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Vydrine Valentin F. A propos des études africaines en Russie. In: Journal des africanistes, 1995, tome 65, fascicule 2. pp. 235-
238;
doi : https://doi.org/10.3406/jafr.1995.2444
https://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1995_num_65_2_2444
Valentin F. Vydrine
Les études africaines en Russie ont toujours été marquées par une certaine
spécificité. Les plus éloignés du « Continent Noir » parmi les peuples d'Europe, les Russes
ont cultivé depuis une époque assez ancienne un « mythe africain ».
L'Ethiopie se trouvait au centre du mythe africain russe. Nourri de la légende du
Roi Noir Chrétien, ce mythe a gagné de la popularité en liaison avec le poète
Alexandre Pouchkine. La mentalité russe a toujours tendance à magnifier ses Maîtres
de Parole, et le fait que Pouchkine descende de Hannibal, le serf noir de Pierre le
Grand et, selon la légende, le fils d'un prince d'Abyssinie, tout cela a été vu comme
une marque divine.
Le thème africain dans la mythologie culturelle russe a été prolongé par un autre
poète, Nikolai Goumiliov, lui-même explorateur, qui a beaucoup contribué à susciter
une image romantique de Г Afrique. Ces émotions ont été enrichies par une vive
réaction aux guerres italo-abyssiniènne et anglo-boer : la Russie n'ayant pas de colonies en
Afrique, on pouvait se permettre de voir les événements se déroulant en Afrique à
travers des filtres romantiques, sans que le racisme anti-africain puisse gagner du terrain.
L'intérêt proprement scientifique porté sur l'Afrique date du 18e siècle : aux
temps de Mikhail Lomonosov, l'idée d'un dictionnaire éthiopien existait déjà, et
l'enseignement du Guèze a commencé à l'initiative de l'académicien B. Dorn, dans les
universités de St. Pétersbourg et de Kharkov dans les années 1820. On peut mentionner
des explorateurs russes au 19e siècle, dont le plus célèbre fut Vassily (Wilhelm) Junker.
Cependant, l'école africaine est d'apparition récente dans les études orientalistes
russes : elle n'a été créée qu'au début du 20e siècle, juste avant la révolution, par les
éminents sémitisants Boris Tourayev et Ignaty Kratchkovsky.
Paradoxalement, le même communisme qui a anéanti et banni des directions
scientifiques entières a contribué à l'essor de quelques autres. Parmi ces dernières
peuvent être classées les études africaines. Les idéologues du Parti voulaient savoir quand
l'Afrique serait prête pour la Révolution Prolétarienne Mondiale, quelles classes et
quels groupes sociaux pourraient être ralliés aux communistes, et quels autres
devraient être isolés et éliminés.
La linguistique théorique était nécessaire pour fournir des matériaux à la «
nouvelle théorie de la langue » de Nikolai Marr. Plus tard, les études pratiques des langues
africaines ont permis la traduction des œuvres de Lénine en Swahili, Hausa, Zulu ; et
des émissions radiophoniques en Swahili, Hausa, Bambara, Peul etc. ont été diffusées
afin que des millions d'Africains aient la chance de profiter à leur tour de la
propagande marxiste-léniniste.
Même si les études africaines en URSS étaient, à un certain degré, un
sous-produit des ambitions messianiques du régime soviétique, il serait injuste de les
considérer comme un simple appendice de la machine propagandiste communiste. Malgré la
pression idéologique étouffante du régime, l'école africaniste est parvenue à se
développer en une discipline importante et est même devenue pour d'aucuns (tout comme
les autres branches des études sur l'homme éloignées des réalités soviétiques) un
refuge dans leur exil intérieur.
Aux contraintes exercées par le régime s'ajoutait un autre facteur négatif :
l'isolement des africanistes soviétiques et leur éloignement de l'Afrique. Même après
1960, quand des milliers de spécialistes et conseillers soviétiques étaient
régulièrement envoyés dans différents pays d'Afrique, une telle visite était toujours pour les
africanistes une chance très rare, dépendant de l'impénétrable raison d'Etat, et des
bonnes grâces des occupants de quelques mystérieux bureaux. Et même si un étudiant
ou un chercheur arrivait à partir pour l'Afrique comme interprète, enseignant ou
conseiller, il n'était nullement sûr de pouvoir mener des recherches sur le terrain : le
plus souvent, les Soviétiques à l'étranger étaient strictement surveillés par leurs
ambassades et les mandataires des services bien répertoriés, afin de limiter ou
d'interdire tout contact informel avec la population locale. Quant aux publications des
collègues occidentaux, elles arrivaient dans les bibliothèques soviétiques irrégulièrement
et toujours après de longs délais. Une compensation, au moins partielle, était pour les
linguistes et autres philologues la possibilité de contacter les étudiants et doctorants
africains, dont des milliers demeuraient dans les grandes villes de l'URSS. Dans tous
les cas, la pénurie de matériaux et le fait qu'ils étaient souvent de seconde main,
étaient toujours un obstacle considérable. Comme pour compenser ce handicap, les
africanistes se plongaient souvent dans l'hyperthéorie ou les études approfondies des
sources écrites, parfois avec des résultats remarquables.
Aujourd'hui la situation est beaucoup moins irrationnelle : bien sûr, les salaires
des chercheurs et des enseignants sont le plus souvent misérables, mais ils sont au
moins libres d'établir des contacts avec leurs collègues étrangers, de chercher des
financements auprès des fondations internationales et, en cas de réussite, de voyager
en Afrique...
Les deux centres principaux des études africaines sont comme autrefois Moscou
et St. Pétersbourg ; en dehors, il n'y a que quelques chercheurs isolés dans des
universités provinciales. Aujourd'hui on enseigne dans l'Université petersbourgeoise les
langues Hausa, Yoruba, Bambara, Mandinka, Swahili, Amharique, Guèze, l'histoire,
l'ethnologie et la culture africaines (en fait, cette liste n'a presque pas changé depuis
les années 60). Les sept enseignants, dont la majorité sont jeunes, font des études
surtout dans le domaine de la philologie ; les sciences humaines, assez avancées
autrefois, sont en décadence, surtout après le départ à la retraite du remarquable chercheur
Viatcheskav Misiougine. Le Département d'Afrique de la Kunstkamera, a connu sa
meilleure période dans les années 60-80. Dmitry Olderoggué, a conduit des recherches
interdisciplinaires ; on s'est intéressé aux concepts de société coloniale et d'ethnicité
(Nikolai Girenko), aux classes d'âge et à la parenté (Viatcheslav Misiougine et Klara
Tous les ans, au début du mois de mai, les africanistes russes se rassemblent à St.
Pétersbourg pour une conférence à la mémoire de Dmitry Olderoggué ; cette
conférence devient de plus en plus internationale. L'autre lieu de rencontre traditionnel est
la grande conférence quinquennale de Moscou (la dernière a eu lieu en Novembre
1994). L'Institut d'Afrique publie les actes de ces conférences sous forme reprogra-
phiée - le plus souvent en russe, parfois avec des sommaires ou même des traductions
en anglais. Autrefois, était publié un almanach en anglais, Africa in Soviet Studies,
ainsi qu'une collection de mémoires, « Afričana. Afrikanshiy etnografitchetkiy Sbor-
nik », dont le dernier numéro est paru en 1991.
Depuis la fin de 1993, la revue St. Pétersbourg Journal of African Studies (en
anglais et en français) paraît deux fois par an et couvre tous les domaines des sciences
humaines et philologiques ou linguistiques. On peut y trouver des comptes rendus des
livres parus en Russie, la liste des thèses concernant l'Afrique soutenues en URSS
depuis 1935. Jusqu'à présent, trois numéros sont parus.
Il s'avère que, malgré les prophéties pessimistes, les études africanistes en Russie
n'ont pas succombé sous les difficultés de la période transitoire que traverse la Russie
depuis ces dix dernières années. Et on peut espérer qu'elles persisteront.