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DE LANGUE À LANGUE
L’hospitalité de la traduction
Albin Michel
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Le linguiste et l’indigène
Le sujet de l’enquête sera, par conséquent, un
ethnologue doublé d’un linguiste. Justement, voici
qu’il découvre « un peuple resté jusqu’ici sans contact
avec notre civilisation1 », dont la langue ne ressemble
à rien qu’il pourrait reconnaître. Il faudra donc qu’il
soit aussi un behavioriste. Car il dispose pour son
entreprise en tout et pour tout du comportement
de l’autre, c’est-à-dire ses réponses, verbales surtout,
bien sûr, à ce qui se passe autour d’eux. D’ailleurs,
selon Quine, en linguistique, et quand il s’agit de
l’apprentissage des langues, quelles qu’elles soient,
on n’a pas d’autre choix que d’être behavioriste2.
On le constate : la fiction se coule parfaitement
dans le modèle, et le langage de la rencontre asymé-
trique entre le sujet venu de « notre civilisation »,
et donc supposé savoir, et « l’indigène » dont on ne
1. Ibid.
2. Quine écrit : « Je tiens l’approche behavioriste pour obli-
gatoire. En psychologie on peut être behavioriste ou non, mais
en linguistique on n’a pas le choix. Chacun d’entre nous apprend
sa langue en observant le comportement verbal d’autres et en
voyant les autres conforter ou corriger son propre comportement
verbal quand il est hésitant », in Pursuit of Truth, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 1992, p. 37-38.
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1. Ibid., p. 47-48.
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1. Ibid.
2. Ibid., p. 70.
3. Ibid., p. 74.
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1. Ibid., p. 76.
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La linguiste et l’extraterrestre
De manière générale, traduire est faire commu-
nauté humaine avec les locuteurs de la langue qu’on
traduit. Demandons alors, avec un brin de perver-
sité : et avec des non-humains ?
Cette question est celle que, dans leur lecture de
l’expérience de Quine, Sandra Laugier et Dennis
Bonnay soulèvent, de manière rhétorique, lorsqu’ils
font la remarque suivante : « Après tout, nos socié-
tés fourniraient sans doute de nombreux exemples
de contradictions si elles étaient offertes à la curiosité
d’un anthropologue extraterrestre1. » D’une telle
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Roueries de truchement
Voici donc que le commandant de Cercle1 de
Mopti, du nom de Levavasseur, a convoqué Tierno
pour décider s’il fallait, après audience, le laisser
repartir ou l’emprisonner. Il faut se souvenir, en effet,
que l’administrateur colonial avait tout pouvoir, y
compris judicaire, sur les indigènes. Flanqué de celui
qui remplissait pour lui les fonctions d’interprète,
lui permettant de comprendre ces sujets de la France,
et à ces derniers de comprendre les ordres et les déci-
sions qu’il souhaitait leur transmettre, Levavasseur
reçut donc Tierno accompagné de quelques notables,
dont un de ses parents Tall, pour une comparution
dont dépendait sa liberté.
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1. Ibid., p. 105.
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1. Ibid.
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Traduire l’orature
C’est ainsi, par exemple, qu’Amadou Hampâté
Bâ, à qui nous devons le récit de la vie et des ensei-
gnements de son maître Tierno Bokar et qui est
l’un des plus fameux traducteurs d’orature en litté-
rature francophone, a commencé sa carrière comme
interprète au service de l’administration coloniale.
Comme d’autres, il a rapidement transformé cette
fonction d’écrivain-interprète, qui était le titre offi-
ciel de ce type d’auxiliaire, en celle d’écrivain tout
court : cessant d’être « la voix de son maître », le tru-
chement a alors trouvé la sienne propre. L’interprète
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La langue inséminée
Birago Diop, justement, aimait à dire de sa reprise
créatrice des textes oraux qu’il n’était que le traduc-
teur, c’est-à-dire un pâle imitateur de la performance
orale, autrement plus belle et plus vivante, du griot
Amadou Koumba. Donner pour titres Les Contes
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1. Ibid.
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1. Ibid.
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1. Ibid., p. 469.
2. In A. Malraux, La Tête d’obsidienne, op. cit., p. 18.
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1. Ibid., p. 20.
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Philosophie de la grammaire
En 1958, Émile Benveniste publiait dans la
revue Les Études philosophiques un article intitulé
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1. Ibid., p. 424.
2. Ibid., p. 426.
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Translatio studii
Mesurer ce que les catégories de pensée doivent
à une « philosophie de la grammaire » inhérente à
la langue, c’est soumettre celle-ci à « l’épreuve de
l’étranger », autrement dit de la traduction. On
pourrait ajouter que cette épreuve sera d’autant plus
instructive que les langues, celle qui est traduite et
celle qui la reçoit, sont plus éloignées. Il est vrai que
Cicéron s’est trouvé intimidé par la tâche de tra-
duire en sa langue romaine les concepts qu’il avait
appris à penser en grec, après avoir écarté les objec-
tions à la fois de ceux qui condamnaient l’étude
même de la philosophie et de ceux qui estimaient
qu’une telle poursuite ne pouvait se mener que
dans l’idiome originaire de Platon ou d’Aristote.
Contre ces derniers, tout particulièrement, Cicéron
a affirmé qu’accueillir « les génies divins » (divina
illa ingenia) que furent les penseurs grecs en langue
latine, pour les rendre familiers à ses concitoyens,
était avant tout un service à leur rendre1.
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Décoloniser, traduire
Ce que le linguiste français évoque ainsi à
titre d’hypothèse, comme une expérience de pen-
sée, a pris corps dans l’œuvre du philosophe rwan-
dais Alexis Kagamé (1912-1981). Dans une thèse
qu’il a présentée en 1955 sur la philosophie bantu-
rwandaise de l’être, trois ans donc avant la publica-
tion de l’article de Benveniste, l’abbé Kagamé a posé
la même prémisse que le linguiste d’une dépendance
des catégories de pensée de celles du langage, et en
avait tiré les mêmes conclusions. Fort de celles-ci, il
avait alors étudié la « philosophie de la grammaire »
de la langue kinyarwanda, afin d’en exhumer les caté-
gories linguistiques et philosophiques pour les dispo-
ser en une table, de manière analogue à celle établie
par Aristote1.
Dans le chapitre V d’un second ouvrage sur La
Philosophie bantu comparée, consacré à montrer la
« différence entre l’Ontologie bantu et celle, dit-il,
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1. Ibid., p. 121-122.
2. P. Hountondji, « Langues africaines et philosophie :
l’hypothèse relativiste », art. cité, p. 404.
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1. Ibid., p. 15.
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1. Ibid., p. 17.
2. Ibid., p. 16.
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1. Ibid.
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1. Ibid., p. 5.
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1. Ibid., p. 253.
2. Ibid., p. 255.
3. Ibid., p. 253.
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L’ajamisation de la parole
Il est significatif que Lamin Sanneh, parlant de
« complexe d’infériorité » linguistique, ait évoqué,
dans ce qui est sans doute un lapsus de la plume,
l’arabe comme la « langue révélée de l’islam ». Une
proposition qu’il faut corriger, en rappelant que ce
n’est pas la langue qui est révélée, mais le message.
L’arabe est la langue du Coran. Quant à être celle de
l’islam, toutes les langues le sont.
Le lapsus n’en indique pas moins l’existence dans
le monde musulman d’un ethno-nationalisme lin-
guistique qui considère que le pluriel des langues
doit être organisé autour d’une « hypercentralité »
de l’arabe et de la périphérisation des autres, et même
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the Arab World. The Odyssey of ‘Ajamī and the Murīdiyya, op. cit.,
p. 60-62.
1. Wolofal est le nom en wolof de la littérature ajami en cette
langue.
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Introduction – La traduction
contre la domination ................................................ 9
Le linguiste et l’indigène.............................................. 24
La linguiste et l’extraterrestre .................................... 40
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