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PHASE IV

L’ETRANGE FILM DE SAUL BASS


Avant de commencer, j’aimerais poser une simple
question : dois-je véritablement présenter Saul Bass ?

Dois-je véritablement présenter l’homme qui a


révolutionné le générique, et fait ceux des plus grands
films de Hitchcock et Preminger, un collaborateur
assidu qui a stylisé les formes et les symboliques afin
de faire simplement de l’ouverture de film un exercice
de style ?

Il semblerait bien, oui. Car il y a quelque chose de


pourri au royaume de Vertigo et de Carmen Jones. Et
si on connait le faiseur, celui qui œuvrait pour les
grands réalisateurs, qu’en est-il de l’homme ? Qui
était Saul Bass ?

A cette question, Phase IV semble apporter des éléments de réponses. Pas forcément ceux qu’on
attendait peut-être, si on était un habitué de ses génériques et de l’ambiance des films de
Preminger et de Hitchcock. Car Phase IV est réalisé en 1974, en pleine décadence des studios,
en plein Nouvel Hollywood, et avec la volonté de ressortir un concept des séries B des années
50 des tiroirs de la Paramount alors en plein chambardement.

Toutes ces idées et les courants alors en vogue à l’époque vont donc donner ce film étrange, en
marge des productions populaires de l’époque de par son ton mélangeant science-fiction, fable
ésotérique, réalisme scientifique et contemplation des déserts de l’Arizona à travers une
atmosphère à la fois glaciale de réalisme et étouffante de par l’ambiance pesante reignant sur le
désert et autour de la base scientifique.
Phase IV, unique film de Saul Bass, va donc peut-être nous mener vers l’homme lui-même, ou
au moins une partie de ce personnage assez obscur du passage entre le cinéma classique et le
cinéma moderne hollywoodien.

Bienvenue dans un univers fait de fourmis, de totems mystérieux, de maisons abandonnées et


de New Age digne des années 70.

Saul Bass naît dans le Bronx, à New York, en 1920. Dessinateur né, comme beaucoup de
dessinateurs, il se passionne pour le constructivisme russe et l’esthétique moderniste lors de ses
études. Il devient tout d’abord graphiste publicitaire freelance et déménage à Los Angeles en
1946, où il y ouvre son propre studio en 1950.

C’est par la suite qu’il débute dans le milieu du cinéma


et dans la réalisation d’affiche de films avec pour
première affiche célèbre celle de Carmen Jones en
1954 pour Otto Preminger. Son travail s’affirme autour
de l’élaboration de formes simples et d’éléments
visuels forts. On dénote aussi l’importance de la
couleur, bien plus stylistique que véritablement symbolique.

Ainsi, c’est à travers l’épure caractérisant son style que Bass se fait connaître et participe à une
révolution de « l’autour » du film, à savoir les génériques ou les affiches. Ici, l’effort est mené
vers la présentation des films, vers une volonté de ne pas vendre le film sur le star-talent comme
c’était véritablement le cas avant ; il suffit de voir une affiche classique pour se rendre compte
que le film est vendu à travers ses acteurs, et parfois sa scène marquante, son money-shot. Le
but de Saul Bass est de représenter l’intrigue par l’image ou par l’animation.

Travailler l’épure et les formes va être d’ailleurs le but même de Saul Bass, comme nous allons
le voir d’ailleurs.

Sachons reconnaître aussi le talent de l’équipe autour de lui : avec John Richardson aux effets
spéciaux, un des très grands du milieu avec notamment la franchise Harry Potter et nombre
d’opus de la saga James Bond du Casino Royal de 1967 jusqu’au Meurs un autre jour de 2002.
Un cador du milieu, donc, mais qui à l’époque n’en était qu’à son neuvième film. Il fera
néanmoins merveille sur les scènes dans les fourmilières, rendant les minuscules insectes
extrêmement vivants. Notons aussi John Barry aux décors (Orange Mécanique, La guerre des
étoiles, Superman) et Dick Bush à l’image (Tommy, Le convoi de la peur, Victor Victoria).
Nous avons donc ici une équipe image choisie avec parcimonie, mais il y a néanmoins quelque
chose qui cloche : tous les films que je vous ai cités sont sortis après Phase IV. Peut-on en
conclure que Saul Bass avait du nez en ce qui concerne le choix de son équipe ? En tout cas, ce
serait une conclusion bienvenue face à ce joli brelan de talents.

Et ce sera surement une très bonne initiative face à l’importance de l’image et des décors dans
ce film.

Intéressons-nous maintenant à l’histoire. Le film démarre par de jolis plans de cosmos (2001
n’est pas loin) tandis que la voix de Michael Murphy nous raconte que des évènements étranges
liés à l’espace poussent les fourmis
à devenir plus intelligentes,
jusqu’au point de former de
véritables sociétés capables
d’anéantir tous leurs prédateurs
naturels. Leur organisation très
avancée leur permet alors de créer
d’étranges constructions de pierre.
Les scientifiques Ernest D. Hubbs (Nigel Davenport) et James Lesko (Michael Murphy)
décident alors de construire une base scientifique afin d’étudier ces fourmis. La population a
alors été expulsée, à part un couple de fermiers et leur fille, qui face à la menace des arthropodes,
finissent par se réunir à la base, mais le couple est alors tué par un produit toxique que libèrent
les scientifiques afin de tuer les fourmis. Ils finissent par récupérer la jeune femme du nom de
Kendra dans leur base.

Néanmoins, ils finissent par se retrouver assiégés par les fourmis qui ont construit des miroirs
afin de refléter le soleil sur la base et ainsi la surchauffer. L’opposition entre les deux
scientifiques, visible depuis le début du film, va alors s’agrandir entre un Lesko pacifiste et un
Hubbs voulant annihiler les fourmis. De plus, Hubbs s’est fait mordre par l’un des insectes et il
en souffre de plus en plus jusqu’à avoir de fortes fièvres, qui ne s’arrangent pas avec la chaleur
du bâtiment. Il soupçonne aussi Kendra d’être un allié des fourmis et ne lui fait pas confiance.

D’un autre côté, Lesko réussit à traduire le langage des fourmis et parvient à les contacter. Il
semblerait qu’ils soient les objets d’étude des fourmis. Alors qu’une des transmissions semblent
désigner une des personnes présentes dans la base, la jeune Kendra se sent désignée et décide
de partir rejoindre les fourmis sans que les deux scientifiques le sachent ou s’en rendent compte.

Hubbs, enragé par les fièvres de la morsure, décide de partir se battre et annihiler les fourmis.
Il tombe dans un piège tendu par les insectes et fini dévoré par les fourmis, sous les yeux de
Lesko horrifié. Il décide alors d’aller vers la fourmilière pour venger son confrère en assassinant
la reine. Cependant, il tombe sur Kendra avec lequel il couche à l’intérieur de la fourmilière.
Une mutation se produit alors dans leur corps et conduit à les recréer sous une nouvelle forme,
mi humaine mi-fourmi.

Commencera alors une nouvelle ère pour les


humains, la phase IV, qui précède la phase I, où les
fourmis ont construit les tours, puis à la phase II, où
elles ont éliminé les derniers occupants de la région
(sauf les scientifiques) et la phase III, où elles ont
assiégé la base.

Le film est donc d’une teneur assez symbolique, comme on peut le constater par ce scénario,
ce qui n’était pas vraiment prévu à la base. En effet, le film devait normalement être une série
B typique des années 50-60, film de monstres à petit budget tel le Them ! de Gordon Douglas
sorti en… 1954. Autant dire que les dits-producteurs, devant le nouvel Hollywood, cherchaient
un moyen de tirer leur carte du jeu assez instable de l’époque. Fait assez amusant, l’idée sera
retentée l’année suivante avec L’invasion des araignées géantes, film tout aussi fauché que ses
ainés, mais qui bizarrement connaîtra un succès bien plus grand que son aîné. Mais là n’est pas
la question.

Car en effet, Phase IV fut un échec cuisant à sa sortie, qui fit surement penser à Saul Bass qu’on
ne l’y reprendrait plus à la réalisation. Et pourtant comme dit précédemment, le film regorge
d’idées, qu’elles soient thématiques, symboliques ou encore formelles et esthétiques. Voyons
d’abord sur le plan narratif.

Tout d’abord, il est évident que Phase IV n’est pas un simple film de monstres. A travers la
métamorphose finale du couple Kendra / Lesko, il existe une symbolique d’un renouveau assez
pessimiste ou l’humain doit s’adapter ou mourir. D’autant plus que la mort de Hubbs, seulement
dû à son incompréhension de la fourmilière et à une forme d’humanisme l’empêchant de
reconnaître la puissance si ce n’est supériorité des fourmis. Il est dès le départ condamné à
mourir par son attitude agressive et destructrice.

La défense du point de vue insectoïde est aussi visible à travers les nombreuses séquences se
déroulant dans les conduits de la fourmilière. L’instant de recueillement des fourmis en deuil,
par exemple, est un moment fort indiquant le peu de différences qui les sépare alors de l’espèce
humaine. Néanmoins, cette idée est parfois contredite par certains plans assez durs, que ce soit
les dévorements de cadavres, filmés en plan long et accélérés sont difficilement regardables
sans au moins émettre une grimace de dégout. On pense alors aux scènes montrant les fourmis
sortir des trous de la main des habitants.

Les scientifiques, et Hubbs notamment, ne sont cependant pas en reste, avec les attaques de
pesticides surpuissants réussissant même à tuer des humains. D’ailleurs, les fourmis à travers
tout le film ne font appel qu’à une forme de légitime défense, ne commençant à attaquer les
humains qu’au moment ou Hubbs par volonté de provocation, détruit les tours qu’elles ont
construites. De même le siège ne commence véritablement qu’après l’attaque à l’insecticide.

Difficile alors de voir les fourmis autrement que des créatures ne faisant que se défendre. On
pourrait d’ailleurs en ce sens se rapprocher dans cette construction narrative des films mettant
en scène des rencontres entre occidentaux et indigènes, et le parallèle devient alors intéressant :
car le film ne raconterait alors qu’un choc des cultures.

Mais si choc des cultures il y a, en regardant de près les « indigènes », on pourrait alors plus
parler de choc de la civilisation face à la nature. Et c’est là que la portée du récit qui nous est
contée devient intéressante. Car le film parle avant tout de ce combat, où plutôt même de cette
revanche de la part de la nature à travers une assimilation des hommes, une transformation
symbolique évoquant une nouvelle manière de penser le rapport de l’homme à la nature, mais
aussi de saper sa prétendue supériorité, défendu notamment par Hubbs dans plusieurs extraits
où il ne peut imaginer l’intelligence des fourmis et les suppositions de Lesko sur l’espèce.

D’ailleurs, le personnage de Hubbs est assez intéressant : extrêmement proche de l’archétype


du scientifique classique, enfermé dans ses recherches et ne voyant que les autres soit comme
des sujets, soit comme de simples outils pour son travail, à l’image de Lesko, dont il ignore les
demandes à travers le film.

Lesko, lui, représente déjà un rôle plus proche de l’homme normal, à la vie normale, et il se
détache ainsi de Hubbs, d’une part par une forme de conflit de générations entre le jeune Lesko
et le vieil Hubbs, mais aussi par une humanité plus prononcé, notamment lors de la découverte
des cadavres des parents de Kendra, où Hubbs, stoïque ne se rend presque pas compte de leur
mort, ne les voyant que comme des objets d’analyse du comportement des fourmis (à travers
notamment une très beau modèle de main d’où sorte les fourmis.

Le rôle de Kendra est plus difficile à définir. Si elle semble corrélée aux fourmis par les
nombreux plans sur elle, où la séquence où elle semble capable de parler aux fourmis, elle ne
cache pourtant pas sa haine d’elles, notamment dû au meurtre de son cheval. Elle semble
pourtant avant tout représenter la peur face à un élément qu’elle ne comprend, et dont elle
ressent avant tout une fascination. De même que Kendra représente la peur, Lesko semble
représenter la volonté de compréhension et Hubbs une forme de conformisme dans un
humanisme conduisant à un spécisme doctrine naissant justement dans les années 70, au
moment où le film est fait.

Mais ce n’est pas la seule théorie autour des


symboliques du film.

A travers notamment la fourmilière, une société


d’individus invisibles et capable de détruire un
ennemi largement aperçu comme plus fort,
certains critiques y ont vu un film clairement anti-capitaliste, et notamment à travers la guerre
du Vietnam, et les attaques dévastatrices des Vietcongs qui n’avaient pas peur du sacrifice
comme prix de la liberté, tels les fourmis se passant l’extrait de l’insecticide et mourant une à
une afin que la reine puisse enfin l’avoir pour créer une nouvelle génération de fourmis, capable
de résister au poison de la poudre jaune.
Il est aussi intéressant de voir dans le paradis désertique où errent les deux scientifiques, une
sorte de fin du monde, ou en tout cas d’une espèce humaine en déroute, tiraillé entre des
personnages intransigeants dans leur volonté de savoir et une administration égarée et pas
vraiment consciente de la réalité des faits, multipliant les coupures budgétaires.

Ainsi la fin du film laisse presque à penser que la solitude des personnages est réelle, dans le
fait que l’impossibilité de communication laisse présager que le reste de l’humanité subit
actuellement le même traitement par les fourmis, à moins qu’il ne le subisse qu’à la suite de la
phase IV.

Le film s’inscrit donc pleinement dans les


requestionnements idéologiques de
l’Occident à la suite des différents
bouleversements politiques de la fin des
années 60. De même, on peut ainsi dire qu’il
s’inscrit dans le Nouvel Hollywood.

Cependant, il serait difficile de mettre en parallèle les reconstructions apportés par le


mouvement artistique dans le film, du fait de ses personnages plus proches du cinéma de série
B que des archétypes nouveaux des années 70 vus dans des films comme Bonny and Clyde ou
encore Taxi Driver. Cette ambiance de cinéma de science-fiction des années 50 est notamment
visible à travers ces personnages, pouvant rappeler ceux des adaptations des romans de Jules
Verne ou de la première Guerre des mondes. Le scientifique (Hubbs) est en effet totalement
désuet dans la galerie des personnages des années 70, dû aux faits qu’il s’agisse d’un
personnage de classe sociale aisée au contraire des motards et autres chauffeurs de taxi.

C’est peut-être d’ailleurs une des raisons de l’échec du film, dont la structure classique
emprunte beaucoup aux films des années 50. On pourrait d’ailleurs presque résumer Phase IV
comme « un film de série B sérieux ».

On peut aussi s’étonner des travaux sur les décors, très « bassiens » dans l’inspiration très
visible du constructivisme russe, à travers l’épure des formes représentés, que ce soient les
totems et les miroirs du côté fourmi, et le dôme scientifique du côté humain. Dans les
inspirations, on ressent évidemment la patte de Kubrick et de son 2001, très visibles dans
l’ambiance générale du film, lente et lourde, composé souvent de plans fixes ajoutant cette
impression de temps étiré, déroulé jusqu’à l’extrême afin de comprendre parfaitement la
situation vécue par les chercheurs.

Cette ambiance est aussi visible dans les


décors choisis, l’Arizona en plein été, chaud,
brûlant, rappelant alors l’ambiance étouffante
des westerns spaghetti, encore frais dans la
mémoire des réalisateurs américains (Le bon,
la brute et le truand est sorti en 1966).

Il est donc intéressant de voir cet unique film de Saul Bass, comme une tentative
d’avertissement sur les dangers du progrès aveugle. Cette thématique écologique fait d’ailleurs
de Phase IV un film terriblement avant-gardiste et pourtant connu seulement des cinéphiles
pointus. Son message reste encore d’actualité, à l’heure où le réchauffement climatique est
devenu une réalité problématique.

Le film s’inscrit aussi comme un élément de passage entre le cinéma de série B pas forcément
toujours convaincant et un cinéma d’anticipation plus réaliste et politique comme Bienvenue à
Gattaca. Cependant sa forme de fable en fait un objet hors du temps, plus proche alors de Soleil
Vert, sorti deux ans plutôt ou de L’Age de cristal qui sortira un an plus tard. Il se dégage
néanmoins de ces deux contemporains par son message bien moins humaniste que dénonciateur
d’une vérité qui s’avèrera décisive dans les prochaines décennies.

Quant à Saul Bass, le film représente bien plus pour lui un écart de parcours qu’un véritable
point saillant de son travail au cinéma. Il reste aujourd’hui bien plus connu pour son travail de
dessinateur et de créateur de génériques.

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