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3.

Mémoire de masse :
le côté moral et affectif de l’histoire *

Ce texte a pour propos de baliser un nouveau champ de la psychologie sociale, celui de la mé-
moire, en se rapportant aux modèles disponibles dans la psychologie et les sciences sociales.
Une première partie « mémoire et mémoires » examine quelques problématiques centrales qui
appellent la distinction entre différentes sortes de mémoire. La seconde partie tente, à titre
d’exemple, de cerner un phénomène de mémoire nouveau, la mémoire de masse, et ses impli-
cations psychologiques éthiques.

Mémoire et mémoires
L’intérêt pour les phénomènes de mémoire est, en psychologie sociale, d’apparition relative-
ment récente, à peine plus d’une décennie. On peut y voir le résultat de la conjonction de plu-
sieurs tendances de recherche, parfois opposées comme, en particulier, celles qui s’inscrivent
dans le cadre des sciences cognitives (Forgas, 1981 ; Neisser, 1982 ; Schank, 1983), celles qui se
rattachent au courant dit « post-moderne » (Gergen, 1982 ; Shotter, 1990) ou en partagent les
perspectives sur la construction sociale des phénomènes psychologiques et sociaux ainsi qu’en
témoigne l’ouvrage de Middleton et Edwards Collective Remembering (1990), celles enfin qui pré-
conisent une approche historico-culturelle des processus psychologiques (Wertsch, 1987). Ce
regain d’attention fait aussi écho, avec quelque retard d’ailleurs, à celui qui s’est manifesté dans
les autres sciences humaines et sociales, depuis la psychanalyse bien sûr jusqu’à l’anthropologie,
l’histoire ou la sociologie. Regain explicable non seulement par la découverte de nouveaux
objets ou de nouvelles méthodes fondées sur le recueil de récits et témoignages oraux, mais
aussi par le rôle dévolu à la mémoire dans le développement des sociétés contemporaines, en
raison de l’évolution des technologies d’enregistrement des informations et de communication.
Comme le dit Le Goff (1988, p. 163) « Les bouleversements de la mémoire au 20e siècle, sur-
tout après 1950, constituent une véritable révolution de la mémoire... » et donc réclament une
attention renouvelée.
Cette situation d’émergence met, une fois de plus, en relief la polarité qui existe au sein de
notre discipline entre approches intra-individuelles et sociales. Ce qui, entre autres, peut don-
ner raison de la diversité des perspectives de travail et des objets étudiés. Elle montre égale-
ment la position clé que peut occuper la psychologie sociale dans le traitement de phénomènes
sociaux comme ceux que représentent les différentes sortes de mémoire sociale et collective ;
et, en retour, les éclairages féconds qu’elle peut attendre des contributions des disciplines voi-
sines avec lesquelles elle doit s’articuler pour élaborer ses concepts et construire ses objets.
C’est ce qu’entreprend de faire un programme de recherches conduit au sein du Laboratoire de

* Parution originale : 1992. Mémoire de masse : le côté moral et affectif de l’Histoire. Bulletin de Psychologie, 405, 239-256.
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Psychologie Sociale de l’Ehess, avec l’intention d’explorer les articulations existant entre mé-
moire, pensée et identité sociales, en se centrant sur des phénomènes spécifiques :
a) La dynamique de la mémoire sociale à propos du rôle de ses inscriptions et reviviscences
dans l’appropriation de, et l’identification à, l’espace urbain (Jodelet, 1982b, 1986) ; cette
approche des relations entre traces mémorielles et énergétique sociale sera également ap-
pliquée au cas des pays de l’Est.
b) Le travail de la reconstruction de la mémoire, de l’oubli et de l’investissement du passé
dans la commémoration : cas du Ve centenaire de 1492 qui fait l’objet d’une recherche in-
terdisciplinaire et internationale (Europe, Amérique latine).
c) La formation d’une nouvelle sorte de mémoire, la mémoire de masse ; ses formes et finalités
sont analysées à propos des procès politiques dont un exemple sera donné plus loin, avec
le cas du procès de K. Barbie. Ce programme tente de surmonter les difficultés qui appa-
raissent à mesure que prend corps le domaine d’étude psychosociologique de la mémoire.
En effet, la position de ce domaine au croisement de plusieurs tendances de recherche, a pour
conséquence la multiplicité des sens dans lesquels le concept de mémoire est abordé, au risque
de produire des amalgames et des confusions dans l’approche théorique des phénomènes qui
lui correspondent. Avant d’examiner les formes que revêt l’objet mémoire sociale et/ou collec-
tive et son étude, il convient, toutefois, de souligner que cette dernière est rendue diverse et
parfois indécise par le statut paradoxal des phénomènes de mémoire.

Les paradoxes de la mémoire et de son étude


La mémoire est à la vie mentale, telle que le corps à la vie physique : l’espace du vécu le plus
subjectif, le plus intime, à la limite de l’ineffable. Et pourtant comme le corps où elle est ins-
crite aussi, elle vit des autres et son expérience est moulée dans les catégories du social. On sait
depuis Halbwachs qu’il n’y a pas de mémoire purement individuelle et depuis Freud que son
dynamisme s’étaye sur le lien social. Telle que la monnaie, la mémoire a un avers et un obvers,
mais chez elle, ces faces indissociables prennent des formes multiples : souvenir/oubli,
vie/mort, énergétique de la reviviscence/fossilisation des restes. Paradoxes amplifiés par les
modalités de sa manifestation comme contenu et processus. La béance de l’oubli a une pré-
sence aussi forte et efficace que l’épaisseur du souvenir. L’évocation ou la commémoration, le
culte des vestiges, l’accumulation des traces du passé ont un parfum de mort, mais la continuité
de la remémoration c’est la vie dans son obstination. Éternité du gisant, éternité du vivant.
Dans l’étude de la mémoire, on privilégie tantôt l’avers, tantôt l’obvers. Sa temporalité fait du
concept de mémoire un concept dynamique posant une relation entre un passé, un présent et
parfois un avenir. Que l’on range sous ce concept une fonction ou une aptitude, des processus
ou des contenus, on l’aborde selon plusieurs perspectives. Une première perspective va du
présent vers le passé : elle s’interroge sur la façon dont individus et groupes se souviennent, sur
l’activité de remémoration, sur l’intervention du présent dans le passé avec la reconstruction
des souvenirs. Une seconde perspective va du passé vers le présent : elle s’attache à la façon
dont le passé fait retour dans le présent, y travaille sous le masque de l’oubli, ou s’y réactualise
et perpétue sous forme de trace, réminiscence, rémanence, etc. Cette perspective peut égale-
ment, dans les cas où existent un changement social ou environnemental rapide, des phéno-
mènes de déracinement ou de diaspora, rechercher les résidus mémorisés du passé qui
viennent nourrir le présent, lui redonner son identité. La troisième perspective est centrée sur
les heurts entre passé et présent : on y étudie les conflits et compromis entre tradition et nou-
veauté ; les inerties du passé qui entravent le progrès du présent (comme dans le cas des menta-
lités, ces « prisons du temps long » selon Braudel) ; les risques que fait courir pour le présent ou
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l’avenir, l’oubli ou l’occultation du passé et dont attestent certains événements de l’actualité


ayant valeur commémorative et symbolique. Ainsi des récents débats ouverts en France autour
du « procès Barbie » examiné plus bas, et qui évoquent cet autre problème de la mémoire : celui
du conflit qui oppose, à l’échelle individuelle ou collective, l’oubli comme lutte du présent
contre le passé et le retour du refoulé dans la conscience et la connaissance.
Ces perspectives sont interdépendantes. Dans l’étude de la mémoire sociale, elles ne sont pas
toujours clairement définies et se trouvent souvent juxtaposées. Il s’ensuit certaines approxima-
tions ou confusions dans le traitement des problèmes de la mémoire et une certaine labilité des
définitions de l’objet et du phénomène visés. Ils sont vus tantôt comme contenu réactualisé et
utilisé dans le présent ; tantôt comme capital perdurant dans les gestes, rituels, formes de vie et
de récit d’un groupe ou d’une société, ou encore consignés dans des documents, des œuvres,
des monuments et autres formes matérielles d’expression culturelle ; tantôt comme activité
mentale et/ou sociale d’enregistrement, conservation et rappel de souvenirs. Cette pluralité
pourrait être constatée dans différentes disciplines ; il semble néanmoins que les deux pre-
mières optiques se retrouvent surtout dans les sciences sociales, la troisième en psychologie. Le
développement des études sur la mémoire en psychologie sociale, devrait permettre d’intégrer
ces différentes optiques en montrant leurs relations à propos de phénomènes ou cas spéci-
fiques. Notre discipline pourrait, par là même, surmonter quelques-uns des écueils sur lesquels
bute l’approche théorique de la mémoire, aborder certains de ses aspects dont l’étude a trop
souvent été laissée en friche.
Pour ce qui est des écueils, il convient d’en souligner deux. Celui que représente une relative
indifférenciation entre les processus en jeu dans l’enregistrement, la conservation et le rappel
des souvenirs. Or quand on traite de la mémoire, en psychologie sociale, ces distinctions aux-
quelles avait été sensible Halbwachs (1925, 1950), le premier à penser la mémoire de façon
systématique sous l’angle du rapport entre l’individuel et le social, s’imposent. Le second écueil
réside dans l’opposition établie, en rupture avec Halbwachs, entre « mental » et « social » par les
récents travaux sur la mémoire collective. Pour ce qui est des aspects négligés, il convient de
signaler celui de la créativité de la mémoire dans le présent, dont Bartlett (1932) a posé les
bases théoriques, ainsi que celui des mécanismes de sa conservation dans la durée, thème ou-
blié depuis Bergson (1896). En fait, écueils et manques sont interdépendants et appellent une
réflexion sur les liens existant entre traces et activités. Ce n’est pas un hasard si les trois pion-
niers d’une réflexion sur les dimensions psychologiques et sociales de la mémoire sont évoqués
ici. Car, malgré leurs divergences d’optique ou leurs conflits théoriques, ces auteurs ont effecti-
vement soulevé ces problèmes fondamentaux. Le retour qui est fait aujourd’hui à leur œuvre se
doit de reprendre les questions auxquelles ils ont tenté de répondre et qui restent décisives
pour l’avancée d’une psychosociologie de la mémoire.

Pour une psychosociologie du rapport mémoire/connaissance


Je commencerai par la question du rapport entre mémoire et connaissance, plus largement
entre mémoire sociale et pensée sociale, pour des raisons qui sont à la fois d’ordre historique et
théorique. Rappelons quelques faits à ce propos. Le fait d’abord qu’une étroite relation entre
connaissance et mémoire fut affirmée dès les premières réflexions sur la mémoire, avec les
« arts de la mémoire » qui de l’Antiquité à la Renaissance ont été mis au service de la rhétorique
quand l’imprimerie n’existait pas, puis considérés comme des voies d’accès à la connaissance,
que celle-ci soit ou non ésotérique (Yates, 1966). Le fait ensuite qu’en psychologie l’intrication
voire l’identité entre mémoire et pensée a toujours été postulée, quoique diversement argumen-
tée. Avec d’un côté ceux qui ramènent la mémoire à la connaissance, tel Piaget (1970) quand il
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affirme : « La mémoire au sens strict est un cas particulier de connaissance qui est la connais-
sance du passé, et comme telle rentre dans l’ensemble des mécanismes cognitifs que l’on peut
qualifier globalement d’intelligence ». Ou, plus récemment, des auteurs comme Craik et Loch-
kart (1972) qui subordonnent la mémoire à l’activité cognitive, y voyant un produit dérivé des
processus d’analyse perceptive et cognitive. De l’autre côté se trouvant ceux qui, forts des
récents progrès de la psychologie cognitive et des théories du langage, traitent le savoir comme
une représentation et font équivaloir celle-ci à une structure d’informations et de significations
liées à l’expérience passée, structure enregistrée en mémoire et activée par de nouvelles expé-
riences. Ainsi du courant qui sous le label de « Mémoire sémantique » tend à ramener la con-
naissance à une forme de mémorisation (Ehrlich & Tulving, 1976). Le fait enfin que les
sociologues ou psychosociologues qui sont les premiers intéressés à la pensée sociale y ont
étroitement associé la mémoire sociale. À commencer par Halbwachs dont la psychologie
collective fournit sur ce point un éclairage si capital que Mary Douglas (1980, p. 19) affirme
« rien ne peut être dit sur le sujet de la mémoire qui ne lui doive quelque chose ». Ceci vaut
particulièrement pour ce qui est du lien entre vie des groupes, pensée collective d’une part,
mémoire sociale de l’autre. Il faut mentionner aussi le rôle majeur que reçoit la mémoire dans
les théories qui concernent l’idéation sociale, depuis Durkheim (1895, 1898) et Mead (1934),
jusqu’à des auteurs contemporains tels que Moscovici (1961, 1984), Berger et Luckmann
(1963). Perspective que l’on retrouve chez Bartlett (1932) quand il avance la notion de « con-
ventionnalisation » pour rendre compte de la construction sociale des souvenirs ou des con-
naissances.
À considérer la diversité et l’évolution des travaux portant sur la mémoire et la connaissance,
on se trouve en présence d’un champ marqué par plusieurs contradictions. Si les sciences so-
ciales font aujourd’hui retour sur le domaine de la mémoire, elles n’intègrent pas les aperçus
ouverts par ses fondateurs, n’accordant que peu d’attention à l’articulation entre mémoire et
pensée sociale, comme le remarque Namer (1987) dans un ouvrage consacré à Halbwachs.
Cette articulation intéresse, en revanche la psychologie. Mais il s’y est développé des modèles
antagonistes qui donnent une vue incomplète, mutilante ou seulement approchante du rapport
pensée/mémoire. Ils négligent, en particulier, des aspects que les théoriciens de la mémoire
sociale y avaient largement mis en évidence, à côté du rôle du langage. À savoir celui de phé-
nomènes psychologiques et mentaux, tels que l’activité imageante, l’affectivité, l’investissement
identitaire qui sont engagés dans l’élaboration, la conservation et l’évocation des souvenirs, et
des idées qui y sont associées. Et c’est précisément la possibilité d’étudier le jeu de ces phéno-
mènes à propos de la mémoire sociale et de son rapport avec la pensée sociale qui fait le prix
de l’approche psychosociologique. Celle-ci se trouve avec la mémoire, comme ce fut le cas avec
la représentation, en présence d’un objet transversal aux disciplines psychologiques et sociales.
Elle doit tirer parti des apports de chacune d’elles pour les intégrer dans une vue globale des
phénomènes de pensée et de mémoire.

Les modèles psychologiques de la mémoire


L’évolution même du traitement de la mémoire appelle l’intégration des perspectives indivi-
duelles et sociales. Pour plusieurs raisons. D’une part on y observe l’effacement du débat, en
quelque sorte fondateur qui opposa Bergson et Halbwachs sur les différences entre mémoire
individuelle et sociale. Cet effacement a été renforcé aux plans social et historique, par ce que
De Certeau nomme une « intervention chirurgicale » de Freud : l’invalidation de la coupure
entre psychologie individuelle et psychologie collective, dans la mesure où les relations inter-
personnelles vécues au niveau de l’individu sont des phénomènes sociaux comme la vie sociale
dont elles ne s’écartent que par une différence d’échelle. Dans l’approche de la mémoire et de
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l’historiographie, ceci conduit à postuler une analogie entre « le fonctionnement des représenta-
tions collectives et les histoires du sujet » (1987, p. 106). D’autre part, bien qu’elle ne soit pas
explicitement prise en compte par la psychologie individuelle, la dimension sociale revient
comme un refoulé dans les modèles construits pour penser la cognition et la mémoire. Elle y
revient par le langage qui est, précisément, l’un des médiums assurant, chez Durkheim et
Halbwachs, la vie et l’unité de la pensée et de la mémoire.
Arrêtons-nous un instant sur le champ d’étude de la mémoire en psychologie qui a connu
plusieurs périodes. Ce fut d’abord l’étude d’une fonction, « faculté » ou capacité spécifique de
rétention abordée expérimentalement à partir d’un matériel sans signification, dans la ligne de
Ebbinghaus (1885). Puis l’expérimentation porta sur l’activité mnémonique elle-même, à savoir
« les mécanismes par lesquels une certaine acquisition (apprentissage) pourrait être rappelée et
utilisée » (Reuchlin, 1977, p. 173). Dans ce cas la mémoire est rapprochée de, parfois identifiée
à, l’apprentissage et son étude distingue trois phases : acquisition, stockage et récupération de
l’information. On s’attache aux facteurs qui du côté du sujet (ses attitudes et ses motivations,
son affectivité et son activité), des objets mémorisés (en particulier leur degré de familiarité et
d’organisation) et de l’activité de structuration de l’information (schèmes cognitifs, linguis-
tiques, etc.) influent sur le fonctionnement mnésique. Plus récemment, le développement d’une
importante aire de recherche consacrée à la « mémoire sémantique », confirme, non sans une
certaine confusion, l’unité entre mémoire et connaissance et débouche, via le langage, sur leur
caractère social. En effet, on considère que la mémoire sémantique est constituée par un en-
semble organisé de structures verbales (mots, structures grammaticales) et non verbales (repré-
sentations d’objets, de personnes, d’événements). L’accent est ainsi mis sur certains aspects de
la conservation du savoir, avec chez les tenants de la mémoire sémantique une tendance à
ramener toute connaissance à une forme de mémorisation. La prise en compte des discours et
des structures cognitives « durables » fondées sur le langage, fait de la mémoire-savoir, partiel-
lement identique chez les membres d’une même communauté linguistique, quelque chose de
social. On ne tire pas cependant de ce caractère toutes les implications qu’il comporte du point
de vue du fonctionnement de la mémoire. De plus, il est difficile de distinguer ce qui a trait à la
mémoire comme fonction psychologique, comme condition de représentation et comme struc-
ture de savoir. Sans entrer dans leur détail, il n’est pas inutile, pour avancer dans la formulation
d’une approche adéquate de la mémoire, d’examiner les présupposés de cette vision de la mé-
moire.
Ces modèles structuraux de la mémoire et de la pensée se situent dans le prolongement des
travaux sur l’intelligence artificielle et obéissent à un même objectif : la construction d’un sys-
tème capable de représenter la connaissance dans un ordinateur. Sous l’influence conjointe de
la linguistique et du retour aux sources gestaltistes avec l’ouvrage de Bartlett, cela conduit à
formuler diverses conceptions articulées autour de deux modèles centraux que je désignerai par
les métaphores du grenier ou du générateur. Les auteurs s’agrègent autour de l’un ou l’autre mo-
dèle selon qu’ils mettent l’accent plutôt sur le traitement de l’information (modèle du grenier) ou
sur l’activation des structures mémorisées (modèle du générateur).
Le modèle du grenier s’attache à la mémoire à long terme pour en faire un magasin où sont
consignées les informations et souvenirs de l’expérience passée. Ce modèle empiriste, influant
depuis l’associationnisme dont il garde les traces, dominait, jusqu’à il y a peu, l’expérimentation
en psychologie cognitive. Il ramène la représentation à la mémoire de trois manières. D’une
part il fait de la « qualité de la mémoire » (Premack, 1979), de la capacité à stocker des informa-
tions, la condition de la fonction symbolique et de l’aptitude linguistique. D’autre part, il con-
fère à la mémoire les prérogatives de l’activité cognitive : les processus de la représentation
sont identifiés à des processus mnémoniques (codage, enregistrement, recherche, rappel de
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l’information) ; la mémoire à long terme comporte des dispositifs de codage qui servent à
donner aux informations leur format de conservation et à réaliser les diverses opérations de la
pensée (catégorisation, classement, organisation, interprétation, etc.). La conservation est con-
çue sous une forme atomisée « building blocks », « unités », « traits », « mêmes » et l’activité
cognitive ramenée à une combinatoire. Enfin, la représentation, en tant que pensée constituée,
apparaît comme un enregistrement statique des données de l’expérience. On retrouve dans ces
modèles la distinction faite en linguistique entre structure profonde et structure de surface,
psychologisée en « savoir tacite » et « savoir conscient », et l’influence de Bartlett (1932) à tra-
vers l’organisation de la mémoire en schèmes. Cependant ils donnent de la mémoire une image
morcelée en éléments discrets, formant une structure inerte.
Le modèle du générateur va, tout en conférant une importance certaine à la mémoire à long
terme, la concevoir comme une structure active travaillant dans l’expérience présente. Il rejoint
en cela les vues de Bartlett pour qui : « Le souvenir n’est pas la reexcitation d’innombrables
traces fixes, sans vie et fragmentaires. C’est une reconstruction ou une construction imagina-
tive, élaborée à partir de la relation de notre attitude à l’égard de la masse globale et active de
nos réactions et expériences passées » (1932, p. 213). On soulignera alors l’aspect créatif des
structures mémorielles qui sont conçues comme un système conceptuel génératif permettant
d’assimiler la nouveauté, étroitement relié aux autres processus mentaux (sensation, perception,
catégorisation, résolution de problèmes, etc.). Ce système suppose une organisation des actions
et expériences passées qui sont réactivées pour donner sens, rendre compréhensible toute
information nouvelle (Weimer & Palermo, 1974). Tout est axé sur l’organisation de la pensée
constituée, mise en relation avec l’action passée et future et fondée sur l’aptitude de l’individu à
aller chercher dans son capital mémorisé de conduites et expériences passées ce qui est perti-
nent pour les besoins du moment. Les processus mnésiques ne sont pas traités isolément de
l’activité cognitive, les stratégies cognitives étant basées sur le réseau complexe formé par le
savoir antérieur à la structure duquel sont liés « les secrets de la mémoire » (Norman & Rumel-
hart, 1975).
La mémoire reçoit ainsi deux statuts qui ne sont pas sans refléter les aspects paradoxaux précé-
demment évoqués. Avec le premier domine l’idée de trace, d’inertie, de reproduction de conte-
nus figés. Avec le second, celle de pouvoir organisateur du passé, de dynamisme et de créativité
des processus mnésiques. Le progrès qu’enregistre le modèle génératif, en faisant de la mé-
moire une structure active qui permet au sujet de manipuler le passé pour interpréter le pré-
sent, est un acquis indéniable. Il prête cependant le flanc à la critique.
L’approche cognitiviste, centrée sur le fonctionnement intra-individuel, enferme la mémoire
dans le solipsisme d’un monde intérieur et n’est pas en mesure de traiter du rôle que celle-ci
joue comme médiation symbolique entre le sujet, les autres et le monde. Même quand elle
permet de mettre l’accent sur la dimension sociale impliquée par la part qui revient au langage
dans le fonctionnement mnésique, elle manque à saisir des aspects importants de la mémoire
sociale. On peut, en effet, s’appuyant sur la linguistique montrer que, via le langage, la mémoire
intervient comme déterminant social de l’activité mentale. Divers auteurs (Ducrot, 1972 ; Fla-
haut, 1978 ; Grice, 1975 ; Putnam, 1978 ; Searle, 1983, etc.) établissent ainsi que l’échange et le
partage d’un ensemble d’assomptions, de conventions et de pratiques au sein d’une société et
d’une culture assurent à leurs membres une possibilité de communication et de compréhension
mutuelle. Cependant, cette perspective reste encore à un niveau intra-individuel ou interper-
sonnel. On rend compte de la production et de l’intelligibilité locale de sens à laquelle la mé-
moire contribue ponctuellement et dans des contextes spécifiques. Rien n’est dit sur la façon
dont perdure et fonctionne la mémoire sociale ni sur les effets qu’elle produit en tant qu’elle est
véhiculée, comme pensée constituée par la communication sociale et le langage. Ces effets
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renvoient à des contenus mentaux, des représentations sociales, élaborés en réponse à des
finalités sociales et articulés à la vie des groupes. De tels phénomènes appellent un autre regard,
un regard psychosocial qui s’attache aux productions mentales sociales et à leur dynamique. Tel
est du moins le point de vue que nous défendons. Si ce dernier rejoint, dans son aspect cri-
tique, celui que développent aujourd’hui les psychologues sociaux, particulièrement ceux de
l’école anglo-saxonne, il s’en écarte dans le traitement des processus mémoriels.
Pour les psychosociologues anglo-saxons, « la persistance du recours à l’usage de métaphores
référant au stockage, au rappel, et à la base neurologique de ces processus individuels isolés, est
fondée sur une vision de la mentalité humaine fragmentaire et décontextualisée. Vision qui est
pour beaucoup responsable de la faible correspondance que l’on observe entre les résultats et
théories de la psychologie expérimentale et les pratiques de la vie quotidienne » (Edwards &
Middleton, 1987, p. 81). Partant de ces pratiques de la vie quotidienne, un renversement de
perspectives est proposé pour rendre compte des activités mémorielles (souvenir, oubli, rémi-
niscence, etc.) en tant qu’activités qui sont par nature sociales. Il ne s’agit pas ici de s’interroger
sur l’influence que les facteurs sociaux ont, par effet de contextualisation ou de facilitation, sur
ces activités, mais de traiter ces dernières comme partie intégrante des pratiques sociales dans
et par lesquelles elles sont constituées. À cet égard, l’une de ces pratiques, la conversation, est
tenue pour pivot de la constitution sociale de la mémoire, produite dans et par une activité
conjointe d’échange et de discussion. Il ne s’agira plus dès lors de s’interroger sur la façon dont
la compétence conversationnelle est représentée au plan cognitif, mais sur la façon dont la
cognition, donc la mémoire, est réalisée et manifestée dans la conversation ; il ne s’agira plus de
s’interroger sur la façon dont les processus mentaux internes représentent l’expérience passée,
mais comment les versions de ces événements et processus sont construites dans les pratiques
communicatives. Avec pour conséquence, le fait que la mémoire est constituée, dans la discus-
sion, par un travail rhétorique et de manière polémique, ce qui va permettre de démontrer le
caractère idéologique de la mémoire collective (Billig, 1990) et de fonder sur les formes institu-
tionnalisées de la mémoire la continuité de la vie sociale, et donc « l’intégrité » de la vie mentale
de l’individu qui dépend de sa participation à un milieu mis en forme par les pratiques sociales
(Middleton & Edwards, 1990).
Nous sommes en présence d’un courant de recherche qui est argumenté de façon puissante et
cohérente en faveur du statut social de la mémoire, mais qui ne laisse pas de surprendre par
certains escamotages ou amalgames. S’il est légitime de rapporter les activités mémorielles aux
pragmatiques des pratiques sociales et aux significations symboliques portées par
l’environnement naturel ou fabriqué, on peut se demander s’il n’est pas réducteur de limiter les
dites pratiques sociales à la seule conversation, tant du point de vue de l’analyse du caractère
social de la mémoire que du point de vue d’une description exhaustive des formes de mémoire.
D’autre part, l’accent porté sur les processus d’interaction verbale, assortie ou non d’activités
physiques, ne permet pas de comprendre comment peut se conserver le souvenir quand celui-
ci n’est pas construit/reconstruit dans la communication ou inscrit dans l’environnement maté-
riel. En fait, cette perspective ne reconnaît pas la notion de trace mémorielle, comme elle ne
reconnaît pas la mise en forme sociale de la mémoire individuelle. Si elle s’accorde avec Bartlett
pour faire de la mémoire une activité constructive, elle conteste cet auteur qui la situe « dans la
tête » des sujets. Mais curieusement, elle omet de voir que Bartlett quand il élabora sa théorie
du schéma en donna aussi une interprétation sociale expliquant la construction sociale de la
mémoire à partir de la conventionnalisation dont le processus (comportant au cours de la
transmission sociale : assimilation de la nouveauté, simplification de ses éléments, rétention des
détails secondaires significatifs) est régi par les intérêts et valeurs des groupes et
l’investissement affectif de leurs membres. Cet oubli d’une contribution qui rapproche Bartlett
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de Halbwachs est-il un cas typique d’oubli institutionnel ou n’illustre-t-il pas l’impossibilité de


penser la mémoire dans tous ses aspects si l’on se borne au seul champ de la conversation ?
L’attention portée aux aspects socio­ culturels et historiques de la pensée doit-elle nécessaire-
ment se traduire par une localisation de la mémoire dans l’interlocution, le langage en tant que
tel n’étant pas considéré comme lieu de mémoire ? De même doit-on, comme le fait cette
perspective, considérer comme faux problèmes les questions concernant le rapport entre les
mémoires collective, sociale et individuelle, la distinction entre passé et présent, entre ce qui est
spécifiquement social et ce qui est spécifiquement physique ? C’est aller vite et ne pas se mettre
en position d’examiner analytiquement les différentes formes de mémoire sociale. De même,
confondre dans un même processus, l’établissement du souvenir, sa conservation et sa remé-
moration, c’est s’interdire une théorie complète de la mémoire.
L’excellence des recherches empiriques centrées sur les productions et la reconstitution des
souvenirs liés aux conversations, en font une contribution à l’étude de la mémoire sociale qui,
si elle est incontournable, doit cependant être complétée, et peut-être dégauchie, en retournant
au problème du rapport pensée et mémoire sociale à la lumière du regard sociologique.

Le regard sociologique
En fait, pour cerner la mémoire dans la plénitude de son fonctionnement, il convient de se
situer au niveau d’une analyse de la pensée sociale dans son articulation à la vie des groupes.
Intégrant la saisie de la mémoire individuelle en tant qu’elle est portée par des sujets sociaux
définis par leur appartenance de groupe, cette analyse permet aussi de rendre compte de la
continuité de la vie mnésique et mentale. L’appartenance sociale donne à la mémoire indivi-
duelle ses cadres et les étayages de sa stabilité : le langage, l’écriture, les cristallisations (orales,
spatiales, matérielles, corporelles, coutumières, etc.) de la vie sociale et culturelle qui sont aussi
des lieux de permanence de la mémoire sociale (Connerton, 1989). Mais ces inscriptions ne
restent vivaces que pour autant qu’elles sont associées au dynamisme de la vie mentale et trou-
vent leurs ressorts dans la vie des groupes, ainsi que Durkheim et Halbwachs l’ont montré.
Le premier pour qui « la vie mentale n’est rien sans la mémoire », fait du caractère mental de
cette dernière un pre-réquisit pour assurer l’autonomie de la vie représentative. On se rappelle
que si les représentations individuelles et sociales diffèrent en ce qu’elles n’ont ni le même
« substrat » (cerveau vs agrégat humain), ni le même « milieu » (conscience individuelle vs cons-
cience collective) et par conséquent « ne dépendent pas des mêmes conditions » elles sont
similaires en ce qu’elles « entretiennent le même rapport avec leur substrat ». Ce rapport est
d’autonomie eu égard aux structures organiques, matérielles ou sociales et doit être fondé sur le
caractère non physique de la mémoire : « La mémoire n’est pas un fait purement physique, les
représentations comme telles peuvent se conserver ». Toute une série d’assertions (Durkheim,
1898, pp. 22-47) va poser l’étroite connexion, voire l’identité, entre pensée et mémoire, et
assurer le caractère systémique, continu, de la pensée et de la mémoire : « Une pensée qui ne
serait pas un système et une suite continue de pensées n’est qu’une abstraction réalisée... Il
existe une mémoire mentale, les représentations passées persistent en qualité de représenta-
tions... Le ressouvenir consiste non en une création originale et nouvelle, mais seulement dans
une nouvelle émergence à la clarté de la conscience ». Ces intuitions durkheimiennes anticipent
sur les récents progrès et questionnements de la psychologie. Il leur manque d’avoir approfon-
di le rapport entre mémoire et pensée et trouvé le fondement de la continuité de la vie mné-
sique.
De ce point de vue, l’œuvre de Halbwachs représente une avancée certaine, en ce qu’elle expli-
cite la relation mémoire/pensée sociale et cherche dans la vie des groupes le principe du dyna-
132 | Partie II - Espace et temps

misme mnésique. L’identité entre mémoire et pensée repose en quelque sorte sur leurs conte-
nus et leurs « outillages », pour reprendre un terme utilisé dans l’histoire des mentalités. « États
de conscience », « faits psychiques », elles ont l’une et l’autre la même structure mixte compo-
sée d’images, de concepts, de mots et de significations associées aux mots par des « conven-
tions sociales ». De ce fait, les cadres de la mémoire individuelle et collective ont un caractère
représentationnel. Ces cadres sont formés par l’espace, le temps et le langage d’une part, les
actes de compréhension qui mettent en œuvre des représentations imagées, des idées et no-
tions de l’autre. C’est dire que la mémoire est partie intégrante de la pensée sociale qui implique
deux sortes d’activité : une interprétation du présent à partir d’un « schème », cadre fait de
notions et de points de repère se rapportant exclusivement au passé ; une activité rationnelle
dont le point de départ réside dans les conditions sociales présentes. L’unité de la pensée et de
la mémoire est assurée par ces cadres qui associent deux sortes de représentation : les images
concrètes situées dans la durée et les notions abstraites et générales. Leur correspondent deux
points de vue différents, mais coexistant dans la façon de considérer les objets et les événe-
ments : soit en marquant leur place dans un ensemble rationnel, logique, de notions, soit en
marquant leur place dans l’histoire et la vie de la société. Le passage entre le point de vue chro-
nologique et le point de vue abstrait, entre le souvenir et la représentation notionnelle, entre
l’image et le concept, la mémoire et la pensée se fait dans la foulée. Une belle image, celle du
« train de bois », rend le sentiment de cette vie mentale. Les cadres de la mémoire « ressem-
blent à ces trains de bois qui descendent le long des cours d’eau, si lentement qu’on peut passer
sur eux d’un bord à l’autre ; et cependant ils marchent et ne sont pas immobiles. Il en est ainsi
des cadres de la mémoire : on peut, en les suivant, passer aussi bien d’une notion à une autre,
toutes deux générales et intemporelles, par une série de réflexions et de raisonnements, que
descendre ou remonter le cours du temps, d’un souvenir à l’autre. Plus exactement, suivant le
sens qu’on choisit pour les parcourir, qu’on remonte le courant, ou qu’on passe d’une rive à
l’autre, les mêmes représentations nous sembleront tantôt des souvenirs et tantôt des notions
ou des idées générales » (1925, p. 289).
Le deuxième apport de Halbwachs réside dans l’articulation de la vie mentale à la vie sociale.
Les groupes s’incarnent dans leurs idées et souvenirs : « Il n’y a pas d’idée sociale qui ne soit en
même temps un souvenir de la société » (id. p. 296) ; ils s’y réfléchissent et jugent aussi. D’où la
particularisation des mémoires collectives : « Il n’y pas de mémoire universelle. Toute mémoire
collective a pour support un groupe limité dans l’espace et temps » (1950, p. 75) ; d’où leur
articulation à’ l’identité et la continuité du groupe : « La mémoire collective, c’est le groupe vu
du dedans... Elle présente au groupe un tableau de lui-même qui sans doute se déroule dans le
temps, puisqu’il s’agit de son passé, mais de telle manière qu’il s’y reconnaisse toujours » (id. p.
78). Cette symbiose entre identité et continuité se trouve renforcée par le fait que la mémoire
sert les besoins, les intérêts du groupe, instaure son ordre social et ses valeurs. La dimension
affective et identitaire de la mémoire renvoie aussi, de la sorte, aux fonctions de légitimation et
de valorisation qu’elle remplit. Ainsi est assuré le passage entre pensée, mémoire sociales et vie
collective.
On ne peut qu’être frappé par l’homologie de cette conception du fonctionnement de la mé-
moire avec celle que la théorie des représentations sociales propose pour le fonctionnement de
la pensée sociale : la construction cognitive de la réalité par les sujets sociaux exprime l’identité
et la défense du groupe auquel ils appartiennent. Au cours du survol que nous venons de faire,
se sont dessinées certaines convergences ou complémentarités entre des traditions fort diffé-
rentes. On peut y trouver de quoi formuler les linéaments d’une théorie psycho­sociale de la
mémoire, mettant en lumière la simultanéité du travail de la mémoire et de l’activité cognitive
dans l’élaboration et la perpétuation des visions du monde.
Mémoire de masse| 133

Ce qu’induit également ce survol, est l’idée qu’il n’est guère possible d’avancer dans l’analyse de
la mémoire sociale ou collective si l’on en traite uniment ou « en général », pas plus qu’il n’est
possible de traiter de la représentation « en général ». La différenciation des mémoires réclame
que l’on en spécifie les agents et les porteurs, les vecteurs et les supports, les contenus et les
formes, les contextes de production et de rappel, les processus à l’œuvre dans la reconstruction
et la reviviscence du passé supposant un travail des traces ou sur les traces ; traces dont il faut
dresser l’inventaire, au plan matériel et idéel, et examiner les processus d’activation en raison
des énergétiques psychologique et sociale. Elle conduit également à regarder comment la mé-
moire individuelle peut être socialement marquée ; comment se développent et perdurent la
mémoire collective qui est celle des groupes dans la société, et la mémoire sociale qui est celle
de la société, en tant que celle-ci fournit les cadres et outils de l’activité mnémonique ou les
contenus de la « mémoire publique », « stockage de l’ordre social » (Douglas, 1986). Elle con-
duit enfin à considérer de nouvelles sortes de mémoire : celles que produisent les pratiques
communicatives bien sûr, mais aussi celles qui résultent de l’évolution technologique et sociale
du monde contemporain qui est liée à l’augmentation du rôle des médias et des instruments
d’informatisation et de communication d’une part, et à la planétarisation des phénomènes
collectifs et de leur circulation d’autre part. Émergent ainsi de nouvelles formes de mémoire.
La « mémoire historique » dont témoignent les diverses commémorations auxquelles le public
est invité à s’associer, et la « mémoire de masse » qui transcende les groupes et les unit. Halb-
wachs avait eu l’intuition de l’existence d’une telle mémoire, en raison de l’uniformisation so-
ciale et de l’influence des nouveaux moyens de communication. Elle peut s’analyser aujourd’hui
comme phénomène spécifique à la lumière des connaissances que fournit la psychologie des
foules (Moscovici, 1981 ; Canetti, 1966). La section suivante présente une tentative dans ce
sens.

Une mémoire de masse


Les formes extrêmes et dramatiques que revêtent les conflits marquant notre siècle font naître
dans les sociétés contemporaines une conscience tragique du temps. Et ce sentiment contribue,
à côté d’autres phénomènes psychologiques, à un travail spécifique de la mémoire. On peut
observer ainsi la création d’une mémoire de masse visant au développement de la responsabili-
té collective et de la mobilisation en faveur de la défense des droits de l’homme. Un tel proces-
sus de mémoire ne peut être simplement abordé au niveau individuel ou social ; il doit être
traité comme un phénomène de masse.
Une des particularités de notre époque est sans doute que les catastrophes produites par l’esprit
et la main de l’homme deviennent, en raison de leur échelle, des « catastrophes de masse ». Ces
catastrophes entraînent un nouveau type de solidarité internationale, appellent une forme pla-
nétaire de défense de l’humanité, changeant, par là même, les modes de fonctionnement poli-
tique et démocratique. Une preuve de ce phénomène peut être trouvée à propos du risque
nucléaire qui a engendré un mouvement de masse en faveur du contrôle de l’énergie atomique,
civile et militaire, un changement des relations entre des pays unis sous une même menace ou
entre des blocs jusqu’alors antagonistes. D’autres exemples résident dans le développement
d’agences internationales et d’organisations non-gouvernementales qui entendent, comme
Amnesty International attirer l’attention sur les exactions politiques perpétrées de par le monde22

22 Une initiative d’Amnesty International en 1991 reconnait l’impact des images médiatiques dans la lutte contre
l’oubli, avec la projection sur 5 chaînes de télévision de 30 courts métrages où réalisateurs et acteurs célèbres se
134 | Partie II - Espace et temps

ou comme Médecins sans Frontières témoigner et agir en faveur de toutes les populations atteintes
dans leur corps, par les agressions ou incuries collectives ; ou encore dans l’organisation de
manifestations et concerts de masse qui veulent condamner le racisme et soutenir ses victimes.
Une tendance similaire se dessine à propos des crimes contre l’humanité dont les crimes nazis
et l’holocauste représentent un cas emblématique. Leur évocation sert alors à rassembler, par
delà les frontières, les forces de lutte contre toutes sortes d’oppression.
Je vais essayer de montrer comment la mémoire collective est utilisée dans le cas des crimes
nazis, comme moyen pour donner vie et force à une conscience et une solidarité de masse,
selon des processus et des procédures qui en font une mémoire de masse. Je m’appuierai pour
cela sur l’examen du procès de Klaus Barbie qui eut lieu à Lyon, en mai et juin 1987. Pour
prendre la mesure de l’importance que revêt aujourd’hui dans l’opinion mondiale un procès de
ce type, il n’est qu’à repenser à la déconvenue générale qui s’est manifestée dans les médias et
au sein de tous leurs publics, devant le caractère expéditif du procès du couple Ceausescu dont
on attendait une démonstration exemplaire dénonçant la dictature communiste roumaine et
ramenant au jour et à la conscience ses méthodes et horreurs cachées.

Barbie et son procès


Rappelons que Klaus Barbie, lieutenant SS, commanda de 1942 à 1944 la Section IV de
l’Einsatzkommando de Lyon. En qualité de Obersturmführer, véritable chef de la Gestapo de
Lyon, il fut chargé de la répression antijuive et de la lutte contre les crimes et délits des « en-
nemis du Reich ». Surnommé le « boucher de Lyon » en raison de la cruauté de ses méthodes, il
fut rendu célèbre par l’affaire Jean Moulin qu’il arrêta et tortura à mort. Jugé et condamné à
mort par contumace pour crimes de guerre en 1953 et 1954, il avait été protégé par les services
du Counter Intelligence Corps américain qu’il aida à surveiller les poussées communistes sur le
territoire allemand. Il put ainsi fuir l’Europe et s’installer au Pérou puis en Bolivie où il fut
découvert en 1972, enlevé et remis à la justice française en 1983, et incarcéré dans la prison de
Montluc, celle-là même où il expédia tant de victimes. Lors du procès de 1984, il comparaissait
pour les crimes contre l’humanité que constituaient des faits ignorés jusque-là : tortures entraî-
nant la mort ou suivies de déportation dans les camps d’extermination de plus de 600 per-
sonnes, résistants ou juifs, rafles suivies de déportation, opérées à l’Union Générale des
Israélites de France et à Izieu où 43 jeunes enfants juifs avaient trouvé refuge et protection.
L’affaire Barbie a été ouverte et conduite jusqu’à sa phase légale par Serge Klarsfeld, dénommé
« le militant de la mémoire », et qui lutte, avec sa femme Beate, dans le but non « de poursuivre
indéfiniment le crime nazi, mais d’empêcher qu’il soit indéfiniment protégé ». Préconisant
l’usage de la « violence symbolique qui entame la conscience publique »23, ils souhaitaient, après
avoir fait juger en Allemagne les responsables de l’appareil policier nazi ayant exercé en France,
faire juger sur le territoire français les responsables, dont K. Barbie, qui avaient envoyé à la
mort des enfants français. Les Klarsfeld constituent ce que Canetti (id. p. 76) a appelé un « cris-
tal de masse », c’est-à-dire un petit groupe rigide et persistant dont la fonction est de « déclen-
cher la formation de masses ». Et l’on peut appliquer un autre qualificatif de Canetti (id. p. 13)
aux publics auxquels ils veulent s’adresser - du moins ceux qu’ils touchent par les médias - celui
de « masse ouverte, qui va se transformer en « masse en réseau, par « la volonté soudaine d’en

sont associés pour rappeler à la mémoire la disparition ou l’incarcération de victimes politiques dans différents pays
et appeler le public, dans une action collective auprès des gouvernements concernés, à « écrire contre l’oubli ».
23Cf. Le Monde, no spécial, juillet 1987. Le procès de Klaus Barbie. « Les médias ne s’intéressent pas aux dossiers
qu’on leur remet... Il faut agir avec une violence symbolique qui entame la conscience publique. Quand on
est faible, il faut agir avec force, violer la légalité avec tact ».
Mémoire de masse| 135

attirer d’autres, la résolution passionnée de les atteindre tous » (id. p. 19). Ils furent rejoints
dans cette action par les avocats de l’accusation qui, au nombre de 39, représentaient aussi bien
des personnes victimes directes de Barbie, que des anciens résistants ou déportés ainsi que des
mouvements antiracistes ou de défense des libertés. Leur intention première était de centrer
leur plaidoirie sur les crimes et la personne de Barbie, mais la plupart d’entre eux en ont élargi
le propos, traitant de tous les crimes contre l’humanité et donnant ainsi au procès une portée
générale. Ce que souhaitaient également les trois avocats de la défense24 qui entendaient ainsi,
au nom de la lutte antiraciste et anticolonialiste, exposer les nations occidentales à une con-
damnation publique. Parmi les témoins de l’accusation figuraient les victimes directes de Barbie
ou leur parents à qui revenait de rappeler les tortures et sévices qu’il leur avait infligés et des
témoins « d’intérêt général » à qui revenait de restituer la période de la Résistance ou la vie dans
les camps de déportation. Au troisième jour du procès, quand commencèrent les dépositions
de ses victimes, Barbie, fuyant la confrontation, annonça son intention de ne plus se présenter
à l’audience, au motif de l’illégalité de sa détention, puisqu’il continuait à affirmer être Klaus
Altman, citoyen bolivien, victime d’un enlèvement. Cette défection enlevant son côté sensa-
tionnel à ce qui était le « dernier procès (du nazisme) devant l’éternité » (S. Klarsfeld), en re-
haussa la triple portée : fonder une nouvelle définition des crimes contre l’humanité,
commémorer les horreurs passées, « rendre justice à la mémoire » (E. Wiesel). Les enjeux du
procès étaient en fait multiples, compte tenu des partis et positions engagés dans les débats25.
Je n’en examinerai que trois : a) le conflit entre histoire et mémoire ; b) les visées éducatives de
l’entreprise et leur mise en œuvre ; c) enfin, l’aspect éthique de la défense du souvenir.

Histoire contre mémoire


Arrêtons-nous un instant sur les personnages qui vont s’affronter devant le siège vide de
l’accusé. Un premier travail sur la mémoire se met en place de façon polémique entre des plai-
doiries qui tenteront d’imposer des versons différentes concernant les événements à prendre
en considération. D’entrée de jeu, les représentants des différents groupes se mettent en pos-
ture de compétition dans la fabrication d’une mémoire historique fondée sur des mémoires
collectives particulières. Ceci ne peut manquer d’évoquer Halbwachs qui, à son époque et non
sans raison, opposait Mémoire à Histoire. Celle-ci prenant place quand celle-là s’estompe ou se
délite ; quand se rompent la continuité du temps vécu collectivement et l’unité du corps social
que soudaient jusqu’alors des courants de pensée homogènes et vivants ; quand se renouvellent
d’une période à l’autre « les intérêts en jeu », « la direction des esprits », « le mode
d’appréciation des hommes et des événements », les traditions et les projections vers l’avenir.
Alors que la mémoire collective est plurielle, l’histoire se veut universelle ; alors que les mé-
moires collectives sont des foyers de tradition, l’histoire donne un tableau des événements dont
les cadres sont extérieurs à la vie des groupes. Cette séparation ne permet pas de les vivre
comme une réalité concrète, laissant s’échapper leur spécificité vivante, établissant une solution
de continuité entre les acteurs de l’histoire et ceux qui la lisent ou l’apprennent. Plus, au nom
de la science et de ses instruments scientifiques, l’Histoire peut jeter le doute sur des événe-
ments passés et formuler des interprétations alternatives. Dans le cas de l’holocauste, un tel
phénomène existe avec la reviviscence, ou la permanence des mouvements nazis, et le courant
des historiens dits « révisionnistes » qui dénie l’existence des camps d’extermination. De ce

24 Me Vergès, Me Bollait O.J., avocat algérien et Me M’Bemba, avocat au barreau de Brazzaville.


25Les informations et citations auxquelles réfèrent ce texte, ont été trouvées dans les articles consacrés au procès,
du 11 mai (date de son début) au 5 juillet (date du verdict) 1987 par les journaux suivants : Le Figaro, Le Globe, Le
Matin, Le Monde, Le Point, Le Nouvel Observateur, Le Quotidien de Paris, L’Événement du Jeudi, Libération.
136 | Partie II - Espace et temps

point de vue le procès Barbie revêtait une importance décisive : il était une réponse des vic-
times aux dénis des historiens. « Quarante ans après, ce procès était bien encore nécessaire
pour empêcher qu’on essaie de falsifier l’histoire en niant, comme certains, l’existence des
chambres à gaz, comme s’il s’agissait de pouvoir, de la sorte, faire retenir l’idée d’une doctrine
nazie acceptable, présentable. Il était donc nécessaire parce que Barbie n’a pas changé et de-
meure imprégné du nazisme, parce que ses victimes sont à jamais marquées... » (Avocat, partie
civile).
Quand il développait son opposition, Halbwachs - aujourd’hui démenti par la nouvelle histoire
qui veut créer une histoire scientifique à partir de la mémoire collective - soulevait une autre
question qui reprend actualité sous « la pression de l’histoire immédiate en grande partie fabri-
quée par les médias » (Le Goff, 1988) et multiplie les mémoires collectives. Cette multiplication
ne va-t-elle pas rendre plus difficiles la formation et la conservation d’une mémoire historique ?
Et dans ce cas comment les mémoires collectives, qui sont continuité et identité dans le temps
pourront-elles être transmises par ceux qui en ont été les acteurs, de manière vivante et impli-
cante ? En disant alors que l’histoire est le moyen de sauver des souvenirs qui n’ont plus le
support des groupes, Halbwachs ne pressentait-il pas les nécessités de notre histoire récente où
le devoir de mémoire devient une exigence pour la préservation des identités et l’éveil de la
conscience politique ? C’est ce problème qu’affrontaient ceux qui, tel D. Rousset, voyaient
dans le procès Barbie la possibilité du « retour d’un fragment de la vie réelle ». Contre l’avis que
la mémoire était inutile dans ce procès parce que « les faits sont déjà connus de l’opinion » (S.
Klarsfeld) ou parce que « la mémoire est un thème qui tient artificiellement », la société fran-
çaise étant incapable de s’interroger sur elle-même (N. Fresco), Rousset attendait du procès
« une leçon vivante sur la manière avec laquelle une société peut régresser de façon barbare ».
Contre le temps qui est « un facteur extraordinairement destructeur » et « opère un dessèche-
ment, il n’y a plus de contenu vivant de ce qui s’est passé », il espérait que la confrontation du
procès allait « redonner vie à l’expérience évoquée ». Mais dans ce mouvement pour redonner
corps au passé, les mémoires s’affrontent. Et dans leur diversité même, les collectifs de mé-
moire semblent parfois appeler l’instauration d’une mémoire historique et transgroupale pour
se protéger d’un oubli qui menace du fait de la collusion ou de la compétition entre plusieurs
mémoires. Les incidents qui ont marqué l’installation du Carmel d’Auschwitz sont une illustra-
tion de cette situation paradoxale de la lutte pour la mémoire. La banalisation du camp de la
mort en cimetière chrétien fait craindre que les générations futures n’oublient l’identité juive
des déportés disparus26. Et le procès Barbie fut aussi le lieu d’un tel combat des mémoires :
celle des résistants, celle des déportés civils, celle des juifs, représentés par l’accusation, celle
des colonisés représentés par la défense.
À ce combat rhétorique faisait pendant un autre travail de la mémoire qui, avec les témoi-
gnages de victimes de Barbie, a permis de voir, comme le dit Finkielkraut (1989, p. 12), « un
passé historique transformé en présent judiciaire. Deux mois durant au Palais de Justice de
Lyon, les protagonistes d’une période que l’on croyait révolue ont, dans le cadre d’un débat
criminel, repris la parole aux historiens, en nous plaçant dans l’horizon de la sentence et non
plus seulement de la connaissance ou de la commémoration, cette cérémonie judiciaire com-
blait l’abîme qui nous séparait du temps de Barbie et de ses victimes. Par le fait que nous atten-
dions, avec eux, le verdict, nous devenions leurs contemporains. Ce qui avait eu lieu il y a plus

26 Comme l’a dit le président du Comité Episcopal Polonais pour les relations avec le judaïsme : « Quand les polo-

nais entendent les juifs dire qu’Auschwitz est le symbole du caractère unique de la Shoah, ils se sentent menacés dans leur
propre mémoire. Et quand les juifs entendent les polonais parler d’Auschwitz comme lieu de leur m artyre, ils crient à la
volonté d’appropriation » (Le Monde, 8.7.1989).
Mémoire de masse| 137

de quarante ans recevait aujourd’hui, devant nous, son épilogue ». De tels phénomènes nous
font retrouver, à l’échelle de la masse, les processus de construction sociale de la mémoire mis
en évidence, par d’autres, au niveau micro-social des interactions.
Ce n’est pas tout. On sait combien l’évocation des souffrances de la déportation et des scènes
du génocide est douloureuse pour les survivants (Lapierre, 1989), surtout quand elle doit pren-
dre place dans le cadre judiciaire dont l’exigence d’établissement de la preuve est difficilement
compatible avec le vécu émotionnel de la réminiscence comme l’a analysé Pollack (1990). On
sait aussi combien est forte la volonté de maintenir vivant le souvenir des camps. Il fut un
projet de fonder au lendemain de la résistance « un réseau du souvenir » parce que « les camps
de concentration ne doivent pas s’effacer dans la conscience des hommes ; l’oubli serait un
crime et une erreur ; c’est toute une éthique, toute une civilisation - les nôtres - qui sont en
jeu » (Wormser & Michel, 1954). Dans le cas du procès Barbie, la contradiction entre devoir de
mémoire et douleur du témoignage fut aisément surmontée, laissant la place au langage de
l’émotion, de façon en quelque sorte délibérée, car c’était l’un des enjeux du procès que de
parler à l’affectivité pour favoriser la sensibilisation au message qu’il devait transmettre et son
intériorisation par ceux qui n’avaient pas vécu la période du drame ou n’en avaient pas partagé
les horreurs. Et ceci fut fait selon des procédures qui, consciemment ou non, empruntaient à la
psychologie des masses.

Une mise en scène et ses leçons


La visée d’un effet massif d’influence ressort de la façon dont le procès fut mis en scène pour
les médias. Si peu de places furent ouvertes au public, 400 journalistes y eurent accès et toutes
les grandes chaînes de télévision nationales et internationales y furent représentées, l’ensemble
des audiences étant enregistré intégralement. Un espace fut spécialement aménagé dans la salle
des pas perdus du palais de Justice de Lyon : décor prêt pour l’entrée en scène des acteurs
comme le notait Libération ; le tribunal devient un « lieu de mémoire » (Nora, 1984) comme le
fut, à Jérusalem, celui du procès de Eichmann dont H. Arendt (1966, p. 13) a souligné le carac-
tère théâtral. Dans les deux cas, la surélévation des acteurs (magistrats, juges, accusé, avocats)
offrait à la vue d’un public « censé représenter le monde entier » un spectacle dont le caractère
fut renforcé par le déplacement du contenu du procès de l’accusé aux victimes et dont le but
fut de dispenser un enseignement à différents destinataires. Architecture qui tels ces lieux sur
lesquels se fondait l’art de la mémoire (Yates, op. cit.) allait se peupler d’images vivaces et évoca-
trices, supports de l’enregistrement des leçons à apprendre qui furent, comme les publics, de
nature diverse.
Dans le prolongement des procès des dirigeants nazis à Nuremberg et de Eichmann à Jérusa-
lem, le procès de Lyon avait un but légal et cognitif : établir juridiquement et imposer à la
conscience collective une conception satisfaisante, et applicable généralement, des crimes
contre l’humanité. Ceux-ci constituaient le chef d’accusation de Barbie, déjà jugé pour crimes
de guerre pour lesquels il y avait prescription. Certes, l’inculpation de crimes contre l’humanité,
qui sont imprescriptibles, devenait le seul moyen de présenter Barbie devant la justice. Mais là
n’était pas l’essentiel. Le choix de cette incrimination permettait d’ouvrir, pour la première fois
en France, un procès au nom des victimes du nazisme, civiles et juives. Jusqu’alors, en effet, les
procès pour crimes de guerre, centrés sur les résistants ou les « politiques », n’avaient pas per-
mis de prendre en considération les victimes juives. Et c’est ce qui a donné au procès de Barbie
son extraordinaire retentissement. Pour la première fois en France, l’holocauste pouvait être
évoqué devant un tribunal, permettant enfin que « les victimes passent au rang des héros » et
que « toute une communauté appréhende la réalité complète de l’extermination tentée contre
elle » (Avocat, partie civile).
138 | Partie II - Espace et temps

De plus, ce procès devenait le moyen de spécifier la nature des crimes contre l’humanité dont
l’étude, selon les termes du procureur général, avait été jusqu’alors « d’une rare pauvreté »,
palliant ainsi les insuffisances, des définitions données antérieurement. À Nuremberg, on
s’attacha aux crimes contre la paix et aux crimes de guerre, insistant pour les crimes contre
l’humanité sur la dimension « inhumaine » des actions nazies ; sans doute craignait-on comme
le suggère H. Arendt que « l’argument du tu quoque » ne fasse incriminer d’autres pays, si la
définition était par trop précise dans ses contenus. À Jérusalem, le fait que le procès fut centré
sur le génocide des juifs laissa planer des ambiguïtés sur le crime contre l’humanité. Pour H.
Arendt, les Israéliens voyaient dans le génocide un prolongement des pogroms et non un crime
contre l’humanité : pour être jugé comme tel il eut fallu qu’il relève d’un tribunal international
et soit jugé « selon des critères qui, aujourd’hui encore, paraissent abstraits » (id. p. 300).
L’enjeu du procès Barbie était donc décisif de ce point de vue et ce fut l’occasion des conflits
d’interprétation qui en jalonnèrent toute l’histoire avant, durant.et après son déroulement,
opposant les mémoires et les idées de groupes distincts. La légitimité d’une juridiction sur les
crimes contre l’humanité dut être établie, légalement, avant le procès, contre ceux (résistants et
anciens combattants) qui en contestaient l’application aux victimes civiles et juives27. Fut con-
testée aussi la légitimité d’une extension de la portée de la notion à d’autres cas que le génocide
des juifs, au nom de l’unicité du traitement qui leur fut infligé, comme l’illustre l’ouvrage de
Finkielkraut La mémoire vaine (1989). Enfin, du côté de ceux qui « préconisaient une telle exten-
sion cohabitaient des juristes, des défenseurs des opprimés et des pourfendeurs du racisme. Les
premiers accusaient. Barbie d’avoir pris part à « l’exécution d’un plan concerté pour réaliser la
déportation, la réduction en esclavage et l’extermination de populations / civiles ou des persé-
cutions pour des motifs politiques, raciaux ou ; religieux, se rendant complice dans les faits qui
ont préparé ou facilité leur action, des auteurs de meurtres » ; ils ont porté en outre l’accent sur
la planification de crimes inhumains et de persécutions par un État qui met en œuvre une poli-
tique d’hégémonie idéologique et l’adhésion à cette idéologie et à son style. « Il a adhéré sans
partage au système mis en place par ceux-ci (Himmler, Eichmann) et cette adhésion constitue
l’élément intentionnel nécessaire à la caractérisation du crime contre l’humanité ». Intention
dont on repèrera notamment les signes dans le style même de l’expression des nazis. La sensi-
bilité au style devient alors un moyen de repérer et dénoncer cette idéologie, comme invita à le
faire une avocate allemande, commentant le télex, envoyé en Allemagne par Barbie ; au sujet de
la découverte des enfants d’Izieu : « Ce texte ne dit pas qu’il a été mis fin aux activités du foyer
d’enfants juifs d’Izieu. Il dit exactement : on a « déniché » ce foyer. Ce mot « déniché » me
paraît important. Il s’agit d’afficher déjà son mépris. « Dénicher » signifie, ici, qu’on a débusqué
des brigands, des gens à éliminer et déjà désignés comme tels. L’intention d’actes inhumains est
évidente. Ce procès permet ainsi de constater l’existence de ce langage propre à la Gestapo et
aux SS. Ma présence ici témoigne simplement de ma solidarité avec l’humanité ». La forme
légale donnée à cette définition du crime contre l’humanité était un moyen pour augmenter son
impact sur l’opinion. « La sanction punitive est nécessaire pour permettre aux gens de com-
prendre la notion de crime contre l’humanité de telle sorte que cette notion entre dans notre
civilisation » (Extraits de plaidoiries de la partie civile). Aux yeux des démocrates, cette manière
de procéder devait servir à étendre la leçon du procès et ses significations à toutes les menaces
politiques qui pèsent sur le monde : « Ce procès ne fait pas renaître, il ne console pas, il n’est

27Définition complémentaire du crime de guerre donnée par la chambre criminelle cassant la décision de la
chambre d’accusation de Lyon qui voulait dissocier le cas des juifs de celui des résistants : « actes inhumains et
des persécutions qui, au nom d’un état pratiquant une politique d’hégémonie idéologique, ont été commis de
façon systématique non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale
ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique quelle que soit la forme de leur opposition ».
Mémoire de masse| 139

pas un acte de vengeance. C’est un avertissement, un appel à la défense de la démocratie, de la


justice et de la liberté ». C’est « aussi un appel urgent à l’Europe démocratique : seul son ras-
semblement nous fortifiera contre le risque de voir la force, au service d’une minorité active,
conduire un peuple à l’abjection » (ib.).
À la conscience de l’humanité qu’incarne le jury il est dit : « La décision que vous allez prendre
est attendue par la communauté internationale. Avec elle, justice ne sera pas entièrement ren-
due eu égard à l’immensité des crimes, mais justice sera dite. Non, ce n’est pas un procès rétro
que celui-là. Vous devez poser les jalons pour l’avenir. Vous devez rappeler à tous les Barbie
d’aujourd’hui et de demain que ni le temps, ni les lieux où ils se trouvent, ni la raison d’État ne
les mettent à l’abri » (ib.). La localisation du procès en France, pays considéré comme un défen-
seur des droits de l’homme, renforçait la force symbolique de la défense de la démocratie. Elle
fut aussi le moyen de rappeler, pour les avocats de la défense, la responsabilité nationale et
internationale dans les crimes colonialistes et racistes. Se voulant porte-parole de « ceux qui
furent aussi au rendez-vous de la lutte contre le nazisme et dont jusqu’à présent vous n’avez
soufflé mot », Vergès appela à l’extension du procès : « Au nom de la défense unanime, je
m’incline devant la lutte de la Résistance, et personne ne peut nous contester ce droit car les
peuples algériens, africain, malgache, furent engagés dans le combat. Je m’incline devant les
souffrances des juifs et le martyre des enfants d’Izieu, parce que le racisme, nous savons ce que
c’est nous aussi, et nous portons le deuil des enfants algériens morts par milliers dans les camps
de regroupement... Cette lutte contre le racisme aurait pu jeter entre nous des passerelles. M. le
Procureur nous a dit que la notion de crime contre l’humanité n’était pas encore fixée de façon
satisfaisante, qu’elle avait varié, opposant des juridictions françaises entre elles. À partir de là, il
n’est plus possible que l’actualité n’entre pas dans le procès ». « Alors, je suis ici pour vous dire
que, dans ce débat sur la notion de crimes contre l’humanité, il est bon que ce soit la France
qui apporte une contribution essentielle. Si vous restiez en retard, vous ne pourriez garder
votre place de défenseurs des droits de l’homme à la tête des nations. Je suis là assis pour vous
dire : avez-vous la conscience tranquille pour juger Barbie ? » (Avocat défense).
La fonction de connaissance des actes de mémoire ne s’est pas limitée, dans ce cas, à introduire
un objet nouveau, le crime contre l’humanité, dans le champ de la conscience collective, juri-
dique ou civile, à en donner des codes de repérage et d’identification ou à ouvrir l’application
de la notion à des aspects occultés ou refoulés dans l’oubli. Elle s’appliquait aussi à l’instruction
de ceux qui n’eurent pas l’expérience de l’époque concernée, particulièrement la jeunesse. Si le
public manifesta massivement son intérêt pour le procès28, soutenu par la publication de nom-
breux ouvrages29, et manifestant « un appétit de vérité fait de courage et de lucidité », il restait
pour 25 millions de jeunes nés après la guerre à « découvrir » une période de l’histoire française
faite de « douleur » et de « gloire », de « chagrin » et de « fierté » : « pour les jeunes la vérité sur
la défaite, l’occupation, la libération ne saurait être plus inconvenante que celle de la croisade
contre les Albigeois, de la Saint-Barthélemy ou de la Commune ». On attendait aussi du procès
qu’il « aide la jeunesse allemande d’aujourd’hui, ceux qui veulent savoir ». On apprécia, quand
l’absence de Barbie enlevant à l’événement son odeur de scandale, la presse étrangère déserta
les bancs du public, qu’elle ait « laissé ses places à un tout jeune public qui, lui, venait pour
écouter ce que ses manuels ne lui ont jamais dit et en toute hypothèse ne pourraient jamais lui
apprendre. Pour ce public-là, ce qui s’est dit au procès Barbie ne pourra jamais plus être tenu
pour vieilleries ». En outre devant la résignation à l’ignorance manifestée par certains (« s’il

28Un sondage d’opinion réalisé pour Le Monde par IPSOS en avril 1987 indiquait que 68 % des personnes inter-
rogées approuvait le jugement, 63 % s’y intéressait, 51 % avait l’intention d’en suivre le déroulement sur les médias.
29 14 livres ont paru entre 1981, année de la réactivation du dossier Barbie et 1987, année du procès.
140 | Partie II - Espace et temps

fallait tout savoir » dit un jeune interviewé à la télévision), l’information devient un impératif
d’éducation et doit entrer dans les matières scolaires. « La mémoire est comme un muscle qu’il
faut faire travailler, et l’ignorance aussi se cultive. Nos anciens, élevés dans le souvenir de
l’héroïsme des poilus et de l’Alsace-Lorraine, abreuvés de lectures patriotiques, le savaient.
Aujourd’hui, le souvenir des guerres s’estompe, et il faut que, paradoxalement, ce soit ce procès
Barbie, venu si tard, qui serve à faire remonter les souvenirs. Pour le meilleur et pour le pire ».
En prenant ainsi parti, les commentateurs de la presse donnaient à la présentation de l’histoire
le sens d’un devoir de mémoire. Mais comment faire pour favoriser cette appropriation de
l’histoire ?

La matière et la manière de la mémoire


Nous retrouvons ici, avec le problème du heurt entre les mémoires collectives, celui des voies
de la sensibilisation que devait trouver, par sa mise en scène et sa forme, le procès, devenu l’un
des « canaux de la mémoire » (Yerushalmi, 1984, p. 26). Dans son ouvrage sur la mémoire,
Bartlett analyse son caractère social en se fondant, entre autres, sur une double distinction :
celle entre mémoire « dans » le groupe et mémoire « pour » le groupe et celle entre « matière »
(matter) et « manière » (manner). Le caractère social devient évident dans la mémoire « pour » le
groupe qui met en jeu les intérêts et le style de ce dernier30. Dans le cas qui nous occupe, la
distinction matière/manière est utile d’un double point de vue : en ce qu’elle permet
d’identifier des procédures de présentation des informations ayant un effet direct sur la consti-
tution d’une mémoire de masse, ce qui renvoie à la psychologie des masses ; en ce qu’elle per-
met de voir la façon de construire les contenus de mémoire, amenant un contrôle social sur
l’audience, affectant la manière dont ils sont vécus et intériorisés, ce qui renvoie à la création
d’une conscience de masse.
Quant au premier point, rappelons rapidement quelques traits caractéristiques de la psycholo-
gie des masses telle que les a dégagés Moscovici dans L’Âge des foules (1981). Le rôle qu’y joue la
mémoire comme ressource, le passé constituant un fonds où puiser les idées et images qui
cimentent le langage. Les formes de la pensée de masse où prédomine l’automatisme, l’appel à
la puissance suggestive des mots, à des idées vivaces qui passionnent et deviennent agissantes, à
des idées-images qui contiennent « une charge d’évocation comme une bombe contient une
charge d’explosif », l’utilisation d’un langage qui « étoffe les idées du moment avec les émotions
d’autrefois et transfère les relations anciennes à des situations nouvelles » (id. p. 140). Ces ca-
ractéristiques sont renforcées aujourd’hui par les moyens de communication de masse qui « ont
d’abord et surtout été créés pour toucher et suggestionner les masses, donc les produire en
série... En l’espace d’une génération, on est passé d’une culture de la parole à une culture des
« images figurées » qui sont plus puissantes. Ceci veut dire : dans ce bref laps de temps, la radio
et la télévision ont donné à la pensée automatique sa base technique et une force que rien ne
laissait présager - de même que l’imprimerie a conféré une telle base à la pensée critique. Les
moyens de communication de masse ont fait d’elle un facteur d’histoire » (id. p. 144). Avec le
procès Barbie relayé par et mis en scène pour la médiatisation, nous pouvons observer une
mise en œuvre, souvent délibérée, de procédures destinées à unifier les publics dans « un esprit
et un sentiment commun ». « Mais ici nous sommes tous ces juifs, ces terroristes, ces commu-
nistes que le nazisme entendait vouer au même anéantissement. Alors, nous voulons parler de
tous et de tout » (Avocat, partie civile) ; rendre vigilant aux menaces du présent par le rappel du

30 Mentionnons, sans en discuter ici, que Bartlett se réfère pour qualifier ce style aux notions de « tempérament »

et « caractère » social qu’il oppose à celles de « conscience collective » ou « group mind ».


Mémoire de masse| 141

passé : « Nous ne sommes pas là pour juger le nazisme, la France de Vichy. Nous sommes là
pour juger un nazi, dans le cadre de ces récits. Ne pas le faire : ce serait contraire à la loi qui
déclare imprescriptibles les crimes contre l’humanité. Ce serait déconsidérer la justice et se
rendre complice d’un renouvellement des crimes ».
La présentation des témoignages des victimes de Barbie va donner chair à « l’inacceptable » et,
dans leurs plaidoiries, avocats et magistrats vont utiliser un langage, des images, des symboles
propres à toucher la sensibilité, éveiller l’émotion, marquer l’esprit et la mémoire. Même si
certains se sont offusqués de l’usage de cette « logique du cœur », de cette « pensée sentimen-
tale » (Finkielkraut, 1989), il était l’instrument efficace d’une éducation et s’appuyait sur des
processus psychologiques trop souvent ignorés.
En effet la psychologie des foules qui appréhende un aspect important de la mémoire : son lien
à la pensée, met en lumière le lien entre la mémoire et un mode de pensée non-rationnel où les
passions, les intérêts, les désirs, l’imagination et les croyances entrent en jeu. Et il y a quelque
chose de frappant dans cette façon d’aborder la pensée et la mémoire des foules : sa concor-
dance avec ce qui a été dit, voici plus d’un demi-siècle, par les deux penseurs majeurs de la
mémoire, Halbwachs et Bartlett. L’un et l’autre ont souligné la part active que joue la mémoire
dans la connaissance. L’un et l’autre ont montré que le souvenir dépend d’une fonction ima-
geante et que la pensée implique les entrelacs des idées abstraites et des images concrètes qui
renvoient à la vie, la tradition et l’histoire du groupe. Ils ont isolé à un niveau individuel et
social, des propriétés de la pensée et de la mémoire qui sont consonantes avec celles qu’ont
postulées les psychologues des foules, insistant sur l’interaction entre souvenir, connaissance,
image et investissement émotionnel. Il existe une sorte de continuum entre ces différents ni-
veaux. Tout se passe comme si les phénomènes de masse étaient une polarisation des phéno-
mènes observés dans le cadre des groupes sociaux. La dynamique psychologique et affective de
la vie des foules amène ces phénomènes à une forme extrême, rendant ainsi l’étude de la mé-
moire de masse une contribution utile pour l’approche psychosociologique.

Le devoir de mémoire
D’un point de vue psychologique, le procès Barbie maintint vivante la mémoire en réactivant
les émotions, les craintes, les souffrances vécues par les victimes du nazisme. Ceci donna la
possibilité au public de les partager et de s’identifier avec les groupes victimisés. Dans ce sens,
la mise en scène du procès a permis la création d’un sentiment de masse, qui allait au-delà des
groupes spécifiques qui gardaient dans leur corps la mémoire du drame nazi. On peut voir ce
processus comme un processus de masse. Si Halbwachs a montré que la mémoire collective est
plurielle, liée à la vie et l’identité des groupes dont elle perpétue les sentiments, les images et la
pensée, dans le cas du procès Barbie, le travail de la mémoire concerne tout le monde et tous
les groupes. Pour créer ce souvenir de masse, il devait adopter une forme spécifique en présen-
tant au public les images vivantes des témoignages et la présence concrète des victimes. La
« manière » du souvenir apparaît comme un processus de masse qui dépasse les contradictions
de l’histoire et les particularités des groupes victimisés et permet l’assimilation d’idées abstraites
concernant le nazisme, les crimes contre l’humanité, la démocratie, les droits de l’homme.
Dans cette entreprise, le côté moral du procès reçoit une place et un rôle uniques. Nous re-
trouvons, laïcisée, la prescription sacrée du devoir de mémoire quand entre en jeu la défense
identitaire et l’assomption des valeurs du groupe dont la mémoire collective juive représente un
cas exemplaire avec sa double injonction : « n’oublie pas » (lo tichka’h, pour conserver les traces
du passé), et « souviens-toi » (zahor, pour renouveler le souvenir par un acte créateur et volon-
taire) (Yerushalmi, op. cit.).
142 | Partie II - Espace et temps

L’oubli opposé à la justice jusque dans les sondages31 est rendu équivalent à un crime social :
« C’est pour les morts, mais aussi pour les survivants, et plus encore pour leurs enfants - et les
vôtres - que ce procès est important : il pèsera sur l’avenir. Au nom de la justice ? Au nom de la
mémoire. Une justice sans mémoire est une justice incomplète, fausse et injuste. L’oubli serait
une injustice absolue au même titre qu’Auschwitz fut le crime absolu. L’oubli serait le triomphe
définitif de l’ennemi » (E. Wiesel, témoin). Opposer un processus psychologique à une notion
légale, lui confère un statut moral qui, balançant l’attitude morale de pardon, devient son con-
traire : une dénégation coupable d’établir la faute que constitue l’oubli a traversé tout le procès.
Avocats, témoins, journalistes s’en prirent au pardon et en appelèrent à la justice : « Je voudrais,
en cet instant, que ma plaidoirie devienne prière pour tous ceux qui ont été gazés, brûlés,
noyés, égorgés, pour tous ces morts sans (sépulture dont la dernière des humiliations fut la
dispersion au vent des fumées des crématoires... Le pardon, seule la victime peut le consentir, à
la condition qu’il lui soit demandé. Ce ne fut pas le cas. Quant à l’oubli, l’usure du souvenir,
abolition de la mémoire, il ne pourrait éventuellement résulter que du pardon. Non, vous n’êtes
pas là pour pardonner et oublier, mais pour juger... À cette heure, je revendique le titre, non de
partie civile, mais de défenseur de l’histoire, de la mémoire, de la vérité, de l’avenir. Cette dé-
fense-là, ne croyez-vous pas qu’elle vaut celle de l l’accusé ? » (Avocat, partie civile).
Pour ceux qui ont vécu la tragédie nazie, l’oubli apparaît comme une insulte aux morts. Le
rappel des faits est un devoir commandé par la mémoire des morts : « Je dépose donc ici sans
haine dans un procès qui n’est pour moi ni celui de la vengeance ni celui du pardon pour les
survivants. L’oubli serait une faute à mon sens... C’est un peu au nom de tous mes camarades
que je voudrais dire ici aux jeunes d’aujourd’hui que si un « plus jamais » doit être dans leur
esprit ce soit bien celui-là ». « J’ai hésité longtemps avant de venir ici. Je me souvenais de tous
ceux à qui j’avais essayé de raconter ces choses inimaginables vécues à Auschwitz et qui me
disaient : Non ne nous parle plus, c’est vraiment trop triste, ce n’est pas possible. J’en étais
arrivée moi-même à dire aussi : à quoi bon ? Mais pour les morts, j’ai finalement estimé que je
n’avais pas le droit de me taire » (Témoins).
Pour ceux qui, contemporains ou non de la tragédie, y restèrent extérieurs, l’oubli est une faute
politique. Le souvenir est un devoir humaniste, un moyen de reprendre le flambeau du combat
qu’ils ne purent rejoindre à l’époque, de s’identifier avec un destin auquel ils avaient échappé.
Le souvenir est une obligation pour le survivant : se substituant aux absents, ils remplissent un
devoir humaniste : l’éducation des masses : « Mais ce procès, je le porte en moi profondément.
Il est fait précisément pour que nous, qui n’avons pas vécu cette époque, nous devenions des
contemporains dépositaires de la mémoire. Car les témoins que vous avez entendus disparaî-
tront et les générations à venir n’auront à leur disposition que des livres ou des documenta-
tions ». « Ce procès est fait pour l’avenir. Vous savez tous que, quand des êtres chers ont
disparu, il vous reste la mémoire de ce qu’ils ont été. Un peuple comme un individu doit avoir
sa mémoire. Le peuple de France n’y a pas renoncé, le peuple juif non plus et je suis ici pour
revendiquer cette double mémoire : du peuple juif qui est la mienne, comme du peuple français
qui est le mien. Ne croyez pas que vous parlant ainsi je m’éloigne du dossier Barbie. Car cette
mémoire, cette histoire, sont bien apparues à travers les témoignages bouleversants des survi-
vants » (Avocats, partie civile).
La mémoire devient ainsi un phénomène de masse qui concerne aussi bien ceux qui ont survé-
cu et ont pour devoir de ne pas oublier que ceux qui viennent après eux et qui ont pour devoir

31 Dans le sondage IPSOS : 72 % des interviewés préconisent le recour s à la justice présenté dans une question

comme alternative à l’oubli qui reçoit 19 % d’adhésions seulement.


Mémoire de masse| 143

de se rappeler. La justice, opposée au péché social, a le pouvoir de légitimer l’appel à la cons-


cience des masses, et sa généralisation à l’histoire présente. Pouvoir d’autant plus fort qu’il
frappe la sensibilité. L’émotion sert de base pour faire comprendre la signification des crimes
politiques et entretenir la révolte contre eux. La mise en scène du procès favorise ce travail actif
des états émotionnels et de l’identification avec les victimes. La mémoire de masse, avec ses
images vivantes, devient ainsi une arme contre le pouvoir trompeur et soporifique de l’histoire.
Dans le procès Barbie, l’évocation de l’assassinat des enfants d’Izieu fut l’acmé de ce travail de
la mémoire : « Pourrez-vous maintenant regarder un cortège d’enfants sortant de l’école, la
main dans la main, sans penser à ces autres enfants qui, eux aussi, la main dans la main, par-
taient vers la chambre à gaz, parce qu’un fou avait décidé qu’il fallait exterminer les juifs ? Pour
vous avoir montré ce qu’était le nazisme, ce procès est déjà un procès gagné » (Avocat, partie
civile).
Je terminerai par une citation empruntée à la dernière plaidoirie de l’accusation où nous pou-
vons observer un autre processus de masse : la formation d’un « symbole de masse » qui est,
selon Canetti, une représentation symbolique de la masse. Il s’agit de « collectivités qui ne con-
sistent pas en êtres humains et sont pourtant perçues comme masses... » Le symbole de masse
la rappelle et « la représente symboliquement dans le mythe et le rêve, dans le discours et dans
le chant » (op. cit. p. 78). Les individus se sentent ainsi en relation avec leur nation via des sym-
boles de masse qui « expriment les idées et sentiments que les nations se donnent d’elles-
mêmes ». Un tel symbole se retrouve dans le procès à propos des enfants d’Izieu. Il fait appel à
l’image du linceul et convoque l’invisible masse des morts pour éveiller la volonté de justice et
de pureté : « La coutume voulait que, dans mon pays, un enfant mort soit enseveli dans un
linceul blanc, car la blancheur est le symbole de l’innocence et toute mort d’un enfant est un
malheur pour l’humanité. C’est ce message que vous avez à faire retentir et bien au-delà de nos
propres frontières. Il faut qu’il atteigne l’Afrique du Sud où des enfants sont en prison et en
danger, le Proche-Orient où ils sont apeurés sous les bombes, l’Argentine où les mères de la
Place de Mai ont réclamé en vain les leurs. Nous, nous sortirons de ces lieux comme nous y
sommes entrés. Dans quelques jours, vous songerez comme d’autres et à bon droit, à partir en
vacances. Mais pourquoi se fait-il que depuis quelques semaines, je ne peux plus, pour ma part,
jeter le même regard qu’auparavant sur les enfants que je vois sortir de nos écoles ? Alors, je
vous demande que sur votre agenda, à cette date du 3 juillet 1987, qui sera celle de votre déci-
sion, vous laissiez une page blanche, symbole de la pureté qu’aura votre jugement et lorsque
quelqu’un vous demandera plus tard la signification de cette page blanche, vous pourrez ré-
pondre tout simplement : « C’est le linceul des enfants d’Izieu » (R. Dumas, avocat, partie ci-
vile).

Conclusion
Dans les remarques conclusives à l’Âge des foules, Moscovici soulignait qu’il fallait dépasser les
limites de la psychologie des masses et l’appliquer dans une direction positive. Le défi lancé à
notre temps qui est entré dans un âge planétaire des foules, est de protéger et restaurer la dé-
mocratie, trouvant des formes substitutives au pouvoir de masse. Ces substituts doivent assurer
les mêmes effets au plan psychologique et utiliser les mêmes moyens pour mobiliser les gens,
les inciter à agir et à contrôler le politique.
La façon dont le procès Barbie a été mené est un exemple de cet usage transformé et positif de
la psychologie des masses. Un groupe de meneurs, luttant pour la justice et la défense des
droits de l’homme, a spontanément élaboré une stratégie qui fait écho aux principes de la psy-
chologie des masses pour maintenir, à l’échelle mondiale, une conscience éthique et le sens de
144 | Partie II - Espace et temps

la démocratie. Cette démarche rejoint celle que J. Le Goff préconise pour « les professionnels
scientifiques de la mémoire » : « faire de la lutte pour la démocratisation de la mémoire sociale
un des impératifs prioritaires de leur objectivité scientifique » et faire « en sorte que la mémoire
collective serve à la libération et non à l’asservissement des hommes » (op. cit., p. 177). La mé-
diatisation du procès Barbie a été critiquée notamment par Finkielkraut (op. cit.) qui a d’une
part, souligné les méfaits de la « confusion sentimentale » et de la « logique du cœur » dont les
plaidoiries ont usé en connaissance de cause ; d’autre part dénoncé « la confiance dans les
vertus pédagogiques et thérapeutiques du petit écran qui, loin d’être un « instrument neutre, un
simple moyen de communication sans effets sur les contenus qu’il véhicule » fait passer
l’événement « du domaine de l’histoire à la sphère du loisir ». Il me semble que le point n’est
pas de définir le meilleur fondement de la conscience juste : droit, raison, science, affectivité,
mais de trouver le moyen de débrider une sensibilité morale qui ouvre sa trace à cette cons-
cience, à un moment où l’oubli et la banalisation du mal - imputable d’ailleurs aux images dont
nous abreuvent les médias plus qu’au mode de consommation de l’actualité qu’ils induisent -
font courir le risque que les crimes contre l’humanité s’effacent, comme leurs victimes, de la
scène de nos préoccupations. Ces remarques suggèrent aussi que la psychologie sociale peut
avoir son mot à dire en tant que science des mœurs, et que l’éthique peut devenir un objet pour
elle.

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