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PSYCHIATRIE

Rick Doblin,
le “docteur ecstasy”

36 L’OBS/N°3015-21/07/2022 POPPY LYNCH


P O RT R A I T

Pionnier de l’usage médical Doblin. Aujourd’hui âgé de 68 ans, Rick se bat depuis
les années 1980 pour prouver − par la science − que les
du cannabis et des drogues substances psychotropes peuvent venir à la rescousse
d’une psychiatrie mondiale en échec. Et il est à l’aube
psychédéliques, cet Américain d’un immense succès : Maps, son association multi-
disciplinaire pour les études psychédéliques, devrait
se bat depuis trente ans obtenir l’an prochain une licence de la Food and Drug
Administration (FDA) pour traiter les victimes de stress
pour révolutionner la santé post-traumatique sévère avec de la MDMA. Une révo-
lution copernicienne pour la psychiatrie ? D’autant que
mentale en utilisant de la la psilocybine, principe actif des champignons hallu-
cinogènes, devrait suivre (voir « l’Obs » du 20 mai 2021).
MDMA. Une croisade en passe Tout commence par une banale histoire de défonce.
d’aboutir A 18 ans, alors qu’il se désespère de l’état du monde,
Rick essaie pour la première fois LSD et mescaline
sur le campus du New College of Florida, à Sarasota.
Par D O M I N I Q U E N O RA ,
Jusque-là introverti, le jeune homme se connecte alors
envoyée spéciale en Californie
avec ses émotions et approche une forme de spiritua-
lité. « J’ai ressenti un sens d’humanité partagée et d’unité

F
de toutes les formes de vie. Des sentiments que ma bar-
rank (1) s’est toujours projeté dans une car- mitsva avait malheureusement échoué à produire »,
rière de militaire. Ce gamin de l’Arizona s’est nous raconte avec humour cet aîné d’une famille juive
engagé dans l’armée américaine dès la fin de quatre enfants, élevés par un père pédiatre et une
du lycée, des rêves plein la tête. Seulement, mère enseignante dans la banlieue de Chicago (Illinois).
en 1989, à tout juste 21 ans, il fait partie des En 1972, il est frappé par la lecture de « Royaumes de
contingents qui envahissent le Panama pour renverser l’inconscient humain », de Stanislav Grof (de l’univer-
le dictateur Manuel Noriega. Sa vie bascule : « Au cours sité Johns-Hopkins), qui deviendra son mentor. Dès
d’une opération de reconnaissance, l’un de mes camarades lors, le jeune étudiant rêve de devenir psychothérapeute
est mort d’un “tir ami” [de son propre camp, NDLR] », psychédélique. Une vocation moins motivée par l’ap-
raconte-t-il. Du jour au lendemain, Frank renonce… et pel de la science que par une vision humaniste. Issu de
plonge en enfer : presque trente ans de dépressions, générations qui ont fui les persécutions antisémites en
de pensées suicidaires (son témoignage complet est Russie, puis en Pologne, bercé dans son enfance par les
disponible sur nouvelobs.com). Le diagnostic est clair : histoires de l’Holocauste, écœuré par la guerre du Viet-
troubles du stress post-traumatique (TSPT). Sauf que nam, le jeune Rick voit dans ces expériences de modi-
son trouble résiste à tous les traitements psychiatriques, fication de la conscience « la possibilité d’un antidote
jusqu’à l’automne 2019 lorsqu’une thérapie nouvelle, au tribalisme, au fondamentalisme, aux génocides et à
à base de MDMA (l’acronyme savant de l’ecstasy), lui la destruction environnementale ».
change la vie. « Sans cela, je ne serais peut-être plus de Le déclic se produit au début des années 1980. Grâce
ce monde… », dit-il, l’air grave. Frank, comme beaucoup à une thérapie expérimentale à la MDMA, l’apprenti
d’autres, a pu reprendre le contrôle de son existence thérapeute parvient à tirer de la dépression sa première
grâce à l’acharnement d’un homme : Richard Elliot patiente, Marcela, en TSPT sévère après une agression
sexuelle. Une révélation, selon lui. Le stress post-trau-
Des doses matique est en effet un problème mondial de santé
de MDMA publique, qui affecte particulièrement les victimes ou
pour traiter témoins de violences, d’agressions ou d’abus, notam-
le stress post- ment dans certaines professions exposées (soldats, poli-
traumatique. ciers, pompiers…). Or les traitements existants échouent
Leur dans près d’un cas sur deux. En outre, pris tous les
promoteur, jours sur de longues périodes, les antidépresseurs
Rick Doblin, déclenchent souvent des effets secondaires néfastes :
attend l’aval prise de poids, perte de libido, problèmes cardiaques…
de la FDA. La MDMA, elle, agit vite et différemment. « Au lieu
de s’attaquer de l’extérieur aux symptômes de la mala-
die mentale, cette molécule aide le patient à trouver en
lui les causes profondes de son trouble », explique Rick
Doblin. Son mentor, Stanislav Grof, affirmait : « Les psy-
chédéliques sont à l’étude du cerveau ce que le microscope
est à la biologie et le télescope à l’astronomie. » C’est-à-
dire un outil qui conduit les participants à revisi-

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ter eux-mêmes leur souffrance, mais sous un autre
jour. Certains psychiatres parlent d’immunothérapie
psychologique. Contrairement au LSD ou à la psilocy-
bine, la MDMA n’est pas une drogue psychédélique :
elle ne provoque pas d’hallucinations, mais suscite des
états de conscience modifiés propices à l’introspection.
Ni toxique ni addictive, la molécule est cependant for-
tement déconseillée aux personnes souffrant de pro-
blèmes cardiaques ou d’hypertension, ainsi qu’à celles
atteintes de symptômes psychotiques.

“LA PEUR EN SOURDINE”


La MDMA ne tient pas non plus du remède miracle, ses
effets variant énormément d’une personne à l’autre en
fonction de l’intention, du contexte et de la qualité de
l’accompagnement thérapeutique. « L’expérience peut
être très difficile si la personne est mal préparée », pré- Séances de
vient même Berra Yazar-Klosinski, la directrice scien- thérapie sous
tifique de Maps Public Benefit Corporation, filiale de ecstasy : les
l’association en charge des essais cliniques. essais cliniques
Que se passe-t-il dans un cerveau sous ecstasy ? « Le sont autorisés
stress post-traumatique est une sorte de désordre de depuis 2017.
la mémoire », résume Berra Yazar-
Klosinski. Les personnes qui en sont
victimes ont une activité anormale-
ment élevée dans l’amygdale céré-
brale, qui est le centre de la peur. Et
elles ont une activité réduite à la fois
dans le cortex préfrontal, respon-
sable du raisonnement logique, et
dans l’hippocampe, lieu de stockage
des souvenirs anciens. « Or, poursuit
la scientifique, la MDMA a l’effet exac-
tement inverse : elle met en sourdine le fiques susceptibles de prou-
centre de la peur et stimule la zone de ver aux régulateurs l’effica-
la réflexion logique, ainsi que les trans- cité des psychothérapies à base
missions entre l’amygdale et l’hippo- de psychotropes. Diplômé en
campe. » Le cerveau peut ainsi ran- psychologie du New College
ger les souvenirs traumatiques dans en 1987, Doblin tente de trou-
le compartiment dédié à la mémoire ver une unité de recherche hos-
de long terme. En outre, la MDMA stimule la sécrétion pitalière où réaliser un doctorat sur la MDMA. En vain.
d’ocytocine, l’hormone de l’amour, ce qui augmente l’es- Il change de tactique. « Quand je suis bloqué, confie-t-il,
time de soi et la compassion à l’égard d’autrui. je fume de la marijuana pour générer de nouvelles idées.
Mais voilà  : au moment même où Rick Doblin Je voulais faire de la science, mais la politique se met-
confirme sa vocation auprès de Marcela, la MDMA tait en travers. J’ai alors compris que je devais étudier la
− alors légale − déborde le cercle discret des psycho- politique ! » Et voilà notre rebelle à la Harvard Kennedy
thérapeutes pour conquérir le monde de la nuit, sous le School, où il suit un programme pour les leaders de l’ad-
nom d’ecstasy ou « drogue de l’amour ». Cette substance ministration, puis un doctorat sur la régulation médicale
chimique − synthétisée pour la première fois en 1912, des psychédéliques et de la marijuana. « A un moment,
puis redécouverte par Sasha Shulgin en 1976 − est en j’ai même essayé d’obtenir un poste à la FDA. Mais ils ne
effet appréciée des fêtards pour ses effets euphorisants voulaient pas entendre parler de moi... »
et érotisants. Le couperet tombe le 1er juillet 1985 : la Ce qui distingue Rick Doblin des autres militants
DEA, sorte de shérif américain des stupéfiants, prohibe anti-prohibition, c’est qu’il s’acharne à changer le sys-
d’urgence toute forme de production et d’utilisation de tème de l’intérieur. « Amener la MDMA au bord de l’ap-
la MDMA, y compris dans un cadre médical. probation par la FDA a requis vision, persévérance, ingé-
Doblin est atterré. En 1986, le militant libertaire de nuité et une capacité sans égale à lever des fonds. Personne
Sarasota, présenté comme le «  Timothy Leary des n’aurait pu prédire cela en 1985 », admire le journaliste
années 1980 » par le « Miami Herald », crée sa propre Michael Pollan, auteur d’un livre de référence et d’une
structure, Maps. Afin de financer les études scienti- série documentaire sur le sujet (2). « Rick est à la fois

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P O RT R A I T

avec plus de 350 participants. Au total, l’association a


“L’HUMANITÉ levé plus de 135 millions de dollars, à la fois auprès de
EST DANS milliardaires ultra-conservateurs soucieux d’améliorer
UNE COURSE le sort des vétérans, et de mécènes démocrates sensibles
à la cause des femmes. D’une tribu militante de trois
ENTRE LA permanents, Maps s’est muée en véritable société avec
CATASTROPHE 140 collaborateurs. Mais elle garde une culture d’entre-
prise très particulière avec ses smokable tasks, des tâches
ET LA que les employés peuvent effectuer… en fumant un joint.
CONSCIENCE.” N’empêche. Alors que des centaines de start-up se
sont lancées dans la médecine psychédélique − secteur

qui fait à présent l’objet d’une spéculation financière
RICK DOBLIN effrénée − la structure de Doblin est la plus proche du
but. Si elle confirme en octobre 2022 les bons résultats
publiés en 2019 (voir graphique), Maps sera la première
entité à obtenir une licence pour commercialiser ces
thérapies aux Etats-Unis, au Canada et en Israël.

PROTOCOLES ÉTHIQUES
Et l’Europe ? « Nous sommes en train de recruter de 80
à 90 participants, pour une étude clinique dans sept pays
européens », détaille Berra Yazar-Klosinski. Grande-
Bretagne, Pays-Bas, Allemagne, République tchèque,
Espagne, Portugal et Norvège sont au rendez-vous…
mais pas la France, spectaculairement absente de ce
type de recherche psychiatrique. A terme, le fondateur
de Maps rêve d’une planète couverte de centres com-
munautaires administrant des traitements à base de
psychotropes. Au service de la psychiatrie, mais aussi
du bien-être personnel et spirituel de chacun. « L’hu-
manité est dans une course entre la catastrophe et la
conscience, a-t-il prophétisé lors de sa conférence TED
de 2019. Et la renaissance des psychédéliques est là pour
infatigable et stratège… comme Obi-Wan Kenobi face à aider la conscience à triompher ! »
Dark Vador ! », s’exclame David Bronner, patron de la Problème : l’engouement croissant pour ces subs-
société californienne de cosmétiques Dr. Bronner Magic tances, souvent consommées en solo ou sous la supervi-
Soaps, l’un des principaux mécènes de Maps. sion d’un guide plus ou moins bien formé, s’accompagne
L’association de Doblin a décollé très tard. « Au début, inévitablement de dérapages. D’une part, un surdosage
l’argent était rare et peu de psychiatres étaient volontaires ou des produits frelatés achetés en ligne peuvent s’avé-
pour collaborer avec nous, de peur de perdre leur licence », rer dangereux. D’autre part, les Etats-Unis ont vu appa-
raconte Berra Yazar-Klosinski. Mais, après plus de trente raître les premières plaintes pour abus sexuels contre
ans de combat, Richard Elliot Doblin tient sa revanche : des thérapeutes déviants. Notamment lors d’un essai
en août 2017, la FDA accorde au protocole de Maps le clinique de Maps, qui a immédiatement réagi en ren-
statut de « thérapie révolutionnaire », ce qui lui permet forçant ses protocoles éthiques. Les promoteurs de ces
de démarrer des études cliniques dans les règles de l’art, thérapies, eux, voient justement dans ces accidents une
raison supplémentaire pour encadrer par la loi l’usage
déjà répandu des psychotropes. Avec quel type de régu-
lation ? « La consommation de MDMA et de psilocybine
DES RÉSULTATS ENCOURAGEANTS
Essai clinique de phase 3 du traitement à base de MDMA sur le stress post-traumatique
devrait être autorisée pour les adultes, sans qu’ils aient
à passer par la médecine ou la religion », estime Rick
Doblin, qui préconise « une nouvelle forme de légali-
RÉPONSE CLINIQUE PAS
DÉBARRASSÉ
DU TROUBLE ENCOURAGEANTE D’EFFET sation sous licence ». L’usager qui commet une faute
perdrait temporairement le droit d’en consommer et
Avec une thérapie ferait l’objet d’une punition adaptée au délit, mais aussi
et de la MDMA 67 % 21 % 12 % d’une obligation d’éducation. Simple comme un per-
mis de conduire, si l’on veut. ■
Avec une thérapie
et un placebo 32 % 30 % 38 % (1) Le prénom a été changé.
(2) « Les Nouvelles Promesses des psychotropes » (éd. Pocket) et « Voyages aux confins de
SOURCE : MAPS, ÉTUDE PUBLIÉE DANS NATURE MEDICINE l’esprit » (sur Netflix).

MAPS MEHDI BENYEZZAR L’OBS/N°3015-21/07/2022 39

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