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DE LANGUE À LANGUE

Bibliothèque Albin Michel


Idées

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Du même auteur

Boole, 1815-1864. L’oiseau de nuit en plein jour, Paris, Belin, 1989.


Logique pour philosophes, Dakar, NEAS, 1991.
Traduction et introduction de George Boole, Les Lois de la pensée,
Paris, Vrin, 1992.
Temps et développement dans la pensée de l’ Afrique subsaharienne/
Time and development in the thought of subsaharan Africa
(éd. bilingue avec Heinz Kimmerle), Amsterdam, Rodopi, 1998.
Reconstruire le sens. Textes et enjeux de prospectives africaines,
Dakar, Codesria, 2001.
Islam et société ouverte. La fidélité et le mouvement dans la philosophie
de Muhammad Iqbal, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
100 mots pour dire l’Islam, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002.
Léopold Sédar Senghor : l’art africain comme philosophie,
Paris, Riveneuve Éditions, 2007, 2019.
Comment philosopher en islam ?, Paris, Éditions du Panama, 2008
et Philippe Rey/Jimsaan, 2013.
Bergson postcolonial. L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor
et de Mohamed Iqbal, Paris, CNRS Éditions, 2011, 2014, 2020.
L’encre des savants. Réflexions sur la philosophie en Afrique,
Paris, Présence Africaine et Codesria, 2013.
Ma vie en Islam, Paris, Philippe Rey, 2016.
Philosopher en islam et en christianisme
(avec Philippe Capelle-Dumont), Paris, Éditions du Cerf, 2016.
En quête d’ Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale
(avec Jean-Loup Amselle), Paris, Albin Michel, 2018.
La controverse. Dialogue sur l’islam (avec Rémi Brague), Paris, Stock, 2019.
Le fagot de ma mémoire, Paris, Philippe Rey, 2021.
Religion et ritualité (dir.), Strasbourg,
Presses universitaires de Strasbourg, 2021.

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Souleymane Bachir Diagne

DE LANGUE À LANGUE
L’hospitalité de la traduction

Albin Michel

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Collection « Bibliothèque Albin Michel Idées »
dirigée par Hélène Monsacré

© Éditions Albin Michel, 2022

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Pour comprendre l’autre, il ne faut pas se l’annexer
mais devenir son hôte.
Louis Massignon

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Introduction
La traduction contre la domination

L’essence de la traduction est d’être ouverture, dia-


logue, métissage, décentrement. Elle est mise en
rapport ou elle n’est rien1.
Antoine Berman

Le 20 janvier 2021, le monde entier a eu le regard rivé


sur les écrans de télévision retransmettant la céré-
monie d’investiture du quarante-sixième président
des États-Unis. À l’intérêt naturel pour l’événement
mondial que suscite toujours l’arrivée d’un nouveau
président américain s’ajoutaient les circonstances qui
faisaient de la prestation de Joe Biden et de Kamala
Harris prêtant serment ce jour-là un moment excep-

1. L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Alle-


magne romantique, Paris, Gallimard, 1984, p. 16.

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De langue à langue

tionnel. Nous étions encore, nous étions toujours, au


plus sombre de la pandémie, et nous venions d’assis-
ter, quelques jours auparavant, dans la stupéfaction,
à une attaque de néo-nazis et autres suprématistes
blancs contre le Capitole. La démocratie avait alors
tremblé sur ses bases.
Il se jouait quelque chose de vital sur l’esplanade
de ce même Capitole où le nouveau président allait
déclarer que « la démocratie a[vait] prévalu ». Il était
bien sûr impossible, en temps de pandémie, qu’une
grande foule se pressât près de la scène pour célébrer
cette victoire de la démocratie, manifester une com-
munion des corps et des esprits autour d’une valeur
essentielle de notre modernité, dont l’assaut qu’elle
avait subi avait manifesté combien elle était fragile
et précieuse. Il était d’autant plus nécessaire d’avoir,
dans ce moment, un moment qui pût en résumer la
signification. En être l’instantané. Ce moment vint
sous la forme d’un poème qui immobilisa jusqu’à la
course du soleil.
Amanda Gorman récita « The Hill We Climb »
[la colline que nous gravissons].
C’est alors tout naturellement qu’affluèrent les
jours suivants des projets de traduction de ce moment
que le monde entier avait vécu en direct, qui visaient
à en démultiplier et partager, en diverses langues, la

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Introduction

magie. Ces projets rappelaient ainsi que la traduc-


tion est l’expression, dans la langue qui accueille,
d’un amour immédiat, souvent d’un coup de foudre,
pour ce qui s’est créé dans une autre. Antoine
Berman dit en effet de la traduction qu’elle est une
« expérience », en indiquant qu’il faut entendre ce
mot dans le sens que lui donne Heidegger, lorsque
ce dernier explique que « faire une expérience avec
quoi que ce soit […], cela veut dire : le laisser venir sur
nous, qu’il nous atteigne, nous tombe dessus, nous
renverse et nous rende autre1 ».
Parmi les différents projets de « faire » en
d’autres langues « une expérience » avec le poème
d’Amanda Gorman, celui de l’éditeur néerlandais
Meulenhoff devait bientôt provoquer une querelle
qui allait reposer avec grand fracas la question même
de ce que signifie « traduire » et celle de savoir qui
peut s’autoriser à traduire. Cet éditeur avait entre-
pris de publier un recueil de la poétesse américaine
organisé autour de « The Hill We Climb » et choisi
d’en confier la traduction à la poétesse hollandaise
Marieke Lucas Rijneveld. Cette dernière devait fina-

1. Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, traduit


de l’allemand par François Fédier, Paris, Gallimard, 1984, p. 143.
Cette citation se trouve dans Antoine Berman, La Traduction et
la Lettre, ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999, p. 16.

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De langue à langue

lement décliner ce qu’elle avait d’abord accueilli


comme un « honneur », lorsqu’il fut fait au pro-
jet le procès médiatique plein de bruit et de fureur
que l’on sait : il était accusé d’ignorer que la tâche
de « faire une expérience » avec la poésie d’Amanda
Gorman devait revenir à une traductrice partageant
avec elle la même « expérience » d’être, selon les
mots de Janice Deul, « une jeune femme slameuse et
fièrement noire ».
Sans doute est-il nécessaire de lutter pour la recon-
naissance et la représentation des minorisés, pour que
l’édition, dans tous les secteurs, celui de la traduction
en particulier, fasse toute leur place aux talents issus
de l’immigration. On peut également convenir que
le projet de traduire la poésie d’Amanda Gorman
est une bonne occasion pour les éditeurs d’inviter,
d’une part, ces minorisés à recevoir « l’honneur »
qui fut fait à Marieke Lucas Rijneveld et de consi-
dérer, d’autre part, qu’en plus de la nécessaire com-
pétence dans la langue de départ et dans la langue
d’accueil, la richesse d’une certaine « expérience »
liée aux identités serait ainsi apportée à l’entreprise
de traduire.
Il demeure que le ton et les termes dans lesquels
la controverse a eu lieu n’ont pas permis de poser
vraiment la question de la relation entre vivre « l’ex-

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Introduction

périence » de certaines identités et « faire une expé-


rience avec » un poème. D’autres choix ont été faits,
on le sait, sans doute à la lumière de la controverse
néerlandaise et pour en éviter la répétition : si, pour
certaines langues, la traduction de « The Hill We
Climb » a été confiée à des personnes qui partagent
avec Amanda Gorman certaines facettes de ses iden-
tités – plurielles comme pour tout le monde –, pour
d’autres, les éditeurs se sont adressés à des équipes
« multiculturelles ». Ce qui incite à se demander si
l’expédient, politique il faut bien le dire, qui consiste
à faire ainsi de la traduction l’affaire d’une équipe
qui se concerte et partage une responsabilité collec-
tive ne dissout pas justement l’expérience singulière
du coup de foudre et de la difficulté de la reproduire,
comme un écho, dans une autre langue, qui fait la
tâche du traducteur. Une équipe pour escalader la
colline de la traduction d’un gros ouvrage technique
se comprend. Mais un poème ?
Faut-il, dans la traduction, mettre l’accent sur
une identité alléguée entre l’auteur et le traducteur
dont on suppose qu’elle rend le passage aisé, ou au
contraire sur le dépaysement qui en est l’inévitable
condition ? Celui qui ne croit pas savoir, mais qui
accepte de se découvrir en terrain inconnu dès lors
qu’il a décidé de traduire un texte qu’il aime pour-

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De langue à langue

tant, est celui qui saura, ainsi qu’écrit Christine


Lombez, « laisser au poème la chance d’être fonda-
mentalement ce qu’il est, en abandonnant le moule
qui en ferait cette “singerie” qu’il n’est pas1 ».
Ce livre présente une réflexion sur la traduction
et sur sa capacité, son pouvoir de créer une relation
d’équivalence, de réciprocité entre les identités, de
les faire comparaître, c’est-à-dire paraître ensemble
sur un pied d’égalité, en faisant que de langue à
langue on se parle et se comprenne. Comme l’a écrit
Antoine Berman, la traduction n’est rien si elle n’est
mise en rapport. Ce livre se veut donc un « éloge
de la traduction » et une invitation à la reconnaître
comme un « humanisme », exprimant une vision
optimiste de ce qu’elle peut accomplir2.
Optimisme n’est pas naïveté.

1. Christine Lombez, La Seconde Profondeur. La traduction


poétique et les poètes traducteurs en Europe au xxe siècle, Paris, Les
Belles Lettres, 2016.
2. Je fais allusion ici au titre de Barbara Cassin, Éloge de
la traduction (Paris, Fayard, 2016), ainsi qu’à celui que Leyla
Dakhli a donné, dans La Vie des idées, à sa recension du livre de
François Ost, Traduire. Défense et illustration du multilinguisme,
Paris, Fayard, 2009 : « Le multilinguisme est un humanisme ».
Revue consultée le 29 juillet 2021 : https://laviedesidees.fr/Le-
multilinguisme-est-un-humanisme.html.

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Introduction

Il est bien évident, pour évoquer le sous-titre du


livre de Pascale Casanova sur la sociologie et la poli-
tique mondiales de la traduction, que celle-ci rime
aussi avec « domination1 » : en effet, il faut s’aviser
de la réalité d’un « marché linguistique » qui distri-
bue les langues humaines selon les catégories que sont
« les langues périphériques, les langues centrales, les
langues supercentrales et la langue hypercentrale2 ».
Une telle distribution a des conséquences non seule-
ment sur le statut plus ou moins « prestigieux » des
langues et donc des cultures qu’elles incarnent, mais
aussi sur leur existence même. Des langues meurent
et, avec elles, le visage unique qu’elles donnent à la
condition humaine. Et si elles disparaissent, c’est de
se trouver à la périphérie d’une langue plus « cen-
trale », d’une lingua franca qui les absorbe peu à peu.
L’existence d’une hiérarchie entre les langues et de
rapports de domination entre elles est un fait dont
toute réflexion sur un humanisme de la traduction
doit tenir compte.

1. Pascale Casanova, La Langue mondiale. Traduction et


domination, Paris, Seuil, 2015.
2. Pascale Casanova cite ainsi (ibid., p. 11) la présentation par
Abram de Swaan de « la “constellation” hiérarchisée des langues »
qu’il donne dans son ouvrage Words of the World : The Global
Language System, Cambridge, Polity Press, 2001, p. 4-7.

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De langue à langue

Dans son livre, Pascale Casanova revient souvent


sur ce premier constat qu’une manifestation essen-
tielle de la domination linguistique, et qui en consti-
tue la mesure, est la diglossie, définie comme une
situation de bilinguisme dans laquelle l’une des lan-
gues est considérée comme inférieure et dotée d’un
capital culturel de moindre valeur. Aussi n’est-elle
guère reconnue ni employée pour des usages savants
ou socialement prestigieux1. Un second constat
important est que, lorsqu’elle est effectuée d’une
langue plus « périphérique » à une plus « centrale »,
la traduction est un gain en valeur. Et, dans l’autre
sens, recevoir en sa langue, par la traduction, ce qui
s’est pensé et créé dans la « langue hypercentrale »,
disons l’anglais pour l’appeler par son nom, c’est
s’augmenter de l’essence de cette dernière.
Évoquant le travail de Gisèle Sapiro2 qui a mis en
évidence tout le poids, en croissance continue, de la
domination de l’anglais dans l’économie et la poli-
tique des échanges linguistiques, Pascale Casanova

1. Pascale Casanova écrit ainsi que « ceux qui, de façon


collective, utilisent deux langues sont des dominés » (La Langue
mondiale, op. cit., p. 129).
2. Gisèle Sapiro, Translatio : le marché de la traduction en
France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions,
2016.

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Introduction

montre que la traduction s’effectue généralement


dans l’asymétrie des langues en présence. Soit elle
fait « monter » un idiome mineur vers le centre, vers
plus d’être, soit, au contraire, elle lui fait recueillir,
comme une offrande, le surcroît d’être que la langue
centrale octroie, par elle, à la périphérie.
Comment penser alors que la traduction puisse
aller contre l’asymétrie et la domination pour
construire de la réciprocité ?
L’analyse de la traduction comme manifestation
de la domination linguistique pointe aussi vers la
possibilité de voir en elle une « force de résistance ».
« Il n’y a, écrit ainsi Pascale Casanova, qu’une seule
façon de lutter efficacement contre une langue domi-
nante, c’est d’adopter une position “athée” et, donc,
de ne pas croire au prestige de cette langue, d’être
persuadé de l’arbitraire total de sa domination et de
son autorité1. »
Considérons la situation la plus asymétrique qui
soit, la situation coloniale. D’une manière générale,
une langue impériale s’y pose au centre comme l’in-
carnation du logos, la langue parfaite d’une huma-
nité pleinement réalisée, par rapport à laquelle les
parlers indigènes sont incomplets et définis par le

1. P. Casanova, La Langue mondiale, op. cit., p. 15.

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De langue à langue

manque. Manque de concepts abstraits, manque de


temps au futur et, enfin, et peut-être surtout, manque
du verbe être1.
Dans l’espace qui a connu ou connaît encore la
colonisation vivent, pour reprendre la définition
de Pascale Casanova, « ceux qui, de façon collec-
tive utilisent deux langues », parce qu’ils « sont des
dominés ». Leur monde est donc celui de la diglos-
sie où tout est fait pour qu’ils acceptent et croient
que l’une de leurs langues, celle qu’on dit maternelle,
est par essence de moindre valeur que l’autre, dont
le « prestige » naturel rend alors légitime la domi-
nation. Cesser de croire en ce prestige et s’aviser au
contraire que toute langue en vaut une autre, car elle
est une parmi d’autres, pourra alors prendre deux
formes. La première sera celle d’un nationalisme lin-
guistique qui se manifeste par le rejet de la langue
« dominante » après que l’aura qui l’entourait s’est
dissipée. La seconde est celle du retournement de
la diglossie en un véritable bilinguisme (ou pluri-
linguisme, bien sûr).
C’est ainsi que l’un des tout premiers actes de la
négritude senghorienne consista à proclamer, contre
la diglossie coloniale, que l’avenir est au bilinguisme

1. Le chapitre 3 revient sur ces « absences ».

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Introduction

et à « l’homme nouveau » qui pensera de langue


à langue1. Ce fut à l’occasion d’une conférence
que l’administration coloniale établie à Dakar
l’avait invité à donner, en 1937, à la Chambre de
Commerce de cette ville2.

Faire l’éloge de la traduction n’est pas ignorer


qu’elle est domination. C’est célébrer le pluriel des
langues et leur égalité. C’est s’opposer à l’inscription
de la traduction dans un monde d’échange inégal,
c’est rappeler que la visée du travail même de tra-
duire, de la tâche du traducteur, de son éthique et de
sa poétique est de créer de la réciprocité, de la ren-
contre dans une humanité commune. C’est dire que,
contre l’asymétrie coloniale, il est aussi force déco-
lonisatrice, et que, contre l’économie, il est charité.

1. En réalité Senghor parle du « nègre nouveau », emprun-


tant l’expression au philosophe afro-américain de la Renaissance
de Harlem, Alain Locke. Mais le propos est plus universel et
concerne bien l’humain en général.
2. Une version écrite en est publiée sous le titre « Le pro-
blème culturel en AOF », in Liberté, t. I, Négritude et huma-
nisme, Paris, Seuil, 1964.

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1.
Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

La vérité de bon sens […], c’est que la stupidité de


notre interlocuteur, au-delà d’un certain point, est
moins probable qu’une mauvaise traduction[…]1.
Willard O. Quine

L’expérience de pensée que Willard Van Orman


Quine (1908-2000) a imaginée sous le nom de
« traduction radicale2 » se présente de prime abord
comme une situation d’asymétrie coloniale, avant de

1. Le Mot et la Chose, Paris, Flammarion, 2010 [1977], p. 101.


2. Il en traite longuement dans le second chapitre d’un
ouvrage publié en anglais en 1960 (Word and Object, Cambridge,
Mass., MIT Press) et traduit en français sous le titre Le Mot
et la Chose (traduction de Joseph Dopp et Paul Gochet, Paris,
Flammarion, nouvelle présentation, coll. « Champs Essais »,
2010).

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De langue à langue

se retourner en affirmation de l’égalité et en procla-


mation d’une identité humaine partagée.
Rappelons ce que signifie qu’une traduction est
« radicale ».
Pour comprendre ce qui nous lie les uns aux autres
dans la vie en société, commençons, proposèrent
Hobbes et Rousseau, par la « fiction » d’un état avant
la société, d’un état de nature : examinons alors les rai-
sons et les mécanismes de notre sortie de cet état, afin
de pouvoir comprendre celui qui lui succède, et accé-
der ainsi à la signification du contrat social. De même,
pour comprendre le langage par lequel nous commu-
niquons, il faut commencer par la fiction d’un état
d’avant le langage pour examiner les raisons, ou plu-
tôt, dit Rousseau, les émotions qui nous ont poussés à
chanter nos phrases avant de prononcer nos mots. Tel
est le genre de fiction philosophique, qui permet de
prendre la question à la racine, que Quine construit
pour comprendre ce que c’est que comprendre. C’est-
à-dire traduire. Car « comprendre, c’est traduire »,
comme l’annonce le titre que George Steiner a donné
au tout premier chapitre de son livre Après Babel1.

1. George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la


traduction, traduit de l’anglais par Lucienne Lotringer et Pierre-
Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 1998.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

La fiction que construit Quine est donc celle d’un


état premier de totale incompréhension, par le sujet
de l’enquête, de la langue de l’autre, un état à partir
duquel il devra arriver, de manière méthodique, à éta-
blir un lexique qui lui permette de traduire la langue
étrangère dans la sienne. Elle nous invite à suppo-
ser un sujet habité par la curiosité pour les formes
culturelles les plus étrangères possible, et donc pour
des langues radicalement autres que toutes celles
avec lesquelles il peut avoir quelque accointance, si
minime soit-elle.
Quine insiste sur l’absence totale de commune
mesure, le dépaysement absolu du sujet de l’enquête,
la table rase à partir de laquelle il devra établir un
manuel de traduction de la langue autre. L’absence
de point d’appui n’est pas seulement le fait de l’étran-
geté de son parler, car si, à la différence de la relation
entre le frison et l’anglais qui sont apparentés, il n’y
en a guère entre ce dernier et le hongrois, cependant,
une « évolution culturelle commune » aux locu-
teurs des deux idiomes peut offrir « certaines tables
de concordance »1.

1. Le Mot et la Chose, op. cit., p. 60.

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De langue à langue

Le linguiste et l’indigène
Le sujet de l’enquête sera, par conséquent, un
ethnologue doublé d’un linguiste. Justement, voici
qu’il découvre « un peuple resté jusqu’ici sans contact
avec notre civilisation1 », dont la langue ne ressemble
à rien qu’il pourrait reconnaître. Il faudra donc qu’il
soit aussi un behavioriste. Car il dispose pour son
entreprise en tout et pour tout du comportement
de l’autre, c’est-à-dire ses réponses, verbales surtout,
bien sûr, à ce qui se passe autour d’eux. D’ailleurs,
selon Quine, en linguistique, et quand il s’agit de
l’apprentissage des langues, quelles qu’elles soient,
on n’a pas d’autre choix que d’être behavioriste2.
On le constate : la fiction se coule parfaitement
dans le modèle, et le langage de la rencontre asymé-
trique entre le sujet venu de « notre civilisation »,
et donc supposé savoir, et « l’indigène » dont on ne

1. Ibid.
2. Quine écrit : « Je tiens l’approche behavioriste pour obli-
gatoire. En psychologie on peut être behavioriste ou non, mais
en linguistique on n’a pas le choix. Chacun d’entre nous apprend
sa langue en observant le comportement verbal d’autres et en
voyant les autres conforter ou corriger son propre comportement
verbal quand il est hésitant », in Pursuit of Truth, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 1992, p. 37-38.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

sera pas surpris d’apprendre que la langue est tout


naturellement appelée « jungle1 ». Surtout, l’asy-
métrie signifie qu’entre le linguiste et l’indigène, il
n’y a justement pas interlocution. Bien sûr, c’est le
propre de la fiction philosophique de faire naître la
signification à partir d’un degré zéro qui veut que les
choses soient ainsi, mais il faut souligner qu’aucune
initiative du locuteur de « jungle » ne lui vient de la
volonté d’aider l’étranger (au bout du compte c’est
lui qui, aux yeux de l’« indigène », devient l’étran-
ger) à comprendre. Comprendre et traduire sont à
sens unique.
À l’indigène, donc, il revient seulement de don-
ner à observer ses réactions aux stimuli que pro-
duisent différentes situations et circonstances. Le
premier exemple, célèbre, que donne Quine d’un
couple stimulus-réponse est l’apparition d’un lapin
qui fait prononcer à l’indigène, en langue jungle, le
mot (mais s’agit-il d’un seul mot ?) gavagaī. Il est
évident que cet énoncé peut avoir plusieurs signi-
fications liées de multiples manières à l’apparition
d’un lapin. Le linguiste doit donc tirer de son infor-

1. « Dans mon expérience de pensée, écrit Quine, la “langue-


source” comme l’appelle le jargon est jungle, la “langue-cible” est
l’anglais », in ibid., p. 38.

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De langue à langue

mateur (et on aura garde bien sûr de ne pas confé-


rer un pouvoir d’agir, quel qu’il soit, à ce mot) des
éléments supplémentaires pour décider, par exemple,
entre « lapin ! » ou bien « tiens ! un lapin », etc. Sa
seule manière de procéder sera donc par conjectures,
confirmations provisoires et/ou réfutations.
Il lui faut par conséquent très vite identifier les
deux réponses correspondant à « oui » et à « non »
chez l’indigène, à l’assentiment et au désaccord. Les
identifier formellement demande toute une batterie
de tests, car il n’y a aucune raison de supposer l’exis-
tence d’un langage du corps, d’une gestuelle univer-
selle pour dire « oui » ou « non ». D’ailleurs Quine
donne le contre-exemple des gestes du langage cor-
porel des Turcs qui, dit-il, sont sur ce plan « à peu
près le contraire des nôtres1 ».
Les tests nécessaires une fois effectués, voici que
le linguiste a identifié evet pour « oui » et yok pour
« non ». Il a également commencé à accumuler des
énoncés en jungle dont il peut raisonnablement pen-
ser qu’ils sont observationnels, autrement dit qu’ils
« collent » de façon immédiate à un état de choses
observable par tous. Il peut alors envisager la possi-
bilité de traduire des énoncés composés au moyen

1. Le Mot et la Chose, op. cit., p. 61.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

des connecteurs binaires « et », « ou », « mais »,


ou celui, unaire, de la négation « ne… pas ». D’une
manière générale, et sans entrer plus avant dans le
détail de la compréhension/traduction de jungle,
disons que l’ethnolinguiste va mettre en œuvre des
hypothèses analytiques et des conjectures, « même
les plus extravagantes », ajoute Quine, pour établir
un « vocabulaire provisoire de jungle avec traduc-
tions anglaises et un système provisoire de construc-
tions grammaticales »1.
Le caractère provisoire du manuel de traduction
ainsi constitué n’a pas vocation à disparaître dans un
ouvrage définitif à venir. Il est dans sa nature d’être
toujours provisoire, toujours ouvert, et continûment
à l’épreuve des réactions que son usage provoque
chez les indigènes. Ce caractère ouvert et provisoire
mène aussi à une conclusion majeure qui fait toute
la démonstration de l’expérience conduite : on peut
parfaitement imaginer qu’un autre ethnolinguiste,
au bout d’une démarche similaire, établisse un autre
manuel tout aussi efficace en ce qui concerne les réac-
tions d’assentiment que ses hypothèses provoquent.
C’est la thèse de Quine de « l’indétermination de la
traduction » qu’il formule ainsi :

1. Pursuit of Truth, op. cit., p. 45.

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De langue à langue

[Nos] réflexions ne nous donnent guère de raison


d’attendre de deux traducteurs radicaux, travaillant de
manière indépendante sur jungle, qu’ils aboutissent à
des manuels interchangeables. Leurs manuels peuvent
ne pas pouvoir être distingués pour ce qui est des réac-
tions à attendre des indigènes, alors même que chacun
pourrait prescrire certaines traductions que l’autre
rejetterait. Voilà la thèse de l’indétermination de la
traduction1.

On aura évidemment raison de penser qu’il faut


bien qu’il y ait un noyau invariant pour que les deux
manuels soient utilisables pour la même langue et
même, dans un premier temps, réalisables. D’un
mot, il faut que quelque chose échappe à l’indéter-
mination : ce quelque chose, c’est la logique.
La question de l’universalité de la logique comme
grammaire du raisonnement en général, non enga-
gée dans les grammaires particulières des différentes
langues humaines, est ancienne. Ainsi, par exemple,
la traduction en arabe des ouvrages composant
l’Organon d’Aristote, qui se donnait pour l’instru-
ment (organon en grec) universel du raisonnement
valide, a-t-elle posé la question de la relation entre la

1. Ibid., p. 47-48.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

logique d’Aristote et la langue grecque du Stagirite1.


G. W. F. Leibniz, au xviie siècle, a poursuivi le pro-
jet de traduction de nos procédures de raisonnement
dans un langage dont la grammaire serait « philo-
sophiquement » reconstruite de manière à être celle
de notre entendement seul, de notre capacité de rai-
sonner, et d’aboutir à des conclusions qui ne soient
pas faussées par les ambiguïtés et les équivoques
inhérentes à nos langues naturelles. Ce langage est
pour lui celui de l’algèbre.
Ce projet d’une algèbre de la logique sera concré-
tisé par le mathématicien anglais George Boole
(1815-1864). Boole entendait renouer avec l’idée
leibnizienne d’une langue des « caractères » algé-
briques qui ne représenteraient pas des quantités
comme pour l’algèbre ordinaire, mais des concepts
que nous combinons dans nos énoncés et nos rai-
sonnements. Les opérations de combinaison elles-
mêmes pourraient ainsi s’exprimer dans les signes
algébriques usuels de l’addition, de la multiplication,
etc., sans que leur soit attaché bien entendu un sens
quantitatif. L’égalité aurait valeur d’identité2.

1. Le chapitre 3 revient longuement sur ce point.


2. J’ai traduit de l’anglais l’ouvrage majeur qui présente
l’algèbre de la logique de Boole. Voir George Boole, Les Lois

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De langue à langue

Boole comme Leibniz considère que cette lin-


gua characteristica universalis, ce langage symbolique
universel dans lequel nos raisonnements prendraient
la forme d’un calcul obéissant aux règles d’une
algèbre non numérique, est l’expression d’un inva-
riant qui demeure sous l’infinie diversité des langues
humaines. C’est la langue adamique, celle commune
aux humains avant la catastrophe de Babel.
Sur cette idée d’un invariant logique « ada-
mique », il est bon de citer, outre Boole, un autre
auteur qui a été à l’origine des profondes révolutions
que la logique a connues après Leibniz : Gottlob
Frege (1848-1925).
Boole tient pour un fait que subsiste dans tous les
parlers humains un même fonds atavique. Il déclare
en effet qu’il « nous serait d’ailleurs difficile de
concevoir que les innombrables langues et dialectes
de la terre aient préservé à travers les âges tant d’élé-
ments communs et universels, si nous n’étions sûrs
que leur accord est fondé, d’une manière profonde,
sur l’existence de lois dans l’esprit même1 ».

de la pensée, traduit de l’anglais, avec introduction et notes par


Souleymane Bachir Diagne, Paris, Vrin, 1992.
1. Ibid., p. 43.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

Quant à Frege, il commence par dire que la gram-


maire est à notre langage ce que la logique est à notre
pensée et qu’elle est « un mélange de logique et de
psychologique ». S’il n’y entrait pas du psycho-
logique, si la grammaire de nos langues était de part
en part logique, elle serait nécessairement la même
pour toutes, ajoute Frege, qui poursuit :

La même pensée peut-elle être exprimée dans dif-


férentes langues ? Sans aucun doute, pour autant que
le noyau logique est concerné ; car sinon les êtres
humains ne pourraient pas avoir une vie intellectuelle
commune. Mais si nous pensons au noyau avec l’ad-
dition de l’enveloppe psychologique, une traduction
précise est impossible. En vérité, nous pouvons pous-
ser les choses jusqu’à douter que l’enveloppe exté-
rieure soit la même pour deux hommes donnés. Nous
voyons par là la valeur de l’apprentissage des langues
étrangères pour l’éducation logique. C’est ainsi que
les différences entre les langues facilitent notre saisie
de ce qui est logique1.

Le behavioriste sceptique qu’est Quine s’interdit


quant à lui de poser comme un fait que « les langues

1. Je traduis à partir de l’édition anglaise du chapitre


« Logic » dans Gottlob Frege, Posthumous Writings, Hoboken,
N. J., Wiley, 1991, p. 6.

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De langue à langue

et dialectes de la terre » sont dans un « accord » qui


repose sur des lois existant dans l’esprit, lesquelles se
reflètent dans les signes que nous employons pour
communiquer. Et toute sa démarche consiste à ne pas
se donner non plus, a priori, des pensées dont les dif-
férences de traduction dans diverses langues seraient
comme un simple changement de revêtement exté-
rieur. Ainsi ne suit-il ni Boole ni Frege.
La traduction ne passe pas par la médiation d’un
langage pur. Elle se fait directement, de jungle à l’an-
glais, de langue à langue. Toute la difficulté alors,
reconnue par Quine et qui a été soulignée dans les
objections qui lui furent adressées, est de justifier que
« ce qui est logique » échappe à l’indétermination.
La question ne se situe pas à l’intérieur du champ
de l’expérience de pensée qu’est la confection d’un
manuel de traduction. Elle le transcende au sens où
elle concerne la condition de possibilité même de
l’entreprise de traduire : il faut bien que nous par-
tions du principe que « ce qui est logique » et qui
s’impose à nous quand nous parlons anglais s’im-
pose de même à jungle.
Qu’est-ce qui justifie cette décision, car c’est bien
de cela qu’il s’agit ? Pourquoi ne pas décider au
contraire que le locuteur d’une langue radicalement
étrangère pense également selon une logique tota-

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

lement autre que « notre » logique classique, fon-


dée sur les principes d’identité, de contradiction, de
tiers exclu ? Ces questions transcendent le champ de
l’expérience de pensée, car elles sont pratiques dans
le double sens où, d’une part, elles demandent une
réponse empirique, et où, de l’autre, elles nous font
passer d’une logique à une éthique de la traduction.
La pure fiction philosophique doit maintenant
céder la place à l’anthropologie. Sandra Laugier rap-
pelle que la discussion de la notion de traduction
radicale s’est en général focalisée sur la technique de
confection du manuel et en a oublié un aspect essen-
tiel qui est la question du statut anthropologique
de la logique1. En effet, pour justifier la décision
d’imputer « ce qui est logique » à jungle, il faut
bien que le monde réel de ces animaux-qui-parlent
que sont les humains puisse fournir des exemples
de peuples qui s’exprimeraient dans une indiffé-
rence totale au principe de non-contradiction, par
exemple, et qui manifesteraient ainsi une mentalité
non logique, ou « prélogique », selon le concept de
Lucien Lévy-Bruhl.

1. Son livre, L’Anthropologie logique de Quine. L’apprentissage


de l’obvie, Paris, Vrin, 1992, est justement consacré à cette dimen-
sion cruciale.

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De langue à langue

L’expérience de la traduction radicale de Quine


ne pouvait donc manquer d’interroger une certaine
ethnologie, celle de Lévy-Bruhl en particulier, et sa
décision de considérer que la mentalité qu’il appelle
« primitive » ne fonctionne pas selon les mêmes
lois que « notre » pensée et qu’en conséquence son
langage, ultimement, n’est pas vraiment traduisible
dans celui de « notre » civilisation. Il faut en effet
parler ici de décision, c’est-à-dire d’une disposition
à considérer a priori que l’on a affaire à une autre
logique. Si l’on trouve qu’il en est ainsi, c’est parce
que l’on est parti du principe qu’il devait bien en
être ainsi.
On doit d’ailleurs rappeler à ce propos que la déci-
sion ethnologique du premier Lévy-Bruhl de voir
en « la mentalité primitive » un intraduisible pré-
logisme prolonge sa décision philosophique de récu-
ser la notion d’une « humanité toujours et partout
semblable à elle-même1 ». « Les Grecs, dit-il, citant
Hegel, ont connu la Grèce, ils n’ont pas connu l’hu-
manité2. » Pour eux, le partage entre logos et langues
barbares signifiait une fracture entre le monde fini

1. Lucien Lévy-Bruhl, La Morale et la Science des mœurs,


Paris, Félix Alcan, 1903, p. 72.
2. Ibid., p. 68.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

des cités grecques et le reste des humains peuplant


l’indéfini, « τò ἄπειρον1 ». C’est le christianisme,
poursuit-il, qui, animé d’un esprit prosélyte étran-
ger aux Anciens, a procédé à l’effacement de la dif-
férence entre Romains et Grecs d’une part, Barbares
de l’autre, et entre peuple élu et Gentils. En se fon-
dant sur le récit biblique d’Adam qui entraîne tous
les hommes dans sa chute et du Christ qui les rachète
tous, cette religion a établi « l’illusion que l’huma-
nité chrétienne ou l’humanité tout court, c’était à
peu près la même chose2 ».
Les philosophes n’ont fait que continuer cette
même illusion, devenue une « croyance enracinée »,
poursuit Lévy-Bruhl, lorsqu’ils ont fait des peuples
étrangers dont ils voulaient parler « des Européens
à peine travestis »3.
Mais à cette notion confuse d’une humanité, sur
laquelle est fondée celle d’une morale naturelle et
universelle, s’opposent désormais, selon lui, et de
plus en plus, les faits qu’établissent empiriquement
l’histoire et l’anthropologie. Il considère en effet
que ces sciences font la démonstration que « l’hu-

1. Ibid.
2. Ibid., p. 70.
3. Ibid., p. 74.

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De langue à langue

manité comme un tout n’est qu’une unité de col-


lection1 » ; que « les sociétés inférieures ne prêtent
plus seulement à une antithèse facile entre l’Euro-
péen corrompu et le “bon sauvage” », mais qu’elles
sont radicalement autres, avec une mentalité que
dominent une logique des images et une logique des
sentiments qui leur font tenir des propos et adopter
des pratiques qui sont inexplicables pour « notre »
logique.
En réalité, plutôt que de s’instruire des faits établis
empiriquement, la décision philosophique de voir
l’autre comme autre, radicalement, va au-devant des
données dans l’idée de les infléchir et de leur deman-
der de vérifier la nature non logique de la « mentalité
primitive » et donc sa radicale intraduisibilité dans
notre langage façonné par la logique. Une ethnologie
de la différence est fille de cette décision.
Lui opposera-t-on alors simplement une ethno-
logie de l’identité ?
Le bon usage du scepticisme commande, dit
Quine, de reconnaître qu’on ne peut pas décider sur
le plan théorique entre les deux décisions que voilà.

1. Ibid., p. 76.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

Et je ne suis pas sûr que cela ait même un sens de


se poser la question. Nous pouvons alternativement
nous étonner de l’impénétrabilité de la mentalité de
l’indigène et nous étonner de voir combien il nous est
semblable, lorsque dans un cas nous avons simplement
« loupé » la meilleure traduction et que dans l’autre
cas nous avons accompli le travail plus en profondeur
de projeter nos propres modes provinciaux de penser
dans le parler de l’indigène1.

La bonne décision à prendre est donc dictée par


une « morale pratique », écrit Quine, laquelle tra-
duira avant tout le scepticisme devant la volonté
d’établir des « contrastes culturels » qui anime
l’ethnologue de la différence. Ainsi, lorsque celui-
ci prétend que « certains indigènes sont disposés à
accepter comme vraies des phrases traduisibles dans
la forme “p et non-p”2 », autrement dit que leur men-
talité s’accommode parfaitement de la possibilité
qu’une chose puisse être elle-même et son contraire
en même temps et sous le même rapport, il s’avère
simplement un mauvais traducteur de la phrase

1. Le Mot et la Chose, op. cit., p. 123.


2. Ibid., p. 99. Dans une note, Quine indique que
Malinowski a ainsi eu l’honnêteté de rectifier la traduction d’un
propos recueilli des insulaires qu’il étudiait plutôt que de leur
imputer l’illogisme ou le prélogisme.

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De langue à langue

en question, victime qu’il est de sa prédisposition


à se trouver, de toute façon, face à l’illogisme d’un
« primitif ».
Parler de « morale pratique » plutôt que ren-
voyer dos à dos l’ethnologie de la différence et celle
de l’identité, c’est déplacer la question de la traduc-
tion vers un plan éthique1. C’est ainsi que Quine
pose le principe de considérer que l’indigène est
rationnel et logique, que je peux donc toujours tra-
duire sa langue, quelque étrangère qu’elle soit à la
mienne, et que de langue à langue on peut toujours
se comprendre.
Il s’agit bien d’un principe et non d’une thèse
qui serait obtenue au terme d’une démonstration.
À ce propos, le philosophe américain utilise le mot
empathie ou l’expression « principe de charité2 ».

1. Bruno Ambroise montre bien la finalité pratique de « la


ruine de l’idée d’une signification indépendante », que chaque
langue saisirait donc selon ses règles propres, laquelle « ne
conduira pas à une incompréhension de l’autre, mais bien plutôt
à une sorte d’éthique de (ou dans) la traduction ». Voir Bruno
Ambroise, « L’impossible trahison. Signification et indétermi-
nation de la traduction chez Quine », in Noesis, no 13, 2008,
p. 61-80.
2. Cette expression, mentionnée par Quine, par exemple,
au § 13 du chapitre 2 du Mot et la Chose, que l’on doit à Neil L.
Wilson, a été surtout employée par Donald Davidson.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

L’un et l’autre expriment l’idée de reconnais-


sance et d’égalité dans une humanité partagée, qui
est au principe de la traduction. Car il faut préci-
ser bien évidemment que le mot de « charité »
doit être entendu ici dans son sens étymologique,
y compris sa connotation religieuse d’identifica-
tion à l’autre. Ainsi l’expérience de pensée qui avait
au départ toutes les allures d’une ethnologie colo-
niale s’achève-t-elle en affirmation de la traduction
comme « mise en rapport ».
Il y a deux raisons majeures d’adopter un principe
de charité contre une ethnologie du contraste.
La première, répétons-le, est que celle-ci, par sa
nature même, pervertit toute traduction en voulant
à tout prix qu’elle soit étrange. Elle oublie, ce fai-
sant, qu’on peut toujours, par « perversion » (le
mot est de Quine), fabriquer de l’étrange à partir
du bien connu. C’est la leçon que cette ethnologie
devrait retenir de l’écriture « perverse » des Lettres
persanes de Montesquieu, qui joue à transformer les
mœurs de sa propre société en des comportements
aberrants en les faisant observer par des visiteurs
venus d’ailleurs.
La seconde raison, cruciale, est que ce principe
n’est pas seulement celui qui s’applique dans l’ap-
prentissage d’une langue étrangère, c’est aussi celui

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De langue à langue

qui est mis en œuvre lorsqu’un enfant apprend à


parler ce qui sera sa langue dite maternelle. Comme
pour l’ethnolinguiste, ses hésitations, lorsqu’il
répète mots et phrases, manifestent son attention à
l’assentiment espéré de son entourage. Il apprend à
traduire les comportements en énoncés parce qu’il
apprend que, ce faisant, il entre par empathie dans
une communauté.

La linguiste et l’extraterrestre
De manière générale, traduire est faire commu-
nauté humaine avec les locuteurs de la langue qu’on
traduit. Demandons alors, avec un brin de perver-
sité : et avec des non-humains ?
Cette question est celle que, dans leur lecture de
l’expérience de Quine, Sandra Laugier et Dennis
Bonnay soulèvent, de manière rhétorique, lorsqu’ils
font la remarque suivante : « Après tout, nos socié-
tés fourniraient sans doute de nombreux exemples
de contradictions si elles étaient offertes à la curiosité
d’un anthropologue extraterrestre1. » D’une telle

1. Dennis Bonnay et Sandra Laugier, « La logique sauvage


de Quine à Lévi-Strauss », in Archives de philosophie, vol. 66,
no 1, 2003, p. 64.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

expérience de pensée, la science-fiction a justement


fait l’un de ses thèmes favoris.
Le raccourci qu’est le recours à la communication
télépathique, un thème fréquent du genre, permet
d’ignorer ou de contourner la question de la traduc-
tion. Certaines œuvres, devenues des classiques entre
autres pour cette raison, ont au contraire affronté le
défi d’imaginer des solutions crédibles au problème
de la traduction malgré tout, soit malgré son impossi-
bilité a priori. C’est ce défi qui fait par exemple toute
la poésie de ces films magnifiques que sont Close
Encounters of the Third Kind (Rencontres du troisième
type, 1977) de Steven Spielberg et Arrival (Premier
contact, 2016) de Denis Villeneuve. Si, dans le pre-
mier, humains et extraterrestres ont recours à un
medium « universel » que sont supposées constituer
les notes de musique et les couleurs, dans le second,
l’expérience de traduire et de se comprendre est ima-
ginée de langue à langue.
Premier contact est l’adaptation de Story of Your
Life1 (« L’histoire de ta vie »), une nouvelle de l’au-

1. Ted Chiang, Story of Your Life and Others, Easthampton,


Mass., Small Beer Press, 2010 ; « L’histoire de ta vie », in La Tour
de Babylone, traduit de l’américain par Pierre-Paul Durastanti et
Jean-Pierre Pugi, Paris, Denoël, 2006, et Gallimard, 2010.

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De langue à langue

teur de science-fiction Ted Chiang, qui a clairement


conçu cette œuvre d’imagination aussi comme une
expérience de pensée pour transposer sous la forme
d’un drame des questions de philosophie du langage
et de la traduction1. De la nouvelle au film, ces ques-
tions sont généralement bien traduites, même si de
nombreux changements sont apportés, en particulier
dans la manière de rendre le message, central dans les
deux versions, de la vérité humaine et humaniste de
la traduction.
Rappelons la trame de l’histoire : les visiteurs
venus des étoiles sont arrivés, et il faut comprendre
leur but !
Dans la nouvelle de Chiang, leur vaisseau spatial
reste en orbite pendant qu’ils établissent sur Terre
des sortes de « cabines » pour communiquer avec
les humains. Cent douze sont installées sur toute
la Terre, dont neuf aux États-Unis. L’histoire se
concentrera sur une seule des cabines américaines,
celle où les deux personnages principaux, la linguiste

1. Dans un entretien publié dans The Believer (no 128,


2 décembre 2019), il indique que son œuvre consiste à « trou-
ver les moyens de rendre les questions philosophiques racon-
tables (storyable) » et il ajoute que « dramatiser les questions
philosophiques est une manière de rendre plus évidente leur
pertinence ».

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

Louise Banks et le physicien Gary Donnelly (son


prénom deviendra Ian dans le film), sont chargés
par les autorités étatsuniennes, militaires en particu-
lier, de comprendre ce que veulent les extraterrestres
et de découvrir s’il est possible de leur soutirer des
connaissances ou des technologies en s’efforçant
de leur en dire le moins possible sur les « nôtres ».
Dans la cabine, la communication a lieu à travers
une grande vitre qui est transparente ou opaque
selon que les deux Heptapodes (puisque c’est ainsi
qu’ils sont baptisés, en raison de leur anatomie) se
présentent ou non de l’autre côté.
Dans l’adaptation filmique, les Heptapodes posent
dans douze pays, sur les différents continents, d’im-
menses vaisseaux spatiaux dans lesquels leurs inter-
locuteurs humains devront monter pour « parler »
avec eux. Les spectateurs suivent l’aventure de la tra-
duction de la langue heptapode en anglais sur un site
du Montana qui a été choisi par les visiteurs pour
l’Amérique du Nord. C’est sur ce site, en effet, que
l’armée américaine a donné à Louise Banks et Ian
Donnelly la mission de traduire la langue des extra-
terrestres et de comprendre la nature de leur science.
Mais les autres sites ont également leur impor-
tance, car il s’instaure, au début, une vraie collabora-
tion entre des pays aussi différents que les États-Unis,

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De langue à langue

le Soudan, la Sierra Leone, la Russie, la Chine, etc.,


pour partager les informations recueillies sur la
langue et les intentions des extraterrestres. À l’inté-
rieur des vaisseaux, le même système de vitre géante
que dans la nouvelle de Chiang permet la commu-
nication avec les Heptapodes, ainsi baptisés par les
humains Abbott et Costello (ils étaient appelés
Flapper et Rapsberry dans le livre de Chiang).
Il est fait dans le film une référence cruciale à une
théorie de l’anthropologie cognitive connue sous
le nom de « l’hypothèse Sapir-Whorf », qui dit en
substance que la langue que nous parlons donne
forme à la manière dont nous voyons le monde.
« L’histoire de ta vie » ne mentionne pas explici-
tement cette hypothèse, mais il est évident qu’elle
est bien au cœur de cette « fictionnalisation de la
question philosophique » qui porte sur la détermi-
nation de nos catégories de pensée par les catégo-
ries de notre langue. Elle est au fondement de l’idée
sur laquelle l’histoire, texte et film, est construite :
qu’en enseignant aux humains leur langue – ce qui
était, on le découvre à la fin, le but du voyage qu’ils
avaient entrepris —, les Heptapodes leur ont aussi
enseigné, par l’intermédiaire de leurs traducteurs,
au premier chef desquels Louise Banks, leur pers-
pective sur ce que nous appelons la réalité.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

Ce qui est révélé à la linguiste, au fur et à mesure


qu’elle se laisse habiter par la langue heptapode, c’est
que les visiteurs voient la réalité de manière simulta-
née comme passée, présente et future. En un mot, ils
« connaissent » l’avenir et, bientôt, en ayant appris à
penser en heptapode, Louise sait, elle aussi, voir la fin
dans le commencement. Quand elle dit « oui » au
physicien Ian/Gary qui veut l’épouser, quand elle dit
« oui » à sa demande d’avoir avec lui un enfant, elle
sait qu’elle dit « oui » à son destin qui est d’avoir
une fille pour ensuite la voir mourir au sortir de
l’adolescence – d’un cancer dans le film, d’un acci-
dent d’escalade dans « L’histoire de ta vie ».
Dans la nouvelle de Chiang, la manifestation la
plus explicite de la vision du monde des Heptapodes
est la signification que revêt pour eux le principe de
Fermat appliqué à la réfraction de la lumière. Ce
principe dit qu’un rayon lumineux se propage d’un
point A à un point C sur une trajectoire telle qu’elle
minimise le temps du parcours. Évidemment, dans
un milieu homogène, l’air par exemple, cette trajec-
toire sera la ligne droite tracée de A à C. Mais, si le
point d’observation C est par exemple dans l’eau, le
rayon parcourra le trajet de A à C en passant par le
point B, qui appartient à la surface frontière entre
l’air et l’eau, selon la figure suivante :

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De langue à langue

D B

Le milieu de l’air et celui de l’eau se caractérisant


par des indices de réfraction différents, le rayon lumi-
neux va plus vite dans le premier que dans le second.
S’il prend directement la ligne droite AC, le temps
qu’il mettra entre le point D où il rencontre la sur-
face de l’eau et le point d’arrivée C sera tel qu’il aura
plus vite fait d’aller d’abord à B pour ensuite parcou-
rir un chemin BC moins long que DC dans l’eau.
Dans ce cas-ci, la ligne droite est bien le chemin le
plus court du point A au point C, mais elle n’est pas
la plus rapide.
On constate que le langage employé pour expli-
quer le principe de Fermat semble prêter au rayon
lumineux une intention, un but en fonction duquel

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

il calcule et choisit le chemin qui minimisera le temps


mis à parcourir le trajet. Cette manière de voir, qui
semble substituer la téléologie au mécanisme scien-
tifique des causes et des effets, a été reprochée au
théorème de Fermat. C’est ce langage finaliste qui
justement « parle » aux Heptapodes, lesquels, en
revanche, s’avèrent bizarrement peu curieux lorsque
le physicien essaie de les interroger sur des questions
d’algèbre et d’autres sciences. Leur intérêt fera dire
à la linguiste dans la nouvelle de Chiang : « Quelle
vision du monde est donc celle des Heptapodes pour
qu’ils considèrent le principe de Fermat comme l’ex-
plication la plus simple de la réfraction de la lumière ?
Quel type de perception leur fait apparaître de façon
si claire et si directe le minimum ou le maximum1 ? »
Pour eux en effet, répétons-le, la fin est dans le com-
mencement, « les prémisses et les conclusions sont
interchangeables2 ».
Un aspect essentiel de la fiction philosophique
imaginée par Chiang est le dédoublement du langage
des Heptapodes en heptapode A et heptapode B,
qui sont, respectivement, leur langue orale et leur
langue écrite. La particularité des extraterrestres, que

1. T. Chiang, Story of Your Life and Others, op. cit., p. 118.


2. Ibid., p. 124.

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De langue à langue

la linguiste découvre lorsqu’elle invite ses interlocu-


teurs d’un autre monde à passer à l’écrit pour qu’ils
puissent lui enseigner leur langue, est, en effet, que
leur écriture n’est pas la transcription de leur parole.
Heptapode A et heptapode B remplissent deux fonc-
tions cognitives radicalement différentes ; car, si à
l’oral les phonèmes doivent nécessairement arriver
les uns après les autres en une succession linéaire
dans le temps, à l’écrit les graphèmes coexistent dans
le même espace et le même temps, où ils sont réunis
dans un « conglomérat », selon le mot employé par
la linguiste.
Bien sûr nous sommes dans une « fiction » philo-
sophique, mais on notera que l’idée d’une langue
écrite tout autre que la parole donne raison à Jacques
Derrida contre le phonocentrisme, selon lequel la
parole est origine, présence immédiate du sens, ce
qui la rend, pour cette raison, supérieure à l’écrit qui
n’en est que l’enregistrement. La langue heptapode B
est donc réversible, elle se lit d’avant en arrière et/
ou d’arrière en avant, ou plutôt elle ignore l’avant
et l’arrière, comme la marche des extraterrestres qui,
ayant des yeux tout autour du corps, ne reculent ni
n’avancent. Elle porte dans sa graphie non linéaire la
vérité d’une vision du réel où l’on part des effets pour
disposer, dans l’action, les causes.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

En déchiffrant leur langue, Louise Banks


apprendra à entrer dans leur vision. S’ouvriront
alors pour elles les pages du Livre des Âges. C’est le
nom sous lequel Chiang imagine un texte, dont il
dit qu’il est « borgésien », où tout ce qui est, passé
et futur, est consigné. Dans ce livre, la linguiste aura
sous les yeux the story of your life, l’histoire de ta vie,
celle qu’elle raconte, à la deuxième personne, à sa
fille Hannah – un palindrome évidemment – dont
elle vit la mort dans la naissance, la fin dans le com-
mencement.
Dans la nouvelle de Chiang, un accent particu-
lier est mis sur le thème de la prédestination et sur
la sagesse qui consiste à savoir embrasser le destin,
celui de l’humanité ainsi que le sien propre, quand
on le connaît, sans rien vouloir y changer. Lorsqu’à
la fin, de manière abrupte, les Heptapodes repartent
comme ils étaient venus, après une cérémonie
d’échange de cadeaux avec les humains, on comprend
que le véritable don qu’ils laissent à leurs hôtes c’est
cette sagesse supérieure à laquelle la langue hepta-
pode et la connaissance du futur leur donnent accès.
Leur cadeau officiel, des supraconducteurs dont ils
enseignent le secret aux humains, se révèle totale-
ment sans intérêt, puisque les Japonais en avaient
déjà fait la découverte. Le secret est donc ailleurs :

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De langue à langue

ce qu’ils offrent à Louise, pour qu’elle la transmette,


c’est la clef d’un nouveau monde.
C’est ce même secret qui se révèle aussi bien sûr
dans la traduction cinématographique du livre, mais
le message final de Premier contact est différent : la
sagesse supérieure que le film met en avant, et dont
les Heptapodes font don à l’humanité, va au-delà de
la seule capacité d’accéder à une autre perception de
la réalité. Ce que les visiteurs des étoiles enseignent
à l’humanité, c’est l’humanité. C’est l’éthique de la
traduction dont la signification est de faire humanité
ensemble.
Les individus installés dans les douze lieux choi-
sis par les extraterrestres pour communiquer avec les
humains commencent par collaborer et partager les
informations recueillies sur la langue et les inten-
tions probables de leurs visiteurs. Mais bien vite les
arrière-pensées vont se révéler au grand jour et faire
exploser, au sens propre comme au figuré (au sens
propre quand, dans le Montana, des soldats améri-
cains vont prendre l’initiative, à l’insu de leurs supé-
rieurs, de faire exploser une bombe dans l’astronef
des deux Heptapodes, blessant mortellement l’un
d’eux), la collaboration avec les extraterrestres d’une
part, et entre les différents pays où ils sont descendus
d’autre part.

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Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre

Lorsque les visiteurs emploient un mot dont on


ne sait pas s’il faut le traduire par « arme » ou par
« outil », la Chine décide que ces « autres » ne
peuvent qu’être des ennemis, et c’est au tout dernier
moment que la linguiste Louise Banks persuade leur
commandant suprême de ne pas attaquer le vaisseau
spatial des Heptapodes.
Cette explosion guerrière est l’effet de l’ins-
tinct de tribu contre lequel, ainsi que l’a écrit Henri
Bergson, nous devons acquérir le sens de l’humanité
grâce à la raison philosophique et grâce à la religion1.
On comprend bien alors le symbolisme du nombre
12 qu’a choisi Chiang, en référence à l’expression
biblique des « douze tribus d’Israël », et plus par-
ticulièrement à l’Épître de Jacques « aux douze tri-
bus qui sont dans la dispersion ». Les Heptapodes
vont en effet reprendre le chemin des étoiles, mais
non sans avoir, au préalable, laissé deux messages aux
Terriens. Le premier forme un puzzle, divisé qu’il
est en douze parties adressées à chacune des douze
tribus. Pour le traduire et profiter de son contenu,
elles devront collaborer, faire humanité ensemble. Le
second est que, s’ils font don à leurs hôtes de la vision

1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la reli-


gion, Paris, Presses universitaires de France, 1976 [1932].

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De langue à langue

du monde portée par leur langue, c’est que dans trois


mille ans ils auront besoin de la nouvelle humanité
qui se sera ainsi créée à partir de cette rencontre du
troisième type.
Il y a là don et contre-don, même s’il s’agit d’une
promesse pour un futur lointain. Mais que signifie
désormais le temps ? L’essentiel est dans la significa-
tion de cet échange, qui n’est pas transaction mais
charité. À ce propos, une scène capitale dans le livre et
dans le film est celle où Hannah demande à sa mère,
la linguiste, le mot pour un échange où chaque par-
tie gagne. Au « win-win », ce gagnant-gagnant que
lui propose sa mère, elle préférerait, déclare-t-elle, un
terme plus savant. « Jeu à somme non nulle » sera
finalement l’expression retenue. Telle est en effet la
nature de ce jeu auquel les extraterrestres, comme
leurs interlocuteurs, par la traduction, par l’échange
de langue à langue, ont tous gagné, dès lors qu’ils ont
fait humanité ensemble.
En fin de compte, qu’il s’agisse de l’expérience
anthropologique de pensée ou de la fiction d’une
traduction radicale, la leçon est la même. Quelle
que soit la distance qui les sépare, la traduction met
en rapport et compare les langues. On entreprendra
maintenant de vérifier cette leçon à l’épreuve de la
domination coloniale.

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2.
Le truchement et le traducteur

Et je dirais que comme il y a des radios-pirates, il y a un


emploi pirate de la langue et que c’est cela une litté-
rature mineure. Oui, dans un sens, la littérature nègre
d’expression française est aussi une littérature-pirate.
Bien entendu une telle définition ne l’épuise pas. En
particulier, il ne faudrait pas se contenter de consta-
ter qu’il y a eu rapt de langue et détournement de
langue. Il faudrait se donner la peine d’étudier ce qu’est
devenue la langue entre les mains de ceux qui s’en sont
emparés et si, en définitive, c’est de la même langue
qu’il s’agit. Ou tout au moins du même langage.
Langue détournée, sans doute.
Langue dévoyée, assurément.
Mais langue rechargée peut-être aussi et dynamisée1.
Aimé Césaire

1. « Genève et le monde noir », in Annick Thébia-


Melsan (dir.), Aimé Césaire pour regarder le siècle en face, Paris,
Maisonneuve et Larose, 2000, p. 27.

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De langue à langue

Amadou Hampâté Bâ (1901-1991) présente une


scène de traduction dans la biographie qu’il a consa-
crée à celui qui fut son tuteur, son maître et son guide
spirituel, dans le Mali sous colonisation française qui
l’a vu naître : Tierno Bokar Salif Tall, surnommé
« le sage de Bandiagara1 ». Cette scène s’ouvre sur la
comparution de ce dernier devant le représentant de
l’administration coloniale dans la ville malienne de
Mopti, pour répondre du crime d’être anti-français,
puisqu’il s’était affilié à un mouvement religieux
réputé opposé à l’action de la France dans ses colo-
nies de l’Ouest africain. Le mouvement en ques-
tion, dit des « onze grains », car ses membres
avaient pour habitude de réciter une litanie parti-
culière onze fois, était une branche dissidente d’une
confrérie soufie, la Tidjaniya, dont la politique, en
général, visait l’accommodement avec le pouvoir
colonial. Pour la majorité des disciples dans cette
voie mystique, la pratique adoptée était de réciter
la litanie en question douze fois et non onze. Entre
les « douze » et les « onze » la division était deve-
nue profonde ; elle séparait aussi des membres de
la famille des Tall, reconnus comme les principaux

1. Amadou Hampâté Bâ, Vie et enseignement de Tierno


Bokar. Le Sage de Bandiagara, Paris, Seuil, 1980.

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Le truchement et le traducteur

guides de la Tidjaniya en Afrique de l’Ouest. Tierno


était lui aussi issu de cette famille, mais, avec son
chapelet composé de « onze grains », il faisait par-
tie de la minorité considérée comme dissidente et
rebelle par la majorité du clan des Tall, lequel consti-
tuait un « establishment » pour l’administration
coloniale qui voyait en lui un allié.

Roueries de truchement
Voici donc que le commandant de Cercle1 de
Mopti, du nom de Levavasseur, a convoqué Tierno
pour décider s’il fallait, après audience, le laisser
repartir ou l’emprisonner. Il faut se souvenir, en effet,
que l’administrateur colonial avait tout pouvoir, y
compris judicaire, sur les indigènes. Flanqué de celui
qui remplissait pour lui les fonctions d’interprète,
lui permettant de comprendre ces sujets de la France,
et à ces derniers de comprendre les ordres et les déci-
sions qu’il souhaitait leur transmettre, Levavasseur
reçut donc Tierno accompagné de quelques notables,
dont un de ses parents Tall, pour une comparution
dont dépendait sa liberté.

1. L’administration coloniale divisait le territoire à adminis-


trer en « cercles » placés sous l’autorité de « commandants ».

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De langue à langue

En colère et pressé d’en finir, l’administrateur alla


droit au but : « Tierno Bokar », demanda-t-il, en
français bien entendu, « es-tu prêt à retourner à la
pratique dont tu es l’un des grands chefs (c’est-à-dire
les douze grains) et que tout soit dit, oui ou non ? »1.
L’interprète, du nom de Oumar Sy, qui était censé
transmettre dans la langue du guide la question du
commandant de Cercle, adressa alors à Tierno la
« traduction » que voici : « Tidjani Aguibou Tall,
le chef de Bandiagara, accompagné de notables, est
venu au-devant de toi pour que tu partes avec lui à
Bandiagara. Es-tu prêt à le suivre ? »
Ce à quoi évidemment le maître répondit par un
« oui », accompagné d’un hochement éloquent de
la tête que Levavasseur n’avait pas besoin de se faire
traduire. Oumar Sy, l’interprète, prit alors sur lui
de poursuivre par un commentaire adressé au com-
mandant indiquant que Tierno ne saurait désobéir
à son aîné venu lui demander de le suivre, de réinté-
grer la grande famille des Tall et de reprendre la pra-
tique spirituelle des « douze grains » dans laquelle
elle s’était toujours reconnue. Tierno repartit alors

1. L’interrogatoire et le jugement final se trouvent p. 104


dans A. Hampâté Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar. Le Sage
de Bandiagara, op. cit.

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Le truchement et le traducteur

libre, et le commandant Levavasseur, satisfait de voir


l’ordre rétabli, put finalement conclure dans son rap-
port au « Registre-Journal » du Cercle : « Ce jour,
Tierno Bokar Salif Tall et les membres de sa famille
se sont présentés à moi. Le marabout Tierno Bokar
reprend les “douze grains” et abandonne la pratique
des “onze grains”. Les siens sont venus le chercher.
Tout est réglé. L’affaire est close1. »

Il faut ici sans doute, en une longue parenthèse,


expliquer plus avant de quelle « affaire » il s’agissait.
Dire ce qu’est la Tidjaniya et ce que signifie cette
opposition aux allures de guerre picrocholine entre
les « onze grains » et les « douze grains ».
Bokar Salif Tall, appelé respectueusement
« Tierno », ou « maître » en langue peule, était
un guide spirituel dans l’ordre mystique appelé
Tidjaniya, du nom de son fondateur le cheikh
Ahmad at-Tidjani. Ce dernier, né à Aïn Madhi en
Algérie, avait vécu et enseigné la philosophie et les
pratiques de sa voie soufie à Fès, au Maroc, où il est
mort et fut enterré en 1815. Parmi les litanies que
récitent régulièrement les disciples de l’ordre en
égrenant leur chapelet, il est une prière sur le pro-

1. Ibid., p. 105.

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De langue à langue

phète de l’islam appelée « la perle de la perfec-


tion », dont les textes de la voie disent qu’il faut
la réciter onze fois, en comptant donc onze grains
sur son chapelet. La tradition rapporte qu’elle avait
été récitée douze fois un jour où le fondateur de la
Tidjaniya lui-même n’avait pu rejoindre ses dis-
ciples que lorsqu’ils eurent terminé la psalmodie.
Ceux-ci ajoutèrent alors une récitation supplémen-
taire afin que leur maître puisse dire avec eux « la
perle de la perfection ». C’est donc la pratique qui
a établi la tradition des « douze grains » à côté de
celle des « onze », qui peut aussi revendiquer pour
elle l’orthodoxie textuelle.
Si elle est née en Afrique du Nord, c’est au sud, du
Sénégal au Soudan, que la voie tidjane compte le plus
de disciples. Dans l’Ouest africain, en particulier, cet
ordre s’est répandu, d’une part par le « djihad » qui
fut mené par l’un des grands maîtres de la voie, le
cheikh El Hadj Omar Tall, mort à Bandiagara en
1864, mais d’autre part et surtout par l’action mis-
sionnaire de guides spirituels locaux. Les membres
de la famille Tall tiraient leur prestige de leur ancêtre
El Hadj Omar. C’est pendant les années 1920 que
s’est développée, dans la région formée par les terri-
toires du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal, une
branche tidjane pratiquant les « onze grains », dont

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Le truchement et le traducteur

le chef spirituel était le cheikh Hamallah. Quand


elle eut maille à partir avec l’administration colo-
niale, le différend qui l’opposait à la majorité des
« douze grains » prit une tournure politique extrê-
mement violente. Le cheikh Hamallah fut ainsi fait
prisonnier de 1925 à 1930, puis déporté pendant
cinq autres années en Côte d’Ivoire. Libéré en 1936
à la faveur de l’arrivée au pouvoir en France du Front
Populaire, il revint dans sa ville de Nioro. Toujours
considéré comme « anti-français », il était soup-
çonné de préparer un djihad anti-colonial. Il finit
par être arrêté de nouveau en 1940 et déporté en
France en 1942, où il mourut l’année suivante. Il fut
enterré à Montluçon.
Tierno Bokar adopta la pratique des « onze
grains » en 1937, l’année où il rencontra le cheikh
Hamallah, en une « conversion » que la famille Tall
dans sa majorité considéra comme une trahison.
Après la scène qui vient d’être décrite, on ne tarda
pas à découvrir que l’affaire n’était pas close, comme
l’avait cru Levavasseur, et que Tierno n’avait jamais
renié la pratique des « onze grains ». Ce paci-
fiste dont la vie et les enseignements ont souvent
appelé une comparaison avec saint François d’As-
sise connut alors le bannissement et la résidence
surveillée jusqu’à ce que la mort en 1940 mette fin à

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De langue à langue

sa persécution. Oumar Sy, l’interprète du comman-


dant Levavasseur, n’avait fait que différer ce qui finit
par arriver. Mais le calvaire de Tierno Bokar ne fit
qu’ajouter à sa réputation de sainteté.
Ce que manifeste la scène du jugement et de la
ruse de l’interprète, c’est d’abord que la colonisation
a besoin de traducteurs. Lorsqu’on n’a pas l’inten-
tion de rencontrer l’autre dans sa langue mais celle de
le soumettre dans la sienne, on est confronté à cette
nécessité qu’exprima l’historien et homme politique
britannique Lord Thomas Macaulay (1800-1859)
dans son fameux « Compte rendu » de 1835 sur
« l’éducation en Inde » et la meilleure manière de
dépenser les fonds alloués pour le « développement
intellectuel des peuples de l’Inde »1.
Faisant ce qui était pour lui le simple constat
« que les dialectes communément employés par les
indigènes ne contiennent aucune information lit-
téraire ou scientifique », Macaulay affirma qu’un
immense enrichissement serait nécessaire « s’il
fallait traduire en ces langues quoi que ce soit de
valeur ». Le seul développement possible ne pour-

1. Thomas Macaulay, « Minute on Indian Education », in


B. Ashcroft, G. Griffith et H. Tiffin (éd.), The Postcolonial Studies
Reader, New York, Routledge, 1994.

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Le truchement et le traducteur

rait donc venir que d’une langue distincte de tous


leurs parlers vernaculaires. Macaulay demanda alors
si celle-ci pourrait être l’arabe ou le sanskrit, soit les
langues des « lois hindoue et mahométane » ; de la
sorte, la reconnaissance dont elles bénéficieraient
pourrait être perçue comme le témoignage d’une
certaine ouverture et d’une volonté de coopération
du pouvoir britannique.
Mais cette question était purement rhétorique,
et il s’empressa de l’écarter. On ne pouvait pas son-
ger sérieusement à un tel choix s’agissant de langues
qui n’avaient pas, même en poésie, produit quoi
que ce soit de comparable à ce qu’offrent les langues
des « grandes nations européennes » ! Quant à la
« coopération », pourquoi ceux dont le rôle était
d’apprendre auraient-ils quelque chose à dire de la
langue de leur éducation, quand une telle décision
était le privilège exclusif des maîtres ?
L’anglais devait donc être la langue de l’éduca-
tion et du développement intellectuel des indigènes
puisque, notait Macaulay, « parmi les langues de
l’Ouest elles-mêmes, il a la prééminence ». Il doit
être pour l’Inde ce que le grec et le latin furent pour
l’Europe, ajouta le lord britannique, qui conclut
qu’étant donné les contraintes qu’imposent des res-
sources limitées,

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De langue à langue

il nous faut aujourd’hui faire de notre mieux pour


constituer une classe d’interprètes possibles entre
nous et les millions que nous administrons : une classe
de personnes qui seraient indiennes par le sang et la
couleur, mais anglaises dans leur goût, leurs opinions,
leur moralité et leur intellect. Nous pourrions confier
à cette classe le soin de raffiner les dialectes vernacu-
laires du pays, de les enrichir par des mots scientifiques
empruntés au lexique occidental, pour en faire ainsi,
de manière progressive, des véhicules propres à porter
le savoir à la grande masse de la population1.

Il faut donc des interprètes pour coloniser et


administrer. Mais il faut qu’ils ne soient que cela,
des « véhicules », comme dit Macaulay. Autrement
dit, de simples « truchements ». On notera que si
ce mot, emprunté à l’arabe tarjumān qui désigne
le « traducteur », conserve bien, en français, cette
signification première, celle-ci s’efface en général
pour ne garder dans les usages courants que le sens
d’« instrument », de « moyen ». Ce qui est requis
de l’interprète colonial, c’est qu’il soit un truche-
ment, un intermédiaire au moyen duquel la parole
impériale sera véhiculée vers « les millions que nous
administrons » et qui, en sens inverse, fera remonter

1. Ibid.

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Le truchement et le traducteur

l’information dont a besoin le preneur de décision.


Tout le rôle d’Oumar Sy, dans l’esprit du comman-
dant Levavasseur, était d’être un tel truchement.
Et voilà qu’il s’est arrogé un rôle de médiateur.
C’est là la deuxième leçon que comporte la scène du
jugement de Tierno Bokar par le commandant de
Cercle : l’administration coloniale ne peut empêcher
que ceux qui occupent la position privilégiée d’inter-
médiaires ne deviennent aussi des médiateurs1.
Car qu’a fait Oumar Sy en se jouant de son chef ?
Levavasseur posait une question fermée qui appe-
lait une réponse par « oui » ou « non », sans ambi-
guïté, et il pouvait ainsi supposer qu’Oumar Sy serait
le simple canal par lequel ses mots en français se trans-
formeraient en des mots en peul sans que rien du

1. Yves Citton oppose le « rêve d’un medium qui serait un


intermédiaire parfaitement transparent, capable de “transmettre
sans transformer” le moins du monde ce qui passe à travers lui »
et ce que Bruno Latour, que Yves Citton commente ainsi, appelle
médiateur « pour désigner l’agent d’un processus de communica-
tion ou l’on ne peut transmettre qu’en transformant ». Il ajoute :
« Le médiateur intervient généralement dans une situation de
conflit, où les belligérants s’envoient des bombes en guise de mes-
sages. Il doit donc non seulement transformer les messages pour
les traduire d’une langue à l’autre, mais il doit savoir au besoin
mentir un peu, ou tordre discrètement la vérité, pour amener les
ennemis à la table de négociation, puis vers un accord de paix. »
Voir Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017, p. 46.

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De langue à langue

sens absolument clair de sa question ne se perde dans


la traduction. Et, en sens inverse, il pouvait compter
sur le fait que la réponse de l’accusé lui reviendrait
dans la langue impériale salva veritate, accompagnée
en outre des signes physiques, du body language, qui
indiquent une réponse positive ou négative et dont
on peut penser qu’ils sont universels.
Or voilà que l’interprète se fait agent et non plus
instrument. Voilà qu’il manifeste la réalité de ce que
Homi Bhabha a appelé un « troisième espace1 » au
sein de l’empire colonial, participant à la fois de l’im-
perium et du monde colonisé. Cet espace qui attire
aujourd’hui l’attention des historiens de la colonisa-
tion et des spécialistes de translation studies est celui
des agents auxiliaires de l’administration, en particu-
lier des interprètes, qui ont redéfini leur rôle comme
excédant celui de simple truchement pour devenir
celui de véritables médiateurs culturels.
Un médiateur donc : voilà ce qu’est Oumar Sy.
Alors que Levavasseur veut une situation simple
appelant une interaction unilinéaire et une déci-
sion qui en découlerait de manière automatique,
Oumar Sy sait quant à lui que traduire, c’est prendre

1. Homi Bhabha, The Location of Culture, Londres et


New York, Routledge, 2004 [1994], p. 55.

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Le truchement et le traducteur

en compte la totalité du contexte culturel dans sa


complexité et que ce ne peut jamais être la pure tech-
nique de transposition des mots d’une langue dans
ceux d’une autre.
Pour Levavasseur, les choses ont la linéarité d’une
succession d’équations : onze grains = anti-France
= chienlit = je ne veux pas de ça chez moi. Alors que,
pour son interprète, il faut pouvoir comprendre la
totalité, ce qui ne saurait se faire par le biais d’une
question fermée à laquelle on est sommé de répondre
par « oui » ou par « non ». Car « oui », Tierno est
bien devenu un membre de la secte des onze grains.
Et « non », il n’est pas un fauteur de trouble, mais
un homme de l’étude, de l’enseignement et de la
contemplation, qui est passé de « douze » grains
pour son chapelet à « onze », non pour des motifs
d’opposition à la France, mais pour des raisons pure-
ment spirituelles. L’interprétation manipulatrice
d’Oumar Sy ne fut pas pour autant une traîtrise
ou une trahison du sens, mais au contraire un acte
véritable de traduction, parce qu’elle reflétait bien la
totalité de la situation. Elle était donc, de ce point de
vue, la sincérité même.
On dira, d’un mot, que l’interprète, de truche-
ment qu’il était s’est fait traducteur. En entendant
par là que le traducteur est celui qui a une intelli-

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De langue à langue

gence culturelle complète de la situation et que c’est


ce qu’il communique plutôt qu’il ne véhicule d’une
langue à l’autre ce qu’on lui demande simplement
de faire passer. Il n’est donc pas surprenant que bien
souvent ceux que l’administration coloniale fran-
çaise en Afrique a recrutés pour être ses truchements
soient ensuite devenus des écrivains qui ont traduit
dans la langue impériale l’orature1 de leurs cultures.

Traduire l’orature
C’est ainsi, par exemple, qu’Amadou Hampâté
Bâ, à qui nous devons le récit de la vie et des ensei-
gnements de son maître Tierno Bokar et qui est
l’un des plus fameux traducteurs d’orature en litté-
rature francophone, a commencé sa carrière comme
interprète au service de l’administration coloniale.
Comme d’autres, il a rapidement transformé cette
fonction d’écrivain-interprète, qui était le titre offi-
ciel de ce type d’auxiliaire, en celle d’écrivain tout
court : cessant d’être « la voix de son maître », le tru-
chement a alors trouvé la sienne propre. L’interprète

1. J’adopte ici ce mot employé par beaucoup pour dire « lit-


térature orale ».

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Le truchement et le traducteur

est devenu interprète de soi et de sa culture1, c’est-à-


dire un traducteur.
Amadou Hampâté Bâ est célèbre, entre autres,
pour avoir été un héraut de la sauvegarde du trésor de
l’orature contre le risque de l’oubli et de la perte. Parce
que l’orature est une littérature (qu’il faut entendre
comme tout à la fois savoirs et humanités) écrite
dans la mémoire vive de ceux qui la transmettent, il
a prononcé cette parole aujourd’hui passée en pro-
verbe : « Un vieillard qui meurt, c’est une biblio-
thèque qui brûle. » La seule manière de sauver cette
bibliothèque de la destruction est alors de l’arracher
à son contenant vivant mais aujourd’hui promis à la
mort pour la confier à la pérennité de l’écriture. Il
faut alors transvaser la mémoire2.

1. « L’interprète comme interprète de soi » est juste-


ment la traduction en français du titre d’un article consacré
par l’anthropologue américain Ralph Austen à ces auxiliaires
importants de l’administration coloniale. Voir Ralph Austen,
« Interpreters Self-Interpreted ; The Autobiographies of Two
Colonial Clerks », in B. Lawrence, E. Osborn et R. Roberts
(éd.), Intermediaries, Interpreters, and Clerks ; African Employees
in the Making of Colonial Africa, Madison, Wis., University of
Wisconsin Press, 2006.
2. Antoine Berman a écrit qu’« il y aurait lieu d’étudier tous
les mots-clefs qui servent à définir, dans chaque langue, l’acte
de traduire, ses formes, ses exigences, etc. À commencer par
ceux qui désignent la traduction même : traduction, translation,

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De langue à langue

Certains souligneront le caractère contradictoire


d’une sauvegarde de la parole vive par l’écriture dont
il faut rappeler, avec Platon, qu’elle est pétrification.
Ils pourront aussi ajouter que l’orature meurt deux
fois : de devenir écriture d’abord et d’être transvasée
ensuite dans la langue coloniale pour y devenir lit-
térature. Dans la notion d’une littérature africaine
d’expression française par exemple, ils lisent une capi-
tulation et un oxymore.
Une capitulation parce que faire exister l’orature
dans la langue impériale est acte de reddition et un
paiement de tribut. Pour le dire dans les concepts de
Pascale Casanova, se traduire en français c’est recon-
naître l’« hypercentralité » et la supériorité de cette
langue, et donc admettre qu’être, c’est effectuer une
montée pour exister en elle. Un oxymore parce qu’en

Übersetzung, etc. » (A. Berman, La Traduction et la Lettre, ou


l’auberge du lointain, op. cit., note p. 74). Je fais ici justement la
remarque que le mot que j’ai employé de « transvasement » se
dit en wolof sotti et qu’il signifie aussi « traduire » dans cette
langue. Un autre mot dans cette langue pour dire « traduire »
est tekki, qui signifie littéralement dénouer, et qui implique donc
que la traduction défait dans la langue d’arrivée la manière dont
s’interpénètrent, dans la langue de départ, la signification et les
mots. On peut dire la même chose d’un troisième mot, firi, pour
rendre aussi « traduire », et qui signifie littéralement « défaire
les tresses ».

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Le truchement et le traducteur

se disant en français, l’imaginaire africain perdrait


son âme, c’est-à-dire son africanité.
À l’opposé de cette manière d’entendre le natio-
nalisme linguistique, pour lequel il ne peut y avoir de
littérature africaine que si elle est en langue africaine,
on soutiendra qu’une littérature, que je dirai de tra-
duction, a justement fait de l’anglais, du français,
ou du portugais des langues d’Afrique. On appel-
lera littérature de traduction celle qui s’est dévelop-
pée à l’intérieur du genre du « conte » en Afrique
sous colonisation française, et dans lequel se sont
illustrés des auteurs comme Amadou Hampâté Bâ,
l’Ivoirien Bernard Dadié (1916-2019), le Sénégalais
Birago Diop (1906-1989) et même Léopold Sédar
Senghor (1906-2001). On aura garde d’oublier, en
effet, que Senghor fut aussi, avec Abdoulaye Sadji
(1910-1961), le co-auteur d’un livre pour enfants
qui est une traduction, en français, sous le titre La
Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre, de la geste de cet
animal, héros de maints contes des pays de la savane
ouest-africaine1.
Ce livre de lecture pour les classes de primaire se
présente comme une succession de contes traduits de

1. Léopold Sédar Senghor et Abdoulaye Sadji, La Belle


Histoire de Leuk-le-Lièvre, Paris, Hachette, 1953.

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De langue à langue

l’orature dont l’acteur principal est le lièvre – leuk


en wolof –, qui est la ruse incarnée. Ces contes sont
disposés de telle sorte qu’ils forment un véritable
récit, depuis le moment où Leuk annonce lui-même
sa propre naissance, jusqu’au moment où il finit
d’éduquer le fils de l’Homme, frère du Lion, roi de la
jungle, le préparant à sa responsabilité qui est de gou-
verner avec la sagesse qu’il a acquise en grandissant
parmi les animaux, en la déployant dans cette jungle
d’une autre nature qu’est le monde des humains.
Senghor et Sadji arrangent les contes de l’orature
selon un arc qui en fait un récit à peu près continu et
un véritable roman d’initiation.
Voilà, sur un exemple, ce que veut dire ici recréer,
en écriture, l’orature, dans la fidélité et la trahison
assumée, qui sont constitutives de la tâche de tra-
duire. On pourrait dire la même chose du recueil
constitué par Bernard Dadié sous le titre Le Pagne
noir1 ou des Contes d’Amadou Koumba, ainsi que des
Nouveaux Contes d’Amadou Koumba, de l’écrivain
sénégalais Birago Diop2.

1. Bernard Dadié, Le Pagne noir : contes africains, Paris,


Présence africaine, 1955.
2. Birago Diop, Les Contes d’ Amadou Koumba, Paris,
Présence africaine, 1947 ; Les Nouveaux Contes d’ Amadou
Koumba, Paris, Présence africaine, 1958.

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Le truchement et le traducteur

Avant de revenir sur cet auteur et sa recréation


en français des contes qu’il recueillit auprès
d’« Amadou Koumba », il faut indiquer que l’his-
toire de ce genre semble de prime abord donner rai-
son à ceux qui voient dans la littérature de traduction
un tribut payé à la langue impériale.
Ses auteurs furent en effet souvent des admi-
nistrateurs coloniaux qui publièrent des « traduc-
tions » constituant en général le type même de celle
qu’Antoine Berman appelle « appropriatrice et
réductrice ». Ajoutons : condescendante. Ces admi-
nistrateurs, dont il faut constater qu’on leur doit, ainsi
que l’écrit l’anthropologue Ralph Austen, nombre
des premiers recueils de textes oraux, « avaient pour
but professionnel le contrôle des Africains et donc
considéraient l’étude de leur littérature comme
une clef précieuse leur ouvrant “la psychologie des
indigènes”1 ». Nous en avons un modèle dans le
livre publié en 1913 par François-Victor Équilbecq,
administrateur-adjoint des colonies de son état,
sous le titre Essai sur la littérature merveilleuse des
Noirs, suivi de Contes indigènes de l’Ouest africain

1. Ralph Austen, « Africans Speak, Colonialism Writes : The


Transcription and Translation of Oral Literature before World
War II », in Discussions Papers in the African Humanities, Boston,
Mass., African Studies Center Boston University, 1990, p. 2.

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De langue à langue

français1. Et c’est bien comme traduction « appro-


priatrice », traduction-outil, que la préface écrite
par Maurice Delafosse présente l’ouvrage qu’il signe
comme « Administrateur en chef des colonies » :

Pour bien connaître une race humaine, pour appré-


cier sa mentalité, pour dégager ses procédés de raison-
nement, comprendre sa vie intellectuelle et morale, il
n’est rien de tel que d’étudier son folklore, c’est-à-dire
la littérature naïve et sans apprêts issue de l’âme popu-
laire et nous la livrant dans sa nudité primitive2.

De son côté, Austen a noté que les missionnaires


furent aussi des traducteurs de nombreux textes oraux :

Étant donné leur engagement dans certaines régions


précises d’Afrique et leur besoin d’apprendre les langues
locales aux fins d’évangélisation (et en particulier de tra-
duction de la Bible), ils produisirent des textes de litté-
rature orale dans des conditions souvent plus proches de
l’idéal académique contemporain que celles des admi-
nistrateurs, [nous donnant] ainsi des textes bilingues
(ou même exclusivement dans les langues locales)3…

1. Paris, Ernest Leroux éditeur, 1913.


2. Ibid., p. i.
3. R. Austen, « Africans Speak, Colonialism Writes : The
Transcription and Translation of Oral Literature before World
War II », art. cité, p. 3.

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Le truchement et le traducteur

La distinction entre la traduction des administra-


teurs et celle des missionnaires est importante. Ces
derniers traduisent dans les deux sens : la Bible dans
les langues indigènes, l’orature indigène dans les
langues impériales européennes. Ils rencontrent, au
cœur même du travail de traduire, l’hospitalité que
des langues, dès lors comparables, peuvent s’offrir
mutuellement.
Le théologien gambien et américain Lamin
Sanneh (1942-2019) a consacré un livre remar-
quable1 à faire entendre la signification de la traduc-
tion pour « la mission », en remettant en question
l’idée reçue selon laquelle elle s’inscrivait totale-
ment dans la mission, dite « civilisatrice », de la
colonisation. Cette signification, indique-t-il, est
à comprendre au contraire comme un respect pour
les cultures et les langues africaines en tant qu’elles
peuvent et doivent devenir le réceptacle du Message.
Soit. Mais, même lorsque les missionnaires
rejettent la notion « réductrice » et condescen-
dante de la traduction, ils partagent largement avec
les administrateurs la mise en œuvre de sa fonc-
tion « appropriatrice ». Celle-ci est manifeste dans

1. Lamin Sanneh, Translating the Message. The Missionary


Impact on Culture, New York, Orbis, 2e édition, 2015.

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De langue à langue

le choix qui est très souvent fait, par exemple, de


textes oraux se présentant comme des récits cosmo-
goniques dont la traduction va montrer qu’ils sont
compatibles avec le monothéisme et le récit biblique
de la création1. Même si elles poursuivaient d’autres
fins, c’est à ce genre d’aplatissement sur une fonction
de document que procédèrent aussi, le plus souvent,
les traductions des ethnologues.
La littérature de traduction, celle d’auteurs
comme Bernard Dadié ou Birago Diop, n’est pas la
continuation de ce « genre » marqué par sa naissance
coloniale. Elle en est au contraire la déconstruction.
Ces écrivains ont fait de la traduction de l’orature
tout autre chose que ce que l’appropriation impé-
riale avait construit sous le label « contes ». Ils l’ont
constituée comme une littérature créée par l’hospita-
lité réciproque entre les langues, dont ils organisèrent

1. Ralph Austen écrit ainsi que « là où le colonialisme mis-


sionnaire intervient le plus clairement dans la configuration de la
littérature […], c’est à la fois dans la construction de textes compa-
tibles avec les conceptions chrétiennes ainsi que dans la suppres-
sion d’une grande partie de ce qui entre en conflit avec de telles
valeurs. Cette construction est ce qu’il y a de plus significatif dans
la prolifération de “mythes de création” qui manifestent la dimen-
sion monothéiste du système de croyance africain » (« Africans
Speak Colonialism Writes : The Transcription and Translation of
Oral Literature before World War II », art. cité, p. 4).

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Le truchement et le traducteur

ainsi cette mise en rapport dont Antoine Berman fait


l’essence de la traduction.
Ce n’est pas parce qu’ils étaient des Africains et
que leur travail représentait en quelque sorte une
indigénisation de la traduction. C’est parce qu’ils
avaient su décentrer la langue impériale, lui imposer
la douce violence du métissage que crée le commerce
de langue à langue1.
D’ailleurs, par certains aspects, ils avaient eu un pré-
décesseur en Blaise Cendrars (1887-1961), le poète,
auteur en 1921 d’une Anthologie nègre, qui rompait
avec les traductions qui avaient été jusque-là pro-
posées. Bien sûr, Cendrars n’avait fait que compiler
les « contes » recueillis et traduits par les adminis-
trateurs coloniaux, les missionnaires et les anthropo-
logues : son anthologie répétait ainsi, en grande partie,
le travail de Fr.-V. Équilbecq. Et bien sûr, ainsi que
l’écrit Christine Le Quellec Cottier, il a manqué
de « prendre ses distances à l’égard d’une idéologie
colonialiste et évolutionniste alors dominante2 ».

1. Je paraphrase ici Antoine Berman qui écrit que, « dans


la traduction, il y a quelque chose de la violence du métissage »,
in L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne
romantique, Paris, Gallimard, 1984, p. 16.
2. Blaise Cendrars, Anthologie nègre, suivi de Petits Contes
nègres pour les enfants des Blancs, Comment les Blancs sont

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De langue à langue

Il reste que toute son entreprise va à l’encontre


d’une traduction condescendante et appropriatrice.
Pour lui, le transvasement en la langue impériale
n’est pas une valorisation de l’orature par « l’hyper-
centre » ; il est déperdition d’être, au contraire, ainsi
que le dit la courte « notice » qu’il s’autorise à écrire
pour présenter l’Anthologie au lieu d’une « préface »
ou d’un « avant-propos », qui auraient décidé de
la manière de lire les textes dont elle est composée :
il estime en effet qu’« objets et récits demandent à
être découverts pour eux-mêmes, en eux-mêmes, sans
intermédiaire analytique1 ».
Dans sa « notice », après avoir fait état de « tra-
vaux linguistiques » qui manifestent selon lui que
« nul n’est plus en droit d’ignorer en Europe que
l’Afrique des Noirs est un des pays linguistiques les
plus riches qui soient », Cendrars indique que ces tra-
vaux « sont unanimes à louer la beauté et la puissance
plastique de ces langues » et qu’il « n’y a peut-être pas
d’autres langues au monde qui aient un caractère plus
déterminé et plus de précision dans l’expression »2.

d’anciens Noirs et de La Création du Monde, textes présentés et


annotés par Christine Le Quellec Cottier, Paris, Denoël, 2005,
« préface », p. xxv.
1. Christine Le Quellec Cottier, in ibid., p. xxiii.
2. Ibid., p. 4.

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Le truchement et le traducteur

Il y a dans ces mots et dans cet éloge dithyram-


bique, à l’évidence, une volonté de convaincre, mais
deux points sont importants dans la « notice » : l’ac-
cent mis sur les langues de ces contes et l’insistance
sur leur littérarité. On ne demande pas à ces textes
d’ouvrir « l’âme » des indigènes, mais de manifester
leur littérature, de montrer la manière dont ils jouent
avec leurs propres mots.
Cendrars dit ainsi de certains de ces contes qu’ils
sont « modernes », et il efface les références, de
même que tous les éléments qui les aplatiraient sur
une valeur essentiellement documentaire, « ethno-
graphique ». Son but est de les rendre « à leur source
vive et […] pour cela les recréer1 ». Le regroupement
de ces récits « pour former une somme artistique et
non pas ethnologique2 » est ce qui a fait de la publi-
cation de l’Anthologie nègre l’événement littéraire
qu’il fut. Donner donc à lire une relation jubilatoire
à la langue et à la narration : voilà qui a aussi conduit
Cendrars à tirer de son Anthologie, quelques années
plus tard, des contes pour enfants.

1. Chr. Le Quellec Cottier, in ibid., p. xvi. Cette réception


des « contes nègres » par Blaise Cendrars est analogue à celle de
« l’art nègre » par les poètes et artistes comme Apollinaire ou
Picasso, etc. Le prochain chapitre revient sur ce point.
2. Ibid. p. xv.

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De langue à langue

Et, en ce qui concerne justement les langues afri-


caines à partir desquelles ces récits ont été traduits,
le poète nous invite à imaginer quelle « beauté » et
quelle « puissance plastique » elles possèdent pour
que, accueillis en une langue européenne, les imagi-
naires qu’elles portent continuent de garder, malgré
la perte en traduction, la plus grande force vitale. Il
nous est donc demandé d’imaginer la langue source
comme possédant encore plus d’être que ce dont
témoigne sa transcription en un idiome européen.
La notion d’une perte en traduction française
en même temps qu’une jubilation de la mise en
rapport et du métissage des langues est justement
ce qui s’exprime dans la réinvention du genre
« contes » par le truchement, devenu écrivain, que
fut Amadou Hampâté Bâ, mais aussi par les auteurs
classiques de cette littérature que sont Bernard
Dadié ou Birago Diop.

La langue inséminée
Birago Diop, justement, aimait à dire de sa reprise
créatrice des textes oraux qu’il n’était que le traduc-
teur, c’est-à-dire un pâle imitateur de la performance
orale, autrement plus belle et plus vivante, du griot
Amadou Koumba. Donner pour titres Les Contes

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Le truchement et le traducteur

d’Amadou Koumba et Les Nouveaux Contes d’Ama-


dou Koumba à deux recueils de textes lui permettait
ainsi d’accoler sur la couverture des livres au nom
du traducteur en français, le sien, celui du véritable
auteur en wolof, la « source vive » des textes, celui
d’Amadou Koumba.
Il est important en effet pour Birago Diop de se
dire « traducteur » du griot pour signifier que l’ora-
ture est déjà littérature, en tant que performance
dans une langue précise, avec ses techniques narra-
tives propres, et non l’émanation d’une « âme » col-
lective en attente de se voir accorder forme, sens et
valeur dans et par la langue « hypercentrale ».
Léopold Sédar Senghor a écrit pour Les Nouveaux
Contes d’Amadou Koumba une préface dans laquelle il
répond à ce qui avait été, onze ans plus tôt, « l’intro-
duction » de Birago Diop lui-même à son premier
recueil de Contes. Ce dernier avait en effet écrit :

Si je n’ai pu mettre dans ce que je rapporte l’am-


biance où baignaient l’auditeur que je fus et ceux que
je vis, attentifs, frémissants ou recueillis, c’est que je
suis devenu homme, donc un enfant incomplet, et par-
tant, incapable de recréer du merveilleux. C’est que
surtout il me manque la voix, la verve et la mimique de
mon vieux griot. Dans la trame solide de ses contes et
de ses sentences, me servant de ses lices sans bavures,

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De langue à langue

j’ai voulu, tisserand malhabile, avec une navette hési-


tante, confectionner quelques bandes pour coudre
un pagne sur lequel grand-mère, si elle revenait,
aurait retrouvé le coton qu’elle fila la première ; et où
Amadou Koumba reconnaîtra, beaucoup moins vifs
sans doute, les coloris des belles étoffes qu’il tissa pour
moi naguère1.

C’est à cette comparaison du texte traduit à un


pagne tissé qui aurait perdu dans l’opération le vif
de ses couleurs originelles que répond la préface de
Senghor lorsqu’il déclare qu’il ne faut pas s’y trom-
per si Birago Diop se déclare ainsi uniquement le tra-
duttore et donc inévitablement le traditore du griot.
Il faut y voir simple « modestie », pour ne pas dire
coquetterie d’auteur2.

1. B. Diop, Les Contes d’ Amadou Koumba, op. cit.,


« Introduction », p. 11-12.
2. Voici ce qu’écrit Senghor : « Or, donc, Birago Diop ne
prétend pas faire œuvre originale ; il se veut disciple du griot
Amadou, fils de Koumba, dont il se contenterait de traduire les
dits. Mais, on le devine, c’est par modestie. Car Birago Diop ne se
contente pas du mot à mot. Il a vécu, comme seuls savent le faire
les auditeurs négro-africains, les récits du griot, il les a repensés
et écrits en artiste nègre et français en même temps, se souvenant
que traduttore traditore », in B. Diop, Les Nouveaux Contes
d’ Amadou Koumba, op. cit., « Préface », p. 7.

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Le truchement et le traducteur

Birago Diop est, en réalité, le recréateur de ces


histoires qui acquièrent une vie autre, pleine, forte,
nouvelle dans une langue qui n’est plus étrangère dès
lors qu’elle accueille en son sein l’orature à laquelle le
traducteur l’a ouverte. En elle, la langue de la perfor-
mance orale ne disparaît pas mais continue d’exister
et de produire des effets littéraires.
Jean-Paul Sartre dans « Orphée noir », la préface
qu’il a écrite pour l’Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache de langue française de Senghor1, a
lu dans l’écriture des poètes noirs ainsi réunis une
manière pour les indigènes de l’empire de s’appro-
prier la langue coloniale, de la retourner pour lui
faire exprimer une autre ontologie, une autre esthé-
tique, une autre vérité que les vérités impériales. Le
texte de Sartre reste ainsi l’une des meilleures défini-
tions de ce que signifie contre-écrire : c’est effectuer
un décentrement de la langue hypercentrale pour
l’engager dans son devenir-africain.
De manière plus spécifique, le philosophe fit aussi
remarquer que chez nul autre mieux que chez Birago
Diop on ne sentait, dans le français classique le plus

1. Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie


nègre et malgache de langue française, précédée de « Orphée
noir » par Jean-Paul Sartre, Paris, Presses universitaires de
France, 1969 [1948].

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De langue à langue

pur, tel que l’écrivait ce poète qui était avant tout


un conteur, la présence de la langue et de l’orature
africaines. Et c’est cette écriture de la coprésence des
langues qui fait le style si caractéristique de l’œuvre
de Birago Diop et, plus largement, d’une littérature
africaine en français : un style de l’entre-deux, une
esthétique de langue à langue.
Lorsqu’il réfléchit à l’ambivalence du traduc-
teur, qui « veut forcer des deux côtés » : « forcer sa
langue à se lester d’étrangeté, forcer l’autre langue
à se dé-porter dans sa langue maternelle », c’est
tout naturellement qu’Antoine Berman se tourne,
dans une longue note, vers la position des « écri-
vains non français écrivant en français » et vers « les
littératures des pays francophones »1. C’est que
leur « français étranger », comme il l’appelle, leur
manière de « venir habiter notre langue », est la
meilleure illustration de ce qu’il dit de la traduction :
que son essence est d’être une fertilisation croisée.
Le poète mauricien Édouard Maunick, que Berman
cite à la fin de sa note, le dit bien en effet. Il s’agit
d’« inséminer le français ».

1. Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard,


1984, p. 18.

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3.
Translations de l’art classique africain

Les objets sont plus que jamais migrateurs, et parmi


eux les hommes, les cultures et les langues. Que
se passerait-il si nous en tenions vraiment compte
comme d’un fait marquant l’époque, différent des
antiques migrations humaines et des colonialismes
en tout genre ? Comment définir le nouvel âge
de transfert traductif que nous sommes en train
de vivre1 ?
Barbara Cassin et Danièle Wozny

Le 28 novembre 2017, à l’Université de


Ouagadougou, au Burkina Faso, le président fran-
çais Emmanuel Macron donna un discours expri-
mant sa volonté de refonder les relations entre son

1. Les Maisons de la sagesse-traduire. Une nouvelle aventure,


Paris, Bayard, 2021, p. 230.

83

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De langue à langue

pays et l’Afrique sur de nouvelles bases. En gage de


cette volonté, il reconnut que, puisqu’une partie
considérable de l’art classique africain se retrouvait
dans les musées d’Europe pour l’essentiel, il y avait
eu une spoliation qui demandait réparation. « Le
patrimoine africain, dit-il alors, ne peut pas être uni-
quement dans des collections privées et des musées
européens. Le patrimoine africain doit être mis en
valeur à Paris mais aussi à Dakar, à Lagos, à Cotonou,
ce sera une de mes priorités. »
Il fut alors demandé à Felwine Sarr et à Bénédicte
Savoy de préparer un rapport sur les modalités de ce
qui fut annoncé dans le discours comme « des res-
titutions temporaires ou définitives du patrimoine
africain en Afrique ». Les auteurs firent diligence,
et leur rapport devint un important ouvrage de
réflexion, non pas seulement sur ce que pourrait être
le processus de restitution, mais aussi sur le rôle que
celui-ci pourrait jouer dans la définition de futures
relations entre musées du Nord et du Sud1.
Le discours de Ouagadougou avait ainsi enclen-
ché une dynamique qui a déjà conduit à la restitu-
tion de certains objets au Bénin et au Sénégal, mais

1. Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine


africain, Paris, Philippe Rey et Seuil, 2018.

84

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Translations de l’art classique africain

« le combat de l’Afrique pour le retour de son patri-


moine » a une longue histoire qui a commencé avant
la naissance du président Macron. L’expression « le
combat de l’Afrique pour son art » est le titre de
l’ouvrage que Bénédicte Savoy a publié à la suite du
rapport dont elle est co-auteure, pour éclairer les dif-
férentes étapes qui ont marqué la longue marche vers
« le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine cultu-
rel irremplaçable1 », pour reprendre les mots d’Ama-
dou Mahtar Mbow que cite le rapport Sarr-Savoy.
Justement, parmi les différentes dates impor-
tantes qui furent autant de jalons de ce long combat,
B. Savoy distingue l’année 1978, qui fut celle du dis-
cours, resté célèbre, d’A. M. Mbow, alors directeur
général de l’Unesco. L’extrait suivant fut le cœur de
ce discours, dans lequel il parle des peuples qui, avec
leur patrimoine artistique, « ont été dépossédés »
d’une certaine « mémoire » :

[Ces peuples] savent, certes, que la destination de


l’art est universelle ; ils sont conscients que cet art qui
dit leur histoire, leur vérité, ne la dit pas qu’à eux, ni
pour eux seulement. Ils se réjouissent que d’autres

1. Bénédicte Savoy, Africa’s Struggle for its Art. History of


a Postcolonial Defeat, traduit de l’allemand par Susanne Meyer-
Abich, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2021.

85

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De langue à langue

hommes et d’autres femmes, ailleurs, puissent étudier


et admirer le travail de leurs ancêtres. Et ils voient bien
que certaines œuvres partagent depuis trop longtemps
et trop intimement l’histoire de leur terre d’emprunt
pour qu’on puisse nier les symboles qui les y attachent
et couper toutes les racines qu’elles y ont prises1.

On notera l’inscription des œuvres dans deux


registres métaphoriques différents qui les font
plantes d’une part, langage de l’autre.

La force des fétiches


Comparer ainsi les objets africains à des sortes
de rhizomes qui toujours émettent des racines en
« terre d’emprunt », c’est rappeler que leur voyage
ne fut pas simplement un déplacement mais aussi, lit-
téralement, une transplantation. Dire que ces objets
« parlent », qu’ils « disent » une « histoire », leur
« vérité » dans leur langue originelle, mais qu’ils se
sont aussi ouverts au langage « d’autres hommes et
d’autres femmes », « en terre d’emprunt », ailleurs
que dans les terroirs où ils ont été créés, c’est mani-
fester que leur voyage fut aussi traduction. Je parlerai
ainsi de leur translation pour jouer sur le sens que ce

1. Cité dans Restituer le patrimoine africain, op. cit., p. 38.

86

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Translations de l’art classique africain

mot a pris en anglais mais aussi sur sa signification en


linguistique1.
Utiliser les concepts de transplantation, de tra-
duction ou de translation n’est pas oublier que, dans
bien des cas, c’est la violence coloniale qui est à l’ori-
gine du transfert des œuvres vers les musées ethno-
graphiques en Europe, où elles ont été longtemps
entreposées comme des « curiosités », voire par-
fois des « monstruosités » ethnographiques : des
« fétiches », comme on les appelait. Ces concepts
insistent sur le fait que les objets africains ne sont
pas restés inertes dans ces musées, mais se sont avérés
force de vie et de transformation ; qu’ils ont conti-
nué d’être vivaces, ainsi que l’indique la métaphore
végétale. Et le concept de traduction dit que leur
vivacité a signifié qu’ils ont trouvé à se loger dans de
nouveaux langages, devenant ainsi des médiateurs et
faisant de leurs traducteurs aussi des médiateurs.
Ces traducteurs-médiateurs furent ceux que l’on
désigne comme des « primitivistes », d’un mot dont
Philippe Dagen note qu’il reste « courant », ainsi
que le montre le titre, Primitivism, sous lequel le
Musée d’Art Moderne de New York, le MoMA, a

1. En linguistique il indique le changement, d’un mot par


exemple, d’une catégorie grammaticale à une autre.

87

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De langue à langue

organisé en 1984 une exposition qui a fait du bruit1.


Le concept de primitivisme a une histoire que Dagen
rapporte ainsi :

Au début du xxe siècle, de jeunes artistes, en


Allemagne et en France d’abord, se prennent sou-
dain d’intérêt pour des objets venus principalement
d’Océanie en Allemagne et d’Afrique en France. Ces
artistes sont les fondateurs des mouvements d’avant-
garde nommés Die Brücke à Dresde, fauvisme et
cubisme à Paris et, peu après, Der Blaue Reiter à
Munich. Leurs noms sont les plus connus de leur
temps : Henri Matisse, André Derain, Pablo Picasso,
Georges Braque, Ernst Ludwig Kirchner, Emil Nolde,
Max Pechstein, Paul Klee, Vassily Kandinsky, Franz
Marc. Ils ont été précédés par Paul Gauguin, dont
tous connaissent alors les voyages et les œuvres. Grâce
à eux, des artefacts qui, jusqu’alors, étaient relégués
dans des musées ethnographiques ou circulaient
par les voies aléatoires de la brocante, cessent d’être
des curiosités plus ou moins monstrueuses ou gro-
tesques et accèdent au statut d’œuvres d’art, suscep-
tibles d’exercer quelque influence sur les travaux de
leurs découvreurs et admirateurs. Après la Première
Guerre mondiale, ce processus, s’élargissant, gagnant

1. Voir Philippe Dagen, Primitivismes. Une invention


moderne, Paris, Gallimard, 2019, « Préface ».

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Translations de l’art classique africain

un public plus nombreux, recommence avec le mou-


vement Dada et le surréalisme, André Breton, Paul
Éluard, Jean Arp, Joan Miró, Alberto Giacometti ou
André Masson. Voici, sommairement formulée, l’ac-
tion, et ses principaux protagonistes1.

Ce que dit donc le mot « primitivisme », c’est


que ce sont les avant-gardes européennes qui ont créé
les arts africains. D’artefacts muets elles auront fait
des œuvres, et à des objets proprement absurdes elles
auront prêté un langage compréhensible. Voilà donc
les fétiches devenus art, mais art primitif. En effet
l’intérêt soudain dont ils sont l’objet est celui qui
naît de la nostalgie que l’on peut éprouver pour un
état d’avant la civilisation, celui d’une condition pre-
mière de l’humain non encore corrompu par le pro-
grès et la modernité. Dans un comparatisme fondé
sur le principe que les sociétés et les humains qui
partagent une telle condition présentent les mêmes
caractères, on établit que les populations de régions
aussi éloignées que la Nouvelle-Guinée, le Gabon ou
les Îles Marquises, mais aussi celles des fous ou celles
d’Europe non touchées par le progrès, créent tout
naturellement des artefacts analogues qui reflètent
le même état premier. Et cet état est aussi celui

1. Ibid.

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De langue à langue

des enfants1. « Primitivisme » est un concept euro-


centrique et paresseux.
Sa nature eurocentrique signifie que les artefacts
primitifs, ultimement, ne sont en eux-mêmes pour
rien dans la transmutation en objets d’art qu’ils
ont connue, ni a fortiori dans la direction qu’ils ont
imprimée à la création artistique moderne. Tout au
plus ont-ils été des intermédiaires, des truchements,
à l’occasion desquels les avant-gardes ont su renouer
avec un état premier qui avait été enfoui sous le
« progrès ». Ainsi ces avant-gardes auront-elles été
les seuls inventeurs de ce que l’on a appelé, au début
du xxe siècle, « l’art nègre ».
Le concept est également paresseux, car il autorise
à s’en tenir aux ressemblances morphologiques appa-
rentes, en étant aveugle et insensible aux différences.
Point n’est alors besoin, en effet, d’un examen précis
des masques et sculptures pour aller vers les « philo-
sophies » dont elles sont le langage visuel. Il suffira
d’invoquer quelque vague capacité des traits géné-
raux de l’art dit « primitif » à fournir une inspira-
tion aux avant-gardes européennes.
Les arts africains dans le primitivisme seront donc
moins la réalité d’objets identifiés pour leur impact

1. Ibid.

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Translations de l’art classique africain

sur le cours du modernisme artistique que la seule


imagination de poètes et artistes européens créant de
nouveaux langages visuels tirés de leur propre fonds,
tout en construisant ainsi la signification à accorder
aux créations des « primitifs ». Cette manière de
percevoir leurs arts dans l’indistinction « reflète »
alors, écrit Joshua Cohen, « le bourbier conceptuel
de ce que le critique littéraire Christopher Miller a
appelé “une page vide et sombre” où l’Afrique joue le
rôle d’un écran sur lequel se projettent les imagina-
tions et les épistémologies occidentales »1.
Contre cette façon de « minimiser, d’effacer,
ou de nier le rôle des traditions artistiques non
occidentales, d’Afrique et d’ailleurs dans le déve-
loppement du modernisme2 », des historiens de
l’art comme Philippe Dagen ou Joshua Cohen ont
remis aujourd’hui en question le « primitivisme »,
qui porte « le récit têtu d’un génie européen auto-
suffisant »3.

1. Joshua Cohen, The « Black Art » Renaissance. African


Sculpture and Modernism Across Continents, Oakland, University
of California Press, 2020, p. x.
2. Joshua Cohen, « Fauve Masks : Rethinking Modern
“Primitivist” Uses of African and Oceanic Art, 1905-8 », in The
Art Bulletin, vol. 99, no 2, juin 2017, p. 137.
3. Ibid.

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De langue à langue

Il s’agit donc, contre « le bourbier conceptuel »,


de mener l’examen précis, la lecture rapprochée des
traductions jadis effectuées par les artistes européens,
en position de médiateurs, du langage visuel d’arte-
facts qui furent ainsi eux-mêmes des médiateurs et
non des intermédiaires ou des truchements : simples
points d’appui d’une inspiration qui leur déclarera,
en définitive, que « l’art nègre, connais pas ! ». C’est
ainsi qu’un aspect important du travail de Joshua
Cohen consiste à suivre la trace de sculptures identi-
fiées jusqu’à leur traduction dans le langage d’œuvres
modernes précises. Par exemple, Maurice de Vlaminck
raconte avoir acquis, un après-midi de l’an 1905, dans
un bar d’Argenteuil, trois statuettes qui, dit-il, lui révé-
lèrent alors ce jour-là « l’art nègre » et le remuèrent
jusqu’au plus profond de lui-même, selon ses propres
mots. Cela le conduisit à acheter à un ami de son père
tout un lot de sculptures africaines dont celui-ci vou-
lait se débarrasser. Parmi elles un « masque blanc
Fang » qu’il accrocha au-dessus de son lit avant de
finir par le céder à son ami Derain qui insista pour
l’avoir. C’est dans l’atelier de ce dernier que Picasso
et Matisse le virent et en furent absolument saisis1.

1. Cette histoire que raconte Vlaminck dans ses Portraits


avant décès de 1943 est citée longuement par J. Cohen, The

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Translations de l’art classique africain

Dire que ce fut là un des débuts de la vogue de


« l’art nègre » ne suffit pas. Il est important de suivre
la trajectoire du masque Fang jusqu’au moment où il
a trouvé traduction dans Les Baigneuses de Vlaminck
et La Danse de Derain, comme un masque Kru de
Côte d’Ivoire trouvera traduction en 1912 dans la
série des guitares de Picasso1…
Et, à propos de traduction et de médiation, on se
souviendra que Picasso a employé, en en soulignant
l’importance, le mot d’intercession dans un dialogue
que reconstituera Malraux : l’artiste déclara, à propos
des masques africains, que, loin d’être des « sculp-
tures comme les autres », ils étaient des intercesseurs,
ajoutant que c’est depuis lors qu’il connaît ce mot
en français2. C’est, au fond, ce qu’Amadou Mahtar
Mbow a dit des œuvres que des « symboles attachent
à leur terre d’emprunt ». À l’extrême opposé de la
domination que porte en lui le label « primiti-
visme3 », l’intercession est création, dans la récipro-

« Black Art » Renaissance. African Sculpture and Modernism


Across Continents, op. cit., p. 26-27.
1. Ibid., p. 36-37 et 75-76.
2. André Malraux, La Tête d’obsidienne, Paris, Gallimard,
1974, p. 17-18.
3. Il est appliqué, de l’extérieur, à la démarche des médiateurs
que furent les poètes et artistes de l’avant-garde. C’est ainsi que
Joshua Cohen note que « “primitivisme” n’apparaît nulle part

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De langue à langue

cité, d’une relation symbolique, de cette « mise en


rapport » qu’est la traduction selon Antoine Berman.
On pourrait m’objecter ici que, même si l’on éli-
mine toute référence au primitivisme, loin d’être
des médiateurs, les artistes de l’avant-garde ont été
des appropriateurs, un néologisme pour rappeler
que nous vivons une période de grande sensibilité à
l’« appropriation culturelle ». Leur conférer le sta-
tut d’intercesseurs serait alors leur reconnaître un
droit de propriété sur la signification d’œuvres qui
n’en auraient pas, ou plus, par elles-mêmes. Ainsi
les masques classiques africains vaudront-ils désor-
mais uniquement pour avoir donné leurs visages aux
Demoiselles d’Avignon.
La défiance systématique devant tout ce qui pour-
rait ressembler à une appropriation culturelle peut
remettre en question la notion d’une éthique de
la traduction. Sur ce point, le philosophe Kwame
Anthony Appiah a raison de dire que bien sou-
vent ce concept « est mal pensé », et qu’il nous
fait commettre « la faute de considérer les pra-
tiques culturelles en quelque sorte comme la pro-
priété intellectuelle d’une entreprise ». Alors qu’il

dans les écrits de Derain », The « Black Art » Renaissance. African


Sculpture and Modernism Across Continents, op. cit., p. 50.

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Translations de l’art classique africain

n’est porté atteinte à la culture de l’autre, explique-


t-il, que lorsqu’il y a un manque de respect pour
elle1. Dans le cas de la médiation des avant-gardes,
il y eut un vrai travail de traduction. Que les artistes
se soient mis avec respect à la tâche de traducteurs
des arts d’Afrique, rien ne l’exprime mieux que la
patience avec laquelle André Derain s’est exercé, lors
de sa visite en 1906 au British Museum à Londres, et
en particulier à la section ethnographique du musée,
à faire des croquis d’œuvres « primitives », d’Océa-
nie tout particulièrement. Le travail a consisté à faire
ainsi courir sa main munie du crayon comme pour
s’incorporer par elle le langage visuel des objets.
Dans un article qui eut un grand écho, Simon
Gikandi a dénoncé le fait que les artistes des avant-
gardes, Picasso en particulier, n’ont justement fait
preuve d’aucun respect lorsque, en même temps qu’ils
traduisaient le langage visuel des artefacts venus de ce
continent, ils manifestaient au mieux une profonde

1. K. A. Appiah répond ainsi, dans le New York Times


Magazine (daté du 22 août 2021) où il tient régulièrement une
tribune sur les questions éthiques, à un lecteur qui s’inquiète
– signe des temps ! – de savoir s’il est coupable d’appropriation
culturelle lorsqu’il utilise à des fins de thérapie de groupe des
éléments empruntés à des cultures amérindiennes. Quelle
marque de respect plus éloquente, le rassure K. A. Appiah, que
de mettre en œuvre ces pratiques pour soigner des personnes !

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De langue à langue

indifférence pour la « vraie » Afrique derrière [ses]


objets d’art1. Ph. Dagen a lui aussi évoqué ce « para-
doxe » : « Admirer l’art nègre et mépriser les Africains :
ce paradoxe pourrait se révéler persistant, si gênante
soit cette observation pour la belle histoire de l’art
moderne telle qu’elle est racontée le plus souvent2. »
Ce qui a contribué au retentissement de l’article
de Simon Gikandi, c’est qu’il constitue une réponse
éloquente à l’événement que fut, en 1984, l’exposi-
tion « Primitivism » in 20th Century Art :Affinity of
the Tribal and the Modern au Musée d’Art Moderne
de New York, ainsi qu’à l’imposant catalogue qui
l’accompagnait, sous le même titre, dirigé par
William Rubin3. Une réponse à deux présupposés
d’une histoire de l’art qui, d’une part, vise à « mini-
miser le rôle constitutif joué par l’Afrique dans la
création du modernisme4 », et qui, d’autre part,

1. Simon Gikandi, « Picasso, Africa, and the Schemata


of Difference », in Modernism/Modernity, vol. 10, no 3, 2003,
p. 455-480.
2. Ph. Dagen, Primitivismes. Une invention moderne, op. cit.,
p. 329.
3. William Rubin (dir.), « Primitivism » in 20th Century
Art : Affinity of the Tribal and the Modern, New York, Museum
of Modern Art, 1984.
4. S. Gikandi, « Picasso, Africa, and the Schemata of
Difference », art. cité, p. 458.

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Translations de l’art classique africain

répète que l’impact des objets sur un artiste comme


Picasso fut surtout psychologique, qu’il fut l’effet
des « forces » qu’ils contiennent et qui agissent, de
manière « subliminale » ou « inconsciente », plu-
tôt qu’à travers un vrai travail « intertextuel »1.
Il est vrai que le récit que fait Picasso lui-même de
l’impact qu’eut sur lui sa visite, en 1906, du musée
du Trocadéro, peut suggérer de placer son rapport
aux objets sur un plan strictement psychique. Voici
ce qu’il dit, en effet, du regard que les masques
posèrent sur lui comme en miroir du regard qu’il
posait sur eux :

Quand je suis allé au Trocadéro, c’était dégoûtant.


Le marché aux puces. L’odeur. J’étais tout seul. Je vou-
lais m’en aller. Je ne partais pas. Je restais. Je restais.
J’ai compris que c’était très important : il m’arrivait
quelque chose, non ? Les masques, ils n’étaient pas des
sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient
des choses magiques2.

Ce qu’exprime Simon Gikandi dans sa critique des


deux présupposés, qui sont évidemment liés, tels qu’ils
apparaissent en particulier dans l’article « Picasso »,

1. Ibid., p. 469.
2. In A. Malraux, La Tête d’obsidienne, op. cit., p. 18.

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De langue à langue

signé par William Rubin, c’est que l’impact psycho-


logique ne doit pas occulter le travail de traduction.
La notion de « forces obscures » contenues dans
les objets perpétue la thèse ethnographique selon
laquelle ils sont des « fétiches » plutôt que des
œuvres d’art et ne sauraient donc « signifier » par
leurs formes visibles, en dehors des seuls contextes
rituels où la fonction cérémonielle qui fait tout leur
être peut se déployer. Une fois qu’ils sont déterri-
torialisés, ils ne « parlent » pas, mais ils peuvent
s’insinuer comme « forces » dans des inconscients
artistiques auxquels il revient alors de leur donner
une vraie expression.

La danse des mutants


Ce n’est pas que le langage des « forces » ne
puisse être employé pour parler de ce qui a présidé à
la création des objets. Bien au contraire. Des philo-
sophes comme le Ghanéen William Emmanuel
Abraham ou le Sénégalais Léopold Sédar Senghor
ont insisté sur l’idée que, au-delà des différences qui
existent d’une région à une autre du continent, il
existe un dénominateur commun des arts d’Afrique :
leur parti-pris d’abstraction, de détournement de la
simple reproduction de la réalité, et leur ambition de

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Translations de l’art classique africain

traduire ainsi une autre approche de la réalité, une


connaissance de cette dernière comme un univers de
forces, comme élan vital, pour employer un concept
bergsonien.
En conséquence, l’œuvre que crée l’artiste est
« religieuse », d’abord parce qu’elle participe d’une
connaissance vitale de la réalité comme flux créateur.
C’est ce flux que récapitule en lui l’objet auquel il
donne naissance. Celui-ci traduit donc, en interces-
seur, un mouvement qui soulève les forces « infé-
rieures » que sont les matériaux mis ensemble vers la
force émergente supérieure de leur composition, vers
ce que L. S. Senghor appelle « la lumière de l’esprit ».

Le rythme [est cette] force qui à travers les sens


nous saisit à la racine de l’être. Il s’exprime par les
moyens les plus matériels, les plus sensuels : lignes,
surfaces, couleurs, volumes en architecture, sculpture
et peinture ; accents en poésie et musique ; mouve-
ments dans la danse. Mais ce faisant il ordonne tout ce
concert vers la lumière de l’Esprit1.

Les formes stylisées, géométriques, que le sculp-


teur réunit convergent pour manifester l’existence

1. L. S. Senghor, « L’esthétique négro-africaine », in Liberté,


t. I, Négritude et humanisme, op. cit., p. 211-212.

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De langue à langue

d’une « force ordinatrice » qui les maintient donc


ensemble en son « rythme ». La création de l’œuvre
est ainsi l’acte religieux de faire advenir une force spi-
rituelle à partir de forces matérielles. Dire avec insis-
tance que les artefacts africains ne sont pas « art »
parce que leur raison d’être est leur fonction rituelle,
c’est ignorer que ce qui les rend « religieux » ou
« spirituels » n’est pas d’abord le rôle qu’ils peuvent
jouer dans une cérémonie, mais la poièsis qui leur
a donné naissance. Et c’est par elle qu’ils sont des
objets d’art, pleinement et éminemment.
Et voilà pourquoi ils ne sont pas muets mais
parlent en effet le langage de leurs formes qu’ils
ont donné à traduire aux avant-gardes. Ils sont res-
tés force de vie, actifs par eux-mêmes dans la créa-
tion de la modernité artistique. Je les appelle des
« mutants », en rappelant que ce mot est un parti-
cipe présent qui indique qu’ils ne sont pas le résultat
d’une métamorphose dont le principe leur est tota-
lement extérieur, mais la métamorphose elle-même,
toujours en train d’opérer comme manifestation de
l’élan vital1.

1. Voir S. B. Diagne, « Musée des mutants », in Esprit,


no 406, juillet-août 2020, p. 103-111.

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Translations de l’art classique africain

Pour ce qui concerne la « minimisation » de leur


rôle dans la modernité, S. Gikandi a raison de souli-
gner qu’elle exprime un « combat pour un pur Picasso,
non contaminé par l’Afrique1 ». Faut-il pour autant
imputer aux avant-gardes, en particulier à Picasso, un
manque de « respect » pour l’Afrique ? S. Gikandi
consacre une grande partie de son analyse à montrer
un Picasso qui ne se serait jamais vraiment débarrassé
d’une manière « andalouse » de considérer comme
absolument « autre » l’Afrique des « Maures »,
relativisant ainsi son engagement pour l’émancipa-
tion du continent, malgré sa relation avec les « inter-
cesseurs » que sont les créations de l’art africain.
À cela, il pourrait être répondu, à partir de sa bio-
graphie, de ses actions, de ses amitiés, que si l’Anda-
lou ne fut pas Jean-Paul Sartre et un « porteur de
valise », il n’en fut pas moins un homme engagé
pour la libération, par exemple aux côtés du mouve-
ment intellectuel anticolonial qui s’est créé autour
de la maison Présence africaine. Mais, au fond, la
question est surtout que le respect, il faut le répéter,
est dans le travail de traduction lui-même, dont il est
la condition et la force motrice.

1. S. Gikandi, « Picasso, Africa, and the Schemata of


Difference », art. cité, p. 466.

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De langue à langue

C’est pourquoi les avant-gardes qui s’incor-


porèrent les objets d’art africains, en manifestant
ainsi les racines que ceux-ci avaient créées dans leur
« terre d’emprunt », ont également accompli un
geste de réciprocité, un geste, disons le mot : déco-
lonisateur. Il n’y a nulle naïveté à en juger ainsi. Il
y a en revanche la décision de refuser une lecture
cynique du travail de traduction, aveugle à ce qu’il
est en son essence : générosité et hospitalité.
Dira-t-on alors que ces traducteurs-médiateurs
ont manqué le sens même de ce qu’ils ont traduit
par ignorance des terroirs dans lesquels ils ont été
produits ? Pour Amadou Mahtar Mbow, s’ils ont
trahi, c’est, selon l’expression italienne bien connue
– traduttore traditore –, pour avoir traduit. On sait
bien que, du côté de l’œuvre à traduire, il y a toujours
une « résistance » que le médiateur « rencontre dès
avant de commencer sous la forme de la présomp-
tion de non-traduisibilité, qui l’inhibe avant même
d’attaquer l’ouvrage »1. Et le travail de traduction,
dont Paul Ricœur dit que c’est un « drame », est
aussi un travail de deuil qui assume « l’impossibi-
lité de combler l’écart entre équivalence et adéqua-
tion totale », tout en goûtant « le plaisir de recevoir

1. Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 10.

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Translations de l’art classique africain

chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole


de l’étranger »1.

L’interminable voyage des intercesseurs


Pour revenir à la question de la restitution, il
doit être bien clair que le langage des objets restera
« parole de l’étranger », même après leur retour,
pour ceux et celles qui les accueilleront dans leurs
« terres d’origine ». Il y a toujours bien sûr des
objets précis qui remplissaient certaines fonctions
précises et dont le départ a causé une béance qui
attend de se refermer sur eux. Ceux-là retrouveront
la place vide qui les attend. Sera-ce retrouver une
signification dans laquelle ils pourraient se réinstal-
ler comme si leur déterritorialisation n’avait jamais
eu lieu ?
Cette question a été souvent posée, mais dans
un sens que l’on peut dire pervers, par maints direc-
teurs de musées européens durant le long « combat
de l’Afrique pour son art ». Il s’agissait pour eux de
résister à toute velléité de restitution en faisant valoir
que les groupes ethniques, qui seuls étaient légiti-
mement en mesure de réclamer les objets d’art que

1. Ibid., p. 20.

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De langue à langue

leurs cultures avaient créés, pouvaient très bien avoir


connu de profonds changements et ne plus recon-
naître ces objets. S’ils étaient devenus chrétiens ou
musulmans par exemple, ils pouvaient même être
opposés à un « retour » de créations dans lesquelles
ils ne voyaient plus que des… « fétiches ».
À la question ainsi posée et à cette résurgence
du langage de l’ethnologie coloniale, le rapport de
Felwine Sarr et Bénédicte Savoy avait fort juste-
ment répondu que les objets d’art conservés en tant
que tels dans les musées européens seraient égale-
ment restitués en tant que tels à des États, et non
à des groupes ethniques. Il appartiendrait alors aux
nations africaines de les « resocialiser », selon le
mot des auteurs, de la manière qu’elles jugeraient
être la meilleure.
La resocialisation demandera une retraduction.
Les sculptures de l’art africain classique reve-
nues « dans leurs propres demeures » parleront une
langue faite d’hybridations multiples, qui deman-
dera à être traduite. La translation du retour n’an-
nule pas celle du départ, elle s’y ajoute. Comme
Derain visitant les galeries ethnographiques du
British Museum, les artistes africains qui veulent
converser avec les œuvres d’art du passé devront
apprendre à les traduire, à faire courir eux aussi le

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Translations de l’art classique africain

crayon et la main pour apprendre à les incorporer,


peut-être, dans des créations nouvelles.
L’artiste sud-africain Ernest Mancoba (1904-
2002) avait ainsi été formé, dans les écoles angli-
canes, à la sculpture en bois dans la tradition
occidentale la plus classique. De cet apprentissage
témoigne l’une de ses œuvres naturalistes parmi les
plus célèbres, sa Bantu Madonna de 1929. C’est en
1936 qu’il rencontra l’art nègre et, comme le dit
un article de journal consacré alors à son travail, il
« cessa de suivre des styles européens en sculpture
et en art » pour « appliquer avec enthousiasme à
ses propres conceptions » sa « “découverte” de l’art
nègre d’Afrique »1. Car l’art classique d’Afrique
centrale lui fut, à lui aussi, une « découverte », la
rencontre avec un langage qu’il lui fallut apprendre
à traduire2.

1. Cet article est cité par Joshua Cohen, The « Black


Art » Renaissance : African Sculpture and Modernism Accross
Continents, op. cit., p. 132.
2. Il en est de même pour les artistes contemporains. S’ils
sont descendants de « ceux qui créèrent le patrimoine », ils
n’en doivent pas moins effectuer le travail de traduction dans
les langues d’aujourd’hui pour pouvoir le recevoir. Parlant des
artistes congolais aujourd’hui, le philosophe Jean-Luc Aka-Evy
souligne que leur métier n’est plus celui qui a produit l’art clas-
sique de la région, expliquant que celui-ci est devenu « urbain »

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De langue à langue

La fidélité au patrimoine sera dans le mouvement


de le traduire.
D’un mot, la translation continue et, comme
Ulysse de retour à Ithaque, elle ne reste pas en
place ; l’odyssée des objets devenus « diaspo-
riques1 » n’aura pas de fin. Il est désormais dans leur
nature d’appartenir également à leurs différentes
« terres », manquant toujours où ils ne sont plus.
De manière générale, au-delà de l’art, il est impor-
tant aujourd’hui de rappeler cette leçon que le
patrimoine est partage, qu’il ne sert pas à l’exalta-
tion des identités mais à l’ouverture de celles-ci sur
une humanité commune. Voilà pourquoi, lorsqu’ils
seront légalement rapatriés, les objets d’art afri-
cains restitués devront continuer d’aller et de venir,
et d’être comme les oiseaux qui se partagent entre
l’Europe et l’Afrique, passant les hivers ici, les étés
là : des migrateurs.

et « individuel ». Voir Jean-Luc Aka-Evy, Créativité africaine et


primitivisme occidental, Paris, L’Harmattan, 2018, p. 197-198.
1. Felwine Sarr et Béatrice Savoy reprennent ce mot de l’his-
torien de l’art John Peffer à propos des artefacts africains arrachés
au continent.

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4.
Le philosophe comme traducteur

Une université décolonisée devrait placer les lan-


gues africaines au centre de son projet d’enseigne-
ment et d’apprentissage. Colonialisme rime avec
monolinguisme. L’université africaine de demain
sera multilingue. Elle enseignera en swahili, isiZulu,
isiXhosa, shona, yoruba, hausa, lingala, gikuyu, et
elle enseignera toutes ces autres langues africaines
que sont devenus le français, le portugais ou l’arabe,
tout en faisant une place au chinois, à l’hindi, etc.1.
Achille Mbembe

Philosophie de la grammaire
En 1958, Émile Benveniste publiait dans la
revue Les Études philosophiques un article intitulé

1. « Decolonizing the University. New Directions », in Arts


and Humanities in Higher Education, vol. 15, no 1, 2016, p. 36.

107

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De langue à langue

« Catégories de pensée et catégories de langue1 »,


dans lequel il posait deux actes philosophiques
majeurs. Le premier était de questionner, du point
de vue d’un linguiste, les fondements mêmes d’une
histoire de la métaphysique occidentale telle qu’elle
reposait sur la doctrine aristotélicienne des caté-
gories. Le second était de comparer, c’est-à-dire,
répétons-le, de poser ensemble, sur un même plan
d’égalité, le grec et l’ewe en tant que porteurs de
deux « métaphysiques de l’être » différentes2.

1. Émile Benveniste, « Catégories de pensée et catégories


de langue », Les Études philosophiques, nouvelle série, 13e année,
no 4, octobre/décembre 1958, p 419-429. Le texte est repris dans
les Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
2. Benveniste dit de l’ewe qu’il s’agit d’une « langue parlée
au Togo » (« Catégories de pensée et catégories de langue »,
art. cité, p. 427). En fait, cette langue est parlée également dans
le sud du Ghana ainsi qu’au Bénin. On notera que le philosophe
béninois Paulin Hountondji – dans un article important qu’il
consacre, avec la précision de quelqu’un qui comprend la langue,
à l’évaluation des exemples de Benveniste – note qu’il faudrait
écrire en français eve et non ewe, qui est, dit-il, un « germanisme
hérité de l’époque de la domination allemande au Togo, w se pro-
nonçant v en allemand ». Voir Paulin Hountondji, « Langues
africaines et philosophie : l’hypothèse relativiste », in Les Études
philosophiques, no 4, octobre-décembre 1982, p. 393-406, et
no 12, p. 397. Cette précision faite, j’ai quand même gardé ici
la graphie ewe toujours courante, pour une raison de cohérence
avec le texte de Benveniste.

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Le philosophe comme traducteur

Le questionnement était dans la thèse de l’article


selon laquelle, lorsque Aristote énumère la liste des
« catégories » universelles qui selon lui organisent
notre expérience, c’est-à-dire « la totalité des prédi-
cats que l’on peut affirmer de l’être », il ne fait que
« retrouver certaines des catégories fondamentales
de la langue dans laquelle il pense »1, à savoir le grec.
Cette thèse met en jeu l’universalité des catégories
de l’être et de la pensée en les ramenant à la langue
grecque et à sa grammaire propre.
Émile Benveniste cite le passage du traité aristoté-
licien des Catégories (chap. IV), qu’il dit « essentiel »
et qu’il « traduit littéralement ». Ensuite, dans son
commentaire, il fait apparaître que si « substance »
est la catégorie qui, à la question du « quoi ? », donne
pour réponse un nom, « quantité », celle qui répond
à la question du « combien ? », et ainsi de suite pour
la qualité (question du quel ?), la relation (question
du relativement à quoi ?), le lieu (question du où ?),
le temps (question du quand ?), la position (ques-
tion de la posture ?), l’état (question de l’état ?), l’ac-
tion (question du faire ?), et la passion (question du
subir ?), c’est parce que ces différents prédicats ne

1. É. Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de


langue », art. cité, p. 421-422.

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De langue à langue

sont pas « des attributs découverts dans les choses »


mais correspondent à une classification « émanant de
la langue même »1. Dans laquelle on trouve une classe
des substantifs, celle des adjectifs dérivés de pronoms,
celle des adjectifs comparatifs, des adverbes de lieu et
de temps, des voix active et passive…
Après cette démonstration de la nature linguis-
tique (et donc relative à la langue grecque) des caté-
gories de l’être, Benveniste examine « être », ou
« l’être » lui-même, dont il dit qu’il « enveloppe
tout » et que « sans être un prédicat lui-même », il
est « la condition de tous les prédicats »2. Le grec
possède un verbe « être » qui joue le rôle de copule
lorsqu’il s’agit d’attribuer à un sujet S un prédicat P,
ce qui donne une proposition de la forme « S est P ».
Par ailleurs, l’article fait de ce verbe, en français par
exemple, un nom lorsqu’il garde sa forme d’infinitif,
mais en d’autres langues « à copule » cette substan-
tivation s’effectue sur le participe présent. On a ainsi
des équivalents de l’étant dans bien des langues indo-
européennes.
Voilà donc qui donne raison à Nietzsche lorsqu’il
écrivait :

1. Ibid., p. 424.
2. Ibid., p. 426.

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Le philosophe comme traducteur

L’étrange air de famille de toutes les pensées hin-


doues, grecques et allemandes, ne s’explique que trop
bien. Quand il y a parenté linguistique il est inévi-
table qu’une philosophie commune de la grammaire
– je veux dire la prépondérance et l’action des mêmes
fonctions grammaticales – prédispose la pensée à pro-
duire des systèmes philosophiques qui se développent
de la même manière et se suivront dans le même ordre,
alors que la voie semble barrée à certaines autres possi-
bilités d’interpréter l’univers1.

Les philosophies hindoues, grecques, allemandes


ont en commun de se dire dans des langues indo-
européennes, et c’est précisément pour leur oppo-
ser « d’autres possibilités d’interpréter l’univers »
qu’Émile Benveniste pose la question d’une « méta-
physique de l’être » qui ne reposerait pas sur le mot
« être » et ses usages dans les langues à copule.
Avant d’examiner ce décentrement par l’ewe, une
« langue de type tout autre2 », qu’effectue le lin-
guiste, il faut rappeler les objections philosophiques
qui ont été opposées à ce qui a des allures de réduc-
tion de la philosophie à la langue (plutôt qu’au

1. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Livre I, § 20, in


Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1967-1997, p. 35.
2. É. Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de
langue », art. cité, p. 427.

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De langue à langue

langage), et principalement la réponse que donne


Jacques Derrida à ce qui lui apparaît comme des
« apories dans lesquelles on semble s’engager dès
qu’on s’apprête à définir les contraintes qui limitent
le discours philosophique1 ».
Il y a ainsi, dit-il, par exemple, le fait que, lorsqu’on
place ainsi en vis-à-vis les catégories linguistiques et les
catégories de pensée, alors même que l’on reconnaît
que la pensée ne saurait être une matière à laquelle
le langage viendrait donner forme, on fait « comme
si » c’était le cas. Et Derrida de rappeler aussi que
la question n’est pas nouvelle et que l’on « avait
très précisément, et depuis très longtemps, reconnu
dans [les] catégories [d’Aristote] des productions
de la langue2 ». Il cite ainsi, parmi les travaux qui
ont précédé l’article de Benveniste, l’examen, en
1846, de Trendelenburg, et plus récemment celui de
Brunschvicg dans Les Âges de l’intelligence. De ces
travaux, Derrida dit qu’ils pourraient même sembler
avoir été paraphrasés dans « Catégories de pensée et
catégories de langue ».

1. Jacques Derrida, « Le supplément de copule : la philo-


sophie devant la linguistique », in Langages, no 24, décembre
1971, p. 17.
2. Ibid., p. 23.

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Le philosophe comme traducteur

Translatio studii
Mesurer ce que les catégories de pensée doivent
à une « philosophie de la grammaire » inhérente à
la langue, c’est soumettre celle-ci à « l’épreuve de
l’étranger », autrement dit de la traduction. On
pourrait ajouter que cette épreuve sera d’autant plus
instructive que les langues, celle qui est traduite et
celle qui la reçoit, sont plus éloignées. Il est vrai que
Cicéron s’est trouvé intimidé par la tâche de tra-
duire en sa langue romaine les concepts qu’il avait
appris à penser en grec, après avoir écarté les objec-
tions à la fois de ceux qui condamnaient l’étude
même de la philosophie et de ceux qui estimaient
qu’une telle poursuite ne pouvait se mener que
dans l’idiome originaire de Platon ou d’Aristote.
Contre ces derniers, tout particulièrement, Cicéron
a affirmé qu’accueillir « les génies divins » (divina
illa ingenia) que furent les penseurs grecs en langue
latine, pour les rendre familiers à ses concitoyens,
était avant tout un service à leur rendre1.

1. Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, texte


établi et traduit par Jules Martha, Paris, Les Belles Lettres, 1928,
Livre I, III, 7.

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De langue à langue

Lorsqu’on relit les réflexions de Cicéron sur l’en-


treprise de traduire la philosophie grecque en latin,
on a du mal à imaginer que les choix qu’il a propo-
sés de mots nouveaux (par exemple du mot quali-
tas comme équivalent du grec poiótēs pour traduire
la catégorie de « qualité ») aient pu passer aux yeux
de ses contemporains pour autant d’incongrui-
tés : car on sait que ces mots sont devenus ensuite
des concepts courants et que, de manière générale,
la translatio studii, autrement dit le transfert, d’une
culture à une autre, d’une langue à une autre, de la
pensée grecque a fait du latin en Europe, et ce pendant
des siècles, l’idiome par excellence de la philosophie.
Dans le fond, l’inquiétude de Cicéron devant
la tâche de traduire n’avait guère de raison d’être.
Le latin recevant la philosophie grecque partage
avec la langue de celle-ci une « philosophie com-
mune de la grammaire », pour reprendre le pro-
pos de Nietzsche. Modeler qualitas, la « quel-ité »
d’une chose, sur poiótēs est effectuer, d’une langue
à l’autre, une opération analogue à celle qui permet
de passer du mot interrogatif « quel ? » au terme
abstrait qui parle de la qualité de la chose en ques-
tion. Et il y a bien sûr les « possibilités » analogues
qu’ouvrent les usages similaires du verbe être. La tra-
duction de la métaphysique aristotélicienne de l’être,

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Le philosophe comme traducteur

du grec à la langue de Rome, fut, à bien des égards,


moins l’épreuve de l’étranger que l’expérience d’une
« philosophie commune de la grammaire ».
Ce qu’Émile Benveniste dans son article de 1958
cherchait à réaliser, c’était un vrai décentrement, par
« confrontation », dit-il, avec une langue « de type
tout autre » comme l’ewe, où « la notion d’être ou
ce que nous dénommerions ainsi se répartit entre
plusieurs verbes »1. Sans doute ignorait-il que déjà,
au xe siècle de l’ère commune, les traductions de
la philosophie grecque en arabe avaient soulevé la
même question qu’il pose, celle du rapport des caté-
gories logiques d’Aristote aux catégories de sa langue.
La translatio studii n’est pas, en effet, le seul trajet,
auquel on l’a trop souvent réduite, qui mène du grec
au latin puis à ses devenirs européens. Elle est aussi
bien traduction de la philosophie grecque du grec au
syriaque et à l’arabe. On se rappellera d’ailleurs à ce
propos la description qui fut donnée de la translatio
studii par Roger Bacon :

Dieu révéla d’abord la philosophie à ses saints,


à qui il donna la loi […]. Elle fut donc donnée de
manière principale et complète en langue hébraïque.

1. É. Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de


langue », art. cité, p. 427.

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De langue à langue

Elle fut ensuite principalement rénovée par Aristote


en langue grecque ; puis principalement par Avicenne
en langue arabe ; mais elle ne fut jamais composée en
latin et fut seulement traduite/transférée (translata) à
partir des langues étrangères, et les meilleurs [textes]
ne sont pas traduits1.

Il est important d’insister sur cette remarque, qui


montre qu’un auteur du xiiie siècle comme Roger
Bacon pouvait donner tant de poids à la traduction/
transfert de la pensée grecque en arabe (plus qu’au
latin, ainsi qu’on le constate), afin de déconstruire
la fabrication de l’histoire de la philosophie comme
une aventure purement et exclusivement euro-
péenne ayant commencé comme un « miracle
grec ». Il faut s’aviser en effet que c’est seulement
« de façon récente, presque soudaine », que la
philosophie « s’est […] imaginé qu’elle n’était que
grecque »2. C’est au xixe et surtout au xxe siècle,
nous rappelle Roger-Pol Droit, que s’est constitué
« ce mythe moderne de la philosophie rien-que-

1. Cité dans l’article « Traduire » du Vocabulaire européen


des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, sous la direction
de Barbara Cassin, Paris, Seuil/Le Robert, 2004, p. 1 315.
2. Roger-Pol Droit, Un voyage dans les philosophies du
monde, Paris, Albin Michel, 2021, p. 16.

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Le philosophe comme traducteur

grecque1 » enseigné ensuite par les manuels, qui ont


fait du logos le propre de « l’Occident ». Ce mythe
est enfant du colonialisme2.
À propos du lien entre colonialisme et pres-
tige de la philosophie, il faut rappeler que les tra-
ductions des penseurs grecs en latin, d’une part, en
arabe, de l’autre, ont un point commun, celui d’avoir
été effectuées dans des langues qui n’étaient pas en
situation de se juger périphériques par rapport à un
« hypercentre ». Le latin était la langue de l’Empire
romain. L’arabe était la langue non seulement de
l’Empire musulman, mais aussi et surtout celle de la
Révélation. Et c’est depuis cette « hypercentralité »
que les grammairiens de cette langue ont reproché
aux philosophes traducteurs d’Aristote de vouloir
faire passer pour les catégories de la pensée en géné-

1. Ibid. Roger-Pol Droit désigne comme les principaux


acteurs de l’érection de « barbelés » autour de « la philo-
sophie », supposée être le bien propre de l’Occident, les « trois
philosophes allemands, qui vont exercer une influence considé-
rable, Hegel, Husserl et Heidegger, qui adoptent la même expres-
sion : “seulement chez les Grecs” » (ibid., p. 17).
2. C’est ainsi que Husserl, dans sa fameuse conférence de
Vienne en 1935, a déclaré que l’essence philosophique de l’Europe
commande que l’Inde cherche, autant qu’elle le peut, à s’européani-
ser, tandis que la pleine compréhension de soi interdit à l’Europe
de s’indianiser en quelque façon. Voir S. B. Diagne, « Décoloniser
l’histoire de la philosophie », in Cités, no 72, 2017.

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De langue à langue

ral ce qui n’était que les catégories inhérentes à la


langue que parlait le Stagirite.
Cette querelle sur les langues et leur traduction
dans le monde islamique a été représentée, dramati-
sée devrait-on dire, sous la forme d’une disputation
publique, qui eut lieu à Bagdad, à la cour du vizir,
en l’an 932, et qui a opposé le philosophe logicien
Abu Bishr Matta ibn Yunus au grammairien Abu Sai
al-Sirafi, sur le sujet de l’universalité des catégories
et de la logique aristotéliciennes. Cette joute philo-
sophique, souvent citée par les historiens de la philo-
sophie islamique, mériterait de figurer parmi les
textes classiques de la philosophie de la traduction1.
La scène est pour l’essentiel consacrée à l’ex-
pression de la colère du grammairien devant ce qui
arrive à la langue de la Révélation, lorsque les philo-
sophes arabes s’avisent d’accorder l’hospitalité dans
leur langue à ce que les Grecs ont appelé « amour
de la sagesse », dans l’ignorance pourtant du Dieu

1. Le texte de la confrontation est reproduit en français et


examiné dans Abdelali Elamrani Jamal, Logique aristotélicienne et
grammaire arabe, Paris, Vrin, 1983. J’en propose une analyse dans
S. B. Diagne, Comment philosopher en islam ?, Paris, Philippe Rey
et Jimsaan, 2013, chap. 2 : « Comment une langue devient philo-
sophique ». Je l’évoque également dans ma contribution intitulée
« La sagesse de traduire » (p. 30-44) au livre de B. Cassin et
D. Wozny, Les Maisons de la sagesse-traduire, op. cit.

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Le philosophe comme traducteur

unique. D’ailleurs, pour les gardiens de la langue,


rien ne manifeste mieux l’imposture que le nom
même de ces philosophes, ces falāsifa (sing. faylasūf ),
une arabisation du grec philosophia qui montre bien
que leur sagesse est étrangère à l’arabe et à l’islam.
La colère d’al-Sirafi est dirigée contre les inévitables
hybridations que la traduction impose à la langue. On
peut en effet imaginer que, de la même manière que
le latin quid-ditas a semblé d’abord un néologisme
incongru pour traduire l’essence, ousia, un néologisme
structurellement équivalent en arabe comme māhiyah
a irrité les puristes grammairiens. Car voilà un mot,
devenu un concept philosophique, qui a été construit,
dans le travail de la traduction, sur le modèle juste-
ment de qualitas ou de quidditas. De même, en effet,
qu’à partir du mot quid, qui pose la question « qu’est-
ce que ? », on crée en latin l’abstrait quidditas, devenu
quiddité en français, de même le mot mā, pour inter-
roger la nature d’une chose, donne, par l’adjonc-
tion du suffixe -iyah qui fonctionne ici comme -itas
ou -ité, le concept māhiyah pour dire « l’essence »
d’une chose, autrement dit sa « c’est-quoi-ité ».
Dans sa confrontation avec le philosophe Matta,
c’est surtout la logique d’Aristote traduite en arabe
qui est la cible du grammairien al-Sirafi. Il dénonce
avec grande véhémence l’acceptation par les falāsifa

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De langue à langue

de l’idée que l’Organon du Stagirite enseigne une


logique universelle, en ignorant ainsi la logique
propre de leur langue arabe inhérente à la grammaire
de celle-ci. Il les considère à la fois comme des igno-
rants de la langue (il pose ainsi, avec délectation, des
« colles » à son interlocuteur philosophe pour sou-
ligner les lacunes linguistiques de ce dernier) et des
traîtres à celle-ci.
L’opposition est entre l’idée qu’il y a une logique
propre à chaque langue et l’idée qu’il y a une logique
qui est instrument du raisonnement en général, pour
laquelle les catégories de pensée ne doivent rien à la
langue où elles se donnent à comprendre. Al-Sirafi
reproche aux philosophes hellénisants d’ignorer que
la traduction est déperdition, qu’un premier trans-
fert de la logique d’Aristote en langue syriaque suivi
d’un autre en langue arabe (car les premières traduc-
tions de la philosophie grecque se sont d’abord faites
à partir de la langue syriaque) signifiait un double
éloignement de la vérité de l’original. Ce à quoi Abu
Bishr Matta va répondre que le travail de traduction
conserve l’universel, ou mieux : que l’universel est
précisément ce qui se conserve dans la traduction.
Ainsi, s’il se trouve que la grammaire universelle du
raisonnement nous a été transmise en grec, puis en
syriaque, elle n’en transcende pas moins ces langues.

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Le philosophe comme traducteur

Si la colère qu’il manifeste continûment dans le


débat ne rend guère sympathique l’arrogant gram-
mairien, elle ne l’aveugle cependant pas sur la vérité
de la position qu’il soutient, que l’universel doit faire
fond sur le pluriel des langues, qu’aucune d’elles n’est
le logos incarné sur lequel toutes doivent se régler. Il y
a eu Babel, et donc désormais l’universel devra se for-
ger et s’éprouver dans les langues humaines, toutes
« imparfaites en ceci que plusieurs », selon le mot de
Mallarmé, et dans leur rencontre qui est la traduction.
Que l’arabe ne soit pas au même titre que le grec
une langue « à copule » n’est pas indifférent lorsque
l’on sait toute l’importance de la forme canonique
« S est P » de l’énoncé qui, chez Aristote, attribue un
prédicat à un sujet. Ainsi, quand des philosophes tels
que Matta proposent d’adopter en arabe une forme
plus courante dans cette langue comme « Socrate,
lui, philosophe », faisant ainsi jouer au pronom per-
sonnel « lui » le rôle que remplit la copule « est » en
grec, c’est tout le caractère « ontologique » de l’in-
hérence d’un prédicat à un sujet qui se transforme en
la relation logique entre deux termes.
Ainsi, plutôt que d’exprimer que la qualité de
philosophe est inscrite, comme attribut, dans l’es-
sence même de Socrate, la relation qu’établit le pro-
nom personnel « lui » indique-t-elle que l’individu

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De langue à langue

« Socrate » appartient à la classe de ceux qui pos-


sèdent la propriété « philosophes ».
Il était donc normal, pour revenir à la démons-
tration de Benveniste, que celle-ci tournât autour
de la traduction du verbe « être » en ewe. « Jouer »
cette langue contre le grec était significatif à plus
d’un titre.
D’abord poser, même de manière rhétorique,
la question d’une métaphysique de l’être en cette
langue avait indéniablement une portée politique
en même temps que philosophique. En effet, une
telle affirmation de la comparabilité du grec et de
l’ewe, c’est-à-dire la possibilité de les poser ensemble
comme égaux, sur un même plan, s’inscrivait dans
l’atmosphère de décolonisation de la période.
Cette période vit en effet la conférence de Bandung
se tenir en 1955 pour condamner le principe même
de toute colonisation et affirmer ainsi l’existence
d’un monde pluriel en ses cultures, en ses langues,
toutes d’égale dignité pour donner différents visages
à l’aventure humaine. Bandung à sa façon répétait
dans l’histoire le mythe de Babel. Éprouver les caté-
gories grecques par celles de l’ewe, effectuer un tel
décentrement du logos-ancêtre prestigieux, revenait à
faire descendre de son piédestal la langue de la colo-
nisation qui en était l’héritière et pour laquelle un

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Le philosophe comme traducteur

vernaculaire comme l’ewe ne pouvait qu’être incom-


plétude et manque : comme tous les autres vernacu-
laires non (indo-)européens, il n’avait pas de termes
abstraits, il n’avait pas de temps au futur, et surtout il
n’avait pas de verbe « être ».
Jean-Pierre Lefebvre a appelé « nationalisme onto-
logique » ce préjugé que la philosophie est mono-
lingue, ne parlant hier que le grec et aujourd’hui
l’allemand, et peut-être aussi, à la rigueur, les cou-
sins (indo-)européens de ces langues qui partagent
avec elles des usages semblables des mots « être »,
« étant », etc.1.
C’est contre le préjugé des vernaculaires « indi-
gènes » caractérisés par un manque que le linguiste
Benveniste sous-entend dans son article qu’aucune
langue n’est « incomplète », sous quelque rapport
que ce soit2, et qu’il pose explicitement que, s’agissant
en particulier du mot sur lequel s’est édifiée la tra-
dition ontologique en langues (indo-)européennes,

1. Jean-Pierre Lefebvre, « Philosophie et philologie : les tra-


ductions des philosophes allemands », in Encyclopedia univer-
salis, Symposium, Les Enjeux, I, 1990, p. 170.
2. L’anthropologue et linguiste américain Edward Sapir
(1884-1939), spécialiste des langues des Indiens d’Amérique, est
celui qui a le plus fermement tenu pour un axiome qu’aucune
langue ne « manquait » de rien, et que l’idée en était même
contradictoire.

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De langue à langue

bien loin de manquer du verbe « être », l’ewe en


aurait plutôt… un trop-plein.
Commentant le travail de Diedrich Westermann1
sur cette langue, Benveniste note ainsi que le français
« être », par exemple, « se répartit entre plusieurs
verbes » :
– Un verbe nyé dont il dit qu’il « énonce “être
qui, être quoi” », et donc « marque l’identité du
sujet et du prédicat ».
– Un verbe le qui dit l’existence et qui s’emploiera
donc pour affirmer que « Dieu existe » (Mawu le).
Outre cet emploi absolu, intransitif, il appelle aussi
des prédicats qui disent la localisation, la situation,
l’état… Dans ces cas, le est à l’aoriste.
– Si l’énoncé appelle un autre temps, alors c’est
un verbe no, transitif, signifiant « demeurer, rester »,
qui sera employé.
– Un verbe wo, « faire, accomplir, produire un
effet », qui « se comporte comme “être” suivi d’un
adjectif de matière » : ainsi wo suivi du mot qui signifie
« sable » exprimera « être sablonneux » ; suivi du mot
pour dire « eau », il exprimera « être humide », etc.

1. Diedrich Herman Westermann (1875-1956), un pionnier


des études linguistiques africaines, a écrit en particulier en 1907
une grammaire de l’ewe.

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Le philosophe comme traducteur

– Un verbe du enfin qui s’emploie lorsque le


prédicat « est un terme de fonction ou de dignité,
comme dans “être roi” »1.
Le linguiste fait ensuite cette remarque impor-
tante que c’est seulement dans une « comparaison
égocentrique2 » que l’on considérera que ces cinq
verbes sont différentes possibilités de traduction
du mot « être » en français. Du point de vue de la
langue ewe elle-même, rien ne les réunit en un tel
faisceau : ils sont tout simplement différents.
Voilà qui montre en effet que dans ce qui serait
une « métaphysique » ewe, la notion d’être serait
tout autre.

1. É. Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de


langue », art. cité, p. 427-428. Dans son article « Langues afri-
caines et philosophie : l’hypothèse relativiste », art. cité, p. 397-
398, P. Hountondji montre « le caractère spécieux de certaines
des traductions proposées » dans l’article de Benveniste et en
conclut que le « piège des comparaisons de ce genre [celle qu’éta-
blit Benveniste entre le français et l’ewe] n’est pas seulement dans
cette violence minima constitutive de toute traduction, il réside
avant tout dans la tentation d’accentuer, de grossir artificielle-
ment les différences ». La démonstration de P. Hountondji est
en effet lumineuse. Cela dit, il concède que malgré tout « la thèse
centrale » de l’article du linguiste n’en est pas affectée. Je suis ici
cette conclusion de Hountondji.
2. Ibid., p. 428.

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De langue à langue

Décoloniser, traduire
Ce que le linguiste français évoque ainsi à
titre d’hypothèse, comme une expérience de pen-
sée, a pris corps dans l’œuvre du philosophe rwan-
dais Alexis Kagamé (1912-1981). Dans une thèse
qu’il a présentée en 1955 sur la philosophie bantu-
rwandaise de l’être, trois ans donc avant la publica-
tion de l’article de Benveniste, l’abbé Kagamé a posé
la même prémisse que le linguiste d’une dépendance
des catégories de pensée de celles du langage, et en
avait tiré les mêmes conclusions. Fort de celles-ci, il
avait alors étudié la « philosophie de la grammaire »
de la langue kinyarwanda, afin d’en exhumer les caté-
gories linguistiques et philosophiques pour les dispo-
ser en une table, de manière analogue à celle établie
par Aristote1.
Dans le chapitre V d’un second ouvrage sur La
Philosophie bantu comparée, consacré à montrer la
« différence entre l’Ontologie bantu et celle, dit-il,

1. Alexis Kagamé, La Philosophie bantu-rwandaise de l’être,


Bruxelles, Académie Royale des Sciences coloniales, 1956. Bien
que la thèse de l’abbé Kagamé ait été publiée avant l’article
d’É. Benveniste, P. Hountondji écrit que c’est ce dernier qui
apporte « involontairement » aux thèses de la première une
« caution théorique ».

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Le philosophe comme traducteur

que nous avions assimilée à l’École des Européens1 »,


Kagamé déclare que pour les Bantu « le genre
unique » est « l’être-ntu ». Ntu, écrit-il, « = être, ou
quelque chose », établissant qu’il correspond donc
à « l’être de la philosophie européo-américaine »2.
En conséquence, la question « qu’est-ce que… ? »,
« qu’en est-il de… ? » trouve ses réponses selon les
catégories de la langue qui déterminent ntu. Ces
déterminations sont celles qui suivent :
a) Le préfixe mu accolé à ntu donne muntu, signi-
fiant « homme ». Le pluriel du mot est bantu. La
détermination par mu a donc produit la catégorie
des existants doués d’intelligence.
b) Lorsque le suffixe est ki, son accolement à ntu
donne kintu, dont le sens est « la chose ». Bintu, le
pluriel de kintu, exprimera donc « les choses », ces
existants sans intelligence.
c) Un troisième suffixe ha ajouté a ntu produit
la catégorie hantu, qui détermine la localisation de
l’existant dans l’espace et dans le temps.
d) Un quatrième suffixe ku, enfin, donnera kuntu
(une forme, précise Kagamé, qui n’est « utilisée

1. A. Kagamé, La Philosophie bantu comparée, Paris, Présence


africaine, 1976, p. 117-118.
2. Ibid., p. 121.

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De langue à langue

que dans l’Afrique interlacustre, d’autres zones lin-


guistiques bantu utilisant d’autres ressources de la
langue), qui détermine la manière, le mode d’être de
l’existant.
La table des catégories de l’ontologie bantu se
présentera donc au total ainsi :
MUntu = existant d’intelligence (homme)
KIntu = l’existant-sans-intelligence (chose)
HAntu = l’existant localisateur (lieu-temps)
KUntu = l’existant modal (manière d’être de
l’existant)1.
Paulin Hountondji a critiqué en 1982 La Philo-
sophie bantu-rwandaise de l’être de l’abbé Alexis
Kagamé en y voyant l’illustration « d’une voie théo-
rique piégée qui fut historiquement et qui reste, pour
beaucoup d’Africains, une redoutable tentation2 ».
Je dirai, pour ma part, que cette tentation est celle
de l’enfermement dans un nationalisme ntu-logique.
Que gagne-t-on en effet, dans une volonté de diffé-
rence à tout prix d’avec ce que « nous avions assimilé
à l’école des Européens », à procéder avec le bantu
ntu à un décalque de ce qui s’est fait avec le grec on ?

1. Ibid., p. 121-122.
2. P. Hountondji, « Langues africaines et philosophie :
l’hypothèse relativiste », art. cité, p. 404.

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Le philosophe comme traducteur

Il est beaucoup question aujourd’hui de « déco-


loniser », en particulier « l’esprit »1, dans bien
des disciplines et domaines académiques et cultu-
rels. Voilà qui est certes nécessaire, mais qu’est-ce
à dire ?
La démarche de Kagamé, qui relève de ce que
j’ai appelé une ethnologie de la différence, donne
à « décoloniser » une signification relativiste et
séparatiste : les philosophies sont pour lui des sys-
tèmes de pensée séparés, constitués par des langues
et des philosophies grammaticales radicalement
différentes. Contre l’idée même de traduction, il
écrit ainsi :

Dans la philosophie européo-américaine […], être


est synonyme de exister, et l’étant celui de l’existant.
Or il n’en est pas de même en Philosophie Bantu. Ici
le verbe être ne joue que le rôle de copula et doit en
conséquence s’accompagner d’un attribut ou d’un
complément circonstanciel de lieu. La fameuse for-
mule : je pense donc je suis n’a aucun sens en langue

1. Décoloniser l’esprit (Paris, La Fabrique Éditions, 2011) est


le titre sous lequel a été traduit en français cet important classique
de la littérature décoloniale de Ngugi Wa Thiong’o (Decolonising
the Mind. The Politics of Language in African Literature), un livre
qu’il présente comme son « adieu à l’anglais ».

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De langue à langue

bantu. Les auditeurs s’informeraient : tu es… quoi


– ou : tu es… où1.

On comprend que lorsqu’il est si affirmatif à pro-


pos du cogito cartésien en langue bantu, Kagamé a en
tête un mot en kinyarwanda qui peut traduire être,
mais non pas en tant que ce verbe est ainsi employé
de manière absolue, intransitive. Néanmoins, c’est
l’affirmation elle-même que « je pense donc je suis »
n’a pas de sens dans une langue bantu qui n’a pas de
sens. Ou plutôt qui est un contresens sur l’idée de
traduction.
Le philosophe rwandais veut-il dire, en effet,
qu’on peut comprendre parfaitement l’énoncé en
latin, en lisant les Meditationes, ou en français,
en lisant Le Discours de la méthode, mais qu’il est
impossible de le traduire en une langue bantu ou de
toute autre origine africaine, dans laquelle le verbe
être « ne joue que le rôle de copule » ? Ou bien veut-
il dire qu’on peut trouver un moyen de le traduire,
mais qu’alors cette traduction ne fera pas sens ? À la
réflexion, les deux possibilités n’en font qu’une.

1. A. Kagamé, La Philosophie bantu comparée, op. cit., p. 126.


C’est l’auteur qui met la majuscule à « Philosophie » et à
« Bantu ». Une manifestation de la vision essentialiste qui est
la sienne.

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Le philosophe comme traducteur

George Steiner ouvre son ouvrage Après Babel


sur un premier chapitre qui déclare : « Comprendre
c’est traduire1. » Ce qui fait que l’on trouve toujours
un moyen de rendre un énoncé (qui est peut-être à
parfaire plus tard, en une autre traduction…), c’est
que ce transfert dans une autre langue ne fait que
poursuivre en celle-ci le mouvement de traduction
qu’est ma compréhension de cet énoncé. Kagamé
croit-il que l’énoncé statique et pris comme un iso-
lat « je pense donc je suis » avait, comme tel, davan-
tage de sens en français lorsqu’il fut écrit pour la
première fois en cette langue qu’en bantu ? Son sens
ne lui venait pas de la manière de parler en français,
mais de ce qu’il était la conclusion d’un mouvement
de démonstration qui en faisait une exception de fait
à l’hypothèse du malin génie lui-même. C’est tout
ce qui précède le moment où je dis du malin génie
qu’« il me trompe autant qu’il voudra, il ne saurait
faire que je ne sois pas, tant que je pense… » qui fait
le sens de « je pense, donc je suis », indépendam-
ment du fait que l’argument s’énonce en français, en
latin ou dans une langue bantu.

1. George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la


traduction, traduit de l’anglais par Lucienne Lotringer et Pierre-
Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 1998, p. 29.

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De langue à langue

Ce qui fait du cogito un concept philosophique,


c’est qu’il est la conclusion d’une démonstration.
C’est pourquoi il est toujours traduisible et fait sens
comme tel, même si l’on peut en effet dire de lui qu’il
est un « intraduisible », au sens que Barbara Cassin
donne à ce mot en maints endroits de son œuvre :
« Ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire1. »
Au modèle relativiste et séparatiste d’une décolo-
nisation de la pensée, j’oppose un modèle traductif.
Parce que les langues ne nous enferment pas dans des
philosophies grammaticales incommensurables, le
philosophe en général, le philosophe africain en par-
ticulier, pensera en traducteur, de langue à langue.
C’est la pratique, par exemple, du philosophe gha-
néen Kwasi Wiredu qui, en même temps qu’il
appelle les philosophes africains à travailler dans les
langues africaines, montre aussi tout l’intérêt qu’il y
a à aller et venir de la langue anglaise à la langue akan

1. Elle écrit, par exemple : « Un “intraduisible” est un symp-


tôme de différence des langues. Non pas ce qu’on ne traduit pas,
mais ce qu’on ne cesse pas de traduire ou, plus exactement, de (ne
pas) traduire. Il suscite un travail avant que l’on puisse trouver un
“presque” analogue, une correspondance dans une autre langue.
Ces symptômes, par définition non exhaustifs, permettent de
prendre la mesure des différences entre les textes, donc les
langues, les cultures, les visions du monde, les religions qu’ils
déploient », Les Maisons de la sagesse-traduire, op. cit., p. 173.

132

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Le philosophe comme traducteur

pour ainsi mettre à l’épreuve de l’étranger concepts et


arguments philosophiques1.
Dans la réflexion qu’il a proposée sur « le concept
de vérité dans la langue akan2 », Kwasi Wiredu
explique ainsi que, si l’on prend le mot de « vérité »
dans un sens cognitif qui exclut celui, moral, de véridi-
cité, alors il s’agit, depuis la perspective de cet idiome
de l’Ouest africain, d’un intraduisible. Ce constat,
en apparence, est analogue à celui fait par Kagamé
pour le cogito et la langue bantu. Mais le propos de
Wiredu est de tester par la traduction une question
philosophique comme celle, par exemple, de la théo-
rie de la vérité en tant que correspondance entre une
proposition et un état de choses. Il écrit ainsi :

Les concepts de vérité et de fait sont parmi les


concepts les plus essentiels de la pensée humaine. Sans
la notion que quelque chose est un fait ou qu’une pro-
position est vraie, penser est inconcevable, à moins

1. Sur la pratique philosophique de Kwasi Wiredu qu’elle


appelle de décolonisation-déconstruction, voir Séverine Kodjo-
Grandvaux, Philosophies africaines, Paris, Présence africaine,
2013, p. 113-134.
2. Kwasi Wiredu, « The Concept of Truth in the Akan
Language », Cultural Universals and Particulars. An African
Perspective, Bloomington et Indianapolis, Indiana University
Press, 1996.

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De langue à langue

d’être une pure succession d’idées, et même de cela on


peut douter. Il semble évident, dès lors, que la relation
entre les termes de « vérité » et de « fait » est un pro-
blème philosophique : en effet, bien entendu, on peut
ne donner une réelle clarification d’aucun de ces deux
concepts fondamentaux en anglais sans qu’ils ren-
voient l’un à l’autre. Et pourtant, puisque ces termes
peuvent ne pas être tous deux présents dans toutes les
langues naturelles, ainsi que le cas de l’akan le montre,
il ne s’agit pas là d’une tâche inévitable pour l’esprit
humain. D’où il suit que certains problèmes philo-
sophiques ne sont pas universels1.

De manière générale, l’entre-deux langues permet


de sortir de l’enfermement dans l’une d’elles, et c’est
la leçon finale de la réflexion sur « catégories de pen-
sée et catégories de langue » :

Aucun type de langue ne peut, par lui-même et à


lui seul, ni favoriser, ni empêcher l’activité de l’esprit.
L’essor de la pensée est lié bien plus étroitement aux
capacités des hommes, aux conditions générales de
la culture, à l’organisation de la société qu’à la nature
particulière de la langue2.

1. K. Wiredu, « The Concept of Truth in the Akan


Language », art. cité, p. 109.
2. É. Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de
langue », art. cité, p. 429.

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5.
Traduire la parole de Dieu

La traduction est bien « impossible », reconnaît


Ortega y Gasset dans Miseria y esplendor de la tra-
ducción. Mais pas plus que la concordance absolue
entre pensée et parole. Sans qu’on se l’explique,
l’« impossible » est surmonté à tout moment de
l’expérience humaine1.
George Steiner

Commençons ici par une lecture des premières pages


du roman de Cheikh Hamidou Kane devenu, dès sa
publication en 1961, l’un des grands classiques de la
littérature mondiale : L’Aventure ambiguë 2. La scène

1. Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction,


op. cit., p. 346.
2. Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris, 10-18,
2011 [1961].

135

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De langue à langue

sur laquelle s’ouvre le livre, où l’on voit des élèves à


l’école coranique qui apprennent à réciter la « parole
de Dieu » sous la férule de Thierno, leur maître, est
célèbre. Elle débute ainsi :

Ce jour-là, Thierno l’avait encore battu. Cependant,


Samba Diallo savait son verset. Simplement, sa langue
lui avait fourché. Thierno avait sursauté comme s’il
eût marché sur une des dalles incandescentes de la
géhenne promise aux mécréants. Il avait saisi Samba
Diallo au gras de la cuisse, l’avait pincé du pouce et de
l’index, longuement. Le petit enfant avait haleté sous
la douleur, et s’était mis à trembler de tout son corps.
Au bord du sanglot qui lui nouait la poitrine et la
gorge, il avait eu assez de force pour maîtriser sa dou-
leur ; il avait répété d’une pauvre voix brisée et chu-
chotante, mais correctement, la phrase du saint verset
qu’il avait mal prononcée1.

On découvre ensuite que le maître peut aller aussi


loin que pincer l’oreille de l’enfant jusqu’au sang
ou lui infliger des brûlures avec une bûche ardente !
L’effarement devant cette violence est total lorsque
le narrateur nous fait entrer dans les pensées de
Thierno ; nous découvrons alors que le traitement

1. Ibid., p. 15.

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Traduire la parole de Dieu

de l’enfant n’est pas cruauté de sa part mais fonction


directe de l’amour tyrannique qu’il lui porte. Son
attachement et son admiration sont profonds pour
le garçon, en qui il voit « un don de Dieu » promis à
tout ce qui fait « la grandeur humaine »1.
Pour cette raison, justement, Thierno n’admet
pour l’enfant aucun droit à l’erreur :

Sois précis, lui dit-il, en répétant la Parole de ton


Seigneur… Il t’a fait la grâce de descendre Son Verbe
jusqu’à toi. Ces Paroles, le Maître du Monde les a
véritablement prononcées. Et toi, misérable moisis-
sure de la terre, quand tu as l’honneur de les répéter
après Lui, tu te négliges au point de les profaner2.

Et le garçon, nous dit le texte, en convient avec


ferveur : « c’était une parole venue de Dieu, elle était
un miracle », et la « phrase qu’il ne comprenait pas,
pour laquelle il souffrait le martyre, il l’aimait pour
son mystère et sa sombre beauté ».
Cette scène des premières pages de L’Aventure
ambiguë pose la question théologique et philo-
sophique de ce que signifie être le « miracle » d’une
parole « venue de Dieu » et « véritablement pro-

1. Ibid., p. 17.
2. Ibid., p. 16.

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De langue à langue

noncée » par Lui. Elle pose aussi la question du sens


qu’il y a à réciter sans comprendre « le Verbe », parce
que sa langue est étrangère, ou plutôt, si on entend
l’attitude de l’enfant, de le comprendre amoureuse-
ment, dans son mystère même. Elle pose la question
de ce que j’appelle d’une part la traduction verticale
de la parole de Dieu, qui est « descente » de l’infini
et de l’éternel dans la finitude et la temporalité d’une
langue humaine, d’autre part les traductions hori-
zontales de cette parole, lorsqu’elle est rendue dans
d’autres langues humaines, par exemple le peul que
parlent Samba Diallo et son maître Thierno1.
Dans ce cas, une traduction horizontale signifie-
t-elle une déperdition d’être dans le mouvement
de transfert du sens de la parole divine de la langue
sacrée (l’hypercentralité étant ici la sacralité) à celle
périphérique ou profane ? Poursuivant cette ques-
tion, on pourra aussi demander si la sacralité de la
langue est un attribut essentiel qui lui appartient de
toute éternité, la prédisposant à accueillir le Verbe
divin, ou si c’est au contraire cette élection qui lui

1. J’examine ce que j’appelle traduction verticale et traduc-


tion horizontale dans ma contribution, intitulée « Traduire la
parole de Dieu », au catalogue de l’exposition : S. B. Diagne,
Après Babel, traduire, Arles, Actes Sud et Mucem, 2016, p. 177-
185. Je reprends ici quelques éléments de cette réflexion.

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Traduire la parole de Dieu

confère ce statut nouveau, en dehors de laquelle elle


est simple langue humaine parmi les autres, toutes
« imparfaites en ceci que plusieurs ». Peut-être
alors la traduction horizontale transférera-t-elle à la
langue d’accueil quelque chose de la sacralité de celle
qui a d’abord reçu la Révélation ?

Théologie de la traduction verticale


En quel sens le texte sacré est-il la parole de Dieu ?
Voilà une question qui est posée dans les trois « reli-
gions du Livre », pour reprendre l’expression qui,
dans l’islam, désigne le judaïsme et le christianisme,
et qui s’applique aussi bien, éminemment même, à
la religion musulmane. Cette question théologique
et philosophique donne son titre au chapitre 12 du
Traité théologico-politique de Spinoza : « Du véri-
table original de la loi divine, et pour quelle raison
l’Écriture est appelée sainte et parole de Dieu. On
prouve ensuite qu’en tant qu’elle contient la parole
de Dieu, elle est parvenue sans corruption jusqu’à
nous1. »

1. In Œuvres de Spinoza, t. II, traduit par Charles Appuhn,


Paris, Robert Laffont, 2019.

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De langue à langue

Au début de ce chapitre, Spinoza s’adresse à


« ceux qui considèrent la Bible […] comme une
sorte de lettre que Dieu, du haut du ciel, a écrite aux
hommes » pour leur dire que « l’original du pacte
que Dieu a fait avec les Juifs a péri ». Il ajoute :

La raison elle-même, en effet, aussi bien que les


enseignements des prophètes et des apôtres, nous
révèle la parole éternelle de Dieu et son alliance, et
nous crie que la vraie religion est gravée de la main
de Dieu dans le cœur des hommes, c’est-à-dire dans
l’esprit humain, et que c’est là le véritable original de
la loi de Dieu […]1.

Une conséquence essentielle de cette thèse est


alors que l’Écriture est sacrée et que ses enseigne-
ments sont divins tant qu’elle est vivante dans « le
cœur des hommes ». Qu’elle soit négligée, qu’elle
devienne littéralement lettre morte, et sa corruption
ne permet plus d’en parler en ces termes, sauf à idolâ-
trer alors de l’encre et du papier.
La traduction verticale de la parole de Dieu ne
peut s’effectuer, dit ainsi Spinoza, que si cela signi-
fie une incorporation en l’humain. Elle se fait alors

1. Ibid.

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Traduire la parole de Dieu

parole vivante et vécue, vivante parce que vécue.


C’est lorsqu’elle se manifeste en piété qu’elle est
véritablement « écrite de la main même de Dieu ».
Sinon, comme tout ce qui entre dans le monde sen-
sible, elle est soumise à la corruption. Du temps de
Jérémie, explique Spinoza, il était faux de dire que
l’édifice qui a péri dans les flammes était le temple de
Dieu, puisqu’il avait déjà été déserté par les croyants.
De même, les tables d’une loi qui n’est pas respectée
ne sont que des blocs de pierre. Car, sinon, comment
penser que Moïse, même au comble de la fureur
devant le spectacle de l’impiété, eût pu les jeter et les
briser alors qu’elles portaient les paroles que Dieu
lui-même y avait tracées ? À cette importante ques-
tion théologique Spinoza répond : parce qu’il ne
s’agissait plus de la parole de Dieu, mais d’inscrip-
tions périssables sur des tables de pierre qui peuvent
être détruites.
En vérité, la parole de Dieu ne peut donc être
reçue que par ce qui est de même nature qu’elle : le
cœur du croyant. On entendra ainsi la parole pro-
phétique en islam qui fait dire à Dieu que ni sa terre
ni son ciel ne peuvent le contenir, mais que le cœur
du fidèle serviteur le peut. Le cœur, ou ce que les
philosophes musulmans ont appelé l’intellect ou la
faculté prophétique.

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De langue à langue

Dire que la traduction verticale est réception du


Verbe divin par une langue humaine, c’est donner à
entendre que, depuis le monde du divin et de l’intel-
ligible, la parole « descend » dans le sensible de cette
langue où sa nature incréée se revêt alors de mots
créés, et où son éternité devient notre temporalité.
« Descente » (tanzīl) est l’un des noms du Coran.
Il est ainsi la descente, en une fois, de la Révélation
dans le cœur du prophète de l’islam, qui était illettré,
nous apprend la tradition. Autrement dit, son cœur
était virginité et table rase pour recevoir d’un seul
coup « l’écriture de la main même de Dieu ». Mais
la Révélation est aussi le temps de sa traduction en
langue arabe, pendant les vingt-trois années durant
lesquelles elle s’est déroulée, fragment après frag-
ment, verset après verset, sortant littéralement du
corps prophétique. Il s’agit donc à la fois d’un fiat
se produisant en un seul moment, hors du temps, et
d’une traduction pendant vingt-trois ans en sons, en
lettres et en mots qui se sont assemblés pour former
le texte coranique.
On peut considérer que le Coran témoigne de sa
constitution dans le mouvement de « descente » par
les lettres isolées placées au début de certains cha-
pitres, sans qu’il soit possible de leur donner une
signification. Ainsi le second chapitre commence-t-il

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Traduire la parole de Dieu

par les lettres a, l et m, prononcées alif, lam, mim. Les


lettres qui se trouvent au début du chapitre 20, ta et
ha, peuvent former un mot, taha, auquel on ne peut
assigner aucun sens, mais qui est traditionnellement
interprété comme étant un « nom » du prophète.
C’est dans ce sens qu’il est un prénom courant dans
le monde islamique. La même chose est advenue
avec les lettres ya et sin formant yasin, qui ouvrent le
chapitre 36.
Indépendamment des interprétations ésoté-
riques qui ont pu en être proposées, on peut lire
en ces lettres isolées, qui donnent parfois l’impres-
sion que leur assemblage pour former des mots est
encore en cours, toujours en mouvement, le sens de
ce que signifie la « descente » ou la traduction ver-
ticale, celle d’une parole infinie qui n’est donc « ni
son ni lettre1 », entrant depuis son éternité dans le
temporel et la finitude d’une langue humaine. Alif,
lam, mim, ta, ha, ya, sin, etc. seraient alors, dans leur
isolement, encore sur le seuil qui sépare l’intelligible
de sa traduction sensible, témoignant ainsi que cette
dernière n’est pas pétrification en tables, mais mou-
vement toujours en train de s’effectuer.

1. Cette expression « ni son ni lettre » pour parler de la parole


de Dieu est courante dans le langage de la théologie islamique.

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De langue à langue

Comment donc Moïse a-t-il entendu la parole


que Dieu lui a adressée ? a demandé le théologien
Abu Hamid al-Ghazali (1058-1111), l’Algazel des
latins, bien connu dans l’Ouest africain comme par-
tout dans le monde islamique, où il lui est donné
le titre d’Imam Ghazali. On ne peut pas dire,
poursuit-il, qu’il l’ait entendue sous forme de « son
et de lettre » ; et donc la seule réponse est qu’il a
entendu cette parole éternelle d’une manière qui
ne nous est pas accessible.

La parole de Dieu est écrite dans des livres, gardée


dans les cœurs, et récitée par les langues. Le papier,
l’encre, le texte, les lettres et les sons sont tous des
accidents, puisque ce sont des corps et des modes
subsistant dans des corps, choses qui sont toutes des
accidents. Si l’on dit qu’en tant qu’attribut de l’Éter-
nel elle est écrite dans des livres, cela ne veut pas
dire que la parole éternelle réside dans des livres. De
même que, lorsqu’on dit que « feu » est écrit dans un
livre, il ne s’ensuit pas que le feu lui-même réside dans
le livre. Si le feu résidait dans le livre, celui-ci serait
brûlé, et si le feu lui-même résidait dans la langue de
celui qui prononce « feu », sa langue serait brûlée
[…]. De même, la parole éternelle, qui subsiste dans
l’essence de Dieu, est ce qui est indiqué et non l’index
[…]. Voilà pourquoi il est obligatoire de respecter les

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Traduire la parole de Dieu

exemplaires du Coran car ils contiennent des indices


d’un attribut de Dieu1.

À propos de la distinction entre la parole qui sub-


siste dans l’essence et celle qui est écrite dans des
livres, on notera que le Coran lui-même, qui est très
souvent autoréférentiel, présente la notion d’une
« mère du Livre » se tenant éternellement auprès de
Dieu. Elle semble traduire l’idée que la matrice qui
produit la parole demeure dans le monde intelligible
et éternel d’où celle-ci « descend », pour aller s’en-
gager dans le sensible et le temporel2.
N’allons pas introduire, cependant, une dualité
au cœur d’un Verbe qui demeurerait intègre dans
l’intelligible en projetant, pour ainsi dire, son ombre
sur le monde créé du devenir. Le texte coranique

1. Al-Ghazali’s Moderation in Belief, traduction anglaise


d’Aladdin M. Yaqub, Chicago et Londres, Chicago University
Press, 2017, p. 122. Je traduis en français.
2. Ainsi, quand le verset 4 du chapitre 43 déclare que « la
mère du Livre demeure [toujours] auprès de Dieu », certains
commentateurs identifient-ils celle-ci à « la Table bien gardée »
(selon une autre expression coranique), d’où, comme écrit le
traducteur du Coran en anglais Yusuf Ali, « coulent dans le
temps tous les courants de savoirs et de sagesse auxquels s’abreuve
l’intelligence des êtres créés ».

145

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De langue à langue

lui-même insiste sur le fait que la Révélation qu’il


constitue est parachevée, qu’elle est « descendue »
en totalité et que rien ne s’est perdu dans la traduc-
tion verticale. C’est la position qu’exprime avec la
plus ferme conviction le maître d’école coranique,
Thierno, que « ces Paroles, le Maître du Monde les a
véritablement prononcées ». Cette position est celle
qu’adoptent les littéralistes sur la question théo-
logique controversée qui s’est posée dès le dernier
tiers du viie siècle dans le monde islamique : celle de
savoir si le Coran était la parole incréée et éternelle
de Dieu ou s’il était certes sa parole, mais sans qu’elle
partage l’éternité divine, ayant été au contraire créée
dans la langue humaine où elle s’est incarnée.
La position rationaliste est la seconde possibilité
dans l’alternative ainsi présentée. On peut constater
que le passage cité de Ghazali est une intervention
sur cette question, où il exprime l’idée que « ce qui
est indiqué » est incréé, quand l’index, lui, consti-
tué d’accidents, est créé. Cette position, dans la
controverse, d’un rationalisme que l’on peut quali-
fier de modéré, est celle de l’école théologique acha-
rite dont Ghazali est un héraut. Elle se distingue du
rationalisme de l’école dite mutazilite, qui soutient
que le Coran est simplement créé, ainsi que du cou-
rant hanbalite, qui refuse tout ce qui n’est pas l’affir-

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Traduire la parole de Dieu

mation littéraliste que les versets coraniques, parole


et énonciation, sont tels que « le Maître du Monde
les a prononcés ».
Et on notera que le philosophe juif Maïmonide a
pris part à cette réflexion sur la parole de Dieu et sa
traduction en langue humaine. Elle est l’objet de son
commentaire, dans le chapitre XXVI du Guide des
égarés, de la maxime talmudique qui déclare que « la
Torah parle le langage des hommes ». La révélation
existe toujours comme traduction dans la langue
« des enfants d’Adam ».

Politique de la traduction horizontale


Justement, Babel a eu lieu, et les « enfants
d’Adam » parlent des langues innombrables. Qu’en
est-il alors de la traduction que l’on dira horizon-
tale, celle de langue humaine à langue humaine ?
Cette question est étroitement liée à celle du carac-
tère sacré de la langue qui accueille la Révélation,
que ce caractère et ce statut mettent à part de toutes
les autres.
La question de la traductibilité et de la rela-
tion entre la langue considérée comme sacrée et les
langues vernaculaires est au cœur de l’ouvrage de
Lamin Sanneh, Translating the Message. The Missionary

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De langue à langue

Impact on Culture1. Le livre de ce théologien chré-


tien, spécialiste de l’histoire des missions, est pour
l’essentiel une comparaison des rapports que l’islam
et le christianisme entretiennent avec la traduction
de la parole de Dieu, en particulier dans le contexte
colonial africain. Il met l’accent sur ce qu’il consi-
dère comme la force du christianisme, le fait d’avoir
foi en la traductibilité et d’être mouvement continu
de traduction. Envisageant les contre-exemples his-
toriques qui pourraient être opposés à cette affirma-
tion, il souligne que la traduction a toujours fini par
triompher des réticences à la vernacularisation du
message. L’expérience de la Pentecôte, qui a vu les
foules entendre la parole des apôtres chacun dans
son idiome maternel, prouve, explique-t-il, que « le
christianisme n’a pas qu’une seule langue pour la
révélation2 ».
Dans le monde colonial, poursuit Sanneh, il est
important de noter que la religion chrétienne a plei-
nement adopté la traductibilité et en a fait l’arme de
la mission : le message est traduit, dans les langues
africaines par exemple, comme il l’a toujours été

1. Lamin Sanneh, Translating the Message. The Missionary


Impact on Culture, op. cit.
2. Ibid., p. 256-257.

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Traduire la parole de Dieu

dans celles des peuples qui l’ont accepté successive-


ment. C’est ainsi, dit alors le théologien, que « l’his-
torien est confronté à un fait important concernant
le christianisme, que sa traductibilité continue a fait
de lui la seule grande religion mondiale à être péri-
phérique sur la terre qui l’a vue naître1 ».
Viennent alors deux remarques sur lesquelles
Sanneh insiste tout particulièrement. La première
est qu’il faut récuser l’idée que la mission inscrit son
action dans celle du colonialisme en poursuivant
la même finalité d’une négation des cultures et des
langues des populations sous tutelle. Au contraire,
soutient le théologien, et c’est la seconde remarque,
la foi missionnaire en la traductibilité signifie le
développement et la promotion des langues verna-
culaires dont se nourrira d’ailleurs un nationalisme
anticolonial.
Sanneh construit alors un contraste avec l’islam
sur tous ces points. Il considère ainsi que « l’ins-
titution missionnaire » de la religion musulmane
est « l’école coranique où des jeunes garçons et des
jeunes filles apprennent par cœur des passages du
livre sacré en arabe. Cela, plutôt que la traduction
de l’Écriture, a été le mode d’expansion de l’islam

1. Ibid., p. 5.

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De langue à langue

à travers le monde »1. Il souligne donc ce que, pour


reprendre les analyses de Pascale Casanova, on pour-
rait appeler une hypercentralité de l’arabe dans les
sociétés musulmanes, dont il écrit même qu’elles
nourrissent envers cette langue « un complexe d’in-
fériorité », parce qu’elle est « la langue révélée de
l’islam »2. C’est ainsi qu’il explique l’opposition
absolue, sanctionnée par les différentes écoles juri-
diques, à un usage liturgique, pour les prières musul-
manes canoniques surtout, d’une langue autre que
la parole coranique en arabe, même lorsqu’elle n’est
pas comprise par la majorité des croyants. Mais
il remarque aussi, sans se l’expliquer, que « la bar-
rière de la langue » n’a en rien empêché l’expansion,
qu’il dit « impressionnante », de l’islam, ce qui
semble indiquer que « la compréhension du texte
sacré vient après sa vénération »3. Les Samba Diallo
du monde musulman aiment la parole, même non
(encore) traduite « pour son mystère et sa sombre
beauté ».
Lamin Sanneh force le trait et exagère un
contraste qui vise à opposer un message chrétien,

1. Ibid., p. 253.
2. Ibid., p. 255.
3. Ibid., p. 253.

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Traduire la parole de Dieu

qui serait naturellement ouvert à la traduction, à


l’interprétation, à la mise à jour continue et donc au
pluralisme, à une religion islamique qui serait fon-
dée sur la non-traductibilité et qui serait fermée à
l’idée même d’interprétation d’une parole pronon-
cée telle quelle par Dieu lui-même. Qu’en est-il ?
À la différence du texte biblique, il est vrai, le
Coran multiplie les références à sa propre langue,
déclarant de lui-même, pour prendre un exemple
parmi plusieurs possibles :

C’est véritablement descente opérée par le


Seigneur des univers, transmise par l’Esprit fidèle
sur ton cœur, pour que tu sois entre tous un donneur
d’alarme (et cela) en claire langue arabe1.

On remarquera qu’un autre verset (16 : 103) fait


référence à ceux qui ont refusé que Muhammad ait
reçu une révélation divine et qui l’ont accusé de répé-
ter les enseignements de quelque mystérieux person-
nage, en prétendant qu’ils lui venaient de Dieu. À
cette accusation, le texte coranique répond que dans

1. Le Coran. Essai de traduction, par Jacques Berque, Paris,


Albin Michel, 2002, chapitre 26, versets 192-195. Je modifie ici
la traduction de Jacques Berque qui parle d’une « langue arabe
expressive ».

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De langue à langue

ce cas ce maître secret parlerait une langue « bar-


bare » quand les mots prononcés par Muhammad
sont « en claire langue arabe » :

Nous savons bien qu’ils disent : « Il ne fait là que


suivre la dictée d’un humain » : or la langue de celui
qu’implique leur allégation est barbare, alors que ce
texte est en claire langue arabe1.

Ce verset établit une distinction entre la langue


arabe et celle que Jacques Berque choisit de traduire
comme « barbare ». Le mot en arabe est ajami, qui
signifie « non arabe », « étranger », et peut aussi se
charger d’un sens péjoratif, dérivant d’un sens pre-
mier qui est « muet », lorsqu’il est employé pour
désigner quelqu’un qui ne sait pas l’arabe ou le parle
mal, ou quelqu’un dont la parole est simplement
incompréhensible. Quand il apparaît dans le Coran,
il est généralement traduit par non arabe ou étranger.
Dans sa traduction, Jacques Berque a choisi l’ana-
logie avec le grand partage qu’effectuaient les Grecs
entre ceux dont la langue est le logos lui-même, la

1. Ibid., 16 : 103. L’expression pour « en claire langue arabe »


est la même dans le Coran que pour le verset (26 : 195) précé-
demment cité, raison pour laquelle j’ai gardé une traduction
identique en français dans les deux cas.

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Traduire la parole de Dieu

raison faite langage, et ceux dont les idiomes mani-


festaient à leurs oreilles l’absence de civilisation.
Que le Coran dise de lui-même qu’il est « en
claire langue arabe » n’est pas poser a priori l’im-
possibilité de sa traduction horizontale (ce serait le
déclarer incompréhensible, puisque « comprendre
est traduire »), mais souligner qu’aucune traduc-
tion, par définition, n’est le Coran. Un Coran non
arabe déclarant qu’il est en langue arabe est un
oxymore, et l’on peut dès lors comprendre que ses
récitations liturgiques, qui demandent qu’il soit le
Coran, s’effectuent dans « sa » langue.
Mais opposer à une « claire langue arabe »,
celles ajami, c’est-à-dire toutes les autres langues
humaines, cela donne à entendre son statut sacré de
deux manières différentes. Ou bien la langue porte
en elle, en son essence, le caractère sacré qui est la rai-
son d’être de son élection, ou bien c’est au contraire
l’accueil de la Révélation qui l’a rendue sacrée.
Dans le premier cas, le partage entre la langue élue
et les autres suppose un attribut qui lui appartient en
propre et qui manque chez les autres. Ce sens d’une
élection aurait pour conséquence que certaines lan-
gues seraient plus propres que d’autres à recevoir la
parole de Dieu ou même simplement à traiter de la
prophétie, des réalités spirituelles, etc.

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De langue à langue

Dans le second cas, on explique au contraire le


« miracle » de la traduction verticale comme étant
celui de la réception par une langue simplement
humaine, pareille à toutes les autres, de la parole éter-
nelle. La sacralité elle-même s’inscrit alors dans le
pluriel des langues humaines équivalentes1.

L’ajamisation de la parole
Il est significatif que Lamin Sanneh, parlant de
« complexe d’infériorité » linguistique, ait évoqué,
dans ce qui est sans doute un lapsus de la plume,
l’arabe comme la « langue révélée de l’islam ». Une
proposition qu’il faut corriger, en rappelant que ce
n’est pas la langue qui est révélée, mais le message.
L’arabe est la langue du Coran. Quant à être celle de
l’islam, toutes les langues le sont.
Le lapsus n’en indique pas moins l’existence dans
le monde musulman d’un ethno-nationalisme lin-
guistique qui considère que le pluriel des langues
doit être organisé autour d’une « hypercentralité »
de l’arabe et de la périphérisation des autres, et même

1. Il est permis de penser que c’est en ce sens que parle le


texte coranique lui-même lorsqu’il déclare que la différence des
langues et des couleurs humaines est parmi les signes de Dieu
(30 : 22).

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Traduire la parole de Dieu

que certaines langues sont encore plus « ajami » que


d’autres. Les langues africaines tout particulière-
ment, tenues par cet ethnocentrisme pour intrinsè-
quement païennes, se retrouvent ainsi à la périphérie
de la périphérie.
Parmi les différents sens possibles du mot ajami,
il y a aussi son emploi pour désigner les Perses, et cela
même dans la période antéislamique. Avec l’expan-
sion de l’islam et l’adoption dans les mondes musul-
mans de l’alphabet de la langue coranique, il en est
venu à signifier une littérature non arabe mais écrite
avec les caractères arabes. L’expansion de l’islam a eu
aussi pour conséquence une « mise en rapport » de
l’arabe avec des ajami multiples, persan, turc, urdu,
peul, mande…, que manifestent les hybridations que
ces langues ont connues en conséquence des traduc-
tions. Des mots du lexique arabe sont ainsi nom-
breux dans les idiomes africains au sein desquels se
sont en outre développés des registres linguistiques
spécifiques, résultant d’un usage savant et quasi litur-
gique de la langue, lorsqu’elle est employée pour tra-
duire et commenter le Coran, enseigner les ouvrages
de théologie, écrire de la poésie mystique1…

1. Tal Tamari a consacré d’importants travaux à ces dévelop-


pements. Voir, par exemple, son étude intitulée « L’enseignement

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De langue à langue

L’œuvre en wolof du poète sénégalais Moussa Ka


(1889-1963) est emblématique de l’affirmation du
pluriel des langues de l’islam, opposant au modèle
ethnocentrique le mouvement que Fallou Ngom
a appelé ajamisation1. On cite souvent de ce poète
mystique le propos suivant :

Laissez-moi dire ceci à ceux qui prétendent que le


wolof ne sied pas
Versifier en wolof, en la langue noble et en toute
autre langue est la même chose
Dès lors qu’elles s’attachent à chanter le prophète
de Dieu, toutes voient leur essence ennoblie2.

de l’unicité divine expliqué en bambara. Un commentaire oral


sur la Umm al-Barāhīn de Muhammad as-Sanūsī », in Islam
et sociétés au sud du Sahara, volume 5, Afrique subsaharienne
et langue arabe, sous la direction de Jean-Louis Triaud et de
Constant Hamès, Paris, Les Indes savantes, 2019, p. 79-218.
1. Fallou Ngom, Muslims Beyond the Arab World. The
Odyssey of ‘Ajamī and the Murīdiyya, Oxford, Oxford University
Press, 2016.
2. Fallou Ngom reproduit le poème de Moussa Ka intitulé
« Taxmiis bub Wolof » (le Takhmīs wolof ), « composé sur le
modèle de la forme poétique en arabe appelée takhmīs (indi-
quant son découpage en section de cinq vers) », dans lequel il
chante l’égalité de toutes les langues et rappelle le propos cora-
nique que « la diversité ethnolinguistique est un aspect de la
miséricorde divine pour l’humanité », F. Ngom, Muslims Beyond

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Traduire la parole de Dieu

L’enjeu ultime est bien celui qu’exprime l’œuvre


en wolofal de Moussa Ka1. L’ajamisation manifeste la
valeur du pluralisme en affirmant l’égale « noblesse »
des langues humaines et leur ennoblissement continu
par la traduction. Et c’est ce mouvement, ce mode
particulier du traduire qui est, comme l’école cora-
nique, au principe de l’expansion de l’islam. Parce
qu’il n’est pas déperdition du sens mais son appro-
fondissement, qui maintient la parole et conserve le
« véritable original » dont a parlé Spinoza.

the Arab World. The Odyssey of ‘Ajamī and the Murīdiyya, op. cit.,
p. 60-62.
1. Wolofal est le nom en wolof de la littérature ajami en cette
langue.

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Conclusion
La langue des langues

[…] je suis appelé à m’intéresser à ta communauté


et toi à t’intéresser à la mienne et nous sommes
appelés à construire et à tisser des rapports effecti-
vement humains, et non pas des rapports abstraits
qui, en définitive, ne seront jamais que des rapports
de marché1.
Jean-Toussaint Desanti

Cette déclaration d’Umberto Eco est souvent répé-


tée : la langue de l’Europe, c’est la traduction. Celle-ci,
de Ngugi Wa Thiong’o, est certainement moins pro-
verbiale : « La traduction est la langue des langues,

1. Jean-Toussaint Desanti, « Négritude au-delà », in Annick


Thébia-Melsan (dir.), Aimé Césaire pour regarder le siècle en face,
Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, p. 55.

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De langue à langue

une langue au moyen de laquelle toutes les langues


peuvent se parler1. »
Tiphaine Samoyault a justement dit de la formule
d’Eco qu’elle est sans doute « efficace », mais qu’elle
est « fausse »2 : la traduction n’est pas plus une
langue que ne le sont les truchements automatiques
qui permettent d’entendre dans la sienne propre les
phrases d’une autre, à laquelle on n’aurait alors pas
vraiment besoin de faire attention. Une telle « tra-
duction » n’invite pas à la connaissance d’autres lan-
gues : elle la remplace3.
La déclaration de Ngugi Wa Thiong’o, quant à
elle, n’est pas seulement un élargissement du propos
d’Eco à l’humanité entière, elle invite aussi les lan-
gues non pas à s’ignorer, mais à se « parler » par la
traduction. Dans le travail de traduction, les langues
s’entre-connaissent. De langue à langue.
Que le nationalisme de Ngugi Wa Thiong’o, mili-
tant des langues africaines dans leur pluralité contre
le colonialisme linguistique, soit aussi un éloge de

1. Ngugi Wa Thiong’o, Something Torn and New. An African


Renaissance, New York, Basic Civitas Books, 2009, p. 96.
2. Tiphaine Samoyault, Traduction et violence, Paris, Seuil,
2020, p. 19.
3. « La traduction remplacerait la connaissance des langues
autres », écrit ainsi Tiphaine Samoyault, ibid.

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Conclusion

la traduction ainsi comprise ne doit pas surprendre.


Le « remembrement1 » de l’Afrique est une tâche et
un combat pour une unité fondée sur le pluralisme.
C’est la raison de ce que l’on pourrait appeler son
optimisme de la traduction.

Les pages qui précèdent ont été dictées par ce


même optimisme de la traduction, comprise selon
la définition d’Antoine Berman comme « mise en
rapport » de langues. C’est pourquoi on y rencontre
plusieurs fois cette expression.
Mais répétons-le : optimisme n’est pas naïveté.
Car il ne s’agit pas pour autant d’ignorer que la
« mise en rapport » des langues peut être un baiser
de la mort. En effet, que les langues puissent mourir
de leur contact, celles, éteintes comme on les appelle,
sont là, ou plutôt ne sont plus là, pour en témoigner.
Ainsi, au Sénégal, le projet Senelangues2 a-t-il signalé
que la langue bapen était désormais éteinte. Elle est
aujourd’hui disparue. La linguiste Adjaratou O. Sall

1. Remembering est le mot en anglais qu’emploie souvent


l’écrivain kenyan pour dire à la fois, ainsi que le permettent les
sens possibles du terme, un travail de mémoire et un mouvement
d’unification.
2. Il s’agit d’un projet du CNRS dirigé par la linguiste
Stéphane Robert et consacré aux langues du Sénégal.

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De langue à langue

a retrouvé une femme qui savait encore des chants en


cette langue. Mais ils étaient de véritables chants du
cygne, car la femme en question ne les comprenait plus.
Avec le bapen, c’est tout un monde qui s’en était
allé, emporté par le mouvement de wolofisation des
cultures et langues sénégalaises. Que des mouve-
ments de cette nature existent dans l’univers des lan-
gues, on le constate, mais cela ne signifie pas pour
autant que celui-ci se trouve dans un état de nature
où règne la guerre de toutes contre toutes. La sourde
violence qu’une langue comme le wolof, par sa seule
nature de lingua franca déterritorialisée, peut exercer
contre un idiome que le petit nombre de ses locu-
teurs rend vulnérable n’est pas un contre-argument
à opposer à l’éthique de la mise en rapport des lan-
gues par la traduction. Au contraire, le travail de tra-
duction est une des réponses aux conséquences de
la domination linguistique. Son éthique de la réci-
procité est aussi une dimension du combat politique
contre l’inégalité.
Il ne s’agit pas non plus d’ignorer que la traduction
puisse être malveillante et se présente parfois comme
une véritable déclaration de guerre. Le modèle en est
la première traduction en latin du Coran, commandi-
tée et dirigée par Pierre le Vénérable, abbé de Cluny.
Qu’il se soit rendu en Espagne en 1142, l’année qui

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Conclusion

a précédé la publication du travail, pour rencontrer


l’équipe des traducteurs qu’il avait constituée, est un
événement plein de signification.
D’abord cette date marquait le début de ce que
l’abbé a considéré lui-même comme la guerre contre
l’islam par d’autres moyens : intellectuels, et, pour
commencer, traductifs. Ensuite, l’entreprise a eu lieu
en Espagne, c’est-à-dire en une « zone de traduc-
tion », selon l’expression forgée par Emily Apter1, ce
qui montre que si le contact des cultures favorise la
traduction, celle-ci peut aussi se révéler comme une
violence.
Le travail de Pierre le Vénérable, dans lequel on
peut voir un fondement de ce qu’il est convenu d’ap-
peler « l’islamophobie savante », fut une traduction
d’exécration. Le but en était, ainsi que l’a proclamé
l’abbé, de donner à lire en latin la fausseté, l’hérésie et
l’infamie de l’original. Cela n’en rendait que plus iro-
nique ce qu’il présentait comme un souci de « fidé-
lité », en insistant sur la décision d’adjoindre à son
équipe de truchements un authentique « Sarrasin »,
lequel, évidemment, s’appelait… Mohammed.

1. Emily Apter, Zones de traduction. Pour une nouvelle lit-


térature comparée, traduction de l’anglais par Hélène Quiniou,
Paris, Fayard, 2015 [2006].

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De langue à langue

Bien entendu, le souci de fidélité d’une traduction


qui commence par « rendre » en cent vingt-quatre
sourates un texte qui en comporte cent quatorze ne
pouvait guère résister à la volonté d’en donner une
caricature.
De cette traduction on constatera qu’elle est tra-
hison, non pas au sens de traduttore traditore, mais
parce qu’elle trahit ce qui la fait telle que l’éthique dit
qu’elle devrait être : principe de charité, selon Quine,
respect, selon Appiah. Par conséquent, la réponse à
une traduction violente est une traduction hospita-
lière. Ce qui s’oppose ainsi à celle, d’exécration, de
Pierre le Vénérable, ce sont toutes les traductions
postérieures du Coran dans les langues européennes,
qui ont eu le souci de la fidélité par véritable souci de
connaissance de l’autre. Celle de Jacques Berque en
est un modèle.
Le remède à la traduction violente, c’est la traduc-
tion, parce que le remède à la dispersion en clans et
en tribus, c’est l’humanité.
Cette dispersion est présentée dans le mythe
biblique de Babel comme le résultat de l’écroule-
ment de la tour construite par l’hubris des hommes,
qui a également marqué la fin d’une humanité une
dans une seule langue adamique. Le Coran n’a pas
ce mythe de Babel, et la différence des clans et des

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Conclusion

tribus y est au contraire la donnée première. « Nous


avons fait de vous des nations et des tribus afin
que vous vous entre-connaissiez », dit ainsi le ver-
set 49 : 13 du Coran. Nous sommes d’abord un ins-
tinct de tribu, tout naturellement portés vers ceux
et celles qui nous ressemblent et qui parlent notre
langue, ainsi que nous le rappelle Bergson. Ce der-
nier nous dit aussi, dans le même esprit que ce ver-
set, qu’il nous incombe alors de réaliser la « société
ouverte » qui décentre les tribus. L’humanité n’est
pas l’objet de notre nostalgie, mais notre horizon et
notre tâche. Si Dieu a créé les tribus, il nous appar-
tient de construire l’humanité.
À cette tâche, bien entendu, la traduction ne suf-
fit pas, mais elle contribue.
Elle ne suffit pas, car passer des ethno-nationalismes
à l’humanité suppose aussi de se battre contre la force
de dissociation que sont les inégalités. Jaurès pro-
clamant « l’humanité » en faisait un combat, celui
du socialisme. Dans la même veine, Léopold Sédar
Senghor, tout chantre qu’il était de « la civilisation
de l’universel », disait qu’elle exigeait aussi de lutter,
en particulier, contre la ligne de fracture qu’il appe-
lait « l’ordre de l’injustice qui régit les rapports entre
le Nord et le Sud », dont il a écrit qu’avant d’être
économique il était culturel, basé sur « le mépris ».

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De langue à langue

N’en avons-nous pas d’ailleurs aujourd’hui un


exemple de plus dans l’injustice vaccinale que vit
notre monde frappé par le covid ?
Mais la traduction contribue à la tâche de réa-
liser l’humanité, et même mieux : elle s’y identifie.
Justement parce que son travail est de s’opposer à
« l’apartheid » pour ouvrir la tribu à l’entre-connais-
sance, parce qu’elle est « l’opération par laquelle les
cultures […] deviennent étrangères à elles-mêmes,
en se différenciant d’elles-mêmes – étrangères aux
images figées qu’elles se font d’elles-mêmes […]1 ». Se
décentrer pour s’ouvrir au principe d’humanité fait
en effet tout le prix de « l’épreuve de l’étranger ». Et
comme aurait pu le dire un Heptapode en quittant
la Terre, après qu’il eut appris à nous connaître, bien
sûr, en lisant nos classiques : sic itur ad astra.

1. Marc Crépon, « Mémoires d’empire (exploitations, impor-


tations, traductions) », in Transeuropéennes, no 22, Traduire
entre les cultures, printemps-été 2002, p. 45-58. M. Crépon parle
des cultures européennes. En omettant cet adjectif dans la cita-
tion, j’élargis le propos, dans l’esprit de son auteur, aux cultures
en général. Et, comme lui, j’emprunte l’usage fait ici du concept
d’apartheid à Étienne Balibar dans « Le droit de cité ou l’apar-
theid », in Nous, citoyens d’Europe, Paris, La Découverte, 2001.

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Liste des ouvrages cités

Aka-Evy, Jean-Luc, Créativité africaine et primitivisme occi-


dental, Paris, L’Harmattan, 2018.
Ambroise, Bruno, « L’impossible trahison. Signification et
indétermination de la traduction chez Quine », in Noesis,
no 13, 2008.
Apter, Emily, Zones de traduction. Pour une nouvelle litté-
rature comparée, traduit de l’anglais par Hélène Quiniou,
Paris, Fayard, 2015.
Austen, Ralph, « Africans Speak, Colonialism Writes : The
Transcription and Translation of Oral Literature before
World War II », in Discussions Papers in the African
Humanities, Boston, Mass., African Studies Center
Boston University, 1990.
—, « Interpreters Self-Interpreted ; The Autobiographies
of Two Colonial Clerks », in B. Lawrence, E. Osborn
et R. Roberts (éd.), Intermediaries, Interpreters, and
Clerks ; African Employees in the Making of Colonial
Africa, Madison, Wis., University of Wisconsin Press,
2006.

167

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De langue à langue

Bâ, Amadou Hampâté, Vie et enseignement de Tierno Bokar, le


sage de Bandiagara, Paris, Seuil, 1980.
Balibar, Étienne, « Le droit de cité ou l’apartheid », in
Nous, citoyens d’Europe, Paris, La Découverte, 2001.
Benveniste, Émile, « Catégories de pensée et catégories
de langue », Les Études philosophiques, nouvelle série,
13e année, no 4, octobre/décembre 1958.
Bergson, Henri, Les Deux Sources de la morale et de la reli-
gion, Paris, Presses universitaires de France, 1976 [1932].
Berman, Antoine, L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduc-
tion dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984.
—, La Traduction et la Lettre, ou l’auberge du lointain, Paris,
Seuil, 1999.
Bonnay, Dennis et Laugier, Sandra, « La logique sau-
vage de Quine à Lévi-Strauss », in Archives de philosophie,
vol. 66, no 1, 2003.
Boole, George, Les Lois de la pensée, traduit de l’anglais, avec
introduction et notes par Souleymane Bachir Diagne,
Paris, Vrin, 1992.
Casanova, Pascale, La Langue mondiale. Traduction et
domination, Paris, Seuil, 2015.
Cassin, Barbara, Éloge de la traduction, Paris, Fayard, 2016.
— (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire
des intraduisibles, Paris, Seuil/Le Robert, 2004.
— (dir.), Après Babel, traduire, Arles, Actes Sud et Mucem,
2016.
Cassin, Barbara et Wozny, Danièle, Les Maisons de la
sagesse-traduire. Une nouvelle aventure, Paris, Bayard,
2021.
Cendrars, Blaise, Anthologie nègre suivi de Petits Contes
nègres pour les enfants des Blancs, Comment les Blancs sont
d’anciens Noirs et de La Création du Monde, textes pré-

168

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Liste des ouvrages cités

sentés et annotés par Christine Le Quellec Cottier, Paris,


Denoël, 2005.
Chiang, Ted, Story of your Life and Others, Easthampton,
Mass., Small Beer Press, 2010.
—, « Entretien », in The Believer, no 128, 2 décembre 2019.
Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, Paris, Les
Belles Lettres, 1928.
Citton, Yves, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017.
Cohen, Joshua, « Fauve Masks : Rethinking Modern
“Primitivist” Uses of African and Oceanic Art, 1905-8 »,
in The Art Bulletin, vol. 99, no 2, juin 2017.
—, The « Black Art » Renaissance. African Sculpture and
Modernism Across Continents, Oakland, University of
California Press, 2020.
Coran (Le). Essai de traduction par Jacques Berque, Paris,
Albin Michel, 2002.
Crépon, Marc, « Mémoires d’empire (exploitations, impor-
tations, traductions) », in Transeuropéennes, no 22, Traduire
entre les cultures, printemps-été 2002.
Dadié, Bernard, Le Pagne noir : contes africains, Paris, Présence
africaine, 1955.
Dagen, Philippe, Primitivismes. Une invention moderne,
Paris, Gallimard, 2019.
Derrida, Jacques, « Le supplément de copule : la philo-
sophie devant la linguistique », in Langages, no 24,
décembre 1971.
Diagne, Souleymane Bachir, « Musée des mutants », in
Esprit, no 406, juillet-août 2020.
—, « Décoloniser l’histoire de la philosophie », in Cités,
no 72, 2017.
Diop, Birago, Les Contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence
africaine, 1947.

169

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De langue à langue

—, Les Nouveaux Contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence


africaine, 1958.
Droit, Roger-Pol, Un voyage dans les philosophies du monde,
Paris, Albin Michel, 2021.
Elamrani Jamal, Abdelali, Logique aristotélicienne et gram-
maire arabe, Paris, Vrin, 1983.
Équilbecq, François-Victor, Essai sur la littérature merveil-
leuse des Noirs, suivi de Contes indigènes de l’Ouest africain
français, Paris, Ernest Leroux éditeur, 1913.
Frege, Gottlob, Posthumous Writings, Hoboken, N. J., Wiley,
1991.
Ghazali, Abu Hamid al-, Al-Ghazali’s Moderation in Belief,
traduction anglaise d’Aladdin M. Yaqub, Chicago et
Londres, Chicago University Press, 2017.
Gikandi, Simon, « Picasso, Africa, and the Schemata of
Difference », in Modernism/Modernity, vol. 10, no 3, 2003.
Hountondji, Paulin, « Langues africaines et philosophie :
l’hypothèse relativiste », Les Études philosophiques, no 4,
1982.
Kagamé, Alexis, La Philosophie bantu-rwandaise de l’être,
Bruxelles, Académie Royale des Sciences coloniales, 1956.
—, La Philosophie bantu comparée, Paris, Présence africaine,
1976.
Kane, Cheikh Hamidou, L’Aventure ambiguë, Paris, 10-18,
2011.
Kodjo-Grandvaux, Séverine, Philosophies africaines, Paris,
Présence africaine, 2013.
Laugier, Sandra, L’Anthropologie logique de Quine.
L’apprentissage de l’obvie, Paris, Vrin, 1992.
Lefebvre, Jean-Pierre, « Philosophie et philologie : les tra-
ductions des philosophes allemands », in Encyclopedia uni-
versalis, Symposium, Les Enjeux, I, 1990.

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Liste des ouvrages cités

Lévy-Bruhl, Lucien, La Morale et la Science des mœurs, Paris,


Félix Alcan, 1903.
Lombez, Christine, La Seconde Profondeur. La traduction poé-
tique et les poètes traducteurs en Europe au xxe siècle, Paris,
Les Belles Lettres, 2016.
Macaulay, Thomas, « Minute on Indian Education », in
B. Ashcroft, G. Griffith et H. Tiffin (éd.). The Postcolonial
Studies Reader, New York, Routledge, 1994.
Malraux, André, La Tête d’obsidienne, Paris, Gallimard, 1974.
Ngom, Fallou, Muslims Beyond the Arab World. The Odyssey
of ‘Ajamī and the Murīdiyya, Oxford, Oxford University
Press, 2016.
Nietzsche, Friedrich, Œuvres complètes, tome VII, Paris,
Gallimard, 1967-1997.
Quine, Willard O., Pursuit of Truth, Cambridge, Mass.,
Harvard University Press, 1992.
—, Le Mot et la Chose, traduit de l’anglais par Joseph Dopp et
Paul Gochet, Paris, Flammarion, 2010.
Ricœur, Paul, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004.
Rubin, William (dir.), « Primitivism » in 20th Century Art :
Affinity of the Tribal and the Modern, New York, Museum
of Modern Art, 1984.
Samoyault, Tiphaine, Traduction et violence, Paris, Seuil,
2020.
Sanneh, Lamin, Translating the Message. The Missionary
Impact on Culture, New York, Orbis, 2e édition, 2015.
Sapiro, Gisèle, Translatio : le marché de la traduction en France
à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2016.
Sarr, Felwine et Savoy, Bénédicte, Restituer le patrimoine
africain, Paris, Philippe Rey et Seuil, 2018.
Savoy, Bénédicte, Africa’s Struggle for its Art. History of a
Postcolonial Defeat, traduit de l’allemand par Susanne

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De langue à langue

Meyer-Abich, Princeton et Oxford, Princeton University


Press, 2021.
Senghor, Léopold Sédar, Liberté, t. I, Négritude et huma-
nisme, Paris, Seuil, 1964.
—, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue
française, précédée de « Orphée noir » par Jean-Paul
Sartre, Paris, Presses universitaires de France, 1969.
Senghor, Léopold Sédar et Sadji, Abdoulaye, La Belle
Histoire de Leuk-le-Lièvre, Paris, Hachette, 1953.
Spinoza, Œuvres, traduit par Charles Appuhn, t. II, Paris,
Robert Laffont, 2019.
Steiner, George, Après Babel. Une poétique du dire et de la
traduction, traduit de l’anglais par Lucienne Lotringer et
Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 1998.
Tamari, Tal, « L’enseignement de l’unicité divine expliqué
en bambara. Un commentaire oral sur la Umm al-Barāhīn
de Muhammad as-Sanūsī », in Islam et sociétés au sud du
Sahara, vol. 5, Jean-Louis Triaud et de Constant Hamès
(dir.), Afrique subsaharienne et langue arabe, Paris, Les
Indes savantes, 2019.
Wa Thiong’o, Ngugi, Something Torn and New. An African
Renaissance, New York, Basic Civitas Books, 2009.
—, Décoloniser l’esprit, Paris, La Fabrique Éditions, 2011.
Wiredu, Kwasi, Cultural Universals and particulars. An
African perspective, Bloomington et Indianapolis, Indiana
University Press, 1996.

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Remerciements

En 2015, j’ai été invité par le Frobenius Institute de


l’Université de Francfort à donner en anglais, tous
les lundis entre le 20 avril et le 1er juin, une série de
conférences sur le thème de « la traduction ». Ces
« Jensen Memorial Lectures » ont fourni la matière
de cet ouvrage. Je remercie les professeurs Karl-Heinz
Kohl, Mamadou Diawara et toute l’équipe de l’Insti-
tut pour leur invitation et leur hospitalité. Je remercie
également l’Institut d’Études Avancées de Nantes qui
a accueilli et soutenu le travail de transformation de
ces conférences en un ouvrage qui doit aussi beaucoup
à Peter Connor, avec qui j’enseigne régulièrement à
Columbia un séminaire sur la philosophie de la traduc-
tion. À Peter et à nos étudiants je dis toute ma grati-
tude. Merci enfin à Barbara Cassin avec qui je chemine
dans ce champ qu’elle a ouvert des « intraduisibles ».

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Table

Introduction – La traduction
contre la domination ................................................ 9

1. Le linguiste, l’indigène et l’extraterrestre ........ 21

Le linguiste et l’indigène.............................................. 24
La linguiste et l’extraterrestre .................................... 40

2. Le truchement et le traducteur ........................... 53

Roueries de truchement ............................................... 55


Traduire l’orature .......................................................... 66
La langue inséminée..................................................... 78

3. Translations de l’art classique africain .............. 83

La force des fétiches ....................................................... 86


La danse des mutants................................................... 98
L’interminable voyage des intercesseurs .................. 103

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De langue à langue

4. Le philosophe comme traducteur ...................... 107


Philosophie de la grammaire ..................................... 107
Translatio studii ............................................................ 113
Décoloniser, traduire .................................................... 126

5. Traduire la parole de Dieu ..................................... 135


Théologie de la traduction verticale ......................... 139
Politique de la traduction horizontale .................... 147
L’ajamisation de la parole ........................................... 154

Conclusion – La langue des langues .......................... 159


Liste des ouvrages cités .................................................. 167
Remerciements................................................................... 173

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Dans la même collection

Sylvie Anne Goldberg, La Clepsydre I.


Essai sur la pluralité des temps dans le judaïsme, 2000.
Richard Sennett, Le travail sans qualités.
Les conséquences humaines de la flexibilité, 2000.
Pierre-Emmanuel Dauzat, Les Pères de leur Mère.
Essai sur l’esprit de contradiction des Pères de l’Église, 2001.
Dominique Janicaud, Heidegger en France. I. Récit. II. Entretiens, 2001.
Françoise Vergès, Abolir l’esclavage : une utopie coloniale, 2001.
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire. Race et culture
(avec les Éditions Unesco), 2002.
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès,
La République coloniale. Essai sur une utopie, 2003.
Nathalie Heinich, Les Ambivalences de l’émancipation féminine, 2003.
Richard Sennett, Respect. De la dignité de l’homme
dans un monde d’inégalité, 2003.
Javier Teixidor, Mon père, l’Araméen errant, 2003.
Norberto Bobbio, Le Sage et la politique. Écrits moraux
sur la vieillesse et la douceur, 2004.
Lisa Bresner, Pouvoirs de la mélancolie. Chamans, poètes et souverains
dans la Chine antique, 2004.
Sylvie Anne Goldberg, La Clepsydre II. Temps de Jérusalem,
temps de Babylone, 2004.
Max Weber, Œuvres politiques, 1895-1919, 2004.
Roberto Casati & Achille Varzi, 39 petites histoires philosophiques
d’une redoutable simplicité, 2005.
Arnold I. Davidson, L’Émergence de la sexualité.
Épistémologie historique et formation des concepts, 2005.
Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie.
Autour des séminaires inédits de 1933-1935, 2005.
Jeffrey Mehlman, Émigrés à New York. Les intellectuels français
à Manhattan, 1940-1944, 2005.
Joan W. Scott, Parité ! L’universel et la différence des sexes, 2005.

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George Steiner, Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée, 2005.
Maurizio Ferraris, T’es où ? Ontologie du téléphone mobile, 2006.
Jean Seidengart, Dieu, l’univers et la sphère infinie, 2006.
Richard Sennett, La Culture du nouveau capitalisme, 2006.
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines.
Ce que nous apprend l’anthropologie, 2007.
Élisabeth Roudinesco, La Part obscure de nous-mêmes.
Une histoire des pervers, 2007.
Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), 2007.
Viviane Alleton, L’Écriture chinoise. Le défi de la modernité, 2008.
Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, 2008.
Élisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain.
Réflexions sur la cause animale, 2008.
Pierre Hadot, N’oublie pas de vivre.
Goethe et la tradition des exercices spirituels, 2008.
Henri-Jean Martin, Aux sources de la civilisation européenne, 2008.
Jean-Frédéric Schaub, L’Europe a-t-elle une histoire ?, 2008.
François Vatin, Le Travail et ses valeurs, 2008.
Paul Veyne, Foucault. Sa pensée, sa personne, 2008.
Élisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, 2009.
Quentin Skinner, Hobbes et la conception républicaine de la liberté, 2009.
Collectif, Avec George Steiner. Les chemins de la culture, 2010.
Didier Masseau, Les Ennemis des philosophes.
L’antiphilosophie au temps des Lumières, 2010.
Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2010.
John Bowlby, Le Lien, la psychanalyse et l’art d’être parent, 2011.
Collectif, La Lecture insistante. Autour de Jean Bollack,
sous la dir. de Christoph König et Heinz Wismann, 2011.
Jean Levi, Réflexions chinoises. Lettrés, stratèges et excentriques de Chine, 2011.
Françoise Vergès, L’Homme prédateur.
Ce que nous enseigne l’esclavage sur notre temps, 2011.

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Florence Burgat, Une autre existence. La condition animale, 2012.
COLLECTIF, L’histoire et la mémoire de l’histoire.
Hommage à Yosef Yerushalmi, sous la dir. de Sylvie Anne Goldberg, 2012.
Daryush Shayegan, La Conscience métisse, 2012.
François Vatin, L’Espérance-monde. Essais sur l’idée de progrès à l’heure
de la mondialisation, 2012.
Heinz Wismann, Penser entre les langues, 2012.
Jean-Loup Amselle, Psychotropiques. La fièvre de l’ayahuasca
en forêt amazonienne, 2013.
Roberto Casati, Contre le colonialisme numérique.
Manifeste pour continuer à lire, 2013.
John Bowlby, Amour et rupture : les destins du lien affectif, 2014.
Ariel Colonomos, La Politique des oracles.
Raconter le futur aujourd’hui, 2014.
Richard Sennett, Ensemble. Pour une éthique de la coopération, 2014.
Michel Marian, Le Génocide arménien. De la mémoire outragée
à la mémoire partagée, 2015.
Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger.
Extermination nazie et destruction de la pensée, 2016.
Pierre Judet de La Combe, L’Avenir des Anciens.
Oser lire les Grecs et les Latins, 2016.
Mériam Korichi, Traité des bons sentiments, 2016.
Yan Thomas, La Mort du père. Sur le crime de parricide à Rome, 2017.
Françoise Vergès, Le Ventre des femmes.
Capitalisme, racialisation, féminisme, 2017.
Perrine Simon-Nahum, Les Juifs et la modernité.
L’héritage du judaïsme et les Sciences de l’homme en France au xixe siècle, 2018.
Richard Sennett, Bâtir et habiter. Pour une éthique de la ville, 2019.
Monique Canto-Sperber, Sauver la liberté d’expression, 2021.
Alain Legros, Montaigne en quatre-vingts jours, 2022.

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Impression : CPI Bussière
Éditions Albin Michel
22, rue Huyghens, 75014 Paris
www.albin-michel.fr
ISBN : 978-2-226-46521-4
No d’édition : 24596/01 – No d’impression :
Dépôt légal : mars 2022
Imprimé en France

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