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Véra Nabokov

Collection dirigée par


Véra Nabokov Véra Nabokov Laurence Tâcu

Véra Nabokov
(1901 - 1991) L’ouragan Lolita Dans la même collection

Véra Nabokov, née Véra Slonim, épouse Ce journal, tenu par Véra Nabokov entre juin 1958 et
en 1925 l’écrivain Vladimir Nabokov. Simone de Beauvoir
août 1960, accompagné de quelques entrées signées par Les Inséparables
Ils auront un fils, Dmitri Nabokov, né en
Vladimir Nabokov, retrace l’aventure de la parution de Malentendu à Moscou
1934. Pendant cinquante ans, Véra sera

L’ouragan
fidèle à Vladimir, endossant les rôles Lolita aux États-Unis et les coulisses de cet événement qui
Walter Benjamin
de lectrice, de dactylographe, de tra- bouleversera à tout jamais la vie de l’écrivain et de son Enfance berlinoise
ductrice, d’agent littéraire, de conseil- épouse. N’oublie pas le meilleur
lère fiscale, de chauffeur, et même de Thomas Bernhard
garde du corps… Pratiquement toutes « Lolita est évoqué par les journalistes de tous les points de L’Italien

Lolita
les œuvres de Nabokov lui sont dé- vue imaginables, sauf un seul : celui de sa beauté et de son
diées. Colette
pathos. […] J’aimerais pourtant que quelqu’un remarque la Paris, je t’aime !
tendre description de l’impuissance de cette enfant, sa pa- Un bien grand amour

L’ouragan Lolita
thétique dépendance envers le monstrueux Humbert Hum- Charles Dickens
bert, et son courage déchirant tout du long, culminant dans L’horloge de Maître Humphrey
ce mariage sordide mais essentiellement pur et sain, et sa
( Journal 1958-1959)
Betty Duhamel
lettre, et son chien. Et la terrible expression de son visage Gare Saint-Lazare
lorsqu’elle est trompée par Humbert Humbert à cause d’un
petit plaisir promis. Tous passent à côté de l’évidence : « cette Mircea Eliade
Mademoiselle Christina
horrible petite gamine », Lolita, est pour l’essentiel très bonne Retour au Paradis
Traduit de l’anglais
– sinon, parserait
elle ne se Brice pas
Matthieussent
redressée après avoir été si af- Journal himalayen
freusement écrasée,
Préfacé et annoté par pour trouver une vie décente avec ce Les routes de l’Inde
pauvre Dick, une vie lui convenant
Yannicke Chupin et Monica Manolescu mieux que les autres. Elisabeth Gaskell
En fait, ils n’ont même pas commencé d’écrire sur ce livre Cranford
dont chaque page mériterait un long et intelligent commen- Femmes et filles
taire. » Ma cousine Phillis
Les confessions de Mr. Harrison
Traduit de l’anglais par Brice Matthieussent Mihail Sebastian

Véra et Vladimir Nabokov, Suisse, 1962.


Femmes
Préfacé et annoté par Anthony Trollope
Yannicke Chupin et Monica Manolescu L’ange d’Alaya
John Bull sur le Guadalquivir

L’Herne
L’Herne
Noël à Thompson Hall

L’Herne
14,00 € - www.lherne.com

I NÉDI T
Mario Vargas Llosa
Le tour du monde en 80 textes
(ou presque)

D. R.
14,00 € - www.lherne.com
Véra Nabokov

L’OURAGAN
LOLITA
(Journal 1958-1959)

Traduction de l’anglais (États-Unis) par


Brice Matthieussent

Préfacé et annoté par


Yannicke Chupin et Monica Manolescu

L’Herne
AVANT-PROPOS

Publié pour la première fois, ce journal,


dont l’original est gardé à la Berg Collection de
la New York Public Library, constitue la plus
grande partie des notes personnelles rédigées
à quatre mains sur un petit agenda perpétuel
par Vladimir et Véra Nabokov en juin 1951,
interrompu, puis repris sept années plus tard
par Véra, au moment de la parution de Lolita
aux États-Unis. Pour marquer cette césure
temporelle dans le carnet, Nabokov inscrira
a posteriori la mention «  Hurricane Lolita  »
(«  L’ouragan Lolita  ») sur la page qui ouvre
la reprise de 1958. Véra et Vladimir eurent

5
l’intuition, sinon la certitude, que la publica-
tion américaine de Lolita allait changer leur
vie et qu’il serait utile de noter les événements
qui surviendraient au fil des jours. Dans les
toutes premières entrées de cette nouvelle ère,
Vladimir et Véra se partagent encore quelques
pages du carnet. Mais à partir du mois de
juillet et jusqu’à leur retour en Europe, seule
Véra livre désormais ses impressions sur cette
période qui bouleverse le quotidien du couple.
Dans l’entrée du 17  décembre 1958, faisant
face au flux incessant de courriers de jour-
nalistes et de photographes, elle écrit qu’elle
«  n’a souvent pas le temps de noter tout ce
qui se passe et qu’ensuite elle l’oublie ». Ces
pages n’étaient vraisemblablement pas desti-
nées à la publication ou à d’autres lecteurs :
Véra écrivait contre l’oubli, afin de garder
la trace d’une spectaculaire période de tran-
sition. Dix ans plus tard, en organisant ses
archives, Nabokov notera, sur une page de
garde, que ce carnet contient «  ses notes de
l’été 1951, et, plus important, le  journal de

6
Véra (1958-1959)  ».  Cette section redonne
sa juste place à la femme que l’on a souvent
considérée comme une épouse effacée et
silencieuse.

Lorsque Véra Slonim et Vladimir Nabokov se


rencontrent à Berlin en mai 1923, lors d’un bal
de charité organisé par la revue de l’émigration
russe Roul’, Véra porte un masque d’arlequin
noir. C’est elle qui, à l’âge de 21  ans, aborde
le jeune poète, dont elle connaît parfaitement
les vers et suit assidûment les publications dans
la revue. Peu de temps après cette rencontre,
Nabokov compose le premier d’une série de
poèmes inspirés par cet échange et par celle qui
deviendra la dédicataire de tous ses romans,
jusqu’à la mort de l’auteur en 1977. Née à Saint-
Pétersbourg en 1901 dans une famille juive,
Véra Slonim avait, comme Nabokov, quitté la
Russie avec sa famille à la suite de la révolution
d’Octobre et, après un périple européen, s’était
établie à Berlin, où elle fit la connaissance de son
futur mari. Leur fils, Dmitri, naîtra en 1934. La

7
famille Nabokov quitte alors l’Europe en proie
au nazisme pour s’installer aux États-Unis en
1940. Véra meurt en 1991 et Dmitri en 2012.
Pour beaucoup, le masque semble emblé-
matique de Véra Slonim, que l’on a parfois
décrite comme l’épouse dévouée qui mit sa
vie au service de son mari absorbé par l’écri-
ture. Indéniablement, Véra a endossé de
nombreux rôles auprès de l’écrivain  : celui
de dactylographe, de secrétaire, d’agente
littéraire ou encore d’archiviste. Elle était
même son chauffeur (Nabokov n’a jamais su
conduire) et dit-on, son  garde du corps. En
1955 aux États-Unis, celle qui avait pris des
cours de tir à Berlin et se vantait alors d’être
une tireuse d’élite se munit d’un Browning 38
et d’un permis de port d’armes, pour protéger
le couple, disait-elle, « lors des voyages dans
des régions isolées à des fins de recherches
entomologiques1 ».
1. Véra ne songe pas à des individus malveillants mais aux crotales
et autres reptiles que Nabokov rencontrait parfois au cours de ses expé-
ditions entomologiques (Stacy Schiff, Véra Nabokov. Biographie, trad.
Michel Garène, Paris, Grasset, 1999, p. 205-206).

8
Cet engagement auprès de son mari traduit
non pas une dévotion servile, comme on a pu
le dire, mais plutôt sa détermination à faire
reconnaître le génie de Nabokov, dont les
deux exils avaient fragilisé la diffusion et la
réception de ses œuvres. Comme le montre
Brian Boyd dans le volume des Lettres à Véra,
cette dernière était une femme très cultivée
et d’une grande intelligence, dotée d’un sens
de l’humour acerbe, indépendante, critique,
active dans la prise de décisions et qui dictait
ses propres conditions2. Selon la remarquable
biographie que lui a consacrée Stacy Schiff,
elle était la partenaire et collaboratrice de
l’écrivain et non une exécutante passive3. Cette
nuance est fondamentale pour comprendre la
nature de leur relation et l’importance de son
rôle dans la carrière de Nabokov.
Si c’est souvent l’image d’une femme servile
qu’on lui associe, c’est peut-être à cause de la

2. Vladimir Nabokov, Lettres à Véra, édition établie par Olga Voro-


nina et Brian Boyd, trad. Laure Troubetzkoy, Paris, Fayard, 2019, p. 41.
3. Stacy Schiff, ibid.

9
rareté de ses témoignages sur la vie qu’elle
mena avec son époux. Véra n’écrivit jamais
ses mémoires et lorsqu’elle était interrogée,
elle éludait les questions trop personnelles. Le
volume des Lettres à Véra rassemble un grand
nombre de lettres que Nabokov lui adressa
entre  1923 et  1976 lors des rares moments
où le couple était séparé par un déplace-
ment, mais il matérialise également le silence
de Véra, puisqu’il ne contient aucune de ses
réponses. La veuve de Nabokov prit soin de
détruire tous les textes personnels qu’elle avait
écrits à son mari. Brian Boyd, le biographe
de l’auteur, rapporte qu’elle biffa même d’un
trait épais jusqu’aux mots qu’elle avait écrits
sur les cartes postales que le couple avait
envoyées à la mère de Nabokov, tout en lais-
sant visibles ceux de Vladimir4. Dans les pages
de ce journal, elle confie qu’elle ne consent
qu’à contrecœur à être photographiée auprès
de son mari. Que signifie cet effacement qui
semble la définir aux yeux du grand public ?
4. Vladimir Nabokov, Lettres à Véra, ibid., p. 37.

10
La muse au masque n’aurait-elle laissé aucune
trace signifiante sur son passage ?
Les pages qui suivent montrent pourtant
son engagement de chaque instant auprès
de l’écrivain, sa puissante clairvoyance, ainsi
que son humour vif, parfois incisif. Elles
permettent de mesurer le rôle déterminant
qu’elle avait dans la carrière littéraire de
Nabokov. Le journal offre aussi sa perspective
sur l’effervescence créée dans sa vie et celle
de Nabokov par la parution de Lolita aux
États-Unis.
Initialement publié à Paris en
septembre  1955 chez Olympia Press, le
roman était resté sans écho notable, jusqu’à ce
que l’écrivain Graham Greene ne le mentionne
dans l’édition de Noël de The Sunday Times
comme l’un des trois meilleurs romans de
l’année. Le scandale qui s’ensuivit apporta
la notoriété à Nabokov et permit la publica-
tion du roman outre-Atlantique, où il se hissa
rapidement en tête des listes de best-sellers
pour y rester des mois durant. Les Nabokov

11
habitaient alors à Ithaca, dans l’État de New
York, où Vladimir enseignait la littérature
russe et européenne à l’université Cornell
depuis dix ans (depuis 1948, il y enseignera
jusqu’en 1959). Bientôt, les appels en PCV,
les télégrammes d’agents, de journalistes et
d’éditeurs vont affluer, ainsi que les invita-
tions à dîner, les réceptions, les propositions
insolites de collaborations, jusqu’au contrat
avec Hollywood que les Nabokov découvri-
ront dans la presse.
En 1958, Nabokov travaillait déjà depuis
plusieurs années (1952-1953) à la traduction
en anglais d’Eugène Onéguine de Pouchkine
qui sera publiée en 1964 par la Fondation
Bollingen. Cette édition monumentale (une
traduction assortie de 1200 pages d’anno-
tations occupant quatre volumes) lui avait
demandé des efforts titanesques. Épuisé par
ce travail, Nabokov avait besoin de répit. Le
10 juin, Véra et lui partirent dans l’ouest des
États-Unis, à la recherche de papillons. Le récit
de cette expédition occupe une place de choix

12
dans le journal de Véra  : partant des chutes
du Niagara, le couple traversa le Michigan et
la région des Grands Lacs, et poursuivit vers
l’ouest jusqu’à Glacier Park, dans le Montana,
à la frontière avec le Canada. Le 19 juin, Véra
et Vladimir Nabokov s’installèrent près de la
petite communauté appelée Babb, le long de
la rivière St Mary (Montana), à l’extrémité
de Glacier National Park5. Malgré le temps
exécrable, Nabokov réussit à attraper quelques
papillons. Dès ces premières pages se révèle
l’acuité du regard de Véra, une sensibilité
aux moindres détails de la faune et de la flore
qu’elle partageait avec Nabokov ainsi qu’une
aptitude à saisir des liens insolites entre les
choses6. Devant la drôle de montagne striée
du Montana (Chief Mountain) elle voit la tête
gigantesque d’une petite marmotte rayée, et la
Tour du Diable dans le Wyoming lui évoque
la plombière des desserts français.

5. Voir Brian Boyd, Vladimir Nabokov. Les Années américaines,


trad. Philippe Delamare, Paris, Gallimard, 1999, p. 401-403.
6. Stacy Schiff, ibid., p. 51.

13
Les Nabokov, qui avaient pris l’habitude,
presque chaque été, de parcourir le continent
à la recherche de papillons, effectuèrent dix
voyages entre 1941 et 1959. La version finale
de Lolita avait été rédigée en 1953 lors de
l’une de ces expéditions. Le roman lui-même
est imprégné par les paysages sublimes des
États-Unis et par la description de la culture
des motels et des attractions touristiques,
parfois teintée d’une touche satirique. Dans
son journal, Véra observe cet univers, qu’elle
connaissait déjà, avec attention et distance
critique. Elle admire les sites naturels, note
le temps qu’il fait, les distances parcourues,
décrit les motels (dont le confort est souvent
médiocre), les différentes attractions touris-
tiques (le rodéo qu’elle exècre à cause de la
souffrance infligée aux animaux), ainsi que les
comportements humains, des plus altruistes
aux plus abjects. Ainsi, elle évoque l’aide
apportée par un touriste de Pittsburgh qui
leur fournit de l’eau froide pour leur radia-
teur surchauffé, avant de s’attarder sur les

14
commentaires antisémites du propriétaire
d’un bungalow, «  une petite hutte terrible-
ment laide », rapportant son dialogue avec « la
vieille crapule  » en style direct. Aux propos
violemment antisémites de ce dernier pour
qui « les Juifs essaient tout le temps de vous
poignarder, de tirer le maximum de vous  »,
Véra oppose l’affirmation de son identité et
de son caractère, simple, clair et sans appel :
« Je suis Juive et je n’ai aucune intention de
vous escroquer ». Cette confrontation montre
non seulement le sentiment antisémite puis-
sant qui s’expose au grand jour par la bouche
de ce citoyen américain ordinaire, mais
aussi le courage et l’honnêteté de Véra qui
déconstruit un stéréotype meurtrier. Toute
l’histoire récente de la Shoah surgit de manière
implicite dans ce bref dialogue, ainsi que la
mémoire des traumatismes subis par Véra et
par toute la famille Nabokov dans le contexte
de la Seconde guerre mondiale et de la montée
du nazisme en Europe, qui les poussa à s’exiler
aux États-Unis après l’exil européen dû à la

15
Révolution de 1917. Les Nabokov sont ainsi
rattrapés, jusque dans un parc naturel du
Montana, par les spectres de l’Histoire qu’ils
avaient tenté de laisser derrière eux. Cette
confrontation avec l’antisémitisme ordinaire
n’était pas singulière. Lolita l’évoque d’ailleurs
dans le contexte des motels, notamment dans
leurs discours promotionnels, dans leur signa-
létique destinée à attirer les touristes et dans
le profilage discret des clients7. Le début du
journal retrace les pérégrinations de Véra et
Vladimir dans l’univers américain (géogra-
phique, culturel, sociologique) qui a inspiré le
roman, avec son mélange de beauté, de vulga-
rité et d’abjection, du point de vue de Véra.
Tout en explorant la région, Véra et lui
suivaient les articles dans les journaux en
attendant la parution officielle de Lolita le

7. L’hôtel des Chasseurs Enchantés se présente sur son papier à


en-tête comme étant « proche des églises » (Lolita, Gallimard, « Biblio-
thèque de La Pléiade », t. II, trad. Maurice Couturier, p. 1083) et à
l’accueil, Humbert Humbert est regardé d’abord avec suspicion car
son nom laisse croire qu’il est juif (Lolita, op. cit., p. 930, voir aussi la
note p. 1662).

16
18  août. Nabokov avait aussi fait suivre son
courrier dans les agences de l’Automobile
Club américain. C’est durant ce voyage que
parvint au couple le tout premier exem-
plaire du roman édité par Putnam. Nabokov
se réjouit de tenir en main l’ouvrage et de
constater que sa couverture était conforme
à ses recommandations  : «  Pas de petites
filles.  […] une jaquette d’un blanc imma-
culé […], et LOLITA écrit en grandes lettres
d’or8.  » Sur la quatrième de couverture,
Véra déplore quelques inexactitudes dans la
présentation de l’auteur. Parallèlement, elle
découvre un article très élogieux écrit par un
certain Conrad Brenner dans les colonnes du
journal The New Republic, et note que Lolita
a enfin apporté à Vladimir la reconnaissance
qu’il mérite.
De retour à Ithaca pour la rentrée universi-
taire, les Nabokov sont confrontés à la pression

8. Lettre de Vladimir Nabokov à Walter Minton, le 23 avril


1958, in Vladimir Nabokov, Lettres choisies (1940-1977), trad. Chris-
tine Raguet-Bouvart, Paris, Gallimard, 1989, p. 322.

17
croissante des journalistes, des éditeurs et des
lecteurs à la suite du succès du roman, véritable
succès critique et de librairie que Véra décrit à
l’aide de chiffres de vente de plus en plus impor-
tants. Le 13  septembre, le New  York Times
annonce que Lolita est le premier roman depuis
Autant en emporte le vent à avoir vendu 100 000
exemplaires dans les trois semaines suivant sa
parution. Dans son journal, Véra relève aussi
les sollicitations des presses étrangères et des
studios hollywoodiens pour l’obtention des
droits de traduction et d’adaptation mais note
que Nabokov est « serein et indifférent » à ce
succès. L’écrivain poursuit l’écriture et étale
les quelque 2000 papillons collectés lors des
derniers étés.
Les Nabokov observent  la transformation
de Lolita en phénomène public et médiatique
de grande ampleur  et Véra note, parfois avec
stupéfaction, les allusions à Lolita de plus
en plus nombreuses, dans les émissions de
télévision populaires et dans des dessins de
presse humoristiques. Mais la métamorphose

18
s’accompagne aussi d’un contresens majeur
sur la figure de Lolita. Dans une entrée plus
personnelle du carnet, Véra déplore l’aveugle-
ment de la majorité des lecteurs du roman :

J’aimerais pourtant que quelqu’un remarque la


tendre description de l’impuissance de cette enfant,
sa pathétique dépendance envers le monstrueux
Humbert Humbert, et son courage déchirant tout
du long, culminant dans ce mariage sordide mais
essentiellement pur et sain, et sa lettre, et son chien.

Nabokov défend cette même lecture dans


une émission de télévision canadienne diffusée
en direct où il dialogue avec un journaliste et
avec Lionel Trilling, l’un des critiques les plus
influents dans le monde littéraire aux États-
Unis. Les Nabokov deviennent à cette époque
témoins de la déformation de Lolita dans la
culture populaire et dans le langage de tous les
jours où le nom devient synonyme de « jeune
fille séductrice », acception qui reprend le point
de vue de Humbert Humbert, son agresseur et

19
bourreau, sans le questionner. Le journal de
Véra éclaire ainsi le fossé qui se creuse entre
la lecture de l’auteur et la réception de son
œuvre dans la culture de masse et chez certains
critiques.
S’ils sont spectateurs du succès de Lolita,
les Nabokov en sont aussi les acteurs et les
premiers bénéficiaires. La célébrité arrive tard,
à l’âge de 59 ans, presque du jour au lende-
main. Dans les milieux européens de l’émi-
gration russe, à Berlin et à Paris, Vladimir
Nabokov jouit d’une grande notoriété mais ne
parvient pas à élargir durablement son public.
Jusqu’en 1941, lorsque son premier roman en
anglais (La Vraie vie de Sebastian Knight) est
publié, Nabokov écrivait en russe, à l’excep-
tion de quelques textes en français. L’anglais lui
avait permis de s’orienter vers le public anglo-
phone, mais la circulation et la réception de ses
œuvres ne pouvaient toucher qu’un nombre
restreint de lecteurs. Malgré l’absence d’une
large reconnaissance, Nabokov et son épouse
sont convaincus de la valeur de ses textes et

20
espèrent qu’elle sera un jour reconnue. Les
dernières entrées du journal de Véra montrent
la féroce bataille que se livrent trente ans plus
tard les éditeurs américains pour publier en
anglais les romans que Nabokov avait écrits en
russe avant son exil aux États-Unis. Les offres
d’éditeurs grecs, islandais, finlandais, israéliens
affluent pour la publication de Lolita, tandis
qu’en Angleterre, un pays alors très conserva-
teur, deux maisons rivalisent pour obtenir les
droits d’un livre pourtant jugé à haut risque.
Graham Greene, à la tête de l’une de ces deux
maisons, avait écrit à Nabokov dès 1957 qu’il
risquerait la prison pour cette publication,
mais qu’il n’y avait pas « de meilleure cause »9.
Quelques mois plus tard, Nabokov écrira à sa
sœur Elena que «  Lolita remporte un succès
incroyable – mais tout ceci aurait dû arriver il
y a trente ans »10.
Avant la Révolution de 1917, Nabokov
bénéficiait d’une grande fortune, qui fut

9. Vladimir Nabokov, Lettres choisies (1940-1977), ibid., p. 257.


10. Vladimir Nabokov, ibid., p. 324.

21
ensuite confisquée par les bolchéviques. Lors
de leur premier exil à Berlin, les Nabokov
avaient vécu dans l’indigence. Aux États-
Unis, avant d’être recruté à Cornell pour un
poste de titulaire, Nabokov avait dû, à l’instar
de Pnine, son personnage attachant de profes-
seur russe émigré, se contenter pendant des
années d’emplois contractuels et précaires,
reconduits régulièrement, mais dont il devait
étoffer les revenus en donnant des conférences
ici et là. Les premiers succès du roman appor-
tèrent aussi la sécurité financière à la famille,
des revenus stables et de plus en plus substan-
tiels issus de sources diverses (droits d’auteur
pour les livres en plusieurs langues, l’adapta-
tion cinématographique, conférences rému-
nérées). En février 1959, Nabokov demande
un congé sabbatique d’une année auprès de
l’université de Cornell, et  le couple projette
un nouveau voyage dans l’Ouest pour chasser
les papillons, une trêve idéale après le tour-
billon généré par le roman. Mais d’un motel
à un autre, Véra poursuit à un rythme effréné

22
son travail de correspondante et de négocia-
trice avec les agents tandis que Lolita continue
son ascension sur la liste des best-sellers, en
passant au mois de mai de la quatrième à la
troisième place. Les déplacements géogra-
phiques, plus lents cette fois, s’achèvent à
Hollywood où Nabokov décline l’offre d’un
montant considérable que lui propose Kubrick
pour qu’il écrive le scénario de l’adaptation
filmique de Lolita11. Les Nabokov ont hâte de
rejoindre l’Europe. Avant même que le congé
sabbatique ne prenne fin, Nabokov donne sa
lettre de démission au président de l’univer-
sité Cornell. La dernière entrée de Véra dans
ce journal reste inachevée  : «  26  septembre,
Un journaliste [Johnson] de Time  ». Trois
jours plus tard, à New York, les Nabokov
embarquent à bord du bien-nommé paquebot
Liberté. Pour Véra, comme pour Vladimir,
une nouvelle vie commence.

11. En 1960, sollicité à nouveau par le réalisateur, Vladimir Nabo-


kov reviendra sur sa décision et écrira un long scénario, qui ne sera que
très partiellement utilisé par Kubrick.

23
Nous remercions Marie Bouchet, Meredith
Brosnan, Victoire Feuillebois, Will Norman et
Vincenza Perdichizzi pour l’aide qu’ils nous ont
apportée dans l’édition de ce texte, ainsi que les
conservateurs de la collection Berg à la New York
Public Library. Nous sommes également recon-
naissantes à Brian Boyd et Stacy Schiff pour leurs
importants travaux documentaires et biogra-
phiques sur la vie de Vladimir et Véra Nabokov.

Yannicke Chupin
Monica Manolescu

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