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La pudeur et le voile – Laure Naveau

Le terme d’attentat sexuel, qui nous met au travail dans la perspective de nos prochaines Journées de
l’École, est un syntagme puissant, qui noue ensemble les grands courants de notre civilisation
moderne.

Il résonne avec ce qui s’est passé d’extrêmement violent dans le Monde durant cette dernière décennie.
Depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York jusqu’à ceux, plus récents, perpétrés, à Paris,
contre l’équipe de journalistes du journal Charlie Hebdo et contre un magasin hypercasher fréquenté
par des citoyens juifs, ainsi que, le 13 novembre 2015, contre la très ancienne salle de spectacle Le
Bataclan. Jusqu’à ceux qui ont eu lieu, à Bruxelles, dans le Musée juif.

Mais ce terme se réfère aussi, plus proches de nous encore, aux récents évènements dévoilant les
innombrables abus sexuels dont des femmes ont été les victimes et qui ont donné naissance à des
mouvements sociaux décisifs. Un changement s’est fait jour dès lors que, passant d’une certaine
passivité forcée à un activisme décidé, ces « passages à l’acte » ont fait l’objet de dénonciations sur les
réseaux sociaux.

Une semblable violence peut alors s’entendre selon l’accent que lui donne l’usage de cet ancien terme
juridique d’attentat à la pudeur, qui désigne, aujourd’hui, toute agression sexuelle, avec ou sans
violence, avec ou sans contrainte.

Ce qui s’entend ici, et qui concerne la psychanalyse, tourne autour de la jouissance qu’implique une
telle agression. Dans la mesure même où les mots et les corps sont mis en jeu, ce coup de force
constitue une atteinte à ce qui est du registre du privé, à ce qui doit demeurer secret. Ce qu’il y a de
plus intime et qui est nécessairement voilé se trouve alors brutalement dévoilé.

C’est ici que le mi-dire de la vérité devient la règle du jeu, et même la règle d’or !

I- La pudeur des mots, la pudeur des corps et le mystère du langage

Lacan évoque la pudeur, dans sa « Préface » à L’Éveil du printemps en ces termes : / « Que ce que
Freud a repéré de ce qu’il appelle la sexualité fasse trou dans le réel (…) Que la pudeur désigne : du
privé. Privé de quoi ? Justement de ce que le pubis n’aille qu’au public, où il s’affiche d’être l’objet
d’une levée de voile. / Que le voile ne montre rien, (…) / J’ai indiqué le lien de tout cela au mystère du
langage (…). »

Il y a donc, dit ainsi Lacan, à la fois un trou et un voile posé sur ce trou. Or, une fois levé, ce voile,
précise Lacan, ne montre rien. Précision à laquelle J.-A. Miller ajoute cette remarque : un voile, qui a
pour fonction de voiler le rien, phallicise ce qu’il cache.

Que le voile, une fois levé, ne montre rien, tel est, selon Lacan, « le principe de l’initiation aux bonnes
manières ». Le lien au mystère du langage apparaît alors, d’une part, dans le fait que « la jouissance est
interdite à qui parle comme tel » et, d’autre part, dans le fait que « la moindre rencontre du réel fait
objection à l’idée de tout ».

C’est précisément sur la base de ce lien au mystère du langage que s’érige la pudeur comme étant le
propre de l’humanité. Mais c’est dans ce qui demeure une faille au cœur même du langage – le non-
rapport sexuel – que s’annonce l’une des nouvelles formes du malaise dans la civilisation, la
pornographie.

Forme extrême de l’attentat à la pudeur dans sa volonté de transgresser l’interdit, il s’agit , pour la
pornographie, de montrer, sans voile, une pseudo-jouissance des corps, exposés dans leur nudité sous
les feux de la caméra et à l’intention du regard omni-voyeur du spectateur supposé.

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Car ce qui doit rester caché suscite toujours la tentation de son dévoilement. Le voile appellerait au
dévoilement.

Survolons alors, un instant, le boudoir sadien tel que Lacan le dépeint, avec un génie encore inégalé,
dans son « Kant avec Sade » (l’un de ses Écrits qui sera ici notre boussole) :

« (…) la jouissance est ce dont se modifie l’expérience sadienne. Car elle ne projette d’accaparer une
volonté, qu’à l’avoir traversée déjà pour s’installer au plus intime du sujet qu’elle provoque au-delà,
d’atteindre sa pudeur. / Car la pudeur est amboceptive des conjonctures de l’être : entre deux,
l’impudeur de l’un à elle seule faisant le viol de la pudeur de l’autre. » (Lacan J., « Kant avec Sade »,
Écrits, p 771-772)

Déjà, en 1958, dans son texte sur la fonction du phallus, Lacan faisait allusion au dévoilement du
phallus et à la Villa des Mystères à Pompéi : « C’est pourquoi le démon de l’Aïdos (Scham) surgit
dans le moment même où, dans le mystère antique, le phallus est dévoilé. » (Lacan J., « La
signification du phallus », Écrits, p. 692)

L’ex-sistence de la pudeur semblait donc être encore, pour Lacan, l’un des héritages de ce milieu du
XXème siècle.

Mais le siècle suivant semble s’être engagé dans une toute autre voie. C’est ce qui fait dire à Gérard
Wajcman, dans son livre L’œil absolu, que la nouvelle civilisation est celle du regard (p. 32). Gérard
Wajcman évoque, à cet égard, une « architecture (elle-même invisible, précise-t-il) du regard » (p. 33).
« Tout ce qui est réel se voit ; rien n’échappe au regard », fait ainsi remarquer G. W (p.33). Chose
importante, donc – tout doit se voir. Il en résulte une dissolution de l’espace privé, de l’espace intime,
au profit d’une seule et unique jouissance – celle de l’œil absolu.

L’œil jouit.

« Un fantasme domine cette inquiétante phase de la civilisation : être maître du visible, c’est être
maître du monde » (Wajcman G., L’oeil absolu, Paris, Denoël 2010, cité par Amanda Goya, Scilicet
du Xe Congrès de l’AMP sur « Le corps parlant », rubrique « Nudité », Collection Rue Huysmans,
Paris 2015, p210)

De cette montée au zénith de l’objet regard dans la civilisation, il s’ensuit, remarque finement
Amanda, « une chute progressive du phallus comme signifiant du désir, au bénéfice d’une montée du
phallus comme signifiant de la jouissance, dissipant ainsi la fonction du voile dans l’érotisme
dominant de notre époque. » (Goya A., « Nudité », op. cit., p. 210)

L’attentat à la pudeur est, par conséquent, au fondement de l’assouvissement d’une jouissance,


toujours perverse, au moment où est franchie la barre de l’interdit, que ce franchissement soit de
l’ordre du tout voir, du tout montrer ou du tout dire.

Et quand celui ou celle qui le commet cherche à s’exclure du réel, soit de cette seule vérité,
lacanienne, qui est qu’il n’y a pas de rapport sexuel, la malédiction sur le sexe est au rendez-vous !

Vouloir voir sous les jupes des filles, vouloir lever le voile, vouloir jouir de ce regard interdit mais du
même coup désiré, abuser du corps féminin, marqué de ce moins impensable, au-delà de tout
consentement, serait, en tout cas, au principe de ladite « perversion » du côté masculin de la sexuation.

II- L’homme masqué, ou la femme voilée

« Le masque seul ex-sisterait à la place de vide où je mets La femme », écrivait encore, en 1974,
Lacan dans ce même commentaire de la pièce de Wedekind sur « L’Éveil du printemps ».

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Le masque et la mascarade, purs semblants, qui viennent, ici, voiler le rien et en permettre, peut-être,
une sublimation, une acceptation, voire, une élévation, plutôt qu’une dénégation ou un déni sur fonds
d’une imposture perverse.

Mais le souci ne serait-il pas, en l’occurrence, de savoir ce que veut une femme ? (Was will ein
Weib ?)

S’il est vrai que la femme incarne alors « la Différente », « l’Autre à jamais dans sa jouissance »
(Autres écrits, p. 563), le signifiant La femme, forclos de la chaîne signifiante, rejeté hors du champ du
langage et laissant ainsi la marque de la place de vide, ferait-elle alors retour, dans le réel, sous ces
diverses formes brutales, cruelles, féroces, qui sont celles du viol, de l’outrage ou de la diffamation ?

Car l’attentat sexuel ne concerne pas que les corps, il concerne aussi les mots et les phrases, soit un
certain usage de la parole, qui ravale, qui blesse, qui diffame.

Ainsi l’horreur de la trahison, chez une femme, ne tient-elle pas au seul acte sexuel. Un tel effroi n’a
rien à voir, par ailleurs, avec l’exigence du tout-dire qui lui est parfois attribuée en tant que volonté de
tout voir et de tout savoir.

L’horreur, que provoque en elle le fait d’être trahie par un partenaire, a le plus souvent trait, cela
s’entend dans les discours d’analysantes qui s’en plaignent, à la parole. Une parole donnée ne se retire
pas sans en amputer, pourtant, celui-là même qui la reprend. Mais cela, il ne le sait pas.

Il arrive alors que la crainte d’être trahie devienne la raison d’être d’un fondamental refus, comme le
bâillon sur la bouche, pour la Princesse de Clèves, en a donné le paradigme. Crainte qui explique le
sacrifice de Sygne de Coûfontaine ou le refus que Mesa oppose à Ysé.

Que, selon l’aphorisme lacanien, la femme aimée, on la diffame, ce serait donc là l’autre vérité de
l’attentat sexuel.

Klossowski a décliné les diverses formes de l’outrage dans son « Sade mon prochain » : l’entreprise
proprement sadique s’insinue dans le rapport à la mère, qu’il convient alors d’humilier aux yeux de ses
enfants.

Triste jouissance de l’impuissance chez celui qui commet l’outrage. L’on pense alors au Bonjour
Tristesse de Françoise Sagan, où l’alliance affichée du père et de sa fille, pousse la belle amante à
disparaître de la scène.

Du même coup, c’est elle, la femme, qui, devenant ainsi l’impossible, « l’Autre à jamais », occupe,
aux yeux de l’homme, la place du réel. Et c’est ce qu’il ne lui pardonne pas. Devenue insaisissable,
elle incarne le réel de sa castration, à lui, de ce qu’il soit incapable de pouvoir, d’elle, en jouir toute
entière.

Et du coup, il se venge, il la trahit, il lui fait des reproches, il l’accuse, et en vient à l’insulter, à la
frapper, et, même, à en abuser.

Mais cette vengeance au goût pervers laisse un goût amer. Car l’homme, qui est alors en cause, n’est
pas, en fin de compte, sans savoir – malheureux de se retrouver sans cesse aux prises avec le réel d’un
non-rapport – que c’est en réalité sa castration propre, à lui, celle qui lui fait horreur, qu’il tente
vainement d’éviter ?

Ainsi la castration le rattrape-t-elle sous les traits de la malédiction, de la calomnie ou d’une


catastrophique calamité.

Allant parfois bien au-delà des limites de l’humanité, comme avec la Médée d’Euripide, qui sacrifie
ses enfants, ou comme la Madeleine de Gide, qui détruit les précieuses lettres de sa correspondance
chérie qu’il destinait en fait à une éventuelle publication.

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Le voile, notait J.-A. Miller dans son Cours sur « la nature des semblants », est le premier des
« semblants ».

La pudeur révèle le paradoxe qui la caractérise – en même temps qu’elle voile l’ab-sence, elle
constitue celle-ci comme quelque chose d’ex-sistant ; elle fait naître le regard au moment même où
elle se dérobe à lui ; elle va même jusqu’à l’attirer, tout en phallicisant le corps, c’est-à-dire en le
rendant, comme tel, inaccessible.

Mais c’est un corps modifié par l’expérience du voile, supposé le faire disparaître à la vue, qui est
alors mis en jeu, car, devenu corps tabou, il ne doit ni s’exposer, ni se toucher, ni même se voir.

Le voile indique alors la distance et le respect, mais il attire aussi l’attention sur la nécessaire retenue
qu’il sied au parlêtre d’habiter, dans le rapport entre les sexes.

Ainsi, à la fin des fins, « respecter la castration » serait la chose la plus difficile à réaliser.

Car de sa propre castration, l’on a une sainte horreur.

Et parce qu’on ne peut découvrir La femme, sans entrer dans le domaine de la faute éthique, il ne reste
donc à l’être parlant, non pas à lui porter atteinte, à l’outrager, à tenter de la dire toute, à la diffamer,
mais, homme ou femme, à consentir à être aux prises avec la seule éthique qui vaille – et qui est une
éthique du bien dire. Il reste, en fait, cette éthique, à l’inventer et à la réinventer. Une analyse, si l’on
en a le désir et si l’on y est décidé, peut y aider. Y aider, oui, mais à quoi ? À faire en sorte, homme ou
femme, que la jouissance, par le biais de l’amour, condescende au désir.

Encore faut-il, pour cela, consentir à entrer dans la danse du langage, en franchissant le fleuve, si
intranquille, qui charrie, dans son lit, traumas et malentendus.

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