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Qu’est-ce que la littérature 

?
Jean-Paul Sartre

Historique
Publié pour la première fois, en plusieurs parties, à partir de 1947, dans la revue Les Temps modernes dirigée
par Sartre (et fondée par lui en 1945), l'essai retouché constitue en 1948 le volume Situations II chez Gallimard.
Depuis 2010, une nouvelle édition des Situations est entreprise par Arlette Elkaïm-Sartre afin de publier dans
l'ordre chronologique les textes de Sartre dont certains ne figuraient pas dans les Situations. Qu'est-ce que la
littérature ? ne figure plus dans l'édition de 2012 qui a pour sous-titre septembre 1944 - décembre 1946. Qu'est-
ce que la littérature ? devrait donc être publié dans Situations III.
L'essai est un manifeste de la conception sartrienne de la littérature engagée, conception qu'il défend contre ses
critiques. Sartre y répond aux trois questions suivantes : « Qu'est-ce qu'écrire ? », « Pourquoi écrire ? », « Pour
qui écrit-on ? ».

Qu’est-ce qu'écrire ?
La première question posée par Sartre concerne la définition de l’acte d’écrire est formulée de la manière
suivante: « Qu'est-ce qu'écrire ? ». L’auteur va tout d’abord esquisser une réponse en considérant ce qu’écrire
n’est pas : écrire n’est pas peindre, écrire n’est pas composer de la musique. En effet, contrairement au peintre
ou au musicien qui se contentent de présenter les choses et de laisser le spectateur y voir ce qu’il veut,
l’écrivain, lui, peut guider son lecteur. La chose présentée n’est plus alors seulement chose, mais devient signe.
Une fois que l’écriture a été distinguée des autres formes d’art, Sartre peut passer à l’étape suivante, c’est-à-dire
à la distinction, au sein même de l’écriture, de la prose et de la poésie, un point capital dans sa réflexion. On
peut résumer la distinction par la formule suivante bien connue: « La prose se sert des mots, la poésie sert les
mots ». La poésie considère le mot comme un matériau, tout comme le peintre sa couleur et le musicien les
sons. La démarche du prosateur est complètement différente. Pour lui, les mots ne sont pas des objets, mais
désignent des objets. Le prosateur est un parleur et « parler, c’est agir » . En effet, en parlant, on dévoile, et,
dernière étape du raisonnement, « dévoiler, c’est changer » .
Par cette distinction entre prose et poésie, Sartre a répondu à la question fondamentale du chapitre : écrire, c’est
révéler. Révéler, c’est faire en sorte que personne ne puisse ignorer le monde et, dernier pas, si on connaît le
monde, on ne saurait s’en dire innocent– c’est exactement la même situation que nous avons avec la loi, que
chacun doit connaître afin de répondre ensuite de ses actes.
Après avoir parlé du fond qui définit ce que c’est qu’écrire, Sartre en vient à la forme. Le style, insiste-t-il,
s’ajoute au fond et ne doit jamais le précéder. Ce sont les circonstances et le sujet que l’on désire traiter qui vont
pousser l’écrivain à chercher de nouveaux moyens d’expression, une langue neuve, et non l’inverse.
À la fin du chapitre, Sartre revient sur l’idée d’engagement, idée sur laquelle il avait commencé son ouvrage en
expliquant qu’on ne peut demander ni au peintre, ni au musicien de s’engager. L’auteur conclut que l’écrivain,
lui, doit s’engager tout entier dans ses ouvrages. L’écriture doit être à la fois une volonté et un choix. Mais alors,
si l’écriture est le fruit d’une décision, il faut à présent se demander pourquoi on écrit. Ce sera l’objet du chapitre
suivant.

Pourquoi écrire?
Pour Sartre, la littérature est, comme il l’a démontré dans son premier chapitre, un moyen de communication. Il
s’agit maintenant de savoir ce que l’on veut communiquer, ce que résume la question posée en tête du chapitre :
« Pourquoi écrire ? ».
Sartre commence par remonter à l’origine de l’écriture. «Un des principaux motifs de la création artistique est
certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde» explique l’écrivain. On peut prendre
pour exemple une situation toute simple : un homme regarde un paysage. Par ce geste, il le «dévoile» et il
s’établit une relation qui n’existerait pas si l’homme n’était pas là. Mais l’homme est en même temps
profondément conscient du fait qu’il est inessentiel par rapport à cette chose dévoilée. Il ne fait que la percevoir
sans prendre part au processus de création.
L’homme est aussi capable de créer. Mais alors, il va perdre cette fonction de «révélateur». L’objet produit
répond à des règles que lui-même a mises en place et est par là entièrement subjectif; il sera par exemple
impossible à l’écrivain de lire ce qu’il a écrit avec un regard extérieur. La situation est inversée par rapport à celle
que nous avions avec le paysage: le créateur devient essentiel car sans lui, l’objet n’existerait pas, mais ce
dernier est maintenant inessentiel. Nous avons certes gagné la création, qui n’était pas présente lors de la
contemplation d’un paysage, mais nous avons perdu la perception.
La clé du problème se trouve dans la lecture, laquelle va réaliser « la synthèse de la perception et de la
création »1. Pour que l’objet littéraire surgisse dans toute sa puissance, il faut qu’il soit lu: « c'est l'effort conjugué
de l'auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu'est l'ouvrage de l'esprit. Il n'y a d'art que
pour et par autrui »1. Dans la lecture, l’objet est essentiel car il impose ses structures propres, tout comme le
faisait le paysage, et le sujet est essentiel car il est requis non plus seulement pour dévoiler l’objet, mais pour
que cet objet soit absolument. L’objet littéraire, précise Sartre, n’est pas donné dans le langage, mais à travers
le langage. Il mérite, pour être parachevé, d’être lu, d’être par là dévoilé et finalement créé. L’activité du lecteur
est créatrice. Nous atteignons alors un cas unique: l’objet créé est donné comme objet à son créateur et le
créateur a la jouissance de ce qu’il a créé.
Après avoir expliqué en quoi consistait l’opération d’écriture et de lecture, qui se complètent l’une l’autre, Sartre
explore la relation particulière qui se développe entre l’auteur et son lecteur. Le premier ayant besoin du second
afin que s’accomplisse ce qu’il a commencé, tout ouvrage littéraire est défini comme un appel et plus
particulièrement un appel de l'auteur « à la liberté du lecteur, pour qu’elle collabore à la production de son
ouvrage2 – sans lecteur, pas d’œuvre littéraire. Au centre de la relation entre auteur et lecteur, Sartre a ici placé
le mot de « liberté ». Un pacte est scellé entre l’auteur et son lecteur : chacun reconnaît la liberté de l’autre. Le
lecteur présuppose que l’écrivain a écrit en usant de la liberté dont est investi tout être humain (sinon l’œuvre
entrerait dans la chaîne du déterminisme et ne serait pas intéressante), et l’auteur reconnaît à son lecteur sa
liberté, laquelle est essentielle, comme nous l’avons vu, pour le parachèvement de l’œuvre. Voilà pourquoi la
lecture peut être définie comme un exercice de générosité, chacun se donnant à l’autre dans toute sa liberté et
exigeant de l’autre autant qu’il exige de lui-même.
Si l’on résume le processus, on peut dire que l’écrivain a fait un premier mouvement qui est celui de la
récupération du monde, le donnant à voir tel qu’il est, mais cette fois comme s’il avait sa source dans la liberté
humaine et non plus dans le pur hasard des choses. Le lecteur, lui, récupère et intériorise ce non-moi en le
transformant en impératif que l’on peut résumer ainsi : « Le monde est ma tâche ». C’est ce processus
d’intériorisation qui va provoquer chez le lecteur ce que Sartre appelle « une joie esthétique »3 C’est précisément
lorsque cette joie paraît que l’œuvre s’accomplit. Chacun est gagnant et récompensé pour sa peine.
Mais on ne saurait s’arrêter là. Ce « dévoilement – création » doit également être un engagement, tout d’abord
imaginaire, dans l’action3. Et Sartre critique le réalisme dont la posture est celle de la contemplation – ce mot
s’opposant clairement à l’action. Si l’écrivain, en nommant l’injustice, la crée aussi en quelque sorte, il doit
vouloir en même temps la dépasser et il invite son lecteur à effectuer la même démarche. D’un côté l’écrivain, de
l’autre le lecteur: nous voilà en présence des deux responsables de l’univers.
Après l’évocation de la responsabilité, Sartre revient à la fin de son chapitre sur son idée centrale, celle de la
liberté : « l'écrivain, homme libre s'adressant à des hommes libres, n'a qu'un seul sujet : la liberté. »4. Par là, il
montre qu’il a répondu à la question «Pourquoi écrire?» en proclamant que l’art de l’écriture est profondément lié
à la liberté et par conséquent, s’aventurant sur le champ politique, à la démocratie : « Écrire, c'est une certaine
façon de vouloir la liberté; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé» 5. Le mot est
lâché: engagé. La question est maintenant de connaître son public afin de savoir où et comment s’engager. D’où
la question du chapitre suivant : pour qui écrit-on?

Pour qui écrit-on?


Le troisième chapitre va développer la relation fondamentale que constitue celle de l’écrivain et de son public,
mais cette fois sous une perspective historique.
Sartre esquisse une première réponse à la question posée en tête du chapitre: « À première vue, cela ne fait
pas de doute : on écrit pour le lecteur universel ; et nous avons vu, en effet, que l'exigence de l'écrivain
s'adresse en principe à tous les hommes »6. Toutefois, une restriction est immédiatement introduite. Certes,
l’écrivain a souvent pour ambition d’atteindre par l’écriture une sorte d’immortalité car il aurait transcendé le
moment historique dans lequel il vit en s’élevant à un niveau plus élevé. Cependant, insiste Sartre, l’écrivain se
doit d’abord de parler à ses contemporains et à ceux qui vivent dans la même culture que lui. Il y a en effet entre
eux une complicité et des valeurs partagées qui permettent une communication tout à fait particulière. C’est un
contact historique, en tant qu’il fait partie de l’histoire et qu’il est inscrit dans l’histoire. L’écrivain joue alors un
rôle de médiateur. Non seulement il est homme, mais en plus, il est écrivain, une position qu’il a choisie – alors
qu’on ne choisit pas d’être juif, par exemple. La liberté, terme clé encore une fois, est à l’origine du geste. Mais
une fois ce choix fait, la société va investir sur l’écrivain et lui poser des frontières, des exigences. D’où l’intérêt
de la question de la relation entre l’écrivain et son public.
Sartre prend pour point de départ un exemple, celui de Richard Wright, écrivain noir des États-Unis qui avait
pour ambition de défendre les droits de ses compatriotes opprimés. Deux points sont particulièrement
intéressants. Wright s’adressait certes en premier lieu aux noirs cultivés, mais, à travers eux, il s’adressait en fait
à tous les hommes. C’est bien en s’inscrivant dans l’histoire que l’écrivain va parvenir à faire ce saut tant désiré
dans l’infini. Le deuxième point à relever chez Wright concerne la déchirure qui caractérisait son public : les noirs
d’un côté, les blancs de l’autre. Ainsi, de chaque mot se dégage un double sens : il renverra à certains concepts
pour le Noir, à d’autres pour le Blanc7.
À partir de cet exemple, Sartre va développer sa réflexion sur les relations entre l’écrivain et son public. Comme
nous l’avons déjà vu, l’écrivain dévoile la société et celle-ci, se voyant et surtout se voyant vue, est placée
devant un choix impératif : s’assumer ou bien changer. Voilà pourquoi on peut dire que l’écrivain a une fonction
de parasite : il va à l’encontre de ceux qui le font vivre en attirant leur attention sur des situations face auxquelles
ils préféreraient fermer les yeux. Ce conflit, à la base de la position de l’écrivain, peut être exprimé de la manière
suivante : nous avons d’une part les forces conservatrices, ou public réel de l’écrivain, et les forces
progressistes, ou public virtuel. La distinction entre public réel et public virtuel étant posée, Sartre va pouvoir
esquisser une brève histoire des relations entre ces deux forces.
Notre auteur commence par le Moyen Âge. À cette époque, seuls les clercs savaient lire et écrire. Ces deux
activités étaient considérées comme des techniques, tout comme celles de n’importe quel artisan. Le public de
l’écrivain – si on ose l’appeler ainsi – est terriblement restreint : les clercs écrivent pour les clercs. Le but n’est
pas de changer, mais de maintenir l’ordre8.
Le XVIIe siècle voit intervenir la laïcisation de l’écrivain, ce qui ne signifie pas, souligne Sartre, universalisation,
puisque le public reste très limité. Celui-ci est actif : « on lit parce qu’on sait écrire »9 et on juge selon une table
de valeurs précises. On a toujours une idéologie religieuse dominante, gardée par les clercs, laquelle s’est
doublée d’une idéologie politique qui a aussi, comme Sartre les appelle, ses « chiens de garde »10. Une troisième
catégorie se dégage pourtant, les écrivains qui acceptent ces données religieuses et politiques parce qu’elles
font partie du contexte, sans que l’on puisse dire qu’ils y soient complètement à leur service. Naturellement, ils
ne se posent pas de questions sur leur mission, celle-ci est déjà tracée – contrairement à l’écrivain d’aujourd’hui,
sur lequel on reviendra plus tard. Ce sont des classiques, c'est-à-dire qu’ils évoluent dans un monde stable où il
ne s’agit pas de découvrir, mais de mettre en forme ce que l’on sait déjà 11. La société, ou plutôt devrait-on dire
l’élite, car il n’y a qu’elle qui lit, « ne demande pas qu’on lui révèle ce qu’elle est, mais qu'on lui reflète ce qu’elle
croit être »12. « L’art du XVIIe siècle est éminemment moralisateur »13. Sartre souligne toutefois que l’on peut déjà
détecter un pouvoir libérateur dans l’œuvre puisque celle-ci doit avoir pour effet, à l’intérieur de la classe, de
libérer l’homme de ses passions.
Le XVIIIe siècle marque un tournant dans l’histoire. Pour la première fois, l’écrivain va refuser l’idéologie des
classes dirigeantes. Il faut dire que cette idéologie chancelle. La bourgeoisie montante, qui revendique ses
propres valeurs, commence à faire dangereusement concurrence à une noblesse ruinée 14. Or, cette bourgeoisie,
pour accomplir sa révolution, a besoin de l’écrivain pour prendre conscience d’elle-même 15. En cette époque
troublée, la conscience de l’écrivain, tout comme son public, est déchirée : on lui a appris qu’il lui fallait être
reconnu par les grands de ce monde, les monarques, et il les voit en pleine décadence. Mais c’est justement
grâce à ce conflit que l’écrivain va alors prendre conscience de sa position particulière au sein de la société et va
s’identifier à l’Esprit, c'est-à-dire au pouvoir permanent de former et de critiquer des idées 16.
L’écrivain et la bourgeoisie sont alors alliés pour revendiquer la liberté. Il est alors évident que la littérature fait
acte (libérateur): Sartre s'indigne qu'il faille alors à Blaise Cendrars prouver qu' « un roman peut être aussi un
acte »17. L'appel lancé par l'écrivain à la bourgeoisie est « une incitation à la révolte ». Son public est à nouveau
double comme pour Richard Wright : d'une part il témoigne face à la noblesse, d'autre part il « invite ses frères
roturiers à prendre conscience d'eux-mêmes »18.
Malheureusement, cette situation favorable ne va pas durer longtemps. Une fois que la bourgeoisie a atteint ses
objectifs, elle veut qu’on l’aide à construire son idéologie, exactement comme le réclamait autrefois la noblesse.
Comme au XVIIe siècle, la littérature est à nouveau réduite à la psychologie 19. On ne croit pas, ou plus, à la
liberté. C’est le déterminisme qui prend le pas sur celle-ci. Mais l’écrivain n’accepte pas si facilement de
retrouver sa situation servile d’antan. C’est alors dans ces années-là, après 1850, qu’un public virtuel commence
à se dessiner. La littérature se veut abstraite et refuse de s’historiciser, d’appartenir à une classe. Pourtant,
ironise Sartre, dans les faits, le seul public de l’écrivain, c’est cette bourgeoisie qu’il se plait tant à critiquer. S’il
avait été conséquent avec lui-même, l’écrivain aurait alors pu commencer à s’intéresser au prolétariat, mais il
refuse ce qu’il ressent comme un déclassement.
La deuxième partie du XIXe siècle voit s’imposer une idéologie littéraire qui est celle de la destruction. Tout est à
jeter à terre, y compris sa propre vie : on connaît l’usage que font les poètes de l’alcool et de la drogue... On dit
trouver la perfection dans l’inutile, on refuse de moraliser et on aspire à une création absolue. Cette période de
destruction va culminer avec l’avènement du mouvement surréaliste. Après avoir tout contesté, il ne restait à la
littérature qu’à se contester elle-même et c’est bien ce qu’entreprennent les surréalistes qui se placent dans la
Négation absolue, au-dessus de toutes les responsabilités et échappant par là au jugement. Voilà de quoi
s’accommode très bien la bourgeoisie. Si la littérature est gratuite, c’est qu’elle est inoffensive. De plus, la
bourgeoisie sait bien que l’écrivain a besoin d’elle, ne serait-ce que pour se nourrir et pour avoir quelque chose à
détruire20.
La littérature est alors à une période de son existence où elle est aliénée, c’est-à-dire qu’elle n’est pas parvenue
à sa propre autonomie et qu’elle reste moyen et non fin, et est également abstraite, parce qu’elle tient le sujet de
l’œuvre comme indifférent21. Si l’on retrace en quelques mots son parcours, on peut dire que la littérature était
déjà aliénée et abstraite au XIIe siècle, lorsque les clercs écrivaient pour les clercs. La littérature est devenue
ensuite concrète et aliénée, s’est libérée par la négativité mais est retombée dans l’abstraction pour devenir
négativité abstraite puis enfin négativité absolue. La littérature a donc « tranché tous ses liens avec la société;
elle n'a même plus de public »22
Sartre résume en trois points la situation de l'écrivain de son époque :

1. Il est dégoûté du signe, préfère le désordre à la composition et par conséquent la poésie à la prose.
2. Il considère la littérature comme une expression parmi d’autres dans la vie et n’est pas prêt à sacrifier sa
vie à la littérature.
3. Il est traversé par une crise de conscience morale car il n’arrive plus à cerner son rôle 23.
Que doit faire l’écrivain maintenant, afin de créer une situation d’équilibre dans laquelle le lecteur et l’auteur
seraient chacun à leur place ? La réponse est claire: l’écrivain doit s’ancrer dans l’histoire, ce qui ne veut pas
dire qu’il renonce à la survie. C’est en effet en agissant qu’il survivra. « Ainsi le public concret serait une
immense interrogation féminine, l'attente d'une société tout entière que l'écrivain aurait à capter et à combler »24.
L’écrivain pourrait ainsi parler à tous ses contemporains, exprimer leurs joies et leurs colères. La littérature
renfermerait la totalité de la condition humaine et deviendrait anthropologique. La littérature pourrait alors
s’accomplir dans cette société qui serait en révolution permanente et donnerait à la collectivité la possibilité de
se mÉtamorphoser sans cesse25. La littérature serait Fête et générosité. Cette utopie, car c’en est une, Sartre
l’admet, permet de voir la littérature se manifester « dans sa plénitude et dans sa pureté »26. L’utopie est utile
pour l’exemple, certes, mais elle a ses limites puisqu’elle ne représente aucunement ce qui se passe dans les
années où Sartre écrit. Après avoir traité de la littérature de manière plutôt générale, Sartre se doit maintenant
de devenir plus concret en s’attachant à décrire la situation présente de l’écrivain en 1947.

Situation de l'écrivain en 1947


Sartre, toujours intéressé par l’histoire, tient à faire comprendre la situation de son époque en regardant un peu
en arrière et notamment en distinguant les trois dernières générations d’écrivains français – car c’est à eux qu’il
s’intéresse – qui se sont succédé depuis le début du siècle.
La première génération est composée d’auteurs qui ont commencé à produire avant la guerre de 1914 et qui ont
achevé leur carrière aujourd’hui. Ce sont les premiers qui ont tenté une réconciliation entre la littérature et le
public bourgeois. Eux-mêmes étaient bourgeois et ne tiraient pas leurs revenus de la littérature, mais plutôt de
leurs biens (terres, commerce…). Ces écrivains étaient des hommes du monde, ils avaient des obligations
professionnelles, des obligations envers l’État, ils participaient à la société en consommant et en produisant. Et,
comme le résumait l’un d’entre eux que Sartre se permet de citer tout en précisant que ce concept est bien loin
de la philosophie qu’il prône: «Il [fallait] faire comme tout le monde et n’être comme personne».
La deuxième génération est celle qui commence à publier après 1918. C’est l’âge du surréalisme. Le
mouvement est accompli en deux temps : l’objectivité est d’abord détruite, puisque la réalité est disqualifiée,
mais ensuite la subjectivité va être anéantie à son tour, notamment par la technique de l’écriture automatique,
pour atteindre une sorte d’objectivité mystérieuse.
Sartre tient à souligner que la destruction reste complètement virtuelle. Lorsque les surréalistes se rallient
aux communistes, lesquels prônent également une idéologie de la destruction, ils ne voient pas que pour les
communistes, il s’agit d’un moyen pour la prise du pouvoir, alors que pour les membres du mouvement littéraire,
la destruction est une fin en soi et le prolétariat n’a pas de sens à leurs yeux, puisqu’ils aspirent à sauter hors de
la condition humaine.
On en vient maintenant à la troisième génération, « la nôtre » dit Sartre. L’auteur tient à montrer dans quel
contexte historique celle-ci est arrivée à l’âge d’homme. Le tournant s’est fait dans les années 1930 lorsque les
hommes, soudainement, ont pris conscience de leur historicité. Quand la menace de la guerre est bien réelle et
promet des années terribles, les hommes se rendent compte de l’importance du monde matériel. Les écrivains
ne peuvent plus se permettre d’écrire pour des âmes vacantes qui s’amusent de jeux littéraires abstraits, il faut
maintenant parler de ce qui attend les hommes de cette époque, la guerre et la mort. Le mal prend ses allures
les plus concrètes, par exemple avec la pratique de la torture.
Sartre s’attarde sur l’expérience des hommes français pendant la guerre et notamment pendant l’occupation
allemande. Sous la torture (une menace permanente pour le résistant de ces années-là), l’homme est mis face à
un dilemme: soit il se tait, et alors il est un héros, soit il parle, et alors il est un lâche. C’est lorsque le résistant
choisit le premier extrême que l’homme naît en lui. Comment parler de cette expérience ? Il faut créer une
nouvelle littérature qui réconcilie l’absolu métaphysique et la relativité du fait historique. Ou bien, autrement dit,
la littérature doit se poser la question suivante : comment peut-on se faire homme dans, par, et pour l’histoire ?
L’homme a perdu ses points de repère. Celui qui lutte dans la résistance ne sait pas ce qui l’attend le lendemain,
il est dans le doute, dans l’attente, dans l’inachevé. Voilà ce qui va pousser les hommes à écrire une littérature
de situation qui rende compte de l’inquiétude du présent.
La fin de la Deuxième Guerre mondiale ne ressemble pas à celle de 1918 qui s’était terminée dans un esprit
festif après la victoire et qui voyait sous ses yeux une fantastique reprise économique. En 1945, la littérature a
décidé de refuser de lier son destin à la société de consommation, dont l’équilibre est trop précaire. Avec la
guerre, l’homme a appris qu’écrire, c’est « exercer un métier, un métier qui exige un apprentissage, un travail
soutenu, de la conscience professionnelle et le sens des responsabilités ». Si la guerre de 14 avait provoqué
une crise du langage, la guerre de 1940 le revalorise. Lorsque chaque mot peut coûter une vie, explique Sartre,
on les économise, on va au plus pressé. Le langage retrouve une fonction utilitaire.
Après le tracé historique, Sartre tente de cerner la situation de l’écrivain au sortir d’une guerre qui laisse comme
conséquence un monde déchiré entre capitalisme et communisme : jamais l’homme n’a été aussi conscient du
fait qu’il faisait l’histoire et paradoxalement, jamais il ne s’est senti aussi impuissant devant l’histoire. Pour
répondre à ce paradoxe, il faut s’interroger sur l’interaction entre être et faire. « Est-ce qu’on fait ? se demande
Sartre, est-ce qu’on se fait ? ». Ces questions tourmentent l’écrivain comme le lecteur. Sa réponse est que le
faire est révélateur de l’être. L’écrivain ne va plus donner à voir le monde, comme les impressionnistes le
faisaient, par exemple, mais va vouloir le changer. C’est par là qu’on accédera à la connaissance la plus intime
de notre monde. Autrement dit : abandonnons la littérature de l’exis, définie comme état passif de la
contemplation, pour celle de la praxis, définie comme action dans l’histoire et sur l’histoire. Toutefois, à long
terme, il faut viser une synthèse entre praxis et exis, entre négativité et construction afin d’atteindre la littérature
totale.
Après avoir expliqué ce que doit être l’écriture aujourd’hui, il faut maintenant voir plus précisément à qui l’on
s’adresse. « Au moment même où nous découvrons l'importance de la praxis, au moment où nous entrevoyons
ce que pourrait être une littérature totale, notre public s'effondre et disparaît, nous ne savons plus, à la lettre,
pour qui écrire » explique Sartre. Le public n’est plus celui d’autrefois, il peut s’élargir et, étonnamment, les
écrivains sont aujourd’hui plus connus qu’ils ne sont lus, cela notamment en raison des nouveaux moyens de
communication, les mass media que sont la radio et le cinéma. Si l’on s’attache à décrire la situation concrète,
on voit que l’écrivain a face à lui une bourgeoisie en pleine décadence. Ses valeurs de travail et de propriété se
sont effondrées et elle est entrée dans ce que Sartre appelle « la conscience malheureuse ». Ce sont eux,
pourtant, qui aujourd’hui forment le principal, si ce n’est le seul public de l’écrivain. Mais que peut faire l’écrivain
pour cette classe, si ce n’est refléter cette « conscience malheureuse » ? Il doit plutôt profiter du pouvoir
d’élargissement de son public qui lui est proposé. L’ouvrier de 1947, souligne Sartre, n’est pas celui d’il y a un
siècle en arrière, il lit les journaux et écoute la radio. Il est donc possible pour l’écrivain de l’atteindre, de lui
parler, de refléter ses colères et ses revendications. Sartre apporte encore une précision importante en
soulignant que l’écrivain ne doit pas offrir ses services au parti communiste. Son œuvre risquerait de devenir
moyen et non plus fin et d’entrer ainsi dans une chaîne où ses principes lui viendraient de l’extérieur.
À la fin de son ouvrage, Sartre en vient aux prescriptions pour les écrivains de son temps. Il résume ce qu’il faut
faire en trois points:

1. « D'abord recenser nos lecteurs virtuels, c'est-à-dire les catégories sociales qui ne nous lisent pas mais
qui peuvent nous lire » . Sartre déplore le fait qu’il est difficile de pénétrer chez les instituteurs et les
paysans. La petite bourgeoisie, méfiante et de tendance fasciste, n’est accessible qu’en partie. La
situation n’est pas idéale, certes, mais il faut s’en accommoder.
2. Après avoir cerné un public possible, il faut se demander comment faire de lui des lecteurs en
puissance, c’est-à-dire de vrais lecteurs, caractérisés par leur liberté, et qui s’engageraient comme
l’écrivain le fait. Sartre refuse de vulgariser, mais encourage par contre l’utilisation des mass media : il
ne s’agit pas d’adapter des œuvres déjà existantes, mais bien d’écrire directement pour le cinéma et les
ondes. Le but serait d’arriver à un point où le public ait besoin de lire et où l’écrivain serait alors
indispensable. «  Alors l’écrivain se lancera dans l’inconnu» : il va parler à des gens à qui il n’a jamais
parlé et refléter leur souci.
3. Une fois que l’écrivain aura regagné un public, c’est-à-dire « une unité organique de lecteurs, d’auditeurs
et de spectateurs », il faut passer à l’étape suivante, c’est-à-dire à celle de transformation des hommes
et du monde. Les lecteurs ont aujourd’hui une connaissance de l’être humain comme exemplaires
singuliers de l’humanité, ils doivent accéder à un « pressentiment de leur présence charnelle au milieu
de ce monde-ci ». Les lecteurs ont ce que l’on peut appeler une bonne volonté abstraite, ils doivent la
concrétiser afin que celle-ci s’historialise et se transforme en revendications matérielles.
Le public est double : le premier épuise sa bonne volonté dans des rapports de personne à personne sans visée
globale ; le deuxième, parce qu’il appartient aux classes opprimées, tente d’obtenir par tous les moyens une
amélioration matérielle de son sort. L’enseignement n’est pas le même pour les deux : aux premiers, il faut
apprendre que le règne des fins ne peut se réaliser sans Révolution et aux autres que la révolution n’est
concevable que si elle prépare le règne des fins. Sartre résume : « En un mot, nous devons dans nos écrits
militer en faveur de la liberté de la personne et de la révolution socialiste » . C’est à partir de cette tension que
se réalisera l’unité du public. Car si la bourgeoisie ne se préoccupe pas du prolétariat, l’écrivain, lui, est
pleinement conscient de son appartenance à la condition humaine et donc à ces deux groupes. Certes, l’écrivain
pourrait tendre à une littérature pure, mais alors, il s’éloignerait du prolétariat et reviendrait à une littérature
entièrement bourgeoise. Inversement, il pourrait également renier ses valeurs bourgeoises, mais alors son projet
d’écrire serait entièrement discrédité. Il n’a d’autre choix que de surmonter l’opposition et la littérature dit que
c’est possible, puisque la littérature est liberté totale, une liberté qui doit se manifester chaque jour.
Après avoir indiqué la route à suivre pour tout écrivain de son époque, Sartre précise encore les deux aspects
sous lesquels doit se présenter un ouvrage littéraire : celui de la négativité et celui de la construction. La
négativité, tout d’abord, implique une analyse approfondie de chaque notion afin de distinguer ce qui lui revient
en propre et ce qui a été ajouté par l’oppresseur. Dans ce domaine, c’est surtout un travail sur le langage qu’il
faut entreprendre. «La fonction de l’écrivain est d’appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c’est à nous
de les guérir». C’est une opération critique qui demande l’engagement de l’homme tout entier. Cependant, la
critique ne suffit pas. On ne se bat plus contre une seule idéologie, comme c’était le cas en 1750, mais on est
pris entre de multiples idéologies. Voilà pourquoi il faut ajouter l’idée de la construction, ce qui ne veut pas dire,
précise Sartre, qu’il faille créer une nouvelle idéologie. En effet, à chaque époque, c’est la littérature tout entière
qui est l’idéologie et cela parce qu’elle constitue la totalité synthétique et souvent contradictoire de tout ce que
l’époque a pu produire. Le temps n’est plus à la narration ou à l’explication, mais à une perception qui soit en
même temps action puisqu’elle révèle aux gens ce qu’est le monde et le pousse à le changer, comme nous
l’avons vu au premier chapitre: «L’homme est à inventer chaque jour».
En résumé, nous dit Sartre, la littérature d’aujourd’hui doit être problématique et morale – morale, souligne notre
auteur, non pas moralisatrice. La littérature doit montrer que l’homme est valeur et que les questions qu’il se
pose sont toujours morales. Et Sartre de conclure: « Bien sûr, le monde peut se passer de la littérature. Mais il
peut se passer de l’homme encore mieux ».

Qu’est-ce que la littérature ?


de Jean-Paul Sartre

récension rédigée parJulie de Fontanges

Synopsis

Arts et littérature

Comment consolider le rôle de la littérature à un moment de la modernité où peu se risquent à en


donner ne serait-ce qu’une définition ? En positionnant l’écrivain et son lecteur dans leur temps
pour revendiquer en parallèle une idée toute neuve de la littérature. Voilà le but que se donne
Jean-Paul Sartre lorsqu’il publie Qu’est-ce que la littérature ? en 1948, et auquel il aboutit en se
concentrant sur le divorce de la prose d’avec la poésie et en confiant au lecteur la tâche de
découvrir le monde : « Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une
tâche à la générosité du lecteur. » (p.67). En quatre chapitres, l’écrivain dévoile son projet
d’envergure en le reliant aux enjeux de son époque.

1. Introduction

La date de parution originale de Qu’est-ce que la littérature ? rappelle une plage importante de la
vie littéraire de Sartre et des critiques dont il était l’objet. Dès 1947, dans Situation de l’écrivain,
il a répondu aux « naïfs » qui l’accusaient d’être « antipoétique » et « contre la poésie » parce
qu’il affirmait que « l’homme est tout un et qu’on ne le divise pas en politique et en poète » et,
dans le même temps, il a déclaré « hautement, au contraire, que le surréalisme est le seul
mouvement poétique de la première moitié du XXe siècle ». (p.302-303)

En 1948, pour désarmer ceux qui le condamnaient toujours « au nom de la littérature, sans
jamais dire ce qu’ils entendent par là », il décida d’« enfoncer le clou » afin de convaincre ses
adversaires qu’il ne voulait pas engager la poésie parce qu’elle ne se sert pas des mots de la
même manière que la prose, ou plutôt qu’elle « ne s’en sert pas du tout » puisqu’elle « les sert ».

Sartre dit par là l’essence de « l’attitude poétique » qui transforme le langage en « structure du
monde extérieur » et il complète sa pensée sur « le langage poétique qui surgit sur les ruines de
la prose ». Ce fameux essai de Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? est devenu un maître-livre,
un « classique », qui, selon les termes de l’auteur lui-même, examine « l’art d’écrire, sans
préjugés ».

2. L’œuvre d’un initiateur

Si Sartre est davantage connu en tant que philosophe, il n’en est pas moins d’abord écrivain et
professeur. Son roman La Nausée publié en 1938 et son recueil de nouvelles Le Mur lui ouvrent
l’accès à une certaine célébrité en parallèle de la publication d’articles dans la NRF. Normalien
puis agrégé, il s’adonne à des dissertations – dont Qu’est-ce que la littérature ? a d’ailleurs
certains traits caractéristiques. En effet, il s’y rapproche du champ de la pédagogie par la
structure du livre : I- Qu’est-ce qu’écrire ? II- Pourquoi écrire ? III- Pour qui écrit-on ? IV-
Situation de l’écrivain en 1947.

L’agencement procède pour partie d’un exercice scolaire en quête de reconnaissance. Pour
autant, ce qui fait littérature, explique-t-il, vient d’une distance prise avec la sphère universitaire.
Sartre revient dans Les Mots sur le fait qu’il n’a pas appris la littérature par l’école, mais à la
maison, dans la bibliothèque de son grand-père. La littérature n’en reste pas moins pour lui un
apprentissage de la vie en société.

La vision esthétique de la littérature qu’a Sartre se forge en parallèle, et c’est à partir de la


Seconde Guerre mondiale qu’il revient sur sa position de l’art comme salut au profit d’une
littérature plus « politique » et journalistique au sens d’« engagée ». On doit finalement à Sartre
un engagement littéraire dans son temps, loin de son rapport ambigu à l’école et plus largement,
au milieu scolaire. Raymond Aron lui demande par exemple de décrire pour les Français de
Londres ce qu’était l’Occupation en France, à Paris.

Sartre est envoyé en reporter par « Combat » et « Le Figaro » aux États-Unis dans l’après-guerre
où il décrit ses impressions sur le vif en témoin. Ces expériences feront écho à une phrase
centrale de Qu’est-ce que la littérature ? : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul
ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent. » La littérature, c’est là une
innovation, se lit comme un engagement à travers un pacte de curiosité passé entre l’écrivain et
son lecteur.

3. Une réflexion sur « l’attitude poétique »

Dans cet essai d’après-guerre immédiat, Sartre définit la littérature par la notion d’engagement.
Un engagement au service d’une cause visant au progrès de l’humanité. L’écrivain engagé
soumet la littérature à la transitivité et à l’efficacité, toutes deux immédiates : celle de révéler des
vérités sur l’homme et le monde contemporains et celle d’en convaincre le lecteur en respectant
ses attentes, en parlant son langage, pour déboucher sur l’action.

Cette approche pragmatique suppose un monde de contenus que le langage, ramené à une
fonction de « signe », peut aider à nommer et à comprendre dans sa vérité : d’un côté discerner
le vrai, nommer le monde, de l’autre : langage-instrument au service de la vérité et du monde.

Or, les poètes qui considèrent les mots comme des choses ne peuvent servir à cette approche et
Sartre va même jusqu’à déclarer le poète « inengageable », à savoir inapte à l’action politique. Il
assigne au poète une position hors du monde et de la société et coupé de tout usage référentiel du
langage, c’est-à-dire sans désir véritable de communiquer (« les poètes ne parlent pas »), sans
retrait dans le silence non plus puisqu’ils écrivent et recourent donc au langage (« ils ne se
taisent pas non plus »), mais dans une dimension quelque part autonomisée du littéraire et sans
réelle utilité pour le monde. Cette position critique de Sartre peut être vue comme la
conséquence inévitable d’une poésie tournée vers le travail du mot pour lui-même. Cela étant,
Sartre n’appartient en rien à l’art pour l’art. Il y a peut-être aussi de la part de Sartre une sorte de
confiance naïve dans les capacités signifiantes d’un « langage-instrument » que les poètes, en
tentant de le remotiver, chercheraient davantage à contourner dans son impuissance qu’à refuser.

Selon Sartre, les poètes refusent le « langage-instrument » par lequel « s’opère la recherche de la
vérité », parce qu’ils ne cherchent pas à « discerner le vrai ni à l’exposer ». Renoncent-ils pour
autant à l’objectivité ? Que font-ils ? Sartre répond de façon négative : « ils ne songent pas », «
ils ne parlent pas », « ils ne se taisent pas non plus », mais étrangement « ils ne nomment rien du
tout ». Ils disent l’indicible, l’essence de la poésie qui est la création par elle-même, sans aucune
préoccupation du réel. Protégé par son assourdissant silence, le poète est l’homme des choix
rapides et définitifs, puisqu’il écarte les « signes » et opte « pour les mots comme des choses »
dans « l’attitude poétique ».

4. Interroger le rapport du langage avec le monde et les êtres

Le poète est « hors du langage », car il « voit les mots à l’envers, comme s’il n’appartenait pas à
la condition humaine » ; il rencontre « d’abord la parole comme une barrière » au-delà de
laquelle se trouve le « vrai langage » qui est salvateur, rédempteur et initiateur pour le poète.
Cependant, tout occupé par l’alchimie du Verbe, le poète ne se préoccupe pas de l’essence des
choses. « Le poète n’utilise pas le mot » : il ne choisit pas entre les acceptions qui se confondent
afin de s’imposer à lui dans une globalité envahissante. Sartre rappelle que « Florence est ville et
fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois », pour signifier que
les mots renvoient au poète sa propre image dans un processus relevant de la perception des
phénomènes, car cet étrange objet protéiforme, appelé à l’existence par la voie de l’alchimie
psychique, apparaît simultanément avec l’aspect d’un fleuve et sous les traits charmants de la
femme aimée.

Sartre s’oppose à un usage utilitariste du langage poétique ; à la prose revient ce rôle engagé.
C’est, d’autre part, selon lui, le poète qui se met au service du langage, et non l’inverse. Il
adresse un hommage au langage poétique qui fait le lien entre le langage et l’art « comme le
peintre réalise la copie avec des couleurs ». Conséquence de « l’attitude poétique » prônée par
Sartre, le dévoilement du monde, dans lequel réside la noblesse du « langage poétique » ne
donne pas nécessairement naissance à un langage précieux, c’est la prose, qui, selon Sartre,
utilise, elle, les mots pour désigner et réaliser une action concrète.

La conception du langage présentée par Sartre, qui demeure un philosophe polémiste, si elle est
admirable par la noblesse de la création poétique et une « attitude poétique » inspirante, valorise
une utilisation du langage plus fonctionnelle qu’esthétique.

5. Pour une vision non classique de la littérature

Par quoi Sartre est-il animé lorsqu’il compose Qu’est-ce que la littérature ?, publié en 1948 ?
Assurément une certaine idée de l’Histoire et de la société, du moins en ce qui touche à son
public. Disons-le, Sartre est un écrivain lettré, un écrivain habité par une vision de classe sociale.
Il s’adresse à « l’idéologie de l’élite », à savoir à des lecteurs dont il ne partage pas, de prime
abord, les convictions. Dès lors, il accepte une division entre ceux qui le lisent, qu’il sépare entre
le monde ouvrier qu’il souhaiterait toucher, et la bourgeoisie, son public actuel, mais qu’il
réprouve. Il cherche à réconcilier « public virtuel » et « public réel » autour de la catégorie des
gens respectables. L’écriture pour Sartre est une mission, un engagement : « l’art décrire conçu
comme phénomène historique, c’est-à-dire comme l’appel singulier et daté qu’un homme lance à
tous les hommes de son époque » (p.127).

Page à page, Sartre déploie son non classicisme, notamment à travers le thème du temps. Il
rejette une certaine conception de l’éternité qui serait marquée par la répétition ou l’immobilité
au profit d’une idéologie des « Temps modernes ». « Écrire pour son époque », vivre la
littérature « comme une émeute, comme une famine ». En effet, selon lui, la littérature doit
épouser son temps, s’incarner, c’est-à-dire se situer dans l’action, dans le mouvement, dans
l’évolution. La littérature, ce n’est pas la fixité.

Dès lors, il s’oppose à une littérature monumentale ou documentaire, celle des Classiques, au
profit d’une littérature qui se situe dans le présent et est davantage alimentaire, utilitaire,
consommable, donc temporaire. C’est en ce sens qu’il parle d’« écrire des bananes » afin de
nourrir l’esprit du prolétariat, de s’« adapter à l’ouverture des esprits ». Sartre souhaite pouvoir
pactiser avec la classe populaire et installer une compréhension, du moins émet-il cet idéal.

6. La littérature comme métier engagé


La littérature pour Sartre est un métier qui s’élabore dans la livraison d’une signification. «
Écrire c’est donner. » (p.115) Sartre se fonde sur le modèle américain pour construire son idée
de la littérature : « L’Américain, avant de faire des livres, a souvent exercé des métiers manuels,
il y revient ; entre deux romans, sa vocation lui apparaît au ranch, à l’atelier, dans les rues de la
ville ». Loin d’être une inspiration, la littérature est avant tout construction : « le sens n’est pas la
somme des mots, il en est la totalité organique » (p.51).

Est-ce que « ce n’est pas au nom de leur choix même d’écrire qu’il faut réclamer l’engagement
des écrivains ? » (p.45) Sartre convoque l’écriture comme le fruit d’une décision mûrie qui
implique l’écrivain dans sa totalité. De fait, la littérature devient un artisanat, un « acte créateur »
(p.49). L’écrivain autant que le lecteur ont part égale dans ce travail qui naît de leur « effort
conjugué » (p.50).

Sartre ne condamne pas la littérature : il lui donne un objectif où « la parole est action ». Aussi,
se met-elle au service d’un changement en tant que littérature « utilitaire par essence ». Sartre
laisse la poésie à Mallarmé, Genet ou Baudelaire et au strict domaine de l’art. À la littérature est
confié le rôle du « dévoilement » (p.53) par le langage. Elle touche quasiment à la politique, à un
usage polémique, et on sait que Sartre lui donnera cette mission en s’engageant à partir de 1950
dans la Guerre froide et les conflits colonialistes. La littérature se place au service d’un
changement des mœurs et d’un changement structurel de la société.

La prose se déploie alors dans la démocratie avec le plus de facilité. En tant que métier, la
littérature s’exerce dans une certaine modalité à dimension philosophique : « un acte de
conscience de la liberté des hommes » (p.69), « l’écrivain, homme libre, s’adressant à des
hommes libres, n’a qu’un seul sujet, la liberté » (p.70).

7. Conclusion

Il est nécessaire de lire Qu’est-ce que la littérature ? comme le manifeste remarquable d’une
littérature engagée. Les pensées historiques sur l’engagement de l’écrivain concourent tout
particulièrement à en faire un modèle du genre. L’écrivain selon Sartre est un « médiateur »
entre le lecteur et le monde. Son implication dans la société doit venir du fait qu’il est « doté
d’une conscience lucide ». Sa position est essentielle, selon Sartre, car il s’attache à
l’universalité de la nature humaine. Il peut être « nuisible » (p.88) dès lors qu’il montre la vérité
des choses et appelle au changement (« nommer c’est montrer, montrer c’est changer »),
cependant il reste un « serviteur des intérêts de la communauté ».

Cet essai se pose également de lui-même comme un objet didactique sans constituer pour autant
le point final à la réflexion de Sartre sur la théorie littéraire, puisqu’il consacrera plusieurs
ouvrages à des auteurs majeurs de la littérature française.

8. Zone critique

Merleau-Ponty dira de Sartre dans Un auteur scandaleux (1947) qu’il pose des questions sans les
résoudre, mais sans doute avec ce mérite de renvoyer chacun à sa propre interprétation. Si cet
essai critique, Qu’est-ce que la littérature ? , a été, somme toute, relativement peu étudié, la
théorie qui est au cœur de cet ouvrage a pourtant marqué des générations d’écrivains et
d’intellectuels. En pointant les singularités du champ littéraire des années 1950, elle continue à
soutenir la réflexion littéraire actuelle et à guider son sens.

Sartre entremêle en effet une activité de critique littéraire avec une dimension philosophique et
une analyse sociale. La littérature s’inscrit dans une réalité historique où « l’intellectuel engagé »
finit par primer sur « l’écrivain engagé ». Ce qui déconcerte la critique est que Sartre s’adonnera
principalement à des « biographies existentielles » après 1948, autrement dit des écrits sur la
littérature, mais à dimension philosophique avérée.

QU'EST-CE QUE LA
LITTÉRATURE ? Jean-Paul Sartre
L'écrivain n'est pas innocent
Qu'est-ce que la littérature ? se compose de quatre chapitres, liés par une forte relation logique. À
la question initiale « Qu'est-ce qu'écrire ? », Sartre répond en distinguant prose et poésie. Dans la
première, le mot est traité comme un signe ; au contraire, le poète considère son matériau comme
une chose. On connaît la fameuse formule qui résume cette opposition : la prose se sert des mots,
la poésie sert les mots. Or la littérature étant l'art du langage, et le langage étant « naturellement
signifiant », c'est dans la prose que se réalise son essence, la poésie étant plutôt assimilée aux
arts « intransitifs » que sont la musique et la peinture. Pour Sartre, la littérature est donc bien un
moyen de communication. Mais communication de quoi ? En vue de quoi ? Autrement dit,
« pourquoi écrire » ? Là encore, la réponse est bien connue : « l'écrivain a choisi de dévoiler le
monde et singulièrement l'homme aux autres hommes, pour que ceux-ci prennent en face de
l'objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité ». Mais l'intérêt réside peut-être moins ici dans la
mission de dessillement que prescrit la première partie de la phrase que dans la relation
indissoluble et dialectique entre auteur et lecteur que suggère la seconde. « Écrire, dit encore
Sartre, c'est faire appel au lecteur pour qu'il fasse passer à l'existence objective le dévoilement
que j'ai entrepris par le moyen du langage. » Ainsi, loin d'être seulement un destinataire plus ou
moins passif, le lecteur est bien pour ainsi dire le coauteur de l'œuvre. Le troisième chapitre,
« Pour qui écrit-on ? », parachève la démonstration, sous la forme d'une brève histoire de la
littérature, entendue comme relation dialectique entre un auteur et un lecteur, relation dont il s'agit
de montrer, contre l'idéalisme bourgeois, l'historicité. Dans le dernier chapitre, « Situation de
l'écrivain en 1947 », cette méthode est appliquée à l'époque contemporaine. Sartre y met au jour
le conflit intérieur qui agite, depuis le début du siècle, les trois générations successives d'écrivains
français, bourgeois (contrairement à leurs confrères américains ou italiens) liés à leur classe
d'origine et cherchant néanmoins à toucher tous les lecteurs, notamment un prolétariat qui,
cependant, « se soucie peu de la liberté de penser : il a d'autres chats à fouetter ».

La littérature selon Sartre


On ne comprend pas ce qu’est la littérature. Dans Qu’est-ce que la
littérature ?, Jean-Paul Sartre affirme que trop de personnes parlent au
nom de la littérature sans même avoir pris la peine de définir ce qu’elle
est, ce qu’elle vise et à qui elle s’adresse. Il cherche donc à répondre à ces
questions laissées en suspens en partant de l’idée que la parole est un
moment particulier de l’action.
La littérature est déterminée par la nature de l’écriture. Jean-
Paul Sartre considère qu’il est impossible d’étendre les idées de la théorie
de la littérature à l’art en général, en particulier à la peinture, la musique,
et même à la poésie. L’écrivain se définit par son utilisation du langage
comme d’un instrument pour découvrir la vérité. Dans sa perspective,
celle de la prose, la valeur de l’idée est supérieure à celle du mot. Seuls les
purs stylistes méconnaissent l’effet de la parole : écrire, c’est dévoiler, et
dévoiler, c’est changer. Pour Sartre, l’écrivain est donc forcément un
écrivain engagé. « L’écrivain « engagé », explique-t-il, sait que la parole
est action ; il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler
qu’en projetant de changer » (Qu’est-ce que la littérature ?). Le
philosophe compare la littérature à la loi : de même que nul n’est censé
ignorer la loi, l’écrivain sert à ce que personne ne puisse ignorer le monde
et s’en dire innocent. Par conséquent, le style doit passer inaperçu. S’il
évolue avec les sujets littéraires, ceux-ci ne le conditionnent pas. Sartre
rejette le purisme esthétique avec la théorie de l’art pour l’art parce qu’il y
voit une manœuvre défensive de la bourgeoisie du XIXe siècle. Il
condamne le paradigme des critiques littéraires, lesquels considèrent avec
sympathie le « message » (original) de l’auteur tout en étant imperméables
aux effets de ses idées.

Sartre explique la littérature par l’action


La littérature s’explique aussi par les motifs de l’écriture. Jean-
Paul Sartre rappelle qu’elle dépend d’un art concret, la lecture. C’est donc
l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fait surgir l’ouvrage de
l’esprit. Il en découle qu’on écrit que pour autrui. Dans le détail, l’activité
du public de la littérature s’apparente à une « création dirigée » où se
mêlent la perception et la créativité, de telle sorte que l’auteur ne peut pas
anticiper l’effet de son travail sur ses lecteurs. Un livre est, à cet égard, un
appel à la liberté du lecteur pour transposer l’œuvre dans l’existence
objective. Cette raison d’être de la littérature justifie les reproches adressés
aux auteurs qui se préoccupent uniquement de provoquer des émotions.
Sartre admet que l’écrivain, comme les autres artistes, l’écrivain cherche à
procurer au lecteur le plaisir esthétique, et que s’il réussit, alors l’œuvre
est accomplie. Seulement, au-delà de cette dimension, l’écriture est un
acte de foi dans la liberté : « Puisque celui qui écrit reconnaît, par le fait
même qu’il se donne la peine d’écrire, la liberté de ses lecteurs, et puisque
celui qui lit, du seul fait qu’il ouvre le livre, reconnaît la liberté de
l’écrivain, l’œuvre d’art, de quelque côté qu’on la prenne, est un acte de
confiance dans la liberté des hommes » (Qu’est-ce que la littérature ?).
Aux yeux de Sartre, cette finalité exclut qu’on puisse un bon roman contre
les Juifs, les Noirs, les ouvriers ou les peuples colonisés.
La littérature se saisit par son public. Jean-Paul Sartre rejette l’idéal
de Julien Benda, selon lequel l’écrivain doit écrire par principe pour le
lecteur universel. L’auteur qui y souscrit ne gêne personne parce qu’il ne
s’adresse à personne. Pour le philosophe, le contexte (époque, milieu
social, nation, etc.) lie forcément l’auteur et le lecteur, et chaque livre
propose une libération concrète à partir d’une aliénation particulière. « Il
paraît, écrit-il, que les bananes ont meilleur goût quand on vient de les
cueillir : les ouvrages de l’esprit, pareillement, doivent se consommer sur
place » (Qu’est-ce que la littérature ?). L’écrivain est engagé comme tout
le monde, même s’il n’en a pas forcément conscience ; c’est pourquoi le
manichéisme est inévitable dans une période de guerre. Le milieu produit
donc l’écrivain, mais celui-ci le dépasse en s’adressant à son public.
Historiquement, le clerc est un « parasite de l’élite dirigeante » qui a
mauvaise conscience parce que sa fonction – décrypter le réel – nuit à
ceux qui le font vivre. Au XVIIe siècle, l’écrivain s’adressait à l’honnête
homme, qui était capable de le critiquer ; au XVIIIe siècle, il était pris en
sandwich entre la noblesse, qui lui accordait des honneurs, et la
bourgeoisie, qui achetait ses livres ; au XIXe siècle, tel un adolescent
révolté, il refusait de défendre l’idéologie bourgeoise tout en restant
économiquement dépendant de cette classe. Sartre estime que la littérature
du XIXe siècle servait de soupape dans une société dominée par les
valeurs économiques traditionnelles.

Qu'est ce que la littérature ?


Jean-Paul Sartre publie pour la première fois  Qu'est ce que la littérature? en 1947 dans les Temps
Modernes. En 1948, certaines modifications sont apportées à l'essai au cours d'une seconde publication
dans Situation II ( recueil ) et seront plus tard , publiées en volume séparé.

Contexte historique :
- fin de la Seconde Guerre Mondiale 1945 = le monde est à reconstruire
- début de la Guerre Froide opposant l'URSS (communiste) et les États-Unis (capitaliste) = menace d'une
troisième guerre mondiale
- début des décolonisations, en particulier en 1946 , début de la guerre d'Indochine qui oppose la France
( pays colonisateur ) et l'Indochine ( pays colonisé) = conflit entre opposant et partisan de la
colonisation
---> Sartre est un intellectuel engagé. Il affirme ses opinions notamment à travers ses oeuvres.
Communiste,  anti-bourgeois et s'opposant à la colonisation, il défend l'idée de la nécessité d'écrire pour
exprimer ses pensées et les argumenter afin de faire avancer le monde : " J'écris pour mon époque".

Qu'est ce que la littérature ? fut écrit en réponse aux critiques d'écrivains qui se voulaient consternés
par l'engagement de Sartre exprimé dans les Temps Modernes. "Et puisque les critiques me
condamnent au nom de la littérature sans jamais dire ce qu'ils entendent par là, la meilleure réponse à
leur faire , c'est d'examiner l'art d'écrire, sans préjugés. Qu'est-ce qu'écrire ? Pourquoi écrit-on ? Pour
qui ? Au fait, il semble que personne ne se le soit jamais demandé."

Partie I : Qu'est ce qu'écrire ?

"C'est une chose que de travailler avec des couleurs ou des sons, c'en est une autre de s'exprimer par
des mots".

* La peinture exprime à travers une chose un signe. Le fait qu'elle soit précisément "chose" et
non "signe" empêche de distinguer ou d'exprimer un langage proprement dit. Ainsi, on perçoit le tableau
dans son ensemble et le "signe" devient objet de l'art et non plus singularité.

* La mélodie est à la fois le récit, l'expérience d'un état et l'état lui-même. " Un chant de douleur est à la
fois la douleur elle-même et autre chose que la douleur (...) c'est une douleur qui n'existe plus, qui est".

* Le peintre représente la chose et laisse aux autres l'imagination pour la comprendre et en déchiffrer le
signe. L'écrivain exprime avec des mots le signe, il le déchiffre et le donne comme explication aux
autres."On ne peint pas les significations , on ne les met pas en musique ; qui oserait, dans ces
conditions, réclamer du peintre ou du musicien qu'ils s'engagent ? "

* La poésie est similaire à la peinture, la musique ou la sculpture. " On me reproche de la détester : la


preuve en est, dit-on, que Les Temps Modernes publient fort peu de poèmes. C'est la preuve que nous
l'aimons, au contraire." La poésie met en valeur les mots, la prose donne aux mots une valeur.
Le signe révèle le monde, la vérité.  Le signe s'exprime à travers un langage, celui de l'écrivain. Le poète
ne cherche pas un langage, il cherche à créer de l'art avec des mots. Les mots ne sont alors
plus signes mais deviennent choses. "L'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser
comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le
considérer comme objet. L'homme qui parle est au delà des mots, près de l'objet ; le poète est en
deçà." Le poète utilise donc les mots, non pour leur signification, leur caractère mais pour l'image qu'ils
représentent. Le mot est choisit délibérément par le poète : c'est un choix de réflexion. Le mot n'apparaît
plus comme une entité innée à l'homme : le poète matérialise le mot, il le rend outil d'un autre langage, le
langage poétique. "Car le mot, qui arrache le prosateur à lui-même et le jette au milieu du monde,
renvoie au poète, comme un miroir, sa propre image".

* "L'art de la prose s'exerce sur le discours, sa matière est naturellement signifiante : c'est à dire que les
mots ne sont pas d'abord des objets, mais des désignations d'objets". L'écrivain cherche à transmettre,
à travers les mots, une idée. Il ne pense pas à l'esthétique du langage, il pense au langage brut,
au sens des mots. Son but étant de communiquer : il met le langage au service de sa réflexion. " Nous
sommes dans le langage comme dans notre corps ; nous le sentons spontanément en le dépassant vers
d'autres fins." Le langage permet d'interagir avec le monde. L'essence même du métier d'écrivain est la
recherche d'une interaction commune, entre les lecteurs et l'écrivain, autour d'une réflexion particulière.
Il ne s'agit pas de montrer l'art, mais de le partager. Ce partage est réfléchi. Chaque écrit doit avoir une
certaine consistance afin de pouvoir justifier sa fonction communicative.

* "Parler c'est agir : toute chose qu'on nomme n'est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son
innocence". L'écrivain, en dénonçant sa réflexion sur un sujet particulier, permet de donner une
nouvelle impulsion aux choses car il apporte un nouveau sens, une nouvelle signification qui lui est
propre. Le fait même de réfléchir sur une chose permet donc à l'écrivain de s'engager car il ne se
contente pas d'exposer une chose, il en prend connaissance et se l'approprie." A chaque mot que je dis,
je m'engage un peu plus dans le monde, et du même coup, j'en émerge un peu davantage puisque je le
dépasse vers l'avenir ". L'écrivain ne peut pas être objectif : il choisit ce qu'il veut écrire. Cette
subjectivité est donc consciente. Le travail de l'écrivain est de transmettre le mouvement perpétuel du
monde, ses différentes significations. L'homme, contrairement à Dieu, est un sujet du monde. L'écrivain
est donc le meilleur témoin de l'univers et de l'humanité." Se taire ce n'est pas être muet, c'est refuser de
parler, donc parler encore". L'écrivain fait un choix : il choisit tels mots, tels sujets...Lorsqu'il décide de
réfléchir sur un aspect du monde, il prend la décision de ne pas aborder tel autre aspect du monde.
Cependant, son choix de réflexion interroge le lecteur sur ses omissions volontaires, ce qui est en soi,
une autre manière d'écrire puisqu'il dirige le lecteur et son champ de réflexion.

* "On n'est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire
d'une certaine façon". Le talent de l'écrivain, c'est de révéler sa réflexion par étapes et de rendre au
lecteur le plaisir de la découvrir. L'écrivain pense d'abord, puis écrit ensuite. L'écriture est le résultat
d'une réflexion, ce n'est jamais l'écriture qui précède la réflexion.  Ainsi, l'écrivain se concentre sur
le fond avant de penser la forme.

*  Le génie de l'écrivain ne réside pas dans sa faculté à retranscrire une réflexion particulière mais à
mettre en perspective l'Homme à travers cette réflexion. Donc, l'idée développée, réfléchie, écrite, n'est
que secondaire. Le lecteur cherche dans l'écriture à percevoir l'écrivain, l'Homme. "Telle est donc la
''vraie'', la ''pure'' littérature : une subjectivité qui se livre sous les espèces de l'objectivité, un discours si
curieusement agencé qu'il équivaut à un silence, une pensée qui se conteste elle-même, une Raison qui
n'est que le masque de la folie, un Éternel qui laisse entendre qu'il n'est qu'un moment de
l'Histoire."L'écrivain est avant tout un homme de son temps et son oeuvre doit être envisagée comme
telle.

Partie II : Pourquoi écrire ?


* L'Homme est à l'origine de ses perceptions. Le monde, son unité, n'est définie que par l'Homme. "Mais
si nous savons que nous sommes les détecteurs de l'être, nous savons aussi que nous n'en sommes
pas les producteurs." Cependant, ces perceptions conscientes ne sont pas nécessaires au monde :
l'univers survivra à l'Homme. Ainsi, l'Homme pense le monde mais il ne peut le dépasser. C'est cette
contradiction consciente  qui fonde la première cause de l'écriture : l'Homme aspire à s'inscrire dans ce
monde qu'il dévoile sans atteindre. L'écriture est en ce sens un facteur de création. Il devient donc
"producteur". Pourtant, cette création, l'écrivain ne peut l'atteindre dans sa totalité." Même s'il apparaît
aux autres comme définitif, l'objet crée nous semble toujours en sursis : nous pouvons toujours
changer cette ligne, cette teinte, ce mot ; ainsi ne s'impose t-il jamais." L'écrivain ne peut dévoiler
sa création car elle est subjective : elle émane de lui. Ainsi, seul le lecteur, autrui, peut dévoiler l'oeuvre
de l'écrivain. L'Homme ne peut atteindre le monde dans son entité absolue " Ainsi, dans la perception,
l'objet se donne comme l'essentiel et le sujet comme l'inessentiel ; celui-ci recherche l'essentialité dans
la création et l'obtient, mais alors c'est l'objet qui devient l'inessentiel". L'écrivain pense l'histoire qu'il
veut construire, il est le maître d'oeuvre de son art. Il en est explicitement attaché puisque l'histoire
écrite n'existe que par lui, par sa plume. Il en connaît tous les secrets, en ce sens, il ne peut être surpris
par cette histoire, contrairement aux lecteurs qui la découvre au fil des pages. Ainsi l'écrivain est un
artiste dont la subjectivité créatrice n'est autre que la clef de l'histoire pour le lecteur. " Il n'est donc pas
vrai qu'on écrive pour soi-même : ce serait le pire échec ; en projetant ses émotions sur le papier, à
peine arriverait-on à leur donner un prolongement languissant." Néanmoins, l'histoire écrite est
indissociable de l'histoire lue. En d'autre terme, l'histoire écrite ne peut exister, prendre forme que si
l'histoire est lue. " C'est l'effort conjugué de l'auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et
imaginaire qu'est l'ouvrage de l'esprit. Il n'y a d'art que pour et par autrui."

* La lecture est l'aboutissement de l'écriture : elle rend vivante l'oeuvre, l'objet et dans le même temps en
dévoile le sujet. La lecture concilie donc la création et la perception.Une lecture inefficace ne révèle que
quelques parties de l'oeuvre et donc n'accomplie pas pleinement sa double
fonction : création et perception absolue de l'objet littéraire. " L'objet littéraire, quoiqu'il se réalise à
travers le langage, n'est jamais donné dans le langage ; il est, au contraire, par nature, silence et
contestation de la parole." Le lecteur atteint les silences de l'oeuvre, ses sens cachés, sa profondeur par
sa réflexion et son implication dans l'oeuvre lue. Il existe plusieurs silences émanant de l'oeuvre : le
silence absolu, celui de l'inspiration créatrice de l'auteur ; le silence en tant qu'objet littéraire c'est à dire
le sens profond de l'oeuvre puis les silences volontaires, les non-dits : " Il s'agit d'intentions si
particulières qu'elles ne pourraient pas garder de sens en dehors de l'objet que la lecture fait paraître ;
ce sont elles pourtant qui en font la densité et qui lui donnent un visage singulier. Elles sont
précisément l'inexprimable." D'abord, le but d'une oeuvre littéraire est d'éveiller chez le lecteur son
propre vécu. Le langage en est le outil littéraire. En effet, le langage littéraire traduit diverses attitudes,
diverses actions et divers sentiments qui incitent le lecteur à s'identifier ou du moins à s'imaginer vivre
l'histoire lue. La lecture révèle le lecteur à lui-même. " Puisque la création ne peut trouver son
achèvement que dans la lecture, puisque l'artiste doit confier à un autre le soin d'accomplir ce qu'il a
commencé, puisque c'est à travers la conscience du lecteur seulement qu'il peut se saisir comme
essentiel à son oeuvre, tout ouvrage littéraire est un appel."  L'appel dont parle ici Sartre est un appel de
l'écrivain aux lecteurs. En effet, il n'y a d'oeuvre littéraire que s'il y a lecteur car le lecteur dévoile
l'histoire. Lire est un acte voulu, réfléchi.L'écrivain fait également appel à la liberté du lecteur. En effet, le
lecteur est libre de choisir l'oeuvre littéraire qu'il souhaite lire. Cette liberté est essentielle au
dévoilement de l'oeuvre.  

* L'imagination est suscitée par l'art mais elle en est dépendante dans le même temps. Le lecteur
imagine ce que l'auteur est en mesure de lui proposer à imaginer. " L'oeuvre d'art n'a pas de fin (...) elle
est une fin." L'art est le moyen par lequel le lecteur éprouve sa liberté : il choisit de s'investir dans
l'histoire, il en choisit le jugement guidé par la trame narrative imposée par l'auteur. De plus, l'art révèle
au lecteur sa liberté : son imagination retranscrit ses idées profondes ( envie, colère...) et donne à
percevoir une autre vision de l'être, particulière à chaque lecteur : "Ainsi l'auteur écrit pour s'adresser à
la liberté des lecteurs et il la requiert de faire exister son oeuvre".  En effet, si le lecteur peut imaginer
c'est parce que l'auteur a crée. L'écrivain crée le contexte, le lecteur le déchiffre mais toujours en usant
de sa liberté c'est à dire d'imaginer le corps de l'histoire avec l'âme donnée par la plume du créateur. "
Ainsi à travers la causalité phénoménale, notre regard atteint la finalité, comme la structure profonde de
l'objet et , au delà de la finalité, il atteint la liberté humaine comme sa source et son fondement originel."

* "L'erreur du réalisme a été de croire que le réel se révélait à la contemplation et que, en conséquence,
on en pouvait faire une peinture impartiale." On ne peut dépeindre le monde qu'en le considérant :
l'homme est conscient , il pense et de ce fait, sa pensée influence sa vision du monde. L'écrivain ne peut
prétendre à l'impartialité mais l'univers qu'il propose au lecteur, bien qu'émergent d'une conscience
particulière, suscite chez le lecteur une opinion particulière." Tout l'art de l'auteur est pour m'obliger à
créer ce qu'il dévoile, donc à me compromettre. A nous deux, voilà que nous portons la responsabilité
de l'univers." 

Partie III : Pour qui écrit-on ?

* "Chaque livre propose une libération concrète à partir d'une aliénation particulière". L'écriture et la
lecture se rejoignent : l'écrivain écrit pour l'autre mais l'autre lit pour l'histoire. Ainsi, le principe
fondateur de tout acte littéraire est cette volonté de partager l'histoire et de la défier en proposant
d'autres façons de la raconter. C'est bien là une liberté que partage le lecteur et l'écrivain : partir d'une
histoire donnée mais se la révéler par des moyens particuliers. L'aliénation est donc bien l'histoire et la
liberté l'acte d'écriture et de lecture.

* La liberté est la faculté de choisir. "Car si l'aspect immédiat de la liberté est négativité on sait qu'il ne
s'agit pas de la puissance abstraite de dire non, mais d'une négativité concrète qui retient en elle-même
ce qu'elle nie et s'en colore tout entière". Ainsi, l'auteur et le lecteur se choisissent réciproquement
puisque l'un répond aux exigences de l'autre. Ils interagissent par le biais du livre : l'un en écrivant,
l'autre en lisant.

* Un écrivain engagé est un écrivain qui donne à réfléchir sur un sujet donné. " L'écrivain est médiateur
par excellence et son engagement c'est la médiation". De plus, l'homme décide d'écrire : en ce sens, il
est libre. Mais sa liberté se limite aux attentes des lecteurs et à la représentation sociale qui lui est
associée. Son rôle est d'écrire. Être écrivain implique des obligations puisque l'on écrit pour autrui.
Ainsi, l'engagement de l'écrivain réside dans le fait qu'il choisit de limiter sa liberté pour desservir les
attentes d'autrui. L'oeuvre de l'écrivain est inestimable puisqu'il s'agit d'une oeuvre de l'esprit : sa
finalité n'est pas utile mais réfléchie.

* "Car le passage au médiat qui ne peut se faire que par négation de l'immédiat est une perpétuelle
révolution".L'écrivain met à nu une réalité et cette mise à nu, par l'analyse et la réflexion qu'elle
engendre, donne à la réalité sa mouvance. Sartre distingue le public réel du public virtuel c'est à dire
ceux à qui le livre s'adresse et ceux dont le livre parle. Parfois, les deux publics se rejoignent, ce qui
limite la portée sociale et réflexive du livre.

* Est littéraire ce qui s'adresse aux hommes libres. Pour Sartre, lorsque la pensée devient crainte,
intéressée ou respectueuse, ce n'est plus de la littérature. " La littérature est le mouvement par lequel, à
chaque instant, l'homme se libère de l'histoire : en un mot, c'est l'exercice de la liberté." En effet, la
littérature, par les réflexions qu'elle engendre, permet d'envisager l'homme comme sujet universel.

* Sartre distingue la subjectivité première de la subjectivité seconde d'une oeuvre littéraire.


La subjectivité première est l'histoire du narrateur. La subjectivité seconde est lorsque d'autres
personnages viennent ajouter  à l'histoire en cours leur propre histoire. Cette superposition d'évènement
crée une dynamique particulière.
* "C'est un caractère essentiel et nécessaire de la liberté que d'être située". L'écrivain est en situation
puisqu'il écrit pour un public défini et sa littérature répond aux besoins et demandes de ce public. "De
l'écart entre le public idéal et le public réel est née l'idée d'universalité abstraite." L'écrivain cherche à
s'adresser à l'Homme dans ses écrits mais ses lecteurs ne sont représentatifs que d'une catégorie
sociale à une époque donnée." La littérature est par essence, la subjectivité d'une société en révolution
permanente."

Partie IV : Situation de l'écrivain en 1947

 Sartre fonde son discours sur la problématique de l'écrivain français et de son évolution au cours du
XXème siècle jusqu'en 1947. Avant d'être écrivain, il faut être intellectuel. Là où l'impulsion intellectuelle
est présente, l'art se développe. Ainsi, Sartre souligne "la centralisation nous a tous groupés à Paris".
L'écrivain lit pour apprendre sur le monde et sur lui même. Et c'est précisément cette connaissance
littéraire qui détermine son rapport au monde. Il ne faut pas oublier que l'écrivain est un homme de
lettres mais également de mœurs.

Sartre distingue trois générations d'écrivains :

- Avant 1914 : "ils me paraissent avoir réalisé en leur personne et par leurs œuvres l'ébauche d'une
réconciliation entre la littérature et le public bourgeois". Avant 1914, écrire n'était pas un métier puisque
l'écrivain ne vivait pas de son art. De plus, l'écrivain n'écrit que pour et par ce qui l'entoure. Son
environnement est la richesse de ses écrits, l'inspiration de son art. " Pour se sauver lui-même , il
sauvera la bourgeoisie en profondeur". Car c'est précisément de cet environnement, que naîtra la
conscience bourgeoise et littéraire. Dépeindre l'Homme en dressant le tableau de son monde, tel est
l'idéal littéraire de cette époque. Sartre résume le statut de ces écrivains du quotidien qui inspirent à
écrire de grandes choses : " il faut faire comme tout le monde et n'être comme personne". Sartre nomme
cette littérature, une littérature d'alibi puisque l'écrivain cherche toujours à dépasser la réalité pour en
extraire des jugements plus nobles, plus grands.
- Après 1918 : La guerre a engendré deux courants littéraires bien distincts. L'un d'eux survivra et l'autre
tombera en désuétude. "Le surréalisme poursuit cette curieuse entreprise de réaliser le néant par le trop
plein d'être". En effet, le but du surréalisme est de déjouer les codes sociétaux, de les contester mais
toujours de s'en inspirer. Cependant, leur contestation, par son caractère général, perd son authenticité
et son intérêt. A trop vouloir changer le monde, ils ne le changent plus, à peine le dévoile t-il. "L'abolition
totale dont le surréalisme rêve, ne fait de mal à personne, précisément parce qu'elle est totale. C'est un
absolu situé en dehors de l'Histoire, une fiction poétique." Le surréalisme s'attache à adopter le combat
communiste selon lequel l'esprit de Négativité prédomine. Cependant, quand le communisme aspire à
une société nouvelle, le surréalisme ne se reconnaît plus : son combat étant purement littéraire et
formel. L'humanisme est un autre courant littéraire de l'entre deux guerres. Ces écrivains ne cherchent
pas à détruire le monde et la société des classes mais entendent écrire l'Homme. "Ils ont voulu faire voir
qu'il est possible d'être homme même dans l'adversité". Cependant, le courant humaniste n'a pas su
survivre à l'entre deux guerres car ils ont voulu écrire une société qui, par l'ampleur des grands
événements, n'existait plus.
- Après 1945 : Il y a un besoin de renouveau. Ce renouveau s'alimente de l'évolution du monde : de
l'avion à la naissance du tourisme de masse. La littérature s'en inspire et dessine de nouvelles
perspectives. " Toutes les entreprises dont nous pouvons parler se réduisent à une seule : celle de faire
l'Histoire." Sartre perçoit dans ce renouveau une autre littérature davantage ancrée dans le présent pour
en révéler la complexité, le paradoxe. L'auteur doit écrire ce qu'il perçoit parce que c'est cette perception
que retiendra l'Histoire. Il en est le témoin parce qu'il en est l'écho : "Il ne s'agit pas de choisir son
époque mais de se choisir en elle." La littérature évolue au même rythme que le monde: elle se
mondialise, s'émancipe et finit par perdre son identité. A la problématique des lecteurs se substitue celle
des auteurs : "Nous sommes beaucoup plus connus que nos livres sont lus". Sartre se désole d'assister
impuissant à la naissance de ce qu'il appelle "l'industrie littéraire", où la littérature exploitée sous
diverses formes finit par être dénaturée, incomprise et finalement oubliée au rang de divertissement. La
Seconde Guerre mondiale a engendré une autre perception de la littérature pour son "vrai" lectorat : les
valeurs démocratiques en premier lieu desquelles la liberté. L'écrivain est libre d'écrire et cette liberté
reste son identité. Dans un monde où il faut choisir un camps, la littérature ne choisit pas, elle est
universelle : "Nous écrivons contre tout le monde, nous avons des lecteurs, mais pas de public."  Sartre
propose de conquérir le public en se jouant des nouveaux médias et en adaptant la littérature à la
modernité comme elle l'a fait du temps de Gutenberg.
- Synthèse : Sartre pose la problématique du pourquoi de la lecture --> Lisons nous  pour ce qui est écrit
ou pour ce que l'ouvrage représente ? Cette seconde hypothèse représente un danger pour la littérature
en tant qu'elle entend transmettre un questionnement. Sartre prend l'exemple de Nizan : "Communiste,
les communistes le lisaient avec ferveur; apostat, mort, aucun stalinien n'aurait l'idée de reprendre ses
livres; ils n'offrent plus à ces yeux prévenus que l'image même de la trahison." Pour faire des lecteurs,
un public, Sartre propose de les unir autour de la thématique de la liberté, accessible par la
connaissance de l'Homme et de la société dans laquelle il s'inscrit. Ainsi, l'écrivain doit s'engager et cet
engament est sa liberté : "La littérature est par essence prise de position". Sartre met également en
exergue les spécificités de la linguistique qui se trouve être en perpétuelle évolution consécutivement à
la société dans laquelle elle s'inscrit. Ce fait est d'autant plus important qu"il détermine l'engagement de
l'écrivain en ce qu'il choisit d'employer ou non un mot donné.  Sartre explique qu'en choisissant sa
liberté, on se choisit nous-mêmes. La liberté n'est pas la même pour tous et diffère en tout temps. Ainsi,
l'écrivain doit, au delà de l'analyse, synthétiser les enjeux de son époque pour en proposer une issue.
Cette issue détermine l'homme futur : "L'homme est à inventer chaque jour". 

"Bien sûr, tout cela n'est pas si important : le monde peut


fort bien se passer de la littérature. Mais il peut se passer de
l'homme encore mieux."

Sartre, Qu'est-ce que la littérature, chapitre 2

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