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CHRONIQUE
D'UNE RELANCE ANNONCEE...
Françoise Clavairolle
mai 1995
9Ö42ÖÖ7030
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240
CHRONIQUE
Françoise ClavairoIIe
"Les Chemins de la soie"
Groupement pour la connaissance et la mise en valeur du patrimoine ethnologique
Cette étude a bénéficié de nombreux apports et soutiens.
Je remercie toutes celles et tous ceux qui m'ont ouvert leur porte et ont bien voulu me
consacrer de longs moments: séricicultrices et sériciculteurs d'hier et d'aujourd'hui,
membres de la "filière", conseillers... et en tout premier lieu Michel Costa qui en dépit de
ses innombrables tâches a toujours su et voulu se rendre disponible.
Je tiens à remercier également Christian Jacquelin et Denis Chevallier qui m'ont fait
confiance et ont suivi avec bienveillance mon travail.
Enfin, je ne ne saurais oublier Marc Henri Piault dont les suggestions et les critiques
m'ont été extrêmement précieuses.
4
La soie...
Six siècles pour conquérir les vallées cévenoles,
Trois décennies d'une prospérité qui s'estfixéedans les mémoires comme
un véritable âge d'or,
Un siècle de déclin qu'aucune intervention n'est parvenue à enrayer.
Les derniers élevages ont eu lieu en 1968,
Pourtant, moins de 5 ans plus tard, la sériciculture renaissait de ses cendres.
Les causes du déclin de la production de la soie sont multiples. Si l'on ne s'en tient qu'à la
période de l'après-guerre, on peut en retenir principalement deux qui font l'objet d'un
consensus:
- la popularité de certains textiles synthétiques, longtemps appelés "soie artificielle" en
raison de leur texture proche de celle de la soie naturelle,
- la concurrence des soies extrême-orientales qui arrivent à Lyon à des tarifs imbattables.
D'autres explications peuvent être avancées sur lesquelles les avis divergent, selon le
point de vue d'où l'on se place. Les sériciculteurs cévenols, les filateurs, les Soyeux
lyonnais, les spécialistes de cette production ont chacun leur version. Ils n'attachent pas
une égale importance aux faits et aux circonstances.
Prenons les sériciculteurs: ils renvoient souvent dos à dos les filateurs et les Soyeux,
ceux-ci étant souvent sous la coupe de ceux-là1 et ayant, les uns comme les autres, joué
la carte de leurs intérêts corporatifs plutôt que défendu le principe d'unefilièrenationale.
A leurs yeux, lesfilateursles ont trahis en s'accomodant des primes au kilo de cocons
plutôt que d'accepter de les payer plus cher si des droits de douane avaient été établis sur
les cocons d'importation2.
1
On assiste en effet à un mouvement d'accaparement des filatures cévenoles par les
entreprises lyonnaises qui disposent d'importants capitaux en même temps qu'ils
possèdent une vieille expérience industrielle et une puissante organisation commerciale.
Charles Teissier du Cros, La production de la soie dans les Cévennes, Paris: V. Giard
et E. Brière, 1903.
2
L'ouverture du Canal de Suez en 1869 a facilité les échanges avec l'Extrême-Orient et
notamment avec la Chine et le Japon, principaux producteurs de soie. Les producteurs de
6
Lesfilateurs,pour leur part, font la sourde oreille aux reproches que leur adressent les
sériciculteurs mais se rangent à leurs côtés quand il s'agit d'accuser les Lyonnais d'avoir
délibérément sacrifié leur profession à des intérêts égoïstes.
Les Soyeux partagent l'avis des économistes qui réfléchissent au déclin de la sériciculture
et de la filature françaises: c'est une évolution inéluctable, "un chapitre de l'histoire
économique plus que de géographie vivante" pour reprendre l'expression de M.-A.
Carrón3. Selon eux, ces deux secteurs d'activité sont irrémédiablement condamnés du
fait de la concurrence asiatique et le moins que puissent faire les pouvoirs publics, c'est
de soutenir le tissage, seule branche de cette industrie qui soit encore viable parce que la
Fabrique lyonnaise demeure inégalable sur le plan international.
Enfin, les techniciens imputent au système technique une part importante de
responsabilité dans le déclin de la sériciculture: les méthodes d'élevage sont dépassées,
les rendements sont faibles, la main d'oeuvre insuffisante.
Malgré lafroidelucidité des uns et le découragement des autres, des hommes ont refusé
ce verdict pessimiste et, très tôt, essayé de donner un nouveau souffle à la production
séricicole et à la filature française, qui, à la fin de la seconde guerre mondiale, se
depuis près de 30 ans grâce aux travaux de Pasteur. C'est cependant après la guerre de
14-18 que les pouvoirs publics et les organismes techniques se soucient véritablement du
devenir de cette production et s'interrogent sur les moyens à mettre en oeuvre pour
infléchir ce qu'on commence à qualifier de déclin. Jusqu'à la deuxième guerre mondiale,
le relèvement de la sériciculture semble encore concevable à condition d'entreprendre un
sérieux effort de modernisation des techniques et des structures de production. Il s'agit
principalement de parvenir à en abaisser les coûts en apportant des améliorations à tous
les niveaux de la chaîne technique.
La seconde guerre mondiale constitue donc un véritable tournant que scellera le Congrès
séricicole international, organisé à Aies en 1948: c'est en effet à ce moment là que le
maintien de l'activité séricicole devient l'enjeu d'une réflexion plus large concernant le
développement des zones défavorisées.
La modernisation des techniques demeure à l'ordre du jour mais elle n'apparaît plus
comme l'unique domaine d'intervention pour sauver la production française: plutôt que
de se positionner par rapport au marché international grâce à l'abaissement des coûts de
production, l'objectif est alors de trouver de nouveaux marchés et de mettre en oeuvre de
nouvelles formes de production.
Cependant, l'économie rurale cévenole se dégrade progressivement, minée par la
stagnation des prix et l'impossiblité de rémunérer correctement une main d'oeuvre
paysanne qui se fait de plus en plus rare et onéreuse puisque les salaires agricoles sont
indexés sur l'augmentation du revenu moyen de la population. Face à l'intensification du
phénomène migratoire qui provoque un afflux de population vers les petites villes du
Piémont cévenol, guère mieux loties pourtant en terme d'emplois puisque l'industrie y
perd également ses positions, les instances agricoles et les pouvoirs publics prennent la
mesure de ce que signifierait la disparition de la sériciculture: la suppression de cette
quasi unique source de revenu monétaire conduirait à une désertification croissante des
vallées rurales sans que les populations contraintes à l'exode soient pour autant assurées
9
de résoudre leurs difficultés matérielles en trouvant des emplois rémunérateurs dans les
agglomérations périphériques.
Dès 1947, la station séricicole d'Alès étudie puis tente de lancer le tissage artisanal de la
soie comme moyen d'enrayer le processus de dépopulation rurale. Cette initiative
s'appuie sur une étude publiée par la revue "Economie et humanisme" dans laquelle sont
analysées les causes de l'exode rural dans la partie montagneuse du département des
Alpes-Maritimes et qui se conclue de la façon suivante: le dépeuplement n'est une
évolution naturelle et inévitable que tant qu'on se refuse à mener de front une réflexion
en termes techniques et sociaux. Le mécanisme de la dépopulation, présenté trop souvent
comme une fatalité, peut être stoppé à condition que l'on consente à compléter l'activité
agricole par une activité artisanale autonome. Pour l'auteur, il ne s'agit en aucune manière
de réhabiliter le travail à façon qui place l'artisan sous la coupe du donneur d'ouvrage
mais de promouvoir un artisanat indépendant. Dans le cas de la soierie, cette
indépendance parait d'autant plus réalisable que la cellule domestique est en mesure
d'assurer à la fois la production de la matière première (la sériciculture) et sa
transformation (lafilaturepuis le tissage). La notion de filière intégrée, concept novateur
si l'on se réfère à la longue histoire de la production soyeuse française, se dessine donc en
filigrane derrière celle d'artisanat autonome.
Deux métiers sont ainsi mis au point, à la demande d'une mission séricicole d'évaluation
et d'observation, composée de représentants de la profession et des services officiels de
l'agriculture, du génie rural et de la recherche agronomique, mandatée par le Ministère de
l'agriculture et le Groupement d'achat et de répartition des soies.
10
Le métier à tisser appelé Provence se présente comme une adaptation du métier à tisser
lyonnais. D'un moindre encombrement ( 1 m 50 x 1 x 2) afin de trouver plus aisément à
se loger dans les foyers ruraux, il offre la possibilité de tisser des pièces de 0 m 70 de
large sur 60 m de long, l'ourdissage* pouvant s'effectuer directement sur le métier. Le
second modèle, dénommé Artitex, peut produire des echarpes de petites dimensions:
environ 1 m 30 de longueur. D'un maniement facile et ne nécessitant pas un long
apprentissage, il devrait convenir parfaitement, selon les experts, aux jeunes filles et
femmes. Au terme de plusieurs séances de démonstration effectuées dans des bourgades
cévenoles, comme Mandagout et Lasalle, la mission d'observation concluait à la
faisabilité du projet et proposait sa mise en oeuvre.
Lors du VIIo Congrès séricicole international, le directeur de la station séricicole d'Alès,
André S., et son collaborateur, Fernand S., ont attiré l'attention de leur auditoire sur ce
programme artisanal en avançant une série d'arguments qui préfiguraient alors les
actuelles préconisations du Ministère de l'Agriculture en faveur d'une requalification des
populations rurales des zones défavorisées. La thématique du discours n'est pas sans
rappeler certaines initiatives contemporaines en vue de procurer des sources d'activité
complémentaires aux habitants des espaces ruraux5. Les orateurs font effectivement état
d'une "conception d'avenir de l'économie agricole cévenole qui, avec le ver à soie, la
châtaigne, les cultures vivrières, le tourisme, l'abeille, les plantes médicinales devrait
parvenir à amorcer son redressement". L'avenir leur a en partie donné raison: c'est
effectivement par une diversification et une revalorisation des productions
"traditionnelles" que l'agriculture cévenole parvient aujourd'hui à résister à l'érosion,
même si l'on est bien obligé d'admettre qu'on est encore loin d'un véritable redressement.
5
Voir en particulier la mise en oeuvre en 1992 du label "paysage de reconquête",
imaginé par le cabinet du Ministre de l'Environnement, Ségolène Royal, afin de soutenir
les productions agricoles de qualité, ancrées dans un terroir.
11
Au cours des années 50, les professionnels de la sériciculture, les techniciens et les
chercheurs ont trouvé un relais à leur préoccupation dans un réseau qui s'est mis en place
à l'échelon national et rassemble tous ceux qui réfléchissent à la mise en oeuvre d'un
programme de rénovation de la vie rurale cévenole. Des personnalités influentes et
représentatives de ce qu'on peut désigner comme le notabiliarat cévenol en font partie:
on y trouve aussi bien le Président de la Commission nationale de modernisation du
Bas-Rhône-Languedoc que celui du Club Cévenol ou encore le Directeur du Muséum
national d'histoire naturelle.
En 1953, deux journées d'études6 organisées par la société d'agriculture d'Alès et des
Cévennes se déroulent dans cette ville sous l'égide des personnalités précédemment
citées. A cette occasion sont esquissées les grandes lignes d'un programme de rénovation
des Cévennes qui retient comme pivots la culture du châtaignier et l'élevage du ver à
soie7. Le "Comité de rénovation des Cévennes", fondé sur cette lancée, reprend les
préconisations du groupe de travail et décide alors d'axer son action sur le renouveau
séricicole. Il publie un bulletin consacré à la "rationalisation industrielle et artisanale de la
production du cocon de soie" dont la rédaction est assurée par André S., directeur de la
Station séricicole d'Alès et également secrétaire général de la société d'agriculture,
fondateur et secrétaire du "Comité de rénovation des Cévennes".
6
"Journées d'études cévenoles", Bulletin de la société d'agriculture d'Alès, 4° trimestre
1953.
7
Dans le concert de voix en faveur d'un renouveau de la soie, des avis dissonnants se
font cependant entendre qui attirent l'attention sur le danger d'asseoir un renouveau
économique sur une production qui est en régression caractérisée.
13
Bien qu'affaiblie par le succès des textiles artificiels, la consommation française de soie
est loin d'être inexistante puisqu'elle oscille entre 1000 et 2000 tonnes par an. La
concurrence internationale8 appelle donc d'importantes améliorations techniques afin de
réduire les coûts de production. Dans une page introductive, l'auteur tient le discours de
la rationalité technique qu'il oppose à la tradition. D'un côté en effet le passé, lourd de
ses nostalgies mais aussi de ses routines génératrices d'échec, marqué par la stagnation
économique et sociale, de l'autre l'avenir, une "aube nouvelle" qui point grâce à l'alliance
de la rationalité technique et de la recherche scientifique: "l'aboutissement de longues
recherches en laboratoire" est en effet ce qui doit permettre de "faire maintenant du neuf
et du raisonnable en sériciculture"9.
André S. effectue le constat suivant: la sériciculture périclite lorqu'elle est une activité
secondaire et de faible importance alors qu'elle est par ailleurs très absorbante et
exigeante en force de travail. Il se propose donc d'ouvrir la perspective d'une
rationalisation de cette activité sous une forme industrielle. La première innovation
concerne l'adoption des élevages imbriqués et successifs qu'il préconise depuis plus de 20
ans10 ; il s'agit d'élevages qui se succèdent et sont couplés de façon à ce que la fin d'un
élevage coincide avec la mise en incubation d'un autre tandis qu'un troisième en est à mi-
parcours. Ce système permet en théorie d'effectuer de 7 à 14 élevages annuels selon les
sols et les climats et garantit une utilisation optimale des locaux et du matériel pendant 5
à 8 mois. Deux facteurs concourront à la réalisation de ce plan dont on peut se demander
pourquoi il n'a pas été envisagé plus tôt: la mise au point de vers à soie polybrides issus
de croisements entre des races chinoises et japonaises particulièrement performantes et
8
A titre indicatif, le prix du kilo de cocons frais s'élève à 7 frs en italie, 4, 80 au Japon et
9,20 en France.
9
"Etude technique et économique sur la rationalisation industrielle et artisanale de la
production du cocon de soie (France et Algérie)", Bulletin commun de la société
d'agriculture d'Alès et des Cévennes et du Comité de rénovation des Cévennes, 1961.
10
Congrès national séricicole de Villeneuve de Berg, Valence: Charpin et Reyne,
1940.
14
Le Club cévenol, dont les origines remontent à la fin du XIXo siècle11, s'est forgé la
réputation d'être un pôle de réflexion sur l'avenir économique de la région. Ses objectifs
étant à la fois "d'encourager toutes les initatives orientées vers le maintien et la création
d'activités permettant aux Cévenols et Caussenards de continuer à vivre dans leur
pays12" et d'en "sauvegarder le patrimoine naturel et culturel"13, le maintien puis la
relance séricicole se sont tout naturellement trouvés au centre de ses préoccupations.
Activité emblématique des Cévennes, la production de la soie peut en effet être
considérée tout à la fois comme un élément de la culture des Cévennes et l'une de ces
principales ressources matérielles.
Comme le fait remarquer le sociologue G. D. Premel, le Club cévenol, bien que
"déconnecté par rapport aux dures réalités de terrain" (la composition socio-
professionnelle de ses instances de direction ne reflète pas la réalité sociologique de la
population cévenole), est cependant un "passage obligé"14 pour toute initiative qui vise à
promouvoir l'économie cévenole. Si on étudie la liste de ses membres d'honneur et la
composition de son "Comité central"15, on trouve mentionnés un ministre, des avocats
dont un au Conseil d'Etat et un autre au barreau de Londres, plusieurs hommes de lettres
dont un académicien et un lauréat du prix Goncourt, le PDG d'une grande banque
11
Le Club cévenol a été fondé en 1894.
12
Extrait de l'article 1 des statuts du Club cévenol.
13
Idem.
14
Gérard D. Prémel, Innovations techniques et sociales en Cévennes, Thèse de
doctorat de 3° cycle, Paris: EHESS (Centre de sociologie rurale), 1984, p. 187.
15
Autrement dit, son Conseil d'administration.
15
C'est en s'appuyant sur le Club et le vaste réseau à l'articulation duquel il se situe, qu'en
1961 la "Fondation Olivier de Serres" voit le jour19. Prenant la suite du "Comité de
rénovation des Cévennes", elle affiche dans son intitulé son objectif prioritaire:
"Fondation Olivier de Serres pour la production valorisée de la soie..."20. Son président,
André S. estime que l'heure est venue, après une période de réflexion et d'éducation
conduite au sein du "Comité de rénovation des Cévennes", de passer au stade de la
réalisation. L'équilibre ancien "établi sur l'alternance des activités agricoles et industrielles
touchant à la production de la soie" est en effet plus que jamais menacé et sa
reconstitution désignée comme la tâche à accomplir d'urgence. Dans une circulaire
publiée par la revue Causses et Cévennes, André S. propose la mise en application d'une
"nouvelle formule": produire intensivement du cocon en séparant la culture du mûrier de
l'élevage du ver à soie et réaliser plusieurs éducations* printanières (et éventuellement
automnales) imbriquées, "sous forme coopérative, artisanale et industrielle"21. Les
principales conséquences de ces innovations devraient porter sur les coûts de production
et donc sur la rentabilité du cocon: selon l'hypothèse d'André S. il serait en effet possible
d'atteindre une réduction de 50% du coût de la main d'oeuvre. Cette formule opère une
rupture par rapport aux propositions antérieures puisqu'elle suppose une réorganisation
de la production qui se fonde sur la division du travail et la spécialisation des
producteurs: d'un côté des agriculteurs qui se consacreront exclusivement à la culture
des mûriers et qui livreront seulement la feuille, sans avoir à assurer la conduite de
l'éducation; de l'autre, des sériciculteurs qui n'auront d'autres attributions que de nourrir
les vers à soie et leur consacrer tous les soins nécessaires à une bonne croissance.
L'auteur du projet reprend également l'idée déjà émise par le Comité de rénovation des
Cévennes: la réalisation de plusieurs élevages imbriqués se succédant de mai à octobre. A
côté des solutions techniques envisagées, ce document est particulièrement intéressant
ou des sociétés d'aménagement rural mais aussi élus puisque sur 11 membres on ne
compte pas moins de 4 maires et 4 conseillers généraux.
20
Souligné par nous.
21
André Schenk, "Fondation Olivier de Serres", Causses et Cévennes, n°l, 1962, p.
426.
17
22
Causses et Cévennes, n°l, 1962, p. 427.
23
II s'agit de ce qu'on appelera plus tard la nourricerie*.
18
Le Club cévenol fait de sa revue la tribune de ces propositions qui par son intermédiaire
ont la possibilité d'atteindre un large public: son lectorat couvre en effet toute l'éventail
social, depuis le paysan le plus humble jusqu'aux personnalités régionales qui occupent
des positions stratégiques dans différents organismes et associations locales ou au sein
des collectivités territoriales. Il s'agit donc de sensibiliser la population à travers un
organe d'information disposant d'une légitimité historique et sociale et dans le même
temps d'impliquer les décideurs et de les inciter à apporter un soutien actif au projet. La
forme choisie pour atteindre l'opinion est celle de la lettre ouverte qui interpelle le
lecteur: "Cévenols..."; le vocabulaire celui de l'urgence: "notre association est décidée à
promouvoir le sauvetage économique des Cévennes..."; "Vous pensez que vous avez le
temps, mais le destin n'attend pas" ou encore "Pensez que c'est en ce moment qu'il faut
agir et non plus tard"... Ces exhortations ne seront pas vraiment entendues ou plus
exactement n'auront pas le retentissement espéré auprès des agriculteurs: les élevages
réalisés dans le cadre de la SICA Cévennes-soie à l'initiative de la Fondation Olivier de
Serres seront sans lendemain.
Les raisons de cet échec tiennent à des facteurs à la fois psycho-sociologiques et
techniques. En dépit des invitations répétées de André S. à briser le cercle vicieux du
découragement, les Cévenols ne parviennent pas à retrouver "foi en l'avenir". Pour
beaucoup, la soie appartient au passé et mûriers et magnaneries sont perçues comme les
stigmates de ce passé. Malgré le succès de l'expérience des magnaneries coopératives de
1962-63, cette innovation ne parvient pas à se diffuser24 auprès des paysans qui ne
Nous avons souligné par ailleurs les difficultés rencontrées à mettre en place en
Cévennes des formes coopératives d'organisation du travail.
19
croient plus en un renouveau de la soie. Une seconde difficulté réside dans l'absence de
plantations de mûriers à pousse continue et par conséquent dans l'impossiblité à réaliser
l'un des volets du programme: les élevages successifs et imbriqués. En dépit des résultats
positifs de l'année 1963, 1964 est marquée par un recul de la production et la Fondation
Olivier de Serres est obligée de renoncer à ses projets de plantation.
Les conséquences de cet échec seront désastreuses pour lafilaturede St Jean du Gard:
par manque de matière première, elle sera contrainte de cesser son activité.
Une note datée de juin 68 établit un bilan de la production séricicole: en 1967, seulement
133 exploitations ont été concernées par cette activité. La sériciculture n'est plus alors
pratiquée que par des familles d'exploitants âgés, disposant d'un revenu agricole faible et
d'une main d'oeuvre sans occupation régulière. Le prix d'achat des cocons au producteur
(11,20 frs) ne compense pas même les frais de main d'oeuvre (15,75 frs par kilo). Seules
les aides du FORMA23 ont donc jusque là permis d'harmoniser le prix de vente des
cocons et le prix payé aux sériciculteurs. La conclusion du dossier est sans appel: "un
renouveau de l'élevage séricicole ne peut donc être conçu que si les agriculteurs peuvent
avoir la garantie d'un prix de vente supérieur au prix de revient, ce qui paraît douteux
dans les conditions actuelles"26.
25
Le FORMA est le Fonds d'Orientation et de Réorganisation des Marchés Agricoles.
Les aides qu'il distribue aux sériciculteurs se décomposent en aides directes (primes aux
cocons) et aides indirectes (achat de graine et incubation, subventions de
fonctionnement).
26
Note sur l'avenir de la production séricicole, juin 1968, p.6.
20
Au fond, la suppression des aides ne fait qu'entériner une évolution depuis longtemps
déjà amorcée et qu'aucune des mesures prises antérieurement pour soutenir ce secteur
d'activité n'était parvenue à enrayer. On peut en effet considérer que la fermeture en 1965
de la dernière filature en activité puis l'exportation des derniers cocons produits
localement vers des établissements italiens ont anéanti l'ultime espoir de voir la
sériciculture française se redresser. Son maintien sous perfusion au cours des trois années
suivantes n'a eu d'autre but que de permettre au groupe clairsemé des sériciculteurs
d'opérer, lorsque c'était possible, une reconversion en douceur, et, dans la plupart des
cas, d'aider les plus âgés à attendre le moment de faire valoir leur droit à la retraite. Les
actifs agricoles se sont alors tournés vers les rares alternatives qui s'offraient à eux:
l'élevage caprin et/ou l'apiculture.
Tout donnait à penser que cette activité, longtemps considérée comme l'une des
principales composantes de la civilisation cévenole au côté de l'arbre à pain28 et de la
Bible29, disparaissait de façon définitive. Certains paysans ont alors arraché leurs mûriers
27
Marie Antoinette Carrón, op. cit., pp. 77-78.
28
Le châtaignier.
29
" La Bible donne à la majorité des Cévenols leur culture, l'arbre à pain, le châtaignier,
facilite les fortes densités, l'arbre d'or, le mûrier, insère le pays dans la grande économie
et lui apporte la prospérité. C'est aussi cette trilogie qui fait l'unité cévenole" écrit
Philippe Joutard. Philippe Joutard, "Les Cévennes entrent dans l'histoire (fin XVo siècle
- 1685)", Les Cévennes de la montagne à l'homme, Toulouse: Privat, 1979, p. 97.
21
dont la silhouette vigoureuse, le feuillage luisant et d'un vert ardent leur rappelait
cruellement les temps révolus où la sériciculture était leur principale source (unique
parfois) de revenu monétaire; d'autres au contraire les ont entretenus précieusement,
s'appliquant chaque automne à en éliminer le bois mort, les taillant à la fin de l'hiver
comme si chaque printemps allait ramener dans la magnanerie une chambrée de vers à
soie. Les premiers voulaient en finir, tourner une page qu'ils pensaient définitive tandis
que les seconds se refusaient à perdre tout espoir, tant ils identifiaient le destin des
Cévennes à celui de la sériciculture: accepter sa disparition, c'est admettre celle d'un pays
dont elle était un peu l'âme. Les témoignages rendent compte de l'ambivalence des
sentiments qu'est susceptible d"éprouver un même individu: on clame son exécration de
la sériciculture ("un tue-monde", "je m'y suis ruinée la santé") et on prone l'arrachage
systématique du mûrier ("que voulez-vous, il faut vivre avec son temps et c'est plus celui
de la sériciculture!") et dans le même temps on avoue avoir gardé au fond de soi une
faible lueur d'espoir ("on pouvait pas s'empêcher d'espérer que ça allait repartir, on était
tous prêts à écouter ceux qui nous disaient que ça marcherait, pif!M").
vaut plus rien et d'ailleurs il en reste plus rien..."), et la perte de sens dont étaient
affectées leur économie et les valeurs qui les avaient forgés.
Le refus de "revenir en arrière" va de pair avec celui de croire en un avenir possible et de
s'attacher à le construire. Force est d'admettre que les Cévennes vivent alors un
processus d'"involution"30 à la fois technique -les pouvoirs publics n'ont fourni aucun
effort véritable pour soutenir une évolution du système de production agricole
traditionnel-, écologique -l'espace façonné par l'homme au fil des siècles ne cesse de
régresser au profit d'une végétation improductive-, sociale -la dévitalisation est telle qu'il
n'existe quasiment plus de reproduction sociale- et enfin culturelle - l'emprise idéologique
et culturelle du modèle dominant annihile tout sentiment identitaire susceptible de
s'affirmer positivement. "La scène est parsemée de figurants découragés": l'accablant
verdict d'un agent de développement qui exerce dans le Boischaut31 aurait parfaitement
pu s'appliquer aux Cévennes!
économiques, c'est cependant à partir d'elle qu'il nous paraît possible d'appréhender
l'irréversibilité du déclin rural.
Pour nombre d'entre eux, la disparition de cette activité est la principale responsable des
changements observés: "En quelques années, les magnaneries ont été désaffectées, la
plupart desfilaturesqui animaient nos villages ont cessé leur activité et notre économie a
été ruinée: c'est là une des principales causes du départ de nos populations"33 déplore le
maire d'une bourgade cévenole en 1957. Au sein du groupe des agriculteurs, les plus
âgés associent également la "fin des Cévennes" et celle de la soie: "Au moment où les
filatures se sont arrêtées, ça a été un arrêt pour le pays" estime cette anciennefileuse."Si
vous aviez connu le pays d'avant et vous voyez celui de maintenant... Ca a changé du
tout au tout. Lafinde la soie, ça a été l'arrêt de mort" ajoute cette séricicultrice.
Les Cévennes se sont laissées glisser passivement vers un destin dont l'horizon est fermé
par la désertification croissante des villages et des hameaux, l'ensauvagement des terres
et le non renouvellement de la population. En contester le caractère inéluctable est perçu
comme un combat d'arrière-garde; l'issue est déjà programmée. Chaque année amène le
départ à la retraite d'un paysan et ceux qui ont résisté se trouvent confrontés au seul
secteur d'investissement qui connaisse un certain succès et les condamne pourtant à
disparaître: les plantations forestières de résineux qui empiettent sur les prairies et
obstruent les parcours des troupeaux.
Au cours des années 70, "la mort du village était leur seul projet d'avenir" n'hésitent pas à
affirmer N. Eizner et H. Lamarche à propos des habitants de Barre-des-Cévennes34.
33
Marceau Lapierre, "Filature française de soie des Cévennes", Causses et Cévennes,
n°4, 1957, p. 75.
34
Nicole Eizner et Hugues Lamarche, "Barre-des-Cévennes ou le sursaut d'une
société locale", Sociologie du travail, n°2, 1983, p. 184.
34
Gérard D. Prémel, op. cit., p. 2.
24
Constat qui vaut alors pour l'ensemble des communes cévenoles: quoi qu'on puisse
entreprendre, il n'y a plus d'avenir en Cévennes et chacun de pousser ses enfants vers les
villes où ils auront "plus de chance de s'en sortir".
34
Marceau Lapierre, "Filature française de soie des Cévennes", Causses et Cévennes,
n°4, 1957, p. 75.
34
Nicole Eizner et Hugues Lamarche, "Barre-des-Cévennes ou le sursaut d'une
société locale", Sociologie du travail, n°2, 1983, p. 184.
25
La relance
Genèse
"Les idées ne viennent pas toutes seules au monde: elles sont le produit d'une
circonstance, d'une rencontre, d'un événement qui permet à celui qui la formule la mise
en relation entre des faits jusqu'alors disparates"1. C'est ce faisceau de circonstance(s), de
rencontre(s) et d'événement(s) queje me propose d'explorer.
A Monoblet, petit village du Piémont cévenol situé au centre d'un triangle formé par les
bourgs d'Anduze, Lasalle et Saint Hippolyte du Fort, l'activité économique a ralenti en
même temps que déclinait la production de la soie. Des cinqfilaturesqui fonctionnaient
au début du siècle il n'en restait qu'une seule encore en activité à l'aube de la seconde
guerre mondiale. Après sa fermeture, en 1940, la baisse des effectifs démographiques
s'est poursuivie, en cela conforme à ce qui se passait à la même époque dans beaucoup
d'autres zones rurales marginalisées. Seule, une magnanerie coopérative fonctionnera
dans le village jusqu'en 1968.
Les 1500 habitants de 1875 ne sont plus que 450 un siècle plus tard. L'école, baromètre
de la vitalité rurale, reflète cette situation: au début des années 70 l'inspection
académique décide en effet de supprimer l'une des deux classes que compte
l'établissement parce qu'elle estime que les écoliers ne sont plus suffisamment nombreux.
La population monoblétoise et avec elle son maître d'école s'opposent vivement à une
administration qui est déjà en désaccord avec ses méthodes et le contenu de son
enseignement. En effet, le savoir inculqué sur les bancs de la classe va de pair avec une
1
Madeleine Akrich, "Comment les innovations réussissent", Recherche et Technologie,
n°4, 1987.
26
En 1972, année où l'administration décrète le gel de l'une des classes, le jeune instituteur
propose à ses élèves de réaliser un élevage de ver à soie dans le cadre scolaire. Il s'agit
d'une tradition régionale, autrefois destinée à vulgariser les procédés séricicoles
considérés comme rationnels. Avec le déclin séricicole, l'habitude de ces travaux
pratiques est néanmoins demeurée vivace dans les établissements scolaires de la région
bien que sa signification ait évolué; en effet, il n'est plus question de former comme
autrefois de futurs sériciculteurs mais de faire comprendre aux écoliers le phénomème
complexe des métamorphoses de l'insecte. Le ver à soie offre la possibilité d'observer le
cycle complet de ses mutations, de la graine* au papillon, le tout en l'espace d'une
quarantaine de jours. Son élevage est par conséquent un excellent support pédagogique
2
Selon M. Costa, "C'était un prétexte à redécouvrir, puisqu'à l'école on faisait la
pédagogie Freinet qui s'appuyait beaucoup sur la découverte du milieu rural...
redécouvrir le milieu local, c'était le découvrir à travers son histoire, ses traditions".
27
aux "leçons de choses". A Monoblet, cet objectif pédagogique entre certes dans les
intentions de l'instituteur mais il n'est pas le seul. L'élevage scolaire est l'occasion
d'évoquer la place occupée par la production de la soie dans l'histoire sociale, culturelle
et économique des Cévennes en général et du village en particulier: "par son côté
scientifique et biologique, la chose avait aussi son importance mais elle était presque
secondaire pour moi, sur le plan de mon rôle pédagogique" plaide Michel C. en ajoutant:
"j'avais en effet un objectif qui a toujours été un des principes fondamentaux de mon
enseignement. Il s'agissait de donner une vision nouvelle du rapport ville-campagne.
Alors que mon inspecteur nous demandait d'orienter notre enseignement vers une
préparation de nos enfants à la vie urbaine car c'était leur avenir, moi j'ai essayé de les
enraciner au maximum dans leur pays car c'est là qu'ils avaient le plus de chances de
trouver leur bonheur".
Une motivation plus personnelle l'incite en outre à s'investir dans cette activité scolaire.
Pour cet enfant du pays, l'éducation* des vers à soie réveille des souvenirs d'enfance
auxquels il est profondément attaché car son père fut l'un des derniers éducateurs* de
Saint Hippolyte du Fort. Jusqu'à l'âge de treize ans Michel C. a participé aux élevages
familiaux: "J'en gardais un souvenir familial nostalgique. Quand tu es gamin, qu'il y a un
gros problème sur les vers à soie, qu'ils crèvent tous, tu le vis pas trop, ça... Tu ne le vis
pas comme un drame alors que c'est un drame pour les parents. J'ai l'image des cocons de
toutes les couleurs parce qu'à l'époque tu avais des cocons verts, des jaunes, des oranges,
des cocons en forme de coeur... On s'amusait à faire des collections! Pour un gamin, c'est
toujours fabuleux."
Le tout premier élevage scolaire sera de dimensions plus que modestes. La question
cruciale du débouché, pour une production qui ne trouve plus preneur au niveau
national, est résolue sans trop de difficultés: les cocons seront écoulés, partie aux
pêcheurs qui utilisent la chrysalide comme appât pour la pêche à la truite, partie aux
canuts de la Croix Rousse, à Lyon, qui en décorent des boites d'emballage.
28
Le succès de l'éducation et l'intérêt qu'elle suscite chez les élèves de la grande section
incitent à renouveler l'expérience l'année suivante mais à plus grande échelle; si tout
marche comme prévu, l'argent de la vente servira à payer le voyage des écoliers chez
leurs correspondants. La salle de classe n'offre cependant pas l'espace suffisant pour une
éducation grandeur nature et il faut trouver à proximité un local mieux adapté. C'est
finalement la magnanerie* d'une ancienne séricicultrice, située à deux kilomètres du
village, qui accueillera les vers à soie et leurs jeunes éducateurs*. Il s'agit d'une
magnanerie "moderne", entièrement équipée selon les normes des années 50. Les tables
sont toujours en place de même que les canis*; les trappes d'aération, les fourmis" en
brique pour le chauffage n'ont pas été détruits comme c'est généralement le cas:
l'ancienne éducatrice avait la nostalgie du temps où la sériciculture comptait comme l'une
des principales ressources du pays et elle attendait sans trop y croire le retour des
magnans*! Outre l'espace qu'elle met à leur disposition, elle apporte son savoir-faire,
indispensable aux sériciculteurs en herbe qui ne connaissent encore que les rudiments du
métier; la conduite d'une véritable éducation présente des difficultés qu'ils n'avaient pas
encore eu l'occasion de rencontrer dans le cadre de leur petit élevage scolaire: cueillette
et transport d'une grande quantité de feuille, délitage, contrôle de l'aération et de
l'humidité...
Au village, les réactions de la population sont mitigées. Pour les uns, il n'est pas
souhaitable de raviver le souvenir d'un passé douloureux car jalonné de crises et marqué
par un déclin jugé irréversible. Ils le ressentent comme coupé des réalités contemporaines
et l'expérience revêt à leurs yeux un caractère essentiellement folklorique, comme si l'on
feuilletait un livre d'images aux pages jaunies par le temps. Pour d'autres, au contraire,
elle permet de nouer un échange positif entre la jeune génération et celle de ses grands-
parents: "c'est de cette manière que le fil se renoue entre les générations et les enfants
29
3
Selon Michel Chevallier, la population de souche ne s'est pas montrée accueillante
envers les néos-ruraux, en dépit de leurs efforts pour s'intégrer. Tout au plus ont-ils été
"acceptés" quand ils ont pu donner des preuves tangibles de leur ténacité. Le temps
constitue le principal facteur d'intégration. Michel Chevallier, "Les phénomènes néos-
ruraux", L'espace géographique, n°l, 1981, pp. 33-47. Une analyse pertinente à laquelle
les propos de l'instituteur de Monoblet, pourtant favorable aux nouveaux installés,
fournissent un écho:"Le critère d'intégration ne se situe pas dans le discours, ni dans ce
que tu veux faire, mais dans le temps. Celui qui reste et s'accroche vraiment à ce qu'il
30
que la voie aura été tracée par la jeune génération. Mais les néos-Cévenols ne sont pas
les seuls à s'intéresser à l'expérience menée par l'instituteur. Quelques jeunes originaires
du pays, sensibles aux revendications occitanistes, donnent à l'élevage scolaire une portée
symbolique: il marque le refus de l'emprise idéologique du modèle socio-culturel
dominant. Pour eux, élever des vers à soie est comme marcher sur les traces d'une
histoire collective et contribuer ainsi à sa réhabilitation. Un sentiment partagé par
quelques anciens sériciculteurs et séricicultrices qui ne manquent pas l'occasion qui leur
est fournie de se raconter à propos d'une activité qui a marqué intensément leur existence
et s'inscrit, pour la plupart d'entre eux, dans une tradition familiale: "Moi, je l'ai toujours
vu faire à la maison! Alors vous dire si je les connais, les vers à soie! Je ne connais que
ça!"
Chaque printemps suivant, l'expérience est renouvelée avec les mêmes gages de réussite
et l'information circule de village en village. De Saint Hippolyte, de Lasalle, de
Soudorgues, "ceux qui élevaient encore quelques magnans sont venus voir si on ne
fait, s'intègre forcément un jour ou l'autre". Cité par Anne Valleys, "Monoblet: le retour
des vers à soie", Libération, 18 juillet 1977.
31
pouvait pas écouler aussi leurs cocons plutôt que de les jeter" se souvient Michel C.
Contre toute attente, certaines vieilles séricicultrices n'avaient pas totalement renoncé à
la sériciculture et, presque en secret, par pure nostalgie, sans en attendre le moindre
profit, éduquaient* encore une poignée de vers dans un recoin de la cuisine ou dans leur
chambre à coucher: "Il y avait toujours des gens qui élevaient des vers à soie mais ils le
faisaient, à ce moment là, uniquement par atavisme; ils faisaient des vers à soie puis
quand ils avaient les cocons, ils les jetaient!"
Devant l'intérêt croissant des habitants du village puis de ceux des communes voisines
qui lorsqu'ils entendent parler de ce qui se passe à l'école de Monoblet prennent contact,
l'instituteur s'interroge: la sériciculture, à travers l'expérience monoblétoise, prouve
qu'elle peut être une force de rassemblement, capable de transcender les clivages au sein
de la communauté villageoise et de générer des échanges sociaux. N'y a t-il pas là, par
conséquent, matière à tenter une relance de cette production? Dans son esprit, le
renouveau de la soie prendrait le contre-pied de la politique d'aménagement décidée par
les pouvoirs publics et qui tend à livrer cette zone qualifiée de "périphérique" à la
convoitise des "chasseurs de primes4" ou des spéculateurs fonciers qui voudraient la
"touristifier".
Pour comprendre comment l'idée d'une relance séricicole a pu voir le jour sur la seule
base d'un essai réussi d'élevage scolaire, il faut se replacer dans le contexte micro-local:
en 1973, les villages de Monoblet, Vabres et Saint Félix de Pallières, dont la population
totale s'élève à environ 700 habitants, font l'objet d'un ambitieux projet d'aménagement
touristique prévoyant la construction d'une zone de 465 résidences secondaires sur un
territoire de 233 hectares. Si quelques propriétaires fonciers voient dans ce programme la
4
A partir des années 70, les Communes ont vu arriver nombre de ces pseudo-agents de
reconversion économique qui disparaissent du jour au lendemain, non sans avoir au
préalable empoché les primes et réalisé des bénéfices grâce aux bas salaires acceptés par
la population locale.
32
3
Jacqueline Mengin, "La culture, pas le folklore", Autrement, n°47, fev. 1983, p. 136.
33
Durant trois ans, l'enthousiasme ne faiblit pas et fait tache d'huile: parents d'élèves de
Monoblet et anciens sériciculteurs du village et des communes voisines sont chaque
année plus nombreux à manifester leur intérêt et leur curiosité. Les uns s'enquièrent de la
bonne marche des élevages et offrent la feuille de leurs vieux mûriers aux jeunes
sériciculteurs; les autres viennent visiter la magnanerie et en profitent généralement pour
donner quelques conseils pratiques: "dans le fond, ils ont tous la nostalgie, même s'ils en
ont bavé" s'émerveille Michel C.
Au fur et à mesure de l'élargissement du réseau, le projet mûrit, se précise. Michel C.
pressent que la partie est loin d'être gagnée car si un élan positif s'exprime, il existe bien
des résistances à vaincre pour faire avancer l'idée: les spécialistes du domaine doutent de
la possibilité d'une renaissance de la sériciculture dans les conditions actuelles du marché
et une frange conservatrice de la population cévenole, demeurée en état de choc après le
traumatisme lié à la désertification rurale, n'accepte pas de remettre en cause ses
certitudes. Or Michel C, en raison de ses liens étroits avec la mouvance marginale6, est
justement de ceux qui par leur choix d'existence remettent en cause les évidences
collectives.
6
A l'époque, il est un des permanents de Gourgas, une bâtisse acquise en 1967 par Félix
Guattari pour servir de lieu de base à des expériences psychiatriques et libertaires.
34
S'il veut que son idée fasse du chemin, il va devoir gagner la confiance des spécialistes et
du monde paysan. C'est ce qu'il vise en enrôlant deux personnalités emblématiques de la
soie: André S., gratifié du titre de "pape de la soie", que son action en faveur du maintien
puis du renouveau de la sériciculture ainsi que ses multiples responsabilités au sein des
organismes internationaux désignent comme un porte-parole auprès des services publics
et comme le garant le plus crédible du projet dans sa dimension techno-économique;
Rose S., une séricicultrice âgée, autrefois responsable d'une chambre d'incubation
collective et mariée à un inspecteur départemental des magnaneries, ce qui lui vaut
l'estime et la sympathie de ses concitoyens.
Tous deux s'allient immédiatement au projet. André S. attendait depuis toujours un
disciple prêt à faire avancer concrètement ses idées qui jusque là n'avaient pas rencontré
le succès escompté; quant à Rose S., profondément attachée à la mémoire d'un mari qui
fiit un proche collaborateur de André S., elle saisit l'occasion de poursuivre l'oeuvre de
son compagnon en faveur de la sériciculture et des Cévennes. L'appui de André S. va
permettre de formuler le projet en termes techniques et économiques tandis que le
soutien de Rose S. va lui donner son assise sociale locale, renforcer les liens déjà tissés
avec les Anciens dont l'appui confère au projet sa légitimité socio-culturelle.
Parmi les sériciculteurs de Monoblet, certains sont novices. Ce n'est pas en se plongeant
dans des ouvrages de vulgarisation technique qu'ils peuvent espérer parvenir à maîtriser
ces savoir-faire. Il s'agit de savoir-faire incorporés7 qui ne peuvent être intégralement
analysés et décomposés. L'acquisition d'un savoir théorique médiatisé par l'écrit ou le
discours ne remplace pas l'intériorisation des gestes et des comportements à laquelle
seules l'observation des différentes techniques et leur mise en pratique ouvrent la voie.
7
Yves Barel, "La ville avant la planification urbaine", Prendre la ville, Paris:
Anthropos, 1977, pp. 16-19.
35
8
Roger Cornu, "Comment accommoder les rivets de Port-de-Bouc", Technologie,
Idéologie, Pratique, 1980, 2, 3-4, pp. 63-80.
36
n'aurait-il pas été trop tard? Tout donne à penser qu'une fois les anciens disparus ou trop
âgés pour pouvoir s'impliquer dans l'aventure, ce travail d'anamnèse n'aurait pas pu
s'accomplir.
Nous n'ignorons pas ce que peut avoir de paradoxal le fait de considérer la relance d'une
activité qui, dans cette région, relève d'une tradition séculaire, comme une innovation.
Cette objection a été émise suffisamment souvent par ses détracteurs pour que nous
prenions la peine de justifier l'emploi de ce terme. En effet, nombreux sont ceux qui ont
considéré et parfois considèrent encore que le remède contre l'appauvrissement des
Cévennes se trouve dans une rupture radicale avec leur ancienne économie. Leur
restructuration passerait nécessairement par l'élimination de tout ce qui demeure associé
à l'agro-système traditionnel. De là à voir une contradiction insurmontable entre les
notions qui gravitent autour de celle de tradition et celles qui se rattachent à l'idée de
progrès, il n'y a qu'un pas, rapidement franchi. En conséquence de quoi, des Cévenols de
souche ont protesté en entendant parler d'innovation et de progrès à propos de ce qui
leur paraissait n'être qu'un retour en arrière9. A fortiori, les représentations urbaines qui
voit une incompatibilité entre les notions d'efficacité économique et celle d'espace rural
excluent la possibilité qu'un secteur d'activité à la fois traditionnel et rural puisse être
crédité d'une telle potentialité.
Une analyse plus fine du mécanisme de l'innovation montre que cette dernière ne
s'oppose aucunement à la tradition et que son inscription dans une tradition peut même
9
A leur décharge, il faut reconnaître que le dictionnaire lui-même oppose la notion
d'innovation à celle de tradition. De manière générale, il existe une réelle difficulté à
appréhender la sphère des activités rurales comme lieu d'innovation. La presse
économique, lorsqu'elle traite de l'innovation, évoque les "secteurs de pointe", les
"technologies avancées"... et, fait significatif, les recherches menées par le laboratoire de
sociologie de l'innovation, à de rares exception près, ignorent le secteur rural.
37
être, dans certains cas, un gage de réussite. C'est en tout cas l'opinion de G. D. Prémel
qui dans une étude sur les "innovations techniques et sociales en Cévennes" montre que
leur succès est généralement lié à leur capacité à "être en phase avec la mémoire
collective du terroir10".
10
Gérard D. Prémel, op. cit., p.6.
11
Définition empruntée à Paul Robert, Dictionnaire de la langue française, Paris:
Société du nouveau Littré, 1964.
12
E. Rogers et F. Schoemaker, Communication of innovations: a cross cultural
approach, New York: Free Press, 1971: p. 19.
13
Jean-Pierre Olivier de Sardan, Une anthropologie de l'innovation est-elle
possible?, Marseille: SHADYC (EHESS-CNRS), 1993, p. 18 (en cours de publication).
38
par les aménageurs de l'espace rural et à ce titre la relance peut donc bien être considérée
comme une proposition d'innovation.
14
"Cévennes: les nouveaux artisans de la soie", Sud, n° 72, 13-19 juin 1977.
15
Une technique, affirme F. Sigaut, "n'existe que lorsqu'elle est pratiquée, c'est à dire
lorsqu'elle passe par quelqu'un qui, l'ayant apprise ou inventée, la met en l'oeuvre de
façon efficace". François Sigaut, Postface de l'ouvrage Construire une science des
techniques, Limonest, L'interdisciplinaire, 1991.
16
Jacques Durand, "A Monoblet, plus de chacun pour soie, tous pour la soie",
Calades, n°37, mars 1983.
39
les discours tenus sur la relance insisteront sur ce dernier point" : adapter aux contraintes
et aux besoins d'aujourd'hui les façons de faire d'autrefois.
Reste que le développement d'une production obéit à certaines règles. Il est soit tributaire
d'un marché existant -ses chances de succès dépendent alors essentiellement de sa
capacité à se frayer une place au sein de celui-ci-, soit lié à la création d'un nouveau
marché, par exemple lorsqu'est mis au point un produit nouveau qui n'est pas confronté à
la concurrence puisqu'il n'en existe pas d'équivalent18 sur le marché. On ne sort pas de là:
la sanction ultime est celle du consommateur que le produit doit nécessairement
convaincre en étant aussi compétitif, à qualité égale, que ses concurrents ou en étant sans
rival.
Ce sont ces deux principes qui vont guider la réflexion de l'équipe dans la mise en forme
de son projet technique.
Au cours d'une mission qu'il effectue en 1956 au Japon, Mr D.,filateurà Saint Jean du
Gard, les services séricicoles lui font cadeau de quelques plants de mûriers. Il s'agit d'une
variété récemment mise au point: le kokuso. Il ne faut pas voir derrière ce geste le signe
que la science séricicole transcende les intérêts nationaux: les sériciculteurs japonais,
mécontents des résultats obtenus, avaient tout simplement rejeté le kokuso après les
essais d'adaptation!
D. Léger et B. Hervieu ont mis en évidence cette tension entre ce qu'ils qualifient de "
problématique de la restauration", c'est à dire la volonté en actes de faire "revivre la
Cévenne traditionnelle", de "renouer avec le passé" et celle de l'innovation. Daniele
Léger et Bertrand Hervieu, Des communautés pour les temps difficiles. Néos-ruraux
ou nouveaux moines, Paris: Le Centurion, 1983, p. 119.
18
C'est ce qui se produira à la fin des années 80, lorsqu'un fabricant de cosmétiques se
portera acquéreur de vers à soie au prix de 100frsle kilo.
40
Lorsqu'elle décide à son tour de planter des mûriers, l'équipe de Monoblet choisit le
kokuso 21 dont la supériorité sur les variétés traditionnelles a été largement démontrée
d'abord par les essais en laboratoire, puis aux Magnans et chez Mr. C. qui a créé près
d'AIès une unité d'élevage mécanisée. Un pépiniériste alésien, ancien collaborateur du
directeur de la Station séricicole d'AIès, en possède encore un stock et accepte d'en céder
4000 pieds à un tarif préférentiel (6,50 frs contre 13 frs habituellement).
Il s'agit d'un arbre présentant de nombreux rameaux, conduit en basse-tige et qui peut
être cultivé en prairie ou en verger; sa pousse est continue d'avril à octobre et la qualité
nutritive de ses feuilles, de grandes dimensions, demeure constante durant toute la
période végétative; ultime avantage, son débourrement* est relativement précoce.
Plusieurs avantages découlent de ces caractéristiques.
Grâce à sa culture en basse tige et en verger, avec une densité de 3000 à 5000 pieds à
l'hectare, on obtient un rendement très nettement supérieur à celui des variétés cultivées
en haute tige et la récolte de la feuille est facilitée puisque les branches se trouvent à
hauteur d'homme. Pour le sériciculteur, le gain en productivité s'accompagne d'une
réduction du temps de travail; la qualité nutritive de ses feuilles augmente larichesseen
soie des cocons; enfin son débourrement précoce et sa pousse continue permettent de
réaliser des élevages successifs et imbriqués.
41
Ce dernier point est fondamental: avec cette méthode, il devient possible d'utiliser de
façon intensive les locaux d'élevage pendant près de la moitié de l'année et d'assurer du
travail au sériciculteur pour la même durée.
Dès 1953, lors du Congrès international de la soie qui s'était tenu à Milan, l'idée avait
été lancée de développer la production de la soie, alors en grande difficulté, sous la
forme d'une filière intégrée allant "du sol au tissu"20, c'est à dire de la culture du mûrier
jusqu'au tissage. Les auteurs de cette formule l'envisageaient d'un point de vue technique
et scientifique: la chaîne opératoire est composée de séquences techniques imbriqués et
solidaires les unes des autres en sorte que la qualité du produit final dépend du niveau
19
J. Hicks, Theory of wages, Londres, 1932, cité par: Jacques Perrin, Comment
naissent les techniques. La production sociale des techniques. Paris: Publisud, 1988, p.
60.
20
André Schenk, "Evolution et situation actuelle de la sériciculture", Comptes rendus
des séances de l'académie d'agriculture de France, n°14, 1979, p. 1200.
42
des techniques et de la prise en compte d'une très grande variété de paramètres lors de
chacune de ces étapes. Cette prise en considération s'exprime, au niveau du grainage*, en
poids de cocons récoltés à partir d'une quantité donnée de vers à soie, en pourcentage et
en qualité de soie grège obtenue à partir de ces cocons... Au niveau séricicole, il se
traduit en poids de soie grège obtenue à partir d'une quantité donnée de graine*, en poids
de cocons produits par une surface déterminée de mûriers, en richesse soyeuse des
cocons21... Or chaque corps de spécialistes (sériciculteurs, filateurs, mouliniers,
tisseurs...) ne connaît pas suffisamment l'incidence des facteurs qui relèvent de son
champ propre de compétences sur la phase suivante et souvent même les ignore
délibérément s'il en va de ses intérêts économiques. Ainsi, comme on l'a vu plus haut, le
sériciculteur préférera les souches de vers à soie qui donnent des cocons petits car un
plus grand nombre de chrysalides augmente sensiblement le poids total de sa récolte, bien
qu'avec d'autres variétés le fil soit plus long et donne de meilleur résultat enfilature.Il
s'agissait donc de faire comprendre que la filière de production de la soie constitue un
espace technologique cohérent et qu'en développant une véritable stratégie defilièreon
pourrait optimiser les résultats à chaque stade de la production.
C'est ce même principe qui va être reformulé et mis en oeuvre dans le cadre de la relance
après avoir été élargi au plan économique car son application, avantageuse d'un point de
vue qualitatif, l'est aussi économiquement, en terme de productivité. La filière, si elle "est
une succession d'opérations entre lesquelles circulent les matières", est également "un
ensemble d'échanges commerciaux etfinanciers"22.Lafilièresoie, telle que la conçoivent
les pionniers de la relance séricicole, est donc ce que P. Garouste appelle une "filière de
21
Voir par exemple Seinosuke Omura, "Récents progrès dans les techniques
séricicoles", Revue du ver à soie, n°3-4, 1956, pp. 106-107. La Station séricicole d'Alès a
ainsi mené une étude sur l'application de recherches concernant l'hybridation des vers à
soie aux résultats de filature.
22
Voir Dominique Vinck et Michel Mignolet, Filières de production et ruptures
stratégiques, Louvain-La-Neuve: Colloque FOPES, 1988.
43
Les pionniers de la relance se trouvent face à une alternative qui paraît sans issue puisque
maintenir un prix élevé signifie l'impossibilité de vendre la production mais qu'en
contrepartie leur projet risque d'avorter si le prix des cocons est jugé insuffisant par les
éleveurs. Puisqu'ils rejettent chacun des termes de l'alternative, il leur faut trouver une
troisième voie: ce sera lafilièreintégrée, formule inédite en Cévennes.
En intégrant les opérations de production, de transformation et de vente, elle permet de
rendre les produits concurrentiels tout en valorisant suffisamment le travail des éleveurs
de vers à soie. Le calcul effectué est le suivant: si l'on suit le cheminement de deux pièces
23
Pierre Garouste, Filières techniques et économie industrielle. L'exemple de la forge,
Lyon: Presses universitaires de France, 1984, pp. 51 et suivantes. B. Gille désigne
comme structure ce que nous nommons icifilière:"la structure est ce qui caractérise une
fabrication, une production. Le textile est un bon exemple de structure: de la production
de la matière à sa préparation, filature, tissage, apprêts..." Voir sur ce point Bertrand
Gille, "La notion de système technique", Milieux, n°61, juin-sept. 1981, p.9.
44
d'un mètre tissées l'une par un soyeux lyonnais qui a acheté la soie grège en Chine et
l'autre par l'équipe de Monoblet qui a assuré elle-même lafilature,on constate qu'après
avoir suivi le même itinéraire technique elles atteignent un prix de vente sensiblement
identique (moins de 20% de marge) alors que le prix d'achat de la soie grège importée
était trois fois et demi inférieur à celui de la soie grège cévenole. L'intérêt de l'intégration
de la filière est donc évident: elle impose une solidarité économique entre les maîtres
d'oeuvre de chaque séquence technique et supprime les innombrables frais commerciaux
prélevés par les intermédiaires, frais que les soyeux lyonnais doivent par contre faire
entrer dans le calcul de leur prix de vente.
Un autre argument joue en faveur de l'intégration; les Cévennes n'ont pas pardonné aux
soyeux lyonnais de les avoir délibérément sacrifiés à leurs intérêts corporatifs. Il y a donc
une leçon à tirer de l'histoire: éviter de retomber dans une dépendance qui a coûté la vie à
la sériciculture cévenole.
Enfin, dernier facteur justifiant la création de lafilièreintégrée: la soie produite dans des
conditions artisanales présente des irrégularités qui la rendent difficilement utilisable par
les tisseurs lyonnais, travaillant sur des métiers mécaniques très performants. Une
amélioration de la qualité24 du fil étant impossible à envisager tant que la filature
s'effectue avec le matériel vétusté récupéré dans un atelier désaffecté, il ne reste qu'à
réaliser sa transformation locale par des tisseurs à bras, les seuls à pouvoir travailler un fil
que l'industrie a définitivement abandonné.
24
Pour les tisseurs à bras, le discours technique codifié qui s'est imposé à l'échelle
planétaire comprend sous la notion de normes de qualité des critères liés au
développement technologique et qui n'ont pas nécessairement à voir avec la qualité d'un
fil telle que l'entend le tisseur. La classification de la soie grège qui vaut aujourd'hui
mondialement est en effet basée sur des critères relatifs à l'utilisation du fil par des
métiers mécaniques. Le fait qu'unfilne puisse passer sur un métier de ce type ne préjuge
en rien de sa qualité au sens où l'entend le tisseur qui se considère tout autant comme un
artiste que comme un technicien: "aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a des
défauts qui nuisent au produitfinimais il y a des défauts qui améliorent le produitfinien
ce sens qu'ils le démarquent de tout ce qui se fait... Alors qu'est ce qu'un défaut, qu'est ce
qu'une qualité?" s'interroge un tisseur à bras.
45
L'innovation "est perpétuellement en quête d'alliés. Elle doit s'intégrer dans un réseau
d'acteurs qui la reprennent, la soutiennent, la déplacent"26. L'étude de l'émergence et de
la diffusion des innovations permet de mettre en évidence l'importance des réseaux
relationnels qui vont la porter. Pour J.-P. Olivier de Sardan, T'innovation proposée, avec
ses 'porteurs sociaux' et ses 'courtiers', prend place dans une arène locale où se
confrontent divers 'groupes stratégiques"127.
L'exemple de la relance séricicole illustre de manière concluante le mécanisme complexe
de la "traduction". Selon M. Callón, elle consiste à "transformer un énoncé
problématique particulier dans le langage d'un autre énoncé particulier"28. Elle est le
mécanisme "par lequel un monde social et naturel se met progressivement en forme et se
stabilise pour aboutir, si elle réussit, à une situation dans laquelle certaines entités
arrachent à d'autres, qu'elles mettent en forme, des aveux qui demeurent vrais aussi
longtemps qu'ils demeurent incontestés"29.
Cependant, comme le suggère J.-B. Meyer, il faut prendre ce concept davantage comme
une grille d'analyse du processus d'innovation, un schéma opératoire de description que
comme un modèle30.
26
Roland Treillon, L'innovation technologique dans les pays du Sud, Paris: ACCT/
Wageningen: CTA/Paris: Karthala, 1992, p. 100.
27
Jean-Pierre Olivier de Sardan, op. cit., p. 19.
28
Michel Callón, "L'opération de traduction comme relation symbolique", Séminaire de
recherche MSH, Paris: Rapport CORDES-CNRS, 1978, p. 123.
29
Michel Callón, "Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des
coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc", L'année
sociologique, n°36, 1986, p. 205.
30
Voir à ce propos Jean-Baptiste Meyer, La dynamique de la demande dans
l'innovation, thèse de doctorat de socio-économie de l'innovation, Ecole des Mines,
Paris, 1992.
47
Les pionniers
En 1976, les pionniers de la relance forment à Monoblet un groupe soudé mais limité en
nombre. Qui sont-ils, ces innovateurs de la première heure qui n'hésitent pas à suivre
l'instituteur dans une aventure que de nombreux observateurs se représentent comme une
chimère? Constituent-ils un groupe homogène? Occupent-ils dans la collectivité une
place spécifique qui les prépare à tenir ce rôle?
Ce sont tous d'abord les compagnons de route de Michel C. qui militent avec lui au sein
du mouvement occitan; ce sont en second lieu quelques parents d'élèves appartenant au
groupe des néos-ruraux installés sur la commune depuis lafindes années 60-début 1970;
ce sont enfin d'anciens éducateurs de vers à soie, nostalgiques d'un "âge d'or" qu'ils
associent à la sériciculture et dont ils continuent secrètement à espérer le retour. Il s'agit
donc d'un groupe hétérogène au sein duquel se côtoient autochtones et allogènes,
individus préoccupés de l'avenir ou au contraire tournés vers le passé, qui aspirent à un
au-delà du capitalisme ou se plaignent d'avoir été abandonnés sur la grève du progrès. En
d'autres termes, presque autant de motivations qu'il y a d'individus! Ils vont faire du
projet d'innovation leur point de ralliement.
31
Henri Mendras et Michel Forsé, Le changement social, Paris: Armand Colin, 1987,
p. 77.
32
Jacques Maho, "La sociologie des innovations rurales: un bilan", Pour, n°40, p. 73.
48
Il suffit alors de prêter attention à l'identité des acteurs qui se sont rapidement déclarés
concernés par ce projet pour s'apercevoir que les considérations techniques et
économiques ne sont pas seules à intervenir. Le renouveau séricicole s'ancre dans les
données géographiques, historiques, économiques et sociales qui ont forgé le territoire et
l'identité de ses habitants tout en tenant compte des transformations de l'espace rural. Il
incarne donc un projet de société tout autant qu'un programme de développement
économique: en se réalisant, la relance doit reproduire, à l'échelle de la communauté, la
micro-société fusionnelle qui s'est constituée à l'école du village, sous la houlette de
l'instituteur: "50% de marginaux, 50% de gens du coin: Il faudra qu'il y ait le maximum
de travail en commun... comme à l'école". Tel est l'objectif déclaré... et rêvé: une société
ouverte, comprehensive, coopérative. Dans cette perspective, l'économique est relégué à
l'arrière-plan et apparaît plus comme une condition du social que comme unefinen soi.
Examinons les "faits": du côté des spécialistes, l'efficience économique d'une relance
séricicole demeure improbable, même en tenant compte des acquis techniques qui
pourraient contribuer à abaisser dans des proportions significatives les coûts de
production. De plus, une enquête réalisée par la Compagnie nationale pour
l'aménagement de la région du Bas-Rhône et du Languedoc (C.A.B.R.L.) montre que le
ver à soie n'aurait plus "actuellement sa place dans les exploitations agricoles cévenoles
car la main d'oeuvre manque"44. Incontestablement, l'enthousiasme de la petite équipe est
loin d'être partagé. La plupart des spécialistes, on vient de le voir, sont sceptiques, qu'il
s'agisse des agronomes et des biologistes chargés par le Ministère de l'Agriculture d'en
évaluer l'opportunité ou du milieu professionnel qui, fort d'une longue expérience, doute
qu'un regain d'intérêt pour la sériciculture puisse se manifester. Pour tous ceux-là, une
page a été tournée et, bon gré mal gré, les Cévenols doivent admettre ce verdict.
44
Jean Claude Hugues, Etude des conditions de rentabilité et de l'intérêt d'une
production séricicole modernisée en France, Aies: Coopérative séricicole et lavandicole
d'Alès et des Cévennes, 1988, p.40.
51
45
Midi-Libre, 1977.
46
Jacques Espérandieu, "Cévennes: allez les vers!" L'Express, 28 juillet 1979.
52
expriment la "violence symbolique"47 exercée par les experts et les notables. Une
violence symbolique derrière laquelle on peut voir avant tout la défense d'une hiérarchie
sociale48 : que ce soit la "base" - "Monoblet: une expérience à la base"49 est le titre d'un
article sur la relance séricicole- qui prétende décider de son développement bouleverse en
effet les schémas habituels et ni les spécialistes du développement rural ni ceux de
l'industrie de la soie ne sont prêts à accepter d'être déboutés. La société des années 70
demeure de type "pyramidal"50.
Lors de la campagne séricicole de 1976, les éducateurs constatent que les mûriers haute-
tige qui ont résisté à la sénescence et à la reconversion des terres sont insuffisamment
productifs et ne parviendront bientôt plus à satisfaire les besoins croissants de la
magnanerie de Monoblet, auxquels s'ajoutent ceux des deux autres magnaneries qui
s'apprêtent à fonctionner dans le village. Sur les conseils de André S., Michel C. décide
de planter à son tour des mûriers de la variété Kokuso 21. Le défrichage des terres, la
préparation du sol et la plantation de 4000 pieds s'effectuent grâce à l'aide bénévole d'une
trentaine de personnes: anciens et nouveaux sériciculteurs mais aussi voisins et amis qui
manifestent ainsi leur soutien à l'initiative. Un petit groupe de passionnés s'est en effet
rangé à ses côtés, malgré l'avis réservé des experts51 mandatés pour évaluer la faisabilité
d'une relance séricicole, mais paradoxalement aussi à cause de celui-ci, leur jugement ne
47
Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris: Ed. de Minuit, 1980, pp.215- 221.
48
"Le pouvoir ne consiste pas seulement à imposer des formes de travail mais d'abord et
avant tout un genre de vie, des conduites et des besoins": Alain Touraine, "le retour de
l'acteur", Cahiers internationaux de sociologie, LXXI, 1981, p.249.
49
"Monoblet: une expérience à la base", Causses et Cévennes, n°2, 1979, p. 15.
î0
"Entretien de Jacques Attali avec Joël de Rosnay", Le Monde, 18 janvier 1978.
51
A. Blanchemain, ingénieur chargé par le Ministère de l'Agriculture d'étudier les
conditions de possibilité d'une relance remet une conclusion prudente. Nous verrons
cependant que les personnes responsables de la relance ont eu parfois tendance à
déformer l'avis des experts. Pour quelles raisons? Nous y reviendrons.
53
faisant que renforcer la détermination des sériciculteurs: "Nous sommes hors-circuit, sans
subventions, ne comptant que sur notre solidarité... Incontrôlables et gênants, nous
prouverons que la soie cévenole n'a pas dit son dernier mot" déclare Michel C.52. C'est
finalement le conflit qui permet à une identité de groupe de prendre forme et
particulièrement lorsqu'il n'existe pas entre ses membres d'interactions permanentes et
spontanées53.
Arrêtons-nous un instant sur le groupe constitué par les pionniers de la relance. Il ne fait
pas aucun doute que leur association forme une combinaison inédite, modèle, à l'échelle
micro-régionale, d'une configuration sociale idéale dont nous avons dit plus haut que
l'école apparaissait comme la forme la plus accomplie. L'intéressement réussi d'acteurs
aussi différents que des néos-ruraux, des militants régionalistes et de vieux agriculteurs
ne signifie pas pour autant qu'ils composent une communauté homogène: la formulation
d'un objectif commun est dans tous les cas une construction sociale, le résultat fragile
d'un équilibre de forces. Tout processus de changement -et nous avons montré que la
relance séricicole en était un- est un "processus d'apprentissage collectif'54, impliquant
le développement de capacités relationnelles inattendues. Cette construction, montre E.
Reynaud, "ne se fait pas en sélectionnant ce qui, dans les enjeux ou les intérêts
individuels, est le plus largement commun ou diffusable mais ce qui, par la place qu'il
occupe dans la micro-culture, est le plus efficace. La cohésion sociale ainsi mise en place
est une cohésion par composition et non par communauté de caractéristiques"55. Ce sont
32
Jacques Maigne, "Cévennes, les nouveaux artisans de la soie", Sud, n°72, 13-19 juin
1977.
53
Nous développerons ultérieurement le rôle qu'ont tenu le conflit et l'accusation dans la
dynamique de la filière.
34
En italique dans le texte, Michel Crozier, Erhard Friedberg, L'acteur et le système,
Paris: Ed. du Seuil, 1992 (réédition), p. 35.
35
Emmanuelle Reynaud, "Identités collectives et changement social: les cultures
collectives comme dynamique d'action", Sociologie du travail, n°2, 1983, p. 167.
54
des facteurs passionnels et conjoncturels qui ont créé les conditions propices à la
formulation d'une communauté d'intérêts laquelle s'affirme donc davantage comme une
conséquence possible que comme une cause. Ainsi les plus jeunes sont-ils des actifs
économiques qui attendent de réelles retombées matérielles, ce qui n'est pas toujours le
cas des sériciculteurs à la retraite, particulièrement lorsque personne après eux n'envisage
de reprendre la ferme familiale.
En attendant que les kokusos récemment plantés entrent en production, les sériciculteurs
continuent à cueillir les anciens mûriers haute-tige des alentours et les élevages
connaissent toujours autant de réussite. L'augmentation de la production pose cependant
à nouveau la question des débouchés. Certes, il existe aux Magnans, autrement dit à
deux pas, unefilaturequi pourrait traiter les cocons de Monoblet. Pourtant, ces deux
initiatives, similaires dans leurs objectifs, ne parviennent pas à conjuguer leurs efforts et
les sériciculteurs monoblétois, au lieu de s'adresser aux Magnans pour faire filer leurs
cocons, vont décider de soutenir l'initiative d'un jeune Nîmois qui voudrait reconstituer
une filature artisanale.
On peut se demander pourquoi deuxfilaturestechnologiquement similaires ont vu le jour
de manière quasi simultanée.
Il existe en fait une profonde divergence de vue entre le projet de Monoblet et celui des
Magnans; divergence qui traduit un double problème de légitimité et de "philosophie" du
projet.
Question de légitimité: Edouard de C, le fondateur des Magnans, met en avant son
attachement à la défense des intérêts économiques des Cévennes et se présente
personnellement comme un Cévenol "d'origine56, d'âme et de coeur". Il appartient à cette
"poignée d'hommes farouchement attachés à leurs57 Cévennes58 " et circonspects face aux
î6
Souligné par nous.
37
idem.
55
initiatives prises par des Cévenols non estampillés et qui n'hésitent pas à se placer sur le
même terrain qu'eux. Michel C. est de ceux-là: fils d'immigrés espagnols et proche des
néos-ruraux, peut-il se réclamer d'une identité cévenole? Derrière ces initiatives jumelles
qui font l'une et l'autre référence à la sériciculture comme marqueur identitaire se dévoile
toute l'ambiguïté de cette revendication: l'appel à l'identité tel que le lance Edouard de C.
est avant tout, comme le montre A. Touraine, un "rappel à l'ordre" tandis que celui que
lui oppose Michel C. est "la revendication d'une capacité d'action et de changement"59.
La question de la légitimité de Michel C. à se poser en acteur du changement local sera
d'ailleurs toujours sous-jacente. Un article publié par Midi-Libre et qui présente Michel
C. comme "un homme profondément attaché à la terre cévenole qu'il ne connaissait pas il
y a encore 7 ans" va déclencher la colère de ses proches et ceux-ci vont accuser le
quotidien fautif, cible favorite de "Cévennes occitanes", d'avoir délibérément ignoré que
Michel C. est natif de Saint Hippolyte du Fort!
Question de "philosophie" également: Michel C. qui ne partage pas les vues du fondateur
des Magnans en matière de développement économique craint que l'alliance de leurs
deux réseaux parallèles l'oblige à des compromis. Le réseau notabiliaire qui soutient le
projet des Magnans pourrait par son influence altérer l'esprit de la relance monoblétoise
alors qu'elle tire sa force et sa capacité d'action de l'élan de solidarité qui fonctionne à
l'échelle de la communauté locale. A Monoblet, les instigateurs d'une renaissance
séricicole ne sont pas encore prêts à laisser "traduire" leur innovation par d'autres et
particulièrement quand ces autres, par les liens qu'ils entretiennent avec les sphères
décisionnelles, sont susceptibles de peser sur son devenir. L'alliance qui se met en place
autour du projet de Monoblet est donc également une alliance contre "les porteurs
d'autres avenirs possibles"60.
Tandis que pour les Magnans, la création d'une filature répond à un problème
d'écoulement de la production séricicole, pallie l'absence au plan national d'une structure
de transformation de la matière première, à Monoblet, elle rentre au contraire dans une
stratégie defilièreintégrée qui est à terme l'objectif poursuivi par l'équipe porteuse du
projet.
Les notions de stratège et tacticien que développe P. Flichy peuvent s'appliquer aux
porteurs des deux projets en compétition. En effet, alors que les premiers s'inscrivent
dans cadre de référence pré-existant et agissent au coup par coup, en fonction de ce
dernier, les seconds ont d'abord défini un projet et se sont ensuite donné les moyens de le
réaliser en délimitant un cadre de référence qui leur est propre61
La relance est à un tournant: elle est entrée dans une phase opératoire qui nécessite une
organisation. Comment passer du cercle étroit des pionniers à un réseau impliquant des
60
Bernard Eme, Isabelle Mahiou, Les Labyrinthes du local: réseaux, information,
développement, Paris: MSH, 1984.
61
Patrice Flichy, L'innovation technique, Paris: La Découverte, 1995, pp. 131-132.
57
1977 est une année riche en événements. Peu de temps avant le début de la campagne
séricicole, une autre campagne se déroule à Monoblet, politique celle-là. En effet, au
printemps, ont lieu les élections municipales.
Face à l'intérêt que suscite la relance séricicole, objet de débats passionnés entre partisans
et opposants, les candidats comprennent rapidement que cette expérience peut être un
argument polémique par rapport auquel la rhétorique électorale va pouvoir se déployer.
Parce qu'elle fonctionne comme marqueur identitaire et qu'elle se présente comme un
projet de développement local, la soie et sa renaissance vont devenir un des enjeux du
débat local, symbolisant l'opposition entre les forces conservatrices qu'incarne l'ancienne
municipalité et le "sang neuf des partisans d'un renouveau.
"La commune est condamnée à dépérir ou à ... innover" affirment les auteurs d'un
ouvrage sur les entrepreneurs ruraux65. Cela pourrait être la profession de foi du nouvel
63
Gérard D. Prémel, op. cit., p. 292.
64
Anne Valleys, "Monoblet: le retour des vers à soie", Libération, 18 juillet 1977.
63
Pierre Müller, Alain Faure, Françoise Gerbaux, Les entrepreneurs ruraux.
Agriculteurs, artisans, commerçants, élus locaux, Paris: L'Harmattan, 1989, p.l 11.
59
élu de Monoblet qui souhaite faire de l'innovation le fer de lance de la dynamique socio-
économique dont il a pris la tête. D'une certaine façon, le maire de Monoblet est
également un pionnier, un innovateur66. En ouvrant la voie à un autre mode de prise en
charge des affaires municipales, il annonce l'évolution de sa fonction qui sera entérinée
par la loi de décentralisation et se généralisera dans le courant des années 8067. La
composition de son conseil municipal mérite que l'on s'y arrête. L'instituteur du village,
par ailleurs leader de la relance séricicole, s'est également présenté à ses côtés; il lui
donne le titre de deuxième adjoint, montrant par ce choix stratégique la priorité qu'il
entend donner aux initiatives innovantes de redressement économique. On trouve
également sur sa liste un professeur retraité de l'enseignement supérieur, résident
secondaire à Monoblet.
66
Toutes les initiatives innovantes issus du milieu rural ont des traits communs que l'on
retrouve dans le cas de Monoblet: il s'agit de régions marginalisées, caractérisées par une
économie précaire, peu modernisées et dont l'évolution démographique est
préoccupante; elles sont également marquées par l'émergence d'un sentiment
d'appartenance identitaire. Voir sur cette question Solange Passaris, "Un avenir pour les
zones marginalisées en France? L'approche de l'écodéveloppement", Cahiers de
l'écodéveloppement, n°14, 1980; p.41.
67
"La décentralisation doit briser les freins qui entravent les initiatives locales, permettre,
à un meilleur niveau, les décisions nécessaires à la promotion du développement
régional": Bernard Attali, "Le développement local, un enjeu essentiel pour l'équilibre
du territoire", Autrement, n°47, fev. 1983, p.233.
60
71
Ce qui se produira en 1978.
62
dire récuser certaines analyses et prévisions pour en accepter d'autres"72. Cela n'est pas
sans risque. C'est le sens de sa présence sur la liste conduite par Jean M.. De son côté, le
futur maire, en proposant à l'instituteur de le rejoindre dans l'équipe municipale, espère
élargir son électorat aux néos-ruraux dont les voix pourraient bien faire pencher la
balance en sa faveur. Comme nous l'avons vu, la suite des événements lui a donné raison.
En choisissant l'utopie73 contre le réalisme économique, en proclamant sa volonté
d'ignorer l'avis des experts74, Michel C. s'est attiré l'indifférence et parfois l'hostilité d'une
partie de ceux qui contrôlent l'accès aux finances publiques et n'entendent pas perdre de
temps avec des projets qu'ils jugent "fantaisistes". Erreur stratégique? Pas nécessairement
car c'est bien de cette façon qu'il a pu construire autour de son idée un premier réseau
d'alliés. E. Reynaud montre, exemples à l'appui, "le rôle fondateur et 'cristallisateur' du
conflit"75. On peut dire que l'image de l'innovateur que M. Callón76 qualifie de mythique
a ici parfaitement fonctionné. Etre en butte à l'incompréhension, poser les problèmes
autrement, faire preuve d'une obstination provocatrice... Tels sont les ingrédients qui ont
permis au projet de s'engager sur la voie incertaine de l'innovation en s'agrégeant ses
premiers alliés. En parlant d'un "mythe des origines", M. Callón ne confond-t-il pas la
genèse de l'innovation et sa diffusion? Dans la phase de diffusion, l'innovateur a toute les
chances de s'enliser s'il persiste à considérer le compromis comme une compromission;
on peut donc dire que le passage réussi à l'innovation signifie qu'il a quitté le terrain miné
de la contestation pour celui de la négociation. Si mythe il y a, c'est à ce niveau qu'il se
72
Madeleine Akrich, Michel Callón, Bruno Latour, A quoi tient le succès des
innovations", Annales des mines, n°ll, juin 1988, p.74.
73
Voir pp. 138-147.
74
Les choses ne sont cependant pas si simples et comme on le verra plus loin, Michel C.
sait habilement jouer "des hommes contre des hommes" si le conflit peut servir ses
objectifs!
75
Emmanuelle Reynaud, op. cit., p. 171.
76
Michel Callón, "L'innovation technologique et ses mythes", Gérer et comprendre,
n°34, mars 1994, pp.6-7.
63
77
Pierre MuIIer, Alain Faure, Françoise Gerbaux, op. cit., p. 121.
64
L'organisation de la relance
4
Alain de Romefort, "Les associations dans le processus de développement local",
Pour, n°87, janv-fev 1983, p.36.
5
L'intérêt économique du développement local réside probablement dans sa capacité à
traiter simultanément sur un territoire donné tous les aspects économiques, sociaux et
culturels du développement..." Bernard Attali, op. cit., p. 233.
6
" Nous sommes condamnés à avoir une agriculture plus économe et plus autonome.
Des solutions qui paraissent aujourd'hui originales, et, à la limite, non recevables, vont
faire l'objet, dans les quinze, vingt ans à venir, de recherches absolument nouvelles"
déclare en 1978 Jacques Poli, le nouveau directeur de l'INRA. Cité par Daniele Léger,
67
8
Ce prix d'achat est élevé puisqu'il porte le prix du kilo de soie grège aux environs de
350 frs soit plus du double du prix mondial (140 frs en 1978). Il s'agit en outre d'une soie
grossière qui devrait faire l'objet d'une décote par rapport à la soie chinoise d'un grade
supérieur. Rappelons que le prix du kilo de cocons est fixé non pas en fonction du prix
de la soie grège sur le marché international comme il serait logique de le faire, mais par
rapport à un niveau de revenu jugé correct pour le sériciculteur. En d'autres termes:
assurons nous d'abord les producteurs et nous étudierons seulement ensuite le marché!
69
Mais Michel C. et André S. savent pertinemment qu'ils n'ont pas vraiment le choix. S'ils
veulent retenir les sériciculteurs actuels et même en recruter, qu'il s'agisse de nouveaux
ou d'anciens éleveurs, ils doivent les rassurer sur la rentabilité de la sériciculture. Avec
des nuances, selon leurs interlocuteurs. En effet, l'argument qui peut inciter de jeunes
agriculteurs à s'orienter vers cette activité est principalement d'ordre économique: la
sériciculture constitue à leurs yeux une possibilité de diversification propre à leur assurer
un complément de ressources appréciable, tandis que ceux qui ont déjà pratiqué cette
activité alors qu'ils étaient eux-mêmes jeunes agriculteurs, généralement dans les années
50-60, sont avant tout poussés par un désir de revanche: "Lesfilateurs,ils nous ont eu,
jusqu'à l'os! On se tuait au travail pour autant direrien!Alors moi, je trouve que c'est une
bonne chose, que le sériciculteur y trouve son compte". Proches de la retraite ou déjà
9
Les Cévennes étaient spécialisées dans l'élevage des vers à soie et la production de soie
grège (filature); les autres opérations étaient effectuées dans d'autres régions: en Ardèche
pour le moulinage, à Lyon pour la teinture et le tissage. Seules exceptions: la bonneterie
(les bas de soie, en particulier) et le tissage des déchets de soie, activitéflorissantedurant
tout l'Ancien Régime. Les cocons, cardés puis filés au fuseau, donnaient un fil appelle
filoselle avec lequel était tissée une soie du même nom. Avec les déchets defilature,on
obtenait une qualité particulière d'étoffe, la bourrette.
70.
retraités, souvent sans successeurs, ils sont à la fin des années 70 certainement moins
soucieux de résultats économiques que leurs cadets. Eduquer à nouveau des vers à soie,
c'est avant tout donner tort à tous ceux qui ont refusé d'envisager la possibilité d'un
redémarrage de cette activité. Leur motivation est essentiellement symbolique; il s'agit de
faire un pied de nez à l'histoire.
Ceci étant, cette situation ne peut être que transitoire car la relance risque de s'essouffler
rapidement. Dans la mesure où la politique de prix élevé qui donne son assise à l'amont
de lafilièreest maintenue, l'intégration de l'aval, c'est à dire du tissage, revêt un caractère
d'extrême urgence. Où trouver des clients pour une soie trois fois plus chère que celle qui
circule sur le marché?
C'est dans ce sens que va désormais travailler l'équipe, instruite par l'expérience des
"Magnans" qui avec une courte longueur d'avance ont tenté de résoudre ce délicat
problème.
"Les Magnans" sont en effet à l'origine des premiers essais de tissage contemporain à
partir d'un fil de soie cévenol. En 1976, ils proposent à Michel A., un tisseur installé à
Saint Jean du Gard, de tester le fil qu'ils ont mis au point. Fait de deux brins* de 75
deniers* chacun, il peut être utilisé indifféremment enfilde chaîne* ou de trame* par les
tisserands à bras. Michel A., plus connu sous le nom de G., est spécialisé dans le tissage
du lin depuis une vingtaine d'années; jamais encore il ne s'est aventuré dans le monde de
la soie. La proposition a cependant de quoi le séduire: dans son milieu professionnel,
cettefibreest parée d'un grand prestige et les canuts lyonnais forment l'élite du métier. Il
est en outre un "nouveau Cévenol" et son intérêt pour l'histoire sociale et culturelle de sa
terre d'élection trouve ainsi un moyen de s'exprimer. En dépit des difficultés inhérentes
au fait qu'il approche un matériau dont il ignore les caractéristiques, il parvient après
71
quelques tâtonnements à tisser le premier métrage de soie cévenole, renouant ainsi avec
une vieille tradition languedocienne: "un moment de grande émotion que la première
présentation de cette étoffe", se souvient Daniel T.10, ardent défenseur de la culture
cévenole et élu de Saint Jean du Gard, qui a apporté son soutien à l'expérience de G.. Au
dire de tous les spécialistes qui examinent ce taffetas, le résultat est effectivement
probant: le tissu est nerveux, d'une bonne tenue, d'un éclat vibrant. On est loin de la
filoselle ou de la bourrette d'autrefois, ces étoffes modestes, ternes, tissées dans le cadre
domestique à partir d'unfilobtenu par cardage des déchets de soie!
Ce succès encourage G. à poursuivre dans cette direction et à inciter à son tour d'autres
tisseurs à s'engager dans cette voie. Plusieurs d'entre eux se sont installés dans le Midi de
la France, emportés par le flux de 68; les métiers artisanaux sont alors à la mode et les
tisseurs à bras renouent avec une tradition technique qui s'était éteinte. Mais les
matériaux qu'ils utilisent sont généralement la laine ou le lin. Pas plus que G., ils ne
connaissent les spécificités de la soie et le passage à cettefibrenécessite un apprentissage
délicat et de longue haleine pour maîtriser les tours de main et adapter les métiers. Une
association des tisseurs en "soie de France" est fondée en 1978 sur l'initiative de G.. Elle
a pour objectif de promouvoir un tissage artisanal de qualité de la soie française et de
créer et gérer un label national pour les tissus produits11. Parmi ses membres, on trouve
des tisseurs expérimentés et de renom ainsi que plusieurs personnalités appartenant au
monde de la soierie lyonnaise: un canut de la Croix Rousse auprès duquel G. s'est initié
au tissage de la soie, un ingénieur textile, créateur pour une grande maison de soierie
lyonnaise, et un expert du Musée des tissus de Lyon. La naissance de cette association
marque donc un rapprochement avec le milieu lyonnais avec lequel les Cévennes
conservaient un contentieux que nous avons déjà évoqué.
10
Daniel Travier, "Métiers à bras et 'soie de France'", Causses et Cévennes, n° spécial,
1979, p. 26.
11
ATISSOF a créé et déposé la marque Sorose - Soie des Cévennes, caractérisée de la
façon suivante: un titre élevé, une origine exclusivement française, un tissage soigné.
72.
L'unique fournisseur des tisseurs est alors le CAT qui produit un fil teint et présenté en
bobines, au prix de 500 frs le kilo H. T.12. Un prix extrêmement élevé, dû au faible
niveau de production et de technicité. Dans ces conditions, les tisseurs qui l'emploient
ont bien des difficultés à honorer leur créance et le directeur de l'établissement leur
accorde, entre autres facilités de paiement, de régler la soie achetée au fur et à mesure
des ventes. Un espace de vente est même créé sur place afin d'accroître la capacité de
commercialisation.
Lorsque à son tour ADSC sort son premier fil de soie, André B., le président en exercice
d'ATISSOF, prend contact avec l'association qui accueille fraîchement les propositions
des tisseurs. Elle justifie cette réticence en invoquant l'insuffisance de la consommation
de soie des tisseurs à bras: est-il concevable d'asseoir une production séricicole sur un
marché qui se limite à une poignée d'artisans? Pour faire ce constat, Michel C. s'appuie
sur l'activité des "Magnans" et sur l'étude réalisée par un expert, à la demande du Parc
National des Cévennes. Sur les 163 tisserands contactés, seulement 23 se déclarent
intéressés par le tissage de la soie. Les quantités souhaitées, inférieures à 10 kilos par
tisseur, donnent à penser que le marché, dans l'hypothèse la plus optimiste, ne pourrait
pas dépasser 500 kilos par an. Pour Michel C, le tissage artisanal est un frein au
développement de l'activité séricicole qu'il considère comme prioritaire. Il constitue le
"goulet d'étranglement" de la chaîne "du sol au tissu".
11 existe cependant une contradiction entre les ambitions et ce qu'elle peut réellement
faire. En effet, la qualité de la soiefiléepar Dominique B. demeure artisanale. Irrégulière,
elle ne convient pas au tissage sur des métiers mécaniques qui seuls peuvent consommer
d'importantes quantités de fil en raison de leur rapidité de travail. Les premiers à utiliser
le fil d'ADSC seront donc également des tisseurs à bras: Marie L., une tisserande
12
Les Magnans peuvent se permettre ce prix de 500 frs parce qu'ils sont subventionnés
en tant que Centre d'Aide par le Travail. Ce n'est pas le cas d'ADS. Pour assurer au
sériciculteur un prix au kilo de cocons de 43 frs, elle devrait vendre lefil750 frs le kilo!
73
installée à Saint Jean du Gard ainsi que Dominique F., un parent d'élève de Monoblet,
membre actif d'ADSC.
On peut néanmoins s'étonner de la réticence manifestée par Michel C. à l'égard des
initiatives d'ATISSOF alors qu'ADSC n'est de toute façon pas en mesure de satisfaire le
marché qu'elle voudrait atteindre. Peut-être faut-il lire derrière les arguments avancés une
réserve dont les fondements sont à rechercher à la fois dans l'histoire de la soie cévenole
et dans l'aventure d'ADSC. Il y a en premier lieu la représentation importante du milieu
lyonnais au sein d'ATISSOF, or, comme nous l'avons évoqué à maintes reprises, les
Cévenols conservent une sourde rancoeur à son égard et Michel C, en digne dépositaire
d'une culture technique et d'une mémoire sociale, n'en est pas totalement affranchi13.
Comme G. le fait remarquer, "les tisseurs avaient le cul entre deux chaises: ils étaient
difficilement admis dans le milieu lyonnais et d'autre part considérés comme inféodés à
Lyon par les gens des Cévennes". En second lieu, il y a une divergence de vues: Michel
C. s'inscrit dans une démarche de développement local qui privilégie l'amont de la filière
(la sériciculture) sur l'aval14 tandis que G. met en évidence le rôle décisif des tisseurs qu'il
considère comme la clé de voûte de la filière puisque ce sont eux qui confèrent au
produit toute sa valeur ajoutée. Pour l'équipe de Monoblet, la phase séricicole était
prépondérante parce que non seulement elle était "celle qui au niveau création d'emplois
présentait le plus fort potentiel", mais elle traduisait aussi "l'attachement à la terre, avec
une symbolique plus forte que tout ce qui était transformation". Les tisseurs, en
revanche, ne prétendent pas perpétuer une tradition. Ils veulent plutôt que leur apport
13
"Nous sommes la zone de production de la matière première. Nous sommes par
conséquent 'le pays sous-développé' par rapport aux soyeux lyonnais qui depuis le début
du siècle ont précipité notre pays dans le gouffre" déclare Michel C. dans la revue Le
Règne, n°23, 29 novembre 1981.
14
H soutient que si on peut être tisseur n'importe où, la matière première pouvant se
transporter aisément, on ne peut être sériciculteur que dans un terroir où le mûrier et le
ver à soie se sont acclimatés.
74.
soit apprécié à sa juste valeur; valeur d'usage mais aussi valeur esthétique puisque c'est
ATISSOF qui a apporté la preuve qu'on pouvait faire du tissu haut de gamme avec le fil
de soie des Cévennes.
Malgré leurs divergences, l'ADSC et ATISSOF parviennent à un accord: chaque tisseur à
bras détermine avec l'association la quantité de soie qu'il pense consommer, le titrage et
les coloris qui l'intéressent et les délais de livraison du fil; en contre-partie, elle précise le
type d'article qu'elle souhaite obtenir (cravates, métrages...), la quantité d'articles dont la
valeur correspond à la valeur de la matière première qu'elle fournit ainsi que les délais de
livraison. Les articles commercialisés par ADSC sont griffés "Association des Tisseurs
en SOie de France" et l'association est autorisée à ajouter sa propre griffe15.
L'intérêt de ce contrat est qu'il évite aux tisseurs de faire l'avance de sommes importantes
pour l'achat dufilet qu'il garantit un débouché à la soie d'ADSC 16. La contractualisation
est une étape décisive sur la voie que s'étaitfixéel'association, à savoir la mise en oeuvre
de lafilièreintégrée.
L'atelier de Gréfeuilhe
13
Exemple d'un contrat conclu entre Dominique F. et ADSC en décembre 1979:
Dominique F. s'engage à acheter à ADSC 10 kgs de soie sous forme de fil, au prix de
750 frs H.T. soit 882 frs TTC. Le paiement s'effectuera comme suit:
- avant le 1 mars 1979, livraison de 14,70 m de tissu de soie, largeur 150 cm, utilisable
pour 2/3 en habillement et pour 1/3 en cravates,
- avant le 15 mars 1979, livraison de 22 cravates et 20 echarpes (10 en 130 x 25 cm et 10
en 150 x20 cm).
L'ADSC livrera 5 kgs de fil de soie 150 deniers, deux bouts, torsion 180 à 200 tours au
mètre, coloris au choix du tisseur avant le 15 janvier 1979 et le reste ultérieurement après
accord entre le tisseur et le filateur.
16
Les deux partenaires ont dû préalablement établir les équivalences entre la valeur du fil
et celle du métrage ou du produit fini.
75
L'association explore ainsi diverses voies, hésitant entre le long terme qu'incarne l'option
industrielle et le court terme de la filière artisanale prônée par ATISSOF. La première,
ambitieuse, "utopiste", est incontestablement celle qui a la faveur de Michel C, compte
tenu des possibilités de développement limitées qu'offre la filière artisanale. La seconde
offre cependant l'avantage d'une mise en oeuvre plus rapide et surtout moins coûteuse
puisque les investissements ont été supportés par des individus dont les outils de
production, qu'il s'agisse de Dominique B., le filateur, ou des tisseurs, sont déjà
opérationnels.
Face aux responsables d'ADSC, ces derniers ne manquent pas d'arguments en faveur de
la filière artisanale, comme en témoigne le passage suivant extrait de la lettre envoyée par
un expert du Centre International d'Etude des Textiles Anciens (CIETA): " Sincèrement,
je pense que si l'on envisage de produire... une soie régulière, qui ressemblera comme
une soeur à la soie chinoise, tout en coûtant deux fois plus cher... on va tout simplement
76.
au sucide, car... qui l'achètera?!... Aurisquede me répéter, je vous dis: conservez à votre
soie un titre assez gros et un aspect irrégulier"17.
C'est ainsi que dans le but de satisfaire un marché potentiel représenté par les tisseurs sur
métiers à bras qui réclament un fil doupionné18 * original offrant selon eux une garantie
de commercialisation, l'équipe de Monoblet fera l'acquisition d'une bassine de filature
doupion*, matériel qu'elle devra faire venir à grands frais du Japon où se concentre alors
toute la technologie soyeuse. Mais les essais réalisés ne seront pas concluants: le prix de
revient du fil s'avère extrêmement élevé et les tisseurs se refusent à payer plus de 1000
frs le kilo pour un fil qui dans l'échelle de classification de la soie est considéré comme
d'un grade inférieur. Nous reviendrons sur cet échec et ses conséquences.
dans lequel les zones en déclin sont enfermées: une région qui perd ses emplois perd sa
population et cette perte ne fait qu'aggraver en retour la situation de l'emploi19.
Ce tandem va fonctionner avec une grande efficacité, grâce à une distribution des rôles
particulièrement bien orchestrée. Michel C. se heurte au problème épineux de sa
reconnaissance par les instances publiques comme représentant du groupe dont il est le
porte-parole, au regard des investissements recherchés et de l'engagement
communautaire qu'ils nécessitent. Il ne lui suffit pas, en effet, d'être crédité de la
confiance de son entourage pour que sa légitimité soit également reconnue par les
instances extérieures. Comme le constate J.-J. Alain, "un leader... n'est pas seulement
celui en qui une population, s'identifie mais aussi celui qui est facilement identifié et
reconnu de l'extérieur"20. La question "qui parle au nom de qui?"21 pose le problème de
la représentativité du porte-parole, que l'on ne doit pas confondre avec celui de la
représentation. Il faudrait ajouter: "en direction de qui?" En effet, il s'agit moins de se
demander si Michel C. a bien qualité pour agir et parler au nom des agriculteurs tentés
par l'activité séricicole, que de s'interroger sur sa capacité à être admis comme
représentant par les sphères extérieures. Sa fonction d'enseignant et son statut de second
adjoint ne suffisent pas à le légitimer et les pouvoirs publics, excepté la Direction
Départementale de l'Agriculture qui a financé l'achat de la bassine doupion, sont encore
hésitants.
Dans un système social régi par une démocratie représentative, qui, mieux que le maire,
pourrait incarner ce pouvoir de représentation? Son fort "coefficient" de légitimité lui
permet en effet d'accéder directement aux plus hautes sphères décisionnelles. C'est donc
19
Louis Chauvel, "La désertification du territoire, 1954-1990", Revue de l'OCDE, n°5,
oct. 1994, n°5, pp. 89-122.
20
Jean-Joseph Alain, "La dynamique du développement rural. Le cas du Lochois" in:
Paul Bachelard, op. cit., p. 45.
21
Michel Callón, "Eléments pour une sociologie...", op. cit., p. 192.
78.
Jean M., le maire de Monoblet, qui va prendre en main, au regard des interlocuteurs
institutionnels et corrolairement bailleurs de fonds, le devenir de la filière séricicole.
Après Rose S. et André S., il devient le nouveau maillon de la chaîne des médiateurs,
"vecteurs de la traduction socio-technique" pour reprendre une expression de M.
Akrich22.
Comme le notent, P. Müller, A. Faure et F. Gerbaux, "La 'contrainte à l'innovation' du
rural s'accompagne presque automatiquement d'une 'contrainte au cadre collectif"23.
Cette double contrainte incite le maire à se comporter en entrepreneur, en manager de
l'activité socio-économique de sa commune, investi d'une mission qui revêt dans ces
circonstances un véritable caractère d'urgence: freiner le dépérissement en suscitant, en
encourageant, en accompagnant toute initiative créatrice d'emplois. Face au maire sortant
dont la légitimité était liée à son statut de notable, Jean M. a construit la sienne sur son
expérience d'enseignant agricole qui laisse présager une intelligence profonde des
problèmes de la profession ainsi que de réelles compétences à concrétiser les initiatives
émergeant au niveau local: "c'est à partir de la formation adulte que j'avais pris
conscience des problèmes de fonds qui se posaient à l'époque. Les problèmes fonciers,
les problèmes de cession de propriétés, d'installation des jeunes, de renouveau de cette
agriculture qui dans notre région n'était pas particulièrement brillante; c'est tout ça qui
m'a prédisposé à agir pour inverser le processus et à favoriser toutes les initiatives locales
qui se présentaient. Et l'initiative majeure, c'était la relance séricicole" témoigne Jean M.
Tandis que Michel C. se charge d'élaborer le projet, établit les dossiers et effectue un
voyage d'étude au Japon afin de choisir le matériel approprié, le maire prend son bâton
22
Madeleine Akrich, "Comment les innovations réussissent", Recherche et
technologie, n°4, 1987.
23
A propos de la défense du projet séricicole passant par la défense du foncier, voir ce
que disent des enjeux que représente la gestion foncière pour les maires des petites
communes rurales Pierre Müller, Alain Faure, Françoise Gerbaux, op. cit., p. 121-
124. Et Gérard D. Premel, op. cit., p. 77.
79
Bien que sa tâche soit facilitée par l'approbation unanime du Conseil municipal, le maire
doit affronter les partisans de l'ancienne municipalité qui lui reprochent de négliger les
affaires courantes de la commune au profit d'une initiative marginale et incertaine. Le fait
est que la complexité du dossier dont il a la charge et son souci de réaliser une "opération
blanche", c'est à dire qui ne coûte rien à la commune, l'amène en effet à consacrer toute
son énergie à la création de l'atelier. Sa ténacité sera récompensée, comme en témoigne
le montage financier de l'opération. Les subventions représentent en effet 80% du
montant total de l'opération24 et les 20% restants sont couverts par les cotisations et un
24
Les subventions proviennent de l'Etablissement Public Régional ( 1TEPR, l'organisme
qui a précédé le Conseil régional), des Ministères de l'Environnement et de l'Artisanat, de
la Direction Départementale de l'Agriculture et du Fonds Interministériel pour le
Développement et l'Aménagement Rural (FIDAR).
80.
Les travaux de réhabilitation sont effectués en 1980-81 et les entreprises -qui à l'arrivée
ne sont plus que deux, l'imprimeur ayant renoncé entre temps- peuvent s'installer. Michel
C. obtient de l'Education nationale une autorisation de mise en disponibilité sans solde
pour l'année scolaire 1981-1982 afin de se consacrer entièrement au programme de
relance de l'activité soyeuse et à l'organisation de la production et de la
commercialisation.
Dès l'été 1981, il peut ainsi procéder à la mise en route de lafilature,secondé par Pierre
G., un néo-rural embauché par l'association comme technicien polyvalent, autrement dit
"homme à tout faire", comme il se désigne lui-même. Cependant, lafilaturene permet de
produire qu'un fil grège, c'est-à-dire un fil brut qui doit subir encore plusieurs opérations
avant de pouvoir être utilisé en tissage ou en bonneterie. Une seconde tranche
d'investissement est donc programmée pour acquérir les équipements complémentaires:
moulins, bancs de mise en flotte*, assembleuse-retordeuse, bacs de teinture et de
décreusage*, métiers à tisser et ourdissoir* ainsi qu'une armoire de deshydratation pour
les cocons, le tout représentant un investissement de près d'1 000 000 de francs.
Début 82, l'outil de production est en état de marche. Potentiellement, l'atelier est équipé
pour traiter 20 tonnes de cocons. Avec une production de cocons d'environ une tonne et
demie, on est encore loin du compte mais les conditions sont désormais remplies pour
que la sériciculture connaisse le développement souhaité puisqu'il faudrait atteindre le
nombre de deux cents sériciculteurs pour produire les 20 tonnes de cocons prévues. Les
cocons de l'année précédente donneront 250 à 300 kilos de soie grège, moulinée, en fil
81
de trame, à raison de 200 tours à la seconde et, en fil de chaîne, à raison de 400 tours/s.
La soie ouvrée est ensuite teinte dans une gamme de huit coloris.
Durant toute la phase de mise en oeuvre de lafilature,il devient clair que l'ADSC ne sera
bientôt plus un instrument juridique adapté pour gérer la relance séricicole. La création
d'unefilaturesemi-automatique exige en effet des moyensfinanciersqui ne sont pas à la
portée de l'association dont la capacité d'autofinancement est liée aux seules cotisations
de ses membres. Les sériciculteurs, paysans de souche ou néos-ruraux, ne sauraient
parvenir à rassembler le budget nécessaire à l'acquisition de la filature et à son
installation. Outre cette question déterminante des investissements, il faut également voir
dans la restructuration qui est envisagée le passage d'un projet social à un authentique
projet d'entreprise, avec tout ce que cela signifie (y compris le droit de partager les
bénéfices, ce qui est interdit dans le cadre associatif).
La SICA Soie-Cévennes
Comme nous le suggérions plus haut, le dessein économique qui prend forme dès 1979 et
intègre des activités agricoles, industrielles, commerciales etfinancièresva bien au-delà
de ce qu'une association régie par la loi du 1 juillet 1901 est effectivement habilitée à
gérer. C'est ainsi qu'une SICA voit officiellement le jour en octobre 1981, après un an et
demi de négociation avec les pouvoirs publics. La SICA Soie-Cévennes a plusieurs
fonctions. Une fonction agricole: regrouper les sériciculteurs, leur assurer un revenu
complémentaire provenant de la vente des cocons, diffuser les nouvelles méthodes
d'élevage et approvisionner les sériciculteurs en plants de Kokusos 21 multipliés par
bouturage. Une fonction semi-industrielle et artisanale: assurer les différentes étapes de
transformation des cocons, filature, moulinage, teinture, tissage. Une fonction
commerciale: écouler les produits de la filière. Leur liste illustre la capacité de ses
82.
26
Ce faisant, ils sacrifient à la "rationalité techniciste dominante du one best way",
insufflée par un positivisme qui s'exprimera à maintes reprises dans les choix effectués
ultérieurement. Michel Crozier, Erhard Friedberg, op. cit., p. 26.
84.
M. Crozier et E. Friedberg ont montré que tout "construit organisational" se fonde sur
des relations de pouvoir qui mettent aux prises des acteurs "dépendant les uns des autres
dans l'accomplissement d'un objectif commun qui conditionne leurs objectifs
personnels"27. Lafilièreintégrée n'échappe pas à cette logique. C'est ainsi que la position
des sériciculteurs au sein du dispositif est fonction du rapport de force qu'ils
entretiennent avec leurs clients, les tisseurs. Dans la mesure où l'explication donnée
localement à l'effondrement de la sériciculture -nous n'entrons pas ici dans le débat, nous
contentant de reproduirefidèlementle discours qui nous a été tenu- met principalement
en cause les Soyeux dont dépendaient la sériciculture et la filature, on comprend sans
peine que le fondement même de la relance consiste à s'affranchir de cette dépendance
grâce à la mise en place d'unefilièreintégrée au sein de laquelle le rapport de pouvoir
puisse être, si ce n'est inversé, du moins neutralisé. Il s'agit plus exactement de placer
structurellement sériciculteurs et tisseurs en situation de dépendance réciproque alors
qu'en réalité il y a dépendance unilatérale: les sériciculteurs n'ont qu'une clientèle, les
tisseurs, alors que ces derniers, disposant potentiellement de plusieurs sources
d'approvisionnement, sont toujours en position de faire jouer la concurrence.
L'intégration des différents acteurs techniques au sein d'une même structure qui fixe
rigoureusement les modalités de leurs échanges est donc le moyen d'amoindrir, voire de
supprimer, le déséquilibre des forces. C'est bien une volonté de réparation qui est à
l'oeuvre: trouver une solution qui empêche de reproduire l'inégalité antérieure, instituer
un mécanisme de contrôle social de la production qui parvienne à corriger cette inégalité.
Avec plus ou moins de clairvoyance en ce qui le concerne, Michel C. se sent investi de
cette mission. Son statut de fils d'immigré espagnol n'est pas étranger à sa volonté de
fournir des gages de son appartenance à la société cévenole.
27
Michel Crozier, Erhard Friedberg, op. cit., p. 66.
85
Pendant deux années, avec l'aide de André S., l'instituteur étudie sans relâche la façon
d'améliorer les techniques séricicoles afin d'abaisser le prix de revient du kilo de cocons
28
Norbert Alter, op. cit., p. 455.
86.
Les innovateurs
Dans une première partie, nous avons essayé de montrer la place qu'occupe l'innovation
dans le processus de relance de la sériciculture. Il s'est en effet fondé principalement sur
deux propositions d'innovation considérées comme des conditions nécessaires à son
accomplissement: la diffusion du mûrier kokuso et la mise en oeuvre du principe de
filière intégrée. Comme nous avons déjà eu l'occasion de l'affirmer, le développement à
l'échelle régionale d'une production séricicole, but ultime de tout le dispositif, était
tributaire de la réalisation de gains de productivité et de la diminution des coûts de
production.
Nous avons indiqué que les nouveaux sériciculteurs ont majoritairement adopté le
kokuso et que la filière intégrée a réussi à se concrétiser avec la création de la SICA.
Peut-on alors affirmer que la relance qui a ainsi réalisé les hypothèses sur lesquelles son
développement s'était fondé, est une innovation réussie?
Le soutenir nous semble discutable pour au moins deux raisons.
Bien que le taux de diffusion du kokuso 21 auprès des sériciculteurs soit relativement
élevé, le nombre des actifs (agriculteurs à temps complet, pluri-actifs et autres) qui se
sont "convertis" à la sériciciculture demeure en effet très faible. Il nous semble qu'il serait
en réalité plus juste de considérer que la validation de cette innovation ne peut venir que
de l'augmentation éventuelle du nombre des sériciculteurs au sein de la population rurale
et surtout à la pérennisation de leur activité. C'est d'abord en intéressant un cercle plus
large que celui des pionniers puis en se banalisant et en s'inscrivant dans la durée que
l'innovation se réalise. Le temps de la SICA n'est donc pas le temps de l'innovation et il
est selon nous nécessaire de disposer d'un recul suffisant pour être en mesure d'en juger.
88
Nous avons indiqué que le groupe des sériciculteurs-innovateurs, dont les intérêts et les
attentes varient en fonction de la classe d'âge, de l'origine géographique et de la catégorie
socio-professionnelle initiale, est bien loin de former une communauté homogène. Il
faudrait maintenant tenter de le cerner un peu plus précisément et voir comment il évolue
dans le temps mais aussi dans l'espace. Comment aussi il réagit face aux propositions
d'innovations qui lui sont soumises.
89
La relance1 a vu le jour à Monoblet et s'est développée tout d'abord dans les villages et
hameaux voisins. Toutefois, la mise en oeuvre d'une véritable dynamique d'incitation à la
sériciculture, à partir de 1979, a contribué à élargir le territoire de la relance. L'affichage
intensif dans les mairies a en effet permis de sensibiliser une trentaine d'éleveurs,
héraultais, gardois, lozériens et drômois. Michel C. et toute son équipe n'ont pas ménagé
leurs efforts pour intéresser de plus en plus de personnes à cette activité, multipliant les
réunions d'information tant en Cévennes que dans les départements voisins qui possèdent
une tradition séricicole et où une mémoire encore vivace ne demande qu'à être réveillée:
le Var, la Basse Ardèche et le Sud de la Drôme où des groupements d'éleveurs ne tardent
pas à se constituer. C'est à la suite d'une de ces réunions que Lixiane P. a décidé de
franchir le pas: "Il y avait sur la commune un gars qui faisait du ver à soie. On a organisé
une soirée avec Michel, des diapos sur le ver à soie et ça m'a plu". Bernard F. fait à peu
de choses près le même récit: "Au foyer rural, ils ont fait des conférences sur les métiers
anciens et on a su qu'il y avait un nommé Michel C. qui venait parler de la sériciculture.
Ma soeur y est allée en disant: 'je vais voir s'ils achètent les cocons de ma mère...' "
C'est surtout dans les cantons de Saint Hippolyte du Fort, Lasalle, Saint André de
Valborgne et Bessèges que l'on compte le plus grand nombre de sériciculteurs, anciens et
nouveaux éleveurs confondus, car la proximité est un facteur décisif dans l'adoption de
l'innovation, la tendance à l'imitation se combinant avec la possibilité de recevoir un
appui technique individualisé.
Une liste des éleveurs datée de 1982 fait état de 34 sériciculteurs, à part égale de sexe
masculin et féminin. A peine plus de la moitié d'entre eux sont recensés comme
agriculteurs, les autres sont employés, ouvriers, artisans, fonctionnaires et même
retraités. Les quantités de cocons produites se situent dans une fourchette très large qui
Nous ne tenons pas compte ici de l'expérience du CAT des Magnans qui reposait sur la
concentration de l'élevage dans un espace unique.
90
Une enquête effectuée la même année auprès des sériciculteurs en activité mais aussi de
tous ceux qui pourraient envisager de le devenir, va nous aider à mieux appréhender les
modalités de diffusion de la sériciculture.
L'enquête, réalisée par la SICA, porte sur 100 personnes situées dans une fourchette
d'âge allant de 30 à 60 ans, toutes "susceptibles d'être intéressées par le développement
de l'activité séricicole". Ce critère d'intérêt est difficile à cerner. Il semble qu'il fasse
référence à deux types de rapports possibles à la sériciculture:
- un rapport direct: il s'agit d'anciens sériciculteurs ou enfants de sériciculteurs pour qui
la sériciculture constitue un épisode essentiel de l'histoire personnelle ou familiale,
2
C'est à partir de cette liste qu'est établi le montant des aides attribuées par le FORMA.
91
- un rapport indirect: il s'agit alors de personnes dont le profil est assez flou puisque sans
qu'elles aient de lien avec la sériciculture, on considère qu'elles pourraient être tentées
par cette activité en raison de leur profession et/ou de leur genre de vie.
59 personnes sur les 100 interrogées appartiennent à la catégorie des anciens éleveurs et
de leurs descendants. Près des deux tiers d'entre eux ne souhaitent pas refaire du ver à
soie, invoquant qui son âge et la pénibilité du travail, qui la conversion de son
exploitation, le démantèlement de l'outil de production et -ceci étant une conséquence de
cela- le montant trop élevé des investissements préalables (plantation de mûriers,
construction d'une magnanerie mieux adaptée...).
Une série d'entretiens que nous avons réalisés près d'une dizaine d'années plus tard en
nous référant à cette liste nous a ensuite permis d'affiner les réponses et de les mettre en
perspective.
Au cours des précédentes décennies, les agriculteurs implantés sur les secteurs proches
de Monoblet se sont massivement tournés vers la viticulture et ceux de la région de
Valleraugue vers la production fruitière (la pomme "reinette"). Il faudrait donc qu'ils
libèrent une superficie minimale de 1/2 à un hectare pour y planter des kokusos. Rares
sont ceux qui peuvent compter sur des plantations anciennes pour faire la soudure en
attendant que leur nouvelle plantation entre en production car ils ont généralement
arrachés les vieux mûriers, leur présence étant une gêne lors des travaux agricoles. La
viticulture et la culture fruitière sont en outre difficilement compatible avec une activité
séricicole effectuée de façon "moderne": les éducations de printemps et d'été ont lieu
alors que la charge de travail est la plus lourde et celles d'automne coïncident avec la
vendange et la cueillette des pommes. La plupart des magnaneries ont été transformées
pour les besoins familiaux ou en gîtes ruraux pour l'accueil touristique, souvent grâce à
une utilisation plus ou moins licite de T'Aide à l'amélioration des magnaneries". Quoi
qu'il en soit, la relance est encore à un stade expérimental et il est trop tôt pour envisager
92
de s'endetter afín de construire une magnanerie moderne et de planter des kokusos. Chez
les plus âgés, la sériciculture n'a pas laissé que de bons souvenirs; sentiments mêlés de
nostalgie et de refus d'un labeur jugé harassant et dont le corps garde encore la mémoire:
"Ils étaient raides, les escaliers de la magnanerie, on s'y est tué! Monter, descendre,
monter.... C'était tout le jour, on avait l'impression que çafiniraitjamais!" me dira cette
ancienne séricicultrice. Et puis il y a tous ceux, autour de la quarantaine, qui ne sont plus
tout à fait de "jeunes agriculteurs" et dont la situation familiale les incite à penser que
l'exploitation ne sera pas reprise lorsqu'ils arrêteront; ceux-là excluent tout
investissement à long terme: "Je nerisquaispas de me lancer, j'avais pas de suite derrière
moi!" déclarent-ils.
Ils sont cependant 24% à s'être lancés dans l'aventure de la relance et 13% envisageaient
en 1982 de s'y essayer à leur tour.
Au moment de l'enquête, ce sont les cantons de Lasalle et de Saint Hippolyte du Fort,
effet de proximité oblige, qui présentent la plus forte proportion d'anciens sériciculteurs
qui ont franchi le pas et c'est dans le département de l'Ardèche que se concentrent ceux
qui se disent prêts à recommencer. Sur le canton de Saint Jean du Gard on ne trouve
qu'une seule réponse positive émanant d'un ancien sériciculteur. Ce qui tendrait à
prouver, dans la mesure où on considère le panel des enquêtes comme représentatif, que
les agriculteurs de ce secteur sont nettement plus démoralisés que dans le Piémont
cévenol et méfiants à l'égard d'une relance qu'ils associent au mouvement de retour à la
terre. Plusieurs estiment que subventionner la sériciculture serait du gaspillage car ses
chances de redémarrer leur paraissent à peu près nulles.
Autour de Monoblet, ce sont les élevages scolaires qui ont eu un rôle incitatif auprès des
agriculteurs. Marc C, un parent d'élèves, viticulteur aux Montèzes, a planté 380 mûriers
kokusos 21 et élevé des vers à soie plusieurs années de suite dans son ancienne
magnanerie: "Je l'avais fait pour mon fils et aussi pour Michel... Moi, je suis pas contre
tout ça, au contraire, parce que vous voyez pas? Partout, la zone rurale, c'est tout
93
Parmi les personnes consultées, 41 n'ont en revanche aucun lien avec le milieu séricicole.
Il s'agit principalement de néos-ruraux originaires d'autres régions ou Cévenols d'origine
élevés dans les villes de la plaine languedocienne, Aies, Nîmes ou Montpellier. On
comprend aisément pourquoi: les Cévenols de souche qui sont "restés au pays" sont tous
liés à ce milieu car la sériciculture était pratiquée autrefois par l'ensemble de la
population rurale. Les personnes contactées font généralement partie de réseaux
transversaux4 qui tissent des liens au sein d'une population de néos-ruraux implantées
dans les départements méridionaux. ADSC peut elle-même être considérée comme un
réseau de ce type.
Plusieurs facteurs expliquent le manque d'intérêt de près des 2/3 de ceux qui n'ont pas de
lien historique avec la relance. Il faut noter en premier lieu la question foncière que
Michel C, à juste titre, avait dès le départ considérée comme décisive: "pour faire des
élevages de vers à soie, il faut un lopin de terre, des mûriers, des locaux... Parmi ces
marginaux qui s'installaient ici, il y en avait certains qui avaient un peu de terre souvent
en location, plus ou moins des arrangements, donc ils investissaient pas dans des
plantations à long terme, ils faisaient du court terme et donc de la chèvre. Une
production qu'on commercialise directement, facile à transporter..." Les éleveurs caprins
ou les apiculteurs n'ont pas besoin de posséder de la terre pour se lancer et c'est
seulement après plusieurs années d'exploitation de fait que se régularisent les
"arrangements" conclus avec les propriétaires. La situation est différente avec le mûrier
qui nécessite un investissement de départ relativement élevé. La non-propriété ou
l'absence de bail de fermage en bonne et due forme constitue alors un obstacle à
l'installation car le futur sériciculteur craint de ne pouvoir récolter la feuille des mûriers
qu'il a plantés s'il n'a pas de garanties à long terme concernant l'usage de la terre.
Et puis le ver à soie, soutient cet ancien sériciculteur, "c'est quelque chose qui attirait pas
le citadin! On y vient pas comme ça, il faut avoir baigné là-dedans". Le fait est que
l'intérêt de cet élevage échappe quelque peu à ceux qui n'ont pas été plongés dès leur
plus tendre enfance dans ce climat émotionnel si particulier qui caractérise l'éducation du
ver à soie. "Pour comprendre, il faut y être passé" affirme un ancien. A cet égard, les
parents d'élèves de Monoblet sont particulièrement bien placés puisqu'ils ont pu
bénéficier d'une première expérience à travers les élevages scolaires qui a éveillé leur
curiosité et touché en quelque sorte la "corde sensible" qui vibre si singulièrement chez la
plupart de ceux qui ont été amenés à "éduquer" cette chenille.
3
Jean-Pierre Olivier de Sardan, Une anthropologie de l'innovation est-elle possible?"
texte dactylographié, Marseille: SHADYC, déc. 1993, p.8.
97
sa compatibilité avec le système technique déjà en place, les avantages qu'elle apporte,
son degré de complexité et enfin la possibilité de la tester6. Concernant le premier
facteur mentionné, nous voudrions ajouter que nous entendons la notion de système
technique dans son sens le plus large, incluant sa part idéelle.
Les liens entre le technique, l'économique, le social et le symbolique seront ainsi mis en
évidence. La cohérence technique, aussi primordiale soit-elle, est néanmoins insuffisante
pour déclencher le mouvement d'adoption d'une innovation car la technique est toujours
incluse dans le corps social: dans sa façon de penser, d'imaginer et d'agir, dans ce qui
compose sa culture et son système de valeur. L'analyse des phénomènes d'adoption ou de
rejet de l'innovation nécessite donc de la replacer dans son cadre micro-sociétal, en
tenant compte en particulier des multiples enjeux économiques, sociaux, symboliques,
voire politiques qu'elle représente.
La diffusion du kokuso 21
L'une des grandes innovations préconisées dans le cadre de la relance séricicole est la
substitution du kokuso 21 aux variétés traditionnelles.
Sa diffusion, relativement au nombre des sériciculteurs, est à première vue un franc
succès. A l'exception de ceux qui avaient encore quelques mûriers traditionnels, ils ont
généralement bien reçu le message: le kokuso est indissociable du renouveau séricicole.
De réunions-débats en conférences, sans oublier les articles d'information et de
vulgarisation publiés dans la presse locale, André S. et Michel C ont en effet toujours lié
la rentabilité de la sériciculture à l'adoption de cet arbre et certainement aussi voulu
accréditer l'image d'une relance qui n'est pas la simple reproduction du passé. Ainsi le
kokuso occupe-t-il une place centrale dans ce qu'on pourrait appeler le récit fondateur de
6
Ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan appelle son "essayabilité".
98
7
Voir les innombrables publications sur ce sujet. En particulier, Lucette Boulnois,
"Chevaux célestes et salive de dragon. Transferts de culture matérielle sur les routes de
la soie avant le XXo siècle", Diogène, n°167, juillet-septembre 1994, pp. 18-42.
8
Jean-Pierre Frémaux, "La dimension symbolique des attitudes paysannes devant
l'innovation technique", Sociología ruralis, n°4, 1978, p. 260.
9
Quelques chiffres: 300 pieds plantés chez Lixiane P., 300 également chez François S.,
500 chez Pierre G....
99
Les éleveurs inexpérimentés vont se déclarer satisfaits de ses résultats, d'autant qu'ils ne
peuvent personnellement comparer les performances nutritives du kokuso avec celles des
anciennes variétés. Les indices auxquels ils pensent pouvoir se référer plaident en sa
faveur: la feuille est "large comme une assiette", abondante, d'un vert luxuriant... Mais on
entend un autre son de cloche chez les anciens sériciculteurs qui tout en convenant qu'"il
faut bien vivre avec son temps" affichent un scepticisme étayé par des arguments fondés
sur leur expérience. Pour Henri G., le kokuso, "c'est pas merveilleux... Il y avait rien que
des mûres! Et puis un mûrier, quand vous en avez tiré une fois, c'est comme de tout,
comme une vache, si elle donne dix litres de lait, vous lui en tirerez pas vingt!" Un ancien
nous explique: "... avant, ils (les anciens) ne se trompaient pas: une feuille qui était bien
100
verte, noire, c'est qu'il y avait de l'azote dedans... onrisquaitplus qu'avec une feuille qui
était moins nourrie. De plus elle était grasse, de plus çarisquaitla fameuse maladie qu'on
appelle la grasserie!". Or la feuille du kokuso a justement toutes les apparences d'une
feuille trop bien nourrie, grasse! Ces sériciculteurs ne veulent en fait rien changer à leurs
habitudes et ils conduisent l'arbre comme ils le feraient d'un mûrier traditionnel: en haute
tige, en cordon, récolté une fois l'an. Le kokuso doit faire ses preuves dans des
conditions de culture identiques à celles des variétés locales, démontrer qu'il est capable
de s'adapter auxrigueursdu climat et de l'environnement. "Finalement, ce Japonais, c'est
pas mieux" affirme cet éleveur qui a sa façon résume assez bien l'état d'esprit général.
Une conception manichéenne qui n'est pas sans rappeler celle des agriculteurs béarnais à
propos du maïs hybride10 ! Il faut toutefois apprécier à sa juste valeur la portée de ces
jugements négatifs car les innovateurs se rencontrent davantage dans le camp des
débutants que dans celui des anciens, souvent contraints par l'âge à abandonner après
quelques années d'activité.
Pour autant, peut-on dire que les éleveurs débutants ont exploité au mieux les
potentialités du kokuso 21?
La plupart, prenant comme modèle les essais de M. C, ont planté les kokusos en
vergers, selon une densité moyenne de 3000 plants à l'hectare, plus ou moins selon
l'écartement entre les lignes. C'est le type de matériel agricole utilisé, tracteur ou
motoculteur, qui détermine la largeur de l'interligne. Cette densité correspond à une taille
basse11 qui facilite la cueillette puisqu'il n'est plus besoin de déplacer une échelle tout
autour de l'arbre afin d'accéder aux branches: le cueilleur rassoie et les feuilles tombent
directement sur un carré de toile déployé à même le sol12. Le mûrier basse-tige est
10
Henri Mendras, La fin des paysans, s.l.: Babel, 1992 (réédition), p. 178.
11
En haute-tige, le mûrier exige un espacement de 7 m en tous sens pour pouvoir
déployer ses branches et son feuillage.
101
évidemment d'un rendement par pied inférieur à celui du mûrier haute-tige: 50 kilos en
moyenne pour un mûrier blanc contre 8 kilos pour un kokuso. Ce rapport est en
revanche inversé lorsqu'on évalue le rendement à l'hectare: on passe alors de 10 tonnes à
25 tonnes car la taille basse permet une plus grande densité de culture. La taille basse est
donc une réelle innovation par rapport à la plantation en limite des champs telle que les
Cévenols la pratiquaient auparavant. C'est à H. Mendras que l'on doit d'avoir montré que
le mûrier s'est ajouté sur les marges des parcelles cultivées à partir du XVIIP siècle, de
sorte que la sériciculture perfectionnait le système technique "sans le modifier"13. Selon
cet auteur, l'exemple choisi illustre cette "loi fondamentale" de l'innovation. Le
comportement des sériciculteurs de la fin du XXo siècle la vérifie à son tour: les
plantations de mûriers ont été effectuées en priorité sur des terres incultes, soit qu'elles
aient été laissées enfrichedepuis un certain temps, soit qu'elle soient trop pauvres pour
être cultivées.
Nous avons vu qu'une autre caractéristique du kokuso 21 est qu'il permet de réaliser des
élevages successifs et imbriqués car sa feuille conserve sa qualité nutritive durant toute la
saison végétative et pousse en continu de mai à octobre14. Les sériciculteurs qui ont
adopté le kokuso sans difficulté ont néanmoins hésité à réaliser plusieurs élevages
successifs15 alors que de l'avis de André S., le renouveau de la sériciculture passe en
priorité par ce qu'il a appelé "la 'décristallisation' des structures classiques séricicoles
européennes basées depuis des siècles sur l'élevage annuel unique"16.
Selon André S. et Michel C, l'intensification de la production associée avec des
méthodes d'élevage qui contribuent à économiser la main d'oeuvre devrait permettre de
produire du cocon à un prix si ce n'est compétitif, tout au moins acceptable dans le cadre
d'une économie soutenue par des aides européennes et d'une organisation de la filière
sous forme coopérative. Pour diminuer les coûts de production, il faut investir dans de
nouvelles installations qui simplifient le travail quotidien de l'éducateur et dans des
plantations de kokusos qui facilitent la cueillette. Pour amortir ces installations, il faut
produire davantage et faire une plus grande place à la sériciculture au sein de l'économie
générale de l'exploitation ou plus exactement du groupe domestique lorsqu'il est
composé, comme c'est souvent le cas, de pluriactifs. Dans ces conditions, la prise de
décision du sériciculteur n'est pas aisée. La relance suppose en effet une transformation
du système technique: une spéculation qui occupe le sériciculteur durant 5 mois de
l'année et implique des investissements nécessite une réorientation de l'exploitation qui
n'est pas toujours réalisable. Le viticulteur peut se rendre disponible en mai, juin et même
juillet alors qu'il n'aura plus un instant à lui lorsque approche la date des vendanges. Le
maraîcher peut éventuellement mener de front ses travaux de jardinage et deux
éducations printanières, mais il est dans l'incapacité de soutenir ce rythme durant cinq
alors à la fin du 3ème âge. La troisième chambrée débuterait lorsque les vers de la
seconde auraient atteints le troisième âge et ceux de la première feraient le cocon. Ainsi
de suite jusqu'au 23 octobre, date à laquelle s'achèverait le dernier élevage.
15
En réalité, seuls les Magnans ont essayé de mettre en pratique ce modèle inspiré des
travaux de P.L. Lombardi, responsable de la Station séricicole de Padoue, en Italie. Ils
ont réalisé 8 élevages au cours de l'année 1975, de mai à octobre, avec une période
d'interruption dans le courant de l'été.
16
Bulletin commun de la Société d'Agriculture d'Alès et des Cévennes et du Comité de
rénovation des Cévennes, 1961, p. 11.
103
mois! "Autrefois, ça allait parce qu'on ne faisait qu'un élevage!" me dit une ancienne
éducatrice "on touchait pas terre, la ferme en pâtissait. Jaurais pas pu en faire davantage!
Après, il y avait les foins, les châtaignes, le cochon..."
Aussi motivant que soit le fait de contribuer à la relance d'une production qui relève
d'une tradition locale, chacun y réfléchit à deux fois lorsqu'il est question de planter un
demi, voire un hectare de mûriers kokuso, de mettre en place un système d'irrigation afin
que les feuilles poussent en période sèche, d'installer une serre tunnel plastique ou
construire un bâtiment en dur. L'enthousiasme cède le pas à la réflexion lorsqu'il s'agit
d'opérer un choix qui implique des investissements aussi lourds!
La rentabilité doit alors être démontrée par l'exemple17 et les producteurs choisissent de
procéder en plusieurs étapes. En Cévennes, deux sériciculteurs seulement ont tenté, si ce
n'est d'appliquer à la lettre, tout au moins de se rapprocher du modèle élaboré par André
S. et Michel C: Sylvie H., la compagne de ce dernier qui s'est installée en 1981 comme
agricultrice et Gérard B. qui a opéré sa reconversion professionnelle en reprenant la
propriété de sa belle-famille.
17
Bien que les Magnans soient les seuls à avoir réussi à effectuer 8 élevages successifs et
imbriqués, nous ne considérerons pas cet exemple comme significatif dans la mesure où il
s'agit d'un élevage intensif semi-industriel, où les équipements ont été financés sur des
crédits publics et où les coûts liés à l'utilisation de la force de travail ne peuvent être
calculés sur une base similaire dans la mesure où s'agit d'un organisme subventionné.
104
18
On appelle feuille de printemps la feuille provenant de mûriers taillés au printemps
précédent. Les mûriers qui ont été taillés au mois de février fournissent leur feuille au
début septembre, au moment des élevages d'automne.
19
Marie Moscovici, "Le changement social en milieu rural et le rôle des femmes",
Revue française de sociologie, n°21, 1960, p. 72.
105
La création de la SICA constitue à cet égard un tournant. Les sériciculteurs les plus
motivés décident en effet d'innover radicalement en construisant des équipements dont la
21
II s'agit de murs en quérons remplis de sable.
22
GEFOSAT est un groupement de techniciens, ingénieurs et architectes.
107
faire plusieurs fois par jour la navette entre ses plantations de mûriers et le local
d'élevage! Ce bâtiment réalise cependant une partie des objectifs que s'étaient fixés ses
constructeurs: parce qu'il est de plain-pied, la feuille peut être déchargée devant la porte
d'entrée et stockée dans un ramier* adjacent. Il en résulte une économie de main
d'oeuvre qui permet d'augmenter la production.
Gérard B. a quant à lui l'avantage d'être déjà possesseur de terres: des bonnes terres, sans
fort dénivellement et irrigables. Il décide de construire une magnanerie "en dur", en
bordure de la mûraie d'un seul tenant, accessible en tracteur et en voiture, "... sur les
bases de ce qu'il y avait de mieux, après avoir vu M. C." précise t-il.
Son exploitation séricicole devient rapidement un modèle du genre. Les dirigeants de la
SICA lui adressent tous ceux qui cherchent à s'informer et la Direction départementale
de l'Agriculture qui suit de très près les activités de la filière s'appuie sur son exemple
pour juger de la reproductibilité du modèle.
Hélène V. Choisit pour sa part la formule de la serre car son coût de construction est
moins élevé que celui d'un bâtiment en dur. Le "noyau dur" de la relance habite
Monoblet, il sera donc facile de s'entraider pour son édification: "quand il y a eu des
grands chantiers, il y a toujours eu des copains pour aider. Alors quand on a monté la
serre pour les vers à soie, les copains sont venus."
La conception de la serre et le choix des matériaux sont le fruit de longues discussions au
sein du groupe professionnel local23. Il s'agit en effet d'adapter le principe de la serre aux
exigences propres à l'élevage des vers à soie, en particulier la question du contrôle de la
température. Les solutions qui ont été trouvées donnent toutes satisfactions à l'éducatrice
qui estime avoir eu "de très bons résultats et des facilités de travail". Une bâche épaisse
23
Nous employons ici la notion forgée par Jean-Pierre Darré qui postule que les
agriculteurs forment un groupe "producteur de façons de dire et de voir les choses
associées à un ensemble technique". Jean-Pierre Darré, La parole et la technique,
l'univers de pensée des éleveurs du Ternois, Paris: L'Harmattan, 1985, p. 32.
108
Une autre innovation, appliquée depuis plusieurs décennies en Italie, a fini par être
adoptée par les sériciculteurs. Il s'agit du procédé d'élevage aux rameaux dont la Station
de recherches séricicoles d'Alès avait longtemps, mais en vain, encouragé la diffusion. Il
avait en effet fait l'objet d'une vive et durable controverse dans les milieux séricicoles24.
Rapidement, André S. en reprend l'idée et retient cette technique comme l'une des bases
de la relance. L'économie réalisée sur la main d'oeuvre est considérable: en effet il est
plus rapide de couper des rameaux que de cueillir des feuilles et le sériciculteur fait ainsi
d'une pierre deux coups puisqu'il taille en même temps ses mûriers. La distribution de la
feuille prend également beaucoup moins de temps, les feuilles n'étant plus données une à
une. Son efficacité est également prouvée au niveau du rendement: les vers se
répartissent dans les rameaux, ils ne sont plus en contact direct avec la litière souillée et
humide, d'où une diminution durisquedes maladies liées à une mauvaise hygiène.
Pourtant, les instigateurs de la relance séricicole eux-mêmes boudent ce procédé. C'est
seulement à la suite d'une mission effectuée en Italie dans le courant des années 80 que
Gérard B., qui a fait partie du voyage, décide de tenter le premier élevage au sol et aux
rameaux, conformément à la pratique des sériciculteurs italiens. Ses excellents résultats
incitent alors plusieurs sériciculteurs à tenter à leur tour l'expérience. En Cévennes, mais
aussi en Ardèche et dans la Drôme, l'élevage aux rameaux se généralise chez ceux qui
attendent de cette activité qu'elle complète leurs revenus alors qu'il se diffuse plus
difficilement chez les anciens éleveurs revenus à cette activité, sans doute parce que leurs
motifs sont davantage d'ordre sentimental qu'économique.
Pourquoi les sériciculteurs se sont-ils montrés aussi réticents à adopter une technique qui
avait largement fait ses preuves et améliorait considérablement la rentabilité de l'élevage?
Pour quelle raison ce procédé n'était-il pas mis en avant lors des stages de formation
séricicole organisés par les responsables de lafilière?Selon un conseiller appartenant à la
Direction Départementale de l'Agriculture, ce serait "la crainte de faire différemment de
ce qui s'était fait en Cévennes" qui aurait inhibé le désir pourtant réel d'adopter ce
procédé. Comme s'il y avait "un prix à payer pour recommencer...", "un respect à l'égard
de la tradition des parents, des grands-parents qui ont fait ça par le passé..." M. Salmona
a montré que les avantages liés à l'adoption d'une nouvelle technique pouvaient être
considérés comme moins importants que le besoin de continuité dans le langage
technique, que la nécessité de conserver certains repères par rapport au passé23. Les
arguments en faveur de l'élevage aux rameaux, aussi rationnels et objectifs qu'ils soient,
26
Françoise Clavairolle, "L'éducation des vers à soie: savoirs, représentations,
techniques", L'Homme, n° 129, janvier-mars 1994, pp. 121-145.
Ill
élevages au sol, qu'on nourrit avec des rameaux... Pour eux, c'est pas l'élevage des vers à
soie!" me dit une jeune séricicultrice.
C'est là toute la difficulté d'une relance: elle prend appui sur un système de
représentations dont elle ne peut faire table rase. En effet toute technique remplit une
fonction pratique en tant qu'action sur la matière mais revêt également une dimension
symbolique, s'inscrit dans un ensemble de représentations qui structure l'"univers de
pensée" des acteurs. Les réactions à l'innovation, rejet ou adoption, ne peuvent se
comprendre qu'en tenant compte du tissu de pratiques et de représentations dans lequel
elles s'insèrent27. Un système technique correspond à une vision du monde. Ainsi que le
suggère R. Treillon, "L'homme produit à l'intérieur d'une culture et cette culture ordonne
le monde d'une manière qui lui est propre, et qui aboutit à inverser le sens traditionnel de
la relation nature-culture (...) Il en résulte que la technique ne doit pas seulement être
bonne à produire ou à consommer, elle doit être bonne à penser"28. Le changement
technique est également perçu comme une forme de détournement. Cette éducatrice en a
bien conscience lorsqu'elle nous dit: "je crois que c'est un truc qui leur appartient, qui fait
partie de leur passé et qui ne peut pas être l'avenir de quelqu'un d'autre. On leur vole
quelque chose. On recommence une autre histoire, toujours dans le ver à soie mais un
peu autrement et ça, ils n'arrivent pas à l'admettre!"
27
Michèle Salmona, op. cit. et Alice Barthez, "Les agriculteurs résistent-ils à
l'innovation? Ou à la domination?, Pour, n°4, 1975, pp. 110-117.
28
Roland Treillon, L'innovation technologique dans les pays du Sud, Paris: ACCT/
Wageninger: CTA/Paris: Karthala, 1992, p. 85.
112
Le hérisson plastique
Un bilan contrasté
intrinsèques avec le contexte social dans lequel il évolue, mais aussi avec l'univers
culturel dans lequel il s'inscrit, le système économique qui le reçoit. Ces aspects ne
relèvent pas d'une description séparée. L'analyse ne doit donc pas seulement se situer
social qui lui correspond"30 comme le propose R. Treillon mais au coeur même de ce
Ainsi nous avons vu que les raisons qui ont incité certaines personnes à se lancer dans la
sériciculture ou au contraire à refuser de s'y investir sont multiples. Parmi les facteurs qui
combinent pour influencer la prise de décision de sorte qu'il est impossible de définir un
profil type de l'innovateur dans ce domaine. Parfois, l'absence d'un successeur fait
renoncer l'individu; parfois, au contraire, ce facteur n'est pas considéré comme décisoire
propriétaire est tantôt une réelle entrave, tantôt une donnée accessoire... Les critères sont
suffisamment nombreux pour que leur combinaison produisent une multiplicité de cas de
30
Roland Treillon, op. cit., p. 98.
114
système technique, quel qu'il soit, résulte d'un dosage original de chacune de ces
variables. Les innovateurs ne composent donc pas un milieu homogène qu'il serait
possible de caractériser, un groupe social présentant des traits communs. Pour J. Maho,
il n'est pas certain que de manière générale les innovateurs forment un "groupe réel",
fondé sur l'interconnaissance, une stratégie commune31... Les informations dont nous
Face aux innovations proposées, comme le kokuso 21, les élevages imbriqués, la
magnanerie moderne, l'élevage aux rameaux ou encore l'encabanage avec des hérissons
en plastique, l'attitude des sériciculteurs est donc loin d'être homogène. Chacun gère,
des facteurs de production est appropriée à son actuel système technique32, mais il est
aussi porté, de façon plus ou moins consciente, par la valeur symbolique qu'il affecte aux
technique, l'économique..."33.
31
Jacques Maho, "La sociologie des innovations rurales: un bilan", Pour, n°4°, 19 ,
pp. 73-74.
32
Voir la communication de Michel Dulciré au colloque organisé par le CIRAD, l'INRA
et l'ORSTOM, Montpellier, sept. 1993. Michel Dulciré, Innovation: l'élément moteur,
c'est le producteur.
33
Madeleine Akrich, "La construction d'un système socio-technique", Anthropologie et
Sociétés, n°2, 1989, p. 32.
115
De la coopérative au holding
production constitue la clé d'interprétation des relations qui vont se nouer- et peut-être
On peut ainsi s'étonner de la facilité avec laquelle les tisseurs ont accepté la règle du jeu
imposée par la SICA alors qu'elle allait de toute évidence à rencontre de leurs intérêts
Comment en effet expliquer qu'en adhérant à la SICA ils aient consenti à payer le kilo de
fil de soie quatre à cinq fois plus cher qu'il ne valait alors sur le marché international?
Pourquoi se sont-ils plies aux décisions prises par les responsables de la SICA en faveur
Il ne faut pas oublier que les tisseurs s'étaient "convertis" à la soie depuis peu et qu'ils ne
maîtrisaient pas encore parfaitement les savoir-faire liés à cettefibre.En leur donnant la
possibilité de faire leur apprentissage2, ADSC et les Magnans les faisaient en quelque
sorte entrer par la petite porte dans un milieu professionnel dont le moins qu'on puisse
dire est qu'il est connu pour son protectionnisme. La nouvelle génération des tisseurs de
soie sur métiers à bras doit donc faire ses preuves dans une profession d'autant moins
accueillante qu'elle est en difficulté: à Lyon, on ne compte plus le nombre de maisons qui
ont cessé leur activité, se sont reconverties dans les fibres synthétiques ou ont été
rachetées par des concurrents italiens! Avec la soie des Cévennes, les tisseurs ont donc
fait leur premières armes, à l'abri des regards réprobateurs de leurs maîtres lyonnais3 .
Les nouveaux tisseurs voient dans le renouveau de la soie cévenole un pari original qui
Une tradition, incarnée par la longue durée des savoirs et savoir-faire liés à la fabrication
filature, le tissage n'ayant été dans cette région qu'une activité secondaire.
étoffes traditionnelles à la modernité des motifs et des harmonies colorées. Le fil des
utilisant un fil d'un grade* assez bas alors que pour G., ces "défauts bonifient le produit
fini en ce sens qu'ils le démarquent". La Soierie lyonnaise était en fait prisonnière d'une
réputation et d'un savoir-faire qui, pour certaines maisons, remontait au XVIIP siècle.
On comprend qu'elle n'ait pu se départir aussi aisément des normes de qualité et des
Grâce à leur participation à la relance séricicole cévenole, les tisseurs ont également
trouvé auprès des élus locaux cette reconnaissance que leur refusait le milieu
particulièrement réceptives à leurs projets et les ont appuyés sans hésiter. C'est ainsi que
3 Néanmoins, c'est auprès d'un canut lyonnais que G. s'est formé au tissage de la soie!
117
sur proposition d'un adjoint au maire de Saint Jean du Gard, G. a été désigné comme
lauréat du prix régional de la Société d'Encouragement aux Métiers d'Arts; que le Préfet
création d'un établissement de formation des tisseurs de soie sur métiers à bras; que la
municipalité de Saint Jean du Gard a bien voulu mettre des locaux à disposition de cette
école. Un consensus des édiles auquel ont évidemment été sensibles ces néos-artisans en
quête de légitimité et qui explique pourquoi ils ont accepté de travailler pour la SICA.
Librement consenti alors qu'il est hautement improbable dans la logique économique
dominante, cet accord dépend pour son efficience du maintien des conditions qui ont
présidé à son instauration. Tant que chaque parti en présence trouve son intérêt dans
l'opération, que les avantages s'équilibrent et que les inconvénients se compensent de part
et d'autre, leur coopération a des chances de se prolonger. Dès lors que l'échange devient
De fait, l'idylle entre les sériciculteurs et les tisseurs a été de courte durée. Bientôt, ces
derniers, forts d'une notoriété qui ne cesse de croître, se persuadent qu'ils sont le pilier de
lafilièreet que sans eux l'organisation s'effondrerait: en effet, ils sont les seuls à accepter
de travailler la soie cévenole qui acquiert toute sa valeur en passant entre leurs mains et
pourtant ils n'en tirent aucun avantage matériel. Non seulement ils la payent au tarif
prohibitif que leur impose la SICA, mais ils doivent encore réduire leur marge afin que
leurs tissages soient vendus à un prix raisonnable. "C'est vrai que la soie des Cévennes
était à un prix qui est 4 à 5 fois le prix chinois! Donc une soie incommercialisable. Elle ne
le devenait que parce qu'il y avait une transformation qui lui rajoutait de la valeur, qui
118
faisait que sur le marché on pouvait la vendre un prix plus élevé. On pouvait dons
rémunérer le cocon relativement cher par rapport au prix de la soie." admet Michel C.
La solidarité a ses limites et les tisseurs protestent de plus en plus énergiquement: "ils
disaient (les tisseurs): 'C'est nous quifinalementvalorisons la soie des Cévennes par la
consommation et la valeur ajoutée qu'on lui apporte'". "Ils se sentaient un petit peu lassés
encore Michel C.
court terme le prix de la soie n'a pas été tenu. L'utilisation de la bassine doupion qui
les tisseurs d'avoir fait marche arrière après les avoir fortement incités à acquérir cet
réalisme économique de plus en plus pressants lézardent l'alliance entre les partenaires de
l'ensemble des partenaires que ceux d'un groupe particulier, les sériciculteurs. Pour les
tisseurs, il n'est pas représentatif et c'est la raison pour laquelle sa parole est discutée, sa
personne contestée4.
4 Michel Callón écrit: "Nous nommons controverse toutes les manifestations par
lesquelles est remise en cause, discutée, négociée ou bafouée la représentativité des
porte-parole. Les controverses désignent donc l'ensemble des actions de dissidence".
Michel Callón, "Eléments pour une sociologie...", op. cit., p. 199.
119
Au fond, la SICA bafoue la logique élémentaire des rapports de force au sein d'une
organisation: on voit les sériciculteurs, par l'entremise de Michel C, agir en leaders alors
qu'ils sont pourtant en position d'infériorité. Les tisseurs peuvent en effet décider de
revenir à leur matière première d'origine ou choisir d'acheter leur soie chez d'autres
Famont" et l'"aval" laisse apercevoir ce qui pourrait bien être l'erreur majeure commise
par ceux qui sont à l'origine de la relance: ne pas avoir mesuré que l'intégration et la
par les tendances centrifuges introduites par l'action motivée de ses membres qui, dans la
cherchent tout naturellement à protéger, voire à élargir leur propre zone de liberté en
restreignant l'interdépendance qui les lie aux autres parties en présence"5 . Telle qu'elle
Au sein de la SICA, chaque acteur entend bien utiliser activement sa propre marge
Les faits vont donner raison à l'analyse de M. Crozier. Ainsi les tisseurs, conscients que
leur statut ne reflète pas la réalité des rapports de production qui existent à l'intérieur de
parce qu'il se refuse à former "des chômeurs en puissance, voyant le coût de la soie".
Rapidement, il se "reconvertit" dans la soie d'anthéréa*. Parmi ses collègues, les uns
5 En italique dans le texte. Michel Crozier, Erhard Friedberg, op. cit., p. 94.
120
région parce qu'ailleurs, de l'avis même de Michel C, "il n'y avait pas cette production
dont ils dépendaient. Ils ont continué à produire à partir de soie chinoise et à valoriser un
finalement pas fait l'affaire du responsable de la SICA qui s'est toujours défié des tisseurs
à bras pour au moins deux raisons: leur faible capacité de consommation de la soie
cévenole que nous avons déjà mentionnée et leur esprit d'indépendance, facteur de conflit
à l'intérieur de lafilière:" il y avait des gens comme les tisseurs qui ne voulaient pas se
laisser intégrer, qui avaient l'esprit très individualiste, qui voulaient qu'il y ait des contrats
entre deux groupes d'individus, les producteurs et les consommateurs de fil, mais en
indirectement raison à Michel C. qui depuis longtemps considérait que l'alliance avec les
tisseurs, imposée par les circonstances, n'était qu'une étape intermédiaire vers une
intégration qu'il voulait "de A à Z". Autrement dit, il s'agissait pour lui d'intégrer non plus
seulement les hommes, mais l'opération de tissage, à travers l'outil de production et les
savoir-faire.
D'ailleurs, Dominique F., le tisseur le plus actif au sein de la SICA et qui partage les vues
pas puisqu'il a commencé à tisser sur les métiers mécaniques installés à Gréfeuilhe, les
métiers à bras ne servant plus désormais que pour la mise au point des modèles. Ainsi la
zone de liberté étant incontestablement plus large que celle des sériciculteurs, ils ont la
121
Dans l'immédiat, cette crise au sein de la SICA semble profiter à l'amont de lafilièreet à
son leader qui parvient ainsi à ses fins: unefilièreentièrement intégrée puisque la SICA
développement local basé sur la relance des élevages séricicoles, engage un programme
visant à améliorer les rendements de la production séricicole par une meilleure maîtrise
des techniques de culture du mûrier et d'élevage des vers à soie, tandis que Dominique F.
Examinons rapidement quelle est la stratégie commerciale développé par la SICA à partir
confection: un taffetas chaîne et trame filé, une toile chaîne filé et trame schappe*, une
porte" auprès des grandes maisons de couture parisiennes. L'accueil est relativement
"intéressants mais trop chers", d'autres, comme Nina Ricci, jugent les cravates "trop
'sport' par rapport au style de la maison", mais, en revanche, des maisons renommées
comme Pierre Cardin, Jacques Estérel ou encore Louis Féraud, commandent des
Avions Marcel Dassault et Air France sont les principales sociétés contactées au cours de
de griffe connue - La marque Michel C. est trop récente pour prétendre à constituer une
référence!-, une gamme d'articles restreinte et enfin leur prix relativement élevé s'ajoutent
à un facteur conjoncturel peu favorable auquel n'a pas pensé l'équipe dirigeante: la
cravate, symbole de l'élégance masculine, n'a plus le vent en poupe depuis mai 68! De
plus, la SICA ignore tout des pratiques de consommation dans le domaine de la mode.
Elle s'aperçoit trop tard que la cravate haut de gamme est inséparable de la chemise: le
client aisé, attentif à l'harmonie des coloris, des motifs et des matières, va plus volontiers
vers une marque qui propose l'assortiment: "tous ceux qui passaient devant notre stand
123
trouvaient ça très beau, fabuleux, mais le gars qui achète en face ses chemises, il avait la
l'innovation textile afin de pouvoir prendre place sur des créneaux commerciaux
résolument nouveaux ou qui ne sont pas encore saturés. C'est ainsi qu'ils étudient la
possibilité de créer des fils cardés à partir des déchets de soie inutilisés. Pour la SICA,
cette activité renoue avec une tradition régionale que les filateurs français ont
de ces fibres naturelles, liée à l'engouement pour l'écologie. Enfin, dernier point qui joue
en faveur de cette orientation, le prix trop élevé du fil cévenol (en 1985, il est à 800 fis
contre 300 fis pour lefiléchinois) qui rend sa commercialisation impossible à ce stade et
très difficile après tissage. L'intérêt du fil de schappe tient à son originalité visuelle et
tactile (un aspect mat et "rustique") et à son extension moléculaire qui permet une
économie de matière première. La production de fil de schappe n'a pas pour but de
mesure où ce fil est destiné à être tissé à l'atelier de Gréfeuilhe. Par ailleurs, un
En dépit de son manque d'expérience, la filière fait donc preuve d'une réelle capacité à
dynamique. C'est ainsi qu'au printemps 1985, Dominique F. peut présenter une nouvelle
japonais qui aiment tout particulièrement jouer avec de nouvelles matières et textures,
commercialisation engagé courant 1984: la vente estivale aux touristes. Depuis l'été
1982, le bouche à oreille conjugué à plusieurs articles élogieux dans la presse locale et
nationale avait eu pour effet de conduire quelques centaines d'estivants jusqu'à l'atelier de
Gréfeuilhe pour y voir "en vrai" le travail de la soie. Quelques objets présentés dans le
neuve de la relance et la visite de l'atelier en activité avaient suffi pour séduire le touriste
qui ne repartait pas sans avoir acheté un souvenir. Faisant taire son hostilité à l'égard du
un marché extrêmement porteur. Les ventes réalisées lors des visites de l'atelier
caprins des Cévennes, du Var, du Tarn et des Pyrénées. Elle préserve ainsi son image
d'entreprisefidèleà une éthique de valorisation des ressources locales.
125
que s'est fixée la relance: supprimer autant que possible les intermédiaires entre
producteurs et consommateurs.
bonne voie d'être gagné. Pourtant, une fois encore, la confiance affichée par la SICA va
s'avérer erronée.
En 1986, une nouvelle crise surgit au coeur même de la SICA alors que l'intégration du
tissage semblait avoir résolu les problèmes. C'est en effet le moment que choisissent le
les arguments avancés par les tisseurs moins de trois ans auparavant. Michel C. analyse le
conflit en ces termes: "Ils estimaient que la valeur ajoutée en création et en tissage
donnait toute la valorisation au produit et ils estimaient que si le produit pouvait bien se
vendre, c'était grâce au tissage et à la création. C'était pas tout à fait faux mais nous on
voulait pas dissocier de la partie amont sachant que si on le faisait, ce qui s'était passé
dans le passé entre les Lyonnais et les Cévennes, la partie aval, finirait par étrangler
Un divorce dont les conséquences sont graves pour la SICA, le groupe dissident
panne. Le conflit qui met aux prises Michel C, défenseur de l'amont de lafilière,avec
Dominique F., artisan (et partisan...) de l'aval, prend une tournure personnelle, ce qui n'a
rien de surprenant dans une aventure où la passion joue un rôle essentiel. L'éthique
égalitariste à laquelle chacun avait voulu croire avec plus ou moins de sincérité vole en
éclat et les protagonistes parlent de trahison et d'infidélité. La rupture est à la mesure des
126
liens amicaux qui unissaient les deux protagonistes, désormais dans l'incapacité de
de son action. Elle confie donc l'arbitrage du conflit à son chargé de mission. La
indemnise la SICA et s'engage à travailler avec elle pendant encore deux années. Au
terme du contrat, les deux structures cesseront toutes leurs activités communes, la SICA
ayant eu tout le temps nécessaire pour créer son propre réseau commercial et Dominique
F. pour monter son propre atelier de tissage et de confection. Mais au terme de ces deux
années de transition, la SICA se retrouve avec près de 500 000 frs d'impayés car ses
Heureusement, Michel C. et André S. avaient pressenti les difficultés à venir avec leurs
esprit, cette restructuration était inéluctable à plus ou moins brève échéance dans la
mesure où le chiffre d'affaires lié à l'activité industrielle de la SICA ne pouvait pas être
En 1985, la SICA est au bord de la liquidation. Avec ses 500 000 frs d'impayés, elle ne
peut plus régler ses fournisseurs (sériciculteurs en tête), ses prestataires et son personnel.
Avant de déposer le bilan, les responsables de la SICA créent SÉRICA - Soieries des
Cévennes.
127
Il s'agit d'une société anonyme dont le capital de départ est constitué d'actions comprises
dans une fourchette allant de 10 000 frs à 50 000 frs afin d'éviter que des groupes ou des
cévenol et qu'elle soit essentiellement l'affaire de ceux qui depuis plusieurs années déjà
ont soutenu l'action de relance séricicole"9. Les aléas des affaires économiques n'ont
semble-t-il pas écorné les résolutions initiales, l'éthique sur laquelle s'était fondée toute la
démarche. "SÉRICA s'est créée pour essayer de trouver un marché qui serait mis à la
disposition de la partie amont" affirme son président qui confirme ainsi que lafilière,en
dépit de ses difficultés, entend demeurer fidèle à sa ligne de conduite. Pour garantir le
transfert des principes fondateurs de la relance dans le cadre de SÉRICA, les agriculteurs
Le démarrage de SÉRICA au cours du premier trimestre 1986 est difficile car elle doit
emprunter une somme importante au Crédit Agricole et ouvrir des prêts à compte
l'outil de production qui appartenait à la SICA et qui est menacé de destruction du fait de
nécessaire; elle peut seulement assurer le poste d'un directeur technique chargé tout à la
8 On peut cependant se demander si ces craintes sont vraiment fondées car SÉRICA ría
pas le profil d'une entreprise susceptible d'intéresser les investisseurs! Nous serions plutôt
incités à voir derrière cette pétition de principe un appel du pied aux actionnaires
potentiels qu'il s'agit de rassurer sur la continuité d'une démarche dont le but ultime et
affirmé demeure le développement local.
Seul Michel C. est à même de remplir ces diverses fonctions techniques et économiques,
c'est donc lui que désigne pour tenir ce rôle la Direction départementale de l'Agriculture,
La sériciculture est en effet étroitement solidaire, dépendante même de l'aval, c'est à dire
ainsi que paradoxalement Michel C. va être contraint à suspendre ses activités liées à la
Afin de respecter les termes du contrat qui la liait pour deux ans avec la société fondée
par ses anciens techniciens, la SICA avait dû renoncer à exploiter la ligne de produits
conçue en collaboration avec ces derniers et s'était orientée vers la création de fil à
tricoter. SÉRICA choisit par conséquent d'orienter son activité vers l'exploitation des
procédés mis au point par la SICA. Mais un malheur n'arrivant jamais seul, c'est le
moment que choisit le marché du fil à tricoter pour s'effondrer, après une décennie de
bilan car le pull-over "tricoté maison" est passé de mode. Ce renversement de tendance
entraîne une lourde perte qui pénalise encore davantage la filière soie dans cette phase
cruciale de sa réorganisation.
consommation defilà tricoter pouvaient être décelés depuis quelques temps déjà,rienne
des études de marché à prévoir ses comportements futurs 13 . C'est tout le risque qu'il y a
à lancer des produits innovants: un marché dont tous les indicateurs étaient au vert peut
brusquement s'évanouir. Cerisqueest accru lorsque le facteur culturel et social (la mode)
clients en dit long sur la fragilité des alliances qui ont été conclues entre les différentes
Ce nouvel avatar va conforter les dirigeants de SÉRICA dans leur conviction que la
telle est la raison d'être de toute entreprise. La question des débouchés est donc cruciale,
Les abandons, les "trahisons", les circonstances contraires suscitent chez les "porteurs"
mettre en danger. Pour J.-B. Meyer, ceux qui mettent en branle le mouvement de
13 Les sociologues ne sont sans doute pas aussi affirmatifs quant au caractère erratique
de la mode. Ce qui est imprévisible n'est pas tant la tendance que le moment où elle
s'actualisera. Il a ainsi fallu attendre près d'une dizaine d'années pour que les fils en
mélange intime créés par la SICA trouvent un marché.
130
l'innovation contrôlent peu ses développements ultérieurs. A trop vouloir la maîtriser, ils
Sa création n'est pas sans provoquer des transformations dans la composition du groupe
des sériciculteurs. La plupart des anciens éleveurs qui avaient participé à la relance dans
sa phase expérimentale déclare forfait quand il est question de passer au stade d'une
productivité. Les Cévenols de souche se refusent en effet à prendre des parts sociales
dans la SICA bien qu'ils acceptent de demeurer membres de l'ADSC qu'ils continuent à
soutenir.
d'innovation.
Le réseau primitif s'est progressivement modifié. Les fidèles des débuts ont pris leurs
distances: les parents d'élèves se désintéressent de la relance à mesure que leurs enfants
renoncent à un élevage qui vu leur âge est trop astreignant; la population de Monoblet
générale, on peut dire qu'au fur et à mesure que la filière se professionnalise et que
qui ne se retrouvent plus dans le discours technique et économique qui s'est substitué à
Plus elle est encadrée par les instances territoriales, plus elle se trouve soumise à des
initiaux 16.
l'égard de ses projetsl7 sont devenus, au fil du temps, plus qu'il ne l'admet, des
16 Bernard Eme et Isabelle Mahiou ont analysé ce retournement dans une étude
intitulée Les labyrinthes du local, Paris: MSH, 1984.
17 Nous sommes réservés sur ce point. Les faits montrent qu'en réalité les pouvoirs
publics ont rapidement soutenu la relance: dès 1979, desfinancementsont en effet été
accordés pour la création de l'atelier de Gréfeuilhe.
132
confère une influence croissante. Cette dernière a ainsi financé des études de faisabilité
pour s'assurer de la plausibilité des prix de revient annoncés par les responsables de la
filière et mis à profit les compétences de ses techniciens pour le montage juridique de la
SICA; elle se charge enfin d'instruire des dossiers auprès du FIDAR18 , de la DATAR19
et des collectivités territoriales afin d'obtenir des crédits pour la plantation de mûriers et
seulement dans le Gard mais également en Ardèche, dans la Drôme et les Pyrénées
de l'agriculture et de son équipe, à 1'affüt de toutes les innovations qui voient le jour dans
francs, a déclenché le mécanisme des aides publiques. Par souci légitime de cohérence, la
pas de mettre en place unefilature,il faut également des cocons pour la faire tourner21 !
20 Des études montrent que les tenants de la logique productivité sont ailleurs
majoritaires et s'emploient par tous les moyens à décourager les innovateurs. Sur cette
question, voir en particulier Jean Nau, "Développement local et pouvoirs politiques dans
la région de Lacq" in: Paul Bachelard, op. cit., pp. 145-163.
21 Jean-Paul Courthéoux dénonce ce qu'il qualifie de "politique sans amont", c'est à dire
des actions entreprises afin de développer une activité jugée, à un moment donné,
prioritaire, mais en négligeant de s'assurer, en amont, du développement des industries de
133
Les aides appellent généralement les aides. C'est le premier pas qui compte: à partir du
moment où les pouvoirs publics commencent à mettre de l'argent dans un projet, ils ont
leur reproche ensuite d'avoir manqué de discernement et "jeté l'argent par les fenêtres".
Leur légitimité, leur crédit dépend de la réussite du projet. En d'autres termes, il s'agit
département du Gard peut prétendre aux aides européennes et nationales allouées aux
de la filière, lui sert de relais auprès des organismes décideurs au sein desquels elle a
souvent voix consultative. Discrète dans ses interventions, elle n'en remplit pas moins un
aussi emprise marquée des organismesfinanciersqui apportent une partie des capitaux
société SERICA23 . Parce qu'elle doit éponger l'ardoise laissée par le dépôt de bilan de
chiffre d'affaires. Ses résultats économiques sont en effet absorbés par le remboursement
Lafilièreest prise entre deux feux: d'un côté elle est sommée de résoudre la question de
la commercialisation que chaque facture ou traite vient rappeler de façon pressante à ses
rentabilité. Ces deux rôles font appel à des compétences qui ne sont pas de même nature
mais Michel C n'a pas le choix: ils doit faire face, changer de casquette selon son
interlocuteur du moment, être tout autant capable de répondre à l'éducateur dont les vers
pâtissent de la chaleur que de proposer une solution pour que l'eau des bassines de
cumulant des compétences extrêmement diverses dans tous les domaines, qu'ils soient
techniques ou commerciaux.
aurait été plus logique de dire: la technique puis le marché, dans la mesure où on est
23 J. Schumpeter a mis en évidence deux éléments qu'il juge centraux dans le mécanisme
de l'innovation: la capacité à entreprendre et le crédit bancaire qui procure la maîtrise des
moyens de production indispensables.
porté à considérer que le flux de l'innovation s'écoule du premier pôle vers le second25 .
Il s'agit plutôt d'un "processus itératif par lequel l'innovation se dote de ses propriétés...
rendre compte de la façon dont les acteurs-membres du réseau interviennent sur l'objet
technique.
pertinents" qui puissent les aider matériellement à parvenir à leurs fins mais, en
doivent accepter de faire des concessions, trouver un compromis entre leurs aspirations
relance, au milieu des années 80, est-elle le reflet des préoccupations des différents
acteurs impliqués. Plus ces acteurs sont nombreux et hétérogènes, plus le travail de
traduction est délicat car les organisateurs du réseau doivent parvenir à unifier ces
attentes diverses, trouver une formulation qui conviennent à chacun, un "objet frontière
commun"27.
intérêts qu'il doit représenter sont de plus en plus complexes et mêlent des motivations
parfois leurs visions et leurs attentes, obligeant le leader de la relance à des négociations
incessantes pour les faire tous tenir ensemble. Composer sans cesse avec les uns et les
autres, jongler avec les compromis pour n'en fâcher aucun et faire en sorte que tous s'y
retrouvent, telle est la tâche délicate que doit mener à bien Michel C. Continuellement
sur la corde raide, il se bat simultanément sur plusieurs fronts: le développement local, la
élus que son initiative est une alternative possible au problème crucial du développement
zone économiquement marginalisée, aux politiques qu'elle donne d'eux une image
flatteuse, aux organismes de recherche qu'elle permet à leurs travaux sur le mûrier ou le
ver à soie de sortir du champ clos du laboratoire... En d'autres termes, que chacun est
susceptible de s'y retrouver, peu ou prou. Elle est ainsi devenue un point de ralliement.
Mais la somme de toutes ces complicités acquises grâce à une grande maîtrise de l'art de
lorsqu'on prête attention aux controverses qui surgissent au sein du réseau. On en avait
eu un aperçu avec celle qui avait opposé Michel C. et Edouard de C.29, puis une
recherche technique et scientifique et on le soupçonne d'être à son tour prêt à "se vendre
aux Lyonnais"! Le jeu des alliances auquel il se livre est donc un exercice risqué,
aussi sa capacité à user de subterfuges, exaltant son goût pour la stratégie et, finalement,
De l'utopie au réalisme
Un article écrit en 1989 par Michel C. s'intitule: "Soie des Cévennes, du réalisme à
retour aux structures et aux valeurs d'une Cévenne traditionnelle dont la relance
séricicole serait le vecteur et le symbole. Les grands traits d'un discours utopique sont
société cévenole à travers une lecture du présent et du passé qui rompt avec le discours
desdécideurs31 .
constat: le pari initial aurait été gagné. La relance aurait eu raison de ses détracteurs,
déjoué les obstacles, surmonté les embûches et finalement prouvé qu'il existe d'autres
voies possibles au développement que celles tracées et imposées par les sphères
dirigeantes. Victoire contre toute attente de la "base", de la société civile qui aurait ainsi
prouvé qu'elle est capable de prendre en main son devenir et démontré que l'"autonomie
du local" n'est pas illusoire. "Autonomie de local", l'expression est lâchée; on la retrouve
au cours de cette période dans la plupart des discours sur le développement local. Une
autonomie qui, dans la conception qu'en a Michel C, ne signifie pas pour autant une
séparation: "notre développement... ne peut se réaliser dans une bulle opaque" affirme-t-
il. En effet SÉRICA vend ses produits en Europe, achète des cocons sur le continent
africain, envisage d'exporter dans l'avenir ses savoir-faire... Une autonomie de choix et de
décision.
"La première cause de l'utopie, car c'est ainsi que beaucoup nommèrent l'expérience
(parfois par nostalgie, d'autrefois avec ironie) a donc été celle-ci: le refus d'une absurdité
relevant plus d'un principe philosophique ou idéologique que d'une analyse économique
rationnelle" estime Michel C. Proclamer que l'utopie s'est réalisée c'est, d'une certaine
façon, défier tous ceux qui pensent être du côté du bon sens et de la rationalité et se
pas alors d'ironiser: "Où sont passés nos économistes?... Ils nagent encore et toujours en
pleine confusion". Aux thèses de ces derniers, il oppose la vision globale d'un ordre qui
est tout à la fois économique et social. Par là, il se situe sur un terrain résolument
politique, ce qui n'a rien d'étonnant compte tenu de son engagement dans le mouvement
sont bien là des ingrédients de l'utopie qui se refuse à regarder la réalité actuelle comme
la seule possible et porte en elle les inquiétudes, les espérances et les quêtes d'une époque
et d'une société. Comme forme de discours, elle permet de donner libre cours aux
Doit-on prendre au pied de la lettre ce discours, le tenir pour transparent, considérer qu'il
Seguy qui lui reproche de figer la réalité dans laquelle l'utopie peut (...) devenir
idéologie"36.
L'histoire de la relance montre que le discours utopique est plus complexe qu'il n'y paraît
moyen pour provoquer le changement espéré. C'est ainsi qu'il est tout à la fois
35 Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris: Marcel Rivière, 1956, cité par Jean
Séguy, "Une sociologie des sociétés imaginées: monachisme et utopie", Annales ESC,
mars-avril 1971, p. 328.
Constructif, on l'a vu, parce qu'il propose une alternative aux mécanismes socio-
Stratégique parce que, selon nous, il alimente un discours d'accusation dont le rôle est
essentiel dans le processus d'innovation. En se réclamant d'une vision utopique aussi bien
face à ceux qui tiennent la filière intégrée pour irréalisable que face aux partisans d'une
l'occurrence, les initiateurs du projet du CAT Les Magnans), le responsable d'ADSC crée
les conditions d'une opposition conflictuelle qui lui permet de s'affirmer en tant que
relance, on constate un écart entre les accusations lancés par ses dirigeants à rencontre
l'administration, des élus... et la réalité de leurs propos et de leurs actes. Tout se passe
- trouver des alliés car c'est le plus souvent un conflit qui permet à un groupe de se
constituer et qui donne à l'identité collective, selon E. Reynaud, "une visibilité sociale en
même temps qu'une position par rapport aux groupes déjà constitués"37 . De plus, il est
évident que, compte tenu de l'identité des personnes qui se sont ralliées les premières au
utopique a des chances de trouver un écho favorable38 . C'est ainsi qu'en proposant de
restaurer un équilibre ancien, Michel C. entend faire oeuvre de pionnier. "C'est en ce sens
précis qu'on peut parler dTJtopie à propos de ces tentatives"39 estiment D. Léger et B.
innombrables articles publiés dans la presse régionale et nationale qui s'en font l'écho. On
parle de défi40, on reproduit les propos de Michel C. qui n'hésite pas à s'autodésigner
comme incontrôlable et gênant41, on se fait discret quand une étude publiée par la
du folklore" mais on ne manque pas en revanche de rappeler que J.-C. Hugues a conclu à
son impossibilité42, on signale que les "utopistes" de Monoblet ont mené leur projet
"sous l'oeil sceptique des 'administratifs locaux'"43 ... Tout cela au grand dam, parfois,
des personnes visées qui considèrent ces accusations comme injustifiées. Ainsi un
38 Voir sur ce point Daniele Léger," Les utopies du retour", Actes de la recherche en
sciences sociales, n°29, septembre 1979, pp. 46-63.
39 Daniele Léger, Bertrand Hervieu, Des communautés pour les temps difficiles.
Néos-ruraux ou nouveaux moines, Paris: Le Centurion, 1983, p. 28.
40 "Défi dans les Cévennes: le ver à soie revivra", Femmes d'aujourd'hui, n°34, août
1981.
41 Jacques Maigne, "Cévennes: les nouveaux artisans de la soie", Sud, n°72, juin 1977.
42 Dans un entretien publié par Le petit Cévenol, Michel C. affirme que deux études
officielles "étaient venues renforcer la conviction qu'aucune relance n'était à présent
envisageable en France". "Soie cévenole: le grand retour", Le petit Cévenol, n°1769,
février 1982.
43 "Le retour du ver à soie. SÉRICA", Vivre et travailler autrement, décembre 1993.
143
ingénieur agronome mis en cause use de son droit de réponse auprès de la revue Sud. "A
lire Jacques M., les efforts de Michel. C. et de ses amis seraient d'autant plus nécessaires
et méritoires que, pour les gens chargés de l'étude au Ministère de l'Agriculture, 'la
relance est inconcevable'. Ainsi réduits et interprétés, les propos qu'on me prête
comme celui qui ouvre de nouveaux horizons, le leader de la relance cherche à mettre
son image publique en conformité avec les stéréotypes qui fleurissent autour de
rapport aux cadres établis. Ainsi les médias sont-ils utilisés comme vecteurs d'une image
propre image; celle d'un homme à la fois audacieux et fidèle à ses origines, dont
portrait qui ne fait que refléter le point de vue de nombreux théoriciens de l'innovation.
44 Antoine Blanchemain, "Soie: seul le circuit artisanal est possible", Sud, n°77, juillet
1977.
45 Pour Michel Callón, "La saga de l'innovation met ainsi en scène des individus
généralement marginaux, en butte à l'incompréhension de leurs proches, capables de voir
autrement les problèmes et dotés d'une énergie hors du commun". Le mythe qu'il veut
déconstruire reposerait sur l'idée que l'innovation "s'oppose aux cadres établis, aux
structures organisationnelles rigides, aux bureaucraties stériles ou aux intérêts acquis".
Michel Callón, "L'innovation technologique et ses mythes", Gérer et comprendre, n°34,
mars 1994, pp. 5-17.
hérésie". Son caractère subversif est également mis en relief par J. Shumpeter qui voit en
elle une "destruction créatrice" se heurtant aux résistances des "exploitants" pour des
imaginer de nouvelles normes) et sociales (les relations avec les autres acteurs)48.
-créer un effet d'entraînement, stimuler les volontés, susciter des transformations réelles
Enfin le discours utopique est mystificateur en ce sens qu'il lui arrive aussi d'être un
50 C'est l'un des aspects classiques de l'utopie auquel se rattachent les conceptions de
Platon ou T. More.
51 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris: Fayard, 1982, p. 150.
52 C'est cette dimension que Gilles Lapouge dénonce avec une virulence particulière:
"L'utopie s'apparente à la grenouille, au bombyx du mûrier et au caméléon. C'est une
145
d'utopisme afin de mobiliser les ressources humaines de leurs entreprises"53 . Dans le cas
de lafilière,il s'agit de persuader les acteurs impliqués que la relance est l'affaire de tous.
Ainsi les valeurs communalistes que l'on peut rencontrer dans l'utopie sont également
travail, la contestation des politiques étatiques par la société civile, la représentation d'un
âge d'or révolu...jusqu'à l'hostilité à l'égard des propriétaires, transposée ici dans la lutte
pour le foncier. Jusque là, rien qui puisse être jugé abusif, mystificateur. Mais ce discours
peut également servir d'écran à des pratiques plus discutables quoique bien ancrées dans
participation. Au delà de toutes les explications qui se fondent sur la conjoncture, les
l'illusion d'une fidélité à la démarche utopique des années 70 afin de désamorcer les
pas être payés de retour? Attitude ambivalente de la part des responsables qui passent en
rusée. De temps en temps, une patte lui pousse, un poumon remplace une branchie ou
bien des ailes chatoient un bref moment pour se farder de deuil à la suite. Cette manie du
masque lui permet de voir du pays et elle aime ça: l'utopie voyage, change de doctrine
comme de chemise...": Gilles Lapouge, Utopie et Civilisations, Paris: Albin Michel,
1990, p. 267.
idéologique et l'énoncé performatif qui persiste à vouloir faire advenir ce qu'il énonce
avec constance. Ce discours utopique cristallise en fait toutes les contradictions des
Nous rejoignons sur ce point les propos de D. Léger et B. Hervieu qui analysent les
contradictions sociales dans lesquelles sont pris la plupart des néos-ruraux sur plusieurs
plans: "celui de leurs relations avec les Cévenols de souche et de la nature de leur
solidarité avec la population locale; celui du rapport à l'Etat et du statut expérimental des
On pourrait voir dans lafidélitéde la filière à la devise "du réalisme à l'utopie" un acte de
conjuration, voire de dénégation: en perpétuant un discours que les faits n'ont de cesse
s'actualise que dans l'épreuve"55 et s'attache aux traductions les plus durables et
robustes. Les responsables de la relance, on l'a vu, ont été contraints à accepter de faire
des compromis, de négocier en permanence avec les acteurs qu'ils souhaitent impliquer
dans leur projet: l'administration qui instruit les dossiers, les banques qui financent les
investissements ou acceptent les découverts comptables, les élus qui votent les
54 Daniele Léger, Bertrand Hervieu, Des communautés..., op. cit., pp. 118-119.
la démarche. Compte-tenu des choix effectués par les responsables de la filière qui les
placent devant la nécessité de trouver d'importants moyens financiers pour atteindre leurs
objectifs, on voit mal comment ils auraient pu maintenir leur autonomie par rapport à
ceux qui tiennent les cordons de la bourse! Ainsi la direction qui est prise est-elle
entièrement tributaire des interactions, des rapports de force entre les différents acteurs
indécidable de l'innovation, prise dans l'entrelacs des relations qui se nouent et parfois
se défont entre les différents acteurs tout au long du passage, si difficile à négocier, de
la virtualité à la réalité. Comme l'écrit B. Latour, "Traduire, c'est trahir (...) C'est aussi
Trahison, déplacement, translation: trois termes qui permettent de décrire les épisodes
chronique mouvementée.
Trahison et dissidence
Au moment de la création de SÉRICA, Michel C. avait été invité par les services du
commercialisation. Une situation qui ne devait être que momentanée, le temps que
chacune des fonctions requises. A l'époque, se souvient Michel C, "la question qui
s'est posée, c'est: 'comment recréer une filière', c'est à dire sa partie aval qui était
absolument indispensable parce que sans elle il n'était pas du tout question qu'il puisse
y avoir quelque chose en amont... Alors moi qui assurait la partie appui technique,
l'amont à l'aval: 'on vous demande, peut-être deux, trois ans, d'abandonner la partie
amont parce que ça ne sert àriende continuer s'il n'y a pas defilièred'écoulement'".
Il n'en est pas moins vrai que l'augmentation recherchée du nombre des sériciculteurs
technique régulier qui a également le mérite de resserrer les liens entre des
innovations: sans autres conseils que ceux qu'ils obtiennent auprès des anciens
inadaptées aux conditions actuelles de la production. Lixiane P. admet que les conseils
de son voisin lui ont été précieux quand elle s'est lancée dans l'élevage des vers à soie
mais qu'il faut cependant "faire attention, parce qu'ils ont leurs conseils qui ne sont pas
forcément les bons. C'est ce qu'ils ont vécu, eux". Pour déclencher une relance
"réelle", qui ne serait pas seulement le fait de quelques éléments isolés, il apparaît
menées.
C'est ainsi que contraints à se débrouiller seuls, sans personne pour les guider,
que "les éleveurs qui étaient les plus fragiles ont décroché carrément, parce qu'eux,
dès que j'ai plus été derrière eux pour les appuyer, les encourager, les conseiller, ils
ont fait que des conneries... Ils ont perdu leurs mûriers parce qu'ils ne les ont pas
150
désherbés, ils ne les ont pas taillés comme il fallait et ça a été trois fois plus dur pour
les tailler après...". Même problème au niveau de l'élevage proprement dit: les
conditions d'hygiène sont insuffisantes, l'égalisation1 des vers laisse à désirer en raison
rendements s'en ressentent et les résultats économiques ne sont pas à la hauteur des
avaient vu le jour à la suite de l'ADSC. Elle pense que cet organisme pourrait prendre
regroupe les demandes de graine ou de matériel (hérissons) et gère les achats, mais il
1
L'égalisation des vers est une opération de toute première importance. Comme les
vers naissent en trois levées, généralement à un jour de distance les unes des autres,
l'éducateur doit faire jeûner les premiers nés de façon à ce que tous les vers soient au
même stade de croissance au moment des mues et de la montée*.
2
Les cocons sont classés en trois catégories. En 1993, les cocons de premier choix
étaient payés 77 frs le kilo, ceux du deuxième choix, 50 frs et ceux du troisième choix,
38frs.
3
II s'agit de l'association pour le développement de la sériciculture en Vivarais
(ADSV), l'association Var-soie, l'association pour le développement de la soie dans la
Drôme.
151
éducateurs. N'était-il pas illusoire de s'attendre à ce que le syndicat joue un tel rôle?
aujourd'hui d'apporter cette aide puisqu'il n'existe pas dans les chambres d'agriculture
accusations fusent de part et d'autre. Face aux récriminations qui lui sont faites,
leur reproche de ne rien faire pour trouver auprès de leurs organismes de tutelle les
Une tension qui rejaillit au sein même du groupe des éleveurs, divisé entre les
compétence qu'ils ne sont pas prêts à récuser. Ils lui vouent une confiance sans faille,
même si la tournure que prennent les événements est pour eux un sujet de
préoccupation: "Ah, Michel, moi, c'est quelqu'un que j'admire et je ne peux que le
louer. Tout autre, après ce qu'il a fait et qu'il a réussi, ça aurait pu lui monter un peu à
la tête. La gloire, il y tant d'hommes qui la recherchent! Lui, pas du tout" me dit l'un
de ses fervents admirateurs. Un autre, philosophe, ajoute: "Pour moi, quand on a une
orientation, ce qui est important c'est de la suivre. Mais quand il y a des circonstances
contraires, on accepte, pour pouvoir atteindre son but, des contraintes différentes. Et
même des choses anormales. Dans la vie, on ne fait pas ce qu'on veut, on fait ce qu'on
152
peut. Je vois que tous les gens qui ont eu de grandes idées, ils s'orientent d'abord en
fonction de leurs grandes idées puis un jour ou l'autre ils font ce qu'ils peuvent".
Les seconds suspectent SÉRICA de n'avoir soutenu la création du syndicat que "pour
avaient plusrienà foutre des producteurs. Les producteurs, ils se démerdent: ils sont
grands, ils sont capables, qu'ils se débrouillent! A partir de là, la filière n'était plus
intégrée" nous dit l'un de ces éleveurs qui contestent aujourd'hui la légitimité de
disent trahis et abandonnés alors qu'ils ont le sentiment de s'être énormément investis
bientôt les fruits. A leurs yeux, il ne les représente plus et il est prêt à les sacrifier afin
que SÉRICA joue "dans la cour des grands". La création d'une société anonyme pour
agricole est pour certains un indicateur de l'éclatement de la filière. Il est vrai qu'avec
cette nouvelle organisation les sériciculteurs ont été quelque peu écartés, même si on
leur a proposé d'acquérir des parts dans la société anonyme et si le syndicat séricicole
peuvent exercer un contrôle, en pratique, ils n'ont pas vraiment voix au chapitre. Seul
concertation avec les pouvoirs publics qui chaperonnent et surtout financent. "Sur le
principe, la philosophie de départ reste la même dans ses grandes lignes" se défendent
et à l'environnement nous a obligé à adapter un système qui au départ était très lié à
153
relance a été véritablement portée à bout de bras par celui qui a été tout à la fois son
concepteur et sa cheville ouvrière. Le procès fait à Michel C. est tout autant celui d'un
acquises par son leader que celui d'un individu dont tout le monde s'accorde par
ailleurs à reconnaître que "ce qu'il a fait, personne d'autre l'aurait fait".
Aufildu temps, le discours que tiennent les protagonistes de la relance séricicole s'est
sensiblement infléchi. Les propos concernant la priorité accordée aux intérêts des
sériciculteurs laissent la place à un point de vue plus prudent: "il ne peut pas y avoir
C. Le fait est qu'en l'espace de quinze ans la situation a évolué. Lafilaturene dépend
plus, pour son fonctionnement, des cocons qu'elle achète aux sériciculteurs; les
quantités produites en France étant insuffisantes pour faire tourner l'atelier toute
l'année, Gréfeuilhe, dans un premier temps, complète ses achats de cocons en Côte
L'atelier de confection installé par SÉRICA à Saint Hippolyte du Fort introduit des
soies importées de Chine car il doit faire face à la demande croissante de produits
finis. Ces importations doivent jouer un rôle de régulation entre l'offre et la demande
car l'entreprise ne veut pas perdre des marchés par manque de matière première à
augmente et que la production nationale ne permet pas d'y répondre, de les diminuer
aussitôt que la demande fléchit car la priorité doit être accordée à la production
récemment encore Michel C: "SÉRICA s'est créée pour essayer de trouver un marché
qui serait mis à la disposition de la partie amont. En fait, SÉRICA s'est spécialisée
parvienne à satisfaire totalement la demande alors qu'en 1993 l'objectif poursuivi est
de couvrir la moitié seulement des besoins avec la production locale. Moins de deux
ans plus tard, cet objectif n'est même plus d'actualité car "pour maintenir un minimum
les sériciculteurs", SÉRICA, à ses propres yeux, "paye le cocon trop cher". Ce qui
d'étranglement, une entrave au développement: "On est bien obligé4 d'avoir une
revendiquée rencontre ici ses limites: les dirigeants de l'entreprise finissent par
4
Souligné par nous.
155
Revenons en arrière, plus précisément à la fin des années 80: c'est le moment que
choisit l'un des éléments techniques pour lâcher prise. Deux années de suite, en 1986
et 1987, des sériciculteurs se plaignent d'un phénomène de non-filage des vers à soie.
La récolte 1986 accuse un déficit de 30% par rapport aux prévisions qui étaient de
(Italie) considère qu'il n'est pas possible d'établir un lien direct entre ces deux
phénomènes.
Les symptômes observés sont les suivants: le 5° âge* se poursuit au-delà de 20 jours
car les vers continuent à s'alimenter et à grossir et ils montrent une absence de "désir
explication: après avoir écarté l'hypothèse d'une maladie contagieuse, il apparaît que le
5
Lettre mensuelle de l'Association Internationale de la Soie, n° 73, 1987.
6
Cet organisme, rattaché à l'INRA depuis 1987, est localisé à Lyon. Il a été créé en
1980 par le gouvernement dirigé par Raymond Barre dans des locaux appartenant au
Conseil général Rhône-Alpes. Il s'agissait de maintenir en France le siège de la
Commission séricicole intenationale dont la France assure le secrétariat général
permanent. LTJNS poursuit les activités de recherche menées par la station séricicole
d'Alès qui a fermé ses portes en 1978. Elle se charge en particulier du maintien des
souches européennes de vers à soie, de la production d'hybrides et entretient une
collection de mûriers destinée à la sauvegarde du patrimoine génétique.
7
Denise Renard, Rapport de stage effectué à l'UNS dans le cadre du DESS de
productions animales en zone tropicale, 1987.
156
phénomène se manifeste quel que soit le mode de nourriture des vers à soie (à la
feuille ou aux rameaux) et quel que soit le type de mûrier utilisé (anciens ou kokusos).
Des examens microscopiques sont réalisés à 1TJNS, des analyse microbiennes sont
Aies, des cultures de germes isolés de vers à soie sont menées par le laboratoire
les feuilles de mûriers et les vers sont entreprises par un laboratoire de Montboucher
sur Jabron (Drôme): en vain. Les experts ne parviennent pas à se prononcer sur la
cause de ce non-filage, tout au plus peuvent-ils affirmer que ces symptômes sont
comme insecticide biologique ciblé, puisqu'il agit sur les Lépidoptères, donc sur les
papillons. Utilisé par les agriculteurs pour traiter les arbres fruitiers, il se diffuserait
sur les mûriers. Ce produit est efficace à doses moléculaires et il est très volatil
puisqu'on en trouve des traces jusqu'à 50 kms du lieu de traitement. Les mûriers des
sériciculteurs dont l'exploitation se situe dans une zone d'importante activité agricole
sont atteints au fur et à mesure que l'utilisation du produit se répand alors que ceux
qui sont plantés dans les zones affectées par la déprise agricole résistent mieux. Le
participer à une expérimentation suivie par les Services de protection des végétaux.
Elle innocente partiellement celui-ci et montre que d'autres produits, des inhibiteurs de
157
bio-synthèse utilisés pour lutter contre les maladies cryptogamiques8 des plantes,
peuvent également être mis en cause. Comme ces traitements sont surtout utilisés au
printemps, les sériciculteurs n'ont qu'une parade: faire des élevages seulement à
l'automne, en attendant que les instances officielles prennent des mesures pour limiter,
voire interdire l'usage de ces produits ou bien que les chercheurs de l'INRA mettent au
point un antidote.
Tous les sériciculteurs n'ont pas le même avis quant à la façon dont les responsables
de la filière réagissent. Ceux qui leur font confiance sont fatalistes. Ceux qui se
méfient pensent au contraire que ces circonstances tombent à point nommé et sont
une véritable aubaine pour accélérer son démantèlement. Selon eux, SÉRICA se
contrainte d'acheter la production alors qu'elle peut se fournir à moindre coût auprès
du syndicat séricicole alors qu'elle seule possède les compétences pour mettre en place
SÉRICA parviendrait à éliminer peu à peu des acteurs devenus encombrants dès lors
8
II s'agit de fongicides utilisés aussi bien sur les plantes d'appartement que sur le blé
ou l'orge de printemps.
9
II ne s'agit pas d'une véritable maladie mais c'est ainsi que souvent les sériciculteurs
désignent le coupable et ainsi que nous le ferons nous-même ici dans la mesure où la
preuve formelle n'ayant pas été établie, il serait prématuré de nommer le coupable.
158
"Parler pour d'autres, c'est d'abord faire taire ceux au nom desquels on parle" écrit M.
Callón10. C'est bien ce que les sériciculteurs reprochent aux responsables de la filière:
les faire taire ou bien refuser de les écouter et de prendre en compte leurs intérêts, ce
âprement au cours des réunions du syndicat. Le camp des fidèles et celui des
"on va recréer quelque chose comme ça... Il faut que ça vienne des producteurs". La
nature des rapports établis entre les dirigeants de la filière d'une part et les
l'ampleur de la "zone d'incertitude" que chacun contrôle11. L'un des éducateurs met le
doigt sur le principal atout de SÉRICA: "de toute façon, le problème est qu'il n'y a
qu'une filature: celle de SÉRICA. Alors quand SÉRICA annonce qu'elle descend le
prix à 50 frs, on ne peut rien faire!" La marge de manoeuvre des sériciculteurs est par
conséquent pratiquement inexistante dans l'état actuel des choses: soit SÉRICA
achète leurs cocons, soit ils abandonnent la sériciculture12. Or, la filière, en tant
de la relance. Un pouvoir qui précisément réside dans la marge de liberté dont dispose
complémentaires, puis d'une holding, représente une carte maîtresse entre les mains
des responsables qui mettent en pratique le vieil adage, "séparer pour mieux régner":
"il fallait découper les secteurs pour que ce soit rentable, ils disaient: le syndicat, le
tissage, la confection... Quand on est arrivé là, c'est fini! Il n'y a plus de filière
sont liées aux relations entre une organisation et son ou, mieux, ses environnements;
12
Durant deux saisons, certaines sériciculteurs ont vendu leurs cocons à un fabriquant
de cosmétiques qui essayait de mettre au point des produits de beauté à partir de la
"glande soyeuse" des vers prélevée juste avant la montée.
13
Michel Crozier, Erhard Friedberg, op. cit., p. 69.
14
Michel Crozier, Erhard Friedberg, L'acteur..., op. cit., p. 83.
160
"noyau dur" de la relance est d'avoir capté à son avantage chacune de ces sources.
Nous l'avons dit, Michel C. est devenu irremplaçable en raison de ses connaissances,
précieux: avec les éducateurs comme avec les directeurs d'usine de tricotage, les
représentants des services de l'Etat aussi bien que les banquiers, les élus tout autant
que les scientifiques. Il connaît bien les rouages des administrations et gère un large
source de pouvoir à laquelle les auteurs cités font référence: toujours au courant de la
démarche. Enfin, en tant que PDG de SÉRICA, il est celui qui édicté les règles, qui
les acteurs les plus motivés, les plus fidèles, avouent leur désarroi, disent ne plus se
La patrimonialisation de la relance
Depuis qu'en 1982 lafilaturede Gréfeuilhe a ouvert ses portes aux visiteurs, ils sont
abattre, le "fossoyeur des Cévennes"15. Désormais, le tourisme est une réalité avec
laquelle il est plus habile de composer que de s'opposer. Nous avons dit également
plus haut que dans les années 70 les pionniers de la relance se refusaient à penser en
à des formes culturelles mortes, représentatifs d'un passé révolu et séparés de la réalité
de l'activité et de la vie sociale, alors que leur démarche visait au contraire à redonner
vie à ce qui, à leur sens, constituait l'identité des êtres: leurs savoirs et leurs savoir-
renouveau séricicole, ces derniers ont rapidement compris quel usage ils pouvaient
15
C'est en ces termes que les militants de Cévennes occitanes, groupuscule
appartenant au mouvement occitan, désignaient les touristes au début des années 70.
16
Voir page p.32.
17
Une décennie a suffi, estime Louis Assier-Andrieu, "pour convertir le thème
rustique et casanier du patrimoine en repère multiforme de l'action administrative,
outil et enjeu des politiques publiques délibérément orientées vers l'incorporation de
nouveaux objets au marché des biens et des services". Louis Assier-Andrieu, "La
mémoire et le marché", Les papiers, n°9, 1992.
162
pas ici dans une discussion concernant la patrimonialisation des techniques qui fait
indiquerons seulement quelques unes des réflexions que nous a inspirées notre
Cévennes.
répondre à leurs questions. Il est en outre gêné dans ses activités par les déplacements
des visiteurs qui circulent librement entre la bassine defilatureet les cuves de teinture,
voulant tout voir, tout toucher et tout savoir. L'accueil prend le pas sur la production
et introduit une discontinuité dans le travail qui perturbe son bon déroulement.
C'est dans ce contexte qu'ADSC décide de créer un musée de la soie. Il voit le jour en
même temps que SÉRICA. Le musée est jumelé avec un magasin de vente, dans le
cadre monumental des anciennes casernes des "enfants de troupe" de Saint Hippolyte
Dans les premiers temps de la relance, la réappropriation des pratiques et des savoirs
anciens avait été une nécessité, imposée par l'absence de références actualisées et
accessibles en matière de sériciculture. Ces pratiques, ces savoirs qui au fil des années
ont été transformés et adaptés aux nouvelles conditions de la production vont être
évoqués par une exposition permanente présentant les objets qu'ADSC a collectés.
163
Dans l'esprit des créateurs du musée, il s'agissait d'éviter l'écueil d'une muséalisation
qui dépouillerait les objets de leur sens premier et les embaumerait18. Le Musée n'est
pas un arrêt sur mémoire. Il ne cherche pas à sacraliser le passé mais à le faire vivre
comme partie intégrante du présent. Ses créateurs ont voulu interpeller les visiteurs,
leur faire prendre conscience que le passé ne s'oppose pas au présent mais que l'un et
déclarons déterminés, nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont
nous avons fait nos prédécesseurs": c'est en ces termes que J. Pouillon explicite le
de la soie, rassemble en réalité tout ce que la population locale, les alliés et les fidèles
de Michel C ont eu à coeur de lui confier. Le renouveau est évoqué par le truchement
d'un micro-élevage qui fonctionne pendant toute la période végétative du mûrier, soit
En ce sens, il s'agit d'une démarche innovante. Le fait que le musée de la soie ait été
nommé écomusée par ses créateurs témoigne de la filiation dont ils se réclament. P.
Mairot écrit que la plus radicale et la plus difficile des innovations apportées par
l'écomusée serait la place qu'il s'assigne au sein de la société en revendiquant pour le
musée "une autre fonction que la délectation, le divertissement ou même
l'enseignement. Il veut être ce lieu central de la vie communautaire, forum et non plus
temple, lieu de dialogue avec l'altérité, de confrontation avec son passé où la société
peut décider de son développement en toute connaissance de ses déteminations
géographiques, historiques, sociales, culturelles et économiques". Philippe Mairot,
"L'objet de l'écomusée", Territoires de la mémoire, Thonon les Bains: L'Albaron,
1992, p.31.
19
Jean Pouillon, "Tradition: transmission ou reconstitution", in Jean Pouillon,
Fétiches sansfétichisme, Paris: Maspéro, pp. 155-173, cité par Gérard Lenclud, "La
tradition n'est plus ce qu'elle était..." Terrain, n °9, octobre 1987, p. 118.
164
de mai à octobre, ainsi que par une bassine en état de marche, celle-là même qui avait
été un objet de discorde entre les tisseurs et la SICA. Les vers à soie et les
démonstrations de filature sont le clou de la visite mais le musée est par ailleurs un
présentation, divers objets et outils: des boites de graine* et des castelets* des
Cévennes, des collections de cocons provenant de différentes races de vers à soie, des
claies et des tables de magnaneries*, des bassines en terre, des métiers à tisser, à
bobiner, des métiers à bas, des écheveaux de fil, quelques vêtements des XVIII et
XLX° siècles, un grand nombre d'appareils de mesure et de pesée et, par ci par là, des
mais, néanmoins, malgré quelques maladresses, une proximité et une convivialité qui
visiteur.
Mais il ne faudrait pas croire que seule une logique que l'on pourrait qualifier de
un réservoir de clientèle vers lequel la filière, échaudée par les difficultés qu'elle
symbolique est indissociable de l'intérêt économique. Leur rapport est complexe car,
20
Alain Caillé, "la sociologie de l'intérêt est-elle intéressante?", Sociologie du
travail, n°3, 1981, p. 268.
165
l'entreprise. Comme il n'y a qu'une porte à franchir pour pénétrer dans la boutique,
c'est tout naturellement, guidé par le plaisir de la découverte, que le visiteur achève
son parcours initiatique de la civilisation cévenole de la soie21 parmi les étoffes aux
Comment vendre des produits en soie, ni mieux faits ni plus originaux qu'ailleurs, mais
en revanche trois à quatre fois plus chers, dans une région isolée comme le sont les
Cévennes?
tissage, la confection n'ont jamais été que des activités résiduelles dans cette région,
faire pour atteindre un niveau de qualité et de créativité équivalent à celui que l'on
trouve dans les grands centres soyeux. Autre handicap: le prix relativement élevé de la
soie cévenole, à un moment où le marché européen est envahi par les produits
21
Daniel Travier parle d'une civilisation de l'arbre d'or, le mûrier, qui aurait succédé à
la civilisation de l'arbre à pain, le châtaignier. Daniel Travier, "La soie dans la vie
traditionnelle de la Cévenne", Actes du V° Colloque sur le patrimoine industriel,
Paris: CILAC, 1984, p. 13.
22
La filière soie, quand elle a vu le jour en 1977, n'avait pu prévoir que quelques
années plus tard la Chine allait radicalement changer de politique commerciale. C'est
en 1989 que ce pays, unique fournisseur mondial, décide de réduire ses exportations
de matière première (fil) et d'augmenter celles de produits finis et semi-finis. Depuis,
le marché occidental est envahi par des articles fabriqués entièrement en Chine et
excessivement bon marché. Voir "Une pénurie historique de soie frappe l'Europe",
Journal du Textile, n°219, septembre 1988.
166
produits patrimoniaux. C'est cette translation qui s'opère par l'intermédiaire du musée.
particulièrement complexes.
SÉRICA et griffé Soie des Cévennes23. L'estivant "vient acheter un produit parce que
c'est un produit régional, avec toute l'image culturelle qui est derrière" constate une
animatrice de la filière. Il a ainsi le sentiment d'emporter avec lui une parcelle de cette
terre cévenole. La marque est à elle seule tout un univers de sensations et d'images,
associées à cette période privilégiée que sont les congés annuels. Le produit est
également transfiguré par son ancrage culturel. Se contenter de dire, comme le fait K.
Pomian, que la constitution du patrimoine culturel est conditionnée par des ruptures et
que ces ruptures privent "certaines classes d'artefacts de leur fonction et provoque de
ce fait leur dégradation au rang de déchets, abandon, oubli"24 est, nous semble-t-il,
extrêmement réducteur. Cette analyse ne prend pas en considération le fait que cette
transformation peut parfois être créatrice de valeur. Etrange phénomène qui supprime
23
D'après les chiffres avancés dans l'étude réalisée par un consultant en
développement culturel et touristique, le montant moyen de la dépense est estimé à 50
frs par personne.
24
Krzysztof Pomian, "Musée et patrimoine", Vers une transition culturelle.
Sciences et techniques en diffusion. Patrimoines reconnus, cultures menacées,
Nancy: Presses Universitaires de Nancy, 1991, p. 106.
167
communauté.
Les années 80 sont marquées par une exacerbation du "désir d'innovation", suscitant
le nouveau credo de ces dernières: "elle constitue l'une des conditions de leur
travail et de vie des producteurs. Le "progrès" que l'on attend d'une innovation est de
2î
Pour Recherche et Développement.
26
Courrier ANVAR, n°96, septembre-octobre 1994.
168
l'économie européenne dans l'obligation d'innover. Cela paraît d'autant plus vrai dans
L'innovation a été au coeur de la relance séricicole, comme une condition sine qua
non du renouveau de cette activité. Pour ses responsables, non seulement l'effort ne
doit pas se relâcher, mais il doit au contraire s'intensifier car il reste encore beaucoup
à faire pour réduire les écarts de prix entre la production cévenole et la production
stimulée par la faveur dont bénéficie l'innovation dans l'imaginaire entreprenarial des
années 80 ainsi que par les aides qu'apportent les pouvoirs publics aux entreprises qui
investissent dans ce secteur. Pour une petite société comme SÉRICA, les subsides
accordées par l'Etat pour des actions de R&D peuvent constituer un véritable fonds
de roulement.
Rares sont les PME qui initient de véritables programmes de recherche, par manque
de fonds propres le plus souvent. SÉRICA, non seulement ne voit pas dans son
absence de capital un obstacle, mais pense au contraire que la R&D est susceptible
Ce n'est pas la seule motivation. Lorsqu'en 1988 la Chine a brutalement ralenti ses
exportations, Michel C. a eu l'intuition que cette nouvelle donne pouvait avoir une
incidence positive sur ses propres projets. Jusque là, les soyeux lyonnais ne
nourrissaient aucune inquiétude quant à leur dépendance vis à vis de la Chine, pays
qui fournit environ 93% des importations européennes. Cet événement a été l'occasion
Europe.
Cette situation éclaire d'un jour nouveau la modeste entreprise cévenole que le milieu
des soyeux observait avec une réserve teintée de condescendance. Cette dernière
comprend que la conjoncture lui offre une chance à saisir, d'autant qu'après quinze ans
d'expérience elle doit bien admettre "que le marché auquel peut avoir accès la
production locale est limité". Mais SÉRICA a acquis au fil des ans un savoir-faire.
Pourquoi dans ces conditions ne pas développer des emplois dans la technologie,
qui est monopolisée par la Chine"? L'innovation est devenue un nouveau marché, une
Allons plus loin encore. Comme le montre N. Alter, l'exercice du pouvoir est un effort
considérable pour les innovateurs. Cet auteur schématise son élaboration27 de la façon
suivante:
- à cette occasion, "les innovateurs entrent en conflit avec les hiérarchies légalistes...",
27
Norbert Alter, op. cit., note 8 p. 462.
170
et à la reconnaissance sociale dans l'organisation; mais ces acquis sont en partie érodés
- "pour recouvrer ces acquis ou pour en développer de nouveaux, les innovateurs sont
Pris au jeu et parfois au piège d'une quête permanente de légitimité, l'innovateur peut
C'est ce qui se produit lorsque pour son concepteur l'innovation cesse d'être un moyen
pour devenir une fin en soi29. Le leader de la relance est un de ces personnages qui,
au fil du temps, est devenu une sorte de généraliste de l'innovation: "les activités de
défrichage, c'est plutôt mon domaine... Je suis plus un défricheur qu'un spécialiste, un
davantage derisque...le fait d'avoir suivi tout le cursus technique et d'avoir travaillé
sur tous les postes de la soie, d'avoir effectué des recherches dans tous les domaines,
avoir son revers quand elle commence à ressembler à une fuite en avant; le défricheur
oublie alors que l'innovation est un processus qui s'inscrit dans le temps, que
28
Souligné par nous.
29
C'est ce dérapage que Pierre Rössel dénonce lorsqu'il propose de mettre en
perspective l'innovation, "afin que la toute-puissance des outils et de leurs servants les
plus qualifiés redevienne un moyen et non une fin en soi". Pierre Rössel, "innover ou
ne pas innover", Sociología internationalism n°2, 1990, p. 191.
171
ou crée une demande sociale. Certaines innovations sont alors davantage développées
pour exploiter une technologie que pour répondre à des besoms complètement
identifiés.
devient une fin en soi, qu'elle soit destinée à être appliquée localement ou dans les
de son efficience. Le bien fondé d'une innovation n'est pas exclusivement lié à sa
rationalité et à ses qualités intrinsèques. Comme l'écrit R. Treillon, "c'est dans cet
parce qu'elles ne sont pas appropriées au cadre dans lequel elles sont supposées devoir
être mises en oeuvre, parfois aussi parce que leurs auteurs les abandonnent à leur sort
celle-ci a été remplacée par le bouturage. Au début des années 80, l'accroissement du
effectué que pendant une courte période, de février à mars; les plants sont
hétérogènes; la productivité est faible et ce d'autant plus que la reprise est difficile (50
à 60% de pertes); enfin il faut attendre environ quatre ans pour commencer à cueillir
la feuille. Il n'en faut pas plus pour que Michel C. s'empare du problème et se mette en
Pour ce faire, il dispose d'une ressource: le réseau qui gravite autour de la relance.
C'est par M. D. que le mûrier kokuso a été introduit en France. Ce filateur en avait
rapporté quelques plants du Japon et les avait confiés à André S., puis il avait réussi à
financièrement la soie. Celui-ci s'était exécuté en achetant une propriété pour réaliser
une plantation expérimentale de Kokuso dont il avait fait don à l'INRA. Près de
trente ans plus tard, André S. invite un jour Michel C. à le retrouver dans les plus
brefs délais. André S. lui présente alors le neveu du généreux donateur qui dit vouloir
son tour, pour la soie. Michel C. retrace l'aventure de la relance, évoque ses projets et
lui propose de le rejoindre à Nice. Il le conduit à Antibes, dans des locaux de l'INRA
31
La culture in vitro correspond à la culture de cellules ou de tissus effectuée sur des
milieux nutritifs synthétiques et stériles, en tubes ou bocaux de verre. La
multiplication in vitro du mûrier consiste à partir de bourgeons ou de méristèmes. Le
prélèvement a lieu dans une enceinte stérile, puis les fragments sont placés dans un
tube sur un milieu de culture adéquat. Ils donneront des boutures identiques à la
plante d'origine et indemnes des maladies caractéristiques de l'espèce.
173
arbre de la même famille que le mûrier. Le contact entre les deux hommes est
Cévennes! Après avoir dégrossi le problème et mis au point un milieu nutritif adapté,
il est rejoint par une ancienne élève de Michel C. qui va travailler à ses côtés pendant
trouver un milieu d'enracinement. Après avoir produit les mille premiers mûriers in
vitro, l'équipe doit trouver une nouvelle structure d'accueil pour lancer la production
qui ne peut avoir lieu dans les locaux de l'INRA, réservés à la recherche. Ce sera le
En 1989, nouvelle rencontre: Michel C. est contacté par un ressortissant suisse qui a
lu un article sur la relance et se déclare disposer à l'aider. Il lui répond sans trop y
croire mais une semaine plus tard l'homme est là. La tournure que prennent les
événements est surprenante: cet industriel qui a fait fortune dans le poisson congelé
cévenole, la technique mise au point à l'INRA. Quelques mois plus tard, grâce à la
hypothécaire de trente ans sur un vaste domaine situé à proximité de Sauve et destiné
la tâche.
Mais trouver des crédits pour créer un laboratoire équipé d'un matériel coûteux et
32
Le milieu nutritif est l'ensemble des éléments nutritifs qui vont permettre au
bourgeon de se développer et de former des plantules.
174
l'Agriculture, vers l'INRA qui n'a pas perçu l'intérêt du travail accompli, vers les
cette action car la technique mise au point pour le mûrier séricicole peut être
Ce parcours dévoile certaines des qualités dont doit faire preuve l'innovateur: une
et n'a pas créé autant d'emploi qu'il avait été annoncé. Les mûriers ornementaux se
vers à soie et du retard dans le paiement des cocons. Tant que la situation durera, les
ventes de mûriers multipliés in vitro stagneront car leur prix est jugé trop élevé. Les
installations du laboratoire ont coûté fort cher et malgré le mécénat et les subventions,
"Cévennes micro-plants" doit rembourser ses emprunts. La société est sur la corde
collaboration avec des organismes reconnus, n'a pas prévalu sur les besoins réels de la
progrès mais était-il bien nécessaire dans le cadre limité de la relance séricicole? On
175
pertinence au sein d'un organisme dont c'est la vocation, apparaît quelque peu
entreprise qui a des problèmes plus immédiats à résoudre et qui engagent sa survie.
On pourrait nous rétorquer que ce laboratoire est l'un des points forts
domaine de la soie33. Sans doute, mais là encore faudrait-il s'assurer que cette
technologie coûteuse est appropriée aux pays qui souhaitent accroître leur capacité de
et dont la population rurale est généralement pauvre en liquidités mais riche en main
Seule la prise en compte du milieu physique, social, culturel, économique dans lequel
33
Eurochrysalide est une société anonyme officiellement créée en février 1994 à
Lyon. Ses objectifs sont de mettre au point unefilièreeuropéenne séricicole de haut
niveau technologique avec le concours de partenaires scientifiques et technologiques,
de participer au développement international des productions de soie grège en
contribuant à l'élévation de leurs niveaux de qualité, de favoriser la diversification des
sources d'approvisionnement des soyeux européens ainsi que le développement local
dans des zones classées comme défavorisées. Ses actionnaires sont les principales
sociétés françaises transformatrices de soie, comme les maisons Perrin, Quenin,
Proverbio, Sérica et Cévennes micro plants ainsi que les structures professionnelles
concernées: Unitex et Inter Soie. Les partenaires scientifiques et techniques sont
1TJNS, Le Centre "Olivier de Serres", Sérica et l'ITF. Son directeur, mis à disposition
par l'administration, n'est autre que le chargé de mission de la DDA du Gard qui a
soutenu la relance depuis l'origine.
176
La multiplication in vitro du mûrier n'est pas la seule innovation dans laquelle se soit
engagé la filière depuis qu'elle a misé sur ce marché. Elle est seulement la plus
Il y a eu la mise au point d'une soie tricotée. Le tricotage est une tradition locale,
passant par Ganges et Sumène. Lorsque SÉRICA tente de retrouver les savoir-faire
liés à cette technique, ceux-ci sont en voie d'extinction: les derniers fabricants de bas
de soie ont cessé leur activité au début des années 60 et en l'espace de trente ans la
déboires! On s'est presque fait traiter de fournisseurs de Tati, c'était un peu dur... ".
Un comble pour cette petite maison qui mise sur l'image d'une qualité rarement
associée à celle de l'entreprise parisienne! Après ces premiers essais, SÉRICA décide
années car le tricotage de la soie nécessite des équipements spécifiques qui sont
devenus introuvables et repose sur des procédés particuliers: 'le décreusage de la soie
n'arienà voir avec le désuintage de la laine, les filières et les techniques de circulation
du fil sont différentes sur la soie et le coton, les techniques de teinture et d'apprêt
reproduites à petite échelle dans son laboratoire personnel, elle a lancé avec SÉRICA
une expérimentation en grandeur réelle qui a abouti à la mise au point d'une gamme de
teinture de la soie existent, ils ne sont pas adaptés à la teinture végétale mais
chimique.
industriel d'un lycée technique alésien. Il s'agit de mécaniser l'opération qui consiste à
ôter la blaze du cocon pour atteindre le fil de soie. Une tâche dont l'exécution
manuelle est longue et délicate. Encadrés par leurs professeurs et suivis de près par
Un autre projet est à l'origine d'une collaboration avec l'Ecole des Mines d'Alès: la
avec un contrôle de type électronique et ils sont venus me voir en disant qu'on était les
suivre un projet. Ca a démarré comme ça." nous raconte Michel C. La mode est aux
soies sauvages, dont l'aspect irrégulier donne un cachet de rusticité mais l'irrégularité
ne convient pas aux métiers à tisser qui équipent la plupart des ateliers de tissage.
178
L'aspect artisanal dufildevra donc être parfaitement contrôlé et les irrégularités "là où
micro-onde de cuisine: "On s'est rendu compte que le micro-onde arrivait à tuer la
chrysalide en très peu de temps et qu'on arrivait à obtenir une déshydratation assez
remarquable du cocon dans des délais relativement courts". Les gens de SÉRICA
pendant trop longtemps ce qui devrait avoir pour conséquence de moins abîmer la
innovante". Une position dont on pourrait dire qu'elle est acquise à moindre coût par
l'entreprise puisque celle-ci faitfinanceren grande partie par les pouvoirs publics son
bénéfice pour son directeur qui peaufine ainsi son image personnelle et accroît son
indice de notoriété. Pourtant, les faits le montrent, les équipements et les procédés
innovants procèdent tous d'un travail d'équipe. Comme pour Edison et Bernard Tapie,
exemples pris par M. Callón pour illustrer son propos sur le caractère collectif de
179
parvenir à ces résultats. Des acteurs formant un collectif élargi, qui excède nettement
positionnement stratégique? Les avis sont partagés selon que l'on défend le principe
local, ou que l'on considère que la filière doit avant tout s'adapter aux circonstances,
Conclusion
cévenols aux agronomeset aux biologistes de TINEA, sans oublier les élus, les
34
Michel Callón, L'innovation technologique et ses mythes... op. cit., p. 6.
180
situation que nous avons décrite. La spirale s'évase au fur et à mesure que le réseau
lui-même s'élargit, entraînant dans son mouvement des acteurs dont la "pointure" est
elle-même croissante. Que de chemin parcouru, depuis les premiers élevages effectués
dans l'enceinte d'une école communale avec le soutien des seuls parents d'élèves
Fleuve rouge sur les hauteurs du Pérou37! Entre temps, il lui aura fallu mener
risque de laisser en chemin l'âme du projet, de céder devant une logique économique
dominante qui sait attirer dans ses rets, grâce aux armes du pouvoir et de l'argent, les
L'argent est le nerf de la guerre. C'est un des plus sûrs moyens dont disposent les
acteurs pour faire valoir leurs intérêts respectifs. Celui des sériciculteurs n'est pas le
même que celui de la DATAR ou de l'ANVAR, ou encore que celui des collectivités
35
Voir Jean-Baptiste Meyer, La maîtrise sociale..., op. cit., p. 8.
36
Philippe Mustar, "Du biscuit dans le micro-onde: le financement d'un réseau
scientifico-industriel", Ces réseaux que la raison ignore, Paris: L'Harmattan, 1992, p.
192.
37
Sur ce point, voir notre rapport intermédiaire qui évoque les actions d'appui
technique menées par Michel C. dans les pays producteurs de soie en voie de
développement et notamment au Vietnam, où il fait confectionner des vêtements de
soie et développe divers projets de joint-ventures.
181
territoriales et de la CEE. Tous sont porteurs de "projets politiques très divers" . Les
pour leur commune ou leur canton; l'ANVAR qui contribue au financement des
recherche; les Soyeux mise sur SÉRICA parce qu'ils voudraient diversifier leurs
Avec l'argent qu'ils injectent dans l'entreprise, ils apportent aussi leurs exigences et il
n'est pas possible de les contenter toutes. Il faut donc faire des choix, instaurer des
priorités et trouver à les justifier en les replaçant dans des stratégies à long terme.
nous avons évoqué plus haut- ne serait mise en état de veille que pour mieux se
sceptiques la plupart des sériciculteurs qui estiment qu'en 1995 la relance est toujours
annoncée pour demain! Ils pensent en effet que cette nouvelle entreprise sera plus
soie) fait écran à une mondialisation des échanges qui ne date pas d'aujourd'hui.
son échec réside, a-t-on coutume de dire, dans le fait qu'elle est ou n'est pas rentable.
Cette question est particulièrement délicate à traiter car il faudrait s'entendre tout
saurait être une cause de la réussite ou de l'échec de l'innovation, elle en est plutôt une
d'une innovation, on ne trouve que des principes, des schémas, des descriptions
abstraites, des hypothèses sur sa rentabilité. Elle ne devient rentable qu'après coup,
constitue pas un état stable: l'innovation est un processus qui s'inscrit dans la durée.
La relance a certes intéressé des personnes qui se sont lancées dans la sériciculture
mais la plupart ont actuellement décroché. Aujourd'hui, les Soyeux sont prêts à miser
sur la rentabilité future des innovations dans lesquelles s'est lancée l'entreprise parce
Monoblet a vu son village gratifié d'une image positive qui a donné lieu à des
destinée d'Eurochrysalide...
183
L'issue actuelle de la relance est l'aboutissement d'un processus qui a emprunté des
itinéraires que personne n'avait prévus. Mais peut-on analyser une innovation en
faisant l'impasse sur l'intentionnalité des acteurs? C'est le sens d'une objection que fait
P. Flichy au modèle proposé par l'école française de sociologie des sciences et des
techniques39.
résultat d'une approche qui fait abstraction des êtres pour mieux dévoiler des
cesse de revenir sous la plume de ceux qui pensent l'innovation. N'est-ce pas parce
que les processus d'innovation mettent en scène des êtres humains qui ne se réduisent
pas à des entités et à des artefacts qui se déplacent et/ou que l'on déplace en fonction
nous paraît pas être secondaire. La relance est l'histoire de détours improvisés,
GLOSSAIRE
bassine: récipient métallique contenant de l'eau chaude dans lequel baignent les cocons
afin de qu'ils puissent se dévider*.
battage: opération qui consiste à agiter les cocons, soit manuellement à l'aide d'une sorte
de balai de bruyère soit mécaniquement avec un système de balais rotatifs, pour saisir le
début de la bave*.
bout: on appelle bout chaque fil que surveille unefileuse.Selon qu'elle surveille 6, 8 ou
10 fils, on dit qu'elle file à 6, 8 ou 10 bouts. Par extension, on parle par exemple d'une
filature de 300 bouts pour désigner unefilaturepouvant produire simultanément 300 fils
de soie.
cabane: construction réalisée par l'éleveur (euse) avec des rameaux de bruyère dans
lequel le ver à soie monte* pourfilerson cocon.
cardage: opération qui consiste à peigner lesfilsde soie emmêlés qui ne peuvent pas être
filés.
Castelet des Cévennes: étuve pour l'incubation* des oeufs du ver à soie.
chaîne: ensemble desfilsqui sont disposés selon la longueur du tissu.
185
décoconage ou déramage: opération qui consiste à ôter les cocons de leurs supports.
décreusage: élimination du grès* par trempage de la soie grège* dans une solution d'eau
chaude et de savon.
délitage: opération qui consiste à ôter la litière des vers à soie, souillée par leurs
excréments.
denier: le titre* de la soie est exprimé en deniers. Le denier est le poids unitaire exprimé
en demi-décigramme d'un fil de 450 m de long. Le titre de 75 deniers, par exemple,
signifie que 450 m defilpèsent 75 x 0, 05 g = 3,75 g.
dévidage: transfert dufilen écheveaux sur les bobines utilisées pour le moulinage*.
dévidoir: support pour le dévidage.
doupion: cocon unique filé par deux chenilles. Par extension: tissu de soie réalisé avec
dufilprovenant de doupions.
éducateur (trice): l'homme ou la femme qui élève les vers à soie.
éducation: synonyme d'élevage des vers à soie.
encabanage: mise en place des supports sur lequel les vers à soie montent pour tisser
leurs cocons.
étouffoir: four qui permet de tuer et dessécher les chrysalides avant leur transformation
en papillon.
fantaisie: soie grège obtenue par cardage* etfilage*de déchets de soie.
nourricerie: local où les vers de plusieurs éducateurs sont élevés collectivement jusqu'à
la troisième mue.
once: mesure utilisée pour la pesée des oeufs de ver à soie; équivaut à 25 ou 30
grammes.
ourdissage: réunion desfilsde chaîne* en nappe et tension avant le tissage.
187
organsin: fil torsadé deux fois en sens contraire et donc particulièrement résistant,
destiné à la confection de la chaîne.
ouvraison: = moulinage*.
pébrine: maladie des vers à soie.
pelette: ce qui reste du cocon quand le fil a été tiré: correspond à l'enveloppe interne du
cocon dans laquelle se trouve encore la chrysalide.
rassoler: terme occitan qui désigne une manière de cueillir les feuilles de mûrier, en
saisissant le rameau à la base et en remontant d'un geste vif vers son extrémité pour
arracher les feuilles.
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LA REAPPROPRIATION DES SAVOIR-FAIRE 33
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Première proposition: le kokuso 21 39
Seconde proposition: la filière intégrée, "du sol au tissu" 41
LA MISE EN OEUVRE DE L'INNOVATION 46
Les pionniers 47
L'entrée en scène des porte-parole 57
L'ORGANISATION DE LA RELANCE 65
LES INNOVATEURS 87
DE LA COOPERATIVE AU HOLDING [ H5
CONCLUSION 122
GLOSSAERE !M
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