièvement, prenons une âme parmi toutes, une qui ne
désire ni ne méprise pauvreté et tribulation, messe et sermon, jeûne et oraison, et
qui donne à Nature tout ce qu’il lui faut sans remords de conscience : eh bien !
cette Nature est si bien ordonnée par la transformation de l’union d’Amour
auquel la volonté de cette âme est conjointe, qu’elle ne demande rien qui soit
défendu. Cette âme ne s’inquiète pas de chose qu’il lui faille, sinon à l’heure où
il le faut ; mais cette inquiétude, nul ne peut la perdre s’il n’est innocent.

Raison : Au nom de Dieu, qu’est-ce à dire ?

Amour : A cela, Raison, je vous réponds comme je l’ai déjà fait, et je vous le dis
encore une fois : aucun maître dont la sagesse vient de Nature, ni aucun maître en
Ecriture2, ni aucun de ceux qui en restent à l’amour de l’obéissance aux Vertus,
ne le comprennent ni ne le comprendront là où il y a quelque chose à comprendre
; soyez-en certaine, Raison, car personne ne le comprend, sinon seulement celui
qui poursuit Fin Amour3. Certes, si par hasard l’on trouvait de telles âmes, elles
en diraient la vérité pour peu qu’elles le veuillent ; mais ne pensez pas que nul
les puisse comprendre, sinon seulement celui qui poursuit Fin Amour et Charité.

Ce don est fait parfois en un instant : qu’il en prenne soin, celui qui le recevra,
car c’est le don le plus parfait que Dieu fasse à une créature. Cette âme est à
l’école de la Divinité ; aussi siège-t-elle en la vallée d’Humilité et en la plaine
de Vérité, et elle se repose sur la montagne d’Amour.

Chapitre 10. Comment, à la requête de Raison, Amour nomme cette âme par
douze noms à l’usage des actifs

Raison : Eh bien ! Amour, nommez donc cette âme par son nom juste, et donnez-
en quelque connaissance aux actifs !

Amour : Elle peut être nommée par douze noms, à savoir :

la très merveilleuse ; la non-connue ; la plus innocente des filles de Jérusalem1 ;


celle sur qui Sainte-Eglise tout entière est fondée ; l’illuminée par Connaissance
; l’ornée par Amour ; la vivifiée par Louange ; l’anéantie en toutes choses par
humilité ; la paisible en état divin par volonté divine ; celle qui ne veut rien
d’autre que la volonté divine ; celle qui est accomplie et satisfaite sans nulle
défaillance par la bonté divine, grâce à l’opération de la Trinité ;

son dernier nom est : Oubli.

Ces douze noms, Amour les lui donne.


Pure Courtoisie : Mais certainement, il est bien juste qu’elle soit ainsi nommée,
car ce sont là ses justes noms.

Raison : Voilà, Amour ; vous avez nommé cette âme par bien des noms ; par là
les actifs en auront quelque connaissance, ne serait-ce qu’en entendant ces noms
très nobles.

Chapitre 11. Comment, à la requête de Raison, Amour donne connaissance


de cette âme aux contemplatifs, en expliquant neuf points dont il a été fait
auparavant mention

Raison : Maintenant, Amour, au nom des contemplatifs, au nom de ceux qui


désirent toujours croître en la connaissance divine et qui sont et demeurent en
désir d’Amour, je vous prierais que par votre courtoisie, vous exposiez les neuf
points dont vous avez déjà parlé1, et que possède l’âme poursuivant Fin Amour,
âme en laquelle Charité demeure et siège en une vie anéantie qui la met en
l’abandon de Pur Amour.

Amour : Nommez-les donc, Raison !

Raison, à Amour : Le premier point dont vous avez parlé, c’est que l’on ne peut
trouver une telle âme.

Amour : C’est vrai. C’est-à-dire que cette âme ne connaît en elle-même qu’une
seule chose, à savoir la racine de tous ses maux et l’abondance de tous
ses péchés innombrables, sans poids ni mesure. Mais le péché n’est rien, et cette
âme est tout effondrée et épouvantée de ses horribles fautes qui sont moins que
rien ; et en le comprenant, elle devient moins que rien pour autant qu’il dépend
d’elle ; d’où l’on peut conclure que l’on ne peut trouver cette âme. En effet, elle
est tellement anéantie par humilité, qu’à son juste jugement, et s’il en était que
Dieu voulût prendre vengeance du millième d’une seule de ses fautes, aucune
créature qui péchât jamais ne mériterait le tourment et la confusion infinie dont
elle se voit digne. Cette humilité, et nulle autre, est humilité véritable et parfaite
en l’âme anéantie.

Le second point, c’est que cette âme se sauve par la foi et sans œuvres.

Raison : Au nom de Dieu, qu’est-ce à dire ?


Amour : C’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande
connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à
entretenir ce que Foi lui administre de la puissance du Père, de la sagesse du Fils
et de la bonté du Saint-Esprit, que rien de créé ne peut demeurer en sa
mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi
son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle
certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon
sans mesure1. Cette âme se sauve par la foi et sans œuvres, car Foi dépasse toute
œuvre, au témoignage d’Amour lui-même.

Le troisième point, c’est qu’elle est seule en Amour.

Raison : Au nom de Dieu, sire Amour, qu’est-ce à dire ?

Amour : C’est-à-dire que cette âme ne trouve ni réconfort, ni affection, ni


espérance en créature que Dieu ait créée, ni au ciel ni sur terre, mais
seulement en la bonté de Dieu. Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux
créatures. Elle est comme le Phénix1, qui est seul, car elle est seule en
Amour, cette âme qui se satisfait par elle-même.

Le quatrième point, c’est que cette âme ne fait rien à cause de Dieu.

Raison : Au nom de Dieu, qu’est-ce à dire ?

Amour : C’est à dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a
que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-
même ; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !
Elle a si grande foi en Dieu, qu’elle n’a pas peur d’être pauvre tant que son bien-
aimé est riche. En effet, Foi lui apprend qu’elle trouvera Dieu à la mesure de son
espérance, et comme elle espère par sa foi qu’il est parfaitement riche, elle ne
peut être pauvre.

Le cinquième point, c’est que cette âme ne délaisse, à cause de Dieu, rien de ce
qu’elle peut faire.

Raison : Au nom de Dieu, Amour, qu’est-ce à dire ?

Amour : C’est à dire qu’elle ne peut rien faire d’autre que le vouloir de Dieu ;
mais elle ne peut pas non plus vouloir autre chose ; et pour autant, elle ne
délaisse rien à cause de Dieu. En effet, elle ne laisse rien entrer en sa pensée qui
soit opposé à Dieu ; et pour autant, elle ne délaisse rien à cause de Dieu.

Le sixième point, c’est que l’on ne peut rien lui apprendre.

Raison : Au nom de Dieu, qu’est-ce à dire ?

Amour : C’est à dire que cette âme est d’une si grande constance, que si elle
avait toute la connaissance de toutes les créatures qui furent jamais, qui sont et
qui seront, cela ne lui semblerait rien à côté de celui qu’elle aime, qui jamais ne
fut connu ni jamais ne le sera. Cette âme aime mieux ce qui est en Dieu, qui
jamais ne fut donné ni jamais ne le sera, qu’elle n’aime ce qu’elle a et qu’elle
aurait si elle devait avoir toute la connaissance qu’auront toutes les créatures qui
sont et qui seront.

L’âme : Et encore n’est-ce rien à côté de ce qu’il en est réellement, mais l’on
n’en peut rien dire.

Amour : Le septième point, c’est que l’on ne peut rien lui enlever.

Raison : Au nom de Dieu, Amour, dites ce que c’est là !

Amour : Ce que c’est là ? Mais que lui enlèverait-on ? Assurément, on ne


pourrait rien lui enlever, car celui qui enlèverait son honneur à cette âme,
sa richesse et ses amis, son cœur, son corps et sa vie, celui-là ne lui enlèverait
encore rien si Dieu lui reste ; d’où il ressort que l’on ne peut rien lui enlever,
quelque force que l’on y mette.

Le huitième point, c’est que l’on ne peut rien lui donner.

Raison : Au nom de Dieu, Amour, qu’est-ce à dire, que l’on ne peut rien lui
donner ?

Amour : Qu’est-ce à dire ? Mais que lui donnerait-on ? Si on lui donnait tout ce
qui fut et sera jamais donné, ce ne serait encore rien à côté de ce qu’elle aime et
aimera, si ce n’est Dieu même.

L’âme : Sire Amour aime et aimera en moi.

Amour : Sauf votre révérence, je n’en suis pas là ! (A l’intention des auditeurs :)
Nous dirons que Dieu aime mieux ce qui dépasse cette âme et qui est en lui, que
ce qui ne la dépasse pas et qu’elle est par elle-même4.

L’âme répond : Mais ce qui ne la dépasse pas n’est pas, il n’y a que le tout5 ; et
cela, je puis bien le dire, et dire ainsi la vérité.

Amour : Je dis plus encore : si cette âme avait toute la connaissance, tout l’amour
et toute la louange qui furent et seront jamais donnés par la Trinité divine, ce ne
serait encore rien à côté de ce qu’elle aime et aimera ; mais jamais elle
n’atteindra cet amour par voie de connaissance.

L’âme, à Amour : Mais certainement, cher Amour, je n’en atteindrai pas même le
moindre point sans le secours de ce qui dépasse mon amour, car Dieu n’est autre
que celui dont on ne peut absolument rien connaître. En effet, celui-là seul est
mon Dieu, dont l’on ne peut dire mot et dont tous les habitants du paradis ne
peuvent atteindre ne serait-ce qu’un point, quelque connaissance qu’ils aient de
lui. Et en ce qui ainsi le dépasse, réside la plus grande mortification de l’amour
de mon esprit ; et c’est là, maintenant et pour toujours, toute la gloire de
l’amour de mon âme, et celle de tous ceux qui jamais se comprirent eux-mêmes.

Que voilà une chose petite à écouter, à côté de la plus grande, dont personne ne
parle ! Je voudrais bien en parler, mais je ne sais qu’en dire. Et pourtant, sire
Amour, mon amour est de telle qualité,

que j’aime mieux entendre médire de vous en quelque chose, plutôt que l’on n’en
dise rien du tout. Et c’est bien ce que je fais : je médis de vous, car tout ce
que j’en dis n’est que médire de votre bonté ; mais vous devez me pardonner ma
médisance, car, Sire, celui-là médit bien de vous, qui toujours en parle, même
s’il ne dit jamais rien de votre bonté ! C’est ce qui m’arrive : je n’en finis pas de
parler de vous, dans mes questions ou dans mes pensées, ou d’écouter si l’on
me dit quelque chose de votre bonté ; mais plus j’entends parler de vous et plus
je suis étonnée, car ce serait me faire grande injure que de considérer que
j’ai compris parce que l’on m’en a dit quelque chose. Ils se trompent, en effet,
ceux qui le croient, car je suis certaine que l’on n’en peut rien dire, et s’il plaît à
Dieu, je ne m’y tromperai jamais ; ce que je veux, ce n’est pas entendre jamais
mentir à propos de votre divine bonté, mais accomplir l’entreprise de ce
livre dont Amour est le maître, lui qui m’a dit de mettre en lui fin à toutes mes
entreprises. En effet, tant que j’interrogerai de moi-même Amour en quelque
chose le concernant, je mènerai avec moi-même une vie selon l’esprit6 à l’ombre
du soleil, là où l’on peut voir les images subtiles des attirances de l’amour divin
de la génération divine.

[A Raison7 :]

Mais que dis-je ? A supposer que je possède tout ce que l’on a dit, ce ne serait
certes rien à côté de ce que j’aime de lui, et qu’il ne donnera à personne d’autre
qu’à lui, et qu’il lui faut conserver en raison de sa justice divine. Et c’est donc en
vérité que je dis que l’on ne peut rien me donner, quelque chose que ce puisse
être. Mais cette complainte que vous entendez de moi, dame Raison, elle est mon
tout et ce que j’ai de meilleur, si l’on comprend bien. Ah ! Que le comprendre est
doux ! Mon Dieu ! Comprenez-le pleinement, car le paradis n’est pas autre chose
que cela.

Amour : Le neuvième point, dame Raison, c’est que cette âme n’a point de
volonté.

Raison : Dieu d’amour ! que dites-vous là ? Vous dites que cette âme n’a point de
volonté ?

Amour : Mais certainement, car tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est
ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de
Dieu et non la sienne ; et elle ne peut le vouloir par elle-même, mais c’est le
vouloir de Dieu qui le veut en elle ; d’où il ressort que cette âme n’a point de
volonté sans la volonté de Dieu qui lui fait vouloir tout ce qu’elle doit vouloir.

Chapitre 12. La véritable façon de comprendre ce que ce livre dit en bien des
endroits, à savoir que l’âme anéantie n’a point de volonté

Amour : Maintenant, écoutez et comprenez bien, auditeurs de ce livre, la


véritable façon de comprendre ce qu’il dit en bien des endroits, à savoir
que l’âme anéantie n’a point de volonté, ni n’en peut avoir, ni n’en peut vouloir
avoir, et qu’en cela la volonté divine est parfaitement accomplie ; il dit aussi
que l’âme ne se satisfait pas de l’amour divin ni l’amour divin ne se satisfait de
l’âme, tant que l’âme n’est pas en Dieu ni Dieu en l’âme, de lui-même et par lui-
même ; et en cette manière d’être divine, l’âme trouve alors toute sa satisfaction.
Entendement de Raison : C’est vrai, mais il semble que le neuvième point dise
tout l’opposé, car il dit que l’âme anéantie ne veut rien à côté de ce
qu’elle voudrait vouloir ; et ce vouloir, elle ne peut l’avoir, car Dieu veut qu’elle
veuille que son vouloir ne soit rien à côté de celui qui la satisferait, ce qui ne
lui sera jamais donné1.

Raison : Je comprends en cela que l’âme veut vouloir et que Dieu veut qu’elle
veuille un vouloir qu’elle ne peut pas avoir, et de là vient qu’elle défaille et ne
soit point satisfaite.

Entendement de Raison : Il me semble, sire Amour, que ce neuvième point me


fait comprendre cela en contredisant ce livre, car il tient pour vrai que
l’âme libérée n’a pas de volonté, ni ne peut en avoir, ni ne peut en vouloir, et que
l’Unité divine ne veut pas qu’elle en ait, et qu’elle a ainsi en toutes choses — au
dire de ce livre — pleine satisfaction par amour divin.

L’âme anéantie : Holà ! Entendement de Raison, vous en prenez à votre aise !


Vous gardez la paille et vous laissez le grain2 ! En effet, votre entendement est
trop bas, et vous ne pouvez pas comprendre avec assez d’élévation l’état dont
nous parlons. Mais Entendement d’Amour divin, qui demeure et se tient en l’âme
anéantie et libérée, lui, comprend bien cela, et sans obstacle, car elle est en cet
état-là.

Son Altesse l’Entendement d’Amour : Maintenant, Entendement de Raison,


comprenez la grossièreté de votre incompréhension : si cette âme anéantie veut
la volonté de Dieu — et qui plus la veut, plus la voudrait vouloir —, elle ne peut
cependant l’avoir, à cause de sa petitesse de créature, car Dieu garde la
grandeur de sa justice divine. Et pourtant, Dieu veut qu’elle veuille cela et
qu’elle ait ce vouloir, et ce vouloir est le vouloir divin qui donne son état à la
créature libre. Ce divin vouloir que Dieu lui fait vouloir, attire en elle les flots
de la connaissance divine, et la moelle de l’amour divin, et l’union de la louange
divine, alors que la volonté de l’âme les arrête.

Amour : Aussi, comment l’âme pourrait-elle avoir un vouloir, puisque Claire


Connaissance connaît qu’il y a un état entre tous, le plus noble de tous, que
la créature ne peut posséder si ce n’est par rien-vouloir ?

Maintenant, Raison a entendu la réponse à ses questions, excepté à celle où elle


dit que l’âme libérée reste insatisfaite ; et c’est pourquoi je vais lui dire en quoi
consiste cette insatisfaction : c’est de vouloir le vouloir divin, car plus on le
veut, moins on trouve en lui sa satisfaction. Et pourtant, ce vouloir même est le
seul vouloir de Dieu et la gloire de l’âme3.

Chapitre 13. Comment Raison est satisfaite de l’explication des choses


susdites pour les contemplatifs et les actifs, mais elle pose encore des
questions pour les personnes communes

Raison: Maintenant, Amour, vous êtes condescendu à notre prière, c’est-à-dire


que vous avez expliqué les choses susdites pour les actifs et les contemplatifs ;
mais je vous prierais encore de les expliquer pour les personnes communes dont
quelques-unes pourront éventuellement parvenir à cet état. En effet, il y a là
plusieurs mots à double sens qui sont difficiles à comprendre pour leur
entendement, et si vous les expliquiez, ce livre montrerait à tous la véritable
lumière de la vérité et la perfection de la charité, et aussi qui sont ceux que Dieu
choisit jalousement, qu’il appelle et qu’il aime souverainement.

Amour: Raison, où donc sont ces mots à double sens, que vous me priez de
distinguer et d’expliquer au profit de ceux pour lesquels vous nous faites une si
humble requête, et aussi pour ceux qui entendront ce livre que nous appellerons :
« Miroir des âmes simples qui demeurent en vouloir et en désir » ?

Raison : Je vous réponds à cela, sire Amour, que ce livre dit des choses bien
surprenantes au sujet de cette âme lorsqu’il déclare — c’est au chapitre sept
— que cette âme ne tient compte ni de honte ni d’honneur, ni de pauvreté ni de
richesse, ni d’aise ni de mésaise, ni d’amour ni de haine, ni d’enfer ni de paradis.
Et avec cela, il déclare que cette âme a tout et n’a rien, qu’elle sait tout et ne sait
rien, qu’elle veut tout et ne veut rien, comme il le dit ci-dessus au chapitre neuf,
si bien qu’elle ne désire ni mépris ni pauvreté, ni martyre ni tribulations, ni
messes ni sermons, ni jeûnes ni oraisons, et qu’elle donne à Nature tout ce
qu’elle lui demande sans remords de conscience. A coup sûr, Amour, personne
ne peut comprendre cela par ma façon de comprendre, mais c’est de vous
qu’on l’apprend, grâce à votre enseignement. En effet, selon ma façon de
comprendre, à mon sens et pour vous donner mon avis tout net, le mieux que je
conseillerais serait de désirer le mépris, la pauvreté et les tribulations de toutes
sortes, les messes et les sermons, les jeûnes et les oraisons, ce serait d’avoir
peur des amours de toutes sortes, quelles qu’elles soient, du fait des périls qui
peuvent s’y trouver, ce serait de désirer souverainement le paradis et d’avoir
peur de l’enfer, de refuser les honneurs de toutes sortes, les choses temporelles et
tout ce qui met à l’aise, en ôtant à Nature ce qu’elle demande, sinon seulement ce
sans quoi elle ne pourrait vivre, à l’exemple de la souffrance et de la passion de
Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est là ce que je puis dire et conseiller de mieux à
tous ceux qui vivent sous mon obéissance. Et pour autant, je dis à tous que
personne ne comprendra ce livre par ma façon de comprendre, mais il faut le
comprendre par la vertu de Foi et par la force d’Amour qui sont mes maîtres, car
je leur obéis totalement. Je voudrais même dire plus : quiconque a ces deux
cordes à son arc — à savoir la lumière de Foi et la force d’Amour —, a la
permission de faire tout ce qu’il lui plaît, au témoignage d’Amour lui-même qui
dit à l’âme : « Bien-Aimée, aimez et faites ce que vous voudrez1 ! » Amour :
Raison, vous êtes bien sage et bien assurée de ce qui vous appartient, en voulant
avoir réponse aux paroles ci-dessus. Mais puisque vous m’avez prié de vous
expliquer ce que cela veut dire, je vais répondre à toutes vos questions. Je vous
le certifie, Raison : ces âmes gouvernées par Fin Amour, considèrent autant la
honte que l’honneur et l’honneur que la honte, la pauvreté autant que la richesse
et la richesse autant que la pauvreté, les tourments de Dieu et de ses créatures
autant que le réconfort de Dieu et de ses créatures, être aimées autant qu’être
haïes et être haïes autant qu’être aimées, être en enfer autant qu’être en paradis et
être en paradis autant qu’être en enfer, une condition modeste autant qu’une
plus avantageuse et une plus avantageuse autant qu’une qui dépendent d’elle.
Vérité sait bien cela, et elle sait aussi qu’elles ne veulent ni ne veulent pas
aucune de ces prospérités ou de ces adversités, car ces âmes n’ont pas d’autre
volonté que ce que Dieu veut en elles, et le vouloir divin n’encombre pas ces
créatures d’exception par les embarras dont nous venons de parler.

Je viens de dire que ces âmes considèrent autant toutes les adversités du cœur —
pour le corps comme pour l’âme — que la prospérité, et la prospérité : pourquoi
ce livre dit-il que cette âme possède tout et ne possède pourtant rien2?que
l’adversité : cela est vrai si elles leur arrivent sans que leur volonté en soit cause
; aussi ces âmes ne savent-elles pas ce qui leur est meilleur, ni de quelle manière
Dieu veut procurer leur salut ou celui de leur prochain, ni à quelle occasion Dieu
veut faire justice ou miséricorde, ni à quelle occasion Dieu veut donner à l’âme
les dons d’exception qu’il fait dans la bonté de sa divine noblesse. Et c’est
pourquoi l’âme libérée n’a point de volonté de vouloir ou de ne pas
vouloir, mais seulement de vouloir la volonté de Dieu et de supporter en paix les
dispositions divines.
Raison : Sire Amour, j’ajoute encore une chose à ma question la vérité, car cette
âme possède Dieu par grâce divine, et qui possède Dieu possède tout ; et
pourtant, il dit qu’elle ne possède rien, parce que tout ce que cette âme possède
en elle de Dieu par le don de la grâce divine ne lui semble rien : cela
vaut comparé à ce qu’elle aime et qui est en Lui, et cela, il ne le donnera à
personne d’autre qu’à Lui-même. Et selon cette façon de comprendre, cette âme
possède tout et ne possède pourtant rien, elle sait tout et ne sait pourtant rien.

Le lecteur désireux d’approfondir la question des Miroirs dans la littérature


médiévale pourra se reporter à l’article « Miroir », de Margot Schmidt, dans le
Dictionnaire de Spiritualité, et au Cahier de l’Association internationale
d’études françaises, n° 11, Paris, 1959 : « Le thème du Miroir dans la littérature
française ».

Amour : C’est autant

Romana Guarnieri, Il movimento del Libero Spirito, Archivio Italiano per la


Storia délia Pietà IV, Rome, 1965. Toute recherche sur le Miroir doit tenir
compte des documents rassemblés dans cet ouvrage. Il faut lui associer l’édition
des poèmes d’Hadewijch par le P. Porion : Hadewijch d’Anvers, poèmes des
béguines traduits du moyen-néerlandais par Fr. J.-B.P., Paris, Seuil, 1954.

Le R.P. Verdeyen, de la Société Ruusbroec, à Anvers, nous a récemment signalé


l’existence d’un 4e manuscrit latin à la Bibliothèque Vaticane.

Les notes se trouvent en fin d’ouvrage.


Chapitre 14. Comment cette âme connaît Dieu par la foi 1

Amour: Cette âme sait, par la vertu de foi, que Dieu est tout-puissant, qu’il est
toute sagesse et bonté parfaite, et que Dieu le Père a opéré l’incarnation, ainsi
que le Fils et le Saint-Esprit. Elle sait aussi que Dieu le Père a uni la nature
humaine à la personne de Dieu le Fils, et que Dieu le Fils l’a unie à sa
propre personne, et que le Saint-Esprit l’a unie à la personne de Dieu le Fils, si
bien que le Père possède en lui une seule nature, à savoir la nature divine, que la
personne du Fils possède en elle trois natures, à savoir la même nature que celle
du Père, la nature de l’âme et la nature du corps, tout en étant une seule personne
en la Trinité, et que le Saint-Esprit possède en lui cette même nature divine que
possèdent le Père et le Fils. Croire, dire, penser cela, voilà la véritable
contemplation : un seul pouvoir, un seul savoir, une seule volonté, un seul Dieu
en trois personnes et trois personnes en un seul Dieu. Ce Dieu est partout selon
sa nature divine, mais son humanité est seulement en paradis dans la gloire, unie
à la personne du Fils, ainsi qu’au sacrement de l’autel.

Chapitre 15. Où l’on parle du Saint-Sacrement de l’autel1

Amour : Cette divinité et cette humanité, les chrétiens la reçoivent lorsqu’ils


s’approchent du Saint-

Sacrement de l’autel. Dam quelle mesure cette humanité demeure en eux, la foi
l’enseigne et les clercs le savent.

Lumière de Foi : Et c’est pourquoi nous allons faire une supposition pour mieux
comprendre ce sacrement.

Prenez ce sacrement2, mettez-le en un mortier avec autre chose et broyez-le


jusqu’à ce que vous n’y puissiez en rien voir ou sentir la personne3 que vous
y avez mise.

Foi : En vérité, je vous dis qu’elle n’y est plus. Vous pouvez alors vous
demander : « Est-elle donc repartie ? »

Vérité : Non. Elle y a été, mais maintenant, elle n’y est plus (comprenez cela
comme il faut, et non d’une façon humaine). Vous pouvez alors vous demander
si elle s’en est retournée comme elle y était venue, mais je vous dis que
l’humanité de Jésus-Christ ne fait pas d’allées et venues.

Tentation : Qu’est-ce que cela peut donc être ?

Vérité : Elle y a été lorsqu’on a pu l’y voir et sentir ; mais maintenant, elle n’y
est plus puisqu’on ne peut ni l’y voir ni l’y sentir: ainsi en a disposé la puissance
divine. Et cette humanité même qui est au sacrement de l’autel, ne se voit pas
sous une autre apparence ; et ni les anges, ni les saints, ni la Vierge Marie ne la
voient autrement que nous la voyons nous-mêmes, et s’ils la voient sous
l’apparence où nous la voyons, c’est par entendement spirituel, car voir
l’humanité glorifiée de Jésus-Christ au sacrement de l’autel n’appartient pas à
l’état de ceux qui sont dans la gloire. Et c’est pourquoi ils ne l’y voient
pas glorifiée, sinon par l’entendement.

L’âme dont la foi est illuminée par la Trinité divine : Et nous, nous l’y voyons
par la vertu de foi, en récusant le raisonnement selon nos sens qui n’y voient
que du pain, ni ne sentent ni ne savourent autre chose, ni n’en reçoivent l’odeur.
Mais notre foi les récuse tous, car elle croit fermement et sans douter qu’il n’y a
ni blancheur, ni odeur, ni saveur, mais que c’est là le corps précieux de Jésus-
Christ vrai Dieu et vrai homme. Nous, nous l’y voyons par la foi, ce que ne font
pas ceux qui sont dans la gloire — car ce qui est en gloire n’exerce pas la foi —,
et c’est pourquoi ils ne le voient pas comme nous le voyons. Et la Trinité divine
a disposé le Saint-Sacrement de l’autel en cet état pour repaître, nourrir et
soutenir Sainte-Eglise. Telle est la disposition du sacrement de l’autel par
la puissance divine, selon le savoir de Dieu et selon ce que je crois.

Courtoisie de Bonté d’Amour : Ne vous émerveillez pas si nous vous disons ces
choses par amour, car je puis bien vous dire sans encourir de reproches,
que personne ne peut réussir un fondement profond ni un édifice élevé sans y
mettre la subtilité d’une grande sagesse naturelle et la finesse de la lumière de
l’entendement spirituel. Et pour cela, on ne peut en savoir trop en recherchant la
volonté divine. En effet, l’entendement qui donne la lumière montre par sa
nature à l’âme ce qu’elle aime ; et l’âme recevant le rapprochement et la jonction
par la lumière de l’entendement, et l’état auquel elle tend pour y trouver son
assise et son repos par la concorde d’une union en amour abondant, écoute
volontiers la connaissance et la lumière qui lui portent des nouvelles de son
amour ; en effet, elle provient d’Amour, et c’est pourquoi elle veut y être remise
afin de n’avoir qu’un seul vouloir en amour : l’unique vouloir de celui qu’elle
aime.

Chapitre 16. Où Amour répond à Raison sur ce qu’il a dit que l'âme sait tout
et ne sait rien

Amour : Raison, sur ce que j’ai dit que l’âme libérée sait tout et ne sait pourtant
rien1, je vous réponds qu’elle sait par la vertu de foi ce qu’il lui faut savoir pour
son salut ; et elle ne sait pourtant rien de ce que Dieu possède en elle, de lui-
même et pour elle2, et qu’il ne donnera à personne d’autre qu’à elle. Et
donc, selon cette façon de comprendre, cette âme sait tout et elle ne sait pourtant
rien.

Elle veut tout, et elle ne veut pourtant rien : en effet, cette âme veut si
parfaitement la volonté de Dieu, qu’elle ne sait, ni ne peut, ni ne veut autre
chose en son vouloir que la volonté de Dieu, tant Amour l’a mise en forte prison ;
et pourtant, elle ne veut rien, car ce qu’elle veut et que Dieu veut en elle est si
peu de chose à côté de ce qu’elle voudrait vouloir, qu’elle ne peut avoir ce que
Dieu veut qu’elle veuille. En effet, son vouloir est néant à côté de celui qui la
satisferait et qui ne lui sera jamais donné : c’est cela le vouloir du vouloir de
Dieu, comme on l’a déjà dit3. Et donc, selon cette façon de comprendre, cette
âme veut tout et elle ne veut pourtant rien.

Cette fille de Sion4 ne désire ni messes ni sermons, ni jeûnes ni oraisons.

Raison : Et pourquoi, sire Amour ? C’est pourtant la pâture des âmes saintes !

Amour : C’est vrai pour celles qui mendient, mais celle-ci ne mendie rien, car
elle n’a aucun besoin de désirer chose qui soit hors d’elle. Maintenant,
Raison, comprenez : pourquoi cette âme désirerait-elle les choses que je viens
de nommer, puisque Dieu est aussi bien partout sans elles qu’avec ? Cette âme
n’a d’autre pensée, parole ou œuvre, que l’exercice de la grâce de la Trinité
divine. Elle n’éprouve de chagrin ni pour les péchés qu’elle fit jamais, ni pour
les souffrances de Dieu pour elle, ni pour les péchés ou pour les maux
en lesquels demeure son prochain.

Raison : Dieu ! Mais qu’est-ce à dire, Amour ?

Apprenez-moi la façon de le comprendre, puisque vous m’avez apaisée sur mes


autres questions.

Amour : C’est-à-dire que cette âme ne s’appartient pas, si bien qu’elle ne peut
éprouver de chagrin, car sa pensée est établie en un lieu paisible, et c’est en la
Trinité ; elle ne peut pas en bouger ni éprouver de chagrin aussi longtemps que
son Bien-Aimé s’en trouve bien. Mais que quelqu’un tombe en péché, et que
le péché fût jamais commis, voilà qui déplaît à sa volonté comme à celle de
Dieu, car c’est son déplaisir même qui donne à cette âme ce déplaisir.
Néanmoins, la Trinité n’éprouve en elle aucun chagrin pour ce déplaisir, si bien
que cette âme établie en elle n’en éprouve pas non plus. Certes, si cette âme
établie si haut pouvait aider son prochain, elle l’aiderait de tout son pouvoir en
ce dont il a besoin ; mais les pensées de telles âmes sont si divines, qu’elles ne
s’arrêtent pas tant dans les choses passagères et créées qu’elles en conçoivent
du chagrin pour elles, puisque Dieu est bon sans mesure5.

Chapitre 17. Où Amour répond à Raison

sur ce qu’il a dit que ces âmes donnent à Nature ce qu’elle demande1

Amour : Cette âme donne à Nature autant qu’elle lui demande ; il est vrai que
cette âme ne met pas tant de soin ni d’amour dans les choses temporelles qu’elle
puisse gagner à le lui refuser ; elle se ferait plutôt scrupule de lui enlever ce qui
lui appartient. Cependant, ces créatures sont si excellentes, que l’on n’ose en
parler ouvertement, spécialement de leur exercice ; par lui, ces âmes sont en état
de comprendre comme il faut, mais rares sont ceux qui goûtent à cette façon de
comprendre.

Je viens de dire que l’on n’ose en parler ouvertement : certainement, il ne le faut


pas, à cause de la façon simpliste de comprendre des autres créatures, de peur
qu’en comprenant mal, elles n’en reçoivent dommage.

Les âmes telles que celles dont parle ce livre en touchant quelque chose de leur
exercice, sont en telle condition, dans la droite ligne de leur état, état pur et
divin, que si elles n’avaient rien, tout en étant certaines de devoir vivre jusqu’au
jugement, elles ne pourraient prendre à cœur un seul moment quoi que ce soit qui
leur manque, pour tout l’or du monde, sinon seulement dans la mesure où Nature
a besoin de ce qu’il lui faut et pour lui donner ce qui lui appartient. Et si de telles
âmes avaient quelque chose — peu de personnes savent où elles sont, mais il faut
qu’il y en ait par la juste bonté d’Amour, pour soutenir la foi de Sainte-Eglise —,
si donc elles avaient quelque chose en sachant que d’autres en ont plus besoin
qu’elles, elles ne le retiendraient en aucun cas, fussent-elles alors certaines que
plus jamais la terre ne porterait le pain, le blé ou d’autres subsistances. Et c’est
là vérité, que personne n’en doute !

Telle est sa nature par justice pure,

Et cette justice est divine justice,

Qui à cette âme a donné sa mesure.

Justice divine : C’est juste. Il faut que toute justice soit accomplie en elles. Et si
elles retenaient ce qui est nécessaire à leur prochain, elles retiendraient ce qui
n’est pas à elles selon la perfection de la paix de charité dont elles vivent
totalement, car c’est la nourriture qui leur est propre. Mais par ailleurs,
pourquoi ces âmes se feraient-elles scrupule de prendre ce qu’il leur faut lorsque
la nécessité le leur demande ? Ce serait pour elles un manque d’innocence et un
obstacle à la paix en laquelle l’âme se repose de toutes choses. Qui donc devrait
se faire scrupule de prendre ce dont il a besoin dans les quatre éléments1 que
sont la clarté du ciel, la chaleur du feu, la rosée de l’eau et la terre qui nous
soutient ? Nous nous servons de ces quatre éléments de toutes manières dont
Nature a besoin, sans reproche de Raison. Ces éléments gracieux sont faits par
Dieu comme le reste. Aussi ces âmes utilisent-elles tout ce qui est fait et créé et
dont Nature a besoin, en une parfaite paix du cœur, comme elles font de la terre
sur laquelle elles marchent.

Amour : Elles ont un fondement solide et un édifice élevé, qui les tient en repos
de toutes choses3.

Chapitre 18. Comment ces créatures ne peuvent plus parler de Dieu

L’âme : Ces créatures ne peuvent plus parler de Dieu, car, pas plus qu’elles ne
peuvent dire où est Dieu, elles ne peuvent dire qui est Dieu. En effet, quiconque
parle de Dieu quand il veut, à qui il veut et là où il veut parler, doit savoir sans
aucun doute qu’il n’a jamais senti le cœur véritable de l’amour divin, car celui-
ci saisit l’âme au milieu de tous sans qu’elle s’en aperçoive. En effet, le cœur
véritable et raffiné de l’amour divin est sans matière de créature, et il est donné
de créateur à créature ; et ces âmes ont coutume de beaucoup comprendre et de
tout oublier à cause de la subtilité de leur amant.

Chapitre 19. Comment Foi, Espérance et Charité demandent à Amour la


connaissance de ces âmes

Foi, Espérance et Charité : O Sainte Trinité, où sont les âmes d’exception telles
que celles dont parle ce livre? Qui sont-elles? Et où sont-elles? Et que font-elles
? Montrez-les-nous, par Amour qui sait tout, et ceux qui s’émeuvent à l’écoute de
ce livre s’apaiseront ! En effet, Sainte-Eglise tout entière s’en émerveillerait si
elle l’entendait lue !

Foi : C’est vrai.

Amour : C’est vrai de Sainte-Eglise-la-Petite ! L’Eglise qui est gouvernée par


Raison ; mais non pas de Sainte-Eglise-la-Grande, qui est gouvernée par nous1 !

Amour, aux trois Vertus théologales : Mais alors, pourquoi nous demandez-vous
qui elles sont, et où elles sont, et ce qu’elles font? A coup sûr, si vous, vous ne le
savez pas, rien de ce que Dieu a créé ne saurait les trouver ! Mais où elles sont,
vous le savez toutes les trois, car vous êtes avec elles à toute heure, puisque c’est
vous trois qui les rendez nobles. Et ce qu’elles font, vous le savez aussi.
Toutefois, qui elles sont — si l’on parle de leur valeur et de leur dignité —, ni
vous ni elles ne le savent, si bien que Sainte-Eglise ne peut le savoir.

Raison : Au nom de Dieu, qui donc le sait ?

Amour : Celui-là seul qui les a créées et rachetées, et peut-être recréées bien des
fois, pour le seul amour duquel elles sont exilées, anéanties et oubliées.
Comment donc Sainte-Eglise s’émerveille-t-elle de ce que les Vertus servent ces
hautes âmes célestes ? Pourquoi ne le feraient-elles pas ? Les Vertus ne sont-
elles pas toutes louées, prescrites et ordonnées pour ces âmes, et non pas ces
âmes pour les Vertus ? Si bien que ces Vertus sont faites pour servir ces âmes,
alors que ces âmes sont faites pour obéir à Dieu et pour recevoir les dons
singuliers de la pure courtoisie de sa noblesse divine, dons que Dieu ne fait à
aucune créature demeurant dans le désir et le vouloir. Aussi, qui veut posséder
ces dons ne doit être accompagné ni du désir ni du vouloir, car autrement, il ne
les possédera pas.
Et pourquoi Sainte-Eglise connaîtrait-elle ces reines, filles, sœurs et épouses de
roi? Que Sainte-Eglise les connaisse parfaitement, cela voudrait dire qu’elle
serait au-dedans de leur âme ; mais aucune chose créée n’y entre, sinon celui-là
seul qui les créa, si bien que personne ne connaît ces âmes, sinon Dieu qui est
au-dedans d’elles2.

Chapitre 20. Amour répond à Raison sur ce qu'il a dit que personne ne
connaît ces âmes, sinon Dieu

Raison : Oui, Amour, mais ne vous en déplaise, il me faut poser encore une
question, et je serais étonnée si vous n’y répondiez pas.

Amour, à Raison : Soit. Dites un peu quelle est votre question.

Raison : Je vais vous le dire. Ce livre déclare que personne ne connaît ces âmes,
sinon Dieu qui est en elles. Or, il a dit auparavant que personne ne peut les
trouver ni les connaître, sinon celui ou celle qui poursuit Fin Amour, mais que
celui qui les trouverait en dirait la vérité ; voilà ce que ce livre a dit plus haut 1.
D’où il semble que celles qui sont telles connaissent celles qui le sont aussi,
pour peu qu’elles aient été là où elles sont 2.

Amour : C’est vrai, car celles qui sont telles, pour peu qu’elles aient été là où
elles sont, connaîtraient leurs compagnes par leur exercice 3, mais plus
encore par la force du don qui leur est fait et qui est singulier.

Raison : Singulier ! et comment donc ! car à l’entendre, je suis singulièrement


émerveillée.

Amour : Raison, une même parole peut être comprise de deux façons. En effet, si
celles qui sont telles connaissent l’exercice de ces âmes, et que c’est là l’état le
plus parfait que Dieu donne à une créature, elles ne connaissent pourtant pas leur
dignité, car Dieu seul la connaît, lui qui les a créées.

Chapitre 21. Amour répond au blâme de Raison, à propos de ce que ce livre


dit, que ces âmes prennent congé des Vertus

Raison : Maintenant, Amour, je vous pose encore une question. En effet, ce livre
dit que cette âme prend congé des Vertus en tout ce qu’elle fait1, alors que vous,
vous dites que les Vertus sont toujours avec ces âmes, plus parfaitement qu’avec
aucune autre2 : voilà deux paroles opposées, me semble-t-il ; je ne puis pas les
comprendre.

Amour: Je vais vous en apaiser. C’est vrai que cette âme a pris congé des Vertus
quant à leur exercice et quant au désir de ce qu’elles demandent ; mais les Vertus
n’ont pas pris congé d’elle, car elles sont toujours avec elle, et cela, en lui
obéissant parfaitement. Et selon cette façon de comprendre, cette âme
prend congé d’elles, et cependant elles sont toujours avec elle.

En effet, si un homme sert un maître, il appartient à celui qu’il sert, mais son
maître ne lui appartient pas ; cependant, il advient parfois que ce serviteur gagne
et apprenne tant avec son maître, qu’il devienne plus riche et plus sage que lui, si
bien qu’il le laisse pour en trouver un meilleur que lui. Et lorsque celui qui fut
son maître voit que celui qui fut son valet vaut certainement mieux et en sait plus
que lui, il reste avec lui pour lui obéir en toute chose. C’est tout à fait comme ça
que vous pouvez et devez comprendre ce qui est dit des Vertus et de ces âmes. En
effet, au commencement, quoi qu’il lui en coûtât de cœur et de corps, cette âme
fit tout ce que Raison lui enseignait, elle qui était sa maîtresse, et Raison lui
disait toujours de faire tout ce que voulaient les Vertus, sans y contredire et
jusqu’à la mort, si bien que Raison et les autres Vertus étaient maîtresses de cette
âme, et cette âme était vraiment obéissante à tout ce qu’elles voulaient
commander parce qu’elle voulait vivre de vie spirituelle. Or, il en est ainsi que
cette âme a tant gagné et appris avec les Vertus, qu’elle est maintenant au-dessus
d’elles ; en effet, elle a en elle-même tout ce que les Vertus peuvent apprendre, et
plus encore, sans comparaison, car cette âme possède en elle le maître des
Vertus, que l’on nomme Amour divin, qui l’a transformée totalement en lui et unie
à lui, si bien qu’elle n’appartient plus ni à elle-même ni aux Vertus.

Raison : Et à qui donc appartient-elle ?

Amour : A ma volonté à moi, qui l’ai transformée en moi.

Raison : Mais qui êtes-vous, Amour ? N’êtes-vous pas l’une des Vertus en même
temps que nous, en admettant même que vous soyez au-dessus de nous ?

Amour : Je suis Dieu, car Amour est Dieu et Dieu est Amour, et cette âme est
Dieu par condition d’amour ; je suis Dieu par nature divine, et cette âme l’est par
justice d’amour, si bien que ma tendre et bien-aimée est enseignée et conduite par
moi sans elle-même, car elle est transformée en moi 3.

Chapitre 22. Comment cette âme est comparée à l’aigle, et comment elle
prend congé de Nature

Amour: Cette âme est comparée à l’aigle parce qu’elle vole haut, très haut,
encore plus haut que tout oiseau, car elle est empennée de Fin Amour.
Elle regarde en toute sa clarté la beauté du soleil, son rayon et leur splendeur qui
lui donne en nourriture la moelle du haut cèdre 1.

L’âme, à la malheureuse Nature qui l’a fait demeurer bien des jours en
servitude : Dame Nature, je prends congé de vous : Amour est près de moi, je
me tiens en liberté grâce à lui, sans crainte et devant tous.

Amour : Cette âme ne s’effraie pas de la tribulation, ni ne s’arrête à la


consolation, ni ne s’afflige de la tentation, ni n’est diminuée par quelque
soustraction. Elle est commune 2 à tous en largesse de charité pure ; aussi ne
demande-t-elle rien à personne, à cause de la noble courtoisie de la pure bonté
dont Dieu l’a remplie. Elle est en tout temps sérieuse sans tristesse et joyeuse
sans dissolution, car en elle, Dieu a sanctifié son nom, et la Trinité divine y tient
sa maison.

Vous autres, les petits, vous qui trouvez votre nourriture dans le vouloir et le
désir, désirez être tels, car qui peut désirer le moins et ne désire pas le plus,
n’est pas digne que Dieu lui donne le moindre de ses biens, à cause de la lâcheté
à laquelle il se laisse aller dans son pauvre courage, si bien qu’on le voit
toujours affamé.

Chapitre 23. Comment cette âme a deux piliers, et comment elle est ivre de
ce que jamais elle ne boit

Amour : Cette âme libérée s’appuie sur deux piliers, l’un à droite, l’autre à
gauche. Grâce à ces deux piliers, l’âme est forte contre ses ennemis, comme un
château sur une motte entourée par la mer, impossible à miner. L’un de ces
piliers, qui tient l’âme forte contre ses ennemis et lui garde les dons qui font sa
richesse, c’est la connaissance véritable qu’elle a de sa propre pauvreté. Le
pilier gauche, sur lequel elle s’appuie en tout temps, c’est la force, et celui de
droite est la connaissance élevée qu’elle reçoit de la Divinité pure.

L’âme est appuyée sur ces deux piliers, si bien qu’elle n’a garde de ses ennemis,
ni à droite ni à gauche ; en effet, elle est tellement saisie par la connaissance de
sa pauvreté, qu’elle semble tout étonnée aux yeux du monde comme aux siens. Et
elle est si enivrée de la connaissance de l’amour et de la grâce de la divinité
pure, qu’elle est toujours ivre de connaissance et remplie des louanges de
l’amour divin ; et non seulement ivre de ce qu’elle a bu, mais entièrement ivre et
plus qu’ivre de ce que jamais elle n’a bu ni jamais ne boira.

Raison : Au nom de Dieu, Amour, qu’est-ce à dire que cette âme est ivre de ce
que jamais elle n’a bu ni jamais ne boira? II semble, selon ce que je
puis comprendre de ces paroles, qu’il y ait plus pour enivrer cette âme dans ce
que son bien-aimé boit, a bu ou boira de la boisson divine de sa propre bonté,
que dans ce qu’elle-même en a bu ou boira à ce même tonneau.

Amour : C’est juste. C’est ce qui la dépasse 1 qui la rend ivre, mais sans qu’elle
en ait rien bu, ainsi qu’il est dit ; et pourtant, si ! elle en a bu puisque son bien-
aimé en a bu, car entre lui et elle, par transformation d’amour, il n’y a aucune
différence, quoi qu’il en soit de leurs natures 2. Amour opère en elle par justice
cette transformation qui l’a enivrée de ce qui, dans sa boisson, la dépasse, et plus
jamais il n’en sera autrement.

Il arrive bien qu’il y ait plusieurs bondes à un tonneau, mais le vin le plus clair,
le plus nouveau, le plus profitable, le plus délectable et le plus enivrant, c’est le
vin de la bonde du dessus, c’est la boisson souveraine dont personne ne boit,
sinon la Trinité. Et de cette boisson, sans qu’elle en boive, l’âme anéantie, l’âme
libérée, l’âme oubliée est ivre, entièrement ivre et plus qu’ivre, alors qu’elle
n’en a jamais bu ni jamais n’en boira.

Maintenant, écoutez et comprenez, si vous voulez davantage d’explication. En ce


tonneau de la boisson divine, il y a assurément plusieurs bondes : l’humanité unie
à la personne du Fils de Dieu le sait, elle qui, après la Trinité, boit à la plus
noble ; la Vierge Marie boit à la suivante, et cette noble dame est ivre de la plus
haute ; et après elle, ce sont les Séraphins ardents qui boivent, sur les ailes
desquels volent ces âmes libres3.
Sainte-Eglise : Mon Dieu ! Combien faut-il aimer purement, et avec combien de
raffinement faut-il soigner une âme qui vole si haut !

Amour : Cette âme est un abîme par l’humilité de sa mémoire, de son


entendement et de sa volonté, et sa connaissance est très perçante par sa subtilité,
et elle est partout très libre par l’amour de la Divinité.

Chapitre 24. En quel temps ces âmes sont en la droite liberté de Pur Amour

Raison : Eh bien, Amour, quand donc ces âmes sont-elles en la juste liberté de
Pur Amour ?

Amour : Lorsqu’elles n’ont aucun désir, ni sentir d’aucune façon, ni la moindre


affection d’esprit en aucun moment ; en effet, un tel exercice les
asservirait, parce qu’il est trop éloigné de la paix de liberté, à laquelle peu de
gens s’abandonnent. Aussi ne font-elles rien qui soit contre la paix de leur état
intérieur, et ainsi portent-elles en paix les dispositions d’Amour.

Les personnes qui vivent cela sont en une plénitude telle, qu’elles ont le soleil
divin au-dedans d’elles, sans mendier au-dehors, et par là elles peuvent garder la
pureté du cœur ; et personne d’autre qu’elles n’a connaissance de ce qui les
dépasse ; et si elles n’en avaient pas connaissance, elles pourraient mendier
auprès de ce qui ne les dépasse pas, mais elles ne pourraient pas être satisfaites
ainsi.

Ces âmes sont seules en toutes choses et communes1 en toutes choses, car elles
ne perdent pas la liberté de leur état, quelque chose qui leur advienne. En effet,
tout comme le soleil reçoit la clarté de Dieu2 et luit sur toutes choses sans en
contracter aucune impureté, de même ces âmes reçoivent-elles leur état de Dieu
et en Dieu sans contracter d’impureté, quelque chose qu’elles voient ou entendent
hors d’elles-mêmes.

Chapitre 25. Raison demande à Amour si ces âmes sentent quelque joie en
elles

Raison : Mais dites-moi, Amour : ces âmes sentent-elles quelque joie en elles ou
hors d’elles-mêmes ?
Amour : Je réponds non à votre question ; en effet, leur nature est tuée et leur
esprit est mort, car toute volonté s’est séparée d’elles, et c’est pourquoi elle
vit, elle demeure et elle est en la volonté divine, du fait de cette mise à mort.

Maintenant, Raison, écoutez, pour mieux comprendre ce que vous avez demandé !
Celui qui brûle n’a pas froid, et celui qui se noie n’a pas soif. Or cette âme est si
brûlante en la fournaise du feu d’amour, qu’elle est devenue feu, à proprement
parler, si bien qu’elle ne sent pas le feu, puisqu’elle est feu en elle-même par la
force d’Amour qui l’a transformée en feu d’amour. Ce feu sort de lui-même et
brûle par lui-même en tous lieux et en tout moment sans consommer aucune
matière, ni pouvoir vouloir en consommer d’autre que celle qui provient de lui-
même. En effet, quiconque sent Dieu grâce à une matière qu’il voit ou qu’il
entend hors de lui-même ou par son propre effort, celui-là n’est pas entièrement
feu, mais il y a plutôt de la matière mêlée à ce feu : l’effort de l’homme, le fait de
vouloir avoir de la matière hors de soi pour que croisse en soi l’amour de Dieu,
ce n’est qu’un aveuglement de la connaissance de la bonté de Dieu ; alors que
celui qui brûle de ce feu sans chercher de matière, sans en avoir et sans vouloir
en avoir, celui-là voit si clairement en toutes choses, qu’il les apprécie à leur
juste prix. En effet, cette âme n’a aucune matière en elle qui l’empêcherait de
voir clair, puisqu’elle est seule en elle-même par la vertu d’une véritable
humilité, qu’elle est commune à tous par la largesse de la charité parfaite, et
seule en Dieu par la divine entreprise de Fin Amour 1.

Chapitre 26. Comment cette âme n’aime rien, sinon pour l’amour de Dieu

Amour: Cette âme n’aime ni n’aimera plus aucune chose en Dieu, aussi noble
soit-elle, sinon seulement pour Dieu et parce qu’il le veut ; aussi aimera-t-elle
Dieu en toutes choses et les choses pour l’amour de lui ; et par cet amour, cette
âme est seulement en l’amour pur de l’amour de Dieu. Sa connaissance est si
claire qu’elle se voit néant en Dieu, et voit Dieu néant en elle.

Maintenant, nobles amants, comprenez ce qui reste à comprendre par méditation


d’amour, sans l’écouter d’une créature, car cette méditation que l’âme emprunte à
Amour — sans vouloir aucun de ses dons que l’on appelle consolations et qui
réconfortent l’âme en lui faisant sentir la douceur de l’oraison — le lui enseigne,
et aucun autre exercice ne le fait, que l’amour pur. En effet, celui qui voudrait les
réconforts de Dieu en sentant quelque consolation, empêcherait l’entreprise de
Fin Amour.
Chapitre 27. Comment Méditation-d’Amour-Pur n’a qu’une seule intention

Amour : Méditation-d’Amour-Pur n’a qu’une seule intention, c’est d’aimer


toujours loyalement sans vouloir en recevoir aucune récompense ; et cela, l’âme
ne peut le faire que sans elle-même1, car Amour Loyal ne daignerait recevoir
aucune consolation qui viendrait de l’acquisition qu’il en ferait, c’est bien
certain.

Méditation-d’Amour sait bien que le mieux est de ne se dispenser de rien d’autre


que de son œuvre propre, et de vouloir parfaitement la volonté de Dieu ; et
elle laisse Dieu œuvrer et disposer de sa volonté, car celui dont la volonté serait
que la volonté de Dieu soit faite en ce qu’il lui fasse sentir ses réconforts, celui-
là ne se fierait pas parfaitement à sa seule bonté, mais aux dons des richesses
qu’il peut donner.

L’âme : Et certainement, celui qui bien aimerait, ne se souviendrait ni de prendre


ni de demander, mais il voudrait plutôt toujours donner sans rien retenir
afin d’aimer loyalement, car pour qui aurait deux intentions en une seule
opération, l’une affaiblirait l’autre. Et c’est pourquoi Amour Loyal n’a qu’une
seule intention, et c’est de pouvoir toujours aimer loyalement, car il ne doute
nullement que son amant ne fasse pour le mieux en son amour, pourvu que lui
fasse ce qu’il doit faire ; aussi ne veut-il rien, sinon que la volonté de Dieu soit
faite en lui.

Amour : Il a raison, car tout est là ; aussi cette âme ne peut-elle rien vouloir de
son propre pouvoir, car son vouloir n’est pas à elle ni en elle, mais il est plutôt
en celui qui l’aime ; et ce n’est pas là son opération, mais plutôt celle de la
Trinité tout entière qui opère en cette âme selon sa volonté.

Chapitre 28. Comment cette âme nage en l’océan de Joie

Amour : Cette âme nage en l’océan de Joie, c’est-à-dire en l’océan des délices
qui s’écoulent et ruissellent de la Divinité, et ainsi ne sent-elle aucune joie,
car elle est joie elle-même, et ainsi nage-t-elle et s’écoule-t-elle en joie sans
sentir aucune joie, car elle demeure en Joie et Joie demeure en elle : elle est joie
elle-même par la force de Joie qui l’a transformée en elle. Il y a maintenant un
vouloir commun à l’amant et à l’aimée : ils sont comme le feu et la flamme, car
Amour a transformé cette âme en lui.
L’âme : Oui, très doux Amour pur et divin, quelle douce transformation que
d’être transformée en ce que j’aime mieux que moi-même ! Et je suis si
transformée que j’en ai perdu mon nom pour aimer, moi qui puis si peu aimer:
c’est en Amour que je suis transformée, car je n’aime personne d’autre
qu’Amour.

Chapitre 29. Raison demande à Amour à quel moment cette âme est en la
pure liberté d’Amour

Raison : Maintenant, sire Amour, je vous prierais d’expliquer ce que vous voulez
dire en déclarant que cette âme est en la juste liberté de Pur Amour, lorsqu’elle
ne fait rien qui soit opposé à la paix que demande son état intérieur.

Amour : Je vais vous expliquer ce que cela veut dire : c’est qu’elle ne fait rien,
quoi qu’il advienne, qui soit contre la parfaite paix de son esprit. Ainsi fait le
véritable innocent, et l’état dont nous parlons est innocence véritable.

Raison, je vous donne un exemple : regardez un enfant — qui est un pur innocent
— ; fait-il ou s’arrête-t-il de faire quelque chose, pour peu ou pour beaucoup, si
cela ne lui plaît ?

Raison : Non, assurément, Amour, je puis bien m’en rendre compte ; et par là, me
voilà satisfaite pour cette question.

Chapitre 30. Comment Raison demande à Amour de satisfaire cette âme en


disant de Dieu tout ce qu’il en pourrait dire et déclarer

Raison : Eh bien ! sire Amour : de grâce, je vous prie de satisfaire cette âme en
disant au moins tout ce que l’on peut dire de celui qui est tout entier en toutes
choses.

Amour : Cela, elle le sait, car elle le trouve toujours là, c’est-à-dire en toutes
choses ; en effet, il faut chercher une chose là où elle est, et puisqu’il est partout,
cette âme le trouve partout. Et pour autant, toutes choses lui conviennent, car elle
ne trouve nulle part quelque chose sans y trouver Dieu. Maintenant, pourquoi
voulez-vous que je satisfasse cette âme en disant de Dieu tout ce que l’on peut en
dire ?
Raison : C’est afin qu’elle se repose paisiblement en son état d’innocence, sans
avoir occasion de se remuer ou de bouger pour entendre parler de vous.

Amour, à Raison : Je vais vous le dire volontiers. Je vous le certifie, Raison, et


je vous le garantis sur moi-même : tout ce que cette âme a entendu sur Dieu et
tout ce que l’on peut en dire, ce n’est rien, à proprement parler, comparé à ce
qu’il est en lui-même — et cela ne fut ni ne sera jamais dit —, plutôt que tout ce
que l’on en a dit l’ait jamais été, et l’on pourrait cesser d’en parler1. (Et
pourtant, Amour continue à parler à l’âme pour accroître sa joie et sa douleur,
et pour la satisfaire en toutes ses entreprises :) Ame, Madame, je vous déclare
ceci une fois pour toutes — et veuillez ne plus m’en demander davantage, car ce
serait peine perdue —: toutes les créatures, sans exception, qui demeurent et
demeureront en la vision de la douce face de votre époux, ont moins saisi et
saisiront moins de lui, à côté de sa dignité ou de ce qu’il y aurait à en connaître,
à en aimer, à en louer et que lui-même connaît, plutôt que l’on puisse dire en
vérité que l’on en connaît, aime ou loue quelque chose2.

L’âme : Aïe, aïe ! Amour, que vais-je donc faire ? Certes, je n’ai jamais rien cru
mieux que ce que vous me dites maintenant, mais, sire Amour, il y a une chose
que je vous dirais, si je le pouvais.

Amour : Soit ! chère âme, dites ce qu’il vous plaira, je veux bien l’écouter.

L’âme, étonnée : Eh bien ! très cher Amour, dites-moi, au nom de Dieu :


pourquoi a-t-il mis tant de soin à me créer, à me racheter et à me recréer si c’est
pour me donner si peu, lui qui a tant à donner ? A vrai dire, on n’ose pas parler
de ce qu’il veut faire... Je ne sais vraiment pas, mais s’il en était ainsi que je
puisse donner quelque chose, je ne lui ferais pas la part si petite, moi qui ne suis
rien alors qu’il est tout ; certes, si j’avais quelque chose à donner, je ne pourrais
rien conserver par devers moi et ne pas tout lui donner. D’ailleurs, d’aussi peu
que je dispose, je n’ai rien conservé par devers moi, ni mon corps, ni mon cœur,
ni mon âme, et il le sait bien ! Et maintenant que je lui ai tout donné, moi qui n’ai
rien à donner, il est bien clair que je lui donnerais tout ce que j’aurais, si j’avais
quelque chose à donner ! Or, il a pris tout ce dont je disposais, il ne m’a rien
donné, et il a tout conservé ; au nom de Dieu, Amour, dites un peu ! est-ce là une
part digne d’un bien-aimé ?

Amour : Eh bien ! chère âme, vous en savez plus que vous ne dites. Si vous lui
avez tout donné, c’est le mieux qui puisse vous arriver! Et encore ne lui donnez-
vous là rien qui ne soit à lui avant que vous ne le lui donniez. Alors, voyez : que
faites-vous donc pour lui ?

L’âme: Vous dites vrai, cher Amour; je ne puis ni ne veux le nier...

Chapitre 31. Comment Amour calme l’âme parce qu’elle a donné à son
époux tout ce qu'elle avait

Amour : Eh bien ! très chère âme, que voulez-vous qu’il vous donne ? D’ailleurs,
n’êtes-vous pas une créature ? Voudriez-vous recevoir de votre bien-
aimé quelque chose qu’il ne convient ni à lui de vous donner, ni à vous de
recevoir ? Calmez-vous, chère âme, si vous m’en croyez, car il ne donne à une
créature rien d’autre que ce que vous avez, et ce don, il le fait comme il vous
convient.

L’âme : Oui, sire Amour, mais vous ne me parliez pas comme cela le jour où je
fis votre connaissance ! En effet, vous me disiez que de bien-aimé à bien-aimée,
il n’y avait pas de seigneurie ; alors qu’il y en a, à ce qu’il me semble, puisque
l’un a tout et que l’autre n’a rien à côté de ce tout ! Mais si je pouvais arranger
cela, je l’arrangerais, car si je pouvais autant que vous pouvez, je vous aimerais
autant que vous valez.

Amour: Regardez! très chère âme, vous ne pouvez plus parler ! Calmez-vous !
Votre volonté suffit à votre bien-aimé. Il vous ordonne par moi d’avoir confiance
en lui, et il m’ordonne de vous dire qu’il n’aimera rien sans vous, ni vous non
plus vous n’aimerez rien sans lui. C’est un bien beau privilège, et que cela vous
suffise, chère âme, si vous m’en croyez.

L’âme : Au nom de Dieu, sire Amour, taisez-vous ! Car là-dessus je ne pourrais


certainement pas, moi, me taire, le monde entier dût-il en être sauvé ; en effet, je
n’ai rien que j’aime plus fort que ce qui me suffit, car si ce que j’aime ne me
suffisait pas, je tomberais en déchéance et en déclin, autant que j’ai peu d’amour.
Et pourtant, sire Amour, une seule chose me suffit, et que je vais vous dire, c’est
que celui que j’aime mieux que moi-même — et je n’aime rien d’autre que pour
lui —, a en lui ce dont vous m’avez dit que personne ne le connaît sinon lui-
même. Et donc, puisque je l’aime mieux que moi-même et qu’il est la somme de
tous les biens, mon seigneur, mon Dieu et mon tout, il est tout mon réconfort. Et
ainsi, si je suis désolée de ce qu’il me manque, je suis néanmoins réconfortée de
ce que rien ne lui manque, car il a en lui l’abondance de tous les biens, sans
aucun manque ; et c’est là toute ma paix et le vrai repos de ma pensée, car je
n’aime que pour lui. Et donc, puisque je n’aime que pour lui, il ne me manque
rien, quoi que j’aie pu dire auparavant : c’est certain, pour qui comprend bien, et
ce que je voulais, c’était parler de lui, puisque personne ne m’en parlait
alors que j’en aurais volontiers entendu parler. Mais sire Amour m’en a dit la
vérité : c’est que là-dessus, je me calme, puisque le mieux que l’on m’en
pourrait dire n’est rien à côté de ce qui est en lui. Et je n’avais pas besoin
d’entendre à son sujet plus que ce que l’on m’en a dit, à savoir que mon bien-
aimé ne peut être saisi. Et c’est vrai, car l’on ne pourrait seulement pas saisir la
plus petite chose qui lui soit comparable, si bien que mon amour, aussi grand
soit-il, n’aurait pas trouvé de terme à son amour en recevant toujours amour
nouveau de celui qui est tout amour.

Voilà tout ce que l’on peut m’en dire, et rien ne m’aurait apaisée, sinon ce
qu’Amour a dit de lui-même. C’est pourquoi je dis à tous que l’ensemble de
mes questions revient à ce que l’on ne m’en peut rien dire ; et tel est le bien-aimé
de mon âme.
Chapitre 32. Comment Amour fait durer ces âmes en leur sens

Discernement : Au nom de Dieu, pensez un peu ! Comment ces âmes peuvent-


elles durer en leur sens ?

L’âme : Je le sais bien ! Amour les y fait durer ! Il est maître en cette œuvre ! Je
viens de dire que rien ne me manque puisque mon bien-aimé se suffît à lui-même
par sa juste noblesse, sans commencement ni fin. Je ne m’aime moi-même, et je
ne l’aime, lui et ses œuvres, que pour lui seulement ; ainsi est mieux à moi ce
qu’il a, et que je n’ai ni n’aurai jamais, que ce que j’ai et aurai en ma possession
par lui.

Raison : Prouvez-le donc !

L’âme : C’est facile à prouver ; la voici, la preuve : j’aime mieux, cent mille fois
pour une, l’abondance des biens qui restent en lui, que les dons que je reçois et
recevrai de lui en possession. Et parce que j’aime mieux ce qui est en lui hors de
mon entendement, que ce qui est en lui et dans mon entendement, ce qu’il connaît
et que je ne connais pas est mieux à moi que ce que j’en connais et qui est à moi,
car là où il y a ce qui me dépasse en mon amour, là se trouve ce qui me dépasse
en mon trésor. Et parce que j’aime mieux ce qui en lui me dépasse et que je ne
connaîtrai jamais, que ce qui ne me dépasse pas et que j’en connaîtrai, ce que
j’aime mieux est à moi, en raison de ce qui me dépasse en mon amour1,
au témoignage d’Amour lui-même. Tel est l’accomplissement de mon amour
selon l’esprit2.

Et pour autant, Sire Amour, je veux dire encore ceci : s’il se pouvait qu’une de
ses créatures reçût de lui le pouvoir et le vouloir de me donner joie et gloire,
qu’elle le reçût à elle seule autant que tous ceux qui sont à sa cour, mais sans que
lui-même ne me donne cela en propre, je m’y refuserais dès maintenant et à
jamais plutôt que de l’accepter ou de vouloir l’accepter d’un autre que lui : non,
vraiment ! Plutôt la mort éternelle ! D’ailleurs, je ne le pourrais pas, puisqu’il
m’a tant attachée à lui, que je ne puis rien vouloir sans lui.

Cher Amour, au nom de Dieu, supportez-moi, car je suis toute saisie à cause de
mon bien-aimé, si fort que je ne sais quoi demander. Et que demanderais-je à son
sujet ? Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la
mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu
et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu ; et cela n’est pas merveille,
car le corps est trop grossier pour parler des saisies de l’esprit. Et pourtant, on
dit communément que mieux vaut quelque chose d’amer que rien du tout : aussi
vous dis-je pareillement qu’il vaut mieux entendre ce que l’on en décrit et dit,
que de n’en rien entendre dire.

Chapitre 33. L’âme s’étonne lorsqu’elle pense aux dons de la bonté de Dieu

L’âme [à Dieu1] : Mais comment donc, Seigneur, suis-je restée en mon bon sens
lorsque j’ai pensé aux dons de votre bonté, alors que vous avez donné à mon âme
la vision du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et qu’elle l’aura sans fin ? Puisque
je verrai quelque chose d’aussi grand que la Trinité, la connaissance des
anges, des âmes et des saints ne me sera donc pas enlevée, ni non plus la vision
des petites choses, c’est-à-dire de toutes les choses moindres que Dieu !

Oui, Seigneur, qu’avez-vous donc fait là pour moi ? Vraiment, je suis toute saisie
de ce que j’en connais, au point que je ne sais de quoi m’étonner, et que je n’ai ni
ne puis avoir d’autre exercice tant que dure cette connaissance. Si seulement,
Seigneur, je n’avais pas d’autre occasion de m’étonner, que celle-ci : vous
avez donné à mon âme la vision de la Trinité tout entière, des anges et des âmes
— ce que vous n’avez pas donné à votre précieux corps, uni à la nature du Père
en la personne du Fils, si bien que je m’émerveille de pouvoir vivre encore — ...
; mais il y a plus, Seigneur : alors que c’est déjà chose si grande que de voir les
anges et les âmes à qui vous avez donné la vision de votre douce face, alors que
ces anges et ces âmes, aucun corps n’est capable de les voir, et qu’à plus forte
raison aucun corps ne peut voir la Trinité puisqu’il ne peut voir ni les anges ni
les âmes, néanmoins, vous avez donné cela à mon esprit, pour toujours et pour
aussi longtemps que vous serez Dieu.

Chapitre 34. Comment l’âme dit qu’elle ne peut rien d’elle-même

L’âme : Au nom de Dieu, Amour, je vous prie de dire ce que je vais faire, moi
qui connais cela et qui connais les dons de la bonté de mon bien-aimé.

Amour : Je vais vous le dire, mais ne m’en demandez pas davantage. Et le mieux
que je puis vous dire, c’est que si vous connaissez parfaitement votre rien, vous
n’allez rien faire, et ce rien vous donnera tout. Mais si vous ne pouvez venir à
connaître parfaitement votre rien — lequel, en vérité, est tout ce qui vous
est propre —, il vous faut alors faire quelque chose, et du mieux que vous le
pourrez, faute de quoi vous retomberiez de ce que vous avez conçu en votre
esprit. Si Dieu vous a transformée en lui, vous ne devez pas pour autant oublier
votre néant, c’est-à-dire que vous ne devez pas oublier qui vous étiez lorsqu’il
vous a créée au début, et ce que vous seriez s’il avait considéré vos œuvres, et
qui vous êtes et seriez s’il n’y avait en vous ce qui est de lui.

L’âme [a Dieu] : Oui, Seigneur, je suis certaine de n’avoir à moi rien d’autre que
mes horribles fautes, pour lesquelles vous avez souffert la mort afin de me
donner la vie. Mais il y a plus, Seigneur : selon ce que je comprends et que
j’espère — et en vérité il en est bien ainsi —, si personne d’autre que moi toute
seule n’avait péché, vous auriez quand même racheté mon âme détournée de
votre amour, en mourant nu sur la croix pour moi et en exerçant votre puissance
ordonnée à détruire le péché. Ainsi, Seigneur, tout ce que vous avez souffert en
votre douce humanité, vous l’avez souffert pour moi, comme si personne d’autre
n’avait péché, que moi toute seule, si bien que je vous dois cela à moi toute
seule. Et je vous dois plus encore : en effet, en plus de ce que je n’ai pas à moi,
je vous dois toute la différence qu’il y a de vous à moi pour qui vous vous êtes
donné. De toute façon, Seigneur, vous savez que je ne puis rien faire, alors que
vous m’avez ainsi endettée envers vous ; mais je vous prie, cher et bien-aimé, de
m’acquitter par votre courtoisie de cette dette, vous qui avez le pouvoir de tout
faire. Et, certainement, Seigneur, vous le ferez, pourvu que je veuille dorénavant
en toutes choses votre parfaite volonté.

Chapitre 35. Comment cette âme blâme Raison, et dit qu’elle est aimée de
Dieu sans commencement

L’âme : Maintenant, très cher Amour, je vous en prie : montrez-moi comment


mon opération est celle-là même de la Trinité.

Amour : Dites-moi donc votre pensée, car vous ne devez pas me la cacher.

L’âme : Sire Amour, je vais vous la dire. Vous m’avez dit que celui qui est en
lui-même par lui-même sans commencement, n’aimera jamais rien sans moi, ni
moi sans lui.

Amour : C’est vrai, je vous le certifie.


L’âme : Puisqu’il n’aimera jamais — autrement dit : sans fin — rien sans moi, il
s’ensuit qu’il n’aima jamais rien sans moi. En effet, puisqu’il sera sans fin en
moi par amour, j’ai donc aussi été aimée par lui sans commencement.

Raison : Attention à ce que vous dites, Madame ! Auriez-vous oublié qu’il n’y a
guère que vous avez été créée, et que vous n’étiez pas? Au nom de Dieu, très
chère âme, attention à ne pas tomber dans l’erreur !

L’âme : Si je me trompe en tenant cette opinion, dame Raison, Amour se trompe


avec moi, lui qui me fait croire, penser et dire cela.

Raison : Prouvez donc ce que vous dites, Madame !

L’âme : Mais que vous êtes ennuyeuse, Raison ! Que de mal et que de peine pour
ceux qui vivent sous votre conseil ! Raison, si je suis aimée sans fin des trois
personnes de la Trinité, j’ai aussi été aimée d’elles sans commencement : tout
comme Dieu m’aimera sans fin par sa bonté, j’ai pareillement été en la science
de sa Sagesse lorsqu’elle établissait que je serais créée par l’opération de sa
puissance divine. Ainsi donc, puisque j’ai été en la science divine depuis que
Dieu est, lui qui est sans commencement, et que j’y serai sans fin, il s’ensuit qu’il
aima depuis toujours par sa bonté l’opération qu’il allait faire en moi par sa
puissance divine.

Amour : C’est vrai ; depuis toujours, il n’aurait jamais voulu se retenir de vous
aimer, pas plus qu’il ne le fait maintenant.

L’âme : Voilà ! Raison, vous avez donc entendu le témoignage d’Amour ; taisez-
vous désormais, et cessez de vous mêler de mes affaires !

Raison : Oui, Madame, puisque Amour vous gouverne et que vous ne gouvernez
pas Amour ; autrement dit, puisque Amour demeure en vous et fait de vous sa
volonté sans vous-même, je n’oserai plus me mêler de vous ni m’entremettre. Au
contraire, Madame, je vous promets dorénavant obéissance et paix de tout mon
pouvoir ; en effet, je suis forcée d’agir ainsi, et puisque Amour le veut, je ne puis
aller contre, mais je me rends plutôt à vous totalement.

Chapitre 36. Comment l’âme est libre et n’est plus soumise à Raison
L’âme, à Raison : Désormais, les dettes sont bel et bien inversées, et à bon droit,
car la noble courtoisie de mon époux ne daignerait plus me laisser en
votre servitude ni en celle d’un autre ; car il faut aussi que l’époux affranchisse
l’épouse qu’il a prise librement.

Amour : C’est vrai, très chère âme, je vous l’accorde et je le confesse.

Raison : Au nom de Dieu, Madame, pensez, dites et faites donc tout ce que vous
voudrez, puisque Amour le veut et l’accorde !

L’âme, à Raison : Raison, comme vous êtes dure ! Amour veut et m’accorde que
je dise, pense et fasse tout ce que je voudrai : et pourquoi pas ? C’est lui qui le
fait en propre, car de moi-même, je ne puis rien faire si mon bien-aimé ne le fait
lui-même en moi. Et vous vous émerveillez de ce qu’il veuille ce que je veux ?
Mais, à tout coup, il lui faut le vouloir, car je ne veux rien d’autre que ce qu’il
veut en moi et qu’il veut que je veuille ; par sa courtoisie, il m’a établie de telle
sorte qu’il veut ce que je veux, et il ne veut rien que je ne veuille. Et je suis en
paix, Raison, parce que nous avons, lui et moi, cette concorde.

[A Dieu] : Oui, maître très cher de cette œuvre, comment puis-je avoir cette paix,
alors que je sais avoir ainsi perdu mon opération propre ? Et pourtant. Seigneur,
je le peux bien ! Car votre courtoisie et votre noblesse veulent que je sois moi
aussi en paix, puisque vous y êtes. Si bien, Seigneur, que je vois clairement que
vous vous êtes bien acquitté de cette dette — qui était de me donner la paix —,
car quoi que je trouve, quoi qu’il advienne ou qu’il soit advenu de mes péchés,
toujours me reste votre paix.

Chapitre 37. Où l’âme dit qu’au paradis, ses péchés seront connus pour sa
plus grande gloire

L’âme [à Dieu] : Seigneur, personne d’autre que vous ne peut connaître en ce


monde mes péchés en tout ce qu’ils ont de laid et de hideux ; mais au paradis,
Seigneur, tous ceux qui seront là en auront connaissance, non pas à ma confusion,
mais à ma très grande gloire, car en voyant que je vous ai courroucé par mes
péchés, votre miséricorde, Seigneur, sera connue, ainsi que votre largesse pleine
de courtoisie.

Amour [à Dieu] : Cette courtoisie donne la paix de sa conscience à cette âme,


quoi qu’elle fasse ou ne fasse pas, du fait qu’elle veut votre volonté ; car vouloir
parfaitement votre volonté est charité parfaite, et qui aurait toujours charité
parfaite en sa volonté, n’aurait jamais ni remords ni reproche de conscience. En
effet, remords ou reproche de conscience en l’âme n’est pas autre chose que
manque de charité, car l’âme n’est pas créée pour autre chose que pour avoir
en elle sans fin l’état de pure charité.

L’âme [à Dieu] : Oui, Seigneur, qu’ai-je donc dit de vous !

Amour : Pensez-y, et voyez si vous saurez connaître vos paroles.

L’âme : Oui, sire Amour, vous m’avez donné la connaissance, vous le comprenez
maintenant. L’œuvre n’est rien lorsqu’il faut qu’elle ne soit rien ; il faut donc que
je sois certaine que ce que j’ai dit est moins que rien. Mais ce qui est en moi ou
par moi et qui est de connaissance divine, c’est vous-même, sire Amour, qui
l’avez dit en moi et par moi en votre bonté, pour mon profit et celui des autres ;
et pour autant, si cela ne s’arrête pas aux auditeurs ou aux lecteurs de ce livre1, la
gloire en sera pour vous et le profit pour nous.

Chapitre 38. Comment l’âme reconnaît la courtoisie d’Amour en


reconnaissant parfaitement sa pauvreté

L’âme [à Dieu] : O bien-aimé ! que j’ai abandonné et dont je me suis détournée !


vous êtes pour moi courtois sans mesure, comme il doit bien me le
sembler lorsque vous voulez souffrir — souffrir, Seigneur ? et encore le voulez-
vous plus volontiers que personne ne peut le dire ! — que je demeure en mon
désert, c’est-à-dire en ce méchant corps, sans limite de temps ! Cependant, pour
quelque miséricorde qui soit en vous, je ne puis recouvrer la perte du temps
passé, car il faut, cher et bien-aimé, garder votre justice ; et pour autant, il ne
peut se faire que le temps perdu me soit jamais rendu, ni que je ne sois si
éloignée de vous aimer, de vous connaître et de vous louer.

[A Amour :] Ah ! que de moments d’oisiveté! Que de fautes où je suis tombée,


moi qui suis l’abîme de toute pauvreté ! Et pourtant, en cet abîme de
pauvreté, vous voulez mettre, s’il ne tient en moi-même, le don de la grâce dont
vous venez de parler. Parler ? En vérité, sire Amour, tout ce que vous avez dit de
cette grâce par la bouche d’une créature, ne ferait qu’en balbutier au regard de
votre œuvre !
Raison : Au nom de Dieu, sire Amour, j’ai bien écouté ce qui a été dit, et je n’ai
jamais rien écouté plus volontiers, quoique je ne l’aie pas compris parfaitement ;
mais cela ne pourrait être, Amour, sinon pour celle-là seule à qui est fait ce don.

Amour : Cela est vrai pour elle comme du Saint-Esprit lui-même.

Raison : Et c’est pourquoi j’ai dit que je ne le puis comprendre, mais qu’il me
semble que tout ce que cette âme a fait, et qui vient de vous, est très bien fait.

Chapitre 39. Comment Raison veut servir cette âme et en être esclave

Raison : Maintenant, sire Amour, je vous en prie, conduisez-moi, afin que je


serve cette âme en tout, comme sa pure esclave, car je connais que je ne
puis avoir plus grande joie ni plus grand honneur que d’être esclave de cette
dame.

Amour : Je vous le confesse, et vous ne pouvez mieux faire que de le confesser et


dire.

Raison : Oui, très cher Amour, mais que vais-je faire du peuple que j’ai à
gouverner, et qui ne verra plus en cette âme aucune disposition pour ses
exercices et ses affaires extérieures ?

Amour : Pourquoi dites-vous cela ? Y a-t-il meilleure disposition que celle de


cette âme ?

Raison : Non pas, du moins pour ceux qui voient un peu clair ou pour ceux qui
sont élus de cette manière ; mais ceux-là, il y en a peu sur terre, j’ose bien le
dire.

Amour : Maintenant, Raison, qu’appelez-vous « disposition 1 » ?

Raison : J’appelle « disposition » la vie selon les œuvres des Vertus


continuellement exercées sous mon conseil et sous celui de Discernement, à
l’exemple des œuvres de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Amour : Raison, ce que souffrit l’humanité de Jésus-Christ, la divinité ne s’en


ressentit pas. Et je vous en dis autant, en comparaison, de celle qui lui est
semblable 2. En effet, ce que vous dites des Vertus ou de vous-même, Raison,
cette âme n’en tient pas compte. Elle peut faire mieux, car Amour demeure en
elle, en l’ayant transformée en lui, si bien que cette âme même est Amour, et
Amour n’a point de discernement en lui : il faut avoir du discernement en
toute chose, mais pas en amour. En voici une comparaison : si un seigneur veut
percevoir le tribut de sa terre parce qu’il lui est dû à bon droit, ce ne sera pas
le seigneur qui devra le tribut à ses serfs, mais les serfs le devront à leur
seigneur ! Pareillement, Raison, je vous dis que toutes choses me doivent tribut
lorsqu’elles sont œuvres des Vertus conseillées par Raison et accomplies avec
Discernement ; mais non pas celui-là, et lui seul, qui est envahi d’amour et
transformé en Amour : celui-là ne me doit rien qu’amour, et il est quitte, car
Amour l’acquitte.

Chapitre 40. Comment Amour appelle cette âme suprêmement sage, et


pourquoi

Amour : J’appelle cette âme suprêmement sage parmi mes élues ; mais qui est
court de sens ne peut apprécier ni connaître une chose de grande valeur.

Raison : Oui, sire Amour, mais qu’appelez-vous sage ?

Amour : C’est d’être abîmé en humilité.

Raison : Oui, Amour, mais qui est abîmé en humilité ?

Amour : Celui-là qui, n’ayant tort en rien, sait pourtant qu’il n’a raison en rien.
Celui qui est en cette connaissance de son tort voit si clair, qu’il se voit au-
dessous de toutes les créatures et en un océan de péché. Et parce que ses ennemis
sont esclaves du péché et que cette âme a vu depuis longtemps qu’elle est en
dessous d’eux, esclave elle aussi du péché (sans aucune comparaison entre elle
et eux, vu ce qu’il en est d’elle et de ses œuvres !), elle s’est réduite à rien par
cette considération, et à moins que rien en tout ce qu’elle considère. Elle a
entendu dire depuis longtemps par le Saint-Esprit que Dieu mettrait le
plus abaissé au plus élevé, par sa seule et loyale bonté 1.

Chapitre 41. Comment l’âme n’éprouve aucun chagrin pour les


péchés qu’elle ait jamais commis, ni aucune espérance pour le bien qu’elle ait
jamais fait
Amour : Pour autant, cette âme n’éprouve aucun chagrin pour les péchés qu’elle
ait jamais commis, ni aucune espérance pour quoi qu’elle puisse faire,
mais seulement pour la bonté de Dieu. Et le trésor secret de cette seule bonté l’a
anéantie à tel point au-dedans d’elle-même, qu’elle est morte à toute façon de
sentir, au-dedans et au-dehors, dans la mesure où elle ne fait plus aucune œuvre,
ni pour Dieu ni pour elle-même ; et ainsi a-t-elle tous ses sens si perdus en cet
exercice, qu’elle ne peut chercher Dieu ni le trouver, ni se conduire elle-même.

Cette âme n’est pas avec elle-même, si bien qu’elle doit être excusée par tous ; et
celui en qui elle est, fait son œuvre par elle, et c’est pourquoi elle en est bien
quitte, au témoignage de Dieu lui-même qui opère cette œuvre pour son profit à
elle, à elle qui n’a point d’œuvre en elle.

Crainte : Oui, Amour, mais où donc est cette âme, puisqu’elle n’est pas avec
elle-même ?

Amour: Là où elle aime, sans qu’elle le sente. Et c’est parce qu’elle ne fait rien
qui vienne du dedans d’elle-même, que cette âme vit sans reproche de
conscience. En effet, celui-là qui fait quelque chose de son propre mouvement, il
n’est pas sans lui-même, mais il a plutôt Nature et Raison avec lui ; alors,
celui qui est mort d’amour, ne sent ni ne connaît ni Raison ni Nature. Si bien que
cette âme ne voudrait aucune des joies du paradis, quand même les lui donnerait-
on à choisir, ni ne voudrait refuser aucun des tourments de l’enfer, cela
dépendrait-il entièrement de sa volonté1.

Sainte-Eglise[-la-Petite] 2 : Mais, au nom de Dieu, quoi donc3 ?

Amour : Ce qu’elle est en sa connaissance.

Sainte-Eglise[la-Petite] : Et qu’est donc cette âme ? Très cher Esprit-Saint,


apprenez-le-nous, car cette parole dépasse nos écritures, si bien que nous ne
pouvons pas comprendre par la raison ce qu’elle dit : mais elle nous a tant
étonnée, que nous n’osons nous opposer à elle.

Chapitre 42. Comment le Saint-Esprit enseigne ce que sait cette âme, qu’elle
veut et qu'elle a

Le Saint-Esprit [à Sainte-Eglise-la-Petite] : O Sainte-Eglise, voulez-vous


savoir ce que cette âme sait et qu’elle veut? Je vais vous le dire, ce qu’elle
veut: cette âme ne sait qu’une chose, c’est qu’elle ne sait rien ; aussi ne veut-elle
qu’une chose, et c’est qu’elle ne veut rien. Ce rien-savoir et ce rien-vouloir lui
donnent tout, et lui donnent de trouver le trésor enfoui et caché, contenu en la
Trinité éternellement. Et cela, non pas par nature divine, car cela ne peut pas
être, mais par la force de l’amour, car il convient que cela soit.

Amour [à Sainte-Eglise-la-Petite] : Maintenant, Sainte-Eglise, vous avez


entendu pourquoi cette âme possède tout.

Le Saint-Esprit : Mieux encore : tout ce que je tiens du Père et du Fils. Et


puisqu’elle a tout ce que j’ai, et que le Père et le Fils n’ont rien que je n’aie en
moi, selon ce que dit Amour, cette âme a donc, enfoui et contenu en elle, le trésor
de la Trinité.

Sainte-Eglise[-la-Petite] au Saint-Esprit : Puisqu’il en est ainsi, il faut donc que


la Trinité demeure et vive en elle.

Le Saint-Esprit : C’est juste ; puisqu’elle est morte au monde et que le monde est
mort en elle, la Trinité demeurera toujours en elle.

Chapitre 43. Comment ces âmes sont appelées « Sainte-Eglise », et ce que


Sainte-Eglise peut dire d’elles

Sainte-Eglise[-la-Petite] : O Dieu vrai, Saint-Esprit !

Amour [à Sainte-Eglise-la-Petite] : C’est vrai,

Sainte-Eglise, vous qui êtes placée au-dessous de cette Sainte-Eglise-là1 ! (En


effet, ces âmes-là sont à proprement parler appelées Sainte-Eglise2 en ce
qu’elles soutiennent, enseignent et nourrissent toute Sainte-Eglise 3 ; et non pas
elles, mais la Trinité tout entière par elles ; et c’est la vérité, que personne n’en
doute.) O Sainte-Eglise, vous qui êtes placée au-dessous de cette Sainte-Eglise,
dites-nous maintenant ce que vous voulez dire de ces âmes, dont on fait ainsi la
recommandation et l’éloge au-dessus de vous qui exercez en toute chose le
conseil de Raison ?

Sainte-Eglise-la-Petite : Nous voulons dire que ces âmes vivent au-dessus de


nous, car Amour demeure en elles et Raison demeure en nous ; mais cela
n’est pas contre nous, au contraire : nous en faisons la recommandation et l’éloge
à travers le sens caché de nos écritures4.

Raison : Mais, sire Amour, nous voudrions bien comprendre plus ouvertement,
s’il vous plaisait, ce don que le Saint-Esprit fait à ces âmes en sa pure
bonté, mais sans que personne subisse aucun dommage, du fait de sa grossièreté,
à l’écoute de cette leçon divine.

Amour : Oui, Raison, toujours vous serez borgne, vous et tous ceux qui sont
nourris de votre doctrine ! car celui-là est bien borgne, qui voit les choses
devant ses yeux et ne les connaît pas, ce qui est votre cas !

Le Saint-Esprit : Si j’ai dit que je donnerai à cette âme tout ce que j’ai, je le lui
donnerai ; mais c’est plutôt la Trinité tout entière qui lui a promis tout ce que
nous avons, et cela lui est octroyé par sa bonté

dans la science de sa Sagesse sans commencement ; aussi est-il bien juste que
nous ne retenions, envers de telles âmes, rien que nous ayons. En effet, cette âme
nous a tout donné de ce qui est à elle ; et cela même que nous avons, c’est elle-
même qui nous l’a donné, si l’on peut dire, car l’on considère, et c’est vrai, que
la bonne volonté tient lieu de l’œuvre : cette âme est de telle condition que, si
elle avait en elle cela même que nous avons, elle nous le rendrait tout comme
nous l’avons, sans vouloir aucune récompense au ciel ou sur la terre, uniquement
pour notre seule volonté. Nous, nous avons droit à tout cela de par notre
condition divine, mais cette âme nous le donne selon le mode de sa volonté,
qui est contenu dans l’amour sans mode. Et parce que cette âme nous a donné tout
ce qu’elle a, et tout ce qui est et qu’elle n’a pas, selon le mode de sa volonté, il
faut, en justice d’amour, que nous lui donnions ce que nous avons. Et de même
que nous avons en nous ce que nous avons par nature divine, cette âme le tient
de nous en elle par justice d’amour.

Sainte-Eglise[-la-Petité] : Oui, Seigneur, nous comprenons et croyons en


vérité que votre digne noblesse lui fit ce don en récompense d’amour, car Amour
ne peut être récompensé d’aucune manière suffisamment, sinon par Amour5.

Amour : Cette âme a vu et su depuis longtemps qu’il n’y a pas de plus grande
sagesse que la tempérance, ni de plus grande richesse que d’être satisfait, ni de
plus grande force que l’amour. Cette âme a sa mémoire, son entendement et sa
volonté abîmés tout entiers en un état unique, abîmés en Dieu ; et cet état lui
donne d’être sans savoir, ni sentir ni vouloir aucun état, sinon seulement celui
que Dieu a disposé. Et bien des jours, elle a langui d’amour.

Chapitre 44. Quel est l'exercice de l'âme qui languit d’amour, et en quel
état se trouve l’âme qui est morte d’amour

Raison : Eh bien ! sire Amour, quel est l’exercice d’une âme qui languit d’amour
?

Amour : Elle fait la guerre aux vices en acquérant les vertus.

L’âme : Holà ! très cher Amour, que cette guerre est grande et périlleuse ! A coup
sûr, on doit bien appeler une telle application langueur et vie de guerre !

Amour : Mais maintenant, elle a tant langui d’amour, qu’elle est morte d’amour.

Raison : Au nom de Dieu, Amour, dites-nous en quel état se trouve l’âme qui est
morte d’amour !

Amour : Elle en a fini avec le monde, et le monde avec elle, et il en a pris congé
; pour autant, elle vit en Dieu, et là, elle ne peut trouver ni péché ni vice. Elle est
si enfouie et enfoncée en Dieu, que ni le monde, ni la chair, ni ses ennemis ne
peuvent l’importuner, car ils ne peuvent la trouver en leurs œuvres ; ainsi
cette âme vit-elle en repos et en paix, car elle ne tient compte pour elle-même de
rien de créé. Et parce que cette âme est dans une telle paix, elle vit dans
le monde sans aucun remords.

Raison : Aussi cette âme n’a-t-elle point de volonté ; cet état devrait être notre
état, car nous n’avons pas de plus haut mérite devant Dieu qu’en laissant
notre volonté pour la sienne et en donnant parfaitement notre volonté, sans rien
vouloir, sinon seulement à la mesure de son opération et selon les dispositions
de sa bonté.

L’âme : C’est à cela que je me tiens, et pour autant il ne me manque rien. En


effet, aucune âme ne possède la paix parfaite, sinon celle qui n’a pas de volonté.

Amour : Qu’en savez-vous, Madame ?


L’âme : Mais si, absolument ! C’est ce que je fais, sire Amour, car je l’ai
éprouvé dans de dures épreuves, et il s’en est fallu de peu que je n’en meure. Et
j’en serais morte si le rien-vouloir ne m’en avait tirée sur le conseil de la bonté
divine. Celui-là n’a point de volonté, qui ne veut rien ; et lui seul a donné sa
volonté, et pour autant il n’a rien à vouloir, sinon le vouloir de celui à qui il a
donné sa volonté.

Chapitre 45. Comment ceux qui n’ont point de volonté vivent en la liberté de
la charité

L’âme : Les gens qui n’ont point de volonté vivent en la liberté de la charité, et à
qui leur demanderait ce qu’ils veulent, ils diraient en vérité qu’ils ne
veulent rien. Ces gens en sont venus à la connaissance de leur néant ; c’est-à-dire
que, quoi qu’il y ait en eux, ils ne peuvent rien connaître de leur néant, car
leur connaissance a été trop petite pour connaître cette perte ; ils en sont venus à
faire confiance à ce qui les dépasse, et la connaissance qui naît de cette
confiance est en ce que l’on ne peut rien en connaître.

Raison : Rien ?

Amour : Non ; car si l’on en connaissait autant que tout ce que l’on en connaîtra
au paradis, et encore autant que tout ce à quoi l’on pourrait le comparer à travers
quelque chose que l’on pourrait comprendre partiellement ou autrement de lui,
tout ce que l’on en comprendrait alors ne serait rien ; et ce que l’on comprendrait
par cette comparaison ne serait encore rien à côté de lui, si l’on faisait
abstraction de son pouvoir, de sa sagesse, de son savoir et de sa bonté1 ; et ce ne
serait toujours rien si l’on y mettait ne serait-ce qu’une étincelle, sans plus, de sa
pure bonté. Qui saisirait de lui plus que l’on en saisira jamais, comme il est dit
en cette comparaison, n’en saisirait encore rien à côté de la plus petite partie qui
demeure en lui et qui n’est saisie que de lui-même. Autrement dit, pour mieux
comprendre, celui qui connaîtrait de lui tout ce que l’on en dit, ne connaîtrait
encore rien à côté de la grande connaissance qui demeure en lui hors de la nôtre ;
oui, vraiment, ce que l’on pourrait comparer de la plus petite partie de sa bonté
en en parlant, ce ne serait encore rien envers la grandeur qui est en réalité la
sienne, encore moins qu’une étincelle à côté de lui tout entier.

L’âme : Seigneur Dieu, que fera l’âme qui croit cela de vous ?
Dieu : Elle ne fera rien, mais moi, je ferai mon œuvre en elle sans elle. En effet,
la connaissance de son néant et la confiance en moi l’ont tellement réduite à rien,
qu’elle ne peut rien faire ; si bien que la connaissance de ce néant, envers la
grandeur de ce tout, l’a tout entière excusée et libérée, car il ne lui manque rien,
puisqu’elle ne veut rien.

Chapitre 46. Comment l’âme a connaissance de ce qui la dépasse en ce que,


à son avis, elle ne connaît rien de Dieu à côté de ce qui, en lui, la dépasse

Amour : Maintenant, cette âme en est arrivée et en est venue à connaître ce qui la
dépasse ; oui vraiment, du seul fait qu’elle ne connaît rien de Dieu envers
ce qu’il est tout entier.

Raison : Eh là ! Osera-t-on appeler « rien » quelque chose qui appartient à Dieu


?

L’âme : Oui da ! Et comment donc ! En vérité, ce n’est bien rien, tout ce qui peut
ou pourra nous être donné de lui. Oui, vraiment, à supposer même qu’il nous
donne ce qui est dit plus haut en cet écrit ; car en comparaison, s’il pouvait être
que ce fût vrai, ce ne serait encore rien à côté d’une seule étincelle de sa bonté,
mais elle demeure en sa connaissance et hors de la nôtre.

Oh, oh ! Et que dire de lui tout entier, puisque l’on peut dire tant de bien de ce
qui est moindre que lui ? Oui, très cher et bien-aimé, cela, vous seul le savez, et
il me suffit qu’il en soit ainsi.

Chapitre 47. Comment l’âme en est venue à la connaissance de son néant

Amour : Vous avez donc entendu comment cette âme en est venue à faire
confiance à ce qui la dépasse. Maintenant, je vais vous dire comment elle en
est venue à la connaissance de son néant : c’est en connaissant que ni elle ni
quelqu’un d’autre ne connaît rien de ses horribles péchés et de ses fautes, à côté
de ce qu’il en est dans le savoir de Dieu. Cette âme n’a retenu aucun vouloir,
mais elle en est plutôt venue et arrivée à ne rien vouloir, et en un certain savoir
de ne rien savoir ; et ce rien-savoir et ce rien-vouloir l’ont excusée et libérée.
Cette âme se tient au conseil de l’Evangile disant : « Que ton œil soit simple, et
ainsi tu ne pécheras pas 1. »
Aussi cette âme est-elle paisible en tout ce que Dieu supporte de sa part, car elle
comprend toute chose selon la vérité et reste en un repos paisible quoi que fasse
son prochain. En effet, en tout ce qu’elle ne comprend pas, elle ne porte aucun
jugement, sinon toujours en bien.

Cette âme trouve partout sa paix, car elle la porte continuellement avec elle, si
bien qu’en cette paix tous les lieux lui conviennent, et toutes les choses aussi. Et
elle s’assoit sans bouger sur le trône de Paix qui est dans le livre de la vie2, avec
le témoignage d’une conscience bonne et en la liberté d’une charité parfaite.

Chapitre 48. Comment l’âme n’est pas libre lorsqu’elle désire que la volonté
de Dieu soit faite en elle à son honneur

Amour : Désormais, l’âme ne veut plus rien, puisqu’elle est libre ; en effet, celui-
là n’est pas libre, quoi qu’il veuille, qui veut quelque chose de la
volonté intérieure à lui-même, car il est esclave de lui-même pour autant qu’il
veut que Dieu fasse sa volonté pour son honneur à lui ; celui qui veut cela ne le
veut pas pour seulement accomplir la volonté de Dieu en lui-même et en autrui. A
de telles gens, Dieu a refusé son royaume.

Raison : Mais certainement, c’est ainsi qu’ils feraient.

L’âme : Oui, vraiment, c’est ainsi qu'ils feraient, car ils le doivent sous peine de
perdre le peu du profit qui est le leur 1.

Raison : C’est vrai, Madame, je vous le confesse.

Amour : Ces gens sont mal en paix, quoi qu’ils pensent y être ; et parce qu’ils le
pensent, leur état leur suffit.

L’âme : Ils ne sont pas assez riches pour penser qu’il y ait quelqu’un de plus
grand qu’eux, et cela les empêche de devenir meilleurs, et ainsi en restent-ils à
leurs bons vouloirs.

Amour : Ces gens-là, jamais ils n’ont été rassasiés !

L’âme libérée : Non, certes ; puisque la volonté leur demeure, ils en sont
esclaves. En cette servitude, entre l’âme qui se fie totalement à ces deux
Vertus que sont Raison et Crainte, et à cette volonté tyrannique ; alors que celui-
là seul est libre, que gouvernent Foi et Amour, car ils le tirent hors de toute
servitude, sans craindre les choses redoutables ni désirer aucune des choses les
plus délectables.

Chapitre 49. Comment est noble cette âme qui n’a point de volonté

Amour : Cette âme n’a point de volonté, et pour autant, elle ne se soucie pas que
Dieu fasse ceci ou cela, mais qu’il fasse toujours sa volonté. En effet, cette âme
est libérée et contente : il ne lui faut ni l’enfer, ni le paradis, ni aucune chose
créée ; elle ne veut ni ne veut pas rien qui soit ici nommé.

Sainte-Eglise-la-Petite : Mais, au nom de Dieu, comment cela ?

Amour : Rien, elle ne veut rien. Mais dire cela semble bien étrange à ceux qui
attendent de gros revenus du rendement de l’amour ! Ce n’est pas merveille, mais
alors que personne ne pourrait penser ou croire sans se tromper que cela leur soit
grand dommage, cela leur semble, à eux, étrange.

L’âme : Ces gens-là sont si aveuglés, qu’une chose grande leur semble petite.

Amour : C’est vrai, chère âme, ce que vous dites là ; car autant l’œuvre de Dieu
vaut mieux que l’œuvre d’une créature, autant vaut mieux ce rien-vouloir en Dieu
que le bon vouloir pour Dieu. Mieux : à supposer que, par ce bon vouloir, ces
gens-là puissent faire des miracles et recevoir le martyre chaque jour pour
l’amour de Dieu, il n’y aurait encore pas de comparaison entre les deux, puisque
leur volonté demeure. Et il n’y en aurait toujours pas si, grâce à cette volonté, ils
étaient chaque jour ravis au ciel pour y voir la Trinité, comme il en fut pour
l’apôtre saint Paull.

Chapitre 50. Comment cette âme porte la marque de Dieu, telle la cire celle
d’un sceau

Amour : Cette âme porte la marque de Dieu, et sa véritable empreinte est


maintenue par l’union d’amour ; et à la manière dont la cire prend la forme du
sceau, cette âme prend la marque de ce modèle.

L’âme : En effet, pour beaucoup que Dieu nous aime, comme il l’a montré par ses
œuvres divines et ses souffrances humaines, il ne nous aime pourtant pas malgré
lui ; et s’il mourut pour nous, et pour nous prit chair humaine, ce fut de son plein
gré, au témoignage de sa bonté ; et il me le devait, puisque sa divine volonté le
voulait. Non, il ne nous aima pas malgré lui ! En effet, si tout ce que la Trinité
avait créé en son savoir eût dû en être damné sans fin, Jésus-Christ, Fils de Dieu,
n’aurait pourtant pas dérogé à la vérité pour tous nous sauver.

Malheur à moi ! d’où me vient ce que j’ai dit ? Chacun ne sait-il pas que cela ne
peut pas être ?

Amour : Oui, très chère et bien-aimée, mes bien-aimés le savent, que cela ne peut
pas être.

Dieu le Père : Mais vous, qui êtes ma bien-aimée très chère, vous le dites parce
que telle doit être ma fille aînée, l’héritière de mon royaume, celle qui sait les
secrets du Fils par l’amour du Saint-Esprit qui les a donnés à cette âme 1.
Chapitre 51. Comment cette âme est semblable à la divinité

Amour : Il faut bien que cette âme soit semblable à la divinité, car elle est
transformée en Dieu, ce par quoi est maintenue sa forme véritable qui lui est
octroyée et donnée sans commencement par celui-là seul qui l’a toujours aimée
en sa bonté.

L’âme : Oui, Amour, la sagesse de ce qui est dit m'a réduite à rien, et ce seul
néant m’a plongée en un abîme plus insondable que ce qui est moins que rien. Et
la connaissance de mon néant m’a donné le tout, et le néant de ce tout m’a enlevé
oraison et prière, et je ne prie plus pour rien.

Sainte-Eglise-la-Petite : Et que faites-vous donc, très chère dame et maîtresse?

L’âme : Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la


courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse
bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de
toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en lui,
sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et
je perds ainsi ma liberté. Et si je ne veux rien, si j’ai tout perdu hors de
mon vouloir, il ne me manque rien : libre est ma conduite, et je ne veux rien de
personne.

Amour : O très précieuse Esther1, vous qui avez perdu tout exercice, et dont
l’exercice, par cette perte, est de ne rien faire, oui, vous êtes vraiment très
précieuse ! car, en vérité, cet exercice et cette perte se font dans le néant de votre
bien-aimé, et en ce néant, vous vous pâmez et demeurez morte, alors que
vous vivez, bien-aimée, totalement en son vouloir : c’est là sa chambre, et c’est
là qu’il lui plaît de demeurer.

Chapitre 52. Comment Amour fait l’éloge de cette âme, et comment elle
demeure dans l’abondance et les richesses de l’amour divin

Amour, à cette perle précieuse1 : Soyez la bienvenue, noble dame, au seul franc-
manoir dans lequel personne n’entre s’il n’est de votre lignage et sans bâtardise.

[Aux auditeurs1 :] Cette âme est entrée dans l’abondance et les richesses de
l’amour divin ; non pas qu’elle y ait atteint par connaissance divine, car il ne
peut se faire qu’un entendement, aussi illuminé soit-il, puisse rien atteindre des
richesses de l’amour divin, mais l’amour de cette âme est si uni aux richesses de
l’excellence de cet excès d’amour divin — ce n’est pas l’entendement d’amour,
mais son excès d’amour qui y atteint —, qu’elle se trouve ornée des ornements
de cet excès de paix en lequel elle vit, elle dure, elle est, elle fut et sera sans son
être propre3. En effet, tout comme le fer revêt le feu et perd son aspect parce que
le feu qui le transforme en lui est plus fort que lui4, cette âme revêt ce qui, ici, la
dépasse ; elle est nourrie et transformée en lui du fait de son amour pour lui, sans
tenir compte de ce qui ne la dépasse pas ; bien plutôt, elle demeure et est
transformée en ce qui la dépasse de cet excès d’éternelle paix, sans qu’on la
trouve nulle part : elle aime en la douce contrée de l’excès de paix, si bien qu’il
n’est rien qui puisse aider ou importuner ceux qui l’aiment, ni créature, ni chose
donnée, ni rien que Dieu promette.

Raison : Qu’est-ce donc que cela ?

Amour : C’est ce qui jamais ne fut donné, ni ne l’est, ni ne le sera, qui l’a mise à
nu et réduite à rien, sans qu’elle se soucie de chose qui soit, ni ne veuille être
aidée ou épargnée par sa puissance, sa sagesse ou sa bonté.

L’âme, parlant de son bien-aimé : Il est, cela ne lui fait pas défaut ; et moi je ne
suis pas, si bien que cela ne me fait pas non plus défaut 5 et qu’il m’a donné la
paix ; et je ne vis que de la paix qui est née de ses dons en mon âme, sans pensée
; et ainsi ne puis-je rien si cela ne m’est donné : c’est là mon tout et ce que j’ai
de meilleur. Et cet état fait posséder un seul

amour, un seul vouloir et une seule opération en deux natures : tel est le pouvoir
de l’anéantissement de l’unité de la justice divine.

[Amour, aux auditeurs6 :] Cette âme laisse les morts ensevelir les morts7 et les
égarés agir selon les Vertus, et elle se repose de ce qui ne la dépasse pas en
ce qui la dépasse, tout en se servant de toutes choses. Ce qui la dépasse lui
montre son néant à nu et sans fard, et cette nudité lui montre le Tout-Puissant
par la bonté de la justice divine. Ces considérations la rendent profonde, large,
haute et assurée, car elles la mettent, tant qu’elles la tiennent, continuellement à
nu, à la fois tout et rien.

Chapitre 53. Comment Raison demande explication de ce qui est dit plus
haut

Raison : Ame très chère, abîmée au fond sans fond de l’humilité tout entière !
Pierre très précieuse, vous que Vérité porte sur sa plaine1 ! Vous l’unique
souveraine, mais non sur ceux de votre domaine, je vous en prie : dites-nous ce
que signifient ces mots couverts dont Fin Amour se sert !

L’âme : Raison, si quelqu’un vous le disait et que vous l’entendiez, vous ne


comprendriez pourtant pas. Aussi vos questions ont-elles déshonoré et gâté
ce livre, car il y a des gens qui l’auraient compris en quelques mots, alors
qu’elles l’ont allongé à cause des réponses dont vous avez besoin, vous et ceux
que vous avez nourris et qui avancent au train d’un escargot. En effet, vous l’avez
ouvert à ceux de votre maison, et ils vont au train d’un escargot !

Amour : Ouvert ? Oui, vraiment, en ce que Raison et tous ceux qui sont à son
école ne peuvent protester que cela ne leur semble bien dit, quelque
compréhension qu’ils en aient.

L’âme : C’est vrai, car celui-là seul le comprend,

qui maîtrise Fin Amour ; aussi faut-il qu’il soit mort de toute mort mortelle2,
celui qui le comprend avec finesse, car nul ne goûte à cette vie s’il n’est mort de
toute mort3.

Chapitre 54. Raison demande de combien de morts il faut que l’âme


meure avant que l’on comprenne ce livre

Raison : Eh bien ! trésorier d’Amour, dites-nous de combien de sortes de morts


il vous a fallu mourir, avant que vous compreniez ce livre avec finesse.

L’âme : Demandez-le à Amour, car il en sait la vérité.

Raison : Eh bien ! sire Amour, Dieu merci ! dites-le-nous, et non seulement pour
moi et pour ceux que j’ai nourris, mais aussi pour ceux qui ont pris congé de moi
et à qui ce livre apportera, s’il plaît à Dieu, la lumière.

Amour : Raison, ceux qui ont pris congé de vous feront encore quelque chose de
votre nourriture quant aux deux morts dont cette âme est morte et bien morte1 ;
mais la troisième mort dont elle est morte, nul vivant ne la comprend, sinon celui
qui se tient sur la montagne 3.

Raison : Au nom de Dieu, dites-nous donc qui sont les gens de la montagne !

Amour : Ce sont ceux qui n’ont sur terre ni honte, ni honneur, ni crainte de quoi
que ce soit qui leur advienne.

Raison : Mon Dieu ! sire Amour, au nom de Dieu, répondez à nos questions avant
d’aller plus avant! Car je crains et je m’effraie d’écouter la vie de cette âme.

Chapitre 55. Comment Amour répond aux questions de Raison

Amour : Raison, ceux qui vivent comme le dit ce livre (ceux qui ont atteint l’état
propre à cette vie) le comprennent rapidement sans qu’il faille jamais
en expliquer le sens caché. Mais je vais vous expliquer quelque chose de vos
questions ; maintenant, comprenez :

Il y a deux sortes de personnes qui mènent une vie de perfection selon les œuvres
de la vertu en affection spirituelle.

Les uns1 sont ceux qui mortifient totalement leur corps en faisant les œuvres de la
charité ; mais ils se complaisent tant en leurs œuvres, qu’ils n’ont
pas connaissance qu’il y ait un état meilleur que celui des œuvres de la vertu et
de la mort du martyr, que le désir d’y persévérer à l’aide d’une oraison pleine
de prières et que l’abondance de la bonne volonté ; et, toujours en raison de la
constance qu’ils y mettent, ils pensent que c’est là le meilleur de tous les états
qui puissent être2. Ces gens-là sont heureux, mais ils périssent en leurs œuvres du
fait de la suffisance qu’ils mettent en leur état. Ils sont appelés rois, mais c’est au
pays où tout le monde est borgne ; et à coup sûr, ceux qui ont deux yeux les
tiennent pour esclaves.

L’âme : Oui, esclaves, ils le sont vraiment, mais ils ne le savent pas. Ils
ressemblent à la chouette qui pense qu’il n’y a pas de plus bel oiseau au bois
que ses chouetteaux ! Comme elle, ceux qui vivent en perpétuel désir pensent et
croient qu’il n’y a pas d’état meilleur que celui de désirer, état où ils demeurent
et veulent demeurer ; et ils périssent en chemin parce qu’ils mettent leur
satisfaction en ce que leur donnent désir et volonté.
Chapitre 56. Comment les Vertus se plaignent d’Amour qui leur porte si peu
d’honneur

Les Vertus : Hélas, mon Dieu ! sire Amour, qui donc nous portera honneur,
puisque vous dites que périssent ceux qui vivent entièrement sous notre conseil ?
En vérité, si quelqu’un d’autre nous le disait, nous le tiendrions pour un bougre1
et un mauvais chrétien ! Car nous ne pouvons comprendre que personne puisse
périr en suivant entièrement notre enseignement, en l’ardeur du désir qui donne la
vraie façon de sentir Jésus-Christ ; et pourtant, nous croyons parfaitement et sans
l’ombre d’un doute, sire Amour, tout ce que vous dites.

Amour : C’est vrai ; mais comprendre cela, voilà qui est d’un maître, car là se
trouve le grain de l’aliment divin.

Les Vertus : Nous le croyons, Amour, mais ce n’est pas grâce à notre office que
nous le comprenons. Cependant, nous sommes bien quittes, si nous vous
en croyons, quelle que soit la compréhension que nous en ayons, car nous
sommes faites par vous pour servir de telles âmes.

L’âme, aux Vertus : Ma foi, voilà qui est bien dit, l'on doit bien vous en croire !
Et c’est pourquoi je déclare ceci à tous ceux qui entendront ce livre : qui sert
longuement un pauvre seigneur, pauvre salaire en attend, et petite solde ! Or, il en
est ainsi que les Vertus ont bien reconnu et aperçu — que ceux qui ont des
oreilles entendent ! — qu’elles ne comprennent pas l’état de Fin Amour. Aussi,
je dis ceci : comment les Vertus apprendront-elles à leurs sujets ce qu’elles n’ont
pas ni n’auront jamais ? Alors, celui qui veut comprendre et apprendre comment
périssent ceux qui demeurent dans les Vertus, qu’il le demande à Amour, je veux
dire à cet Amour-là qui est maître de Connaissance, et non pas à l’amour qui en
est fils, car il n’en sait rien ; mieux encore : qu’on le demande à l’Amour qui est
père de Connaissance et de Lumière divine, car il en sait tout, en raison de ce
qui, en ce tout, dépasse cette âme ; et elle s’y arrête et elle y demeure, si bien
qu’elle ne peut faire que dans ce tout son séjour2.

Chapitre 57. De ceux qui sont en l’état des égarés, et comment ils sont
esclaves et marchands1

Amour: Vous savez désormais quelles personnes ont péri, en quoi, de quoi et
pourquoi. Maintenant, nous allons vous dire aussi qui sont les égarés, eux qui
sont esclaves et marchands ; toutefois, ils agissent plus sagement que ceux qui ont
péri.

L’âme : Eh bien ! sire Amour, vous qui rendez toute chose légère, dites-nous, par
Amour, pourquoi ils demeurent dans les vertus autant que ceux qui ont péri, et
pourquoi ils les servent, eux qui sentent et désirent en l’ardeur du tranchant de
l’opération de l’esprit. Ceux qui ont péri font cela autant que les égarés ; où donc
est la chose meilleure qui vous fait faire leur éloge plus que celui de ceux qui ont
péri ?

Amour: Où est-elle ? En bien des endroits, car c’est là tout ce qu’il y a de bon
pour venir à l’état dont ceux qui ont péri ne peuvent plus recevoir aucun secours.

L’âme libérée : Eh bien ! Amour de divin Amour, je vous prie de nous dire
pourquoi ces égarés sont sages, comparés à ceux qui ont péri, alors que
leur exercice est le même, excepté en cette sagesse pour laquelle vous les
appréciez plus que les autres.

Amour : C’est parce qu’ils tiennent qu’il y a un état meilleur que le leur ; aussi
connaissent-ils bien qu’ils n’ont pas connaissance de ce meilleur état auquel ils
croient. Et le fait d’y croire leur donne si peu de connaissance et de satisfaction
en leur état, qu’ils se tiennent pour mauvais et égarés. Et certes, ils sont bien tels,
à côté de la liberté de ceux qui sont en cet état meilleur et qui jamais ne se
meuvent. Et parce qu’ils tiennent et savent en vérité qu’ils sont égarés, ils
demandent souvent leur chemin avec ardent désir, à celle qui le sait, c’est-à-dire
à demoiselle Connaissance, illuminée par la grâce divine. Et leurs questions
apitoient cette demoiselle — ceux qui ont été égarés le savent bien —, et c’est
pourquoi elle leur enseigne le droit chemin royal par le pays du rien-vouloir.
Cette direction est la bonne : celui qui la prend sait si je dis vrai, et ils le savent
aussi, ces gens égarés et qui se tiennent pour mauvais ; en effet, s’ils sont égarés,
ils peuvent venir à l’état des personnes libres dont nous parlons, grâce à
l’enseignement de cette lumière divine, à qui cette âme d’humble condition et
égarée demande son chemin et sa direction.

Raison : D'humble condition ? Oui vraiment, et plus qu’humble !

Le Saint-Esprit ajoute : C’est vrai pour autant et aussi longtemps qu’elle posera
des questions à Connaissance et à Amour, et qu’elle tiendra compte de choses qui
ne peuvent être ni en amour, ni en connaissance, ni en louange ; car personne de
sage ne prie sans raison ni ne se soucie de ce qui ne peut pas être. Et c’est
pourquoi l’on peut bien dire que celui-là est d’humble et pauvre condition, qui
beaucoup demande, ou même qui ne demande pas grand-chose. En effet, tout
autre état, quel qu’il soit, que l’état souverain de rien-vouloir en lequel se
tiennent sans bouger ceux qui sont libres, n’est qu’un jeu de pelote et un jeu
d’enfant, comparé à lui ; en effet, celui qui est libre en l’état qui lui appartient, ne
pourrait ni refuser, ni vouloir, ni promettre rien à cause de ce que l’on pourrait
lui donner, mais il voudrait donner tout à cause de la loyauté qu’il veut garder.

Chapitre 58. Comment les âmes anéanties sont au cinquième état1 avec leur
Bien-Aimé

Raison : Au nom de Dieu, mais que peuvent donc donner des âmes anéanties à ce
point ?

Amour: Ce qu’elles peuvent donner? Mais tout ce dont Dieu dispose ! L’âme qui
est ainsi n’a point péri ni n’est égarée, elle est plutôt dans les transports
du cinquième état avec son amant. Là, elle ne fait point défaut, si bien qu’elle est
souvent ravie au sixième état ; mais cela lui dure peu, car c'est une ouverture qui
arrive comme un éclair : elle se referme tout de suite et l’on ne peut y demeurer
longtemps ; et jamais on n’a rencontré un maître 2 qui sût en parler.

Par la paix de son opération, le ravissement qui déborde de cette ouverture après
qu’elle se soit refermée, rend l’âme si libre, si noble et si désencombrée de toute
chose — aussi longtemps que dure la paix donnée en cette ouverture —, que
celui qui se maintiendrait en liberté après cette aventure se trouverait au
cinquième état sans retomber dans le quatrième ; en effet, au quatrième, on a de
la volonté, alors qu’au cinquième on n’en a point. Et parce qu’il n’y a pas de
volonté au cinquième état dont parle ce livre — état où l’âme demeure après
l’opération de Loin-Près 3 qui la ravit, et que nous appelons un éclair semblable
à une ouverture tout de suite refermée —, personne ne pourrait croire quelle
extrémité de paix 4 reçoit cette âme, sinon elle-même.

[Aux auditeurs :] Pour l’amour de Dieu, comprenez cela divinement, auditeurs


de ce livre. Ce Loin-Près, que nous appelons un éclair semblable à une ouverture
tout de suite refermée, prend l’âme au cinquième état et la porte au sixième tant
que son opération s’exerce, si bien qu’il y a là un nouvel état ; mais ce sixième
état lui dure peu, car elle est reportée au cinquième. Et ce n’est pas merveille,
car l’opération de cet éclair, autant qu’elle dure, n’est pas autre chose que
l’apparition de la gloire de l’âme5. Cela ne reste pas longtemps en une créature,
mais seulement le temps de se faire. Et ce don est noble en ce qu’il produit son
œuvre en l’âme avant qu’elle ne lui apparaisse et qu’elle s’en aperçoive. Mais la
paix produite par mon opération et qui demeure en l’âme autant que je l’y
produis, elle est si délicieuse que Vérité l’appelle « nourriture glorieuse » ; et
nul ne peut en être nourri s’il demeure en désir. Les gens qui éprouvent cela
gouverneraient un pays s’il en était besoin, mais tout s’y ferait sans eux-mêmes.

Chapitre 59. De quoi vécut cette âme ; comment et quand elle est sans elle-
même 1

Amour : Au commencement, cette âme vécut en vie de grâce, grâce née de la mort
au péché. Ensuite, elle vécut en vie spirituelle, vie née de la mort à la nature ; et
maintenant, elle vit en vie divine, vie née de la mort à l’esprit. Cette âme, vivant
en vie divine, est perpétuellement sans elle-même.

Raison : Au nom de Dieu, et quand donc cette âme est-elle sans elle-même ?

Amour : Lorsqu’elle est à elle-même.

Raison : Et quand est-elle à elle-même ?

Amour : Lorsqu’elle n’est nulle part de son propre gré, ni en Dieu, ni en elle-
même, ni en son prochain, mais en l’anéantissement que cet éclair opère en elle à
l’approche de son opération. Cette opération est si précieusement noble que, pas
plus que l’on ne peut parler de l’ouverture d’un seul mouvement de gloire que
donne l’aimable éclair, il n’y a point d’âme pour parler du refermement précieux
qui la fait s’oublier en anéantissant la connaissance que cet anéantissement donne
de lui-même2.

L’âme : Mon Dieu ! Quel grand seigneur, que celui qui pourrait comprendre le
profit d’un seul mouvement d’un tel anéantissement !

Amour : Oui, en vérité.


L’âme, aux auditeurs de ce livre : En ce que l’on vient de dire, vous avez
entendu des mots de haute élévation ! Aussi, ne vous en déplaise, je vais
maintenant parler d’humbles choses ; il me faut le faire si je veux accomplir
l’entreprise que j’ai projetée, non pas pour ceux qui en sont là, mais pour ceux
qui n’y sont pas encore et qui y seront un jour, même s’ils doivent en être privés
aussi longtemps qu’ils restent avec eux-mêmes 3.

Chapitre 60. Comment il faut mourir de trois morts avant de venir à la vie
libre et anéantie

Amour : Vous nous avez demandé, Raison, de combien de morts il faut mourir
avant que de venir à cette vie. Je vous réponds ceci : avant que l’âme puisse
naître à cette vie, il lui faut mourir entièrement de trois morts. La première est la
mort au péché, comme vous l’avez entendu ; l’âme doit y mourir entièrement, de
telle manière qu’il ne demeure en elle ni couleur, ni saveur, ni odeur d’aucune
chose que Dieu défende en la Loi. Ceux qui meurent ainsi vivent en vie de grâce,
et il leur suffit de se garder de faire ce que Dieu défend et de pouvoir faire ce
que Dieu commande.

[Aux âmes anéanties :] Oui, très noble gent, vous qui êtes anéantie et élevée en
grand étonnement et admiration par la conjonction qu’opère l’union de Divin
Amour, ne vous déplaise si je touche certaines choses pour les personnes
d’humble condition, car je vais bientôt parler de votre état. En attendant,
mettre blanc et noir ensemble fait mieux voir ces deux couleurs l’une par l’autre,
que chacune par elle-même.

[Aux disciples de Raison :] Maintenant, vous qui êtes élus et appelés à cet état
souverain, comprenez et hâtez-vous, car la route est bien grande et le chemin est
long entre le premier état de grâce et le dernier état de gloire que donne
l’aimable Loin-Près. Si je vous demande de comprendre et de vous hâter,
c’est que comprendre cela est à la fois difficile, subtil et très noble ; les sanguins
y sont aidés par la nature, mais sans la hâte du vouloir tranchant de l’ardeur
du désir de l’esprit qu’elle donne aux colériques1. Si bien que lorsque ces deux
natures sont réunies, à savoir la nature et l’ardeur du désir de l’esprit, c’est un
très grand avantage, car les personnes de cette sorte adhèrent et s’attachent alors
si fort à ce qu’elles entreprennent, qu’elles sont tout entières là où elles
s’appliquent, par la force du désir et de la nature ; et lorsque ces deux natures
s’accordent à la troisième qui, par justice, doit se joindre à elles pour
toujours (c’est-à-dire à l’abîme de gloire qui, par justice, les attire naturellement
en sa nature), cet accord est d’une noblesse raffinée. Et pour mieux connaître
cela, je pose la question suivante : quelle est la chose la plus noble, l’abîme qui
attire l’âme et l’embellit de la beauté de sa nature, ou l’âme qui est unie à cette
gloire ?

L’âme [aux auditeurs2 :] Je ne sais si cela vous ennuie, mais je ne puis faire
mieux. Excusez-moi, mais Jalousie d’Amour et Œuvre de Charité, dont
j’étais encombrée, ont fait faire ce livre afin que vous veniez à cela sans retard,
au moins quant à la volonté, si vous l’avez encore. Et si vous êtes déjà
désencombrés de toutes choses, si vous êtes des gens sans volonté et menant une
vie qui soit au-dessus de votre entendement, elle l’a fait faire afin qu’au moins
vous en disiez le sens caché.

Chapitre 61. Où Amour parle des sept états de l’âme 1

Amour : J’ai dit qu’il y a sept états de l’âme, plus difficiles à comprendre les uns
que les autres et sans comparaison entre eux ; car ce que l’on pourrait dire d’une
goutte d’eau à côté de la mer tout entière en son immensité, on pourrait le dire du
premier état de grâce à côté du second, et ainsi de suite pour les autres, sans
comparaison entre eux. Cependant, parmi les quatre premiers, il n’y en a pas de
si grand que l’âme n’y vive en très grand esclavage ; mais le cinquième est en la
liberté de la charité2, car il est désencombré de toutes choses ; et le sixième est
glorieux, car l’ouverture du doux mouvement de gloire que donne l’aimable
Loin-Près n’est pas autre chose qu’une apparition que Dieu veut que l’âme ait de
sa propre gloire qu’elle possédera sans fin. Et c’est pourquoi il lui montre par sa
bonté dans le sixième état ce qui appartient au septième ; cette
manifestation provient du septième état et procure le sixième, mais elle est
donnée si vite, que celle-là même à qui c’est donné n’aperçoit aucunement le don
qui lui est fait.

L’âme: Qu’y a-t-il là de merveilleux? Si je m’en apercevais avant que ce don ne


me soit fait, je serais en moi-même, par la bonté divine, ce que le donné est et
qu’elle me donnera sans fin lorsque mon corps aura laissé mon âme.

L’Epoux de cette âme : Cela ne tient pas à elle : par mon Loin-Près, je vous en ai
fait parvenir un acompte. Mais certains me demandent qui est ce Loin-Près,
et quelles sont ses œuvres et ses opérations lorsqu’il montre sa gloire à l’âme ;
c’est qu’en effet, on n’en peut rien dire, sinon que le Loin-Près est la
Trinité même, et cette manifestation qu’elle opère pour l’âme, nous la nommons «
mouvement », non pas que l’âme ou la Trinité se meuvent, mais parce que la
Trinité opère pour cette âme la manifestation de sa gloire. De cela, nul ne peut
parler, sinon la divinité elle-même ; car l’âme à qui ce Loin-Près se donne a
si grande connaissance de Dieu, de soi et de toutes choses, qu’elle voit en Dieu
même, par connaissance divine, que la lumière de cette connaissance-là lui ôte la
connaissance d’elle-même, de Dieu et de toutes choses.

L’âme : C’est vrai, il n’y a rien d’autre à dire. Et pour autant, si Dieu veut que
j’aie cette grande connaissance, qu’il me l’enlève et m’empêche de le connaître,
car autrement, je n’en aurais aucune connaissance. Et s’il veut que je me
connaisse, qu’il m’enlève aussi la connaissance de moi-même, car autrement, je
ne puis point l’avoir non plus.

Amour : Madame, ce que vous dites est vrai : mais il n’y a rien de plus sûr à
connaître ni de plus profitable à posséder, que cette œuvre-là.

Chapitre 62. De ceux qui sont morts au péché mortel et nés à la vie de grâce 1

Amour: Maintenant, Raison, comprenez: j’en reviens à notre matière pour les
personnes d’humble condition. Ces gens dont nous avons parlé, qui sont morts au
péché mortel et nés à la vie de grâce, ils n’éprouvent aucun reproche ni remords
de conscience du seul moment qu’ils s’acquittent envers Dieu de ce qu’il
commande. Ils veulent bien des honneurs et sont désolés si on les méprise, mais
ils se gardent de la vaine gloire et de l’impatience qui mène à la mort du péché.
Ils aiment les richesses et sont tristes lorsqu’ils sont pauvres — et s’ils sont
riches, perdre quelque chose les rend tristes —, mais toujours ils se gardent de la
mort du péché, et ne veulent point aimer leurs richesses contre la volonté de
Dieu, ni en perte ni en gain. Et ils aiment être à l’aise et se reposer à leur bon
plaisir, mais ils se gardent du désordre. Ces gens-là sont morts au péché mortel
et nés à la vie de grâce.

L’âme : Ma foi ! Ces gens-là, leur condition est bien humble sur terre et encore
plus humble au ciel ! Et c’est de façon bien peu courtoise qu’ils se sauvent !

Raison : Holà ! Madame, attention à ce que vous dites ! Nous n’oserions dire de
personne qu’il soit d’humble condition alors qu’il verra Dieu sans fin !
Amour : En vérité, on ne pourrait décrire leur mesquinerie, à côté de la noblesse
de ceux qui meurent de la mort à la nature et vivent de la vie selon l’esprit.

Raison : Je le crois bien ; c’est là ce qu’ils font, et s’ils disaient autre chose, ils
mentiraient ; et pour autant, ils ne veulent rien faire pour cette noblesse2. Ils me
disent bien à moi, Raison, qu’ils n’y sont pas tenus s’ils ne le veulent pas, car
Dieu ne le leur a pas commandé : il le leur a bien conseillé, pas davantage.

L’âme : Ils disent vrai, mais ils sont peu courtois !

Désir : Ma foi, oui ! Ils sont bien peu courtois ! Us ont oublié qu’il n’aurait pas
suffi à Jésus-Christ de faire pour eux moins que tout ce que l’humanité
peut supporter jusqu’à la mort.

Chapitre 63. Comment Amour traite de vilains ceux à qui il suffit d’être
sauvés

L’âme : Oui, très cher Jésus-Christ, ne vous souciez pas de ces gens-là ! Ils
cherchent tellement leur propre intérêt, qu’ils vous oublient, dans la grossièreté
où ils mettent leur satisfaction.

Amour : Ma foi, c’est là grande vilenie !

L’âme : Ce sont là façons de marchands, de ceux que dans le monde on traite de


« vilains », car ils le sont. En effet, jamais un gentilhomme ne saurait se mêler de
marchandage ni chercher son propre intérêt. Mais je vais vous dire en quoi je
vais me reposer de ces gens-là : sire Amour, c’est en ce qu’ils sont mis hors de
la cour de vos secrets, comme un vilain le serait de la cour d’un gentilhomme
lors d’un jugement entre pairs, car là, il ne peut y avoir personne qui ne soit de
haut lignage, au moins lorsqu’il s’agit de la cour d’un roi. Et en cela, je retrouve
la paix, car eux aussi sont mis hors de la cour de vos secrets, alors que les autres
y sont appelés, ceux qui jamais n’oublieront les œuvres de votre douce
courtoisie, c’est-à-dire les mépris, les pauvretés et les tourments insupportables
que vous avez supportés pour nous: eux n’oublieront jamais les dons de votre
souffrance ; bien plutôt, elle leur est toujours un miroir et un modèle.

Amour : A ces gens-ci, toute chose nécessaire est octroyée, car Jésus-Christ l’a
promis en l’Evangile 1. Ils se sauvent infiniment plus courtoisement que ne le font
les autres ; et pourtant, ce sont encore des gens d’humble condition, si humble,
même, qu’on ne pourrait le dire, à côté de la noblesse de ceux qui sont morts à la
vie selon l’esprit.

Chapitre 64. Où l’on parle des âmes mortes à la vie selon l’esprit

Amour : De cette vie, nul ne goûte s’il n’est mort de cette mort-là.

Vérité : Cette mort emporte la fleur de l’amour de la divinité. Il n’y a aucun


intermédiaire entre ces âmes et la divinité ; et elles n’en veulent pas non
plus. Elles ne peuvent supporter le souvenir d’aucun amour humain ni le vouloir
des façons divines de sentir, à cause du pur amour divin qu’elles portent à
Amour. Cette seule possession d’Amour leur donne la fleur de l’effervescence
d’amour, au témoignage d’Amour lui-même.

Amour1 : C’est vrai. L’amour dont nous parlons, c’est l’union des amants, c’est
un feu embrasé qui brûle sans s’essouffler.

Chapitre 65. Où l'on parle de ceux qui siègent sur la haute montagne, au-
dessus des vents 1

Amour : Voilà, Raison ; vous avez entendu quelque chose des trois morts d’où
l’on vient à ces trois vies. Maintenant, je vais vous dire qui siège sur
la montagne, au-dessus des vents et des pluies : ce sont ceux qui n’ont sur terre ni
honte, ni honneur, ni crainte de quoi que ce soit qui advienne. Ces gens-là sont en
sûreté, si bien que leurs portes restent ouvertes sans que personne puisse les
importuner et sans que l’œuvre de la charité ose pénétrer : ce sont eux qui siègent
sur la montagne, et personne d’autre.

Raison : Au nom de Dieu, sire Amour, dites-nous ce que va devenir Pudeur, la


plus belle des filles d’Humilité ; et Crainte, aussi, qui a fait tant de bien à cette
âme et lui a rendu tant de beaux services ; et ce que je vais moi-même devenir,
moi qui n’ai pas dormi tant qu’elles ont eu besoin de moi ! Hélas ! Serons-nous
donc mises à la porte de son logis parce qu’elle en est devenue maîtresse ?

Amour : Non point ; vous resterez au contraire toutes trois de sa maison, et vous
serez trois gardiennes à sa porte, pour que si quelqu’un voulait pénétrer en son
hôtel et qui fût contre Amour, chacune de vous se réveille ; mais ne vous y
montrez pour aucun autre office que celui de portière, car la chose tournerait à
votre confusion ; d’ailleurs, vous ne seriez écoutées qu’à ce titre et à lui seul, et
encore, à supposer que cette âme tombe si bas, qu’il y en ait besoin ou nécessité.
En effet, cette créature est plutôt vêtue de la vie divine dont nous avons parlé,
qu’elle ne l’est de l’esprit mis en son propre corps lors de sa création. Aussi son
corps est-il plutôt vêtu de son esprit, que son esprit ne l’est de son corps, car
la grossièreté du corps est ôtée et diminuée par l’opération divine ; si bien que
cette âme est plutôt en la douce contrée du rien-connu, là où elle aime, que dans
son propre corps auquel elle donne vie2 : tel est le pouvoir de la liberté
d’Amour.

Chapitre 66. Comment l’âme se réjouit d’avoir pris congé de Raison et des
autres Vertus

Sainte-Eglise-la-Petite : Eh bien ! cher et divin Amour...

L’âme : Oui, vraiment elle est petite ! car elle n’attendra guère pour venir à sa
fin1, ce dont elle aura grande liesse.

Raison : Toutefois, dites-moi donc de quoi vous vous êtes le plus réjouie en
vous-même.

L’âme : Sire Amour va le dire pour moi.

Amour : C’est d’avoir pris congé de vous et des œuvres des Vertus ! Car lorsque
cette âme fut investie 1 d’amour, elle prit leçon à votre école en désirant les
œuvres des Vertus. Mais elle est maintenant si avancée et élevée en la leçon
divine, qu’elle commence à lire là où vous, vous finissez ; et cette leçon n’est
pas mise en écrit par la main de l’homme, mais par le Saint-Esprit qui l’écrit
merveilleusement, et l’âme en est le parchemin précieux : c’est en elle que se
tient l’école divine, à bouche close, et la sagesse humaine ne peut la mettre en
paroles.

Chapitre 67. Où l’on parle du pays où cette âme demeure, et de la Trinité

Raison : Eh bien, Amour, je vous prierais de me dire encore quelque chose du


pays où cette âme demeure.

Amour : Je vous dis que celui qui est là où se trouve cette âme, est de lui-même,
en lui-même et par lui-même, sans rien recevoir de personne, sinon de lui-même
seulement. Or, cette âme est en lui, de lui et pour lui, sans rien recevoir de
personne, si ce n’est de lui seulement.

Vérité : Elle est donc en Dieu le Père, car nous croyons qu’il n’y a aucune
personne en la Trinité qui n’ait rien reçu d’une autre que la sienne, sinon celle du
Père seulement.

Amour : C’est vrai, car Dieu le Père possède la puissance divine de lui-même,
sans la recevoir de personne ; en effet, ce qu’il possède émane de sa puissance
divine, et il donne à son Fils cela même qu’il possède de lui-même, et le Fils le
reçoit du Père, si bien que le Fils naît du Père et lui est égal. Quant au Saint-
Esprit, il est du Père et du Fils, une personne en la Trinité ; non pas naît, mais
est, car une chose est que le Fils naisse du Père, autre chose que le Saint-Esprit
soit et du Père, et du Fils2.

Chapitre 68. Comment cette âme est unie à la Trinité par opération divine, et
comment elle traite d'ânes ceux qui vivent du conseil de Raison

Amour : Cette âme est tout entière fondue, liquéfiée et absorbée en la haute
Trinité, jointe et unie à elle ; et elle ne peut rien vouloir d’autre que la volonté
divine, par l’opération divine de la Trinité tout entière. Une clarté, une lumière
ravissante s’unit à elle et la presse au plus près, et pour autant elle parle ainsi :

L’âme : O gent mesquine, rude et inconvenante !

Raison : A qui parlez-vous?

L’âme : A tous ceux qui vivent de votre conseil, qui sont si bêtes et si ânes qu’il
me faut dissimuler mon langage du fait de leur grossièreté, et non le parler, de
peur qu’ils ne trouvent la mort en l’état de vie, là où je suis en paix sans en
bouger ; à tous ceux-là, du fait de leur grossièreté, je dis qu’il me faut taire et
dissimuler mon langage, celui que j’ai appris en secret à la cour secrète du doux
pays ; en ce pays courtoisie est loi, amour est mesure, et bonté, nourriture ; la
douceur m’en attire, la beauté m’en plaît, la bonté m’en repaît ; que puis-je donc
désormais, puisque je vis en paix?
Chapitre 69. Où l’âme dit que l’exercice des Vertus n’est qu’inquiétude et
travail

Raison : Au nom de Dieu, très douce fleur sans tache, que vous semble de notre
exercice ?

L’âme : Il me semble que c’est un travail plein de soucis ! Néanmoins, c’est dans
ces soucis que l’on gagne son pain et sa subsistance par son labeur ; et Jésus-
Christ l’ennoblit par son propre corps, lui qui voyait l’animalité de ceux qui se
sauveraient en ce travail et qui avaient besoin d’en être assurés : Jésus-Christ,
qui ne voulait pas les perdre, le leur a lui-même garanti par sa mort, par ses
Evangiles et par ses Ecritures, là où les gens de labeur cherchent le droit chemin.

Raison : Et vous, où cherchez-vous le droit chemin, notre très chère dame, vous
qui faites et prenez votre labeur non pas en cette inquiétude, mais par la foi dont
vous recevez ces dons ?

L’âme : Non vraiment, je suis quitte de cela ! Ce que j’ai de meilleur est ailleurs
et en est si éloigné, qu’on ne pourrait l’y comparer : le terme en est en Dieu qui
n’est point dans le temps, alors que moi j’y suis pour l’atteindre par lui ; car ce
que j’ai de meilleur, c’est que je sois établie en mon néant.

Maintenant, Raison, vous nous demandez où nous trouvons le droit chemin ; je


vous dis que c’est auprès de celui-là seul qui est si fort, qu’il ne peut
jamais mourir, et dont la doctrine n’est pas écrite, que ce soit par des œuvres
exemplaires ou par la doctrine des hommes, car le don qu’il fait ne peut être
donné sous une forme limitée Il sait depuis toujours que je lui fais confiance sans
témoin : y a-t-il plus grande vilenie que de vouloir des témoins en amour?
Non, certes, me semble-t-il ; puisque Amour en est témoin, c’est assez pour moi :
si j’en voulais davantage, je ne lui ferais pas confiance.

Raison : Oui, Madame, mais vous avez deux lois, à savoir la vôtre et la nôtre : la
nôtre pour croire, et la vôtre pour aimer. Pour autant, veuillez nous dire pourquoi
vous avez traité de « bêtes » et d’« ânes » ceux que nous nourrissons !

L’âme : Ces gens que je traite d’ânes, ils cherchent Dieu dans les créatures, dans
les monastères par des prières, dans les paradis créés, les paroles humaines et
les Ecritures. A coup sûr, Benjamin n’est pas né chez ces gens, car Rachel vit en
eux2 ; alors que Rachel doit mourir à la naissance de Benjamin, et jusqu’à ce que
Rachel soit morte, Benjamin ne peut pas naître. Il semble aux novices que les
gens qui cherchent Dieu ainsi par les montagnes et les vallées, prétendent qu’il
soit soumis à ses sacrements et à ses œuvres. Las ! Quelle pitié que tous leurs
maux, et que tous ceux qu’ils auront aussi longtemps qu’ils en resteront à cette
façon de faire et à cet exercice ! Alors qu’ils passent du bon temps et qu’ils
profitent, ceux qui adorent Dieu non seulement dans les temples et dans les
monastères, mais en tous lieux et par union à la volonté divine3 !

Raison : Oui, mais vous qui êtes si bien née, dites-nous, au nom de Dieu : où le
cherchez-vous, et où le trouvez-vous ?

L’âme : Je le trouve partout, et c’est là qu’il est. Il est une seule divinité, un seul
Dieu en trois personnes, et ce Dieu est tout entier partout : c’est là que je le
trouve.

Chapitre 70. Comment cette âme est ce qu’elle est par la grâce de Dieu1

Raison : Maintenant, notre chère dame, dites-nous un peu qui vous êtes, pour
nous parler ainsi.

L’âme : Je suis ce que je suis par la grâce de Dieu. Je suis donc seulement ce que
Dieu est en moi et rien d’autre ; et Dieu aussi est cela même qu’il est en moi. En
effet, rien n’est rien, et ce qui est, est ; et donc, je ne suis, si je suis, que ce que
Dieu est, et personne n’est, sinon Dieu ; et c’est pourquoi je ne trouve que Dieu,
où que je pénètre, car rien n’est, sinon lui, à dire vrai.
2 Cetteâme aime en vérité, c’est-à-dire en la divinité, mais Vérité aime en celui
dont cette âme tient l’être ; ainsi toute l’œuvre de Charité est-elle accomplie en
elle.

Amour : C’est vrai, car toutes les âmes, excepté celle-ci, se cachent par manque
d’innocence, à cause du péché d’Adam3.

Chapitre 71. Comment cette âme n'œuvre plus pour Dieu, ni pour elle-
même, ni pour son prochain

Amour : Cette âme n’œuvre plus pour Dieu, ni pour elle-même, ni non plus pour
son prochain, ainsi qu’on l’a dit ; mais que Dieu œuvre donc à sa place, s’il le
veut, lui qui peut le faire ! Et s’il ne le veut pas, cette âme ne se soucie pas plus
de l’un que de l’autre : elle est toujours dans le même état. Désormais, le rayon
de la connaissance divine est en cette âme ; il l’absorbe hors d’elle-même sans
elle-même, en une paix divine et étonnante, frappée par une élévation d’amour
abondant du très-haut Jaloux, qui lui donne en tous lieux la liberté d’un maître.

L’âme : Jaloux ? Oui, jaloux, il l’est vraiment ! Il le montre en ses œuvres qui
m’ont tout entière dépouillée de moi-même et remise sans moi-même au bon
plaisir divin. Et cette union de paix accomplie me rejoint et se conjoint à moi par
l’élévation souveraine de la création préparée par l’être divin, lui dont je tiens
l’être, car il est l’Etre l.

Amour : Lorsque cette âme est ainsi absorbée par lui sans elle-même, absorbée
par Dieu et pour elle, c’est une opération divine ; et jamais il n’y eut œuvre de
charité faite par un corps humain, qui ait atteint à une telle opération, ou qui
aurait pu y atteindre.

L’âme : Comprenez comme il faut les deux paroles d’Amour, car elles sont
difficiles à comprendre pour qui n’a pas l’intelligence de leur sens caché2.

Amour : C’est vrai, car l’œuvre d’une créature (comprenez : l’œuvre faite par
l’homme) ne peut être comparée à l’opération divine, à celle que Dieu fait en une
créature de par sa bonté pour elle.

Chapitre 72. Où l’on parle de la distance qui sépare le pays de ceux qui ont
péri ou se sont égarés, du pays de liberté ; pourquoi l'âme conserve sa
volonté

L’âme : Comprenez comme il faut les deux paroles d’Amour, car elles sont
étrangères au pays des égarés et appartiennent à celui de la liberté et de la paix
accomplie, pays où demeurent ceux qui en sont là.

Amour : C’est vrai, je vais leur dire un mot.

L’âme : Oui vraiment, en dépit de Volonté, en qui ceux qui ont péri et ceux qui
sont égarés demeurent, eux qui mènent ainsi leur vie de perfection.

Amour : Lorsque la Trinité divine créa les anges par la courtoisie de sa bonté
divine, les mauvais s’accordèrent par leur choix pervers au vouloir mauvais de
Lucifer, lui qui voulut posséder par sa propre nature ce qu’il ne pouvait avoir
que par la grâce divine. Et aussitôt qu’ils voulurent cela par leur volonté
désobéissante, ils perdirent l’état de bonté. Ils sont maintenant en enfer sans cet
état, et sans jamais recouvrer par miséricorde la vision de Dieu. Et cette
haute vision, leur volonté la leur fit perdre ; alors qu’ils l’auraient conservée en
donnant cette volonté, au lieu de la retenir. Et voyez à quelle extrémité ils en
sont arrivés !

Vérité : Hélas, hélas ! Pourquoi, âmes, aimez-vous tant votre volonté, puisqu’elle
est occasion d’une si grande perte ?

Amour : Je vais vous dire pourquoi l’âme conserve sa volonté : c’est parce
qu’elle vit encore selon l’esprit, et en une vie selon l’esprit, il y a encore de la
volonté.

Raison : Mon Dieu ! sire Amour, dites-moi pourquoi, depuis le commencement


de ce livre, vous avez nommé « âme » cette âme choisie et que vous aimez tant ;
alors que vous dites que les personnes égarées conservent leur volonté parce
qu’elles vivent encore d’une vie selon l’esprit, pourquoi l’avez-vous tant de fois
nommée par un nom si humble que celui d’« âme », qui est moindre que celui d’«
esprit » ?

Amour : Bonne question ! En effet, à bien comprendre, tous ceux qui vivent d’une
vie de grâce en accomplissant les commandements et en acceptant d’y trouver
leur satisfaction 1, portent le nom d’« âme » véritablement ; non pas celui d’«
esprit », mais celui d’« âme » du fait de leur vie de grâce. En effet, toutes les
hiérarchies du paradis ne portent pas un seul et même nom, qui permettrait de les
désigner par leur nom le plus élevé ; si toutes sont des anges, le premier ange ne
reçut pas le nom de Séraphin, mais seulement celui d’ange, alors que les
Séraphins portent l’un et l’autre2. Comprenez ce que cela veut dire sans le dire.
En effet, je vous ai pareillement dit que ceux qui gardent les commandements et à
qui cela suffit, reçoivent le nom d’« âme » et non pas celui d’« esprit » ; leur nom
juste est « âme » et non pas « esprit » parce que ces gens-là sont loin de la vie
selon l’esprit.

Raison : Et quand donc cette âme est-elle tout entière esprit ?


Amour : C’est lorsque le corps est tout entier mis à mort et que la volonté se
réjouit dans la honte, la pauvreté et la tribulation : il est alors tout entier
esprit, mais pas autrement3 ; alors ces créatures spirituelles connaissent la pureté
de la conscience, la paix des affections et l’intelligence de la raison.

Chapitre 73. Comment il faut que l’esprit meure pour perdre sa volonté

Raison : Au nom de Dieu, sire Amour, je vous prie de me dire pourquoi il faut
que l’esprit meure pour perdre sa volonté.

Amour : C’est parce que l’esprit est tout plein de volonté spirituelle, et nul ne
peut vivre de vie divine tant qu’il a de la volonté, ni trouver satisfaction s’il n’a
perdu sa volonté. Or, l’esprit n’est pas parfaitement mort jusqu’à ce qu’il ait
perdu le sentiment de son amour, et la volonté qui lui donnait vie n’est pas morte
non plus ; et en cette perte, le vouloir atteint sa plénitude dans la satisfaction du
bon plaisir divin ; et en cette mort grandit la vie supérieure, qui est toujours soit
libre, soit glorieuse1.

Vérité : Au nom de Dieu, sire Amour divin, je vous prie de me montrer une âme
parfaite en cet état.

Amour : Volontiers, et si elle n’est pas telle que je vais vous le dire, je vous
recommande de la reprendre et de lui dire qu’elle est mal disposée et préparée
pour me parler en ma chambre secrète, là où personne n’entre s’il n’est disposé
comme vous allez me l’entendre dire2.

Je n’ai pas d’autre bien-aimée que celle qui ne craint ni la perte ni le gain, sinon
seulement pour mon bon plaisir ; car autrement, elle chercherait son
propre intérêt et non le mien, plutôt qu’elle serait avec moi ; alors que cette
mienne épouse ne saurait chercher son propre intérêt. Si elle avait commis autant
de péchés que le monde entier en a jamais commis, et fait autant de bien que tous
ceux qui sont au paradis, et si tout ce bien et tout ce mal apparaissaient au peuple
tout entier, cette âme n’en ressentirait ni honte ni honneur pour elle-même, et elle
ne voudrait ni cacher ni dissimuler son mal ; et si elle faisait autrement, elle
chercherait son propre intérêt et non le mien, plutôt qu’elle serait avec moi.
Quelle honte ressentent ceux de mon paradis, même si l’on voit leurs péchés et
les dons de gloire qu’ils reçoivent de moi ? Certes, ils ne veulent nullement
cacher leurs péchés, ils n’éprouvent pas de honte à ce qu’ils soient connus, ni
non plus à montrer ma gloire.

Vérité : Mais certainement pas ! Ils en laissent convenir le maître qui les cache
ou les montre à sa volonté. Et les âmes dont nous parlons font la même chose,
elles qui sont vases de cette élection : le Loin-Près leur représente ce noble don.

Chapitre 74. Pourquoi Amour appelle cette âme par un nom aussi humble que
celui d’« âme »

Amour : Maintenant, Raison, vous me demandez pourquoi j’ai donné à cette âme
un nom aussi humble que celui d’ « âme ». Raison, c’est à cause de votre
grossièreté que je l’ai si souvent nommée par son surnom ! Et parce que l’on
comprend le sens caché de quelque chose grâce à un surnom, je m’en suis aidé, et
je recommencerai ; mais son nom juste, il est d’une noblesse parfaite : elle porte
celui de « pure », de « céleste » et d’« Epouse de Paix ». En effet, elle trône au
fond de la vallée d’où elle voit le sommet de la montagne et d’où elle voit la
montagne du sommet : nul ne peut pénétrer entre les deux1 ; le sage y met en
sûreté son trésor, c’est-à-dire le don du divin amour d’unité ; et cette unité lui
donne la paix et la nourriture subtile et merveilleuse du glorieux pays où
demeure son bien-aimé. Elle ne se nourrit plus de ce qu’elle possède, mais de la
vie glorieuse2. Cette nourriture est celle de mon épouse choisie qui est Marie-de-
Paix ; et elle est Marie-de-Paix parce que Fin Amour la repaît3. Marthe, sachez-
le, est trop embarrassée et ne le sait pas ; ses embarras la troublent, ce qui fait
qu’elle est loin d’une telle vie.

Chapitre 75. Comment l’âme illuminée fait comprendre les choses


susdites par l’exemple de la transfiguration de Jésus-Christ

Entendement de Lumière divine : Eh bien ! Vous autres qui avez motif de vous
cacher, dites-moi maintenant, par Amour, ce que vous comprenez en cela.

L’âme illuminée : Ce que j’en comprends, je vais vous le dire.

Les âmes qui ont motif de se cacher : Nous, nous comprenons que Jésus-Christ
se transfigura sur la montagne du Thabor, où il n’y eut que trois de ses disciples
1. Et il leur dit de n’en point parler et de n’en rien dire jusqu’à ce qu’il soit
ressuscité.
L’âme libre, aux esclaves de Nature, qui, pour autant, se cachent : Bien dit !
Vous me donnez le bâton dont je vais vous vaincre ! Aussi, je vous le demande :
pourquoi Dieu fit-il cela ?

L’âme qui se cache : Il le fit à cause de nous. Et puisqu’il nous l’enseigne,


pourquoi ne le ferions-nous pas ? 2

L’âme [libre] : Ah ! Pauvres moutons ! Que votre entendement est donc animal !
Vous laissez le grain et vous prenez la paille ! Je vous le dis : lorsque Jésus-
Christ se transfigura devant trois de ses disciples, il le fit pour que vous sachiez
que peu de gens verraient la gloire3 de sa transfiguration, et qu’il ne la montre
qu’à ses amis intimes ; c’est pour cela qu’il n’y en eut que trois. Et cela arrive
encore en ce monde lorsque Dieu se donne dans l’ardeur de sa lumière au cœur
de la créature.

Maintenant que vous savez pourquoi il y eut trois disciples, je vais vous dire
pourquoi ce fut sur la montagne : ce fut pour montrer et signifier que nul ne peut
voir les choses divines tant qu’il se mêle et s’occupe des choses temporelles,
c’est-à-dire des choses moindres que Dieu. Et je vais vous dire pourquoi
Dieu leur dit de n’en point parler jusqu’à ce qu’il soit ressuscité : ce fut pour
montrer que vous ne pouvez dire un mot des secrets divins aussi longtemps
que vous pourriez en prendre vaine gloire ; jusque-là, personne ne doit en parler.
En effet, je vous l’assure, autant celui qui a quelque chose à dissimuler ou
à cacher, a quelque chose à montrer, autant celui qui n’a rien à montrer, n’a rien à
cacher.

Chapitre 76. Où l’on montre qu’à l’exemple de la Madeleine et des


saints, l’âme n’éprouve aucune confusion pour ses péchés

L’âme : Mon Dieu, oui ! Regardez la pécheresse repentante : elle n’éprouva


point de confusion de ce que Jésus-Christ lui ait dit qu’elle avait choisi la
meilleure part et la plus sûre, et, qui plus est, qu’elle ne lui serait jamais enlevée.
Et elle n’éprouva point de confusion non plus de ce que ses péchés
fussent connus de tout le peuple, au témoignage de l’Evangile même disant qu’au
su de tous, Dieu chassa d’elle sept ennemis. Elle n’éprouva de confusion envers
personne, sinon envers ceux à qui elle avait fait du mal ; en effet, elle était
envahie, ravie et possédée, et c’est pourquoi elle ne se souciait de personne,
sinon de lui 1.
Et quelle fut la confusion de saint Pierre, alors que Dieu ressuscitait les morts à
son ombre ? Et il l’avait pourtant renié trois fois2 ! Certes, il n’en éprouva point
de confusion, mais cela lui fit plutôt grand honneur.

Quelle fut la confusion ou la gloire de saint Jean l’Evangéliste, alors que Dieu fit
par son intermédiaire la véritable Apocalypse ? Et il s’était pourtant enfui à
l’arrestation de Jésus-Christ3 !

L’âme : Je prétends que ni lui ni les autres n’en eurent ni confusion, ni honneur, ni
volonté de se dissimuler ou de se cacher ; et qu’ils ne se souciaient pas non plus
de ce que Dieu faisait par leur intermédiaire, pour eux-mêmes comme pour le
peuple, même si c’était là oeuvre divine.

Ces exemples suffisent amplement à ceux qui peuvent comprendre, pour qu’ils
comprennent ce qui resterait à dire, et ce livre n’est pas écrit pour d’autres.

Chapitre 77. Où l’âme demande si Dieu a mis une fin et un terme aux dons
de sa bonté

L’âme : J’ai dit, comme vous pouvez le voir plus haut, qu’ils n’eurent ni honte ni
honneur de ce que Dieu fit pour eux, ni volonté de s’en cacher à personne.

Vérité : Mais, à coup sûr, ils n’auraient pas su pourquoi ! car ils étaient
désencombrés d’eux-mêmes et tout entiers en Dieu.

L’âme : Mais, au nom de Dieu, puisqu’il leur fit ainsi cette grâce, n’en fait-il pas
autant encore maintenant ? Sa largesse à donner ne serait-elle plus ce qu’elle
était ? Aurait-il mis alors une fin et un terme aux dons de sa bonté ?

Courtoisie : Certainement pas ! Sa divine bonté ne pourrait pas le supporter.


Pour qu’il fasse comme autrefois les grands dons qu’il veut faire, et pour
qu’il donne ce qui ne l’a même jamais été ni n’a jamais été dit par aucune bouche
et pensé par aucun cœur, il n’est que de vouloir et savoir s’y disposer.
Comprenez, par Amour — Amour vous en prie —, qu’Amour a tant à donner et y
met si peu de terme, qu’il réunit en un instant deux choses en une seule.

L’âme : Mais il y a une chose qu’il me plaît de dire, non pas pour ceux qui sont
ainsi disposés 1, car ils n’en ont que faire, mais pour ceux qui ne le sont pas et
qui le seront un jour (et ceux-là en ont quelque chose à faire !) : qu’ils soient sur
leurs gardes, afin que, si Amour leur demande quelque chose de cela même qu’il
leur a prêté, ils ne le refusent pas, quoi qu’il puisse en résulter, à quelque heure
que ce soit et quelque Vertu2 qu’Amour envoie pour en être messager. En effet, en
guise de messagers, les Vertus portent le vouloir d’Amour dans des lettres
scellées de leur seigneur, comme le font les anges de la troisième hiérarchie.

Et tous ceux à qui Amour envoie ses messagers, qu’ils sachent aussi que, s’ils
refusent alors ce que les Vertus demandent du dedans — lequel doit
avoir seigneurie sur le corps —, jamais ils ne feront la paix avec le souverain
qui les a envoyés, mais ils seront repris et troublés en leur connaissance, et
encombrés d’eux-mêmes par manque de confiance. En effet, Amour dit que c’est
lors d’un grand besoin que l’on reconnaît un ami.

Raison : Ici, répondez-moi : s’il ne l’aide pas dans le besoin, quand donc
l’aidera-t-il ? Dites-le-moi donc.

Amour : Et s’il ne m’en souvient pas, qu’y a-t-il là de merveilleux ? Il me faut


garder la paix de ma justice divine et rendre à chacun ce qui est sien ; non pas ce
qui n’est pas sien, mais ce qui l’est.

[A l'âme :] Maintenant, comprenez le sens caché de ce livre. En effet, une chose


vaut pour autant qu’on l’apprécie et qu’on en a besoin, et pas plus. Or, lorsque je
voulus avoir besoin de vous (je dis « besoin » dans la mesure où je vous le
demande) et que cela me plut, vous vous êtes refusée à moi en plusieurs de mes
messagers ; cela, personne ne le sait, sinon moi, et moi seul. Je vous ai envoyé
les Trônes pour vous reprendre et vous donner des ordres3, les Chérubins pour
vous illuminer et les Séraphins pour vous embraser. Par tous mes messagers, je
vous ai instruite de ma volonté et des états en lesquels je vous demandais d’être
— et ils vous le faisaient savoir —, mais vous n’en teniez toujours pas compte.
En voyant cela, je vous ai laissée à votre propre tutelle pour vous sauver vous-
même ; alors que si vous m’aviez obéi, vous auriez été différente, à votre propre
témoignage. Oui, vous vous sauverez bien par vous-même, mais ce sera en une
vie encombrée de votre propre esprit, et jamais elle n’en sera tout à fait
désencombrée, car vous n’avez pas obéi à mes messagers ni aux Vertus lorsque
je voulus par leur intermédiaire désaffranchir votre corps et affranchir votre
esprit ; et parce que vous n’avez pas obéi lorsque je vous instruisais par les
Vertus subtiles que je vous envoyais et par mes anges dont je vous poursuivais, je
ne puis pas non plus vous donner de droit la liberté que j’ai, car Justice ne peut
faire cela. Oui, alors que je vous instruisais, si vous aviez obéi au vouloir des
Vertus que je vous envoyais et à mes messagers dont je vous poursuivais, vous
auriez eu de droit la liberté qui est la mienne. Ah ! Madame, comme vous êtes
encombrée de vous-même !

L’âme : C’est vrai, mon corps est plein de faiblesse, et mon âme est pleine de
crainte, car je suis souvent inquiète selon ces deux natures, qu’on le veuille
ou non, alors que les personnes libres ne le sont pas ni ne peuvent l’être.

Chapitre 78. Comment ceux qui n’ont pas obéi aux enseignements de
perfection demeurent encombrés d’eux-mêmes jusqu’à la mort

Amour : Oui, âme épuisée, vous avez bien du mal et peu de gain ! Et tout ça pour
ne pas avoir obéi aux enseignements de perfection dont je vous poursuivais pour
vous désencombrer en la fleur de votre jeunesse ; néanmoins, vous n’avez jamais
voulu changer, et vous n’en avez rien voulu faire. Vous avez plutôt toujours
repoussé les demandes que je vous faisais connaître par des messagers aussi
nobles que ceux dont vous venez d’entendre parler.

[Aux auditeurs :] Ces gens-là demeurent encombrés d’eux-mêmes jusqu’à la


mort. Mais assurément, s’ils l’avaient voulu, ils auraient été délivrés de ce dont
ils sont et seront en très grande servitude pour un petit profit... S’ils l’avaient
voulu, ils en auraient été délivrés pour peu de chose. Oui, vraiment, il aurait
suffi qu’ils se donnent eux-mêmes là où je les voulais, et je le leur montrais par
les Vertus dont c’est l’office 1.

J’ai dit qu’ils auraient été absolument libres d’âme et de corps s’ils avaient suivi
mon conseil exprimé par mes Vertus, mais ils leur refusèrent ma volonté et ce
qu’il fallait qu’ils fassent, plutôt que je pénètre en eux avec ma liberté. Et parce
qu’ils ne firent pas ce qu’il leur fallait faire, ils sont tout entiers demeurés tels
que vous l’entendez dire, et embarrassés d’eux-mêmes. Ils le savent bien, ceux
qui sont libres, anéantis et ornés de délices, et ils voient par eux-
mêmes l’esclavage des autres. En effet, le soleil véritable luit en leur lumière, si
bien qu’ils voient les poussières dans le rayon du soleil grâce à l’éclat du soleil
et de son rayon2. Et quand ce soleil est en l’âme avec ces rayons et ces éclats, le
corps n’éprouve plus de faiblesse ni l’âme de crainte, car le vrai Soleil de
Justice3 n’a jamais soigné ni guéri une âme sans guérir le corps, lorsqu’il faisait
des miracles sur terre ; et il en fait encore souvent autant maintenant, mais pas
pour ceux qui n’y mettent point de foi.

Ainsi pouvez-vous voir et entendre que celui-là est grand, fort, très libre et
désencombré de toutes choses, qui se fie à Dieu, car alors Dieu le sanctifie.

Je viens de dire de ceux que je poursuivais de l’intérieur pour qu’ils obéissent à


la perfection des Vertus et qui n’en ont rien fait, qu’ils demeureront jusqu’à la
mort encombrés d’eux-mêmes ; j’ajoute ceci : s’ils s’efforçaient chaque jour
d’accomplir la perfection des apôtres par l’application de leur volonté, ils ne
seraient pas pour autant désencombrés d’eux-mêmes — que personne ne s’y
attende ! —, pas plus de corps que d’âme. Non ; et mieux encore : puisque la
rudesse et les poursuites intérieures n’aboutissent pas à cela, il n’y a plus rien à
faire. En effet, tout ce que l’on fait avec soi-même est tout encombré de soi-
même : qu’ils le sachent, tous ceux qui entreprennent d’œuvrer avec eux-mêmes
sans l’ardeur de l’effervescence intérieure4.

Chapitre 79. Comment l’âme libre conseille de ne point s'opposer à ce que


demande le bon esprit

L’âme libre : Si je dis à tous ceux qui s’entraînent à la vie parfaite d’être sur
leurs gardes, c’est pour qu’ils ne refusent pas ce que demande l’ardeur du désir
du vouloir de l’esprit, si cher leur soit-il d’atteindre ce qu’il y a de meilleur et
qui suit cette vie, elle que l’on nomme « vie égarée » et « vie selon l’esprit ».

Amour : J’ai dit qu’ils soient sur leurs gardes, parce qu’ils en ont besoin s’ils
veulent venir à ce qu’il y a de meilleur et l’atteindre ; cette vie-ci en est
domestique et servante, et elle prépare l’hôtel pour héberger à sa venue un état
aussi grand que la liberté du rien-vouloir, état dont l’âme sera en tout point
satisfaite, je veux dire : satisfaite de ce rien qui donne tout. En effet, celui qui
donne tout possède tout, et personne d’autre.

L’âme : Oui, mais je voudrais dire encore ceci à ceux qui sont égarés : celui qui,
comme je l’ai dit, se garderait en paix et accomplirait parfaitement le vouloir de
l’ardeur du désir tranchant de l’opération de son esprit, en tenant ses sens si
court qu’ils n’aient point d’opération en vertu de délibérations étrangères au
vouloir de l’esprit, celui-là parviendrait ensuite, en héritier légitime, au plus près
de l’état dont nous parlons.

Amour : Cette âme serait la fille aînée du Roi très-haut, à qui rien d’aimable ne
manque. Et cette dame a atteint l’état dont nous parlons là où il est le plus noble,
et je vais vous dire comment : rien n’est vide en elle qui ne soit tout rempli de
moi-même ; et c’est pourquoi elle ne peut abriter ni inquiétude ni ressou-
venance, si bien qu’elle n’a plus en elle aucune image1. Cependant, Pitié et
Courtoisie ne sont pas éloignées de cette âme lorsqu’il le faut, c’est-à-dire en
leur temps et en leur lieu.

L’âme : Il est juste que Pitié et Courtoisie ne soient pas éloignées de moi, car
elles ne le furent pas non plus de Jésus-Christ par qui j’ai de nouveau la vie ; et
quoique sa douce âme ait été glorifiée dès qu’elle fut unie à un corps mortel et à
une nature divine en la personne du Fils, Pitié et Courtoisie demeurèrent
néanmoins en lui2. Qui serait courtois n’aimerait que ce qu’il devrait ; or, jamais
il n’a aimé l’humanité du Fils de Dieu, celui qui l’aime temporellement, et jamais
il ne l’a aimé divinement, celui qui aime quelque chose corporellement ; car ceux
qui aiment sa divinité, ils ressentent peu son humanité : jamais celui qui la
ressent corporellement ne lui fut conjoint ni uni, ni n’en fut divinement empli. Et
que ressentirait-on ? Si Dieu ne bougeait pas, rien non plus ne bougerait !
Maintenant, comprenez avec noblesse le sens caché de cela.

Raison : Oui, que de telles âmes soient fortes, cela est clair dans le cas du
Baptiste3.

Amour : Fut-il jamais faible et encombré de lui-même ?

L’âme : Certes non ! Amour ne détruit pas, mais il instruit plutôt, il nourrit et
soutient ceux qui se fient à lui, car il rassasie, il est un abîme et un océan
débordant.

Chapitre 80. Comment l’âme chante et déchante

L’âme : Un moment je chante, un autre je déchante1, mais tout cela pour ceux qui
ne sont pas encore libres, afin qu’ils entendent quelques points touchant la liberté
et ce qu’il faut pour y parvenir.

Amour : Par une lumière divine, cette âme a aperçu l’état du pays où elle doit
être, et elle a passé la mer pour sucer la moelle du haut cèdre2. En effet, nul
ne prend ni n’atteint cette moelle, s’il ne passe la haute mer et s’il ne noie sa
volonté en ses ondes. Vous qui aimez, comprenez ce que cela veut dire.
Je viens de dire que, par moi, cette âme est venue au rien, et même au moins
qu’infiniment rien : en effet, tout comme Dieu est insaisissable quant à
sa puissance, cette âme est endettée de son insaisissable néant pour une seule
heure de temps où elle a dressé sa volonté contre lui. Elle lui doit, sans
réduction, la dette que mérite sa volonté, et cela autant de fois qu’elle a voulu la
lui dérober.

L’âme : O Dieu vrai, vous qui voyez et supportez cela, qui donc va payer cette
dette ? (Se répondant à elle-même :) Eh bien ! cher Seigneur, vous la
paierez vous-même ! Car la pleine bonté qui émane de votre courtoisie ne
pourrait supporter que je n’en sois acquittée par le don d’Amour, de lui à qui
vous faites payer en un instant toutes mes dettes. Ce très doux Loin-Près a porté
le dernier denier de ma dette, et il me dit que vous avez autant à me rendre que
moi envers vous. En effet, si je vous dois autant que vous valez, vous me devez
autant que vous avez, car telle est la largesse de votre nature divine. Et, pour
autant, cet aimable Loin-Près dont je viens de parler dit que ces deux dettes
doivent s’annuler et n’en faire dorénavant qu’une seule ; et j’en suis d’accord,
car c’est là le conseil de mon prochain.

Raison : Mais, au nom de Dieu, Madame, qui donc est votre prochain le plus
proche?

L’âme : C’est l’exhaussement qui me ravit : il m’envahit et m’unit au cœur de la


moelle du divin Amour, et j’en suis liquéfiée3 ; il est donc juste que je
me souvienne de lui, car je suis abandonnée en lui. Il faut se taire sur cet état, car
l’on n’en peut rien dire.

Amour : Rien, c’est vrai. Pas plus que l’on pourrait enfermer le soleil bien
longtemps, cette âme ne

peut dire en vérité quelque chose de cette vie, à côté de ce qu’il en est en réalité.

Etonnement : Oui, Madame, vous êtes une source d’amour divin, source où
prend naissance la fontaine de la connaissance divine, source et fontaine où
prend naissance le fleuve de la louange divine.

L’âme, confirmée en son néant : J’abandonne tout parfaitement, à la volonté


divine.
Chapitre 81. Comment cette âme ne se soucie ni d’elle-même, ni de son
prochain, ni de Dieu même

Amour : Ainsi, cette âme tient son juste nom du néant où elle demeure. Et
puisqu’elle n’est rien, elle ne se soucie de rien, ni d’elle-même, ni de son
prochain, ni de Dieu même. En effet, elle est si petite qu’elle ne peut être trouvée
; et toute chose créée est si éloignée d’elle, qu’elle ne peut la sentir ; et Dieu est
si grand, qu’elle n’en peut rien saisir ; et pour ce rien, elle en est venue à la
sûreté de ne rien savoir et de ne rien vouloir. Et ce rien dont nous parlons lui
donne tout, et personne ne peut le posséder autrement.

Cette âme est emprisonnée et détenue au pays de paix entière, car elle est
toujours en pleine satisfaction ; elle y nage, elle y plonge, elle s’y baigne et
y regorge de paix divine, sans qu’elle se meuve de son dedans ni qu’elle agisse
au-dehors : ces deux choses lui ôteraient cette paix si elles pouvaient pénétrer
en elle ; mais elles ne le peuvent pas, car l’âme est en l’état de souveraineté, et
c’est pourquoi elles ne peuvent l’importuner ni la troubler en rien. Si elle
fait quelque chose au-dehors, c’est toujours sans elle-même ; si Dieu fait son
œuvre en elle, c’est de lui-même en elle, sans elle et pour elle. Et cette âme n’en
est pas plus encombrée que son ange ne l’est de la garder, car l’ange n’est pas
plus encombré de nous garder que s’il ne nous gardait pas. En effet, cette âme
n’est pas plus encombrée de ce qu’elle fait sans elle-même, que si elle ne le
faisait pas, car d’elle-même, elle n’a rien : elle a tout donné librement,
sans aucun « pourquoi1 », car elle est dame de l’époux de sa jeunesse2, lequel est
le soleil resplendissant qui échauffe et nourrit la vie de ce qui est et qui
provient de son être à lui. Cette âme n’en est point restée ni au doute ni au
chagrin.

Raison : Mais comment cela?

Amour : Par une alliance sûre et un accord véritable de vouloir seulement les
dispositions divines.

Chapitre 82. Comment cette âme est libre par ses quatre quartiers1

[L’auteur, aux auditeurs :] L’âme qui en est là parfaitement, elle est libre par ses
quatre quartiers. Il faut en effet qu’un homme ait quatre quartiers de noblesse
avant de pouvoir être appelé gentilhomme, et il en va de même au sens spirituel.
Le premier quartier par lequel cette âme est libre, c’est qu’elle n’a point de
reproches en elle, même si elle ne fait ni n’opère les œuvres des Vertus. Au
nom de Dieu, comprenez si vous le pouvez, vous qui entendez ! Comment se
pourrait-il que l’exercice d’Amour s’accompagne d’œuvres des Vertus, alors
qu’il faut que cessent les œuvres là où Amour s’exerce ?

Le second quartier, c’est qu’elle n’a pas de volonté, pas plus que les morts dans
les tombeaux, sinon seulement la volonté divine. Cette âme ne se soucie ni de
justice ni de miséricorde : elle établit et elle met tout en la seule volonté de celui
qui l’aime. C’est là le second quartier par lequel cette âme est libre.

Le troisième quartier, c’est qu’elle croit et prétend qu’il n’y eut, qu’il n’y a et
qu’il n’y aura jamais personne de pire qu’elle, ou qui soit mieux aimé de
celui qui l’aime telle qu’elle est. Notez cela et ne le comprenez pas de travers !

Le quatrième quartier, c’est qu’elle croit et prétend ceci : pas plus que Dieu ne
peut vouloir autre chose que ce qui est bon, pas plus elle ne peut vouloir autre
chose que sa divine volonté. Amour l’a tant enrichie de lui-même, qu’il lui fait
prétendre cela, lui qui, de et par sa bonté, l’a transformée en cette bonté ; lui qui,
de et par son amour, l’a transformée en cet amour ; lui qui, de et par son vouloir
divin, l’a purement transformée en ce vouloir. Il est cela-même de lui-même et en
lui-même pour elle ; et cela, elle le croit et le prétend, et autrement elle ne
serait pas libre par tous ses quartiers.

Comprenez le sens caché de cela, auditeurs de ce livre, car il s’y trouve le grain
qui nourrit l’épouse2 : cela vaut pour autant qu’elle est en l’état où Dieu la fait
être, là où elle a donné sa volonté et où elle ne peut donc vouloir que la volonté
de celui qui, de lui-même et pour elle, l’a transformée en sa bonté.

Et si elle est ainsi libre par tous ses quartiers, elle perd son nom, car elle accède
à la souveraineté. C’est pourquoi elle le perd en celui avec qui elle se fond et en
qui elle s’abandonne, par lui, en lui et pour elle-même, tout comme ferait une eau
qui viendrait de la mer et qui recevrait un nom, par exemple l’Oise, ou la Seine
ou une autre rivière : quand cette eau ou cette rivière rentre dans la mer, elle perd
son cours et le nom sous lequel elle courait en plusieurs pays en accomplissant
son œuvre ; maintenant qu’elle est dans la mer et s’y repose, elle a perdu cette
peine. De même en va-t-il pour cette âme ; vous avez assez de cet exemple pour
trouver le sens caché de son histoire : elle est venue de la mer et a reçu un
nom, puis elle y rentre et perd ainsi son nom, et elle n’en a plus d’autre que celui
de ce en quoi elle est parfaitement transformée, c’est-à-dire que celui de
l’amour de l’époux de sa jeunesse, lui qui a transformé l’épouse tout entière en
lui : il est, donc elle est ; cela lui suffit merveilleusement, elle en est donc
émerveillée ; il est Amour jouissant, elle est donc amour, et cela la délecte3.

Chapitre 83. Comment cette âme reçoit le nom de la transformation en


laquelle Amour l’a transformée

Amour : Maintenant, cette âme est sans nom, et c’est pourquoi elle reçoit celui de
la transformation en laquelle Amour l’a transformée, tout comme les eaux dont
nous avons parlé reçoivent le nom de « mer », car il n’y a plus que la mer dès
qu’elles y sont rentrées.

Et il n’y a pas non plus de nature du feu qui n’attire en elle quelque matière, car
le feu fait une seule chose de lui-même et de la matière — non pas deux,
mais une seule1 — ; il en va de même de ceux dont nous parlons : Amour attire
toute leur matière en lui, et c’est une même chose qu’Amour et que ces âmes —
non pas deux, car il y aurait alors discorde entre elles, mais une seule chose, et
pour autant, il y a concorde.

Chapitre 84. Comment l'âme libre par ses quatre quartiers accède à la
souveraineté et vit librement de vie divine

Amour : J’ai dit que l’âme qui est ainsi libre par ses quatre quartiers, accède
ensuite à la souveraineté.

Raison : Aïe ! Amour, n’y a-t-il aucun don plus élevé ?

Amour : Mais si ! Il y en a un, et c’est son prochain le plus proche1 ; en effet,


lorsqu’elle est ainsi libre par ses quatre quartiers et noble en toutes les branches
qui descendent d’elle — aucun vilain n’y est pris en mariage, et c’est pourquoi
elle est absolument noble —, l’âme vient alors à un étonnement que l’on nomme
«le rien-penser du proche Loin-Près2». Désormais, elle ne vit plus seulement de
vie de grâce et de vie selon l’esprit, mais aussi de vie divine, librement — non
pas glorieusement, car elle n’est pas glorifiée, mais divinement —. En effet, Dieu
l’a alors sanctifiée par lui-même ; et là, personne ne peut pénétrer, qui soit
contraire à la bonté.
[L’auteur, aux auditeurs :] Comprenez comme il faut, car cela vaut pour autant
que cette âme est en cet état ; Dieu vous donne d’y être continuellement sans en
sortir ! Je le dis à ceux pour qui Amour a fait faire ce livre, et à ceux pour qui je
l’ai écrit. Mais vous qui n’en êtes pas, ni n’en fûtes, ni n’en serez, vous perdriez
votre peine à vouloir le comprendre : il n’en peut rien goûter, celui qui, soit n’est
pas en Dieu sans être, soit n’a pas Dieu en lui en étant3. Comprenez le sens caché
de cela, car ce qui nourrit, c’est ce qui a bon goût ; on le dit souvent, en effet : «
Mauvais goût mal nourrit ! »

Raison, elle qui est encombrée : A coup sûr, voilà qui est bien dit !

L’âme, saisie dans le rien-penser par ce proche Loin-Près qui la délecte en


paix : Vraiment, personne ne pourrait dire ni penser la grossièreté et
l’encombrement de Raison ! On le voit bien à ses disciples ! Un âne qui voudrait
les écouter n’y trouverait rien à redire ! Mais Dieu m’a bien gardée de tels
disciples ! Ils ne me retiendront pas en leur conseil, et je ne veux plus écouter
leur doctrine, car je m’y suis trop longtemps tenue, même si cela m’a été bon.
Maintenant, j’ai mieux, quoiqu’ils ne le sachent pas, car un esprit étroit ne peut
apprécier une chose de grosse valeur ou comprendre ce dont Raison n’est pas
maîtresse ; ou s’il le comprend ce ne sera toujours pas bien souvent ! Et c’est
pourquoi je dis que je ne veux

plus écouter leur grossièreté ; qu’ils ne m’en parlent plus, je ne puis plus la
souffrir ! et je n’en ai d’ailleurs ni les moyens ni la raison. Et c’est là une œuvre
de Dieu, car Dieu fait son œuvre en moi : je ne lui dois point d’œuvre, puisque
lui-même opère en moi ; et si j’y mettais du mien, je déferais son œuvre. Et
c’est ainsi que les disciples de Raison voudraient, si je les en croyais, me
ramener en cette pauvreté de leur conseil. Mais ils perdent leur peine, car c’est
là chose impossible ; cependant, je les en excuse pour leur bonne intention.

Chapitre 85. Comment cette âme est libre, plus que libre, parfaitement libre

Amour : Cette âme est libre, plus que libre, parfaitement libre, suprêmement
libre, à sa racine, en son tronc, en toutes ses branches et en tous les fruits de ses
branches.

Cette âme a pour héritage une liberté parfaite ; chacun de ses quartiers en est
revêtu sur sa plaine1. Elle ne répond à personne si elle ne le veut bien et s’il
n’est de son lignage, car un gentilhomme ne daignerait répondre à un vilain qui
l’appellerait ou le convoquerait sur un champ de bataille ; et c’est pourquoi, qui
appelle cette âme ne la trouve pas : ses ennemis n’en reçoivent plus réponse.

L’âme : C’est juste. Puisque je crois Dieu en moi, il faut qu’il se souvienne de
moi ; sa bonté ne peut me perdre.

Amour : Cette âme est écorchée vive en étant mise à mort, elle est embrasée par
l’ardeur du feu de la charité, et sa cendre est jetée en haute mer par le néant de sa
volonté. Elle est d’une aimable noblesse dans la prospérité, d’une haute noblesse
dans l’adversité, et d’une excellente noblesse en tous lieux, quels qu’ils soient.
Celle qui est telle ne recherche plus

Dieu, ni dans la pénitence, ni dans les sacrements de la Sainte Eglise, ni dans les
pensées, ni dans les paroles, ni dans les œuvres, ni dans les créatures d’ici-bas,
ni dans les créatures d’en haut, ni dans la justice, ni dans la miséricorde, ni dans
la gloire glorieuse, ni dans la connaissance divine, ni dans l’amour divin, ni dans
la louange divine2.

Chapitre 86. Comment Raison est émerveillée de ce qui est dit de cette âme

Raison : Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! Que dit cette créature? Il y a là de
quoi étonner le monde entier ! Mais que vont dire ceux que j’ai nourris ? Je ne
saurais pas quoi leur dire ni quoi leur répondre pour arranger cela !

L’âme : Voilà qui ne me surprend pas ! Pour tout ce qui touche à cet état, ce sont
en effet des gens qui ont des pieds et pas de chemin, des mains pour ne rien faire,
une bouche et pas de parole, des yeux et pas de lumière, des oreilles pour ne rien
entendre, une raison pour ne pas raisonner, un corps pour ne pas vivre et un cœur
pour ne rien comprendre. Voilà pourquoi ceux que vous avez nourris vont
de surprise en surprise !

Amour : Oui, vraiment, ce sont là des surprises dont ils sont bien surpris ! En
effet, ils sont trop éloignés du pays où l’on a cet exercice pour être à sa hauteur ;
alors que ceux qui y sont, qui appartiennent au pays où Dieu vit, ils n’en sont pas
surpris.

L’âme libérée : Ah non ! A Dieu ne plaise ! car ce serait chose vilaine ; je vais
vous dire et vous montrer comment par un exemple : si un roi faisait à l’un de ses
loyaux serviteurs un don si grand qu’il serait riche pour toujours sans plus jamais
servir, un homme sage en serait-il surpris? Il ne devrait certes point l’être, car ce
serait là blâmer le roi, le don qu’il a fait et celui qui est affranchi par ce don.

Courtoisie : Et moi je vais vous dire en quoi et pourquoi : c’est parce qu’un
homme sage n’est pas surpris que l’on fasse ce que l’on doit faire ; au contraire,
il loue, il apprécie et il aime cela ; et s’il en était surpris, il montrerait par là que
l’on aurait fait quelque chose d’inconvenant. Alors que le vilain de cœur et le
petit esprit, parce qu’il ne sait, faute de sens, ce que sont honneur et courtoisie ni
ce qu’est le don d’un noble seigneur, en est grandement surpris.

Vérité : Ce n’est pas surprenant, il en est bien cause, comme vous avez pu
l’entendre.

L’âme libérée, dans la noblesse de son unité : Par-dieu ! Comment quelqu’un de


sensé serait-il surpris de ce que je dise des choses grandes et nouvelles, et de ce
que je trouve partout, de tout et en tout ma pleine satisfaction ? Mon bien-aimé
est grand, lui qui me fait un grand don, et comme il est toujours neuf, il me
renouvelle ce don1 ; et comme il est par lui-même rempli et rassasié de
l’abondance de tous les biens, je suis remplie et rassasiée de l’abondance des
délices de la bonté qui déborde de sa bonté divine, sans que je la cherche avec
peine et avec effort dans les satisfactions dont parle ce livre2. Il est, et c’est cela
qui me rassasie.

Pure Courtoisie : C’est tout à fait juste. Il revient à l’amant, puisqu’il en est
digne, de rassasier sa bien-aimée de sa bonté.

Marthe est troublée, Marie est en paix ;

Marthe est louée, Marie l’est plus encore ;

Marthe est aimée, Marie l’est bien plus.

Marie n’a qu’un seul esprit en elle, c’est-à-dire une seule intention, qui lui fait
trouver la paix ; mais Marthe en a tout le temps de nouvelles, si bien que sa paix
est tout le temps troublée ; et pour autant, l’âme libre ne peut avoir qu’une seule
intention.

Cette âme entend tout le temps ce qu’elle n’entend pas ;


Elle voit tout le temps ce qu’elle ne voit pas ; Ainsi est-elle tout le temps là où
elle n’est pas ; Ainsi sent-elle tout le temps ce qu’elle ne sent pas.

Et elle possède alors son bien-aimé et dit :

L’âme : Je le possède, car il est mien. Je ne le laisserai pas s’en aller : il est en
ma volonté. Advienne que pourra, puisqu’il est avec moi, et ce serait ma faute
que de m’inquiéter.

Chapitre 87. Comment cette âme est souveraine des Vertus et fille de
Divinité

Amour : Cette âme est souveraine des Vertus, fille de Divinité, sœur de Sagesse
et épouse d’Amour.

L’âme : C’est vrai, mais voilà qui semble à Raison un langage surprenant. Cela
n’est pas merveille, car avant peu de temps, elle ne sera plus ; alors que moi, je
suis et serai toujours sans défaillir, car Amour n’a ni commencement, ni fin, ni
mesure, et je ne suis qu’Amour : comment donc en aurais-je? Cela ne saurait être
!

Raison : Mon Dieu ! Comment oser dire une chose pareille ? Je n’ose l’écouter,
et en vérité, Madame, je défaille à vous entendre... le cœur me manque ! je me
meurs !

L’âme : Las ! Que n’est-elle morte depuis longtemps ! Car tant que je vous ai
possédée, dame Raison, je n’ai pu jouir librement de mon héritage ni de ce qui
était et est à moi ; mais maintenant, je puis en jouir librement puisque je vous ai
blessée à mort par amour !

Oui, désormais, Raison est morte.

Amour, à cette âme qui est Amour même et rien d’autre qu’Amour, depuis
qu’Amour, en sa bonté divine, a jeté sous ses pieds et mis à mort sans
retour Raison et les œuvres des Vertus : Je vais vous dire ce que Raison dirait si
elle était vivante en vous, et ce qu’elle vous demanderait, à vous qui êtes
notre bien-aimée.

Chapitre 88 Comment Amour demande ce que Raison demanderait si elle


était en vie, à savoir, qui est la mère de Raison et des autres Vertus

Amour : Je vais vous dire ce que Raison demanderait si elle était en vie : elle
demanderait qui est sa mère et celle des autres Vertus, ses sœurs, et si à leur tour
elles sont mères de quelqu’un.

(Se répondant à lui-même :) Oui, toutes les Vertus sont mères.

L’âme : Mais de qui ? de Paix ?

Amour : De Sainteté !

L’âme : Ainsi, toutes les Vertus, elles qui sont sœurs de Raison, sont mères de
Sainteté ?

Amour : Oui, mais de cette Sainteté que Raison comprend, et pas d’une autre l.

L’âme : Et qui donc sera mère des Vertus ?

Amour : C’est Humilité, mais non l’humilité qui est telle par l’œuvre des Vertus,
car celle-ci est sœur germaine de Raison — je dis « sœur » parce qu’une mère
est plus que son enfant, infiniment plus, comme vous pouvez le voir vous-même.

L’âme, parlant à la place de Raison : Et d’où est donc l’Humilité qui est mère
de ces Vertus ? De qui est-elle fille, et d’où vient-elle pour être mère d’un si
grand lignage que celui des Vertus, et grand-mère de Sainteté, dont les Vertus sont
mères ? Qui donc est l’aïeule de cette Sainteté ? Personne ne peut-il dire d’où
vient cette lignée ?

Amour : Non ; celui qui le sait ne sait rien qui se puisse mettre en paroles.

L’âme : C’est vrai, mais je mentirais plutôt que de n’en rien dire !
2Cette Humilité, qui est grand-mère et mère, est fille de divine majesté, si bien
qu’elle naît de Divinité. Déité est sa mère, et l’aïeule de ses branches, dont les
rejets produisent du fruit en abondance. Nous nous en tairons, car en parler les
gâte. Cette Humilité a donné le tronc et le fruit de ces rejets : c’est pourquoi s’en
approche la paix de ce Loin-Près, lui qui la désencombre de toute opération. Le
parler l’endommage, la pensée l’enténèbre. Loin-Près la désencombre et plus
rien ne l’encombre : elle est quitte de tout service et vit de liberté.

Qui sert, n’est pas libre ;

Qui sent, n’est pas mort ;

Qui désire, veut ;

Qui veut, mendie ;

Qui mendie fait défaut

Au divin contentement.

Mais ceux qui sont toujours loyaux envers elle, ils sont toujours envahis par
Amour, anéantis par Amour et tout dérobés par Amour ; aussi n’ont-ils soin
que d’Amour, même s’ils souffrent et endurent pour toujours des tourments aussi
grands que Dieu est grand dans sa bonté. Et jamais elle n’aima en finesse,
l’âme qui douterait que ce soit là vérité !

Chapitre 89. Comment cette âme a tout donné dans la liberté de sa noblesse

Amour : Cette âme a tout donné dans la liberté de la noblesse de l’œuvre de la


Trinité : en elle, elle établit sa volonté avec tant de dépouillement, qu’elle
ne peut pécher à moins de s’en arracher. Et si elle n’a pas de quoi pécher, c’est
que personne ne le peut sans volonté. Elle n’a donc pas à s’en garder pour peu
qu’elle laisse sa volonté là où elle est établie, c’est-à-dire en celui qui la lui
avait donnée librement en sa bonté ; mais il voulait, en retour, la recevoir à sa
prière de la main de sa bien-aimée, libre et dépouillée, sans nul « pourquoi1 » de
sa part, et cela pour deux raisons : parce qu’il le veut, et parce qu’il le mérite.
Aussi n’a-t-elle point connu de paix abondante et continue jusqu’à ce qu’elle ait
été purement dépouillée de son vouloir.

Cette âme ressemble à quelqu’un qui serait toujours ivre : qui est ivre ne se
soucie de rien qui lui arrive, sous quelque forme que les événements arrivent,
pas plus que si cela ne lui arrivait pas ; et s’il s’en souciait, c’est qu’il ne serait
pas vraiment ivre. De même, si cette âme a de quoi vouloir, c’est qu’elle est mal
établie et qu’elle peut bien encore tomber lorsque l’adversité ou la prospérité
l’assaille. Elle n’est alors pas « toute », puisqu’elle n’est pas rien tant qu’elle a
de quoi vouloir, et que sa pauvreté et sa richesse sont de vouloir donner ou
retenir.

Je voudrais bien dire encore ceci à tous ceux, qu’ils le veuillent ou non, que leur
désir réclame et appelle du dedans vers des œuvres de perfection accomplies en
cultivant Raison : s’ils voulaient être ce qu’ils pourraient être, ils en viendraient
à l’état dont nous parlons, en même temps qu’ils seraient seigneurs sur eux-
mêmes, sur le ciel et sur la terre.

Raison : Comment cela, « seigneurs » ?

L’âme libre, qui possède tout sans y mettre son cœur — car si son cœur le sent,
c’est qu’elle n’en est pas là : Cela, personne ne peut le dire.

Chapitre 90. Comment on peut venir à la perfection en faisant le contraire


de son vouloir

Amour : J’ai dit que celui qui obéirait à la demande provenant du dedans de son
esprit — s’il est provoqué à un bon vouloir, car autrement, je ne le dis pas —,
s’il laissait tout son vouloir du dehors pour vivre une vie selon l’esprit, il en
viendrait aussi à une totale seigneurie.

L'esprit, qui cherche cela même en sa vie égarée : Au nom de Dieu, dites-nous
donc comment!

L’âme libérée : Cela, personne ne peut le dire, sinon celui-là seul qui est tel en
sa créature du fait de sa bonté pour elle. Mais je puis bien vous dire qu’il faut,
avant d’y parvenir, accomplir parfaitement le contraire de son vouloir et nourrir
les Vertus jusqu’à la gorge, et se tenir ferme sans défaillir pour que l’esprit ait
toujours seigneurie sans contrariété.

Vérité : Mon Dieu ! Comment serait-il malade, le corps dont le cœur enferme un
tel esprit ?

L’âme libérée : J’ose bien dire que ce vouloir — et il faut l’avoir en la vie
égarée, c’est-à-dire en la vie selon l’esprit —, gâterait en un bref instant les
humeurs de toutes les maladies : tel est le remède de l’ardeur de l’esprit.

Amour : C’est vrai ! Qu’il l’essaie, celui qui en doute, et il en saura la vérité !
Maintenant, je vous dirai ceci : à l’opposé de ce qui se passe pour l’âme libérée,
la vie dont nous avons parlé et que nous appelons « vie selon l’esprit », ne peut
trouver la paix si le corps ne fait toujours le contraire de sa volonté ; il faut
comprendre que ces gens-là font l’opposé de ce que veut leur sensualité, et
qu’autrement, s’ils ne vivaient pas à l’opposé de leur bon plaisir, ils
retomberaient dans la perdition de cette vie. Mais ceux qui sont libres font tout le
contraire : en effet, tout comme il faut faire, dans la vie selon l’esprit, le
contraire de sa volonté pour ne pas perdre la paix, à l’opposé, ceux qui sont
libres font tout ce qui leur plaît pour ne pas perdre la paix, puisqu’ils en sont
venus à l’état de liberté, c’est-à-dire puisqu’ils sont tombés des Vertus en Amour,
et d’Amour en Néant1.
Chapitre 91. Comment la volonté de ces âmes est la volonté d'Amour ; quelle
en est la raison

L'âme : Ceux-là ne font rien qui ne leur plaise, et s’ils le faisaient, ils
s’enlèveraient à eux-mêmes la paix, la liberté et la noblesse. En effet, une âme
n’est pas accomplie tant qu’elle ne fait pas ce qui lui plaît et qu’elle n’éprouve
point de remords à faire son bon plaisir.

Amour : C’est juste, car sa volonté est nôtre : elle a passé la mer Rouge et ses
ennemis y sont restés1. Son bon plaisir est notre volonté, du fait de la pureté de
l’unité du vouloir de la divinité, où nous l’avons enfermée. Sa volonté est nôtre,
car elle est tombée de la grâce en la perfection de l’œuvre des Vertus, des Vertus
en Amour, d’Amour en Néant, et de Néant en la glorification2 de Dieu, laquelle
se voit par les yeux de sa majesté qui l’a ici glorifiée par lui-même. Aussi est-
elle si remise en lui, qu’elle ne voit plus ni elle, ni lui ; et c’est pourquoi il se
voit tout seul, du fait de sa divine bonté. Il sera par lui-même en cette bonté qu’il
avait de lui-même avant que l’âme soit et qu’il lui donne sa bonté dont il la fit
souveraine : telle fut sa volonté libre, et il ne peut la retrouver de lui-même sans
le bon plaisir de l’âme ; mais il la retrouve maintenant sans aucun « pourquoi »,
au point même où il l’avait avant que celle-ci en soit souveraine. Personne ne vit
cela sinon lui, personne n’aime sinon lui, car personne n’est sinon lui ; et pour
autant, il est seul à aimer, seul à se voir et seul à se louer de ce qu’il est en lui-
même. Et ici, je m’arrête, car c’est l’état le plus noble que l’âme puisse connaître
ici-bas.

Mais il y a cinq états en dessous de celui-là3, et il faut aller jusqu’au bout de ce


que demande chacun d’eux, avant que l’âme puisse recevoir ce sixième, qui est
le plus profitable, le plus noble et le plus aimable de tous. Quant au septième, il
est au paradis, et il est parfait sans que rien lui manque. Ainsi Dieu fait-il ses
œuvres divines en ses créatures par sa bonté : là où il se trouve, le Saint-Esprit
souffle, et c’est comme cela qu’il fait ses merveilles en elles.

Chapitre 92. Comment l’âme se désencombre de Dieu, d’elle-même et de son


prochain

L’âme satisfaite : Oui, Seigneur, vous avez tant souffert par nous, et vous avez
opéré tant de choses en nous, par vous-même et de vous-même, que ces deux
œuvres ont pris fin en nous, mais bien tard ! Maintenant, faites votre œuvre en
nous de vous-même, pour nous-mêmes et sans nous-mêmes, comme il
vous plaira, Seigneur. Car pour moi, dorénavant, je ne crains plus rien ; je me
désencombre de vous, de moi-même et de mon prochain, et je vais vous dire
comment : je vous abandonne, je m’abandonne moi-même et j’abandonne tout
mon prochain au savoir de votre divine sagesse, au pouvoir de votre divine
puissance et au gouvernement de votre divine bonté, et cela, pour votre seule
divine volonté. Et seules ces choses divines, anéanties, illuminées et glorifiées
par la majesté divine, m’ont libérée de toutes choses ; et cela sans retour, car
autrement, s’il y manquait quelque chose, ce ne serait pas un don.

(La même, aux esclaves de Raison et de Nature, pour leur faire envie :)
Maintenant, si vous le voulez et si vous avez reçu ce don, comprenez : je ne
dois rien, si Amour n’est pas esclave ou si rien n’est qui ne puisse être ; et quand
cela est, Dieu vit alors lui-même en cette créature et sans qu’elle l’en empêche.

Chapitre 93. Où l’on parle de la paix de la vie divine

[L’auteur, aux auditeurs :] La paix de cette vie, qui est vie divine, ne se laisse ni
penser, ni dire, ni écrire, tant l’âme est en cet amour sans l’œuvre du corps, sans
celle du cœur, sans celle de l’esprit : c’est par l’œuvre divine qu’elle a accompli
la Loi. Raison apprécie bien que Madeleine ait cherché Jésus-Christ 1, mais
Amour s’en tait. Notez-le bien et ne l’oubliez pas, car elle manquait à la vie
divine — que Vérité nomme vie glorieuse — tant qu’elle le cherchait.
Mais lorsqu’elle fut au désert, Amour la posséda et l’anéantit, et c’est pourquoi
Amour fit désormais son œuvre en elle, pour elle, sans elle, et elle vécut
désormais de la vie divine qui lui fit posséder la vie glorieuse. Désormais, elle
trouva Dieu en elle-même, sans le chercher ; et d’ailleurs, elle n’avait pas de
quoi, puisqu’

Amour l’avait possédée. Mais avant qu’Amour la possède 2, elle le cherchait par
le désir du vouloir en une façon de sentir selon l’esprit, et pour autant, elle était
humaine et d’humble condition, car elle était égarée, « marrie », et non pas Marie
3. Elle ne savait pas, lorsqu’elle le cherchait, que Dieu est tout entier partout ;
sinon, elle ne l’aurait pas cherché. Et je n’ai trouvé personne qui le sût toujours,
si ce n’est la vierge Marie : jamais elle n'eut de volonté par sensualité ni ne fit
d’œuvre selon l’esprit, mais elle eut seulement la volonté de la divinité, laquelle
naît de l’opération divine. Vouloir seulement la volonté divine : voilà ce que fut,
est et sera son divin regard, sa nourriture divine, son amour divin, sa paix divine,
sa louange divine, tout son labeur et son repos. Et c’est pourquoi elle reçut, sans
aucun intermédiaire en son âme, la vie glorieuse de la Trinité en un corps mortel.

Chapitre 94. Du langage de la vie divine

[L’auteur, aux auditeurs :] Le langage de cette vie, qui est vie divine, c’est le
silence secret de l’amour divin. Elle y est venue depuis longtemps si elle
l’a voulu depuis longtemps. Il n’y a plus ici d’autre vie que de toujours vouloir la
volonté divine.

Pourquoi tarder à vous abandonner vous-même ? Car nul ne peut reposer au


suprême repos s’il n’est d’abord épuisé, j’en suis certain. Laissez les
Vertus avoir ce qui en vous leur appartient du vouloir tranchant et du cœur de
votre esprit, jusqu’à ce qu’elles vous aient acquittés de ce que vous devez à
Jésus-Christ ; cela, il convient de le faire, avant que de venir à la Vie.

Au nom de Dieu, comprenez ce que dit Jésus-Christ lui-même : ne dit-il pas en


l’Evangile que « quiconque croira en moi fera les œuvres mêmes que je fais, et il
en fera encore de plus grandes1 »? Où se trouve, je vous le demande, le sens
caché de cette parole ? Jusqu’à ce que l’on ait payé à Jésus-Christ tout ce qu’on
lui doit, on ne peut trouver la paix du pays de l’état divin où demeure la Vie. Que
Dieu vous donne rapidement l’accomplissement de votre perfection naturelle,
l’accord des puissances de l’âme et la satisfaction en toutes choses ! Cela, il
vous faut l’avoir, car c’est là le sentier de la vie divine, que nous appelons « vie
glorieuse ». Et cet état dont nous parlons, dont Amour, par sa bonté, nous donne
le modèle, reconduit aujourd’hui l’âme à son premier jour : celui qui est
reconduit aujourd’hui à son premier jour, c’est celui qui acquiert sur terre
par obéissance à Dieu, l’innocence qu’Adam perdit au paradis terrestre par
désobéissance2. Cependant, la peine lui en demeure : puisque Jésus-Christ
l’assume, il est bien normal qu’elle nous demeure.

Les vrais innocents n’ont jamais raison et l’on ne leur fait jamais tort ; ils sont
tout nus et n’ont rien à cacher : tous se cachent à cause du péché d’Adam, mais
pas ceux qui sont anéantis, car ils n’ont rien à cacher.

Chapitre 95. Comment le pays des égarés est éloigné du pays de ceux qui
sont anéantis

[L’auteur, aux auditeurs :] Le chemin est bien long du pays des Vertus, dont
jouissent ceux qui sont égarés, à celui des oubliés et des anéantis en
complet dépouillement, ou à celui des glorifiés en l’état le plus haut, là où Dieu
est abandonné par lui-même en lui-même. Il n’est alors ni connu, ni aimé, ni loué
par ces créatures, sinon seulement de ce qu’on ne peut ni le connaître, ni l’aimer,
ni le louer : telle est la somme de tout leur amour et la dernière étape de leur
chemin. Cette dernière étape reconduit à la première, car l’étape intermédiaire ne
s’en détourne pas. Puisque cette âme l’a achevée, il est juste qu’elle se repose en
celui qui peut tout ce qu’il veut par la bonté propre à son être divin ; aussi peut-
elle tout ce qu’elle veut, sans que lui soient repris les dons de celui qui
possède son être en propre. Et pourquoi pas ? Ses dons à elle sont aussi grands
que celui qui a donné cela, et ce don-là le meut de lui-même en lui-même : il est
Amour même, et Amour peut tout ce qu’il veut ; pour autant, ni Crainte, ni
Discernement, ni Raison ne peuvent rien dire contre Amour.

Cette âme, selon ce qu’elle comprend, vit en plénitude ; mieux : Dieu la vit en
elle sans empêchement de sa part, et c’est pourquoi les Vertus n’ont pas de quoi
lui faire des reproches. Pour autant, elle parle ainsi à Dieu :

Chapitre 96. Où l’âme parle à la Trinité

L'âme : Ah ! Seigneur qui pouvez tout ! Ah ! Maître qui savez tout ! Oh ! amis qui
valez tout ! faites tout ce que vous voudrez ! Cher Père, je ne puis rien ; cher Fils,
je ne sais rien ; chers amis, je ne vaux rien, et c’est pourquoi je ne veux rien. Au
nom de Dieu, ne laissons jamais entrer en nous une chose de nous-même ou
d’autrui, pour laquelle il faudrait faire sortir Dieu de sa bonté !

[L’auteur, aux auditeurs 1 :] Il y eut une fois une créature qui mendiait, et
longtemps elle chercha Dieu dans sa créature pour voir si elle l’y trouverait
comme elle le voulait, et comme il y serait lui-même si la créature le laissait
opérer ses œuvres divines en elle sans qu’elle l’en empêche ; mais elle n’en
trouva rien et demeura au contraire affamée de ce qu’elle poursuivait. Et
lorsqu’elle vit qu’elle n’avait rien trouvé, elle se mit à penser ; et en pensant,
elle se dit à elle-même qu’il fallait le chercher — et c’est ainsi qu’elle le
poursuivait — au fond du cœur de son entendement, par la pureté de sa haute
pensée. Et c’est là que cette mendiante créature alla le chercher, et elle
pensa qu’elle écrirait sur Dieu de la façon dont elle voulait le trouver en ses
créatures. Et c’est ainsi qu’elle écrivit ce que vous entendez, et qu’elle voulut
que son prochain trouve Dieu en elle, par ses écrits et ses paroles ; autrement dit,
comprenez qu’elle voulait que son prochain soit parfaitement comme elle en
aurait discouru (tous ceux, du moins, à qui elle voulait le dire !). Mais en faisant,
disant et voulant cela, elle demeurait, sachez-le, mendiante et encombrée d’elle-
même ; et c’est parce qu’elle voulait faire ainsi, qu’elle mendiait.

Chapitre 97. Comment le paradis n’est pas autre chose que de voir Dieu

La très haute demoiselle de Paix, elle qui vit de vie glorieuse, mieux encore :
de la gloire même qui est seulement en paradis : Certes, le paradis n’est
pas autre chose que de seulement voir Dieu ; et c’est pourquoi le larron fut en
paradis dès que son âme eut quitté son corps ; même si Jésus-Christ, le Fils de
Dieu, n’est pas remonté au ciel avant l’Ascension, il fut, lui, le jour même du
Vendredi saint en paradis 1. Comment cela peut-il être ? Il faut bien qu’il en soit
ainsi, puisque Jésus-Christ le lui avait promis, et il est donc vrai qu’il y fut le
jour même : c’est parce qu’il vit Dieu, qu’il fut en paradis et qu’il le posséda ;
car le paradis n’est pas autre chose que de voir Dieu. Et quelqu’un s’y trouve en
vérité pour autant et aussi souvent qu’il est désencombré de lui-même ; et
cela, non pas glorieusement — car, pour cette créature, son corps est trop
grossier —, mais divinement, car au-dedans, elle est parfaitement délivrée de
toutes les créatures ; et c’est pourquoi elle vit de gloire, sans intermédiaire, et
elle est en paradis sans y être.

Recherchez le sens caché de ces paroles, si vous voulez les comprendre, sinon
vous les comprendrez mal ; en effet, elles sembleront quelque peu contradictoires
à celui qui n’ira pas jusqu’au cœur de ce sens caché. Mais ce qui ne fait que
sembler n’est pas la vérité : il n’y a qu’elle-même qui le soit, et rien d’autre2.

Mais à quoi donc pensait l’âme qui fit ce livre, en voulant que l’on trouve Dieu
en elle pour vivre cela même qu’elle en dirait? Il semble qu’elle ait voulu se
venger, c’est-à-dire, qu’elle ait voulu que les créatures mendient auprès d’autres
créatures comme elle le fit elle-même !

L’âme qui écrivit ce livre : Certes, il convient de le faire avant que l’on vienne
en tout point à l’état de liberté, j’en suis tout à fait certaine. Et pourtant, j’étais si
sotte au temps où je fis ce livre, ou plutôt, au temps où Amour le fit pour moi à
ma requête, que je faisais valoir quelque chose que l’on ne pouvait ni faire, ni
penser, ni dire, tout comme quelqu’un qui voudrait enfermer la mer dans son œil,
porter le monde sur la pointe d’un jonc ou illuminer le soleil avec une lanterne
ou une torche. Oui, j’étais encore plus sotte,

Lorsque je faisais valoir ce qu’on ne pouvait dire, Et que je m’encombrais de ces


mots à écrire.

Mais ainsi pris-je ma course Et vins à ma rescousse Au plus haut échelon De


l’état dont nous parlons,

Qui est en perfection,

lorsque l’âme demeure en pur néant et sans pensée, et pas avant.

Chapitre 98. Raison demande ce que font ceux dont l'état est au-dessus de
leurs pensées

Raison : Au nom de Dieu, que font donc ceux dont l’état est au-dessus de leurs
pensées?

Amour : Ils sont saisis en celui qui est au sommet de sa montagne, et ainsi sont-
ils saisis de cela même qui est au fond de leur vallée 1, par un rien-
penser enfermé et scellé en la clôture secrète de la plus haute pureté de cette âme
excellente ; cette clôture, personne ne peut l’ouvrir, ni la desceller, ni la
fermer lorsqu’elle est ouverte, à moins que l’aimable Loin-Près, à la fois très
loin et très près, ne la ferme ou ne l’ouvre : il est seul à en avoir les clefs, et
personne d’autre ne les porte ni ne pourrait les porter.

(Aux âmes libérées :) Et vous toutes, mesdames, à qui Dieu, dans sa bonté
divine, a donné cette vie abondamment et sans retour — et non seulement
cette vie dont nous parlons, mais encore, avec elle, celui dont personne n’a
jamais parlé —, vous reconnaîtrez en ce livre votre exercice. Quant aux âmes qui
ne sont pas telles, ni ne le furent, ni ne le seront, elles ne sentiront pas ni ne
reconnaîtront cet état ; cela leur est et leur sera impossible : elles ne sont point,
sachez-le, du lignage dont nous parlons, pas plus que les anges du premier ordre
ne sont des Séraphins ni ne peuvent en être, car Dieu ne leur donne pas l’état
des Séraphins 2. Et les âmes qui ne sont pas encore telles — sinon déjà en Dieu,
et c’est pourquoi elles le seront un jour —, elles reconnaîtront cet état et le
sentiront plus fortement encore qu’elles ne l’ont connu et senti, du fait du lignage
auquel elles appartiennent et appartiendront. Mais les gens dont nous parlons, qui
déjà sont tels et le seront encore, ils reconnaîtront dès qu’ils l’entendront,
sachez-le, le lignage auquel ils appartiennent.

Chapitre 99. Comment les gens qui sont en cet état sont en souveraineté sur
toutes choses

[L’auteur, aux auditeurs :] Les gens qui sont en cet état, sont en souveraineté sur
toutes choses. En effet, la noblesse de leur esprit est celle de l’ordre angélique le
plus élevé, les anges étant créés selon une hiérarchie ordonnée. Ces gens ont
donc la demeure du plus élevé de tous les ordres pour ce qui est de l’esprit, et la
complexion la plus noble pour ce qui est de la nature ; en effet, ils sont sanguins
ou colériques, et non pas mélancoliques ni flegmatiques 1, et ainsi ont-ils la
meilleure part des dons de la fortune, car tout est à leur volonté et à leur
nécessité, pour eux comme pour leur prochain, sans reproches de Raison.
Ecoutez donc avec envie cette grande perfection des âmes anéanties dont nous
parlons !

Chapitre 100. Comment il y a une grande différence entre les anges

Amour : On dit, et je le dis moi-même, qu’il y a une aussi grande différence de


nature entre les anges, qu’entre les hommes et les ânes ! C’est facile à croire : la
sagesse divine a voulu qu’il en soit ainsi. Et que personne ne demande pourquoi,
s’il veut le croire plutôt que se tromper, car c’est là vérité. Et tout ce que l’on
dirait des anges entre eux, comme vous l’avez entendu, on le dirait, quant à la
grâce, de la différence entre les anéantis dont nous parlons et tous ceux qui ne le
sont pas.

Ils sont très bien nés, ceux qui sont de ce lignage ; ce sont là personnes royales.
Leurs aïeux sont d’excellente noblesse et de grande destinée, et elles
ne pourraient faire œuvre de petite valeur, ni commencer quelque chose qui
n’aboutisse à bonne fin ; en effet, ces personnes sont à la fois les plus humbles
qu’elles peuvent être et les plus grandes qui doivent être, au témoignage de
Jésus-Christ lui-même disant que le plus petit sera le plus grand au royaume des
cieux 1. On doit bien le croire, mais nul ne le croira s’il n’est tel : celui qui est
tel que ce qu’il croit, il le croit vraiment ; mais qui croit ce qu’il n’est pas, c’est
qu’il ne vit pas ce qu’il croit ; et celui-là ne le croit pas vraiment, car la vérité du
croire est d’être tel que ce que l’on croit. Et celui qui croit quelque chose,
c’est celui qui est tel que ce qu’il croit : il n’a plus rien à faire, ni de lui-même,
ni d’autrui, ni même de Dieu, pas plus que s’il n’était pas, alors qu’il est.
Comprenez le sens caché de cela : c’est en sa volonté, que ce qui est n’est pour
lui rien de plus que si ce n’était pas.

En ces trois morts2 est accomplie la perfection de cette vie illuminée3. Je


l’appelle illuminée en ce qu’elle dépasse la vie anéantie, qui est aveugle : l’âme
aveugle soutient les pieds de l’illuminée, celle-ci étant plus noble et plus
aimable. Elle ne sait rien de qui que ce soit, Dieu ou homme, car elle n’est pas ;
mais Dieu le sait de lui-même, en lui-même, pour elle-même et par elle-même.
Cette dame ne cherche jamais Dieu : elle n’a pas de quoi et n’a que faire de lui.
Il ne lui manque pas ; pourquoi le chercherait-elle donc ? Celui qui cherche est
avec lui-même, et ainsi se possède-t-il ; mais ainsi lui manque-t-il quelque
chose, puisqu’il se met à chercher.

Chapitre 101. Comment cette âme ne veut rien faire, si bien que rien ne lui
manque, pas plus qu’à son bien-aimé

L’âme : Pardieu ! Pourquoi ferais-je quelque chose que mon bien-aimé ne ferait
pas ? Il ne lui manque rien ; que me manquerait-il donc ? En vérité, je
me tromperais si quelque chose me manquait, puisqu’il ne lui manque rien : s’il
ne lui manque rien, il ne me manque rien ! Et cela m’enlève l’amour de moi-
même, si bien que je me donne à lui sans intermédiaire et sans retenue. Je viens
de dire qu’il ne lui manque rien : que me manquerait-il donc ? Il ne cherche rien
: que chercherais-je donc? Il ne pense à rien : que penserais-je donc ?

(La même, anéantie et glorifiée par défaut d’amour-propre :) Je ne ferai rien,


Raison, mais cherchez quelqu’un qui fasse quelque chose ; et cela, vous le ferez,
telle que je vous connais ! Mais, Dieu merci, je n’ai garde de vous. Moi, j’ai fini
de faire quoi que ce soit1 !

Raison : Mais depuis quand ? Et à quel moment ?

L’âme : Depuis le moment où Amour m’ouvrit son livre. En effet, ce livre est
ainsi fait, qu’aussitôt qu’Amour l’ouvre, l’âme sait tout ; et ainsi a-t-elle tout, et
ainsi est accomplie en elle toute œuvre de perfection par l’ouverture de ce livre.
Cette ouverture m’a fait voir si clair, qu’elle m’a fait rendre ce qui est sien et
reprendre ce qui est mien ; c’est-à-dire que lui est, et c’est pourquoi il se
possède toujours lui-même, alors que moi je ne suis pas, et c’est pourquoi il est
bien juste que je ne me possède pas. Et la lumière de l’ouverture de ce livre m’a
fait trouver ce qui est mien et y demeurer ; et c’est pourquoi je n’ai pas tant
d’être que quelque chose de lui puisse être en moi \ Ainsi le Juste m’a-t-il, par
justice, rendu ce qui est mien, et montré à nu que je ne suis pas ; et c’est pourquoi
il veut, par justice, que je ne me possède pas : cette justice est écrite au cœur du
Livre de Vie. Il en va de ce livre et de moi comme il en alla de Dieu et des
créatures lorsqu’il les créa : quand il le voulut de sa bonté divine, tout cela fut
fait à l’instant même par sa puissance divine, et tout fut ordonné à l’heure même
par sa sagesse divine.

[Aux auditeurs :] Au nom de Dieu, regardez ce qu’il fit, ce qu’il fait et ce qu’il
fera, et vous trouverez alors la paix, une paix commune, une paix souveraine, une
paix absolue, elle-même envahie d’une telle paix que la corruption de votre
complexion n’y pourrait jamais être cause de châtiment si vous demeurez en elle.
Mon Dieu ! Que ces paroles sont belles et grandes, pour qui comprend la vérité
de leur sens caché !

Chapitre 102. Où Entendement-de-l’âme-anéantie montre combien il est


pitoyable que la malice l’emporte sur la bonté

Entendement-de-l'âme-anéantie : Pardieu ! Ne suis-je pas assez dans la prison


de la corruption où il me faut être, que je le veuille ou non, sans que je me loge
en celle du châtiment ? Mon Dieu ! Quelle pitié lorsque la malice l’emporte sur
la bonté ! Et cela pour le corps comme pour l’esprit. L’esprit est créé par Dieu,
et le corps est formé par Dieu 1 ; mais ces deux natures, unies pour la corruption
selon la nature et selon la justice, échappent au châtiment dans les eaux du
baptême : ces deux natures sont bonnes, du fait de la justice divine qui les a
faites. Mais lorsque la faute vainc cette complexion et cette création que la bonté
divine a faites, il n’y a rien de plus pitoyable, pour petite que soit la faute ; nous
jetons alors dans l’amertume celui qui ne veut pas cela, et nous le forçons à se
déchaîner contre nous, car il n’y a pas de petite faute : ce qui ne plaît pas à la
volonté divine, il faut que cela lui déplaise.

Connaissance de Lumière Divine : Mon Dieu ! Qui donc ose appeler cela petit ?
Je prétends que celui qui le nomme « petit », ne fut ni ne sera jamais
bien illuminé, à moins qu’il ne s’en amende. Mais il y a plus grave encore : il a
méprisé le bon plaisir de son seigneur, en cette négligence. Il y aurait beaucoup
à dire sur la différence entre un tel serviteur et celui qui sert son seigneur en tout
point, et en tout ce dont il sait que cela puisse plaire à sa volonté !

Chapitre 103. Où l’on montre ce que veut dire que le juste tombe sept fois
par jour 1

L’âme : Certains tirent argument de ce que l’Ecriture dit que le juste tombe sept
fois par jour 2. Mais quels ânes seraient-ils, s’ils comprenaient que ce soit en
choses sujettes à châtiment ! Le châtiment, il est pour qui tombe dans une faute
par le consentement de sa volonté ; alors que la corruption, elle, est due à la
grossièreté de la complexion de notre corps. Sinon, à ce compte, s’il fallait
pécher contre notre volonté sept fois par jour, il semblerait que nous n’ayons
pas de volonté libre ! Ce n’est pas le cas, Dieu merci ! Car il faudrait que Dieu
ne soit pas Dieu pour que la vertu me soit enlevée malgré moi. En effet, pas
plus que Dieu ne peut pécher, lui qui ne peut le vouloir, je ne puis pécher sans
que ma volonté le veuille : en son amour, mon bien-aimé m’a donné cette
liberté par sa bonté. Mais si je voulais pécher, pourquoi ne le supporterait-il pas
? S’il ne le supportait pas, son pouvoir m’enlèverait ma liberté ; mais sa bonté
ne pourrait supporter que son pouvoir m’ôte ma liberté en rien ; autrement dit,
elle ne pourrait supporter qu’aucun pouvoir m’ôte mon vouloir sans que
ma volonté y consente. Sa bonté m’a donc donné, par pure bonté, une volonté
libre : en tout ce qu’il a fait pour moi, il ne m’a rien donné de meilleur ; le
reste, il me l’a prêté par courtoisie, et s’il me le reprend, il ne me fait aucun tort ;
mais ma volonté, il me l’a librement donnée, et c’est pourquoi il ne peut
la retrouver s’il ne plaît à mon vouloir. Le maître de l’amour m’a donné par
amour une telle noblesse en sa bonté, que jamais la liberté de mon vouloir ne
peut m’enlever de lui si je ne le veux.

Chapitre 104. Où l’âme dit comment Dieu lui a donné sa volonté libre

L’âme : Voyez comment Dieu m’a librement donné ma volonté libre ! J’ai dit plus
haut qu’il m’a en plus donné autre chose ; mais en disant cela, on
pourrait comprendre qu’il ne m’aurait pas tout donné, vu qu’il ne m’a donné que
la volonté libre, et que les autres choses, il me les a prêtées. Certes, ce serait
mal comprendre, car il m’a tout donné et il n’aurait rien pu retenir sans me le
donner, ce que confirme Amour lorsqu’il dit que ce ne serait pas amour de bien-
aimé à moins de cela. En effet, en me donnant par sa pure bonté une volonté
libre, il m’a tout donné pour peu que ma volonté le veuille : il ne possède rien
d’autre, j’en suis certaine.

Crainte : Au nom de Dieu, Madame, en quoi vous a-t-il tout donné ?

L’âme : En ce que je lui ai donné librement ma volonté, sans aucune retenue, en


complet dépouillement, pour sa bonté et sa seule volonté, tout comme en sa bonté
divine, il me la donna de sa volonté divine pour mon profit.

Maintenant, j’ai dit qu’il faudrait que Dieu ne soit pas Dieu si la vertu m’était
enlevée malgré moi. C’est vrai : il n’y a rien de plus certain que ce que Dieu est,
et rien de moins certain que de prétendre que la vertu me soit enlevée sans que
ma volonté le veuille ; et cela est bien loin de ce que l’Ecriture dise que le juste
tombe sept fois par jour en choses sujettes à châtiment !

Chapitre 105. Ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour

Vérité : Je vais vous dire ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour. Il
faut comprendre que, lorsque la volonté du juste est tout adonnée, sans plus
d’empêchement, à contempler la bonté divine, le corps est faible et induit aux
fautes à cause de l’héritage du péché d’Adam ; et c’est pourquoi il
s’incline souvent à désirer chose moindre que la bonté de Dieu ; et cela,
l’Ecriture l’appelle « chute », car c’en est bien une, mais la volonté du juste se
garde de consentir à la faute qui pourrait naître de cette inclination. Si bien que
cette chute où tombe le juste par l’inclination susdite, lui est plus une vertu qu’un
vice, du fait de sa volonté qui demeure libre en refusant toute faute, comme on l’a
dit. Ainsi pouvez-vous comprendre comment, de si haut, le juste tombe si bas, et
comment cette chute, même si elle le fait tomber bien bas, lui est plus une vertu
qu’un vice.

Maintenant, comprenez : si le juste tombe sept fois, c’est donc qu’il est relevé
sept fois, sinon il ne pourrait pas retomber sept fois ! Celui-là est bien heureux,
qui tombe souvent de là-haut, car cela veut dire qu’il vient de là où véritablement
personne ne va s’il ne porte à bon droit le nom de juste. Et pourtant, plus heureux
encore celui qui toujours y demeure ! Mais nul ne peut y être continuellement
tant que l’âme est accompagnée en ce monde de ce méchant corps ; cependant, ce
genre de chute ne fait pas perdre la paix dans les reproches ou les remords de
la conscience, si bien que l’âme ne vivrait plus dans la paix des dons qui lui sont
faits par-dessus les Vertus — non pas contre les Vertus, mais par-dessus. Et
si cela ne pouvait être, c’est donc que Dieu serait sujet de ses Vertus, et que les
Vertus seraient contre l’âme, elles qui tiennent l’être de leur seigneur et pour
son profit l.

Chapitre 106. Comment l’âme déclare l’ensemble de ses demandes

L’âme : Maintenant, je vais déclarer l’ensemble de mes demandes : en elles,


toutes mes requêtes seraient complètement satisfaites. Non pas que je sache
demander ce que je demande ou voudrais demander, car les anges de tous les
ordres et les saints et saintes qui leur appartiennent ne le savent pas : si ceux-là
ne le savent pas, le dixième état, qui appartient à la gloire mais à aucun de ces
neuf ordres, ne saurait davantage le demander !

Raison : Mais vous, Madame, savez-vous en demander quelque chose ?

L’âme : Mais oui, pardi !

Amour : Elle peut bien le savoir par la nature divine de l’attirance de son amour,
qui forme en elle ses demandes sans qu’elle le sache, si bien que ses demandes
sont étrangères à tout pays où une créature peut avoir connaissance.

L’âme : Qu’y a-t-il là de surprenant ? Pourquoi n’y aurait-il pas quelqu’un


d’autre que moi qui le saurait et qui serait ainsi en moi ? Cet autre, c’est
Amour secret, qui est au-delà de toute paix1, là où mon amour est ancré sans moi-
même. Cette attirance vient de sa bonté pour moi, laquelle me renouvelle
continuellement en amour. Mais parce qu’il est cela de lui-même, en moi et pour
moi, et parce que je le demande par l’attirance de sa pure nature sans
le demander de moi-même, je n’en puis rien savoir ; tous ceux qui sont en gloire
ne font pas cela, mais celui-là seul qui est un seul Dieu en trois personnes.

Amour : Mais en ce qu’elle a dit qu’elle allait déclarer l’ensemble de ces


demandes, il faut comprendre que c’est celui qui a ce qu’elle a qui va les
déclarer ; car en vérité, ce qu’elle a, personne d’autre que Dieu ne peut le dire ni
le penser, lui qui opère en elle continuellement de son opération propre, sans
celle de l’âme et par sa bonté divine.

Chapitre 107. Où commencent les demandes de l’âme 1

[L’auteur :] La première chose qu’elle demande, c’est de se voir toujours — si


tant est qu’elle voit quelque chose — là où elle était lorsque, de rien, Dieu fit
tout ; et ainsi, d’être certaine de n’être rien d’autre que cela maintenant et
toujours, pour autant qu’il dépende d’elle et à supposer qu’elle ne fasse
jamais tort à la bonté divine.

La seconde demande, c’est de voir ce qu’elle a fait de la volonté libre que Dieu
lui avait donnée ; et elle verra ainsi qu’elle a enlevé à Dieu même sa volonté, en
un seul instant où elle a consenti au péché. Il faut comprendre que Dieu hait tout
péché, et celui qui consent à pécher, il enlève à Dieu sa volonté : c’est vrai, car
il fait alors ce que Dieu ne veut pas et qui est opposé à sa divine bonté.

Chapitre 108. Une belle considération pour éviter le péché

[L’auteur :] L’âme doit donc considérer la dette d’un seul de ses méfaits, pour
voir combien elle doit pour deux, si par deux fois elle y est tombée.

La Lumière de l’âme : Par deux fois ? En vérité, pas plus que l’on ne pourrait
compter les reprises de mon souffle, pas plus — bien moins, au contraire ! — on
ne pourrait compter les fois où j’ai enlevé à Dieu sa volonté. Aussi longtemps
que j’ai eu une volonté, je n’ai fait que cela ! Ainsi ma volonté était-elle perdue,
jusqu’à ce que je la rende en complet dépouillement à celui qui me l’avait
donnée librement en sa bonté. En effet, celui qui fait le bien mais voit un bien
plus grand encore qu’il peut faire et qui lui est demandé, s’il ne le fait pas, il
pèche. Considérez donc ce que vous devez pour une seule de vos fautes, et vous
trouverez que vous devez à Dieu pour elle autant que vaut sa volonté, vous qui la
lui avez enlevée en faisant la vôtre. Pour mieux comprendre cela, considérez ce
qu’est la volonté de Dieu : c’est la Trinité tout entière, qui est une seule volonté.
Ainsi, la volonté de Dieu dans la Trinité est une seule nature divine, et l’âme doit
tout cela à Dieu pour une seule de ses fautes.

Nous allons faire une comparaison pour ceux qui comprennent de façon animale.
Supposons que cette âme qui est néant, soit maintenant aussi riche que Dieu : si
elle voulait être quitte de la dette qu’elle devrait pour une seule faute, et payer à
Dieu ni plus ni moins que ce qu’elle lui devrait alors, elle retomberait en son
néant et y resterait ; et cela pour peu qu’elle ait voulu commettre une seule faute,
et en supposant qu’elle ne soit pas néant d’elle-même et qu’elle ait par nature
cela même que Dieu a. Ainsi, ne conviendrait-il pas qu’elle se réduise à rien
selon le droit, il ne lui resterait quand même rien pour être quitte de sa faute en
rigueur de justice.

Et si l’on peut dire cela d’un seul péché, que pourrait donc dire Vérité si elle
voulait parler des autres en s’en tenant au droit ? Il lui faut pourtant le dire, car
elle est elle-même ce droit, et rien d’autre que lui !

L’âme, se répondant à elle-même : Oui, Madame, si vous possédiez tout ce dont


ce livre parle, même en ne donnant rien à Dieu, cela lui appartiendrait quand
même en tant que dette et sans que vous soyez quitte. — Et combien dois-je donc
pour les autres péchés, alors que personne ne peut les compter, sinon Justice et
Vérité ? — Hélas, cette dette, je la dois et la devrai sans fin et sans escompte !
En effet, avant même de devoir quelque chose, je n’avais déjà rien, vous le savez
et le voyez ; car ma volonté, Dieu me l’a donnée pour faire la sienne et le gagner
ainsi lui-même par lui-même... Hélas ! et j’ai ajouté à ma pauvreté la grande
pauvreté du péché ! et d’un péché que personne ne connaît, sinon Vérité seule !

Chapitre 109. Comment l’âme s’étonne de ne pouvoir suffisamment


satisfaire pour ses fautes

L’âme : Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! Qui suis-je donc maintenant, alors que
je n’étais déjà rien avant de devoir quelque chose ? Qui suis-je donc si je n’étais
déjà rien avant de devoir à mon Dieu quelque chose du fait de ma volonté propre
? Et alors que je ne serais toujours rien sans être pour autant acquittée d’une
seule de mes fautes — oui, d’une seule, pas plus ! —, si j’avais cela même que
dit ce livre dans la comparaison que vous avez entendue ? Et cela ou autre chose,
je ne l’ai ni ne puis l’avoir en moi ! Et si je l’avais, vous voyez où j’en serais
une fois acquittée d’un seul péché ! Oui, jamais je n’ai rien eu et je ne puis rien
gagner de moi-même, et personne ne peut rien me donner pour payer mes dettes.
Oui, Vérité, qui suis-je ? Je vous en prie, dites-le-moi !

Vérité : Vous êtes néant, et cela avant même de m’avoir fait aucun tort en ce que
je vous ai donné. Vous êtes même autre que cela, car vous êtes moins que rien, et
cela autant de fois que vous avez voulu autre chose que ma volonté.

L’âme qui a fait le mal : Oui, en toute vérité, je ne suis rien d’autre, je le sais
bien, et c’est vous, Vérité, qui me l’avez appris. Et il n’y a rien que je sache
mieux que ceci : si Dieu s’en tenait au droit, sans miséricorde pour un seul de
mes péchés, je ne devrais pas souffrir moins d’interminables tourments qu’il a
de puissance. Mais si vous êtes, vous, Droite Vérité, si vous êtes la justice raide
et rigoureuse, il y a Indulgence et Miséricorde, vos sœurs douces et courtoises,
qui me défendront devant vous pour toutes mes dettes, et en cela je trouve la
paix. Laquelle parmi ces sœurs, va me secourir ? Peu m’importe : je m’en remets
à elle de toute ma volonté, qu’elle soit Justice ou Miséricorde, Vérité ou
Indulgence. Oui, il m’importe peu de tomber en l’un ou l’autre de leurs deux
partis ; tout m’est égal, sans joie ni inquiétude. Et pourquoi sans joie ni
inquiétude ? Parce qu’il n’en peut venir ni dans la justice qu’il m’appliquerait, ni
dans la miséricorde qu’il me ferait ; aussi n’ai-je ni joie de l’un, ni chagrin de
l’autre. Puisqu’il n’y a là ni gain ni perte pour mon bien-aimé, tout m’est égal de
la part de celui-là seul qui est l’Egalité ; et cela me rend égale aussi, alors que
s’il m’en importait, je serais aussitôt divisée, car je serais avec moi-mêmel.

Le Fils de Dieu le Père est mon miroir en cela, car Dieu le Père nous donna son
Fils en nous sauvant ; et en nous faisant ce don, il ne considéra rien d’autre que
notre seul salut. Et le Fils nous racheta en mourant dans l’obéissance à son Père ;
ce faisant, il ne considéra rien d’autre que la seule volonté de son Père. Comme
le Fils de Dieu est notre exemple, nous devons le suivre en considérant nous
aussi et en voulant en toutes choses la seule volonté divine : ainsi serons-nous
fils de Dieu le Père à l’exemple de son Fils Jésus-Christ.

Mon Dieu, qu’il est doux de considérer cette volonté ! Il nous en a rendus
capables : non pas qu’il me soit impossible de pécher si je le veux, mais il est
impossible que je pèche si ma volonté ne le veut pas. Ainsi sommes-nous
pleinement capables d’accomplir son vouloir s’il demeure en nous sans que nous
le cherchions ailleurs 2 : qui cherche ce qu’il possède, c’est par défaut de
connaissance, faute de posséder l’art qui donne cette science.

Chapitre 110. Comment l’art 1, en la créature, est une habileté subtile, qui
est en la substance de l’âme

Celle qui cherche : Qu’est-ce donc que l’art en la créature ?


Amour : C’est une habileté 2 subtile dont naît l’entendement, et qui donne en
l’âme la connaissance par laquelle on comprend ce qui est dit plus
parfaitement que celui-là même qui le dit, quelle que soit sa compréhension de ce
qu’il dit. Cela vient de ce que celui qui comprend se repose, alors que celui qui
parle travaille ; or, la connaissance ne peut souffrir le travail sans en devenir
moins noble

Cet art est agile, et c’est pourquoi il tend par nature à atteindre la plénitude de ce
qu’il entreprend. Ce qu’il entreprend, c’est le juste vouloir de Dieu, ni plus
ni moins. Cette habileté subtile est la substance de l’âme, tandis que la
connaissance en est le sommet, car elle est faite de substance et d’entendement.

[L’auteur :] Cette âme héberge en elle tout ce qui fait une vie de bonnes mœurs,
et c’est pourquoi Amour habite en elle et lui donne d’être ainsi ; mais elle,
elle demeure en néant, et non pas en l’amour 4. En effet, tant qu’elle demeure en
l’amour, l’âme se possède elle-même ; et tant qu’elle y demeure, cet amour la
rend orgueilleuse et frivole : c’est que Nature accompagne cet amour-là, si bien
qu’il y a souvent en cet état de quoi donner et prendre, ce qui rend l’âme
possessive et fière. Elle s’exerce alors dans les considérations distinctes et les
méditations, ce qui est propre à l’état de contemplation, laquelle retient Pensée
auprès d’elle pour s’en aider 5. Mais maintenant que cette âme demeure en néant
parce qu’Amour demeure en elle, cet état n’a plus prise sur elle 6, et pour autant,
plus rien en elle ne la rend triste ou frivole, car Pensée n’en a plus la seigneurie.
Elle a perdu l’usage de ses sens — non pas ses sens, mais leur usage —, car
Amour l’a ôtée du lieu où elle était en les laissant en paix, et il lui a ainsi ôté cet
usage : tel est l’accomplissement de son pèlerinage et son retour au néant par la
restitution de son vouloir lorsqu’il s’évanouit en elle 7. C’est là une capture de
haute mer ! car elle vit sans la volonté de son vouloir, si bien qu’elle est en un
état qui dépasse son conseil ; autrement, elle encourrait les reproches du
souverain qui met ici cette volonté hors d’elle, et elle serait alors en guerre avec
Amour — qui est le Saint-Esprit —, et encourrait les reproches du Père et le
jugement du Fils.

Chapitre 111. De la différence entre l’onction de paix et la guerre que fait le


reproche ou remords de conscience

Amour : Il y a bien de la différence entre l’onction de paix, qui dépasse tout sens
et qui demeure dans les délices de la satisfaction plénière que donne le bien-
aimé par union d’amour, et cette guerre que fait le reproche. Celui qui demeure
avec de la volonté connaît souvent cette guerre, quelque œuvre bonne que
fasse cette volonté ; alors qu’il est en paix, celui qui demeure en rien-vouloir, là
où il était avant de posséder le vouloir : la divine bonté n’a rien à lui reprocher.

L’âme libérée : Mon Dieu ! Comme c’est bien dit ! Mais cela, le bien-aimé doit
le faire sans moi-même, tout comme il me créa sans moi-même en sa
bonté divine. En effet, je suis une âme créée par lui sans moi, pour opérer de lui
à moi les œuvres difficiles des Vertus, lui pour moi et moi pour lui, jusqu’à ce
que je sois de nouveau en lui ; mais je ne puis être en lui s’il ne m’y met de lui-
même et sans moi, tout comme il me fit de lui-même et sans moi. Lui, il est la
Bonté incréée qui aime la bonté qu’elle a créée ; or, la Bonté incréée possède en
propre une volonté libre, et à nous aussi elle donne par sa bonté une volonté libre
et extérieure à sa puissance, sans aucun « pourquoi1 », sinon pour nous-mêmes et
pour que nous soyons par cette bonté. Ainsi avons-nous une volonté qui émane de
sa bonté et qui est extérieure à sa puissance, afin que nous soyons plus libres,
tout comme sa volonté à lui est extérieure à notre puissance dans sa propre
liberté.

Mais la divine Bonté vit que nous irions dans la voie du malheur et de la
perdition du fait de la volonté libre que Dieu nous a donnée et qui émane de sa
bonté, bonté qui nous est donnée par bonté ; si bien que la nature humaine s’est
unie à elle en la personne du Fils, afin de payer le mal que nous avons commis
par la désobéissance de notre volonté.

Volonté désobéissante : Aussi ne puis-je plus être ce que je dois, jusqu’à ce que
je sois de nouveau là où je fus, et comme j’y fus avant de sortir de Dieu aussi nue
que lui est, lui qui est ; oui, aussi nue1 que j’étais lorsque j’étais celui qui n’était
pas. Et il me faut avoir cela si je veux ravoir ce qui est mien ; autrement, je ne
l’aurai pas.

[L'auteur :] Comprenez le sens caché de cela si vous le voulez, mais surtout si


vous le pouvez ; si vous ne le pouvez pas, c’est que vous n’en êtes pas là, car
si vous en étiez là, vous y seriez ouverts. Si vous avez de quoi écouter cela, c’est
que vous n’êtes pas anéantis à ce point-là — autrement, je ne dis pas. Et si sa
bonté vous a enlevé la capacité d’écouter, je n’y contredis pas3.
Chapitre 112. De la bonté éternelle qui est amour éternel

[L’auteur :]Il a une bonté éternelle qui est amour éternel ; et elle tend, par sa
nature de charité, à donner et répandre toute sa bonté. Cette bonté éternelle
engendre une bonté communicable1 ; de cette bonté éternelle et de cette bonté
communicable procède l’amour intime2 de l’amant en l’aimée ; et
l’aimée regarde continuellement son amant en cet amour intime.

Chapitre 113. Que penser à la passion de Jésus-Christ fait avoir victoire sur
nous-mêmes

[L’auteur :] Je fais savoir à tous ceux qui entendront ce livre, qu’il nous faut
reproduire en nous-mêmes autant que nous le pouvons — par de dévotes
pensées, par les œuvres de perfection, par les exigences de Raison —, toute la
vie que mena Jésus-Christ et qu’il nous prêcha. Il dit en effet, comme déjà plus
haut : « Quiconque croira en moi fera les œuvres mêmes que je fais, et il en fera
encore de plus grandes1. » Cela, il nous faut le faire pour avoir victoire sur nous-
mêmes. Et si nous le faisions autant que nous le pourrions, nous parviendrions à
le posséder tout en mettant hors de nous toutes les pensées, toutes les œuvres de
perfection et toutes les exigences de Raison, car nous n’en aurions que faire : la
divinité opérerait alors en nous, pour nous-mêmes et sans nous-mêmes, ses
œuvres divines. Dieu est ce qui est ; c’est pourquoi il est ce qu’il est par lui-
même : amant, aimé, amour.

Chapitre 114. Si la créature humaine peut demeurer en vie tout en étant sans
elle-même

[L’auteur :] Je demande aux aveugles, ou à ceux qui sont illuminés1 et qui voient
mieux qu’eux, si la créature humaine peut demeurer en vie tout en étant sans elle-
même. Si ceux-là ne me le disent pas, personne ne me le dira, car personne ne le
sait s’il n’est de ce lignage.

Vérité, quant à elle, répond oui ; et Amour le souligne en disant que l’âme
anéantie est sans elle-même lorsqu’elle ne sent plus d’aucune façon ni la nature,
ni son opération, ni aucune œuvre intérieure, ni honte, ni honneur, ni aucune
crainte de quoi que ce soit qui advienne, ni aucune affection envers la bonté
divine, lorsqu’elle n’abrite plus aucune volonté, mais qu’elle est plutôt
perpétuellement sans volonté : elle est alors anéantie, sans elle-même, quoi que
Dieu puisse supporter d’elle ; elle fait alors toute chose sans elle-même, et elle
laisse ainsi toute chose sans elle-même. Ce n’est pas surprenant : elle n’est plus
pour elle-même, car elle vit de substance divine.

Chapitre 115. Où l’on parle de la substance éternelle ; comment Amour


engendre la Trinité en l'âme

[L’auteur :] Il y a une substance éternelle, une finition communicable, une


conjonction intime : le Père est la substance éternelle ; le Fils est la fruition
communicable ; le Saint-Esprit est la conjonction intime. Cette conjonction
intime procède de la substance éternelle et de la fruition communicable et elle se
fait par l’amour divin.

L’âme envahie par la bonté divine : Oui, Unité, vous engendrez l’unité : Unité
réfléchit son ardeur en l’unité ; et ce divin amour d’Unité engendre en
l’âme anéantie, en l’âme libérée, en l’âme glorifiée, la substance éternelle, la
fruition communicable et la conjonction intime 1. De cette substance éternelle,
la mémoire reçoit la puissance du Père ; de cette fruition communicable,
l’entendement reçoit la sagesse du Fils ; et de la conjonction intime, la volonté
reçoit la bonté du Saint-Esprit, bonté qui le conjoint en l’amour du Père et du
Fils. Cette conjonction établit l’âme en l’être sans être qui est l’Etre, et cet Etre
est le Saint-Esprit même qui est amour du Père et du Fils. Cet amour du Saint-
Esprit s’écoule en l’âme et se répand en abondance de délices, par le don unique
et éminent que le Bien-Aimé souverain fait en une conjonction très choisie et
magistrale, lorsqu’il se donne en sa simplicité en se faisant simple. Et il se donne
en simplicité en ce qu’il montre qu’il n’y a rien hors de lui, de qui toute chose
tient l’être, si bien qu’il n’y a rien hors de lui en amour, qui soit lumière, union
et louange : il n’y a qu’une seule volonté, un seul amour, une seule opération en
deux natures, une seule bonté, grâce à la conjonction qu’opère la force de la
transformation d’amour de mon bien-aimé, domaine sans limite du débordement
de l’amour divin, amour divin que la volonté divine exerce en moi et pour moi,
sans que je la possède.

Chapitre 116. Comment l’âme se réjouit de l’épreuve de son prochain

[L’auteur :] Cette âme voit en son bien-aimé un amour accompli et parfait ; aussi
ne cherche-t-elle aucune occasion d’avoir son aide, mais elle prend plutôt ses
intérêts pour les siens. Elle se réjouit parfois à son insu en sa partie supérieure,
qu’elle le veuille ou non, des épreuves de son prochain, car elle voit en son
esprit et sait sans son savoir que c’est la voie par laquelle il parviendra au port
de son salut.

Cette âme voit sa propre lumière au point sublime où se fait l’union, et ainsi se
plaît-elle au plaisir de celui auquel elle est unie ; en effet, ses plaisirs sont le
salut des créatures. Elle est unie à la volonté de son bien-aimé, et pour autant elle
trouve sa joie en sa bonté, du fait de l’accord par lequel sa bonté l’a ainsi unie à
lui à l’insu de Raison. Mais par là même, Raison s’aperçoit maintenant de sa
joie, et elle lui dit que c’est un péché que de se réjouir de l’épreuve de son
prochain : Raison juge toujours selon ce qu’elle sait, car elle veut toujours faire
l’œuvre qui lui appartient ; mais ici, elle est borgne et ne peut voir assez haut, et
c’est pourquoi elle se plaint ainsi à l’âme. Oui, Raison est borgne, on ne peut
dire le contraire, car personne ne peut voir les choses élevées s’il ne doit être
éternellement ; aussi, en toute justice, Raison ne peut voir cela, car il faut que son
être disparaisse.

Chapitre 117. Comment cette âme montre qu’elle est l’exemple du salut de
toute créature

Le très-haut Esprit, qui n’est plus sous la domination de Raison1 : Mais


maintenant, Dieu n’a plus où mettre sa bonté, sinon en moi ; il n’a plus où
s’abriter convenablement et il ne peut trouver où pouvoir se mettre tout entier,
sinon en moi ; et en cela, je suis exemple du salut, et non seulement exemple,
mais, qui plus est, le salut même de toute créature et la gloire de Dieu. Je vais
vous dire comment, pourquoi et en quoi : c’est parce que je suis la somme de
tous les maux !

En effet, je contiens par ma nature propre2 ce qui est mauvais, et je suis donc
toute malice ; alors que celui qui est la somme de tous les biens, contient en lui-
même et par sa nature propre, toute bonté, et il est donc toute bonté. Ainsi suis-je
toute malice et lui, il est toute bonté. Or, c’est au plus pauvre que l’on doit faire
l’aumône, sous peine de lui enlever ce qui lui appartient de droit ; et Dieu ne peut
être injuste sans se renier. Aussi sa bonté est-elle moi-même, du fait de ma
nécessité et de la justice de sa pure bonté : puisque je suis toute malice et qu’il
est toute bonté, il me faut avoir toute sa bonté pour que puisse être absorbée ma
malice ! Ma pauvreté ne peut s’accommoder de moins ! Et sa bonté ne pourrait
supporter que je mendie, puisqu’elle est puissante et forte ; alors qu’il me
faudrait forcément mendier s’il ne me donnait toute sa bonté, car je suis toute
malice ; et rien de moindre que le comble de l’abondance de toute sa bonté ne
peut combler l’abîme de ma propre malice. Par ce moyen, je reçois donc en moi-
même toute sa bonté divine, de sa pure bonté et par bonté ; je l’ai reçue sans
commencement et je la recevrai sans fin, car il a toujours su cette nécessité, et en
cela je l’ai toujours reçue dans la science de sa divine sagesse, par le vouloir de
sa pure bonté divine et par l’opération de sa divine puissance. Autrement, s’il
n’avait pas toujours agi ainsi envers moi, je n’existerais plus. Et c’est en cela
que je dis que je suis le salut de toute créature et la gloire de Dieu : de même que
le Christ, par sa mort, est le rachat de la multitude et la louange de Dieu le Père,
je suis, du fait de ma malice, le salut du genre humain et la gloire de Dieu le
Père3. En effet, Dieu le Père a donné toute sa bonté à son Fils, et cette bonté de
Dieu est donnée à connaître au genre humain dans la mort de son Fils Jésus-
Christ, lui qui est éternellement la louange du Père et le rachat de la créature
humaine.

L’âme : Je vous dis pareillement que Dieu le Père a répandu en moi toute sa
bonté, et qu’il me l’a donnée. Cette bonté de Dieu est donnée à connaître au genre
humain par le moyen de la malice ; d’où il appert clairement que je suis
éternellement la louange de Dieu et le salut de la créature humaine, car le salut
de toute créature n’est pas autre chose que la connaissance de la bonté de Dieu :
puisque tous auront par moi connaissance de la bonté de Dieu qui me fait cette
bonté, elle leur sera donc connue par moi, et elle ne l’aurait jamais été s’il n’y
avait eu ma malice. Puisque la bonté divine leur est connue par ma malice, et que
leur salut n’est pas autre chose que de connaître la bonté divine, je suis donc
cause du salut de toute créature en ce que la bonté de Dieu leur est connue par
moi ; et puisque la bonté de Dieu est connue par moi, je suis sa seule gloire et
sa seule louange, car sa gloire et sa louange ne sont pas autre chose que la
connaissance de sa bonté : notre salut et toute sa volonté ne consistent en rien
d’autre, en effet, qu’en connaître sa bonté divine, ce dont je suis cause, puisque
la bonté de sa pure nature est connue par la malice de ma nature cruelle, et que
je n’ai d’autre raison de posséder sa bonté, que ma propre malice.

Je ne puis non plus jamais perdre sa bonté, car je ne puis perdre ma malice ; et
ce point m’a assurée sans aucun doute de sa pure bonté. Et la seule nature de ma
malice m’a ainsi ornée de ce don, et non pas une œuvre de bonté que j’aurais
jamais faite ou que quelqu’un aurait pu faire : rien de cela ne me donne réconfort
ou espérance, mais seulement ma malice, car c’est par elle que je tiens cette
certitude.

Ainsi avez-vous vu — et vous pouvez le voir s’il y a en vous un tant soit peu de
lumière — comment, en quoi et pourquoi je suis le salut de toute créature et la
gloire de Dieu. Et puisque je reçois toute sa bonté, je suis donc cela même qu’il
est par transformation d’amour, car le plus fort transforme en lui le plus faible.

Cette transformation est riche de bien des délices : ils le savent, ceux qui l’ont
essayée ! Mais si la prunelle de l’œil est ce qu’il y a de plus fragile —
elle craint le moindre corps étranger, qu’il soit du feu, du fer ou de la pierre, ce
qui serait sa mort —, l’amour divin est encore plus vulnérable à tout ce qu’on
peut lui opposer lorsque l’on ne se tient pas toujours à toute la plénitude de son
pur vouloir.

Vous pouvez maintenant comprendre comment ma malice est cause de recevoir sa


bonté à l’occasion de la nécessité que j’en ai. En effet, Dieu laisse
parfois s’accomplir quelque mal pour un plus grand bien qui doit en naître
ensuite, et tous ceux qui sont créés par le Père et venus en ce monde, sont
descendus de la perfection à l’imperfection pour atteindre la plus grande
perfection : là est ouverte la plaie qui va guérir ceux qui étaient blessés à leur
insu4. Ces gens se sont humiliés d’eux-mêmes et ils ont porté la croix de Jésus-
Christ en l’œuvre de bonté par laquelle ils portent la leur.

Chapitre 118. Des sept états de l’âme dévote, que l’on appelle aussi « êtres1
»

L’âme : J’ai promis, dès qu’Amour eut lancé son emprise, de dire quelque chose
des sept états que nous appelons « êtres », car ils sont sept2. Ce sont les degrés
par où l’on monte de la vallée au sommet de la montagne si isolée que l’on n’y
voit que Dieu3 et chaque degré est établi en un état particulier4.

[L’auteur :] Le premier état, ou degré, c’est que l'âme touchée de Dieu par la
grâce et dépouillée de son pouvoir de péché, ait l’intention de garder au prix de
sa vie même — autrement dit, dût-elle en mourir — les commandements que
Dieu donne en la Loi. Pour autant, cette âme regarde et considère avec grand
respect que Dieu lui a commandé de l’aimer de tout son cœur, et son prochain
comme elle-même. Cela lui semble bien du travail à côté de ce qu’elle peut faire,
et il lui semble que si elle devait vivre mille ans, son pouvoir aurait assez de
seulement tenir et garder les commandements.

L’âme libre : En ce point et en cet état, je me suis trouvée jadis un temps. Mais
nul ne craint d’arriver au sommet, si son cœur est généreux et
intérieurement rempli de noble courage ; seul un cœur mesquin n’ose pas
entreprendre de grandes choses ni monter plus haut, par manque d’amour : c’est
là de la couardise, et elle n’est pas surprenante chez les gens qui demeurent ainsi
en une paresse qui ne leur permet pas de chercher Dieu ; or, ils ne le trouveront
jamais s’ils ne le cherchent pas avec diligence.

[L’auteur :] Le second état, ou degré, c’est que l’âme considère ce que Dieu
conseille à ses amis intimes, au-delà de ce qu’il commande ; car celui-là
n’est pas un ami, qui peut s’écarter d’accomplir tout ce qu’il sait plaire à son
ami. Aussi la créature s’abandonne-t-elle elle-même et s’efforce-t-elle d’agir au-
dessus de tous les conseils des hommes, dans les œuvres qui mortifient la nature,
dans le mépris des richesses, des délices et des honneurs, pour accomplir en
perfection les conseils de l’Evangile, ce dont Jésus-Christ est modèle. Aussi ne
craint-elle ni la perte de ce qu’elle a, ni les paroles des gens, ni la faiblesse
du corps, car son bien-aimé ne les a pas craints, et l’âme envahie par lui ne peut
les craindre davantage.

Le troisième état, c’est que l’âme se considère en l’affection d’amour de l’œuvre


de perfection, là où son esprit décide, par un bouillonnant désir de l’amour, de
multiplier en elle ces œuvres ; cela se fait par la subtile connaissance de
l’entendement de son amour, qui ne peut offrir à son bien-aimé pour le
réconforter, rien d’autre que ce qu’il aime. En effet, rien n’a de prix en amour,
que de donner au bien-aimé la chose la plus aimée.

Maintenant, la volonté de cette créature n’aime donc plus que les œuvres de
bonté, à travers la difficulté de ses grandes entreprises en tous les travaux dont
elle peut repaître son esprit. D’où il lui semble, à juste raison, qu’elle n’aime
que les œuvres de bonté ; et pour autant, elle ne peut rien donner à Amour si
elle ne lui en fait le sacrifice ; en effet, nulle mort ne lui serait un martyre, sinon
celle qui consiste à s’abstenir de l’œuvre qu’elle aime, c’est-à-dire des délices
de son bon plaisir et de la vie selon la volonté qui s’en nourrit. Et c’est pourquoi
elle abandonne de telles œuvres où elle trouve de si grandes délices, et met à
mort la volonté qui y prenait vie ; et elle s’oblige, pour être martyre, à obéir au
vouloir d’autrui en s’abstenant d’œuvre et de vouloir, et en accomplissant le
vouloir d’autrui pour détruire son vouloir. Et cela est plus difficile, beaucoup
plus difficile, que les deux états susdits, car il est plus difficile de vaincre les
œuvres du vouloir de l’esprit que de vaincre la volonté du corps ou de faire la
volonté de l’esprit. Aussi faut-il se broyer soi-même, en se cassant et en se
brisant soi-même, et élargir ainsi la place où Amour voudra se tenir ; et il faut
s’encombrer soi-même de plusieurs états pour se désencombrer et pour atteindre
son état5.

Le quatrième état, c’est que l’âme soit absorbée par élévation d’amour en délices
de pensée grâce à la méditation, et qu’elle soit détachée de tous les travaux du
dehors et de l’obéissance à autrui grâce à l’élévation de la contemplation ; cela
rend l’âme si fragile, si noble et si délicieuse, qu’elle ne peut supporter que rien
la touche, sinon l’attouchement du pur délice d’Amour dont elle jouit avec une
grâce singulière. Cet attouchement la rend orgueilleuse en abondance d’amour,
car elle en est maîtresse grâce à l’éclat, c’est-à-dire grâce à la clarté, de son âme
qui la remplit merveilleusement d’amour, en une grande foi et par la concorde de
l’union qui l’a mise en possession de ses délices.

L’âme prétend alors qu’il n’y a pas de vie plus haute que de posséder cela, dont
elle a seigneurie ; en effet, Amour l’a si grandement rassasiée de ses
délices, qu’elle ne croit point que Dieu puisse faire ici-bas à une âme un don
plus grand que cet amour qu’Amour a répandu en elle par amour.

Oui, il n’est pas surprenant que cette âme soit envahie, car Amour Gracieux
l’enivre complètement, si fort qu’il ne la laisse rien comprendre d’autre que lui,
en raison de la force dont Amour la délecte. Et pour autant, l’âme ne peut
apprécier un autre état ; en effet, la grande clarté d’Amour a tellement ébloui sa
vue, qu’elle ne lui laisse rien voir au-delà de son amour. Mais là, elle se trompe,
car il y a deux autres états que Dieu donne ici-bas, et qui sont plus grands et plus
nobles que celui-ci ; mais Amour a trompé bien des âmes à cause de la douceur
de la jouissance de son amour, qui envahit l’âme dès qu’elle s’en approche ! Et
nul ne peut s’opposer à cette force : cela, l’âme le sait, qui, par fin amour, a
exalté Amour au-delà d’elle-même.

Le cinquième état, c’est que l’âme considère que Dieu est, lui qui est et dont
toute chose tient d’être, et qu’elle-même n’est pas et n’est donc pas ce dont toute
chose tient d’être. Et ces deux considérations lui donnent un étonnement
émerveillé : elle voit qu’il est toute bonté, celui qui a mis une volonté libre en
elle qui n’est pas, sinon comme entière malice.

Maintenant que la bonté divine a mis en l’âme une volonté libre par pure bonté
divine, ce qui n’est pas — si ce n’est comme malice et qui est donc entièrement
malice — contient en soi la volonté libre de l’être de Dieu, de lui qui est l’Etre
et qui veut que ce qui n’a point d’être ait l’être en ce don qu’il lui fait. Et c’est
pourquoi la divine bonté répand devant elle, par le mouvement de la lumière
divine, un débordement qui ravit l’âme. Ce mouvement de la lumière divine,
répandu en lumière au-dedans de l’âme, montre à son vouloir l’égalité d’âme de
ce qui est et lui donne la connaissance de ce qui n’est pas, afin de l’ôter6 du lieu
d’où il est et où il ne doit pas être, et de le remettre là où il n’est pas et d’où il
est venu, là où il doit être.

Maintenant, ce Vouloir voit donc, par la lumière du débordement de la lumière


divine (lumière qui se donne à ce Vouloir pour le remettre en Dieu, car il ne peut
s’y rendre sans elle), qu’il ne peut de lui-même profiter s’il ne se sépare de son
vouloir propre ; en effet, sa nature est mauvaise, du fait de l’inclination qui la
porte au néant7, et le vouloir l’a réduit à moins que rien. Aussi l’âme voit-elle
cette inclination et cette perdition du néant de sa nature et de son vouloir propre,
et ainsi voit-elle dans la lumière que son Vouloir doit vouloir le seul vouloir
divin, et nul autre, et que c’est pour cela que lui fut donné ce Vouloir. Et c’est
pourquoi l’âme se retire du vouloir propre, et le Vouloir se retire de cette âme
pour se remettre en Dieu, pour se donner et se rendre à lui là où il fut pris à
l’origine, sans rien retenir de soi en propre, afin d’accomplir la parfaite volonté
divine ; celle-ci ne peut être accomplie en l’âme sans ce don, à moins d’être soit
en guerre, soit en défaillance ; et ce don opère en elle cette perfection et la
transforme ainsi en la nature d’Amour, qui la délecte d’une paix achevée et la
rassasie d’une nourriture divine. Pour autant, elle n’a plus garde de guerroyer en
sa nature, car son vouloir est remis dépouillé là où il fut pris et là où il doit être
par justice ; alors qu’elle était toujours en guerre tant qu’elle retenait en elle le
Vouloir hors de son être.

Maintenant, cette âme est donc « rien », car elle voit par l’abondance de la
connaissance divine son néant qui la rend nulle et la réduit à néant. Et ainsi est-
elle tout entière, car elle voit par la profondeur de la connaissance de sa malice,
laquelle est si profonde et si grande qu’elle n’y trouve ni commencement, ni
mesure, ni fin, mais un abîme abyssal et sans fond ; c’est là qu’elle se trouve sans
se trouver et sans rencontrer de fond. En effet, il ne se trouve pas, celui qui ne
peut s’atteindre ; et plus il se voit en cette connaissance de sa malice, plus il
connaît en vérité qu’il ne peut la connaître, pas même du moindre point qui fait
de cette âme un abîme de malice, un gouffre où elle s’abrite et se répand,
comme le péché dans le déluge, lui qui contenait toute perdition. Voilà comment
cette âme se voit sans le voir. Mais qui donc la fait voir à elle-même ? C’est la
profondeur d’Humilité, qui la place sur le trône8 et règne sans orgueil : là,
l’orgueil ne peut point pénétrer, puisqu’elle se voit elle-même sans se voir. Et ce
non-voir lui fait se voir parfaitement elle-même.

Maintenant, cette âme est établie au bas-fond, là où il n’y a pas de fond, ce qui
fait que ce soit si bas ; et cet abaissement lui fait voir très clairement le vrai
soleil de la bonté très haute, car elle n’a rien qui l’empêche de le voir. Cette
divine bonté se montre à elle par la bonté qui l’absorbe, la transforme et l’unit
par union de bonté en la pure bonté divine, dont Bonté est maîtresse. Et la
connaissance des deux natures dont nous avons parlé, à savoir de la divine bonté
et de sa malice, est la science qui l’a dotée de cette bonté. Et parce que l’Epoux
de sa jeunesse ne veut qu’une seule chose, lui qui est un9, Miséricorde a fait la
paix avec la ferme Justice en ayant transformé cette âme en sa bonté. Aussi est-
elle à la fois tout entière et pas du tout, car son bien-aimé la fait une.

Maintenant, cette âme est tombée d’amour en néant, un néant sans lequel elle ne
peut être tout entière. Cette chute est tellement profonde, si elle est bien tombée,
que l’âme ne peut se relever d’un tel abîme ; elle ne doit d’ailleurs pas le faire,
mais plutôt y demeurer : c’est là que l’âme perd son orgueil et sa jeunesse, car
son esprit est désormais un vieillard qui ne la laisse plus à la jouissance et à la
frivolité. En effet, le Vouloir s’est retiré d’elle, lui qui la rendait souvent, par
sentiment d’amour, fière, orgueilleuse et possessive en l’élévation de la
contemplation du quatrième état. Mais le cinquième état l’a mise à point en la
montrant à elle-même. Maintenant, elle voit par elle-même et connaît la bonté
divine, connaissance qui lui fait se voir elle-même en retour ; et ces deux visions
lui ôtent la volonté, le désir et l’œuvre de bonté, si bien qu’elle est tout entière
en repos et mise en possession d’un état de liberté qui la repose de toutes choses
en une noblesse excellente.

Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme
d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la
sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par sa majesté divine qui illumine10 cette
âme de lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même,
lui qui est et dont toute chose tient d’être. Ce qui est, c’est Dieu même, et pour
autant, elle ne voit rien qu’elle-même, car qui voit ce qui est, ne voit que Dieu
même se voyant en cette âme même par sa majesté divine. Alors l’âme est au
sixième état, affranchie de toute chose, pure et illuminée — mais non glorifiée,
car la glorification est au septième état ; nous le posséderons dans la gloire et nul
ne peut en parler. Cependant, cette âme ainsi pure et éclairée ne voit ni Dieu ni
elle-même, mais Dieu se voit par lui-même en elle, pour elle, sans elle. Et Dieu
lui montre qu’il n’y a rien qui puisse être hors de lui. C’est pourquoi elle ne
connaît que lui, si bien qu’elle n’aime que lui et ne loue que lui, car il n’y a
rien qui puisse être hors de lui. En effet, ce qui est, est par sa bonté ; et Dieu
aime sa bonté, quelque part qu’il en ait donnée par bonté ; et sa bonté
donnée, c’est Dieu même, et Dieu ne peut se retirer de sa bonté sans qu’elle lui
demeure ; c’est pourquoi ce qui est, est bonté, et la bonté est ce que Dieu est. Et
pour autant, la Bonté se voit par sa bonté dans la lumière divine du sixième état
où l’âme est illuminée. Ainsi n’y a-t-il rien qui soit hors de celui qui est et qui se
voit en cet être par sa majesté divine, dans la transformation d’amour de la bonté
répandue et remise en lui. Et pour autant, il se voit par lui-même en cette créature
sans rien lui donner en propre : tout lui est propre et est lui-même en propre11.
Tel est le sixième état que nous avions promis de dire aux auditeurs dès
qu’Amour eut lancé son emprise12 ; et Amour a de lui-même payé cette dette dans
sa haute noblesse.

Quant au septième état, Amour le garde en lui pour nous le donner en gloire
éternelle : nous n’en aurons pas connaissance jusqu’à ce que notre âme ait
laissé notre corps.

Chapitre 119. Comment l’âme qui a fait écrire ce livre s’excuse de l’avoir
fait si long en paroles, alors qu’il semble court et bref aux âmes qui
demeurent en néant et qui sont venues par amour en cet état

L’âme qui fit écrire ce livre : Oui, mesdames, vous qui n’êtes en rien connues,
vous qui êtes en l’être sans vous séparer de l’Etre en rien connu, vraiment, vous
n’êtes connues en rien1 ! Mais cela vaut dans le pays où Raison a seigneurie. Je
m’excuse auprès de vous toutes qui demeurez en néant et qui êtes arrivées par
amour en cet état, car j’ai fait ce livre bien grand en paroles, alors qu’il vous
semble bien petit, pour autant que je puis vous connaître. Veuillez donc
m’excuser, par votre courtoisie, car nécessité fait loi. Je ne savais à qui déclarer
ce que je pouvais comprendre ; mais maintenant, je reconnais, pour votre paix et
pour la vérité, qu’il est bien bas ! C’est Couardise qui l’a conduit, elle qui a
rendu la compréhension à Raison par les réponses d’Amour à ses questions, si
bien qu’il a été fait selon l’humaine science et la sagesse humaine, alors que
l’humaine raison et la sagesse humaine ne savent rien de l’amour intérieur, ni
l’amour intérieur ne sait rien de la science divine : mon cœur est absorbé si haut
et englouti si bas que je n’y puis atteindre, car tout ce que l’on peut dire, écrire et
penser — ce qui est plus que dire — de Dieu, est bien plutôt mentir que dire
la vérité.

J’ai dit qu’Amour a fait écrire ceci par humaine science et en voulant la
transformation de mon entendement, car j’en étais encombrée, comme il
appert de ce livre ; en effet, Amour l’a fait en désencombrant mon esprit dans les
trois dons que nous avons dits2. Et c’est pourquoi je déclare qu’il est bien bas et
tout petit, pour grand qu’il m’ait semblé lorsque je commençais à montrer cet
état.

Chapitre 120. Comment Vérité fait l’éloge de ces âmes

Vérité, louant les âmes qui sont en cet état1 :

O émeraude, pierre précieuse,

Diamant véritable, reine, impératrice,

Vous donnez toute chose en votre fine noblesse, Sans demander à Amour ses
richesses,

Mais seulement le vouloir de son divin plaisir. Voilà qui est bien juste,

Car c’est le vrai chemin

De Fin Amour, que vouloir s’y tenir.

O puits très profond et source bien scellée, Où le soleil est subtilement caché,

Vous jetez vos rayons par la divine science ;


Cela, nous le savons par une vraie sagesse,

Car c’est son éclat qui toujours nous fait luire.

L’âme :

O Vérité, au nom de Dieu,

Ne dites pas que de moi-même,

Je ne dise jamais de lui,

Rien qui ne soit donné par lui ;

Et c’est bien vrai, n’en doutez pas,

Car jamais, en cela, je n’ai eu de maîtresse.

S’il vous plaît de savoir à qui je suis,

Je vais le dire par pure courtoisie :

Amour, en un tel point, m’a prise sous sa tutelle, Que je n’ai ni sens, ni vouloir,

Ni raison de ne rien faire,

Si ce n’est, sachez-le, par lui-même.

Chapitre 121. Où Sainte-Eglise fait l’éloge de cette âme

Sainte-Eglise :

Courtoise et bien instruite, voilà qui est bien dit ! Vous êtes l’étoile vraie, qui
indiquez le jour,

Le pur soleil sans tache, sans trace d’impureté,

La lune toute pleine, sans jamais vous cacher ; Vous êtes l’oriflamme, qui
précédez le roi.
Vous vivez du seul grain, sans plus de volonté, Alors que vivent de paille, de
son, de gros fourrage 1, Ceux dont s’exerce encore l’humaine volonté :

Ils sont serfs de la Loi ; elle est dessus la Loi, Mais non contre la Loi : Vérité en
témoigne.

Elle est pleine et repue : Dieu est à sa volonté.

L’âme :

Oui, très cher Amour divin, qui êtes en Trinité,

Tel est mon bonheur, que je m’émerveille de ce que peuvent durer

Ceux que Raison gouverne, et Crainte, Désir, Œuvre et Volonté,

Sans savoir la grande noblesse de rester sans parler. La Sainte-Trinité :

O pierre venue du ciel,

Je vous en prie, chère fille : pourquoi vous en soucier ?

Il n’y a si grand clerc au monde qui sût vous en parler ;

Vous fûtes à ma table, je vous donnais mes vivres ; Aussi êtes-vous bien instruite,
et vous savourez bien mes vivres,

Mes vins de pleine cuve, dont vous êtes si emplie, Que rien qu’à les flairer, vous
vous êtes enivrée ; Et plus jamais vous ne changerez.

Vous avez donc goûté mes vivres Et savouré le vin nouveau :

Nul autre que vous ne saurait en parler ;

Aussi ne pourriez-vous, quelque prix qu’on vous offre,

Adonner votre cœur à un autre exercice.

S’il vous plaît, ma chère fille,


Ma sœur, ma bien-aimée,

Je vous prie par amour :

Ne veuillez plus révéler Les secrets que vous savez ;

D’autres s’en damneraient Là où vous vous sauverez,

Puisque Raison et Désir les gouvernent,

Et Crainte, et Volonté.

Mais sachez-le, ma fille élue :

Le paradis leur est donné.

L’âme élue : Le paradis ? Ne le leur accordez-vous pas autrement? Les


meurtriers aussi l’auront, s’ils veulent crier merci ! Mais je ne veux pas me
taire sous prétexte que vous le voulez, et c’est pourquoi je vais dire les vers
d’une chanson 2 avec la permission de Fin Amour.

Chapitre 122. Où l’âme commence sa chanson

L’âme : Voyez l’ascension dans les hauteurs, l’entrée très précieuse et le digne
séjour que la douce humanité du Fils de Dieu notre Sauveur donne à la créature
humaine, humanité que la divinité a établie en haute possession du paradis, là-
haut, à la droite de Dieu le Père, unie pour nous au Fils : pour tout cela, oui,
soyez émerveillés ! Rendez-lui grâce et merci, car ce jour-là aussi, il me donna
Fin Amour. Et cela, grâce à qui ? Grâce à moi-même, à mon prochain et au
monde entier, grâce à l’affection spirituelle et aux Vertus dont j’avais été esclave
par ma soumission au pouvoir de Raison. Je vais vous en dire ici la vérité :

Vu la bêtise où je restais En ce temps où je les servais,

Assurément je ne saurais

De tout mon cœur vous l’exprimer !

Et tandis que je les servais,


Tandis que je les préférais,

Voici la joie qu’Amour m’a faite :

J’en entendis quelqu’un parler!

Et aussi simple que j’étais,

Même si bien mal je l’estimais,

Amour me fit vouloir l’aimer.

Et lorsque Amour me vit penser à lui à cause des Vertus, il ne se refusa pas à
moi, mais il me retira plutôt de leur humble service pour me mener à
l’école divine, et là il me retint sans faire aucun service, et là j’en fus rassasiée
et comblée.

Penser ne vaut ici plus rien,

Ni œuvrer, ni parler.

Amour me tire si haut — Penser ne vaut ici plus rien —

Par ses divins regards,

Que je n’ai nul désir.

Penser ne vaut ici plus rien Ni œuvrer, ni parler.

Amour m’a fait, en sa noblesse,

Trouver les vers de ma chanson.

Elle chante la pure divinité Dont Raison ne saurait parler,

Et mon unique bien-aimé :

Il n’a point de mère,

Mais il est issu de Dieu le Père,


Et aussi de Dieu le Fils.

Son nom est le Saint-Esprit :

Mon cœur lui est tellement uni,

Qu’il me fait vivre dans la joie.

Le bien-aimé, en ce qu’il m’aime,

Me donne ici sa nourriture.

Je ne veux rien lui demander,

Car ce serait grande malice.

Je dois plutôt toute me fier

En cet amour de mon amant.

O bien-aimé, à l’aimable nature,

Il y a bien de quoi vous louer !

Généreux et courtois sans mesure,

Sommet de toute bonté,

Vous ne voulez plus rien faire,

Bien-aimé, sans ma volonté.

Aussi ne dois-je point taire

Votre beauté, votre bonté :

Vous êtes pour moi puissant et sage ;

Cela, je ne puis le cacher.

Aïe, aïe ! Mais à qui donc vais-je le dire ?


Un Séraphin même n’en sait parler !

O bien-aimé, tu m’as possédée en ton amour,

Pour me donner ton grand trésor,

Qui est de te donner toi-même,

Toi, la divine bonté.

Et si le cœur ne peut le dire,

Un pur rien-vouloir le devine,

Lui qui si haut m’a fait monter,

Par une union de cœur à cœur

Que jamais je ne dois révéler.

Je fus jadis recluse en l’esclavage d’une prison,

Quand Désir m’enferma en vouloir d’affection.

Là me trouva la lumière de l’ardeur du divin amour ;

Elle tua aussitôt mon désir, mon vouloir et mon affection,

Qui m’empêchaient d’être prise au cœur du divin amour.

Et la lumière divine m’a sortie de prison :

Sa noblesse m’a unie au divin vouloir d’Amour,

Là où la Trinité me donne les délices de son amour.

Ce don, nul homme ne le connaît,

Aussi longtemps qu’il sert l’une ou l’autre Vertu,

Qu’il sent par la Nature ou s’exerce en Raison.


O bien-aimé, que vont dire les béguines1, les gens de religion,

Entendant l’excellence de votre divine chanson?

Les béguines déclarent que je suis égarée,

Et les prêtres aussi, les clercs et les prêcheurs,

Les augustins, les cannes et les frères mineurs !

Car l’état dont je parle, c’est l’amour achevé,

Sans sauver leur Raison qui leur fait dire cela.

Désir, Vouloir et Crainte leur ôtent, certes, la connaissance,

La richesse et l’union de la haute lumière

De l'ardeur du divin amour.

Vérité le déclare à mon cœur :

Je suis aimée d’un seul.

Elle dit que c’est sans retour

Qu’il m’a donné son amour.

Ce don tue ma pensée

Des délices de son amour,

Délices qui m’exaltent et me transforment par union

En la joie éternelle d’être au divin Amour.

Divin Amour me dit qu’il est entré en moi,

Si bien qu’il peut tout ce qu’il veut :


La force qu’il m’a donnée,

Elle est du bien-aimé que je tiens en amour ;

A lui je suis vouée,

Et il veut que je l’aime,

Si bien que je l’aimerai.

J’ai dit : je l’aimerai ;

Je mens, je n’y suis pas !

Il est seul à m’aimer :

II est, je ne suis pas !

Et plus rien ne m’importe,

Sinon tout ce qu’il veut,

Sinon tout ce qu’il vaut.

Il est en plénitude :

J’en reçois plénitude ;

C’est là le divin cœur

Et nos amours loyales.

EXPLICIT
ICI S’ENSUIVENT QUELQUES CONSIDÉRATIONS POUR CEUX QUI SONT EN L’ETAT DES
1
ÉGARÉS ET QUI DEMANDENT LE CHEMIN DU PAYS DE LIBERTÉ .

Chapitre 123. La première considération porte sur les apôtres

Je veux énoncer quelques considérations pour les égarés qui demandent le


chemin du pays de liberté, considérations qui me firent beaucoup de bien
au temps où je faisais partie des égarés, où je vivais de lait et de bouillie et où je
faisais encore le sot. Ces considérations m’aidaient à supporter et à endurer le
temps où j’allais hors du chemin, et elles me servaient alors à trouver ce chemin
; c’est en effet par des demandes que l’on peut aller loin, c’est par des demandes
que l’on trouve son chemin et qu’on le retrouve si l’on en est sorti.

J’ai demandé premièrement à ma pensée pourquoi Jésus-Christ a dit ceci à ses


apôtres : « Il faut que je m’en aille, et si je ne m’en vais pas, en vérité vous ne
pourrez pas recevoir le Saint-Esprit2. » Et j’eus

alors réponse de Justice, qui me dit que Jésus-Christ leur disait cela parce qu’ils
l’aimaient trop tendrement selon la nature humaine, et trop faiblement selon sa
nature divine. C’est pour cela qu’il a dit : « Il faut que je m’en aille. » Cela leur
était dur à entendre, mais par cette dureté, ils purent constater leur amour et
constater qu’il était naturel et non pas divin. La vérité de ce qu’ils entendirent3 ne
leur fut ni dure, ni étrange, mais ils étaient troublés selon la connaissance ; et
c’est bien juste, car aussi, ils étaient grossiers selon l’amour. Néanmoins, ils
possédaient encore la douce grâce de Dieu, car cet amour-là ne sépare pas de la
grâce de Dieu — c’est plutôt en sa grâce qu’on le possède —, mais il empêche
les dons du Saint-Esprit4, car ils ne peuvent souffrir autre chose que le pur amour
divin, sans mélange de la nature.

Chapitre 124. La seconde considération porte sur la Madeleine 1

Ensuite, j’ai considéré la douce Madeleine, et quel service était le sien à la


venue de Jésus-Christ son hôte. Il venait souvent en la maison de Marie pour la
grande familiarité qu’elle avait avec lui et ses apôtres ; mais ce n’était pour rien
qu’il y venait, car Marie ne bougeait pas, quelque besogne qu’il y eût alors à
faire. Et à supposer que Notre Seigneur Jésus-Christ revînt souvent les jambes
bien lourdes, sa tête bénie toute fatiguée, à supposer qu’il fût tout à jeûn, tout las
et repoussé de tout le monde — il ne trouvait personne, en effet, qui lui donnât à
boire et à manger — et que Madeleine sût tout cela, néanmoins, quelque chose
qui manquât à son corps, elle ne bougeait pas et s’en remettait à sa sœur Marthe
pour le servir, elle dont c’était l’office ; mais pour l’aimer, elle ne s’en remettait
qu’à elle-même !
J’ai considéré aussi Marie lorsqu’elle chercha Jésus-Christ Notre-Seigneur au
tombeau ; elle ne l’y trouva point, mais y trouva deux anges qui lui parlaient
en s’offrant de la réconforter. Mais Marie n’en recevait nul réconfort, pas plus
que si les ombres des deux anges se fussent offertes à elle : Marie cherchait
le vrai soleil qui créa les anges, et c’est pourquoi elle ne pouvait recevoir
réconfort des anges2 !

Mon Dieu ! Marie, pour être telle en cherchant et aimant humainement avec
l'affection d’une tendresse envahie de ton esprit 3. quelle bien-aimée n’auras-tu
pas été lorsque tu ne cherchais plus rien, mais que tu fus mise en l’amour divin
sans l’affection de ton esprit !

Après cela, j’ai considéré comment Marie cultiva la terre que son seigneur lui
avait donnée : elle y sema du froment sans mélange ; ce froment s’unit à
cette culture, et le maître ensuite lui fit porter du fruit à cent pour un 4 ; mais cela
ne fut point avant que Marie eût fait ce qu’elle pouvait et devait faire.
Et lorsqu’elle eut fait ce qu’elle pouvait et devait envers Dieu qui le lui
demandait, et qui dans ce but l’avait créée par lui-même mais pour elle, alors
Marie se reposa sans faire d’elle-même aucune œuvre ; et Dieu fit la sienne
gentiment en Marie, pour Marie, sans Marie. En effet, Marie avait fait ce qui était
de sa partie, et le reste ne dépendait plus d’elle, mais du maître qui lui avait
donné cette terre à labourer.

Maintenant, je vais dire à l’intention des enfants — et non pas pour les sages —
comment cela s’est fait.

Quand un homme possède une terre et que la nécessité l’invite à y trouver sa


subsistance, il la laboure, la cultive et la sarcle de la manière dont il
pense qu’elle rendra mieux, afin qu’elle porte le froment que l’on doit y semer et
que puisse en vivre celui qui laboure et qui sème. Il faut faire forcément ces
deux choses, avant que l’homme puisse retirer le fruit de sa terre pour sa
subsistance. Mais lorsque le sage laboureur a cultivé sa terre, qu’il l’a sarclée et
ensemencée de froment, tout son pouvoir n’y peut plus rien ; il lui faut plutôt
laisser Dieu convenir du tout, s’il veut jouir de son travail, car de lui-même, il
n’y peut désormais plus rien faire : cela, la sagesse naturelle vous le fait voir. Il
faut maintenant que le froment pourrisse en terre avant de pouvoir rendre quelque
nouveau fruit dont le laboureur pourra recevoir secours, quel qu’ait été son
travail. Comment pourrit ce grain, comment il renaît en portant du fruit à cent
pour un en une grande multiplication, cela, personne ne le sait, sinon Dieu qui
l’opère tout seul après que le laboureur a fait ce qui est de lui, mais pas avant.

En vérité, je vous en dis autant de Marie. La terre que Marie travailla, ce fut son
corps qu’elle mit à la peine dans les opérations impétueuses et merveilleuses de
ses ardents désirs : ils le faisaient courir sur sa terre, la labourant par des
œuvres de bonté ; c’est par elles qu’elle travaillait en tout ce qu’elle savait que
sa terre en pourrait mieux valoir pour porter la semence véritable de la grâce de
Dieu. En effet, une seule œuvre bonne n’engendre pas les vertus, mais de
nombreuses œuvres les assurent véritablement, et les œuvres parfaites les
produisent 5 ; voilà pourquoi il fallut à Marie des œuvres nombreuses pour
que les vertus fussent parfaites en elle.

Maintenant, vous avez entendu comment Marie travailla par son labour la terre
que Dieu lui avait donné à cultiver. Aussi vais-je vous parler du froment
sans mélange que Marie sema en son labour. En réalité, il s’agit de l’intention
pure qu’elle dirigeait à Dieu, car ce serait trop que l’œuvre soit mauvaise et
ne porte aucun fruit, si l’intention est véritablement pour l’amour de Dieu. Cette
intention, elle l’avait en tout ce qu’elle faisait, car son affection était toujours
en Dieu pour l’amour de qui elle labourait et ensemençait la terre qu’il lui avait
donné à travailler.

Ce travail, c’est par la faute du péché qu’elle le reçut, pour que par son moyen,
les grandes irrégularités qui étaient en elle fussent aplanies. Maintenant, vous
pourriez demander comment il se peut qu’une œuvre de bonté faite avec intention
droite puisse être en l’âme par la faute du péché ; ce ne fut pas toujours et partout
le cas : si cette œuvre fut en Jésus-Christ, ce fut pour la faute du genre humain,
alors que si elle est en nous, c’est véritablement par notre faute, même si les
aveugles appellent cette vie la perfection véritable, et qu’on la nomme ainsi
pour ceux qui ne voient pas et ne le pourraient en vérité comprendre. Mais ceux
qui ont deux yeux l’appellent « faute du péché », et sans doute en est-il ainsi,
car tout comme il faut que l’enfant ait en lui et fasse les œuvres de l’enfant avant
d’être un homme parfait, pareillement faut-il que l’homme fasse le sot et le
fou dans ses œuvres humaines avant de posséder le cœur véritable de l’état de
liberté, état où l’âme opère en un exercice divin et sans son opération propre.
Et cet exercice divin nous empêche et retient d’œuvrer en nous certainement par
notre faute, dans les œuvres bonnes comme dans les mauvaises.
Vous venez donc d’entendre que l’œuvre bonne est une faute de péché ; je vais
maintenant vous dire pourquoi : c’est parce que le moins y prend la place
du plus, et que par notre faute, le moins s’y établit à sa convenance, et ce moins
nous fait perdre le noble état divin. En effet, parce que nous avons en nous des
œuvres bonnes, ce qui est le moins, nous ne pouvons pas avoir en même temps le
noble état divin, car ils ne peuvent demeurer ensemble : celui-ci est trop grand
pour supporter un hôte étranger en sa compagnie. Mais il fallait que Marie eût ce
moins à cause de la faute que vous avez entendue : elle eut si ardemment cette
œuvre de bonté, elle s’en chargea tellement et s’en encombra si fort, que cet
encombrement la désencombra véritablement d’elle-même.

Ainsi Marie a-t-elle labouré et ensemencé sa terre : le labour, ce sont les dures
œuvres de perfection ; et la semence, c’est l’intention pure. Ces deux
œuvres, nous les devons pour notre faute, mais notre travail ne peut pénétrer plus
avant, et c’est pourquoi il faut que Dieu fasse le reste ; et ainsi fait-il, cela
ressort clairement en Marie. En effet, après son travail, lorsqu’elle eut fait ce qui
lui appartenait, elle fut désencombrée d’elle-même, si bien que Dieu dut faire
le reste, sans elle, pour elle, en elle : puisqu’elle avait fait ce qu’elle devait faire
et qui lui appartenait, elle laissait Dieu disposer totalement d’elle. Et
nous devrions faire la même chose. Maintenant, comment son travail profita en
elle et par elle, et comment Marie trouva la vie en ce dont elle reçut le fruit
à cent pour un en une grande multiplication, cela, personne ne le sait, sinon Dieu
qui opère tout seul cette multiplication. Cet ouvrage, il le fit pour Marie en son
désert lorsqu’elle se reposa de lui, et non pas lorsqu’elle courut d’elle-même
derrière lui ; il le fit lorsque la divine bonté se reposa en Marie et reposa Marie
de lui, sans Marie et pour Marie, et Marie vécut alors du fruit nouveau venu par
la seule opération de Dieu. Elle fit donc ce labour, se chargea du travail et de la
semence, mais non du fruit : c’est ainsi que Marie atteignit la plénitude de son
état, non pas en parlant et en cherchant, mais en se taisant et s’asseyant6.

Chapitre 125. La troisième considération porte sur saint Jean-Baptiste

Ensuite, j’ai considéré le plus grand des saints, c’est-à-dire le très cher Jean-
Baptiste, lui qui, quoique sanctifié dès le sein de sa mère, ne s’en souciait pas. Et
j’ai considéré avec étonnement qu’il avait montré Jésus-Christ du doigt à ses
disciples pour qu’ils le suivent, tout en demeurant lui-même en silence 1. Et l’on
ne trouve pas que saint Jean soit sorti du désert pour aller voir Jésus-Christ en sa
nature humaine : il se contentait de son état, sans le chercher ; et la bonté divine
faisait ses œuvres en lui et le satisfaisait sans lui imposer de chercher son
humanité.

Et après cela, j’ai considéré à quel point, lorsque Jésus-Christ alla le voir au
désert, il s’empêcha de le retenir en sa personne humaine ou de l’accompagner.
Ensuite, je l’ai considéré lorsqu’il prêchait sur Notre-Seigneur Jésus-Christ2 ; on
dit que celui-ci s’assit et s’intéressa au sermon du très cher Jean-Baptiste, mais
Jean-Baptiste ne relâcha point son attention, pas plus qu’il ne faisait auparavant,
tant la divinité occupait son esprit.

Ensuite, je l’ai considéré lorsqu’il baptisa Jésus-Christ 3 ; ce faisant, il touchait


Dieu le Fils, tout en entendant la voix du Père et en voyant le Saint-Esprit. A qui
le montra-t-il ? A qui le cacha-t-il ? S’en est-il enorgueilli ? Non pas ! Il ne se
souciait que de plaire à celui qui faisait cette œuvre en sa bonté.

Chapitre 126. La quatrième considération porte sur la Vierge Marie

Alors, j’ai considéré la douce Vierge Marie, elle qui fut si parfaitement
sanctifiée1 ; à qui le montra-t-elle ? A qui l’a-t-elle révélé ? A qui le cacha-t-elle
? A personne ! Elle ne se souciait pas d’une si grande œuvre, et cela ne lui
importait pas.

Ensuite, je l’ai considérée en son propos de virginité : le monde entier eût-il dû


en être sauvé, je prétends que jamais elle n’aurait consenti d’une seule pensée à
quitter l’état de virginité, puisqu’en sa bonté, Jésus-Christ pouvait faire cela par
sa mort

Ensuite, je l’ai considérée lorsqu’elle conçut le Fils de Dieu, Jésus-Christ, par la


vertu du Saint-Esprit2. Je prétends qu’en vérité, elle eut en cette heure-là plus de
connaissance, plus d’amour et plus de louange de la divine Trinité, que n’en ont
tous ceux, elle à part, qui sont dans la gloire. Et pourquoi non, Madame? Je
prétends que le bon Jean-Baptiste — qui n’est à côté de vous, Madame, qu’une
épinoche à côté d’une baleine ! — fut plus parfaitement rempli de divine lumière
dès le sein de sa mère, que ne le furent les douze apôtres au jour de la
Pentecôte, lorsqu’ils reçurent en abondance les dons du Saint-Esprit ; alors vous,
dame choisie, il vous fallait bien tout cela ! Car je prétends que le Fils de Dieu,
s’il avait trouvé en vous la moindre vanité, ne serait-ce que d’être en vain et sans
nécessité le repli du petit meulequin3 (qui est un vermisseau), jamais il n’eût fait
de vous sa mère. Mais, Madame, il n’était pas possible que vous fussiez cela, et
il n’était donc pas possible que vous ne fussiez pas sa mère.

Ensuite, j’ai considéré cette dame à la croix, en présence de la mort de son


enfant, lorsque les Juifs le crucifièrent complètement nu à sa face. Las !
Quelle pitié ! Qui a mieux su que cette dame le bon droit de Jésus-Christ ? Ne
savait-elle pas bien qu’on le faisait mourir à tort? Et n’était-elle pas mère en
le sachant? Mais, Madame, quel mal pour autant leur voulut votre pensée? Leur
en dites-vous, Madame, par cruauté, quelque chose ? Que leur fîtes-vous
dans vos actes, Madame, pour le forfait qu’ils commirent ? En vérité, Madame,
s’il en avait été besoin, vous auriez à l’heure même donné votre vie, plutôt
que Dieu ne leur pardonne point ce méfait! Mais cela n’était pas nécessaire, car
Jésus-Christ opérait cette réconciliation si abondamment et si
douloureusement, qu’il suffisait à tout. Pourquoi si abondamment? Alors qu’il eût
suffi d’aussi peu de son sang béni que l’on en pourrait tenir sur une pointe
d’aiguille pour racheter cent mille mondes s’ils eussent existé, il le donna en si
grande abondance qu’il ne lui en resta point ; et cette considération me fit sortir
de moi, afin qu’il me fît vivre du bon plaisir divin. J’ai dit aussi qu’il opérait
cette réconciliation très douloureusement ; pourquoi si douloureusement ? Je
prétends que si tous les maux de la mort et des autres tourments, tous ceux qui ont
été, qui sont ou qui seront depuis le temps d’Adam jusqu’au temps
de l’Antéchrist, si tous ces maux étaient rassemblés, en vérité, ce ne serait encore
que le mal d’une piqûre, comparé au mal que Jésus-Christ eût enduré d’une seule
piqûre de dard ou de poinçon faite à son corps précieux et vénérable, et cela en
raison de sa délicatesse, de sa finesse, de sa tendresse et de sa pureté.

Chapitre 127. La cinquième considération porte sur l’union de la nature


divine à la nature humaine en la personne du Fils

Après cela, j’ai considéré comment la nature divine s’est unie pour nous à la
nature humaine en la personne de Dieu le Fils. Grand Dieu ! Qui donc
pourrait assez imaginer cela ? Qui donc eût la hardiesse de l’oser demander et
réclamer, si sa bonté même ne l’avait accompli ? Que Jésus-Christ ait été
pauvre, méprisé et tourmenté pour nous, cela n’est pas étonnant : il ne put s’en
retenir, vu l’excès d’amour dont il nous aimait ; et en son humanité, cela était
possible. Mais que la nature divine prenne la nature humaine en s’unissant à elle
en la personne du Fils, qui donc aurait osé demander pareille démesure? Il y a là
assez de quoi penser pour être désencombré à tout jamais de nous-mêmes, pour
peu que nous voulions laisser la justice opérer en nous. Hélas ! Que ne l’ai-je
laissée faire son œuvre ? Si je l’avais laissée faire ce qui lui plaisait, elle
m’aurait libérée à l’instant même où elle me donna cette pensée sur lui ; mais je
n’ai pas voulu qu’elle répare en moi la laideur de ma perte. Mes pensées m’ont
fait passer par bien des folies : je pensais la trouver par mes œuvres, et je ne fais
ni ne ferai autre chose que la perdre.

Chapitre 128. La sixième considération porte sur les tourments de


l'humanité du Fils de Dieu pour nous

Après cela, j’ai considéré comment celui qui était Dieu et homme fut
honteusement méprisé pour moi sur terre ; et j’ai aussi considéré la grande
pauvreté où il s’est mis pour moi, et la mort cruelle qu’il a soufferte pour moi.
En ces trois choses et en ces trois points sont comprises et incomprises toutes
ses actions1. O Vérité, Voie et Vie2 ! Qu’allons-nous donc penser de vous?
Penser à un seul de vos bienfaits pour nous embrase davantage nos cœurs de
votre amour, que le feu du monde entier, du ciel et de la terre, n’embraserait pour
la détruire une seule chose corporelle !

Et j’ai alors considéré la pureté de la Vérité ; elle me dit que je ne verrai point la
Trinité divine avant que mon âme soit aussi libre des taches du péché que celle
de Jésus-Christ, laquelle fut glorifiée à l’instant même où elle fut créée par la
Trinité divine, et unie à un corps mortel et à une nature divine en la personne du
Fils : à l’instant où elle fut créée et unie à ces deux natures, elle était aussi
parfaite qu’elle l’est maintenant. Il ne pouvait pas en être autrement : puisque son
âme était unie à la nature divine, son corps, en étant mortel, n’aurait pu lui en être
d’aucun empêchement.

Je me suis alors demandé qui monterait au ciel. Et Vérité m’a dit que personne
n’y monterait, sinon celui-là seul qui en descendit, à savoir le Fils de Dieu lui-
même3. Autrement dit, personne n’y peut monter, sinon ceux-là seulement qui sont
fils de Dieu par grâce divine. Et c’est pourquoi Jésus-Christ lui-même dit que «
celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère, qui fait la volonté de Dieu mon Père4
».

Chapitre 129. La septième considération porte sur les Séraphins : comment


ils sont unis à la volonté divine

J’ai alors considéré les Séraphins, et je leur ai demandé ce qu’il en était des
œuvres que Charité fit par le mystère de l’incarnation de l’humanité de Jésus-
Christ, ce qu’il en était de leur création par la Trinité divine, et de tout ce que
Charité ferait éternellement dans les créatures en sa bonté pour elles. Mais
Amour me dit que rien ne leur en importait, sinon pour une seule chose : le
vouloir divin de la volonté divine de la Trinité tout entière. Et c’est là une
considération douce et profitable, et qui désencombre de soi-même pour
approcher de l’état où l’on doit être.

Ainsi avons-nous sept considérations qui conviennent bien aux égarés ; la


première porte sur les apôtres, la seconde sur Madeleine, la troisième sur le
Baptiste, la quatrième sur la Vierge Marie, la cinquième porte sur l’union de la
nature divine à la nature humaine en la personne du Fils, la sixième considération
porte sur les tourments de l’humanité du Fils de Dieu pour nous, et la septième
porte sur les Séraphins et leur union à la volonté divine.

Chapitre 130. Où l’âme parle de trois belles considérations et réflexions


; comment elle ne connaît de la puissance, de la sagesse et de la bonté
divines que ce qu’elle connaît de sa propre faiblesse, de sa sottise et de sa
méchanceté

Je vais maintenant vous parler des considérations que je faisais en la vie dont je
viens de parler, c’est-à-dire en la vie égarée, au temps où je ne savais
comment me supporter et me contenir.

Je commençais par me considérer moi-même, puis j’ai considéré Dieu et je me


suis considérée comme si je voulais de grandes choses pour lui ; et je me louais
et réjouissais de ces trois choses plus que de toutes les autres, et ces
considérations me donnèrent la manière de me contenir et de me supporter.

J’ai considéré et j’ai d’abord dit ceci : « Seigneur Dieu, je ne sais pas d’où vous
êtes, car cela, seule votre puissance plus qu’éternelle le saisit. Seigneur, je ne
sais pas ce que vous êtes, car cela, c’est votre sagesse plus qu’éternelle qui le
sait. Seigneur, je ne sais pas qui vous êtes, car cela, seule votre bonté divine et
plus qu’éternelle le saisit. »
Et de la même façon, je parlais ainsi de moi : « Je ne sais pas d’où je suis : cela,
c’est votre puissance qui le saisit. Je ne sais pas ce que je suis : cela, c’est votre
sagesse qui le sait. Je ne sais pas qui je suis : cela, c’est votre bonté qui le saisit.
»

Et je parlais alors ainsi : « Seigneur, je ne sais pas d’où vous êtes parce que je
ne sais rien de votre puissance plus qu’éternelle. Je ne sais pas ce que vous êtes
parce que je ne sais rien de votre sagesse plus qu’éternelle. Je ne sais pas qui
vous êtes parce que je ne sais rien de votre bonté plus qu’éternelle. » Et
pareillement de moi : « Seigneur, je ne sais pas d’où je suis parce que je ne sais
rien de mon extrême faiblesse. Seigneur, je ne sais pas ce que je suis parce que
je ne sais rien de mon extrême sottise. Seigneur, je ne sais pas qui je suis parce
que je ne sais rien de mon extrême malice.

« Seigneur, vous êtes une bonté répandue par bonté et tout entière en vous ; mais
moi je suis une malice répandue par malice et tout entière en moi.

« Seigneur, vous êtes, et pour autant toute chose est accomplie par vous, et nulle
chose n’est faite sans vous ; mais moi, je ne suis pas, et pour autant toute chose
est faite sans moi, et nulle chose n’est faite par moi.

« Seigneur, vous êtes toute puissance, toute sagesse et toute bonté, sans
commencement, sans mesure et sans fin ; mais moi, je suis toute faiblesse, toute
sottise et toute malice, sans commencement, sans mesure et sans fin.

« Seigneur, vous êtes un seul Dieu en trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit ;
mais moi, je suis une seule ennemie en trois méchancetés, c’est-à-dire faiblesse,
sottise et malice.

« Seigneur, combien puis-je saisir de votre puissance, de votre sagesse et de


votre bonté ? Autant que je puis saisir de ma faiblesse, de ma sottise et de ma
malice !

« Seigneur, combien puis-je saisir de ma faiblesse, de ma sottise et de ma malice


? Autant que je puis saisir de votre puissance, de votre sagesse et de votre bonté
! Et si je pouvais saisir l’une de ces deux natures, je les comprendrais toutes les
deux ; car si je pouvais saisir votre bonté, je saisirais ma malice ; et si
je pouvais saisir ma malice, je saisirais votre bonté : elle en est la mesure. Et
parce que je ne connais rien de ma malice à côté de ce qu’il en est, je ne
connais rien de votre bonté à côté de ce qu’il en est. Mais le peu que je connais
de votre bonté, Seigneur, c’est la connaissance que j’ai de ma malice qui me le
donne. Et le peu que je connais de ma malice, Seigneur, c’est la connaissance que
j’ai de votre bonté qui me le donne. Et en vérité, Seigneur, c’est encore si peu,
que l’on peut dire que ce n’est rien plutôt que quelque chose, au regard de ce qui
reste ! Et c’est pourquoi vous êtes tout : votre Vérité vous donne cela en moi, et
c’est ainsi que je le sais. »

Chapitre 131. Où l’âme dit qu’elle ne veut que la volonté de Dieu

Après cela, j’ai considéré en ma malice et en sa bonté ce que je pourrais faire


pour m’apaiser de lui, et je me suis mise en méditation en faisant des
suppositions et en y faisant consentir ma volonté sans retenue. C’est ainsi que je
me suis dit que, s’il se pouvait que je n’eusse jamais été, de telle sorte que je
n’eusse jamais fait tort à sa volonté, si tel était son bon plaisir, ce serait là mon
bon plaisir.

Je lui ai dit ensuite que, s’il se pouvait que j’eusse été dès lors qu’il fut, et que
j’eusse été sans défaillance, et que j’eusse dès lors supporté autant de pauvreté,
de mépris et de tourments qu’il y en a en lui de bonté, de sagesse et de puissance,
de telle sorte toutefois que je n’eusse ainsi jamais fait tort à sa volonté, si tel
était son bon plaisir, ce serait là mon bon plaisir.

Ensuite encore, je me suis dit que s’il se pouvait que je retourne au néant, tout
comme je viens du néant, pour qu’il soit vengé de moi, si tel était son bon plaisir,
ce serait là mon bon plaisir.

Et encore ensuite, je me suis dit que si je disposais par moi-même de tout ce dont
il dispose par lui-même, de telle sorte que l’on ne me puisse rien enlever
ni diminuer sans que moi seule le veuille, je verserais tout cela en lui et
retournerais au néant, plutôt que de pouvoir ou vouloir retenir quelque chose qui
ne vînt pas de lui ; et bien plus, car s’il se pouvait que je puisse avoir sans fin ce
que je viens de dire, je n’en pourrais ni voudrais faire autre chose.

Plus encore, je me suis dit ceci : si tout ce que je viens de dire — c’est-à-dire
disposer par moi-même de tout ce dont il dispose par lui-même — appartenait à
ma condition propre, j’aimerais mieux que tout aille au néant sans retenue, plutôt
que d’avoir quelque chose qui ne vînt pas de lui 1 ; et si je recevais de lui
autant de tourments qu’il a de puissance, j’aimerais encore mieux ces tourments
reçus de lui que la gloire éternelle que je recevrais de moi-même.

Ensuite, je me suis dit en ma méditation, que, plutôt que de faire dorénavant


chose qui soit contre son bon plaisir, j’aimerais mieux que l’humanité de Jésus-
Christ souffrît encore autant de tourments qu’elle en a souffert pour moi, s’il se
pouvait que je fasse chose qui fût à son déplaisir.

Ensuite, je me suis dit que, si je savais — et que ce soit la vérité — que tout ce
qu’il créa de rien, que ce soit moi-même ou autre chose — c’est-à-dire tout —,
dût aller au néant si je ne faisais point tort à sa volonté, tout ce que je viens de
dire irait au néant, plutôt que je lui fasse ou veuille lui faire tort.

Ensuite, je me suis dit que, si je savais que je dusse recevoir sans fin autant de
tourments qu’il a de bonté à moins d’aller contre sa volonté, je les
souffrirais éternellement plutôt que de faire une chose dont je saurais qu’elle
puisse déplaire à son vouloir.

Et encore après, je lui ai dit que, s’il se pouvait qu’il pût et qu’il voulût me
donner toute la bonté dont il dispose éternellement, je ne l’aimerais cependant
que pour lui ; et que si je perdais ce don, je ne m’en soucierais que pour lui ; et
que s’il me le rendait après cette perte, je ne le reprendrais que pour lui. Et s’il
se pouvait qu’il pût lui plaire que j’aille au néant et que je n’aie plus le moindre
être, et non que je reçoive ce don-là de lui, j’aimerais mieux cela, plutôt que de
le retenir. Et s’il se pouvait que j’eusse en mon pouvoir ce qu’il a en son
pouvoir, et que je l’eusse aussi bien que lui et sans que rien ne me manque sans
que je le veuille, mais tout en sachant qu’il lui plairait mieux que je reçoive de
lui autant de tourments qu’il a de bonté en lui, alors j’aimerais mieux cela plutôt
que de le retenir.

Et bien plus, je me suis dit que si je savais qu’il fût possible que la douce
humanité de Jésus-Christ, que la Vierge Marie et toute la cour du ciel ne puissent
supporter que je reçoive ces tourments éternels sans retrouver l’état dont je
serais sortie ; et si je savais que Dieu ait mis en eux — si tant est que ce soit
possible — cette pitié et cette volonté, et qu’il me dise : « Si tu le veux, je te
rendrai ce dont tu es sortie par mon vouloir, et je te mettrai hors de ces tourments
parce que mes amis le veulent, eux qui sont à ma cour ; mais si ce n’était leur
vouloir, je ne te le rendrais pas et tu serais en des tourments éternels, car c’est
pour leur amour que je te rends ce don si tu veux l’accepter » ; si donc je savais
tout cela, je défaillirais sans fin et demeurerais dans les tourments, plutôt que
d’accepter ce don que je ne recevrais pas de sa seule volonté, et cela en
supposant même que ce soit par les prières de l’humanité de Jésus-Christ, de la
Vierge Marie et des saints, que je puisse le retrouver. En effet, je ne pourrais le
supporter si je ne le recevais du pur amour que lui-même me porte en sa pure
bonté, et de sa seule volonté de bien-aimé envers sa bien-aimée.

Et après cela, j’ai supposé qu’il me demandait comment je me comporterais si je


savais qu’il pût mieux lui plaire que j’aime un autre que lui ; mais là, le sens me
manqua et je ne sus que répondre, ni que vouloir, ni que répliquer, et je répondis
que j’en prendrais conseil.

Et après cela, il me demanda comment je me comporterais s’il se pouvait qu’il


pût aimer une autre mieux que moi. Là encore, le sens me manqua et je ne sus que
répondre, ni que vouloir, ni que répliquer.

Et bien plus, il me demanda ce que je ferais et comment je me comporterais s’il


se pouvait qu’il pût vouloir qu’un autre que lui m’aimât mieux que lui. Et
pareillement, le sens me manqua et je ne sus que répondre, pas plus
qu’auparavant, mais je continuais à dire que j’en prendrais conseil ; c’est ce que
je fis, mais c’est à lui-même que j’ai demandé conseil ! Et je lui dis que ces trois
choses étaient bien difficiles à côté des précédentes. Et je lui demandai,
l’esprit tout étonné, comment il se pourrait que j’aimasse un autre mieux que lui
et qu’il aimât une autre mieux que moi, ou qu’un autre m’aimât mieux que lui. Et
là, je défaillis, car je ne pus répondre à aucune de ces trois choses, ni les nier, ni
rien leur répliquer. Et pourtant, il y revenait toujours pour avoir ma réponse ;
mais j’étais si bien à mon aise et je m’aimais tellement en étant avec lui, que je
ne pouvais absolument pas me contenir ni en trouver le moyen : je me sentais
tenue de près, et c’est pourquoi j’avançais d’un pas mal assuré2. Cela, personne
ne le sait s’il n’est passé par là. Et pourtant, je n’ai pas pu avoir la paix avant
qu’il ait ma réponse. Mais je m’aimais tellement en étant avec lui, que je ne
pouvais répondre avec légèreté, tandis que si je n’avais pas aimé être avec lui,
ma réponse aurait été brève et légère ! Et pourtant, il me fallait répondre si je ne
voulais pas perdre à la fois et moi-même et lui-même, et cela plongeait mon
cœur en grande détresse3.
Maintenant, je vais vous la dire, cette réponse : je lui ai dit qu’il voulait
m’éprouver sur tous les points. — Las ! que dis-je ? Certes, je n’ai pas dit un mot
! C’est mon cœur tout seul qui livra cette bataille, et il répondit dans l’angoisse
de la mort qu’il voulait se retirer de son amour, dont il avait vécu et dont
il pensait bien devoir vivre plus longtemps. — Mais puisqu’il en était que par
supposition il pût vouloir cela, et puisqu’il faut vouloir tout son vouloir, voilà ce
que je lui ai répondu :

(Réponse aux trois questions susdites :) « Seigneur, s’il était possible que les
choses dont il est question plus haut dussent être éternellement dans la réalité des
faits comme elles sont dans celle des questions, je vais dire pour vous ce que je
voudrais de vous pour l’amour de vous : si j’avais cela même que vous avez
avec la création que vous m’avez donnée, si bien que je sois égale à vous,
Seigneur, si ce n’est en ce que je pourrais changer ma volonté pour celle d’un
autre — ce que vous ne faites point —, puisque vous voudriez sans condition les
trois choses qui m’ont été si dures à porter et à octroyer, si je savais sans
en douter que votre vouloir le veut sans diminuer votre divine bonté, alors, je le
voudrais, sans jamais plus rien vouloir. Et en disant cela, Seigneur, ma
volonté prend fin : mon vouloir est martyr, et martyr est mon amour, car vous les
avez conduits au martyre et leur pensée n’en peut mais. Mon cœur pensait jadis
vivre sans fin d’amour par le désir d’une volonté bonne ; mais maintenant, ces
deux choses en moi sont achevées, qui m’ont fait sortir de mon enfance. »

Chapitre 132. Comment Justice, Miséricorde et Amour viennent vers


l’âme lorsqu’elle est sortie de son enfance

Alors apparut le Pays de Liberté, et Justice vint à moi 1 ; et elle me demanda


quelle faveur je voulais d’elle. Et je lui répondis que, telle que j’étais, je
ne voulais aucune faveur, ni d’elle ni de quoi que ce soit qui pût me tourmenter.
Ensuite vint Miséricorde, et elle me demanda quelle aide je voulais d’elle. Et
je répondis aussitôt que, telle que j’étais, je ne voulais plus d’aide, ni d’elle ni
de quoi que ce soit qui puisse me faire du bien. Ensuite, Amour vint vers moi,
plein de bonté, lui qui tant de fois m’avait tirée hors de mes sens et m’avait
finalement donné la mort — vous en avez entendu quelque chose ! — et il me dit
:

« Bien-aimée, que voulez-vous de moi ?


Je contiens tout ce qui fut, qui est, et qui sera ;

Je suis rempli de tout cela :

Prenez de moi tout ce qu’il vous plaira ;

Si vous me voulez tout entier, je ne m’y oppose pas.

Dites, bien-aimée, que voulez-vous de moi ?

Je suis Amour et suis rempli de toute bonté :

Ce que vous voulez, nous le voulons.

Dites-nous, bien-aimée, simplement votre volonté. »

Mais je répondis aussitôt que j’étais pur néant. Las ! Que voudrais-je ? Le pur
néant n’eut jamais de volonté ! Je ne veux quoi que ce soit : rien ne m’importe de
la bonté d’Amour ; tout ce qui vient d’elle ne m’importe donc en rien ! Qu’il en
soit vraiment rempli, qu’il soit et que rien ne soit sinon par lui : j’ai dit que cela
m’a totalement satisfaite, et donc cela me suffit.

Je commençais alors à sortir de l’enfance, et mon esprit commença à vieillir


lorsque mon vouloir fut mort et que mes œuvres furent achevées, ainsi que mon
amour qui me rendait frivole. En effet, l’envahissement de l’amour divin, qui se
montra à moi par la lumière divine dans un éclair très élevé et éclatant, me
montra tout d’un coup et lui-même et moi-même ; lui était très haut, et moi j’étais
si bas que je ne pus ensuite m’en relever ni m’aider de moi-même ; et de là vint
ce que j’ai de meilleur. Si vous ne comprenez pas cela, je ne puis faire mieux :
cette œuvre est un miracle dont on ne peut rien vous dire sans mentir.

Chapitre 133. Où l’âme dit que les considérations susdites sont pour les
égarés, et elle montre de nouveau qui sont les égarés, et comment ces
considérations sont faites en la vie selon l’esprit

L’âme : Vous avez donc entendu certaines considérations que je faisais pour me
désencombrer moi-même et trouver mon chemin. Je contemplais cela alors que
j’étais égarée, c’est-à-dire lorsque j’étais troublée1 ; en effet, les égarés, ce sont
tous ceux qui ont quelque affection d’esprit, et ces considérations sont faites en la
vie selon l’esprit et par l’affection de tendresse de l’amour que l’âme se porte à
elle-même. Mais elle pense que c’est à Dieu qu’elle porte cet amour dont elle est
si fortement atteinte, alors qu’à bien comprendre, c’est elle-même qu’elle aime, à
son insu et sans qu’elle s’en aperçoive. Et là, ceux qui aiment selon la tendresse
de leur affection sont trompés, car elle ne les laisse pas venir à la
connaissance. Et c’est pourquoi ils demeurent comme des enfants, avec les
œuvres d’un enfant, et ils y demeureront aussi longtemps qu’ils auront de
l’affection spirituelle.

Amour Divin, qui se repose de lui-même en l’âme anéantie : Mon Dieu ! Que le
chemin est long, que la distance est grande de cette vie égarée à la vie libérée
dont Rien-vouloir est seigneur ! Et ce Rien-vouloir sème la semence divine prise
dans le vouloir divin. Cette semence ne peut jamais manquer, mais peu de gens se
disposent à la recevoir. J’ai trouvé bien des gens qui ont péri dans l’affection de
l’esprit, par les œuvres des Vertus et dans les désirs d’une volonté bonne ; mais
j’en ai trouvé peu qui soient noblement égarés ; et à coup sûr, j’en ai trouvé
moins encore qui soient libres, c’est-à-dire qui mènent une vie libérée et qui
soient tels que ce livre le demande en ayant le seul vouloir que Fin Amour fait
avoir. En effet, Fin Amour fait avoir un unique amour et un unique vouloir, et
c’est pourquoi mon vouloir est devenu un unique rien-vouloir. Et cet Amour
n’est que finesse en ce qu’il est de l’œuvre divine.

Cette âme est nue, mais elle ne redoute pas pour autant, en cette nudité, que le
serpent la morde 2. Et puisque Dieu ne peut accroître sa propre joie, celle de
cette âme ne peut pareillement se retirer ni croître par son œuvre à elle ; il
faudrait que Dieu le fasse de la sienne. Si sa joie se retirait par l’œuvre de
l’âme, c’est qu’elle serait là pour elle-même ; tandis que si elle est nue, cela ne
peut pas être. Et puisque sa bonté ne peut diminuer, le mal ne peut croître en elle
par son œuvre à elle ; et si elle ne le fait pas croître par son œuvre à elle, c’est
parce qu’alors elle serait là pour elle-même ; tandis que si elle est nue, cela ne
peut pas être.

L’âme libre : C’est vrai ; en ce point, je suis moi-même en m’abandonnant


parfaitement, car les miracles 3 sont dus à Foi et me donnent le vrai savoir des
dons divins : Foi en est la cause.

Chapitre 134. Comment l’âme est parfaite en son état lorsque Sainte-
Eglise ne peut prendre exemple sur sa vie
Amour : Cette âme est en l’état le plus parfait, et au plus près du Loin-Près,
lorsque Sainte-Eglise ne prend pas exemple sur sa vie : elle est alors en dessous
de l’œuvre d’Humilité, si bien qu’elle est au-delà de l’œuvre de Pauvreté et au-
dessus de l’œuvre de Charité ; elle est si éloignée de l’œuvre des Vertus, qu’elle
ne pourrait comprendre leur langage, alors que les œuvres des Vertus sont toutes
contenues en elles et qu’elles lui obéissent sans opposition. Mais du fait de cette
clôture, Sainte-Eglise ne peut la connaître :

Sainte-Eglise loue la crainte de Dieu, car la crainte sainte de Dieu est l’un des
dons du Saint-Esprit ; et néanmoins, elle détruirait l’état de liberté si elle pouvait
y pénétrer.

La parfaite liberté ne connaît pas de « pourquoi 1 ». A la pointe du glaive, l’âme


a mis à mort les plaisirs du corps et tué les vouloirs de l’esprit. Elle a mis
sous ses pieds tout son amour, et elle ne s’en soucie pas plus que s’il n’était pas :
ce qui la dépasse 2 l’a délivrée des dettes qu’elle devait à Jésus-Christ, et
c’est pourquoi 3 elle ne lui doit rien, quelle qu’ait été sa dette : ce qui la dépasse
lui montre comment il l’a acquittée de ce qui ne la dépasse pas. Mais cela
même qui la dépasse, elle veut le posséder en plénitude en elle et sans aucun
intermédiaire. Et le grand sens de Nature, par lequel les égarés se laissent guider
en affection de vie spirituelle dans une lutte contre eux-mêmes, leur enlève cet
abîme ; c’est-à-dire qu’ils ne peuvent comprendre la nudité de cet abîme, ni
sentir en sa largesse la bonté de Dieu pour eux. Et c’est pour cela qu’ils en
restent aux œuvres.

Chapitre 135. Comment sont trompés ceux à qui il suffit de se gouverner en


l’affection de la vie selon l’esprit

O combien ils se trompent, ceux qui se contentent de cela ! En effet, tout ce que la
créature peut faire comme œuvres de bonté, ce n’est rien, à côté de la sagesse
divine ; et pour autant, la bonté divine ne donne pas sa bonté à l’âme sinon à
cause de cette bonté même, et une seule apparition de cette plus qu’éternelle
bonté vaut plus que tout ce que la créature peut faire en cent mille ans, ou même
que ce que peut faire la sainte Eglise tout entière. Et l’éloignement de cette bonté
est en réalité une proximité pour cette âme, car elle connaît en elle-même ce
Loin-Près en ce qu’il la met continuellement en l’union de son vouloir, sans
dégoût de quoi que ce soit qui puisse lui arriver : tout lui est égal, sans nul «
pourquoi », et elle-même n’est rien en cette égalité ; aussi n’a-t-elle rien à faire
de Dieu, pas plus que Dieu, d’elle. Pourquoi ? Parce que lui, il est, alors
qu’elle, elle n’est pas ; et en son néant, il ne lui en faut pas davantage, car il lui
suffit que lui soit et qu’elle ne soit pas. Elle est alors dépouillée de toutes
choses, car elle est sans être là où elle était avant qu’elle soit l. Et ainsi reçoit-
elle de Dieu ce qu’elle a, et elle est ce que Dieu est en la transformation par
laquelle Amour la transforme et la reconduit là où elle était avant de provenir de
la bonté de Dieu.

Chapitre 136. Comment toute œuvre est défendue à l’âme anéantie

Là, elle ne prie pas plus qu’elle ne priait avant qu’elle ne soit 1. Elle reçoit ce
qu’elle a de la bonté divine, du cœur de son amour, de ce noble Loin-Près. Elle
ne se préoccupe de rien, car ce qu’elle aime le plus est aussi bien ce qu’elle
déteste le plus : tel est son mode ; il n’y a pas de plus, de moyen ou de moins en
son amour, et c’est pourquoi elle ne s’attriste de rien qui lui arrive. Elle est d’une
profondeur sans fond, et donc elle n’a pas de lieu propre ; et si elle n’a pas de
lieu propre, elle n’a pas non plus d’amour-propre. Toute parole, toute œuvre lui
sont interdites dans l’être simple de la divinité, comme cela fut autrefois prescrit
par Jésus-Christ, Fils de Dieu. Elle en est au point qu’elle n’a pas matière à bien
faire ; d’où il suit qu’elle n’a pas non plus matière à faire mal, car Amour lui
donne tout et l’acquitte auprès de son prochain. « Il est juste, dit-elle, que tout
me soit soumis : puisque tout a été fait pour moi, je reçois tout comme à moi,
sans interdit. Et pourquoi

pas ? Vous m’avez aimée, vous m’aimez et vous m’aimerez de toute votre
puissance en tant que Père, de toute votre sagesse en tant que Frère, de toute
votre bonté en tant que Bien-Aimé 1 ; et jamais vous ne fûtes, cher Père, cher
Frère, cher et Bien-Aimé, ne serait-ce qu’un instant, sans que je sois ainsi aimée
de vous : je puis donc bien dire que vous n’aimez personne plus que moi ! Car
tout comme votre bonté ne pourrait souffrir que votre humanité, que celle qui
l’a engendrée, que les anges et que les saints ne reçoivent point la gloire de votre
étemelle bonté, elle ne pourrait pas non plus souffrir que je reçoive la peine
et les tourments dont je suis digne ; et je reçois ainsi sans cesse votre
miséricorde à la mesure même de votre puissance en tout ce que je devrais subir.
»
Chapitre 137. Comment cette âme est professe en sa religion, et comment
elle en a bien gardé la règle

Cette âme est professe en sa religion, et elle a satisfait totalement à sa règle.


Quelle est cette règle ? C’est d’être reconduite par anéantissement en l’état
où Amour la reçut au commencement. Elle a passé en effet son examen de
probation, et elle a gagné les guerres qui l’opposaient à toutes ses puissances.
Mais celle dont nous venons de parler fut trop forte pour elle ; et ce n’est pas
étonnant, car il n’y a pas de guerre plus grave qu’une guerre menée contre
ses amis : celui qui les tue, il lui faut passer par le fil de l’épée. Et là, le pouvoir
de l’âme lui est ôté sans contrepartie, mais là aussi toute son infirmité est guérie.
Oh ! Quelle1 pitié que ce massacre des amis de l’âme qui l’aidèrent à vaincre ses
ennemis, mais qui les a finalement tous mis à mort ! Comment s’en étonner? Dieu
accomplit ses bienfaits à sa manière, et c’est pourquoi cette âme ne veut plus
demeurer en ce lieu. Ses pensées étaient autrefois insolentes2 en la mettant à la
place de Dieu, mais c’était parce qu’elle était hors de son état propre.

Chapitre 138. Comment l’âme retourne à son premier état 1

Ainsi l’état de cette âme est-il maintenant celui de ce premier état qui est son état
propre ; aussi en a-t-elle laissé trois et réuni deux en un seul2. Mais quand cet
état unique existe-t-il ? Cet état unique existe lorsque l’âme est remise en la
simple divinité : il est un état simple de fruition débordante, en un savoir total,
sans sentiment et au-dessus de la pensée. Cet état simple opère en l’âme par
Charité tout ce qu’elle opère, car son vouloir est devenu simple, et ce
vouloir simple n’a pas d’acte en lui-même ; et cela depuis qu’il a vaincu la
nécessité des deux natures, lorsque le vouloir fut donné à l’âme pour cet état
simple3. Et ce vouloir simple — qui est vouloir divin — met l’âme en l’état
divin : nul ne peut monter plus haut, ni descendre plus bas, ni être plus anéanti en
humanité. Celui qui veut comprendre cela, qu’il se garde des pièges de Nature !
Car aussi subtilement que le soleil absorbe l’eau d’un drap sans que
personne, même en le regardant, s’en aperçoive, pareillement Nature se trompe à
son insu si elle n’est sur ses gardes grâce à une très grande expérience.

Chapitre 139. Comment Nature est subtile en bien des points


Mon Dieu ! Que Nature est donc subtile en bien des points, lorsqu’elle demande
sous apparence de bonté et sous couleur de nécessité ce à quoi elle n’a pas droit
! Oui, ce qu’elle demande est souvent dangereux ! Car avec toutes ses ruses, elle
reçoit souvent ce qui n’est pas à elle en le dérobant elle-même, par sa force, sa
vigueur ou son amabilité. Je l’ai expérimenté à ma grande malchance, ou plutôt à
ma grande fortune, lorsque j’omettais à mon insu de faire ce que je devais selon
le savoir divin1. Ce divin savoir et ce repos me barraient le chemin de mon pays,
en m’en cachant la vérité2 là où je devais prendre Humilité pour connaître la
mienne. Et pour autant, j’ai perdu en cela ce qui était mien et que je
possédais, mais qui jamais ne fut à moi !

Il peut bien arriver que l’on ne trouve pas en un royaume deux créatures qui
soient du même esprit ; mais si par hasard ces deux créatures se trouvent
l’une l’autre, elles vont s’ouvrir l’une à l’autre sans pouvoir se cacher ; et
voudraient-elles se cacher qu’elles ne le pourraient pas, de par la condition de
leur esprit et de leur complexion, et de par le genre de vie auquel elles sont
appelées, qu’elles le veuillent ou non. Ces gens-là ont grand besoin d’être sur
leurs gardes, s’ils n’ont pas atteint le sommet et la perfection de la liberté ! Et
c’est pourquoi, si Dieu vous a donné sa haute création, sa lumière excellente et
son amour particulier, je vous dis ceci en conclusion : soyez féconds et
accroissez cette création sans y manquer3, car ses deux yeux vous regardent sans
cesse ; et si vous considérez et regardez cela comme il faut, ce regard rend l’âme
simple.

Deo gratias

EXPLICIT

Amen.

Pour cil qui ce livre a escript, Du bon du cueur je vous prie Que le Pere, Filz, et
Saint Esperit Priez et la Vierge Marie, Qu’après ceste présente vie En la
compaignie des anges Luy rende grâces et louenges.

Pour celui qui ce livre écrivit, Du fond du cœur je vous en prie : Priez le Père, le
Fils, le Saint-Esprit ; Priez aussi la Vierge Marie,

Pour qu’après cette présente vie, En la compagnie des anges,


II leur rende grâces et louanges.

Amen.

NOTES
Le chiffre en gras indique le chapitre ; le second chiffre est celui de la note.

a. Dans l’original, la numérotation et les titres des chapitres portés sur cette
table ne correspondent pas parfaitement à ceux que l’on rencontre au fil du texte ;
nous avons rétabli la numérotation du texte pour la commodité du lecteur, tout en
respectant les légères différences de titre.

b. La numérotation originale assimile le Prologue à un premier chapitre.

c. Titre absent de la table dans l’original. Nous l’empruntons au corps du texte.

d. Dans la traduction de ce divertissement verbal — plus que poème véritable


—, nous n’avons pas craint de rendre par une métrique approximative la
métrique approximative de l’original. Nous retrouverons tout au long du texte des
intermèdes analogues (cf. infra, ch. 6, note 1).

Prologue, 1. « ... l’âme enfranchie » : Tout au long du Miroir, le vocabulaire de


la liberté spirituelle est en même temps celui de la liberté juridique (= celle
de l’affranchi) dans l’univers courtois auquel il se réfère (cf. Introduction, p. 23)
; la connotation spirituelle l’em-

portant largement, nous choisissons de traduire régulièrement le registre de la


franchise par celui de la liberté, et nous ne conserverons les termes de franc,
d'affranchi, etc., aujourd’hui liés étroitement à l’histoire sociale, que dans un
contexte explicitement juridique.

Prologue, 2. « ... a mis son voille » : jeu de mots, voille pouvant être aussi bien
la volonté que la voile d’un bateau.

Prologue, 3. Sur la courtoisie, cf. Introduction, p. 23.

Prologue, 4. L’histoire légendaire d’Alexandre le Grand introduit ici une


composante orientale importante de la littérature courtoise : celle d’une
munificence inépuisable prêtée au souverain d’un pays fabuleux. L’origine
en remonte au récit du pseudo-Callisthène au ii e siècle ; traduit en latin au iv e
siècle, résumé au ive, il entre dans le répertoire des troubadours avec Albéric de
Pisançon vers 1100. Un siècle plus tard, repris et enrichi par de nombreux
poètes, le thème d’Alexandre envahit la littérature courtoise à travers le fameux
Roman d’Alexandre, d’Alexandre de Bernay, auquel le Miroir semble ici
se référer.

Prologue, 5. « ... les petits, membres de “ Sainte-Eglise-la-Petite ” par


opposition aux « “ âmes franches ”, membres de “ Sainte-Eglise-la-Grande ” »
(cf. Introduction, p. 18, et infra, ch. 43).

Prologue, 6. « ... sept estres de noble estre » : Le sens du mot estre varie
considérablement d’un point à un autre du Miroir. Parfois équivalent à estaz (cf.
par exemple le titre du ch. 118 : « Des sept estaz de l’Ame devote, qui
aultrement s’appellent estres »), il peut revêtir aussi un sens très abstrait,
emprunté par voisinage à la philosophie : « Il [= Dieu] monstre qu’il n’est fors
que luy, dont toute chose a estre » (ch. 115 ; cf. ch. 70), car « ce qui est, c’est
Dieu mesmes » (ch. 118, 6e état). Il est parfois impossible de choisir entre les
deux sens — et il faudra donc parfois trancher arbitrairement dans la traduction
—, car ce que le Miroir cherche à montrer, c’est en fait l’enracinement de notre
état, de notre « manière d’être » et de la conscience que nous en avons (c’est cela
les sept estaz), dans la manière d’être de Dieu, puisque lui, « il est, et moi je ne
suis pas » (ch. 52).

D’où les gradations de ce type : « Le quint estât est que l’Ame regarde que Dieu
est, qui est, dont toute chose est, et elle n’est mie, si n’est dont toute chose est
» (ch. 118, 5” état).

Quant à la répartition de l’itinéraire spirituel en sept états (que l’on retrouve tout
au long du Miroir, le ch. 118 répondant à l’annonce qui en est faite ici), elle est
des plus courantes dans la tradition spirituelle : saint Augustin l’utilise à
plusieurs reprises, on la retrouve dans les « sept manières d’aimer » de Béatrice
de Nazareth à l’époque du Miroir (avec de nombreuses passerelles d’un ouvrage
à l’autre), dans les « sept clôtures » de Ruusbroec un peu plus tard, et jusqu’aux
« sept demeures » de Thérèse d’Avila au xvi6 siècle.

Prologue, 7. « Il sont sept estres de noble estre, des-quieulx créature reçoit


estre, se elle se dispouse a tous estres, ains qu’elle viengne a parfait estre. »

2, 1. Ici comme dans la table, la numérotation des chapitres assimile le


Prologue à un premier chapitre.

2, 2. Sur la structure de la Sainte-Eglise dans le Miroir, cf. infra, ch. 43 et


notes.

3, 1. Cf. Mt 22, 37-39 ; Mc 12, 30-31 ; Lc 10, 27.

3, 2.Cf. Mt 19, 20-21 ; Mc 10, 20-21 ; Lc 18, 21-22.

4, 1. Le Miroir parodie tout au long de ce chapitre I Co 13, 4-7.

5, 1. C’est en effet l’objet principal du Miroir. Sur la répartition qu’il fait des
différentes vies, cf. Introduction, p. 35.

5, 2. Cette numérotation semble étrangère au texte primitif.

5, 3. Le Miroir, ici et ailleurs (cf. par exemple ch. 77 ; 100; 106 ; 129), met en
cause une angélologie très traditionnelle depuis le pseudo-Denys au Ve siècle. En
voici les grands traits : les anges sont des créatures purement intellectuelles,
réparties selon trois hiérarchies correspondant à trois modes d’intelligence de la
vérité divine. La première la saisit en tant que provenant de Dieu comme
principe universel, la seconde à travers les causes créées universelles, la
troisième à travers les causes créées particulières. Chaque hiérarchie se
subdivise à son tour en trois ordres subordonnés l’un à l’autre ; ce qui, du
Séraphin immédiatement uni à Dieu jusqu’à l’ange qui ne lui est uni qu’à travers
tous les autres, donne le schéma suivant :
Un ange d’un rang supérieur peut illuminer un ange d’un rang inférieur dans la
mesure où il peut l’enrichir de sa propre connaissance des œuvres de Dieu. On
voit donc que la hiérarchie angélique fonctionne quant à la révélation de Dieu, et
non comme celle d’intermédiaires entre Dieu et l’homme. C’est comme ministres
de cette révélation qu’ils sont les agents de la providence auprès de nous.

Deux ordres d’anges ont une place privilégiée dans le Miroir : les Séraphins et
les Vertus. Les Séraphins, dont l’union à Dieu est parfaite en connaissance et en
amour (« séraphin » est traduit par les Pères : « brûlant de charité »), ont pour
mission propre de nous exciter à cette union divine ; tandis que les Vertus
(caractérisées par la force) ont pour mission de disposer l’âme à la force, à la
vertu, d’où une oscillation continuelle tout au long du Miroir entre les Vertus
angéliques et les vertus de l’âme désignées par le même mot (cf. injra, ch.
77, 105 et notes).

Quant à la représentation des Séraphins aux six ailes, elle provient d’Is 6, 2,
interprété ici allégoriquement.

Par ailleurs, la présence abondante des Séraphins dans le Miroir reflète les
nombreuses expériences « séraphiques » authentiques ou inauthentiques du milieu
auquel il se rattache (cf. ch. 99) ; on peut ici se reporter par exemple à Béatrice
de Nazareth (Vita Beatricis, II, 19), ou encore aux prétentions « séraphiques » de
Bloemardine, l’illuminée bruxelloise à laquelle Ruusbroec devait s’opposer
vigoureusement. Cette expérience séraphique est ici caractérisée par son absence
d’intermédiaire entre Dieu et l’âme (« ... il n’y a nul moyen entre leur amour
et l’amour divine »). L’expression sans moyen est centrale dans tout ce courant,
et elle revient comme un leitmotiv dans toute la littérature qui en émane, à tel
point que le P. Porion (Hadewijch d’Anvers, p. 49) peut relever cette définition
des béguines chez Lamprecht de Ratisbonne vers 1250 : « libres d’elles-mêmes
et de toute chose, elles voient sans milieu ce que Dieu est. » Sur les risques
de cette expression, cf. supra, Introduction, pp. 17 ss.

5, 4. « ... il n’est comprins. » Comprendre, ici et ailleurs dans le Miroir, exprime


une saisie globale et pas seulement intellectuelle (laquelle serait l’objet propre
de l'entendre, que nous traduisons alors par « comprendre »).

5, 5. Dans la cosmologie traditionnelle, des philosophes grecs à la


Renaissance, l’univers est composé de quatre éléments, l’air, le feu, l’eau et la
terre, leur dosage entraînant les caractéristiques de chaque être particulier, les
éléments tendant à retrouver leur pureté à travers le mouvement universel, et à
regagner le lieu que la nature leur assigne en fonction de leur densité propre.

6, 1. Les développements du Miroir s’interrompent parfois pour laisser place à


de véritables jongleries verbales dont voici le premier exemple. Plus
nettement rythmé que le reste du texte, riche en allitérations, intermédiaire entre
la prose du contexte et les vers presque réguliers qui ouvrent le Prologue, un tel
passage apparaît plus comme un divertissement facile destiné à varier le jeu
scénique supposé, que comme la suite logique du développement précédent. Un
tel procédé est répandu à l’époque du Miroir, et l’on retrouvera de
semblables intermèdes — avec une tout autre valeur littéraire, il est vrai — dans
les traités de Ruusbroec l’Admirable.

9, 1. Cette trilogie résume tout au long du Miroir l’expérience spirituelle (Cf.


par exemple ch. 10 ; 57 ; 80 ; 92; 95; 115; 126...). Dans le climat augustinien
qui le pénètre, connaissance est référée au Fils et à sa Sagesse, amour, au Père et
à sa Puissance, louange, au Saint-Esprit et à sa Bonté, selon l’acte propre de
l’intelligence, de la volonté et de la mémoire, triple trace de la Trinité en l’âme.
Cf. ch. 1 ; 136; et infra, ch. 85, note 2, et ch. 115, note 1.

9, 2. C’est-à-dire, selon la grande distinction scolastique : ni la philosophie


(grâce à la lumière naturelle de la raison), ni la théologie (grâce à la lumière
surnaturelle de la Révélation).

9, 3. Sur cette recherche de Fine Amour courtoise, cf. Introduction, p. 24.

10, 1. Les filles de Jérusalem forment le chœur du Cantique des Cantiques. Le


thème de la Fille de Sion, appuyé sur le Cantique et sur Is 16, 1, est
classique dans la littérature spirituelle de l’époque ; dans une perspective proche
de celle du Miroir et quelques années plus tôt, le célèbre poème spirituel de
Lamprecht de Ratisbonne (Cf. supra, ch. 5, note 3), La Fille de Sion, fut diffusé
dans toute l’Europe du Nord.

11, 1. Cf. l’énumération du ch. 5.

11, 2. « ... bon et incompréhensible. >

11, 3. Dans la mythologie gréco-latine, puis dans les bestiaires chrétiens du


Moyen Age, le Phénix, oiseau fabuleux renaissant de ses cendres (d’où son
emploi allégorique comme figure de la Résurrection) est unique de son espèce.

11, 4. « ... le plus de ceste ame en luy, que le moins d’elle mesmes » ; le plus et
le moins de l’âme : deux mots intraduisibles dans la plupart des contextes où le
Miroir les introduit, et en même temps impossibles à laisser tels quels. Nous les
rendons approximativement par l’explicitation : « ce qui dépasse l’âme » et « ce
qui ne la dépasse pas >.

Ces deux termes sont fondamentaux dans la structure générale du Miroir pour
opposer ce que sent l’âme dans l’absorption en Dieu, lorsque Dieu la reconduit
en son origine, en son existence fondamentale au cœur de la Trinité (cf. ch. 23-
24), et ce qu’elle trouve par son effort propre à l’intérieur d’elle-même. (Cf. ch.
12, note 3 ; ch. 16, note 2 ; ch. 32, note 1 ; ch. 111, note 2.)

11, 5. C’est-à-dire : il n’y a que celui qui est tout en lui-même (et cela, non pas
en un sens philosophique, mais spirituel. Cf. supra, p. 13, note 2).

11, 6. Sur la répartition des différentes «vies» à l’intérieur de l’itinéraire


spirituel, cf. Introduction, p. 35. Par ailleurs, c’est en prenant momentanément la
place d’Amour, que le livre est possible « pour mettre en lui fin à toutes mes
entreprises » : sa rédaction fait partie de la « vie selon l’esprit » ; cf. ch. 96 ; 97
et fin du ch. 137.

11, 7. La fin de la réplique suppose un changement d’interlocuteur que nous


plaçons ici.

12, 1. «...l’Ame Adnientie ne veult nient, au regart de ce qu’elle vouldroit


vouloir, lequel vouloir elle ne peut avoir, car Dieu veult qu’elle veuille que son
vouloir soit rien, au regart de sa souffizance, lequel de ce ja ne lui sera donné.
» Passage obscur que nous traduisons à la lumière de son parallèle au ch. 16.

12, 2. L’opposition entre la paille et le grain, classique dans la littérature


spirituelle (nous la retrouverons d’ailleurs aux ch. 82 et 121), correspond aux
deux nourritures de l’âme : par raisonnement et par contemplation.

12, 3. Apparaît ici un thème majeur du Miroir et de la mystique nordique


contemporaine : celui de la faillite bienheureuse d’un amour renaissant
perpétuellement de la disproportion entre le don de Dieu et la capacité de l’âme
à le saisir, jusqu’à ce que cette faillite apparaisse comme la plénitude même de
l’amour dans l’abandon de soi en l’autre. Cf. par exemple Hadewijch : «
C’est une exigence terrible de notre vie, en vérité, qu’il faille renoncer même à
l’apaisement de l'amour pour apaiser l’amour ! » (Lettre 13, traduction du P.
Porion.)

13, 1. Allusion à la sentence classique de saint Augustin : « Dilige et fac quod


vis > (In Epistola lohannis ad Partos, VII, 8).

13, 2. Cf. supra, ch. 7.

14, 1. Les ch. 14-15, dont le genre littéraire détonne d’avec le contexte — au
point d’avoir été partiellement omis dans les versions latines —, constituent un
développement théologique des plus classiques, sorte de profession de foi peut-
être destinée à prévenir toute accusation d’hérésie. Il est significatif, en effet, que
le ch. 14 reprenne les termes des mises en garde du concile Latran IV (en 1215)
contre les hérésies trinitaires des Cathares et des Albigeois — auxquels on
tendait parfois à assimiler les béguines —, puis de Joachim de Flore
et d’Amaury de Bène (cf. Denzînger, Enchiridion..., éd. 34, n° 800-808). On
trouve au ch. 67 une sorte de complément de ce passage.

15, 1. Dans la suite logique du ch. 14, c’est maintenant par une profession de
foi eucharistique des plus nettes — on en trouverait d’analogues chez de
nombreux spirituels de l’époque : en tête des admonitions de saint François
d’Assise, ou dans la Lauda 28 (numérotation Mancini) de Jacopone de Todi —,
que le Miroir se démarque des déviations doctrinales qui l’entourent, souvent
liées comme les précédentes aux cathares et aux albigeois. Il faut ici remarquer
que, géographiquement et historiquement, le Miroir hérite directement du
mouvement de mystique eucharistique qui, de Marie d’Oignies (I 1213) à
Béatrice de Nazareth (f 1268) en passant par Hadewijch et Julienne de Mont-
Cornillon (f 1258), aboutira à la célébration universelle de la fête du Saint-
Sacrement, décrétée en 1264 par Urbain IV, ancien chanoine de Liège.
Parallèlement, la scolastique met au point une théologie eucharistique restée
classique jusqu’à nos jours, et dont la forme achevée est celle de la Somme de
saint Thomas d’Aquin, de peu antérieure au Miroir. Aussi n’est-il pas étonnant de
le voir reprendre ici une problématique et des expressions que l’on peut
repérer par exemple dans la Somme (III a, q. 76, a. 7, et q. 77, a. 5) et dans
l’encyclique Transiturus de hoc mundo d’Urbain IV.
15, 2. C’est-à-dire, selon la terminologie de l’époque, l’hostie consacrée.

15, 3. L’exactitude théologique supposerait plutôt : « les espèces sous


lesquelles la personne est présente ».

16, 1. Cf. supra, ch. 7.

16, 2. « ... et si ne scet néant de ce que Dieu a en elle de luy pour elle ». L’idée,
constamment sous-jacente au Miroir, est celle de notre existence
fondamentale cachée en Dieu, dans le « plus » (cf. supra, ch. 11, note 4) auquel
seule accède l’âme anéantie et simplifiée, opposée aux conditions de
l’expérience mondaine dans le « moins » ; il ne s’agit pas ici de considérer
l’expérience mystique comme un trou noir, mais de rendre compte du fait que si
l’homme peut recevoir Dieu, il ne peut pas s’en emparer. Cf. infra, ch. 19, note
1, ch. 20, note 2 et ch. 124.

16, 3. Cf. supra, ch. 12.

16, 4. Cf. supra, ch. 10, 3e nom.

16, 5. «... bon sans comprennement ». L’idée générale de ce passage est celle
de la saisie en Dieu, par l’âme anéantie, de la bonté de toute chose, saisie
génératrice, non pas d’une insensibilité, mais d’une impassibilité de celui qui
l’éprouve. En des termes voisins et contemporains du Miroir, cf. par exemple
Eckhart : «... toute souffrance vient de l’attachement et de l’amour. Si donc je
souffre au sujet de choses éphémères, c’est que mon cœur aime et chérit encore
les choses éphémères, que je ne suis pas encore attaché à Dieu de tout mon
cœur et n’aime pas encore ce que Dieu veut que j’aime en même temps que
lui... il est impossible que Dieu veuille autre chose que le bien, et précisément,
du fait que Dieu le veut, il faut nécessairement que ce soit bon et ce qu’il y
a de meilleur ». (Le Livre de la Consolation divine, trad. J. Ancelet-Hustache,
Paris, 1971, pp. 103-105.) Cf. aussi infra, ch. 41, note 1.

17, 1. Sur les risques d’incompréhension de ce chapitre, cf. Introduction, pp.


25 ss.

17, 2. Sur les quatre éléments, cf. supra, ch. 5, note 5.

17, 3. Sur ce fondement, cf. la réplique de Courtoisie au ch. 15.


19, 1. Sur les deux Eglises, cf. Introduction, p. 18, et infra, ch. 43.

19, 2. On retrouve le secret de l’âme cachée en Dieu (cf. supra, ch. 16, note 2),
retourné ici en celui de Dieu caché en l’âme et exprimé selon un lieu commun de
la spiritualité ; cf. par exemple Jean de la Croix : « Dieu demeure en secret et en
cachette dans la substance de toutes les âmes, car si cela n’était, elles ne
pourraient pas durer... ; à cet endroit, ni le démon, ni l’entendement
de l’homme ne peut parvenir à savoir ce qui se passe » (Vie Flamme, 4e
strophe, 2e vers).

20, 1. Supra, ch. 9.

20, 2. « ... celles qui telles sont cognoissent celles qui

ce sont, se elles estoient, ou s’elles sont » Phrase d’interprétation difficile ;


nous nous aidons du contexte et de la version latine.

20, 3. « ... celles qui telles sont, s’elles estoient, ou s'elles sont,
cognoistroient leurs compaignes par l’usage d’elles. » Encore un passage que
nous interprétons d’après le contexte et la version latine. Sur cette
reconnaissance des spirituels entre eux, cf. ch. 98 et 139.

21, 1. Cf. supra, ch. 6.

21, 2. Cf. supra, ch. 19.

21, 3. Prennent place ici huit mots que nous n’avons pas traduits, apparemment
sans lien avec le contexte, et sans que les traductions anglaise ou latine
apportent quelque lumière : « Et telle fin, dit Amour, prend ma norriture. »

Par ailleurs, le Miroir prévient ici — et plus loin à de nombreuses reprises, par
exemple aux ch. 42-43 — toute accusation de panthéisme en distinguant
clairement la divinité de Dieu par nature et le nôtre par «justice d’amour »,
expression qui, en elle-même, n’est pas plus provocante que celle de saint Pierre
nous déclarant « participants de la nature divine » (II Pi 1, 4).

22, 1. Dans les bestiaires de l’époque, l’aigle est réputé voler plus haut que
tout autre oiseau et fixer le soleil sans en être ébloui, d’où son emploi
allégorique des plus répandus dans la littérature mystique. De plus, associé à la «
moelle du haut cèdre », l’aigle renvoie à l’énigme d’Ez 17 (du moins dans la
Vulgate, celle-ci traduisant la « cime du cèdre » de 17,3 et 17,22 par « medulla
cedris sublimis »), où un grand aigle vient enlever la cime d’un haut cèdre pour
l’établir sur une haute montagne (thème fréquent du Miroir), image de Dieu
ramenant à Jérusalem la race messianique de David exilée à Babylone.
D’autre part, la même image est associée au ch. 80 (à mettre à son tour en
parallèle avec le ch. 90) à celle du passage de la mer Rouge et de l’entrée dans
la Terre promise, image traditionnelle elle aussi de l’itinéraire mystique ; si bien
que la « moelle du haut cèdre », conquise par-delà les océans, figure le terme de
cet itinéraire, donné par Dieu au-delà de toutes les purifications spirituelles.

22, 2. C’est-à-dire « en communion » avec tous dans l’exercice d’une charité


parfaite, issue de l’amour universel qui est celui de l’âme en son
accomplissement spirituel. C’est le thème de la « vie commune » qui affleure ici
; il sera développé aux ch. 24-25 et deviendra majeur dans l’œuvre de
Ruusbroec.

23, 1. « ce qui la dépasse » = « le plus » ; cf. supra, ch. 11, note 4.

23, 2. Cf. supra, ch. 21, note 3.

23, 3. Cf. supra, ch. 5, note 3.

24, 1. Cf. supra, ch. 22, note 2.

24, 2. Dans l’astronomie classique à laquelle se réfère le Miroir, le soleil est


situé parmi les planètes, mais c’est lui qui éclaire l’ensemble des corps célestes.
Sur le thème de la « clarté » à travers le Miroir, cf. infra, ch. 58, note 5.

25, 1. Ici comme aux ch. 28 et 64, le Miroir exploite l’image de la flamme pour
figurer la transformation mystique : dans la cosmologie à laquelle il se réfère (cf.
supra, ch. 5, note 5), la flamme est en effet le lieu d’une transmutation d’un
élément (le combustible) en un autre (le feu) ; porteuse de lumière et de chaleur,
elle permet aussi de distinguer sans les associer les deux composantes
fondamentales de l’expérience mystique : connaissance et

amour ; en mouvement constant et s’élevant spontanément vers les hauteurs d’où


provient le feu, elle évoque le dynamisme de l’action divine. A travers toutes
ces dimensions, développées déjà chez le pseudo-Denys, la tradition spirituelle
médiévale l’utilisera abondamment selon le schéma que nous venons d’esquisser.

27, 1. « sans elle » ; le Miroir oppose régulièrement l’âme « avec elle-même »


à « l’âme sans elle-même » (et « avec Dieu »), selon une distinction qui est celle
de l’âme « embarrassée » d’elle-même en son activité mondaine, et de l’âme «
dêsembarrassée » d’elle-même par l’action divine, « simplifiée » dans son
attachement à Dieu seul en vertu du retournement fondamental de l’expérience
mystique (cf. Introduction, pp. 17 ss., et infra ch. 41 ; 59 ; 71 ; 81 ; 114).

30, 1. Passage des plus embrouillés: »...tout ce que ceste Ame a oij de Dieu, et
que l’en en peut dire, est mieulx nient (a parler proprement) envers ce qui est
de luy, qui oncques ne fut dit, ne ja dit ne sera, que tout ce que on dist oncques
ne fut dit, et que l'en en pouroit lesser a dire ». (C’est nous qui ponctuons.)

30, 2. Idem : «... ont moins comprins et comprendront de luy au regart de ce


qu’il est digne, ou que il fait a cognoistre et a amer et louer, et que luy
mesmes se cognoist, que que on puisse dire avec vérité que on en cognoisse ne
ayme ne loue aucune chose ».

32, 1. Cf. ch. 11, note 4. Encore un thème classique de la littérature mystique :
l’âme vit davantage là où elle aime que là où elle anime ; on le retrouve
développé à la fin du ch. 65.

32, 2. Cf. ch. 11, note 6, et Introduction, p. 35.

33, 1. Ici et jusqu’à la fin du ch. 38, c’est nous qui introduisons entre [ ] les
indications d’interlocuteurs qui nous semblent supposées par le texte.

37, 1. « ... se es auditeurs ne demoure, qui ce livre liront. » Sur ce statut du


lecteur-auditeur, Cf. Introduction, pp. 14-15.

39, 1. Dans l’original : ordonnance.

39, 2. « Pareillement vous dis-je par l'exemple de celle a l’advenant de luy. »

40, 1. Cf. Mt 23, 12 ; Le 14, 11 ; 18, 14.

41, 1. Cette « mort à toute façon de sentir» et cette indifférence à l’enfer et au


paradis — on les retrouve développées au ch. 49, et surtout dans les questions
du ch. 131 — sont universelles dans la littérature mystique ; à l’époque du
Miroir, cf. par exemple Hadewijch :

...être aimé ou hm, le refus, le désir, gain ou perte, convenance ou gêne, profit,
dommage, honneur et honte, être avec Dieu dans les consolations célestes, ou
dans les douleurs de l’enfer : ce feu n’y fait nulle différence.

Il consume tout ce qu’il touche : de damnation ou de bénédiction, il n’est plus


question, je vous assure.

(Mengeldichten, XVI, trad. Porion)

Le ressort de cette indifférence qui a souvent scandalisé, dont nous avons dit par
ailleurs qu’elle n’est pas insensibilité mais impassibilité (cf. supra, ch. 16, note
5), est la véritable nature du bonheur : il est d’aimer, dit le Miroir, ou d’être
avec Dieu, dit Hadewijch, quelles que soient les circonstances de cette union à
Dieu ; si bien que les seules questions décisives après l’examen de toutes les
épreuves d’amour — et à la limite, l’épreuve de l’enfer — seront les suivantes
(cf. fin du ch. 131) : et si Dieu préférait que j’aime un autre que lui? et si
Dieu préférait aimer un autre que moi ? et si Dieu préférait qu’un autre que moi
l’aime mieux que moi? Voilà, dans toute la littérature mystique, la seule véritable
épreuve dont toutes les autres ne sont qu’un faible écho, point vertigineux où il
faut risquer le tout pour le tout et où toute la liberté de l’homme est en jeu face à
celle de Dieu : là, il est clair que l’amour est don ou n’est pas. Aussi est-ce dans
ce don et cet abandon radical que « l’âme sort de son enfance », et « la se
monstra le Pays de Franchise » (cf. tout le ch. 132).

41, 2. A partir d’ici et jusqu’à la fin du ch. 43, c’est nous qui ajoutons entre [ ] la
distinction des deux Eglises ; cf. supra, Prologue, note 5, et Introduction, p. 18, et
infra, ch. 43, note 1.

41, 3. Le lien de cette réplique avec ce qui précède est difficile à saisir ; peut-
être y a-t-il là une lacune dans le texte.

43, 1. « Voire, Saincte Eglise, dessoubz ceste Saincte Eglise ! » On trouve ici le
point de départ de la distinction entre les deux Eglises, l’une soutenant l’autre ;
cf. Introduction, p. 18.

43, 2. Autrement dit : Sainte-Eglise-la-Petite.


43, 3. Autrement dit : Sainte-Eglise-la-Grande, ou même les deux Eglises à la
fois.

43, 4. « ... parmy la glose de noz escriptures. » Expression fréquente du Miroir


pour exprimer, non pas un sens ésotérique, mais un sens second de l’Ecriture,
sens lié à Amour et à Sainte-Eglise-la-Grande par opposition au sens lié à
Raison et à Sainte-Eglise-la-Petite. (Et au-delà, le Miroir emploie « la glose »,
tout court — que nous traduisons par « sens caché » —, pour renvoyer
à l’intelligence qui procède d’Amour et non de Raison.)

Cette distinction demande à être replacée dans le contexte de l’exégèse


médiévale et du fonctionnement de l’Ecriture comme « spéculum », comme
Miroir aux multiples reflets (puisque ici-bas, dit saint Paul, nous connaissons «
per spéculum in enigmate », dans un miroir, de façon énigmatique, I Co 13, 12).
La technique exégétique

médiévale ne peut être résumée en quelques lignes ; qu’il suffise ici de constater
le principe d’une lecture de l’Ecriture sur plusieurs niveaux, dont nous
empruntons la présentation à Alexandre de Canterbury — quelques décennies
avant le Miroir —, dans la mesure où il montre bien dans cet ensemble la place
d’une lecture spirituelle pour les « parfaits », analogue à celle que semble
supposer le Miroir :

(L’auteur commente Cant 1, 4 — « le roi me fit entrer en son cellier » — et voit


les différents tonneaux du cellier royal comme autant de sens de l’Ecriture
divine.) « La boisson contenue dans le premier tonneau, c’est-à-dire dans
l’histoire, ce sont simplement les gestes et les exemples des saints... Dans le
second tonneau, c’est-à-dire dans l’allégorie, se trouve l’enseignement de la
foi... Dans le troisième tonneau, c’est-à-dire la morale, se trouve l’instruction
des mœurs... Dans la boisson contenue dans le quatrième tonneau, celui qui se
trouve dans le fond, c’est-à-dire l’anagogie, se trouve une très suave perception
[affectus] de l’amour divin ; par sa douceur ineffable, notre âme est comblée et
unie d’une certaine façon à la très haute divinité... Ceux qui sont simples et
grossiers [simpli-ciores et rudes] dans la foi et l’amour, ont coutume de boire au
premier tonneau... Ceux qui sont plus avancés [capaciores] boivent à l’allégorie,
ceux qui sont plus avancés encore [perfectiores] à la morale, et les
parfaits [perfectissimi] à l’anagogie, c’est-à-dire à la contemplation... et
quiconque en aura un tant soit peu goûté en sera aussitôt ivre. » (P.L. 161, 707-8.)
43, 5. Thème classique de la littérature courtoise ; dans un contexte très proche
de celui de ce chapitre, Hadewijch l’exprime ainsi : « Qui risque le tout pour
le tout par amour, Amour même le récompensera avec l’amour. » (Strofische
Gedichten, XVII.)

45, 1. « Encore ne seroit ce nient, au regart de ce comprenement, a celluy que


on y pourroit comparer, mais que on ne mette en celle comparaison ne son
povoir, ne son sens, ne son savoir, ne sa bonté. » Nous traduisons d’après le
sens général ce paragraphe des plus embrouillés.

47, 1. Allusion à Mt 6, 22-23 ou Lc 11, 34.

47, 2. Allusion possible à Apoc 20.

48, 1. Ces deux dernières répliques sont pratiquement incompréhensibles dans


l’original ; nous les interprétons d’après la version latine.

49, 1. Cf.LCo 12, 1-4.

50, 1. « ... qui scet les secrez du Fils par l’amour du Saint esperit, qui de luy
a ceste Ame cy dounee. » Nous interprétons d’après les versions latine et
anglaise.

51, 1. L’ensemble du paragraphe fait allusion à l’épisode d’Esther et Assuérus


en Est 15, 9-15, abondamment exploité par la tradition spirituelle chrétienne.

52, 1. « ... a ceste precieuse marguerite. » Au-delà de l’identification


classique de l’âme à une perle précieuse, Marguerite Porete signe peut-être ici
discrètement son ouvrage.

52, 2. Cette indication absente de l’original nous semble nécessaire à


l’intelligence de la réplique.

52, 3. «... elle vit, et dure, et est, et fut, et sera sans estre. » On pourrait aussi
comprendre « sans estre » absolument, puisque Dieu seul est (cf. supra,
Prologue, note 6) ; nous préférons suivre ici l’anglais (« ... without her being »).

52, 4. Cette nouvelle exploitation de l’image du feu (cf. supra, ch. 25, note 1) est
très voisine de celle qu’en fait saint Bernard dans le De Diligendo Deo ; on
la retrouve à peine modifiée au ch. 83.

52, 5. « Il est, ce ne luy fouit mie ; et je ne suis mie, et si ne me fault mie. » Le


thème de la nudité, développé dans ce chapitre et ailleurs (cf. par exemple ch. 94
; 111 et notes), repose sur cette affirmation que « je ne suis mie » (cf. supra,
Prologue, note 6) ; il est fondamental dans toute la mystique nordique pour
exprimer la vérité de l’âme devant Dieu comme condition de leur
donation mutuelle. Cf. par exemple la pseudo-Hadewijch : ... là, chose simple
lui est révélée, qui ne peut l’être : le Rien pur et nu. C’est en cette nudité que
se tiennent les forts ; à la fois riches de leur intuition et défaillants dans
l’insaisissable... Dans l’intimité de l’Un, ces âmes sont pures et nues
intérieurement, sans images, sans figures, comme libérées du temps, incréées,
dégagées de leurs limites dans la silencieuse latitude. » (Mengeldichten, XVII,
trad. Porion.)

52, 6. Nous ajoutons cette indication alors que l’original poursuit sans
interruption.

52, 7. Cf. Mt 8, 22.

53, 1. «... très noble pierre en la largeur du plain de vérité. » Le seul sens
plausible nous semble héraldique, la « plaine » étant le sixième inférieur de
l’écu. On retrouvera des images héraldiques aux ch. 82 ss.

53, 2. et 3. « ... mort de toutes mors mortifficantes. »

54, 1. « ... les deux mors [dont] ceste Ame est morte a mort. »

54, 2. Vraisemblablement la montagne d’Amour de la fin du ch. 9.

55, 1. II s’agit ici de ceux qui ont péri, alors que la deuxième sorte sera celle
des égarés, dont il sera question au ch. 57. Sur la répartition des différentes «
vies » dans le Miroir, cf. Introduction, p. 35.

55, 2. Cette dernière phrase étant grammaticalement incomplète dans l’original,


c’est nous qui ajoutons « ils pensent ».

56, 1. Le bougre désignait originairement le membre d’une secte manichéiste


née en Bulgarie au xe siècle ; identifié ensuite aux cathares et aux albigeois qui
en héritent pour une part, le bougre finit par désigner peu à peu tous les membres
des sectes dites du « Libre Esprit », dont Marguerite Porete se démarque ici
formellement tout en semblant mettre en garde contre une confusion possible.

56, 2. Le changement de genre grammatical de amour entre le xiiie siècle et


aujourd’hui (cf. Introduction, p. 31) nous force, dans ce paragraphe, à remplacer
« maîtresse, fille et mère » par « maître, fils et père ».

57, 1. La mention, ici, des « marchands », renvoie en fait au ch. 63.

58, 1. Sur cette répartition de l’itinéraire spirituel en « états », cf. Prologue,


note 6, et Introduction, p. 35.

58, 2. L’original porte mere ; nous préférons le latin magister.

58, 3. Le Loin-Près va prendre à partir de maintenant une place croissante dans


le Miroir : il s’y révèle peu à peu le véritable partenaire de l’âme, à la fois le
plus proche et le plus lointain, le plus connu et le moins connu ; il est celui dont
l’expérience paradoxale est celle-là même de l’amour. Cf. déjà le Prologue : «
cet amour lointain, tout en étant si proche en elle, était si loin dehors... »
Quant à l’expression même de Loin-Près (Loingprés dans l’original), nous
l’avons rencontrée à l’époque du Miroir chez la pseudo-Hadewijch
(Mengeldichten, XVII) et dans le passage du Dreifaltigkeitslied cité en tête de
cet ouvrage et où en sont résumées toutes les caractéristiques ; le P. Porion
(Hadewijch d’Anvers, p. 136) la signale chez un anonyme de Strasbourg, et
Romana Guamieri (Il Movimento del Libero Spirito, p. 490) en montre
une résurgence saisissante chez Marguerite de Navarre au xvie siècle.

58, 4. «... la paix sur paix de paix. »

58, 5. Apparaît ici la question capitale pour la tradition spirituelle chrétienne du


rapport entre état mystique et état de gloire : y a-t-il entre eux continuité, voire
identité ? Y a-t-il un état extatique plus ou moins fugitif qui introduirait le
mystique dans l’au-delà? On a fait tout dire à tous les mystiques sur ce point !
Nous ne pouvons ne serait-ce que résumer les positions dans cette
édition. Constatons simplement que le Miroir, si l’on compare les ch. 61, 91, 92,
97, 118, notamment, donne une réponse simple, celle qui fera toujours l’accord
des spirituels de la tradition authentifiée par l’Eglise : 1) l’état de gloire est
autre que tous les états d’ici-bas, les plus mystiques compris ; et pour autant, le
septième état du Miroir est radicalement distinct des cinquième et sixième dont il
est ici question. 2) L’expérience de la gloire est bien celle du mystique — c’est
la « vie divine » ou « vie clarifiée », ou « vie glorieuse » dans la terminologie
du Miroir —, mais selon un mode qui n’est pas celui de l’éternité. A la jointure
du temps et de l’éternité, du cinquième et du septième état, l’expérience de
l’éclair (de l’attouchement diraient d’autres mystiques) marque au sixième état
le contact de l’incréé et du créé : c’est de là que se diffuse dans la durée toute
l’expérience mystique (Cf. déjà la fin du ch. 9). La différence entre mystique et
au-delà n’est donc pas dans l’objet (la gloire dans les deux cas), mais dans le
mode (temporel ou éternel) de sa perception. 3) D’où l’écartèlement du spirituel
entre temps et éternité, entre action et acte (= le mouvement de l’éclair),
écartèlement qui est celui-là même du moins et du plus (cf. supra, ch. 11, note 4),
celui qui le fait vivre hors de lui-même, celui-là même du Loin-Près et qui
fera dire à une Thérèse d’Avila : « Je meurs de ce que je ne meurs... » (Cf. déjà
Béatrice, 3e manière d’aimer.)

Entre le septième et le sixième état, le Miroir introduit généralement la


distinction faite ici entre la gloire et la clarté (parfois intraduisible autrement
que comme « illumination ») qui en procède — notamment grâce au jeu de mots
éclair/clarté —, deux termes dont la relation est traditionnellement étroite et
enracinée dans le clarifi-care latin, simultanément glorieux et lumineux
(appliqué par exemple au Christ en Jn 17 : « Père saint, glorifie (= clarifica) ton
Fils pour que ton Fils te glorifie (= clarificet). » De l’un à l’autre s’étale tout le
langage mystique comme impossible couverture de l’éternité par le temps, et
c’est là que l’expérience du spirituel rejoint celle de la Passion du Christ, que
saint Jean identifie précisément à sa clarificatio. — Sur l’ensemble de
cette question, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos Lectures de
Jean de la Croix, Paris, 1981, 2e lecture : Temps et désir.

59, 1. Cf. supra, ch. 27, note 1.

59, 2. «... ne scet nulle Ame dire de ceste precieuse closure, dont elle est
obliée par l’adnientissement de la cognoissance que cil adnientissement rent a
luy mesmes.

59, 3. C’est nous qui ajoutons « avec » d’après le contexte.


60, 1. « ... cest entendement est fort et subtil et très noble (dont les sanguins
ont ayde par nature) ; et sans la haste du vouloir tranchant de l’ardour de
désir de l’esperit, les colleriques ont de ce ayde par nature. » L’ensemble
du passage est à peu près incompréhensible, sans doute altéré dans l’original.
Nous le traduisons d’après le sens général de la version latine. Quant au «
vouloir tranchant de l’ardeur du désir de l’esprit », que l’on retrouve en des
formules équivalentes aux ch. 60, 79, 94, 118, notamment, il caractérise la
volonté dans la « vie selon l’esprit » (cf. Introduction p. 35).

Par ailleurs, la caractérologie à laquelle fait ici allusion le Miroir (nous la


retrouverons au ch. 99) est classique depuis Galien. Elle considère quatre «
humeurs » dominantes en l’homme et qui s’opposent deux à deux parallèlement
aux quatre éléments (cf. supra, ch. 5, note 5) : colérique (due à la bile),
caractérisée par la promptitude à s’enflammer et par la force de la volonté ;
lymphatique, ou flegmatique (due à la pituite), caractérisée par l’indolence et la
faiblesse ; mélancolique (due à la bile noire), caractérisée par la tristesse ;
sanguine (due au sang), caractérisée par la gaieté et l’inconstance.

60, 2. Le jeu de scène est un peu compliqué dans tout ce chapitre. Nous
ajoutons ici «aux auditeurs» dans la mesure où l’âme ne répond pas à Amour,
mais semble plutôt s’excuser de ses longueurs auprès des auditeurs, comme déjà
le faisait Amour un peu plus haut.

61, 1. Sur ces sept états, cf. Prologue, note 6.

61, 2. « ... en franchise de charité. » On pourrait comprendre aussi : «


affranchi de la charité », à la lumière du ch. 65.

62, 1. Ce chapitre prend la suite logique du ch. 60, le ch. 61 semblant plutôt
une parenthèse.

62, 2. Nous traduisons cette phrase d’après l’anglais, le passage français


correspondant (« ... mais pourtant ilz n’en veulent rien faire. ») n’étant pas
clair.

63, 1. Allusion à un passage évangélique difficile à identifier, peut-être Le 22,


28-29.

64, 1. Dans l’original, la phrase précédente, contre toute vraisemblance, est


déjà attribuée à Amour.

65, 1. La montagne est celle de la lin du ch. 9.

65, 2. Sentence classique de la littérature spirituelle reposant sur le jeu de mots


: anima - animare - amare = âme - donner vie - aimer.

66, 1. «... gueres ne demourera, que elle vendra affin », ces deux répliques —
peut-être interpolées ? — s’insèrent mal dans le contexte.

66, 2. « ... en amour enmantellee. »

67, 1. Cf. supra, ch. 14, note 1 ; et infra, ch. 85, note 2.

69, 1. « ...car le don de luy ne peut on donner fourmé. »

69, 2. Appuyée sur Gn 30, 1-5 ; 35, 16-20 ; Ps 67, 28, l’opposition de Rachel
et de Benjamin devient, pour la tradition spirituelle, celle de la connaissance
discursive et de la connaissance contemplative ; l’une et l’autre proviennent en
fait d’un unique désir de Dieu — aussi le Miroir ne condamne-t-il pas Raison
tant qu’elle reste à sa place (cf. par exemple ch. 65) —, mais selon deux qualités
différentes et discontinues ; d’où la nécessaire disparition de Raison lorsque
l’union à Dieu se fait immédiate. Cf. par exemple la même allégorie développée
chez Richard de Saint-Victor un siècle avant le Miroir :

Ce don [= la contemplation] vient de Dieu, et non pas du mérite de l’homme.


Mais sans aucun doute, personne ne reçoit une si grande grâce sans un zèle
immense et un ardent désir. Rachel le sait, et c’est pourquoi elle fait grandir son
zèle et enflamme chaque jour davantage son désir. En effet, dans cette
tension d’un effort quotidien, dans cette immensité de douleur, Benjamin naît et
Rachel meurt, car lorsque l’esprit de l’homme est ravi au-dessus de lui-même, il
dépasse toutes les étroitesses de l’humaine ratiocination : toute raison humaine
succombe au contact de ce qu’elle voit de la lumière divine lorsqu’elle est
élevée au-dessus d’elle-même et ravie en extase. Qu’est-ce donc que la mort de
Rachel, sinon la défaillance de la raison ? Ainsi, à la naissance de Benjamin,
Rachel meurt, car l’esprit ravi en contemplation expérimente toute la
défaillance de l’humaine raison (Benjamin Minor, ch. 73-74).

69, 3. Cf. Jn 4, 20-24.


70, 1. Sur l’ensemble de ce chapitre, cf. Prologue, note 6.

70, 2. Ici, il faudrait sans doute introduire un autre interlocuteur, du fait du


changement de la personne grammaticale.

70, 3. Sur l’innocence d’Adam avant le péché, cf. infra, ch. 94, note 2. Par
ailleurs, les versions latine et anglaise ajoutent ici quelques mots dont le sens est
le suivant : « ... si ce riest celles de ceux qui sont nus et en oubli, car ils n’ont
rien à cacher. »

71, 1. « Et telle union de remplie paix me joinct et conjoingt par la


souveraine haultesse de la creacion de l’appareil du divin estre, dont j’ay
estre, qui est estre. »

71, 2. « ... l’entencion de la glose » : il s’agit de nouveau de l’intelligence des


« parfaits » ; cf. supra, ch. 43, note 4.

72, 1. Cf- supra, ch. 62.

72, 2. Sur l’angélologie du Miroir, cf. supra, ch. 5, note 3.

72, 3. Cf. supra, ch. 62.

73, 1. Ce sont les 5e et 6e état du ch. 61.

73, 2. Allusion aux ch. 2 et 5 du livre d’Esther.

74, 1. Cf. fin du ch. 9.

74, 2. « Ses dangiers ne peut mais fors vie glorieuse. » Phrase difficile à
interpréter.

74, 3. Jeu de mots : « ... c’est Marie de paix, et pource est Marie de paix, que
Fine Amour la paist. » L’opposition entre Marthe et Marie, appuyée sur Le 10,
38-42 et Jn 11, illustre traditionnellement la supériorité de la vie contemplative
sur la vie active. On la retrouvera à plusieurs reprises dans le Miroir (ch. 86 ;
124), et elle est absolument universelle dans la littérature spirituelle.

Par ailleurs, la même tradition confond généralement — peut-être à juste titre —


les personnages évangéliques de Marie sœur de Lazare, et de Marie-Madeleine
(cf. par exemple ch. 76 et 93 du Miroir). Il est à noter que les nombreuses
références du Miroir à Marie-Madeleine reflètent l’importance grandissante de
son culte et de son hagiographie au xiiie siècle.

75, 1. Cf. Mt 17, 1-9 ; Mc 9, 2-10 ; Lc 9, 28-36.

75, 2. «... Et puisqu’il nous aprent ce, pourqoy ne le ferions nous ?» Le


lien de cette phrase avec le contexte n’est pas clair. Peut-être faut-il comprendre
: « puisque c’est lui qui nous apprend à nous cacher — comme les disciples à la
Transfiguration —, pourquoi ne devrions-nous pas le faire ? »

75, 3. Cf. supra, ch. 58, note 5.

76, 1. Cf. Lc 7, 37-50 ; 8, 2 ; 10, 39-42 ; Jn 11-12.

76, 2. Cf. Mt 26, 69-75 ; Mc 14, 66-72 ; Lc 22, 54-62 ; Jn 18, 15-27.

76, 3. Cf. Mt 26, 56 ; Mc 14, 50.

77, 1. « ... non mye pour ceulx qui sont en estant,... » Nous traduisons d’après
le sens général du passage.

77, 2. Cf. supra, ch. 5, note 3.

77, 3. Idem. L’original porte ici « aorner » = parer ; nous préférons suivre ici
les versions latine et anglaise, plus conformes aux attributions classiques des
Trônes. Par ailleurs, tout ce chapitre montre le rapport entre les Vertus et les
vertus de l’âme : l’une est le résultat de l’annonce de la volonté de Dieu faite par
l’autre à la conscience. Cf. ch. 105.

78, 1. Original : « ... par les Vertuz, qu’ils ont de ce l’office. » Nous
traduisons d’après les versions latine et anglaise, plus logiques avec le contexte.

78, 2. On peut constater que cette image, traitée en des termes extrêmement
voisins, deviendra centrale chez saint Jean de la Croix pour illustrer la
croissance de l’âme en lucidité dans l’expérience mystique (Cf. Montée du
Carmel et Nuit Obscure).
78, 3. Appellatif du Messie en Mal. 3, 20.

78, 4. Cette dernière phrase est obscure dans l’original ; nous suivons la
version latine.

79, 1. L’ensemble de cette réplique semble renvoyer au Prologue.

79, 2. La fin de ce chapitre est quelque peu décousue ; nous nous aidons du
latin pour en suivre le sens général.

79, 3. Cette allusion à Jean-Baptiste prend son sens au ch. 125.

80, 1. Le «chant» et le «déchant», à une époque où la polyphonie prend son


essor dans la musique européenne (le Miroir est contemporain du Jeu de la
Feuillée, d’Adam de la Halle), opposent le plain-chant aux ornements
contrapunctiques qui en forment comme un commentaire musical, généralement
laissé à l’initiative du chantre.

80, 2. Cf. supra, ch. 22, note 1.

80, 3. « ... en quoy je suis fondue » ; la « liquéfaction », terme technique de la


littérature mystique, souvent référé à Cant 5, 6 (« Mon âme s’est liquéfiée à
sa parole »), exprime l’effet du contact immédiat de Dieu et de l’âme lorsqu’il se
répercute en ses facultés et les réoriente, véritable fécondation divine de l’âme
qui engendre dès lors la vie trinitaire ; c’est ici que le schéma exemplariste des
trois puissances de l’âme (cf. supra, ch. 9, note 1 ; et infra, ch. 85, note 2) révèle
toute sa portée, développée ici dans la réplique d’Etonnement.

81, 1. «... sans nul pourquoy. » L’expression revient fréquemment dans le


Miroir (par exemple aux ch. 91, 111, 134) pour indiquer la gratuité absolue de
l’amour. Cf. la pseudo-Hadewijch : « ... la multitude innombrable des “ pourquoi
” qui me font vous préférer à toute chose m’échappent, Seigneur, quand je me
tourne dans la nudité vers vous seul, vous aimant sans pourquoi, vous-même
pour vous-même » (Mengeldichten, XVIII, trad. du P. Porion).

Le P. Porion fait remarquer à propos de ce texte la diffusion de cette expression


précise dans tout le courant mystique auquel se rattache le Miroir : on la
retrouve telle quelle chez Béatrice, Ruusbroec, Eckhart, Jacopone de Todi, et
jusque chez Catherine de Gênes.
81, 2. L’original porte « l’espouse », et non « l’espous », mais le contexte
suppose le masculin — ce que confirme la fin du ch. 82 —, même si
l’expression féminine provient clairement de Mal 2, 14-15, mis ici en parallèle
avec Mal 3, 20 (le soleil de justice) déjà rencontré (cf. supra, ch. 78, note 3).

82, 1. « Comment ceste Ame est franche de ses IV costez. » A partir d’ici et
jusqu’au ch. 85, le Miroir introduit de nombreuses allusions à la vie de cour,
particulièrement à l’héraldique (cf. déjà le ch. 53). Par ailleurs, ce chapitre et le
suivant, sans indication de rôle dans l’original, voient s’estomper la mise en
scène générale du Miroir, et celle-ci va peu à peu disparaître maintenant (cf.
infra, ch. 107, note 1).

82, 2. Cf. supra, ch. 12, note 2.

82, 3. Passage obscur : « Il est, dont ceste est; et ce luy souffist


merveilleusement, dont ceste est merveilleuse, et c’est plaisante Amour, dont
ceste est amour : et ce la delecte. » Nous nous aidons du latin : « Iste est ergo
ista est et istud eam contentât, etc. »

Par ailleurs, cette image de la rivière qui provient de la mer et retourne à la mer
en y perdant son nom, est déjà présente chez le pseudo-Denys. On la retrouve
développée à de nombreuses reprises dans toute la tradition ultérieure.

83, 1. Cf. supra, ch. 25, note 1 et ch. 52, note 4.

84, 1. Cf. ch. 80.

84, 2. « ... nient penser du loingprés de près. »

84, 3. « ... ou en Dieu sans estre, ou Dieu en luy en Vestre. »

85, 1. Cf. supra, ch. 53, note 1.

85, 2. On remarque le parallèle entre cette réplique et la propre fin de


l’auteur... (cf. Introduction, p. 26). On remarque aussi la dernière réduction
opérée par l’anéantissement de l’âme : l’opération trinitaire elle-même
(connaissance, amour et louange — cf. supra, ch. 9, note 1) s’évanouit au profit
d’une union à Dieu en amont de la différenciation des personnes divines (cf.
supra, ch. 80, note 3), c’est-à-dire en un point où cette différenciation va en
quelque sorte dépendre du spirituel lui-même, détenteur de la divinité de Dieu.
C’est en lui que le Père va engendrer le Fils, dirait Eckhart — ce qui affleure au
ch. 67 du Miroir. Ce thème est central dans toute la mystique nordique, et il est
voisin de celui de la nudité (cf. supra, ch. 52, note 5) et de notre retour à notre
origine incréée (cf. infra, ch. 111 et notes) ; d’une façon plus explicite, cf. par
exemple Eckhart :

[Commentant Lc 10, 38 : « Jésus entra dans une place forte... » :] « ... si


vraiment un et simple est ce petit château fort, si élevé au-dessus de tout mode et
de toutes les puissances est cet un unique, que jamais puissance ni mode, ni Dieu
lui-même ne peuvent y regarder. En toute vérité, et aussi vrai que Dieu vit, Dieu
lui-même ne le pénétrera jamais un instant, ne l’a encore jamais pénétré de son
regard selon qu’il possède un mode et la propriété de ses Personnes... ; selon
qu’il est Un et simple, il vient dans cet un que je nomme un petit château fort dans
l’âme, autrement il n’y pénètre d’aucune manière, ainsi seulement il y pénètre et y
demeure. Par cette partie d’elle-même, l’âme est semblable à Dieu, et non
autrement. » (Sermon 2, trad. J. Ancelet-Hustache).

86, 1. « ... et si est tout nouveau, et nouveau don me donne. » Au cœur de


l’expérience mystique, la perception du don de Dieu comme continuelle
nouveauté (ch. 106 : « Sa bonté pour moy me donne tousdis amour nouvelle. »)
est une donnée constante de la littérature spirituelle ; cf. par exemple Hadewijch
:

Que nouvelle lumière vous donne nouveau zèle, nouvelles œuvres, plénitude de
nouvelles délices, nouveaux assauts d’amour et nouvelle faim si
vaste qu’éternellement nouvel amour dévore ses dons nouveaux! (Strophische
Gedichten, XXXIII, trad. du P. Porion)

86, 2. « ... sans la quérir par paine ne par halage en ses assovyemens, que ce
livre devise. « Peut-être faut-il voir ici une allusion aux consolations du ch. 26?

88, 1. Le Miroir distingue ici clairement et sans les opposer la sainteté, fille
des vertus et de Raison (et donc fille de l’homme), et l’expérience ici décrite
comme paix suprême et fille de Dieu. Cf. Introduction, p. 17.

88, 2. Ici commence un passage en prose très rythmée et riche en allitérations,


sans que l’on puisse pour autant parler de vers à proprement parler, sauf dans la
dernière phrase.

89, 1. Cf. supra, ch. 81, note 1.

90, 1. Cette libération par maîtrise de soi — et non par destruction — implique
deux phases (parfois opposées trop schématiquement en ascétique et mystique,
en oubliant l’unité du processus de croissance d’un unique amour), l’une où Dieu
et l’âme sont perçus comme concurrents, l’autre où ils sont perçus comme
concourants. D’où l’apparente contradiction de ce chapitre, en vérité des plus
classiques dans la tradition spirituelle ; cf. par exemple saint Jean de la Croix :

Pour venir à tout goûter, ne veuille mettre ton goût en rien ;

Pour venir à tout posséder, ne veuille mettre ta possession en rien ;

Pour venir à être toute chose, ne veuille être quelque chose en rien ;...

... Pour venir à ce que tu ne goûtes pas, il te faut aller par où tu ne goûtes pas ;

... Pour venir à ce que tu ne possèdes pas, il te faut aller par où tu ne possèdes
pas ;

(Montée du Carmel, I, 13)

Pour venir à ce que tu n’es pas, il te faut aller par où tu n’es pas... »

Oublier ce préalable, dans les chapitres suivants du Miroir comme chez saint
Jean de la Croix, n’a pu et ne peut évidemment qu’entraîner les plus graves
accusations de quiétisme (Cf. Introduction, pp. 26 ss.).

91, 1. Cf. supra, ch. 22, note 1.

91, 2. Sur le registre de la gloire, cf. supra, ch. 58, note 5.

91, 3. Cf. Introduction, p. 35.

93, 1. Cf. Jn 20, 11-17 — Ici et au ch. 124, le Miroir fait allusion à la légende
selon laquelle Marie-Madeleine se serait retirée durant trente ans au désert de
Saint-Maximin. Il faut y voir aussi le thème pseudo-dionysien et eckhartien du
désert où s’opèrent les retrouvailles avec Dieu au terme de l’itinéraire mystique.
93, 2. L’original porte : « quant emprint amour », ce qui nous semble
incompatible avec le contexte. Nous rétablissons d’après le sens général.

93, 3. Jeu de mots : « elle estoit marrie, et non mye Maria. »

94, 1. Jn 14, 12 — Le rapport, peu explicite, de cette citation avec le contexte


s’éclaire au ch. 113.

94, 2. Ce retour à l’état d’innocence perdu lors de la faute originelle (en


référence à Gn 2-3 ; cf. supra, ch. 70, et infra, ch. 133) se conjugue avec le
thème de la nudité (cf. supra, ch. 52, note 5), la prise de conscience mystique
étant finalement celle de l’état « normal » de l’homme après dénonciation (=
anéantissement, selon la terminologie du Miroir) de tous les égarements de
son esprit. En ce sens, l’âme ré-unie à Dieu ne peut littéralement plus pécher,
affirmation fréquente et souvent jugée scandaleuse du Miroir. Mais là encore, le
scandale n’est possible que pour qui oublie que le Miroir parle ici d’une
restauration, et non d’une destruction de l’homme. Comprise ainsi, l’innocence
d’Adam retrouvée est également un thème universel de la littérature mystique ; cf.
par exemple le correcteur anonyme du Cantique Spirituel de saint Jean de la
Croix :

« [En la transformation d’amour,] cette âme est d’une

certaine manière comme Adam en l’état d’innocence ;

il ne savait pas ce qu’était le mal, car il était si innocent qu’il ne comprenait pas
le mal ni ne jugeait rien

en mal » (Cantique B, 26, 14).

96, 1- C’est nous qui introduisons cette indication ; l’ensemble du paragraphe


semble une reprise du Prologue.

97, 1. Cf. Le 23, 43.

97, 2. Sur cette « vie de gloire », cf. supra, ch. 58, note 5. Le Miroir souligne
bien ici les risques de malentendu, et la nécessité de recourir à la « glose » (cf.
supra, ch. 43, note 4).
98, 1. Cf. ch. 74, et fin du ch. 9.

98, 2. Cf. supra, ch. 5, note 3.

99, 1. Cf. supra, ch. 60, note 1.

100, 1. Cf. Mt 18, 3 ; 19, 14 ; Mc 10, 15 ; Le 18, 17.

100, 2. L’original porte « motz » ; nous supposons « morts » en référence aux


trois morts du ch. 54.

100, 3. « ... de ceste clere vie. » Cf. supra, ch. 58, note 5.

101, 1. « J’ay tout fait. »

101, 2. « et pource n’ay je tant de estre qu’il me puisse de luy estre. » Phrase
à peu près incompréhensible, tant dans l’original que dans les diverses versions.

102, 1. Cf. Gn 2, 7.

103, 1. Titre absent de l’original ; nous l’empruntons à la table des chapitres.

103, 2. Cf. Pv 24, 16.

105, 1. Cf. supra, ch. 77, note 3. Notre répartition en V majuscules et v


minuscules cherche à rendre le rapport entre Vertus (angéliques) et vertus (de
l’âme), au risque d’un certain arbitraire.

106, 1. « Pourquoy le sauroit nul, fors cil qui je suis, qui en moy est ce
mesmes ? C’est l’Amour secrete, qui est oultre paix. » Au-delà de ce passage
difficile, l’ensemble de la réplique est énigmatique.

107, 1. A partir de maintenant et jusqu’à la fin du Miroir, le jeu de scène tend à


s’estomper au profit d’un genre littéraire plus didactique. De ce fait, nous
attribuerons des passages entiers à l’auteur, sans explications ultérieures (sinon
au ch. 122, note 2) et sans indication d’un interlocuteur précis, fût-il le public
des auditeurs.

109, 1. Se croisent ici de façon intraduisible le registre de l’unité et celui de


l’égalité : « ... tout m’est ung de celluy seul qui est ung. Ce point me fait une, et
aultre-ment seroie je [deux], tantost se il m’en chailloit, car je seroie avec
[moy] » (... [deux]... et... [moy], absents de l’original sont supposés d’après les
versions).

109, 2. « ... se en nous ne demoure, sans quérir. » Nous interprétons d’après le


contexte.

110, 1. Les deux répliques concernant cet « art » sont d’une terminologie
étrange et mettent en cause une théorie de la connaissance mal définie. Peut-être
le passage est-il lacunaire?

110, 2. « habileté » = « engin » (« ingenium » dans la version latine).

110, 3. Ce que semble opposer l’ensemble de cette réplique obscure, c’est d’une
part la connaissance contemplative de Dieu en ce qu’elle a d’immédiat et de
passif, de « substantiel » ; et d’autre part sa connaissance discursive et médiate,
théologique.

110, 4. Le sens de la phrase suppose de distinguer entre Amour et amour, même


si, fondamentalement, il n’y a pas deux amours, mais deux modes, l’un
parfait (l’anéantissement), l’autre imparfait (le quatrième état du ch. 118), d’un
unique amour.

110, 5. Cf. infra, p. 197.

110, 6. «... et ainsi est telz estres sans elle. »

110, 7. « C’est l’accomplissement de son pèlerinage, et le ranientissement de


son rendage de son vouloir, qui est remis en elle. »

111, 1. Cf. supra, ch. 81, note 1.

111, 2. Le thème de la nudité et de l’innocence (Cf. ch. 52, note 5 ; ch. 85, note 2
; ch. 94, note 2) se conjugue maintenant avec celui d’une ressaisie libre et
consciente de notre être pré-créé dans le « plus » (Cf. supra, ch. 11, note 4) au
terme de toute l’histoire de l’âme ; cf. déjà au ch. 51 : « Il faut bien que cette
âme soit semblable à la divinité, car elle est transformée en Dieu, ce par quoi
est maintenue sa forme véritable qui lui est octroyée et donnée sans
commencement par celui-là seul qui l’a toujours aimée en sa bonté » (supra, p.
115) ; cf. aussi ch. 35). On le retrouve en des termes analogues dans toute la
mystique nordique ; dans un contexte très voisin, cf. par exemple la pseudo-
Hadewijch : « Ceux qui ne se dispersent point en d’autres œuvres que celle ici
décrite, reviennent à l’unité dans leur Principe ; ... Dans l'intimité de l’Un, ces
âmes sont pures et nues intérieurement... » (Mengeldichten, XVII, trad. Porion
; cf. aussi XVIII, supra, ch. 81, note 1).

111, 3. Le sens général de cette réplique semble une opposition analogue à celle
du début du chapitre précédent (cf. supra, ch. 110, note 3) : ceux qui
peuvent écouter ou parler ne peuvent pas comprendre, et inversement.

112, 1. « ... bonté agréable » ; difficile à traduire ; cf. latin « acceptabilem sive
gratam ».

112, 2. « ... l’amour amiable... ». Cf. supra, ch. 9, note 1 ; ch. 85, note 2 ; et
infra, ch. 115 et note.

113, 1. Jn 14, 12 ; cf. supra, ch. 94.

114, 1. « ... aux clarifiiez... » : cf. supra, ch. 58, note 5.

115, 1. L’âme donne Dieu à Dieu en devenant le séjour de la Trinité : c’est ce


que préparait de loin l’exem-plarisme augustinien (cf. supra, ch. 9, note 1) pour
rendre compte de la prise de conscience par le mystique du mystère de notre
adoption divine. Le thème est encore approfondi au ch. 117 : c’est le vide infini
de mon péché qui permet à Dieu de faire proportionnellement son séjour en moi,
idée elle aussi très augustinienne et qui sera au cœur de l’intuition de Luther sur
l’impuissance de l’homme à se sauver lui-même.

117, 1. Ce « très-haut Esprit » semble en fait l’âme elle-même.

117, 2. « Nature », dans tout ce passage, est bien évidemment à prendre au sens
spirituel de l’expérience paulinienne d’une lutte intérieure de l’homme
simultanément pécheur et sauvé, appartenant à Dieu et à la chair (Cf. Ro 7, 14-
25), et non pas au sens philosophique manichéen d’un Dieu bon et d’une créature
mauvaise (ce que souligne supra, ch. 115 et note).

117, 3. Cf. supra, ch. 115, note 1. Tout le passage compris depuis « Autrement,
s’il n’avait... », jusqu’ici, manque dans l’original ; nous le traduisons sur la
version latine.

117, 4. La plaie de l’amour parfait guérissant la blessure de l’amour imparfait,


est un thème universel de la littérature courtoise, puis mystique ; cf. par exemple
le roman de Jauffré, d’un émule provençal de Chrétien de Troyes : « le blessé
[d’amour] doit chercher comment blesser celui qui l’aura blessé, car
autrement rien ne peut le guérir » (vers 7287-7289).

Ce thème se conjugue ici avec celui de la plaie du coeur du Christ en croix,


source de toute grâce dans l’Évangile selon saint Jean, très présent dans le ton de
ce paragraphe.

118, 1. Cf. supra, Prologue, note 6.

118, 2. Promesse faite à la fin du Prologue — L’ « emprise » est le défi lancé par
le chevalier pour l’amour de sa dame et qui va aboutir à quelque action
d’éclat, ici la conquête de l’âme.

118, 3. Cf. ch. 74 et fin du ch. 9.

118, 4. « ... et checun degré a par estre son assise. »

118, 5. « ... et encombrer soy mesmes de plusiers estres, pour descombrer soy
memes, pour actaindre son estre. »

118, 6. Le passage « ...l’égalité... ôter» manque dans l’original. Nous


l’empruntons à la version latine. Par ailleurs, ce paragraphe et le suivant
supposent une distinc-tinction entre deux états du « vouloir » en l’âme,
l’un positif (vouloir divin), l’autre négatif (le « vouloir propre ») tant qu’il ne
rejoint pas le premier dont il provient fondamentalement. Nous tentons de
débrouiller ces deux situations du vouloir par l’emploi de V et v.

118, 7. Cf. supra, ch. 117, note 2.

118, 8. Allusion probable au Magnificat : « Il renverse les puissants de leurs


trônes, il élève les humbles, etc. »

118, 9. « Et pource que ne veult que ung l’Espoux de sa jouvence, qui n’est
[que] ungs,... » — Sur le rapport entre le Soleil et l’Epoux de la jeunesse, cf.
supra, ch. 81, note 2.

118, 10. « ... qui clarifie... » — Cf. supra, ch. 58, note 5.

118, 11. « tout est de son propre, mais son propre mesmes. »

118, 12. Cf. supra, ch. 118, note 2.

119, 1. « Hee, dames nient cogneus, qui estes en estre, et en estant sans vous
séparer de l’Estre nient cogneu, vraiement nient cogneues estes vous. »

119, 2. Sans doute les trois grandes étapes de la vie spirituelle (périe, égarée,
libérée) qui structurent le Miroir et correspondent aux trois morts du ch. 54.

120, 1. Les ch. 120; 121; 122, louange et chant d’amour de l’âme, sont écrits en
une prose plus ou moins versifiée, parfois très rythmée et riche en
allitérations, parfois presque plate. Nous avons tenté de conserver ces variations
dans la traduction, et nous disposons le texte en respectant autant que possible
une cadence voisine de l’original.

121, 1. Cf. supra, ch. 12, note 2.

121, 2. La « chanson » de l’âme, tout comme les chapitres précédents et les


intermèdes versifiés déjà rencontrés (cf. supra, ch. 6, note 1), constitue de
nouveau une véritable jonglerie verbale, plus qu’un poème construit : le rythme
tantôt lent, tantôt rapide, est celui d’un acrobâte ; la métrique, parfois presque
régulière, parfois absente, la fantaisie des allitérations sont celles d’un jeu de
société. Traduire précisément toutes les nuances d’un tel divertissement est
impossible, et nous n’y avons pas prétendu ; cependant, il faut bien dire que
l’auteur donne ici délibérément dans la facilité, et qu’on le trahirait
en s’astreignant à une version trop élaborée.

122, 1. Sur les béguines, cf. Introduction, p. 20.

123, 1. Les considérations suivantes (jusqu’au ch. 132 inclusivement),


pratiquement sans indications de rôles, échappent plus encore que les chapitres
précédents au jeu scénique auquel prétend le Miroir (cf. supra, ch. 107, note 1).
Après la conclusion que constituait d’une certaine manière la chanson de l’âme,
leur lyrisme, tranchant sur la complication des chapitres précédents, et l’unité de
leur développement invitent à les considérer comme un traité à part, malgré un
lien thématique et linguistique très fort avec l’ensemble. Peut-être sommes-nous
en présence d’une réutilisation dans le Miroir d’un texte élaboré précédemment
par son auteur.

123, 2. Jn 16, 7.

123, 3. « Le veoir de cet oïr... » ; nous supposons plutôt « voire ».

123, 4. Les sept dons d’Is 11, 2-3, qui structurent traditionnellement l’action de
Dieu en l’âme du chrétien et du spirituel. Cf. infra, ch. 134.

124, 1. Sur l’identification de Marie et de Madeleine, cf. supra, ch. 74, note 3
et ch. 93, note 1.

124, 2. Cf. Jn 20, 11-13. Sur le soleil, cf. supra, ch. 78, note 3.

124, 3. « ... par l’affection de la tendreur sourprinse de l’esperit de toy. »

124, 4. Cf. Lc 8, 8.

124, 5. « ... et vertuz fait les œuvres parfaites. » Nous traduisons ainsi d’après
le contexte, malgré le singulier du verbe.

124, 6. Sur le repos de Marie et la légende de Marie au désert, cf. supra, ch. 74,
note 3, et ch. 93, note 1.

125, 1. Sur tout ce passage, cf. Jn 1, 29-37.

125, 2. Cf. Mt 3 ; Mc 1, 2-8 ; Le 3, 18.

125, 3. Cf. Mt 3, 13-15 ; Mc 1, 9.

126, 1. Cf. Lc, 1, 28.

126, 2. Cf. Lc 1, 35.

126, 3. Probablement un terme local, d’ailleurs explicité par la parenthèse.


128, 1. « En ces trois fais et point[s] sont tous ses faiz comprins sans
comprendre. >

128, 2. Cf. Jn 14, 6.

128, 3. Cf. Jn 3, 13.

128, 4. Mt 12, 50 ; Mc 3, 34-35.

131, 1. Nous empruntons cette dernière proposition à la version anglaise, ni


l’original ni les autres versions ne donnant ici un sens satisfaisant.

131, 2. « ... je n’aloye pas l’ambleure. » Littéralement : je ne marchais pas


l’amble.

131, 3. Cf. supra, ch. 41, note 1.

132, 1. Idem.

133, 1. Jeu de mots : « ... je contemplay quant festoie marrie, c’est quant
festoye esmarrie. »

133, 2. Cf. supra, ch. 94 et notes.

133, 3. Peut-être une allusion à la fin du chapitre précédent.

134, 1. Cf. supra, ch. 81, note 1.

134, 2. Cf. supra, ch. 11, note 4.

134, 3. A partir d’ici, deux feuillets manquent au manuscrit du texte original,


c’est-à-dire jusqu’à la note 1 du chapitre 137. Nous y suppléons à partir de la
version anglaise (mais qui achève le Miroir à la fin du ch. 136) et de la version
latine, en préférant généralement les variantes du manuscrit Chigiano C IV 85
dans l’édition de R. Guarnieri. Quant aux titres, ils proviennent de la table.

135, 1. Cf. supra, ch. 111 et notes.

136, 1. Cf. supra, ch. 69.


136, 2. Cf. supra, ch. 9, note 1.

137, 1. Ici reprend le texte français.

137, 2. Jeu de mots : «... Ses cuidiers furent jadis oultrecuidez... » Cf. supra,
ch. 11, note 6.

138, 1. Cf. supra, ch. 111, note 2.

138, 2. « ... et si a laissé trois, et a fait de deux ung. » Il s’agit du retour de


l’âme à son origine après les trois vies et les trois morts des ch. 53-54 et ss.

138, 3. « ... lequel simple vouloir n’a point de fait en luy, depuis qu’il a vaincu
la nécessité de deux natures, la ou vouloir fut donné pour simple estre. » Ces
deux natures semblent renvoyer au cinquième état du ch. 118.

139, 1. «... en passant ce que j’avoie a faire ou savoir divin, sans mon sceu. »

139, 2. « ... en me couvrant la matere. » Ce dernier chapitre du Miroir est des


plus obscurs.

139, 3. Cf. Gn 1, 28. La conclusion du Miroir est ici particulièrement


énigmatique en ce qu’elle s’adresse aux membres de Sainte-Eglise-la-Petite (cf.
Introduction, p. 18). Sur la reconnaissance des spirituels entre eux, cf. supra, ch.
20 et 98.

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