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L’Année du Maghreb 

13 | 2015
Dossier : Pratique du droit et propriétés au Maghreb

L’autorité de la HAICA sur le secteur tunisien des


médias : Un anachronisme transitionnel ?
Enrique Klaus

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/anneemaghreb/2606
DOI : 10.4000/anneemaghreb.2606
ISBN : 1952-8108
ISSN : 2109-9405

Éditeur
CNRS Éditions

Édition imprimée
Date de publication : 19 novembre 2015
Pagination : 295-304
ISBN : 978-2-271-08831-4
ISSN : 1952-8108

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Référence électronique
Enrique Klaus, « L’autorité de la HAICA sur le secteur tunisien des médias : Un anachronisme
transitionnel ? », L’Année du Maghreb [En ligne], 13 | 2015, mis en ligne le 19 novembre 2015, consulté le
13 juillet 2023. URL : http://journals.openedition.org/anneemaghreb/2606  ; DOI : https://doi.org/
10.4000/anneemaghreb.2606

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L’autorité de la HAICA sur le secteur tunisien des médias : Un anachronisme t... 1

L’autorité de la HAICA sur le secteur


tunisien des médias : Un
anachronisme transitionnel ?
Enrique Klaus

1 Le 14 janvier 2011, à la suite de la fuite du président Ben Ali en Arabie Saoudite, les
différents artisans de la transition se sont attelés à jeter les bases d’un nouveau système
politique, dont l’édification devait se traduire dans le secteur des médias par une
recomposition de plus ou moins grande ampleur. Pour y parvenir, plusieurs actions
concurrentes ont été entreprises à l’initiative de divers acteurs individuels et collectifs.
De manière synoptique, elles peuvent être regroupées en deux grandes orientations,
selon les termes originaux de la bipolarisation politique de l’immédiat post-14 Janvier,
dans une transition disputée par les partisans d’une logique révolutionnaire, d’une part,
et les tenants de l’option légaliste, d’autre part. Les premiers plaident pour une
« épuration des médias de la honte » (tathîr l-i‘lâm al-‘âr), pour lequel ils œuvrent
ponctuellement en publiant des « listes noires », dont la plus polémique fut sans conteste
« le Livre noir du journalisme » édité fin 2013 par le Palais de Carthage alors occupé par
M. Marzouki. Les seconds sont favorables à une « réforme », dont le contenu devait être
défini par la sous-commission chargée de l’information et de la communication au sein de
l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution de la réforme
politique et de la transition démocratique (ISROR), ainsi qu’un comité consultatif
d’experts réuni en une Instance nationale pour la réforme de l’information et de la
communication (INRIC).
2 Cette polarisation a pesé de tout son poids sur la reconfiguration même du secteur
médiatique tunisien et, au-delà, sur le processus transitionnel. Cela n’a toutefois pas
empêché certaines avancées dont l’une des principales est incarnée par la Haute autorité
indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA). Arrachée de haute lutte par la
« société civile » nationale et portée à bout de bras par les partenaires internationaux, la
HAICA sous sa forme actuelle est à présent menacée, au terme d’une année 2014 riche en
échéances institutionnelles (adoption de la nouvelle Constitution, élections législatives et

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présidentielle). Toute « indépendante » fût-elle, la HAICA ne semble pas avoir résisté aux
calculs politiques et aux conflits de légitimité (révolutionnaire, électorale, d’expertise ou
d’audimat) qui ont jalonné son long parcours d’institutionnalisation. C’est du moins ce
que je souhaiterais démontrer en revenant sur les principales étapes de ce parcours,
réinscrites sur la trame des évènements qui ont présidé à la création de la HAICA.
3 Le caractère incertain de la transition (Banegas, 1993) et le contexte volatile qui en
découle sont à la source de dynamiques impliquant des reconfigurations à cadence
soutenue des enjeux du moment. Ceux-ci n’étant pas sans conséquence sur la forme prise
par l’autorité tunisienne de régulation audiovisuelle, à mi-chemin entre les modèles
français et britannique1, il est important de revenir en premier lieu sur la gestation du
projet au cours de la transition et sur les circonstances de son adoption. Il s’agira ensuite
d’analyser les entraves qui ont retardé la naissance de la HAICA, pour revenir sur les
modalités pratiques qui fondent son autorité et sur les résistances que celle-ci a
rencontrées.

La régulation audiovisuelle dans les méandres de la


transition
4 En toute priorité, une tabula rasa institutionnelle a été nécessaire pour consommer la
rupture révolutionnaire avec les organes censoriaux de l’ancien régime. Dans le domaine
de l’audiovisuel, cela s’est notamment traduit par l’abrogation des lois encadrant le
Conseil Supérieur de la Communication (CSC). Trois jours après la nomination de Béji
Caïd-Essebsi à la Primature (27/02/2011-24/12/2011), en plein émoi suscité par l’appel au
meurtre en direct sur la chaîne publique de son prédécesseur, le décret-loi 2011-10 du 2
mars venait abroger le CSC et porter création à l’Instance nationale de réforme de
l’information et de la communication.
5 L’INRIC n’était toutefois pas mandatée pour prendre le relais des institutions sectorielles
du régime déchu pour en assurer les prérogatives compatibles avec les principes
révolutionnaires et/ou démocratiques consubstantiels de la transition. Elle était
principalement chargée d’une mission d’évaluation et de proposition « pour atteindre les
objectifs de la révolution et préserver le droit du peuple à une information libre »2.
L’objectif le plus spécifique qui lui est assigné reste la définition d’un cadre juridique
prévoyant « entre autre la création d’organismes indépendants de régulation dans le
secteur de la presse écrite, audiovisuelle, et électronique »3. Dans l’attente de leur
création, l’Instance s’est vue confier à titre provisoire les attributions les plus
élémentaires d’une future instance de régulation audiovisuelle, mais pas celles des deux
autres organismes prévus (qui n’ont d’ailleurs pas vu le jour). A ce titre, l’INRIC
préfigurait clairement la HAICA, d’autant plus que, sur le papier, elle devait émettre un
avis sur les demandes de licences présentées au gouvernement, mais, dans les faits, elle
s’est employée à définir les critères de sélection.
6 Signe de la catharsis post-2011 et de l’appétence commerciale du secteur médias, 107
demandes d’octroi de licences sont reçues par les autorités tunisiennes. Par prudence,
l’INRIC décide de dissocier l’annonce de ses recommandations pour les stations
radiophoniques (28/06/2011) et pour les chaînes TV (07/09/2011). En radiophonie, sur les
74 projets présentés, seules 12 candidatures sont retenues selon des critères semblant
favoriser le désenclavement médiatique des régions intérieures (6 des 8 licences

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accordées). Parmi les 33 projets de chaînes TV, 5 sont retenus selon le principe d’une
révision des demandes rejetées avant 2011, mais 2 seulement voient le jour : El-Hiwar El-
Tounisi (Le dialogue tunisien) et TWT (pendant un mois, faute de moyens). Avec un tel
taux d’agrément, l’INRIC se montre éminemment sélective. Prudente ou contrainte par le
nombre limité de fréquences (?)4, l’Instance n’en marque pas moins son autorité sur le
secteur, au-delà de sa mission d’évaluation et de proposition.
7 Ces licences étant provisoires, le temps imparti pour l’institutionnalisation d’une autorité
de régulation se limitait en théorie à une année, délai au-delà duquel les bénéficiaires
auraient dû demander un renouvellement à la HAICA fraîchement créée. À deux mois des
premières élections post-14 janvier, l’INRIC presse l’ISROR d’« accélérer la création d’une
assemblée des médias audiovisuels » pour endiguer « la menace de l’argent politique sur
les institutions médiatiques et la forte attraction du capital dans les médias »5. L’ISROR s’y
attèle en pleine rentrée, malgré ses bancs clairsemés par la désertion des principales
formations politiques à l’approche des échéances électorales. À deux reprises,
l’approbation du projet de décret sur la communication audiovisuelle est inscrite à l’ordre
du jour mais, faute de quorum, le texte ne sera jamais soumis au vote6. Pour autant, une
dizaine de jours après le scrutin du 23 octobre, le 2 novembre, les décrets-lois 115 relatif à
la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition, et 116 consacrant la liberté de
communication audiovisuelle et portant création à la HAICA sont promulgués par le
président de la République F. Mebazaa (15/01/2011 – 23/12/2011), en fin de mandat
provisoire.
8 Les circonstances ayant entouré l’élaboration de ces décrets-lois ne sont pas sans
conséquence sur la trajectoire d’institutionnalisation particulièrement tortueuse de la
HAICA. En effet, l’absence de vote au sein de l’ISROR prive d’emblée l’instance de
régulation de la légitimité « révolutionnaire » dont ce « mini-Parlement » s’était paré. À
la différence de la loi électorale ou de l’Instance supérieure indépendante pour les
élections (ISIE), la HAICA ne sera pas le fruit d’un « pacte politique » aplanissant les
sentiers de la transition (Lieckefett, 2014) ; bien au contraire. Dans ces circonstances, la
promulgation des décrets-lois 115 et 116 engageait moins la responsabilité du Premier
ministre et du président intérimaires que si les textes avaient été dûment discutés,
affinés, et soumis à l’approbation de l’ISROR. Une dizaine de jours avant le scrutin,
l’affaire Persépolis7 avait jeté une lumière crue sur l’anachronisme de la législation en
matière d’activité médiatique, de sorte qu’elle a pu motiver la promulgation des deux
décrets. Mais cette promulgation par des responsables en fin de mandat, après la victoire
d’Ennahdha, mais avant la constitution de l’équipe gouvernementale, peut également se
lire comme une tentative de jeter une pierre dans le jardin du premier gouvernement élu
post-14 Janvier.
9 Le peu d’empressement de la coalition emmenée par Ennahdha à « activer » les décrets-
lois 115-116 et mettre en place la HAICA semble accréditer cette hypothèse. Cela conforte
à tout le moins l’idée selon laquelle Ennahdha n’y trouvait pas son intérêt. À cela s’ajoute
le fait que la régulation était un principe nouveau dont les mécanismes n’étaient pas
toujours compris par les acteurs politiques8. Ceci explique en partie la promptitude
d’Ennahdha à chercher une alternative au projet conçu par le gouvernement précédent.
Ce fut notablement le cas lors d’une consultation nationale convoquée par le
gouvernement Jebali (24/12/2011-13/03/2013) consacrée à la redéfinition du cadre
législatif du secteur des médias. Sa tenue fin avril 2012, sur fond de polémiques autour
des nominations au sein de l’audiovisuel public et des annonces de privatisation9, avant la

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restitution du rapport de l’INRIC, et en présence de caciques du secteur sous l’ancien


régime, fut perçue comme une tentative de tuer dans l’œuf les orientations prises dans la
phase préélectorale de la transition10. De déboires en déboires avec le gouvernement,
l’INRIC finit par se dissoudre (04/07/2012) peu avant l’ISROR (27/08/2012). La disparition
de ces deux fers de lance institutionnels pour le secteur marque la fin d’une première
phase dans la transition, laissant le gouvernement seul face à ses responsabilités.

La naissance au forceps de la HAICA


10 Si la gestation du projet de régulation audiovisuelle ne s’est pas faite sans difficulté, il est
peu de dire qu’il en fut de même de sa mise en place sous le gouvernement Laarayedh
(13/03/2013 – 24 /01/2014), le second sous la Troïka. Dix-sept mois se sont écoulés entre
la promulgation du décret-loi 116 et la nomination des membres de la HAICA, le 3 mai
2013. Ce long parcours d’institutionnalisation a été émaillé de nombreuses polémiques
autour de prérogatives anticipativement usurpées par le gouvernement et contestées par
une « société civile » soucieuse de ne pas voir « [sa] révolution » confisquée. Mais les
contingences d’un contexte politique extrêmement volatile constituent un autre facteur,
aussi imprévisible qu’important, de l’institutionnalisation de la HAICA.
11 Avant même la promulgation du décret-loi, les consultations pour désigner les membres
de la HAICA ont commencé au sein de la Troïka en juillet 2012, dans la foulée de
l’autodissolution de l’INRIC. Cependant, le retard à promulguer le texte et l’absence de
communication sur le sujet ont amené plusieurs responsables du SNJT et de l’INRIC à
douter des intentions de la Troïka. Le 17 octobre, est organisée une grève générale des
médias avec pour principal mot d’ordre l’activation des décrets-lois 115-116.
12 Le gouvernement finit par les mettre en application, et le 10 décembre 2012 est annoncé
pour la nomination des membres de la HAICA. Ceci n’est toutefois pas du goût du syndicat
tunisien des dirigeants des médias (STDM) qui s’y oppose et propose des amendements
pour éviter « une crise plus grave que la situation actuelle » et « garantir le droit des
médias »11. Créé le 6 mai 2011, le STDM réunit principalement des dirigeants de chaînes
TV et radios privées autorisées sous Ben Ali. Les membres du bureau ont aussi en
commun de figurer sur la première « liste noire » post-14 Janvier définie sur la base d’un
appel collectif en faveur d’un sixième mandat de Ben Ali datant d’août 201012. Mis à
l’index par les premières instances transitoires et, dès lors, tenus à l’écart de l’élaboration
des projets de réforme du secteur, cette « ancienne garde » nouvellement convertie à la
révolution et au démocratisme n’aura de cesse de saper l’autorité des instances en charge
de la réforme du secteur en critiquant leur composition et en proposant des projets
alternatifs aux décrets-lois 115-116.
13 Le jour programmé pour les nominations, on annonce que toutes les listes n’ont pas été
reçues. La date symbolique du 14 janvier est avancée, sans plus de résultats. Les
tractations se révèlent d’autant plus ardues que les procédures de nomination prévues
par le décret-loi 116 traduisent le souci de garantir l’indépendance de la HAICA par au
moins deux aspects. Non seulement elles trahissent une certaine méfiance vis-à-vis du
politique, dont le poids est minoré au profit des professionnels du secteur, mais elles
entravent toute velléité de cooptation dès lors qu’elles multiplient le nombre d’instances
nominatives : deux à coloration politique, une judiciaire, et trois relevant du secteur
professionnel13.

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14 Ainsi le décret-loi 116 est-il « emblématique de la période de sa rédaction […] puisqu’il est
imprégné́ de cette volonté́ de consensus dans un champ politique en gestation, et où les
pressions exercées par la rue et par la société́ civile sont encore très fortes » (Ben
Chaabane, 2015, p. 5). Cependant, sa mise en application dans une phase de la transition
marquée par le réamorçage post-électoral des enjeux politiques et partisans et, surtout,
par la politisation de la question même de la création de la HAICA, compliquent
grandement la tache de la Troïka et des acteurs concernés. D’âpres négociations sont
menées pour désigner des membres acceptés par l’ensemble des parties prenantes à la
nomination. Plus de 85 « candidatures spontanées » de collaborateurs à différents
niveaux du système de propagande bénaliste sont d’emblée écartées, mais les
négociations butent sur la présidence de la HAICA qui divise la Troïka : Ennahdha refuse
le candidat du CPR et d’Ettakattol, et réciproquement14. De report en report, les
nominations sont retardées par « la démocratie des consultations », temporise
publiquement le président de l’ANC M. Ben Jaafar15.
15 Reste que le gouvernement Jebali a d’ores et déjà fort à faire, alors qu’une grave crise
gouvernementale place le Premier ministre en délicatesse avec son parti, dans un climat
délétère entretenu par une violence politique de moins en moins contenue. L’assassinat
du député de la gauche nationaliste Ch. Belaïd (6/02/2013) sonne le glas du gouvernement
Jebali. Les consultations sont suspendues pendant 2 mois au terme desquels Ennahdha
parvient à rallier le CPR à sa cause au sujet de la présidence. Finalement, 17 mois et un
jour après la promulgation du décret-loi 116, à l’occasion de la Journée mondiale de la
presse (03/05/2013), les membres de la HAICA sont reçus au Palais de Carthage.

La HAICA à la conquête de son autorité


16 Dès sa mise en place, la HAICA fait face à de grands défis. Déclinés en 8 objectifs
prioritaires par son Conseil, ces défis portent autant sur le secteur médiatique en tant que
tel (réforme du service public, régularisation des médias pirates, sensibilisation à la
régulation) que sur le fonctionnement interne de la HAICA (installation d’une unité de
monitoring standard et électoral, élaboration des cahiers des charges)16. Au-delà du
caractère circonstanciel de certains de ces objectifs, tous convergent en finalité vers un
prérequis conditionnant toute l’action de la HAICA : la consécration de son autorité
arbitrale.
17 L’autorité de la HAICA procède d’une nature spécifique aux institutions de la phase
préélectorale de la transition. Pionnières et provisoires, ces institutions fondaient leur
autorité sur l’« indépendance » de leurs membres, leur expertise et leur renommée, en
retrait des rouages de l’État, pourtant principal allocateur des ressources symboliques de
l’autorité. Tout le dispositif de la régulation audiovisuelle repose ainsi sur le principe
d’une désétatisation du secteur ou, mieux, du désengagement de l’État en tant qu’organe
répressif. Dans ce nouveau dispositif, l’État cède sa place à un « organe-tampon » en
charge d’édicter les normes réglementant l’activité audiovisuelle. Celles-ci sont ensuite
recensées dans les cahiers des charges sous forme de conditions et d’obligations
s’imposant aux opérateurs dans l’usufruit de fréquences qui, elles, relèvent du monopole
d’État17.
18 De ce point de vue, les cahiers des charges constituent la pièce-maîtresse de l’autorité de
l’instance de régulation. En effet, ils redéfinissent les fondements du contrôle du secteur

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en ceci qu’ils fondent une relation contractuelle entre les opérateurs et l’instance de
régulation. Cette dernière occupe une position dominante consacrée par le fait qu’elle est
non seulement chargée de définir les engagements que les opérateurs prennent
anticipativement, au moment de la signature du cahier des charges donnant accès à une
fréquence, mais également de contrôler a posteriori le respect de ces engagements. Toute
contravention aux engagements s’assimile à un comportement déviant, répréhensible, et
dès lors susceptible d’une pénalité pouvant aller d’une suspension ponctuelle de diffusion
du programme visé, à une sanction financière, voire, au non-renouvellement de licence.
19 Ainsi, l’axe majeur de la réforme du secteur médiatique a-t-il consisté à remplacer le
système proscriptif de censure préalable par un dispositif prescriptif des normes de
probité et de bienséance audiovisuelles. Le caractère novateur de ce changement a
impliqué de légitimer le dispositif. Sans compter que, « [à] travers l’établissement des
normes, [le Pouvoir] prescrit une opinion souhaitable autant qu’il proscrit les opinions
contradictoires » (Martin, 2009, p. 74). Pour légitimer ce nouveau dispositif, la HAICA a dû
donner des gages quant au fait qu’elle inscrivait son action dans la défense, non pas du
régime à venir, mais de l’intérêt général18, défini négativement contre le politique et,
positivement, au bénéfice de la société.
20 D’une part, de nombreuses conditions et obligations traduisent la défiance des
régulateurs vis-à-vis du monde politique. Ainsi est-il interdit à toute personne ayant des
responsabilités au sein d’un parti de postuler pour une licence (article 9), ni même de
mettre tout ou partie de sa chaîne TV au service de la propagande d’un parti (articles 5,
53, 28). De plus, le candidat à la licence s’engage à œuvrer pour l’indépendance éditoriale
de son média et en faveur du pluralisme (articles 21, 22, 28). D’autre part, les cahiers des
charges prévoient de nombreuses dispositions d’ordre sociétal, témoignant du souci du
régulateur d’œuvrer dans l’intérêt de la société et/ou pour sa protection. L’ensemble de la
programmation des opérateurs doit ainsi respecter des principes généraux (et
constitutionnels) tels que le respect de la dignité de l’individu, de la vie privée, et de la
liberté de croyance, ou la protection de l’enfance, de la femme, des personnes âgées ou
vulnérables, (article 14 des cahiers des charges ; article 5 du décret-loi 116), de manière
congruente avec les normes de régulation harmonisées au niveau méditerranéen
(Carniel-Bugs et Crusafon, 2014). Les cahiers des charges encadrent également le domaine
de la publicité commerciale au regard des mêmes principes (article 59). La publicité de
certaines catégories de produits ou de services jugés nocifs ou illégaux (tabac, alcool,
armes, ésotérisme, voyance) est également prohibée (article 55), de même que la publicité
mensongère (article 58) et tout message « exploit[ant] l’ignorance ou le manque
d’expérience de certaines catégories de consommateurs » (article 57). Enfin, s’agissant
toujours de la légitimation du dispositif, mention spéciale doit être faite à la protection de
l’enfance, « mission incontestable […] qui fonctionne comme une légitimation absolue et
répond aux “attentes de l’opinion” » (Méon, 2009, 158). Outre leur préambule (qui se
réfère à la loi de 1995 portant promulgation du code de protection de l’enfance), les
cahiers des charges contiennent une annexe relative à la protection de l’enfant et de ses
droits, et qui prévoit un code signalétique régissant l’horaire de diffusion en fonction de
la nature des programmes (articles 12 et 13 de l’annexe).
21 Malgré ces efforts de légitimation, l’autorité de la HAICA est contestée par plusieurs
opérateurs dont les griefs se cristallisent principalement autour des cahiers des charges
et ce, dès leur publication début mars 2014. Principaux artisans de la polémique, les
médias privés autorisés sous Ben Ali et réunis au STDM refusent en bloc les cahiers des

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charges et motivent diversement leur décision19. Ces cahiers représenteraient pour eux
une menace à la liberté d’expression, et seraient à ce titre en contradiction avec les acquis
constitutionnels de 2014. Ils signeraient le retour de la censure préalable, en ceci qu’ils
contiendraient des dispositions relatives à la programmation. Ils seraient également en
contravention avec la liberté d’entreprendre, dès lors qu’une licence est octroyée pour
une durée limitée20. À coup de communiqués, d’émissions à charge contre la HAICA, de
lobbying auprès des autorités politiques, le STDM fait de l’annulation des cahiers des
charges et, au-delà, du démantèlement de la HAICA, son principal cheval de bataille.
Plusieurs opérateurs dont les dirigeants siègent au STDM refusent de signer ces textes
qui, à leur propre initiative, font l’objet d’une demande d’arrêt d’application déposées le 7
juillet 2014 au tribunal administratif. Ce dernier les rejette au bout d’un mois 21, et la
HAICA prolonge le délai de dépôt des dossiers de régularisation des médias réfractaires 22,
dans l’espoir de régler l’affaire avant les échéances électorales de l’automne 2014. Devant
le manque de coopération des médias concernés, la HAICA durcit le ton fin septembre et
impose des sanctions financières à 5 opérateurs TV et 4 stations radio, avant de trouver
en octobre, un arrangement précaire obtenu sous l’arbitrage de l’UGTT.
22 Malgré la polémique, la HAICA tient son rôle pendant les élections de l’automne 2014 et
tente de marquer son autorité en usant de son pouvoir de sanction. Alors que, au cours
des 8 premiers mois de 2014, elle n’avait exigé que 4 suspensions momentanées de
diffusion d’émission et une seule sanction financière, au cours des élections, elle infligera
9 amendes pour publicité en faveur d’un candidat, publication de sondage, ou encore
pour rupture du silence électoral au moment des scrutins23.

Conclusion
23 Face aux résistances d’un secteur médiatique qui est loin d’être hermétique aux velléités
des principales formations politiques, l’autorité de la HAICA ressort d’autant plus grevée
que deux de ses membres ont quitté le conseil peu avant les élections de 2014. Le membre
désigné par le patronat, M. Riahi, est démissionnaire dès juillet 2014. Un mois plus tard,
l’une des deux candidates de la magistrature, R. Chouachi, a officiellement été promue
présidente du tribunal de première instance de Tunis. Leur remplacement se heurte aux
dispositions prévues par la Constitution qui, en même temps qu’elle consacre l’instance
de régulation audiovisuelle (article 127), change les modalités de nomination de ses
membres désormais élus à la majorité qualifiée par le Parlement (article 125). Le 27 avril
2015, c’est au tour des universitaires R. Ennaïfer et R. Ferjani, nommés respectivement
par le SNJT et l’ANC, de remettre leur démission pour protester contre le déroulement de
l’attribution des licences de juillet 2014 et avril 2015. Réduite à 5 membres, la HAICA est
aujourd’hui paralysée, faute de quorum, de sorte que les mécanismes de composition de
la HAICA censés garantir son indépendance et sa neutralité, paraissent rétrospectivement
avoir œuvré à sa neutralisation.
24 L’histoire de la HAICA est celle d’une institution en décalage constant sur les temporalités
de la transition. Toute son existence est sous-tendue par un texte juridique élaboré dans
la phase préélectorale de l’immédiat post-14 janvier, alors que le consensus prévalait dans
un champ politique tunisien en pleine recomposition, et dont la promulgation a abouti
dans l’interlude entre l’annonce des résultats de la constituante dominé par Ennahdha et
la fin de mandat du gouvernement provisoire de Béji Caïd-Essebsi. La longue
institutionnalisation de la HAICA s’est déroulée sur fond d’activation des enjeux clivants

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du moment, au nombre desquels celui de la création même de la HAICA. Créée entre deux
assassinats politiques, la HAICA a tenté de se consolider en pleine crise politique, puis de
s’affirmer en tant qu’autorité indépendante au cours d’une année inaugurée par
l’adoption de la Constitution pérennisant son existence, et conclue par les premières
élections de la IIe République. À présent paralysée, dans l’attente d’une loi sur
l’audiovisuel abrogeant le décret-loi 116, elle fait aujourd’hui figure d’anachronisme
transitionnel.
25 Ce parcours tortueux n’est pas sans rappeler celui de la Haute autorité de la
communication audiovisuelle (HACA), ancêtre du CSA français, qui n’a pas survécu aux
alternances politiques (Chauveau, 2009). Projeter la HAICA dans l’avenir relève
aujourd’hui d’une gageure. Toutefois, l’expérience française, si différente soit-elle de
l’expérience tunisienne, laisse à penser que, si la HAICA se meurt aujourd’hui, cela ne
sonne pas pour autant le glas de la régulation audiovisuelle en Tunisie.

BIBLIOGRAPHIE
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2012.

LIECKEFETT Michael, 2014, « La Haute instance et les élections en Tunisie : du consensus au “pacte
politique” ? », Confluences méditerranéennes, 82 (3), p. 133-144.

MARTIN Laurent, 2009, « Censure répressive et censure structurale : comment penser la censure
dans le processus de communication », Questions de communication, 15, p. 67-78.

MÉON Jean-Matthieu, 2005, « Contrôle concerté ou censure ? L’euphémisation du contrôle public


des médias et sa légitimation », Raisons politiques, 17, p. 149-160

L’Année du Maghreb, 13 | 2015


L’autorité de la HAICA sur le secteur tunisien des médias : Un anachronisme t... 9

TERZI Cédric et SMAÏN Laacher, 2015, « Quand les revendications religieuses investissent les arènes
judiciaires. L’“affaire Persépolis” comme révélateur des enjeux de la transition politique
tunisienne », Raisons Pratiques, 24, p. 285-316.

NOTES
1. . Pour une comparaison entre la HAICA, le CSA et l’Ofcom, cf. S. Soubaï, « L’HAICA pour
garantir la liberté et le pluralisme de l’audiovisuel tunisien », http://nawaat.org/
portail/2012/05/21/lhaica-pour-garantir-la-liberte-et-le-pluralisme-de-laudiovisuel-tunisien.
2. . Décret-loi 2011-10 (article 2). Le texte reste muet sur la question de la coordination avec la
sous-commission de l’ISROR, ce qui conduira à des tensions avec l’INRIC, notamment sur la
paternité des décrets-lois 115-116.
3. . Décret-loi 2011-10 (article 2).
4. . Selon l’Office national de télécommunication (ONT), une pénurie de fréquences l’aurait
empêchée de répondre aux besoins, ce que contestent certains experts. À l’été 2011, l’Agence
nationale des fréquences (ANF) a demandé une extension des fréquences à l’Union internationale
des télécommunications (UIT), et s’est plainte du parasitage de ses ondes par ses voisins algériens
et italiens. Cf. A. Delvaux, « État des lieux des médias tunisiens », http://www.appui-media-
tunisie.com/?page_id=16,mars 2011.
5. . République tunisienne, Recueil des débats de l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de
la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (ISROR), Tome II, Allocution de K.
Labidi, président de l’INRIC, séance du 17 août 2011, p. 878.
6. . Ibid., p. 931-935 (séance du 08/09/2011) et p. 958-962 (celle du 21/09/2011).
7. . Suite à la diffusion du film Persépolis, les locaux de Nessma TV sont mis à sac par des
manifestants. Le 10 octobre, 144 avocats déposent plainte contre son représentant légal N. Karoui
sur la base du code de la presse (et du code pénal), encore en vigueur dans l’attente de la
promulgation du Décret 115-116. Sur cette affaire, cf. Terzi et Laacher, 2015.
8. . Interview avec l’auteur, 24 juin 2015.
9. . Communiqué de l’INRIC, 23 avril 2012, http://www.inric.tn/fr/index.php?
view=article&catid=46%3Ainric-communiques-presse&id=168%
3Acommunique&format=pdf&option=com_content&Itemid=154
10. . L. Weslaty, http://nawaat.org/portail/2012/04/27/tunisie-demarrage-tres-controverse-de-
la-consultation-nationale-sur-les-medias
11. . http://www.tunisiait.com/
article,tunisie_le_decret_loi_116_suscite_la_reprobation_du_stdm,11061.html#.VW3KPesU21s
12. . Parmi les membres du STDM signataires de cet appel, on retrouve A. Mzabi (Ecojournal), L.
Nasra (Hannibal TV), N. Karoui (Nesma), F. Bhouri (Shems FM), N. Boutar (Mosaïque FM).
13. . Le Président de la République (1 membre), le Président du Parlement (2), « les organisations
professionnelles les plus représentatives » de la magistrature (2), des journalistes (2), des
professions audiovisuelles non journalistiques (1), et du patronat des entreprises d’information
et de communication (1) ; cf. Décret-loi 116 (article 7).
14. . Entretien avec l’auteur, 13 octobre 2013.
15. . http://www.mosaiquefm.net/fr/index/a/ActuDetail/Element/19159-la-democratie-des-
consultations-retarde-l-annonce-de-la-haica
16. . Cf. http://haica.tn/fr/instance/mission/
17. . Via l’ONT et l’ANF ; cf. supra, note 4.
18. . Sur ce point, cf. Méon, 2005.

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L’autorité de la HAICA sur le secteur tunisien des médias : Un anachronisme t... 10

19. . Pour un examen croisé de ces motifs entre la présidente du STDM et le président de la
HAICA, cf. Podcast « Politica » (Jawhara FM) du 8/04/2014 : http://www.jawharafm.net/fr/
article/amel-mzabi-la-haica-sest-donnee-un-rang-superieur-a-celui-de-la-constitution/90/7421
(en arabe).
20. . Cf. Interview de N. Karoui, PDG de Nessma, Businessnews.com, 29/09/2014 : « Quelle banque te
donnera de l’argent pour un projet sur 7 ans auquel la HAICA peut mettre fin sans aucun critère
clair ? », http://www.businessnews.com.tn/.
21. . http://haica.tn/fr/2014/08/12/le-tribunal-administratif-refuse-larret-de-lapplication-des-
cahiers-des-charges-adoptes-par-la-haica/
22. . http://haica.tn/fr/2014/08/15/delai-supplementaire-pour-le-depot-des-dossiers-de-
regularisation-des-etablissements-mediatiques/
23. . À signaler que la HAICA et l’ISIE ne partagent pas la même interprétation du silence
électoral, ce qui conduira à des recours judiciaires entre ces deux instances. Cf. N. Haddaoui,
http://nawaat.org/portail/2014/10/30/legislatives-2014-les-sondages-sortis-des-urnes-divisent-
lisie-et-la-haica/

INDEX
Mots-clés : Tunisie, gros plan, 2014

AUTEUR
ENRIQUE KLAUS
Chercheur à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC).

L’Année du Maghreb, 13 | 2015

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