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Le Malade imaginaire, Molière, acte III scène 10 :

analyse linéaire
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Par Amélie Vioux

Voici une lecture linéaire de l' acte 3 scène 10 du Malade imaginaire de Molière .

L'extrait va de « "Je suis médecin" » jusqu'à « "tandis que je serai en ville" ».

Le Malade imaginaire, acte 3 scène 10, introduction


À la fois dramaturge, directeur de troupe, metteur en scène et acteur, Molière est l'un des
plus grands hommes de théâtre français du XVIIème siècle .

Il excelle dans la farce puis dans la comédie de mœurs , plus subtile, qui dénonce les
vices et les passions excessives, contraires à l'idéal de l'honnête homme du XVIIème
siècle.

Dans Le Malade Imaginaire , Argan, un hypocondriaque, veut imposer à sa fille


Angélique un mariage d'intérêt avec un jeune médecin pédant et ridicule dans le mais de
réduire ses frais médicaux.

La servante Toinette voyant le désespoir d'Angélique, décide de jouer un tour à Argan


pour faire émerger la vérité des sentiments.

Elle annonce à Argan l'arrivée d'un médecin qui est joué par elle-même . Elle va ainsi,
dans l'acte III scène 10, véritable scène de théâtre dans le théâtre , procéder à une
auscultation d'Argan.

Extrait étudié de l'acte 3 scène 10

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TOINETTE.-Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en
province, de royaume en royaume, pour chercher d'illustres matières à ma
capacité, pour trouver des malades dignes de m'occuper, capables d'exercer les
grands, et beaux secrets que j'ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de
m'amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de
rhumatismes et de fluxions, à ces fiévrottes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je
veux des maladies d'importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports
au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes
hydropisies formées, de bonnes pleurésies, avec des inflammations de poitrine,
c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe ; et je voudrais, Monsieur, que vous
eussiez toutes les maladies que je viens de dire,

ARGAN.- Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi.

TOINETTE.- Donnez-moi vos poules. Allons donc, que l'on bat comme il faut. Ah, je
vous ferais bien aller comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l'impertinent ; je vois
bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?

ARGAN.- Monsieur Purgon.

TOINETTE.- Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands
médecins. De quoi, dit-il, que vous êtes malade ?

ARGAN.- Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.

TOINETTE.- Ce sont tous des ignorants, c'est du poumon que vous êtes malade.

ARGAN.- Du poumon ?

TOINETTE.- Oui. Que manifestez-vous ?

ARGAN.- Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

TOINETTE.- Justement, le poumon.

ARGAN.- Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.

TOINETTE.- Le poumon.

ARGAN.- J'ai quelquefois des maux de cœur.

TOINETTE.- Le poumon.

ARGAN.- Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

TOINETTE.- Le poumon.

ARGAN.- Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'était


des coliques.

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TOINETTE.- Le poumon. Vous avez l'appétit à ce que vous mangez ?

ARGAN.- Oui, Monsieur.

TOINETTE.- Le poumon. Vous aimez boire un peu de vin ?

ARGAN.- Oui, Monsieur.

TOINETTE.- Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous


êtes bien aise de dormir ?

ARGAN.- Oui, Monsieur.

TOINETTE.- Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonnez votre


médecin pour votre nourriture ?

ARGAN.- Il m'ordonne du potage.

TOINETTE.- Ignorant.

ARGAN.- De la volaille.

TOINETTE.- Ignorant.

ARGAN.- Du veau.

TOINETTE.- Ignorant.

ARGAN.- Des bouillons.

TOINETTE.- Ignorant.

ARGAN.- Des œufs frais.

TOINETTE.- Ignorant.

ARGAN.- Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.

TOINETTE.- Ignorant.

ARGAN.- Et surtout de boire mon vin fort trempé.

TOINETTE.- Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et pour
épaissir votre sang qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros
porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz, et des marrons et des
oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en
envoyer un de ma main, et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je
serai en cette ville.

Problématique

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Comment le travestissement de Toinette permet-il une satire efficace de la médecine ?

Plan linéaire
Dans un premier temps, de « "je suis médecin passager" » à « "c'est du poumon que
vous êtes malade" », Toinette déguisée donne une image satirique du médecin .

Dans un deuxième temps, de « "du poumon ? " » à « "de boire mon vin fort trempé" »,
Toinette fait un diagnostic parodique .

Enfin, dans un troisième temps, de « "ignorantus, ignoranta, ignorantum" » à « "tandis


que je serai en ville" », c'est le traitement proposé par le médecin qui va à l'encontre du
bon sens.

I – L'image satirique du médecin

(De « " Je suis médecin passager » à « C'est du poumon que vous êtes malade" » )

A – Le médecin, un personnage imbu de lui-même


Toinette est déguisée comme pour une auscultation et se présente comme un médecin
de passage.

D'emblée, la gradation ternaire « "de ville en ville, de province en province, de royaume


en royaume" » révèle un égo boursouflé et une volonté d'impressionner son
interlocuteur.

La tirade de Toinette est particulièrement comique car elle repose sur une inversion du
rapport traditionnel médecin/patient . Alors que le médecin est censé venir au secours
du malade, pour le rétablir, le médecin incarné par Toinette refuse de s'occuper du
patient atteint de « maladies ordinaires ».

Par une inversion comique, c'est donc le malade qui doit se montrer « digne » d'être
soigné. Le malade n'est en effet qu'un faire-valoir qui permet au médecin « "d'exercer
les grands et beaux secrets" » de la médecine.

La médecine est donc vidée de son sens : il ne s'agit plus pour le médecin de soigner
mais de se mettre en valeur et satisfaire son égo .

Le champ lexical du mépris souligne la condescendance du médecin à l'égard de ses


patients : « "je dédaigne m'amuser », « menu fatras », « maladies ordinaires », «
bagatelle" ».

Le suffixe « otte » à « fiévrotte » accentue son dédain pour les maux mineurs.

Paradoxalement , le médecin souhaite donc les plus grands maux à ses patients : « "je
veux des maladies d'importance" ».

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L' énumération des maladies mortelles fait entendre des malédictions , comme si le
médecin se transformait en imprécateur : « " de bonnes fièvres continues, avec des
transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, , de bonnes
hydropisies…" ».

L' adjectif « bonne » porte ici la charge comique car il révèle la perversité du médecin
qui se réjouit de la maladie de ses patients. En effet, ces maladies ne pourraient être «
bonnes » pour les patients, mais elles sont « bonnes » pour le médecin qui s'enrichit
grâce à elles .

La tournure emphatique et le vocabulaire hyperbolique soulignent la mégalomanie


du médecin : « c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe ».

Le faux médecin achève sa tirade par une formule de politesse (« "vous rendre
service" ») rendue absurde par les imprécations précédentes.

Mais le discours de Toinette déguisée en faux médecin semble fonctionner comme en


atteste la réplique d'Argan qui assimile les imprécations du médecin à des « bontés ».
La crédulité d'Argan participe bien évidemment au comique de la scène.

Toinette pose alors son autorité de médecin et d'homme de science par l' impératif «
Donnez-moi vos pouls ».

Mais la suite de son discours à une tonalité militaire . En effet, Molière utilise un
comique de mots en jouant sur la polysémie du verbe « batte » (« "que l'on bat
comme il faut" ») qui a un sens physiologique (le pouls qui bat) mais aussi militaire
(battre son adversaire) .

Cette expression est redoublée par l'exclamation suivante, qui fait entendre un militaire
s'adressant à ses soldats : « "Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. " »
Molière reprend le thème du médecin héros qui brave toutes les maladies, mais cette
approche est absurde puisque le médecin s'insurge contre les pouls personnifiés qui fait
« l'impertinent ». Il se bat donc contre du vent.

B – Le médecin, un personnage hostile


Le médecin incarné par Toinette s'est envoyé en réalité davantage défié par Monsieur
Purgon , le médecin d'Argan, que par la maladie. Toinette pose ainsi une question
rhétorique dont elle connaît parfaitement la réponse (« "Qui est votre médecin ?" »).

Le déictique présentatif (« "cet homme-là" ») a une visée satirique : il vise à


décrédibiliser Monsieur Purgon en le mettant en distance.

Toinette interrogée alors Argan sur le diagnostic de M. Purgon.

Ou la réponse d'Argan souligne les errances de la médecine avec le parallélisme « "Il


dit"" que c'est du foie ; ""et ""d'autres disent"" que c'est de la rate" ». La répétition du
verbe « dire » montre que la médecine est fondée sur l' opinion , la doxa plutôt que sur
la science." "

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Toinette balaie ces errances par l'hyperbole « "Ce sont tous des ignorants" ».

La tournure emphatique « "C'est du poumon que" » met en valeur le diagnostic et


mime la certitude d'un médecin compétent.

Or il s'agit d'un comique de situation car le spectateur, lui, sait que Toinette n'est pas
médecin. Le comique est renforcé par le fait qu'anatomiquement, le poumon n'a rien à
voir avec le foie ni la rate .

II – Toinette fait un diagnostic parodique

De « "du poumon ? » à « de boire mon vin fort trempé" ».

Molière a déployé sa satire de la médecine à travers le diagnostic proposé par Toinette.

Argan décrit ses symptômes par le champ lexical de la maladie et du corps :


« " douleurs de tête », « voile devant les yeux », « mal de cœur », « tous les
membres », « douleurs dans le ventre" ».

Mais ces symptômes ne correspondent en rien au diagnostic posé par le médecin : «


Le poumon ». Ce décalage crée un effet comique .

Par ailleurs, l' anaphore « Le poumon » contribue au registre satirique dans la mesure
où le médecin formule de manière mécanique son diagnostic. Ce qui devrait être le fruit
d'une déduction n'est qu'une répétition mécanique et comique qui relève du genre de la
farce .

Toinette va passer à une séance de questions qui font référence aux habitudes et au
quotidien d'Argan : « "boire un peu de vin », « un petit sommeil " » : « un peu de » et «
petit » donnent l' impression d'un travail d' investigation précis et reposant sur une
expertise.

Mais cette enquête n'interroge Argan que sur des gestes banals (manger, boire un peu
de vin, dormir) ce qui crée un comique de situation car la conclusion n'est en réalité pas
la conclusion d'un protocole médical rigoureux.

La répétition « "Le poumon, le poumon vous dis-je" » crée un comique de répétition


mis en avant la mécanique du médecin.

Pour compenser ses méconnaissances en pharmacologie, Toinette demande à Argan


quelle est la préconisée par son médecin.

L'effet comique est ici assuré par le décalage : alors que l'on s'attend à une
supplémentation de médicaments, les répliques d'Argan sont saturées par le champ
lexical de la restauration : « "potage », « volaille », « veau », « des bouillons », «
des œufs frais », « des petits pruneaux », « vin fort trempé" ».

Cette dimension satirique est accentuée par l' ordre rigoureux des plats retenu par
Argan qui dresse la liste des mets servis dans un banquet .

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L'effet comique est amplifié par les comiques de répétition du terme « Ignorant ! » , à
la forme exclamative qui s'inscrit dans le genre de la farce.

III – Toinette propose un traitement qui va à l'encontre du bon sens

de « "Ignorantus, ignoranta, ignorantum » à « tandis que je serai en ville" » .

Toinette fait le pastiche du médecin traditionnel en utilisant de manière comique le latin


de cuisine « "Ignorantus, ignoranta, ignorantum" » qui parodie la déclinaison masculin,
féminin, et neutre des adjectifs en latin (inscius, a um) mais avec un mot qui n' existe
pas en latin classique.

Pour passer du diagnostic au traitement , Toinette adopte le style prescriptif « Il faut »


qui donne une inscription à son discours.

Cette recherche de renforcée est renforcée par la complexité de la phrase qui donne l'
impression d'un esprit analytique et précis : proposition relative ("qui est trop subtil"),
expansions du nom (" bon gros porc", "de bon fromage de Hollande ») et proposition
désignée de but (« pour coller et conglutiner »).

Mais ce traitement est du théâtre. Les adjectifs « bon » et « gros » ne correspondent


pas à un vocabulaire médical et n'ont rien de diététique. Ils vont même à l'encontre du
bon sens .

Toinette quitte le discours scientifique et se laisse guider plus par le son des mots que
par leur sens « "du gruau et du r iz , et des marrons et des oubli es , pour coller et
conglutin er" ». Ces effets de rimes activés du comique de mots : l'ordonnance du
médecin devient une chansonnette .

L'intention de Molière est bien sûr satirique. L' animalisation du médecin (" "Votre
médecin est une bête" ") et le caractère farcesque du jeu de Toinette donne un
panorama satirique du monde médical.

La musicalité des allitérations en « v » « "Je v eux v ous en en v oyer un de ma main ;


et je v i endrai v ous v oir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville" »
rappellent l'appartenance de la pièce au genre de la comédie-ballet .

Le Malade imaginaire, acte III scène 10, conclusion


Le travestissement de Toinette permet une satire efficace de la médecine . Cette scène
farcesque véhicule une image satirique du médecin, de son diagnostic et de son
traitement, incapable de soigner.

Elle complète la satire des médecins déjà très présente dans l' acte II scène 5 (la
présentation de Thomas Diafoirus) et l' acte III scène 5 (l'indignation de Monsieur
Purgon).

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Mais Molière n'oublie pas l' univers de la comédie-ballet à travers le personnage de
Toinette qui porte à la fois la théâtralité, l'intention satirique de Molière et le
divertissement propre à la comédie-ballet.

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