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LA DIFFICILE MUTATION DU MODÈLE DE GOUVERNEMENT DES VILLES

AU GABON : ANALYSE À PARTIR DE LA GESTION DES DÉCHETS À


LIBREVILLE

Anicet Mboumba

Armand Colin | « Annales de géographie »

2011/2 n°678 | pages 157 à 173


ISSN 0003-4010
ISBN 9782200926946
DOI 10.3917/ag.678.0157
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La difficile mutation du modèle
de gouvernement des villes au Gabon :
analyse à partir de la gestion des déchets
à Libreville
The difficult change of cities government in Gabon:
analysis from waste management in Libreville

Anicet Mboumba
Docteur en géographie de l’université Paris-10

Résumé La primauté des administrations centrales dans la gestion des villes africaines
est bien connue. La gouvernance, conçue comme mode de gestion pluraliste,
a été introduite dans les pays du sud par les bailleurs de fonds, afin d’infléchir
le centralisme. Au Gabon, comme dans tous les pays africains, la gouvernance
accompagne désormais toutes les réformes qui touchent aux modes de gouver-
nement des villes, notamment dans le domaine des services de base. Le succès
médiatique et politique de cette notion traduit-il pour autant le recul de l’inter-
ventionnisme étatique ? L’étude du jeu d’acteurs dans la gestion des déchets à
Libreville illustre une évolution majeure : l’association croissante de partenaires
privés dans les politiques publiques. Mais elle montre aussi la manière dont les
autorités étatiques freinent le désir d’émancipation des autorités municipales
et le besoin d’affirmation de la société civile dans les processus décisionnels.
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Le texte révèle ainsi qu’à l’opposé des discours sur la décentralisation et la
bonne gouvernance, le pouvoir central reste dominant dans la gestion des affaires
urbaines.
Abstract The supremacy of central administrations in African cities management is a well
known fact. The governance, as a pluralist management model, was introduced
in Southern countries by the financers in order to minimize the excessive
centralization of the urban management. As in all African countries, in Gabon
this notion henceforth accompanies all city government reforms, particularly
in infrastructures and utilities sector (water supply, garbage collection, public
transportation...). Does the governance success both in media and in political
discourses express a true change in city management model in Gabon ? Are
local governments more powerful ? The analysis of the interactions between
actors involved in waste management reveals a major evolution: an increasing
commitment of the private sector in the public policies. But this study also
shows that central administrations slow down local authorities’ emancipation in
the decision-making process. This reveals that contrary to the official discourse
on decentralization and strengthening of local governments, central authorities
dominate cities management.

Mots clefs gestion urbaine, Libreville, déchets, gouvernance, décentralisation, État, secteur
privé, municipalité, bailleurs de fonds, associations

Ann. Géo., n◦ 678, 2011, pages 157-173,  Armand Colin


158 • Anicet Mboumba ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 678 • 2011

Key words city management, Libreville, waste, governance, decentralization, central author-
ities, private sector, local authorities, financers, associations

Introduction

Historiquement soumises au pouvoir unilatéral des autorités centrales (Nzé-


Guema, 1998), les villes gabonaises, en particulier la capitale, Libreville, semblent
connaître depuis peu des évolutions dans leurs modes de gestion. Ces évolutions
sont consécutives à deux dynamiques : d’une part la volonté démocratique
exprimée par la société gabonaise dans les années 1990 et qui a contraint les
autorités centrales à un relatif partage du pouvoir (Auracher, 2001) ; et d’autre
part, les injonctions adressées par les bailleurs aux États africains, les incitant
notamment à associer les acteurs privés et les autorités locales dans la gestion
des villes (Jaglin, 1995 ; Dorier-Apprill, 2003). Ces injonctions ont ensuite été
reprises et conceptualisées sous le vocable de la « gouvernance », notion certes
diversement définie par les spécialistes des sciences sociales, mais qui recouvre
deux dimensions importantes. D’une part elle renvoie à de nouvelles formes de
pilotage et de direction de secteurs économiques et sociaux, face au diagnostic
d’une « incapacité » des gouvernements à répondre aux problèmes qui leur
sont soumis (Le Galès, 2004) ; d’autre part, elle met l’accent sur la diversité
d’acteurs intervenant dans les sphères sociale, économique et politique. Cette
notion conduit donc vers une approche pluraliste de la gestion urbaine, dépassant
l’action des seuls appareils gouvernementaux pour s’intéresser à la diversité des
acteurs qui interagissent autour de politiques, programmes et projets urbains. La
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gouvernance et les discours (sur la décentralisation) qui l’accompagnent ont-ils
entraîné des changements significatifs en matière de structuration politique et de
prise de décision au sein des villes gabonaises ? Comment les autorités étatiques,
longtemps omnipotentes dans la gestion urbaine, s’adaptent-elles à ces nouvelles
demandes ? Pour explorer ces questions nous analysons les enjeux, les stratégies
et les rapports entre les autorités gouvernementales et les autres acteurs dans les
processus décisionnels en matière de gestion des déchets solides à Libreville.

1 La gestion des déchets, révélateur d’un mode


de gouvernement urbain traditionnellement centralisé
et interventionniste

Le service de collecte des déchets à Libreville a été inventé par les autorités
coloniales vers la fin des années 1950 ; il ne couvrait alors que les quartiers occupés
par les Européens. Les autorités post-coloniales ont fait de la physionomie de
leur capitale et de sa propreté un enjeu symbolique (le reflet de la réussite du
jeune État pétrolier), mais aussi un instrument de la politique sociale (égalité
Articles La difficile mutation du modèle de gouvernement des villes au Gabon • 159

d’accès des citadins aux services de base). Pour ces raisons, l’État est intervenu
directement, et souvent seul, dans la gestion des déchets au sein de la capitale.

1.1 La « propreté » de la Capitale : un enjeu symbolique


pour les autorités gouvernementales
Bien avant l’indépendance, les autorités coloniales avaient fait de la lutte contre
l’insalubrité une de leurs principales priorités à Libreville. Elles créèrent au début
du XXe siècle le service sanitaire et d’hygiène urbaine. Elles investirent égale-
ment d’importants moyens dans les années 1940 afin d’améliorer les conditions
d’écoulement des rivières, le drainage des marais et le comblement des marigots.
Peu avant l’indépendance, les compétences des services d’hygiène s’étendirent
également à la collecte des ordures. Après 1960 les autorités gouvernementales
poursuivent ces efforts en investissant dans le renouvellement et l’augmentation
des équipements (camions, conteneurs) et assurent le fonctionnement de l’en-
semble du système de gestion des ordures, en confiant la collecte et le traitement
des ordures au ministère des travaux publics. Dans le domaine des déchets comme
dans d’autres politiques urbaines, le pouvoir de l’État est sans partage. La mai-
rie de Libreville, pourtant créée dès 1911, n’a aucun pouvoir de décision, les
autorités centrales l’assimilent à un simple service technique.
Cette posture volontariste des autorités centrales découle de la valeur politique
et symbolique que le régime accorde à la capitale d’un jeune État pétrolier. En
effet, dans les premières années de son indépendance, le Gabon tire l’essentiel
de ses ressources budgétaires de l’exploitation du Bois (la forêt couvre plus de
80 % du territoire). Dès la fin des années 1960 le pétrole prend le relais. Le
premier choc pétrolier de 1973-1974 fait exploser le prix du baril de pétrole
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et accroît considérablement les ressources du jeune État. Galvanisées par la
manne pétrolière, les autorités centrales veulent s’affirmer comme les principaux
moteurs de la modernisation du pays. Le président Bongo, arrivé au pouvoir en
1967, investit des sommes colossales dans l’aménagement du territoire national1
et affiche de grandes ambitions pour la Capitale, dont la physionomie doit
désormais refléter la réussite du projet modernisateur. Le régime met l’accent
sur le visage architectural de Libreville et la propreté de son environnement ;
la gestion des déchets prend de ce fait une place de choix. De grands travaux
de rénovation urbaine verront le jour dans les années 1970 et des opérations
« ville-propre » se succèdent à l’initiative des différents ministères chargés de la
ville.

1 Pourtier (1989) souligne notamment les investissements importants réalisés en matière de santé,
d’éducation, ainsi que dans le chemin de fer et dans l’infrastructure urbaine au cours des années 1970
et 1980.
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1.2 Une politique étatique des déchets traversée par le souci


d’équité sociale urbaine...
En plus de la dimension symbolique, la politique des déchets va également
constituer un des instruments de la politique sociale voulue par le président
Bongo. Ce dernier avait, à son arrivée au pouvoir, affiché son ambition de
« bâtir un Gabon nouveau et moderne, où chaque citoyen a sa place ». Cette
affirmation traduisait, entre autre, l’idée de promouvoir l’équité sociale, dans un
pays historiquement marqué par de profondes disparités d’accès aux infrastructures
entre populations urbaines et rurales et entre quartiers européens et quartiers
africains. À Libreville la question de la desserte des populations en service de
collecte des ordures va symboliser de manière presque caricaturale ce souci
d’équité. Notons que lorsque les autorités coloniales mirent en place le système
de collecte des déchets à Libreville dans les années 1950, ce système, comme
l’ensemble des politiques d’équipement et d’aménagement urbain de l’époque,
ne couvrait que les quartiers où résidaient les Européens. Les quartiers africains,
qui connaissaient alors leurs premières poussées démographiques, à cause de
l’exode rural, restèrent coupés du système. Or dans ces quartiers, les conditions
d’hygiène étaient particulièrement préoccupantes2 . L’universalisation du service
de ramassage des ordures, c’est-à-dire son extension à l’ensemble des quartiers de
la capitale, apparaît alors comme une nécessité par soucis de justice socio-spatiale.
Mais les premières autorités poste-coloniales (1960-1967) ne s’y attellent pas
véritablement (certainement pour des raisons budgétaires). Il faut donc attendre
le début des années 1970 et l’explosion de la manne pétrolière consécutive
au premier choc pétrolier pour que cette question, comme d’autres liées à
l’amélioration du cadre de vie urbain, soit réellement inscrite à l’agenda politique.
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Le nouveau régime au pouvoir en 1967 s’y attaque dès le début des années
1970 en investissant des sommes importantes dans l’achat de conteneurs destinés
aux quartiers populaires et aux nouvelles extensions urbaines. Dans ces quartiers,
peuplés d’Africains, les anciens modes de « traitement » des déchets (brûlage ou
entassement de déchets pour en faire du compost) laissent progressivement place
à une évacuation dans les conteneurs collectifs qui sont ensuite transportés vers la
décharge municipale (figure 1). Les investissements ainsi réalisés visent à rattraper
le retard accumulé, mais l’accélération de la croissance urbaine va contrarier les
ambitions étatiques.

1.3 ...Mais l’ambition d’« un service de ramassage des déchets pour tous »,
remise en cause par la croissance urbaine
Le système mis en place fonctionne relativement bien au cours des décennies 1960
et 1970 avant d’être débordé par les fortes poussées spatiales et démographiques
des années 1980 et 1990. Notons qu’au milieu des années 1970, Libreville
comptait 150 000 habitants. Par la suite, l’enrichissement spectaculaire de l’État

2 Lasserre (1958) nous en donne une image saisissante dès la fin des années 1950.
Articles La difficile mutation du modèle de gouvernement des villes au Gabon • 161

et l’ouverture de grands chantiers dans tous les domaines attirent les populations
vers les grandes villes : Libreville va de ce fait connaître une accélération de
sa croissance démographique. En 1980, la ville compte près de 200 000 âmes,
dix ans plus tard elle en compte 330 000. Le recensement de 1993 avance
le chiffre de 420 000 habitants. Le rythme démographique ne faiblira pas au
cours des années suivantes, à tel point qu’en 2006 la population de Libreville
approche les 600 000 habitants ; près de la moitié de la population du pays.
Cette accélération démographique entraîne à la fois une densification des anciens
quartiers populaires (avec une occupation souvent illégale des terres, y compris
dans des zones de bas-fonds non constructibles) et une extension de l’habitat
vers les zones périphériques (figure 1).
Le système de ramassage des ordures est donc mis à rude épreuve : dans les
quartiers populaires, les conteneurs sont vite débordés et les ordures s’accumulent
sur les chaussées ; les périphéries et les bas-fonds, qui posent d’importants pro-
blèmes d’accessibilité du fait du manque de routes, sont quant à eux partiellement
ou totalement privés du service de ramassage des déchets (figure 1).
Si l’accélération de la croissance démographique a mis en échec l’ambition
d’universalisation du service des déchets, la principale explication de cet échec
réside sans doute dans le manque de réactivité des pouvoirs publics. Il convient
d’en élucider les causes, d’autant que ce manque de réactivité a touché tous les
aspects de la gestion urbaine et a contribué, avec d’autres facteurs, à la remise en
cause plus générale du rôle de l’État.

2 Du manque de réactivité des pouvoirs publics


à la remise en cause générale du rôle de l’État
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Face au contexte de forte croissance démographique et donc de forte augmenta-
tion des besoins en infrastructures (gestion des déchets, assainissement, voiries,
eau potable, électricité, etc.), l’État s’est montré peu réactif.

2.1 Des besoins urbains croissants en services de base,


non accompagnés par l’investissement public
Lorsque l’on confronte, par exemple, la croissance des déchets de Libreville
et l’affectation des moyens techniques et financiers par l’État, on comprend
mieux l’ampleur du décalage entre les problèmes et les réponses. En effet, la
poussée démographique de Libreville a inévitablement entraîné une croissance
des ordures produites par la ville. Les chiffres sont certes insuffisants et souvent
contradictoires, mais ils montrent une forte progression. En 1975, par exemple,
le bureau d’étude allemand, « Rhin-Ruhr-Ingenieur », avait estimé à moins de 50
tonnes par jour la quantité de déchets produite à Libreville en 1960 (ministère
du Plan, 1975). Ce même bureau d’étude avait établi que Libreville produisait
100 tonnes de déchets par jour au milieu des années 1970. Nous ne disposons
d’aucune donnée fiable sur les années 1980, mais la croissance semble s’être
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Source : réalisée par Mboumba Anicet.
Fig. 1 Croissance urbaine et collecte des ordures à Libreville
Urban growth and refuse collection in Libreville

accélérée, car l’étude menée en 2008 dans le cadre de l’élaboration de la stratégie


urbaine du Gabon estime la quantité journalière de déchets de Libreville à
430 tonnes (ministère de la Planification, 1999). Or, parallèlement, les moyens
techniques de l’enlèvement des déchets ont peu évolué : les conteneurs n’ont
pas suivi la croissance démographique et rudérale au point que tous les travaux
établissent qu’environ la moitié des déchets n’est pas collectée. Le constat est
similaire dans tous les secteurs : la fourniture de l’eau potable par exemple ne
touche en moyenne que 50 % de la population, l’assainissement des eaux usées
et des excrétas ne concerne qu’une minorité des ménages.
Articles La difficile mutation du modèle de gouvernement des villes au Gabon • 163

Une des explications réside dans le fait qu’à partir de la fin des années 1970
les autorités ont voulu matérialiser la « modernisation » du pays et de la capi-
tale par de grands investissements de prestige. La construction de somptueux
palais et d’immeubles monumentaux (« Palais Rénovation » ; « Cité du 12 mars »,
« Immeubles du Pétrole », Hôtel de Ville) a pris le pas sur les chantiers d’infra-
structures de base. La restructuration urbaine a progressivement laissé la place
aux dépenses somptuaires ainsi qu’à l’enrichissement de l’élite politique au pou-
voir, alors même que la pauvreté urbaine gagnait du terrain. L’aggravation des
problèmes urbains dans un contexte d’inefficacité de l’action étatique a poussé
les bailleurs à s’intéresser de près à l’administration des villes africaines dès les
années 1980.

2.2 Les bailleurs de fonds et l’émergence de la « gouvernance urbaine »


C’est en partant de l’échec des politiques urbaines engagées par les États,
notamment dans le domaine des services marchands, que les bailleurs engagent
une réflexion plus globale sur la gestion des agglomérations urbaines et une
réorientation de l’aide aux villes du Sud. Selon Sylvy Jaglin (1995), les années
1980 ont été dominées par la notion de gestion urbaine, dont l’usage a été
officialisé en 1985 par le Programme de gestion urbaine, conçu conjointement
par la Banque mondiale, le PNUD, le CNUEH-Habitat et des organismes
bilatéraux, avec pour objectif de renforcer la contribution des villes à la croissance
économique, au développement social et à la réduction de la pauvreté. Trois
objectifs sont alors affichés : la lutte contre la pauvreté urbaine, la préservation de
l’environnement et, enfin, l’amélioration de la productivité urbaine. Il s’agissait
ainsi d’améliorer les politiques urbaines pour répondre à ces enjeux. Dans cette
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optique, deux priorités apparaissent : d’une part, des réformes institutionnelles
visant le renforcement de l’administration des villes (décentralisation) et d’autre
part, une modernisation de la gestion des villes, empruntant souvent la voie de la
privatisation des services urbains marchands (desserte en eau potable, électricité,
collecte des déchets...). Ces réflexions sont prolongées dans les années 1990 par
les discours sur la bonne gouvernance.
Le thème de gouvernance a fait suite à celui de gestion urbaine dans le
domaine de l’aide au développement au début des années 1990. Selon les experts
du Groupe de réflexion sur la gouvernance urbaine, le vocable a été introduit
dans le champ de l’aide internationale par la Banque mondiale en 1991 (Osmont
et al., 2008). Le terme était porteur à la fois d’un nouveau cadre opérationnel
de la gestion urbaine et d’une dimension doctrinale. Sur le plan opératoire, la
gouvernance est alors appréhendée comme « la manière dont le pouvoir est
exercé dans la gestion des ressources économiques et sociales d’un pays en vue du
développement », et en terme doctrinal, la notion vise à promouvoir « une gestion
du secteur public efficace et transparente, laquelle gestion constitue un point
crucial de l’efficacité à la fois des marchés et des interventions gouvernementales
et partant de là du développement économique ». Le rapport publié en 2008 par
le Groupe de réflexion sur la gouvernance urbaine souligne que « c’est bien à
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l’époque de l’injonction libérale qu’est née la gouvernance ». Ainsi, comme la


gestion urbaine qui l’avait précédé, la gouvernance, et précisément la gouvernance
urbaine, correspond à une incitation à « moins d’État », accompagnée par une
plus grande association du secteur privé et des autorités locales dans la gestion
des villes. Pour s’assurer de l’application de ces préceptes, certains sont associés
aux politiques d’ajustements structurels imposées aux États africains et d’autres
sont inscrits parmi les conditions d’accès à l’aide au développement. Ces mesures
d’austérité n’ont malheureusement mis fin, ni aux carences des services de base,
ni à l’inefficace gestion centralisée des villes. Au contraire, la pauvreté s’est accrue,
débouchant dès le début des années 1990 sur une profonde crise sociale et
politique, alimentée parallèlement par des revendications démocratiques.

2.3 La crise politique des années 1990 : de l’ouverture démocratique


à la décentralisation
La crise politique de 1990 est l’un des faits les plus marquants de l’histoire
politique récente du Gabon ; elle a en outre fortement influencé, juridiquement
du moins, l’administration des villes. En effet, le Gabon a longtemps été marqué
par un régime de parti unique, dominé par le président Bongo, jusqu’en
1990. À cette date, une conjonction de facteurs (aggravation de la pauvreté,
soif de démocratie, amplifiées par une grève des étudiants durement réprimée
par le régime) entraîne une crise politique et sociale sans précédent. Pour en
sortir, le régime au pouvoir accepte le principe du multipartisme à la suite
d’une « conférence nationale » à laquelle prennent part près d’une centaine
de mouvements politiques et d’associations. La conférence nationale de 1990
programme la première élection présidentielle multipartiste en décembre 1993.
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Le président en exercice, Omar Bongo, sera déclaré vainqueur de cette élection,
soulevant de vives contestations de ses adversaires. L’élection de 1993 est donc
suivie de nouveaux troubles politiques qui amènent les différents partis politiques
à des négociations et à la signature en septembre 1994 des « accords de Paris ».
Ces derniers, censés accélérer la démocratisation du pays, portent entre autres
sur la décentralisation territoriale. Il faudra toutefois attendre 1996 pour que
les autorités centrales mettent en place une loi de décentralisation. Celle-ci
érige deux niveaux de collectivités décentralisées : les départements (au nombre
de 49) et les communes (50 au total), dont la plus importante est Libreville.
Les autorités gouvernementales, jusque-là omnipotentes dans l’administration
des agglomérations urbaines, acceptent ainsi officiellement de décentrer le
pouvoir de décision vers les villes pour les affaires relevant de l’intérêt local.
Elles instaurent également le principe de l’autonomie financière des collectivités
territoriales. Ces événements instaurent ainsi une relative libéralisation de la vie
politique. En matière d’administration des villes, la loi de décentralisation de
1996 est vécue par les acteurs locaux comme l’ouverture d’une nouvelle ère,
dont l’une des premières manifestations fut l’élection des maires, qui étaient
auparavant directement nommés par le pouvoir central. Cependant, plusieurs
auteurs ont montré les limites du processus de décentralisation au Gabon.
Articles La difficile mutation du modèle de gouvernement des villes au Gabon • 165

Citant Mba Abessole (ancien maire de Libreville), Fidèle-Marcelin Allogho-


Nkogue (2006) souligne par exemple que « le pouvoir central s’est simplement
déchargé d’un certain nombre de missions pour les confier aux collectivités
locales (voiries, salubrité, éducation...) sans toutefois leur accorder les moyens
conséquents pour accomplir convenablement leurs tâches (absence de ressources
humaines, techniques, financières, juridiques) ». L’auteur avance également que la
décentralisation était davantage destinée à satisfaire les mécontents de la politique
gouvernementale afin de les faire participer à la gestion de la collectivité par le biais
des municipalités d’une part ; à plaire aux organismes financiers internationaux,
pour montrer les efforts d’ouverture démocratique d’autre part. Fidel Avenot
(2008) s’inscrit dans la même veine et parle même de la décentralisation au
Gabon comme d’une mystification de la part du régime. Quel rôle a alors joué
ce nouveau contexte politique en matière de gestion des déchets urbains ?

3 Nouveau contexte politique :


quelles recompositions gestionnaires ?

Le nouvel ethos politique et social consécutif aux événements de 1990 est marqué
par la libération de la parole et des énergies au sein de la société. Il ouvre de
nouveaux espaces de mobilisations collectives et favorise l’émergence de nouveaux
acteurs dans le champ politique urbain. Qui sont ces acteurs ? Par quels moyens
tentent-ils de s’immiscer dans la gestion urbaine traditionnellement verrouillée
par le parti unique ? Comment le pouvoir central s’adapte-t-il à ce nouveau
contexte ?
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3.1 La réactivation du dynamisme social et politique local...
Dans sa recherche de la « cohésion nationale » (projet cher au président Bongo),
le parti unique (le PDG) avait fini par phagocyter ou annihiler les forces sociales
et politiques locales. Toute expression à l’extérieur des cadres rigides instaurés
par le régime était réprimée. Les événements des années 1990 ont eu le mérite de
bousculer les cadres établis et de donner un nouveau souffle aux acteurs locaux,
et en particulier au maire de Libreville.
3.1.1 La mairie de Libreville, revivifiée par l’élection de 1996 ?
En 1996, intervient la première élection municipale multipartiste à Libreville.
Celle-ci consacre l’opposant historique au régime d’Omar Bongo, Mba Abessole,
comme premier maire démocratiquement élu de la capitale gabonaise. Cette rup-
ture historique est facteur d’espoir pour Libreville, en particulier pour l’épineuse
question de l’évacuation des ordures. Se saisissant de la loi de décentralisation de
1996 qui transfère, entre autre, le pouvoir d’organisation du secteur des déchets
à l’instance communale, le nouveau maire affiche en matière de salubrité urbaine
la volonté de rompre avec les échecs répétés des politiques antérieures. Pour y
parvenir, il tente d’agir sur le montage gestionnaire en cours. Précisons qu’en
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1996, la collecte et le traitement des déchets sont assurés par des prestataires
privés sur la base de contrats passés avec l’État. Le maire centre donc son action
sur le renforcement du contrôle de ces prestataires dont il estime que le travail est
peu satisfaisant (renforcement des sanctions financières en cas de non-respect des
cahiers des charges par exemple). Le volontarisme du nouveau maire améliore
significativement le ramassage des ordures entre 1996 et 1997, malheureusement,
ce dynamisme sera interrompu par la compétition qui va opposer le maire au
pouvoir central à la veille de l’élection présidentielle de 1998.
3.1.2 Le réveil associatif : la tentative d’émergence de la société civile
La commune n’est pas le seul acteur à avoir bénéficié du contexte des années
1990. D’une manière générale, les années 1990 marquent le réveil associatif au
Gabon. Avant cette date, tout mouvement collectif non contrôlé par le régime
était soit interdit, soit durement réprimé. Lors de la Conférence nationale, plus
d’une cinquantaine d’associations en tout genre étaient présentes à côté des
partis politiques. Certes nombre de ces organisations vont disparaître après la
Conférence nationale, mais le besoin associatif des citadins va se confirmer au
cours des années suivantes, avec une progressive spécialisation dans des domaines
variés : défense des Droits de l’homme, des droits des enfants, de l’environnement,
etc. Cependant, dans la plupart des domaines, les initiatives ne naissent pas ex-
nihilo, elles prennent appui sur des dynamiques existantes, ce fut notamment le
cas en matière de gestion des déchets.
Dans ce domaine, les premiers mouvements collectifs semblent être nés du
désarroi des populations coupées des services officiels de ramassage des ordures,
en particulier dans les bas-fonds. C’était pour la plupart des regroupements
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spontanés et sporadiques de citadins tentant de lutter contre les inondations
occasionnées par l’obstruction des drains naturels d’écoulement des eaux par les
déchets. Les habitants des quartiers défavorisés tentaient donc d’évacuer eux-
mêmes les déchets. À partir de 1990, d’autres formes d’organisations citadines,
plus durables et mieux structurées, sont apparues. Certaines ont affiché des
ambitions écologistes pour en réalité servir des intérêts politiques et électoraux ;
l’association ALCI (Association de lutte contre l’insalubrité) en est sans doute
la meilleure illustration. Créée en 1997 par la fille d’un des ministres les plus
influents du régime Bongo (Zacharie Myboto, ministre des Travaux publics
de l’époque), l’association Alci emploie plus d’une cinquantaine de jeunes et
effectue en 1998 des actions très médiatisées de ramassage des ordures dans la
capitale. Sa présidente, Chantale Myboto, devient très vite populaire auprès des
citadins qui voient dans son action la solution au problème de l’insalubrité que
le maire ne parvient pas à régler définitivement. Pour cerner la nature réelle de
cette association, précisons qu’on est à quelques mois de l’élection présidentielle
de décembre 1998 qui oppose le Maire de Libreville au président en exercice,
Omar Bongo. À chacune de ces apparitions publiques, la présidente d’Alci rend
hommage aux autorités gouvernementales pour l’aide dont elle bénéficie et
critique violemment le maire de Libreville. En réalité, cette association n’était
Articles La difficile mutation du modèle de gouvernement des villes au Gabon • 167

rien d’autre qu’un maillon de la propagande électorale du régime, comme en


témoigne le soutien dont elle a bénéficié : le maire de Libreville et les prestataires
privés chargés de la collecte des déchets ont accusé le ministre des travaux publics
d’avoir transféré vers cette association une grande partie des 3 600 000 000
de francs CFA destinés à la gestion des déchets. Il n’est donc pas étonnant
que l’association ait subitement disparu après la réélection du président sortant.
D’autres associations ont suivi ce même modèle ou servi les intérêts matériels ou
financiers de leurs fondateurs.
D’autres associations ont par contre pris exemple sur des mouvements
écologistes de défense de l’environnement. Se développant sur le modèle des
ONG internationales, cette catégorie d’association se base sur des bénévoles pour
mener des actions d’éducation et de sensibilisation à l’environnement et, dans une
moindre mesure, pour conduire des opérations de ramassage des ordures. Mais
elles sont le parent pauvre du mouvement associatif à Libreville : leurs ressources
de fonctionnement reposent sur de maigres et hypothétiques cotisations de leurs
membres permanents, dont les effectifs dépassent rarement trente personnes.
Malgré leur prolifération dans les années 1990, ces associations sont peu actives
sur le terrain de la collecte des déchets et sont constamment à la recherche de
subventions nationales ou internationales pour survivre. Sur ce point, il faut
d’ailleurs souligner que les ONG écologistes gabonaises qui bénéficient d’aides
internationales se concentrent essentiellement sur la protection des forêts et de la
biodiversité, les associations portées vers le milieu urbain et vers les problématiques
« plus sociales » (pauvreté, assainissement, etc.) sont moins « intéressantes » pour
les donateurs, d’autant qu’en Afrique le Gabon fait figure de pays riche et ne
bénéficie donc pas de la même attention que d’autres, plus pauvres, en matière
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d’aide « humanitaire ». Certaines associations urbaines sont, du fait de leur
indigence financière, récupérées et instrumentalisées par des acteurs politiques qui
leur assurent un financement pérenne en échange d’un soutien électoral. Pour
ces raisons, les associations bâties sur le modèle « humanitaire » éprouvent des
difficultés à s’affirmer dans le champ de la gestion des déchets urbains.
3.1.3 Secteur privé et logiques marchandes
Il faut tout d’abord noter que les entreprises privées sont présentes dans le
secteur de la gestion des déchets depuis la fin des années 1970. En effet, dès
1976 lorsqu’intervient la première crise aiguë du service des déchets (à la veille
du premier sommet de l’OUA organisé par le Gabon), le gouvernement dessaisit
le ministère des travaux publics et confie le traitement des déchets à la Société
gabonaise d’assainissement (SGA), détenue en partie par l’État qui nomme
certains administrateurs. Cet opérateur est par la suite rejoint par la filiale du
groupe français SOBEA (créée en 1977, avec un capital de 120 000 000 de
francs CFA) pour l’exploitation de la décharge municipale. Le marché de la
gestion des déchets est par la suite morcelé et confié à plusieurs PME gabonaises
(GPS, Antigone, Sanivit et SEAUR), dont certaines sont détenues par des hauts
fonctionnaires municipaux et nationaux. Le montant total du marché est alors
168 • Anicet Mboumba ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 678 • 2011

de près de 3 milliards de Francs CFA supportés entièrement par le budget de


l’État. À partir des années 2000, la politique inspirée par la Banque mondiale
pour l’ensemble des services urbains marchands au Gabon projette de privatiser
le secteur des déchets et de transférer au moins une partie des coûts vers les
prestataires privés et par ricochet vers la population. Le lancement de cette
politique intervient en 2002, avec la concession de l’ensemble du système de
gestion des déchets à la Société de valorisation des ordures ménagères du Gabon
(SOVOG), filiale d’un groupe français au capital de 1 000 000 000 de francs
CFA. Cependant, la mise en œuvre de la nouvelle politique s’arrêtera à ce stade,
le transfert des coûts d’exploitation du service vers le nouveau prestataire et par
conséquent vers les populations ne sera jamais appliqué ; nous montrerons plus
loin que cela procède d’un choix stratégique des autorités centrales qui voient
dans le fait de supporter directement le coût du service un moyen de maintenir
les acteurs privés sous leur domination.
La nouvelle politique prévoyait également de s’appuyer sur des initiatives
privées afin d’améliorer la collecte des ordures dans les quartiers inaccessibles
(bas-fonds, quartiers périphériques). Ce volet a favorisé la montée en puissance
de très petites entreprises artisanales : elles ont par exemple collecté près de
25 % des déchets déposés à la décharge municipale en 2002, l’année même
de leur lancement. Par contre, ces acteurs ne sont pas rémunérés par l’État,
contrairement aux grands opérateurs du secteur. Ils se rémunèrent directement
auprès des populations, ce qui s’apparente à une privatisation souterraine, avec
des effets d’exclusion pour les populations les moins solvables. On est donc en
présence d’un système à deux vitesses et très injuste, où les populations les moins
bien localisées sur le territoire urbain (les quartiers enclavés), et qui sont souvent
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les plus pauvres, doivent payer des prestations, alors que d’autres (y compris les
plus riches des quartiers aisées) bénéficient de services « gratuits ». Ce système est
la conséquence d’une absence de politique imaginative de réduction des inégalités
d’accès aux services de base de la part des autorités centrales, trop préoccupées
de maintenir des équilibres politiques qui leur sont favorables.

3.2 ...Mais des autorités centrales réticentes au changement


Les bouleversements de 1990 n’ont pas été accueillis favorablement par les élites
au pouvoir, loin s’en faut. Au contraire, le régime manifeste le désir de maintenir
les équilibres politiques antérieurs tant au niveau national qu’à l’échelon urbain,
comme en témoignent ses rapports avec les autres acteurs.
3.2.1 Pouvoir central contre pouvoir local :
une confrontation attisée par le contexte national
Dans l’équilibre politique ancien, les rapports entre ces deux niveaux d’autorité
étaient marqués par une subordination du niveau local par rapport au niveau
national. On notera que dès sa création en 1911, la commune de Libreville
est administrée par un administrateur maire nommé par le gouverneur général
représentant l’État colonial. La mainmise du pouvoir centrale va néanmoins
Articles La difficile mutation du modèle de gouvernement des villes au Gabon • 169

s’alléger vers la fin de l’ère coloniale. Mais l’indépendance et surtout la volonté


des nouvelles élites politiques nationales de contrôler l’ensemble du territoire
favorisent le renforcement du centralisme : une ordonnance de 1972 subordonne
toute candidature à la fonction de maire à l’obtention de l’investiture du parti
unique (le Parti démocratique gabonais, créé par le président Bongo). À partir
de 1974, le maire de Libreville est nommé par le Président de la République. Le
début des années 1990 et la loi de décentralisation marquent, nous l’avons vu, un
infléchissement du centralisme. Mais au-delà des apparences, les élites nationales
manifestent une volonté de maintenir leur domination.
Cette attitude du régime s’explique par le poids démographique de la capitale
dans un contexte politique national plus concurrentiel. En effet, Libreville abrite
depuis les années 1990 plus du tiers de la population du Gabon. Avec les
mutations politiques de ces années-là et singulièrement avec le multipartisme,
cette donnée démographique prend une valeur électorale car Libreville concentre
près de la moitié des électeurs du pays. Contexte national et contexte local
se confondent en quelque sorte ; prendre le contrôle de la capitale devient un
facteur déterminant pour la conquête du pouvoir au niveau national. Le poids
du contexte national se fait particulièrement sentir sur la gestion urbaine à la
veille de la deuxième élection présidentielle multipartiste de 1998. Rappelons
qu’en 1996, l’opposition présente pour la première fois depuis 1967 des listes
aux élections municipales. À Libreville, Mba Abessole, leader de l’opposition et
candidat malheureux à l’élection présidentielle de 1993, mène une campagne
très offensive sur le thème de la « propreté ». Le slogan : « Libreville, ville belle,
propre et conviviale » devient vite populaire, car la ville est constamment plongée
dans l’insalubrité. Sa popularité et le choix de cette thématique donnent la
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victoire à Mba Abessole, qui devient ainsi le premier maire opposant de la capitale.
Celui-ci voit dans son mandat municipal un tremplin pour briguer à nouveau la
magistrature suprême. Lorsqu’en 1997 il annonce officiellement sa candidature
à l’élection présidentielle de 1998, son bilan à la tête de la municipalité devient
un enjeu électoral national. Le parti au pouvoir décide de l’attaquer sur son
propre terrain, celui de la gestion des déchets, avec le slogan : « Le maçon sera
jugé au pied du mur. » Dans les mois qui suivent, le pouvoir en place gèle
les crédits destinés à la gestion des déchets, entraînant une cessation d’activité
des prestataires privés et une montée de l’insalubrité. La gestion des déchets
à Libreville est ainsi devenue un instrument au service d’un affrontement des
pouvoirs pour la conquête du pays. Il est difficile de dire si cette stratégie a joué
un rôle sur le résultat de l’élection présidentielle de 1998 et sur celui de l’élection
municipale suivante (les deux se sont soldées par une défaite du maire), mais
on notera que le bilan du maire de Libreville sur la question des déchets a été
instrumentalisé par le régime pour écarter un adversaire politique.
170 • Anicet Mboumba ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 678 • 2011

3.2.2 Le « contrôle rapproché » des autres acteurs,


un moyen pour les autorités centrales de rester maîtres du jeu
Dans le contexte des années 1990, marquées par la contestation du pouvoir
central et la multiplication des initiatives extra-étatiques, le régime Bongo a élargi
son besoin de contrôle à tous les acteurs politiques ou civils : une manière de
contenir, voire de combattre, toute alternative à la gestion centralisée. Dans le
cas du maire, nous l’avons vu, la stratégie a été de discréditer un concurrent.
Pour le cas des partis d’opposition, le régime a très intelligemment opté pour
leur inclusion dans les sphères du pouvoir. Au lendemain des revendications
démocratiques de 1990, le régime au pouvoir propose aux partis d’opposition un
consensus fondé sur le partage du pouvoir et des ressources financières nationales.
La principale modalité de ce partage fut l’intégration des acteurs politiques
d’opposition dans les mécanismes du pouvoir. C’est ainsi qu’en 1996 certains
partis d’opposition se rapprochent du régime en contrepartie de nomination de
certains de leurs dirigeants à des postes de responsabilité, notamment dans la
haute fonction publique : le cas du président de l’ADERE (un des plus grands
partis d’opposition), nommé vice-président de la République est emblématique.
Ainsi, au non de la « démocratie conviviale », la majorité des partis d’opposition
rejoignent l’ancien parti unique (PDG) pour former la « majorité républicaine ».
En offrant aux opposants une parcelle de pouvoir et en leur permettant de
bénéficier plus activement de l’argent public, les élites politiques contrôlant le
pouvoir d’État font de ces opposants leurs obligés, leurs clients et annihilent chez
eux toute volonté de contestation. La stratégie a fonctionné, car au prix de cette
inclusion, l’opposition politique a perdu toute crédibilité. Tim Auracher écrit à
ce sujet : « Cette tactique de blocage, combinée avec la corruption ciblée, a réussi
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à anéantir l’efficacité de l’opposition [...] Le système Bongo, une hiérarchie de
dépendances financées par des rentes pétrolières, semble avoir regagné sa stabilité
d’avant... » (Auracher, 2001). La formule de l’auteur résume bien cette stratégie
« clientéliste », qui a également trouvé son application dans la capitale.
Rappelons qu’en 1990, c’est de la capitale qu’était partie la vague d’insur-
rection contre le régime. Pour ce dernier, les acteurs urbains (qui proliféraient
alors sous forme d’associations, de mouvements collectifs spontanés ou organisés,
d’entreprises individuelles privées, etc.) apparaissaient suspects et nécessitaient
un contrôle rapproché, à l’instar des partis politiques. Les élites choisirent donc
d’étendre la stratégie du clientélisme à l’échelle urbaine. Certes la stratégie toucha
d’abord les mouvements sociaux qui avaient été très actifs lors des contestations
(groupements d’étudiants, syndicats, etc.), mais les associations de natures diverses
(associations de jeunes, associations « écologistes », etc.) de tailles variables, inter-
venant à des échelles différentes (de la ville comme du quartier) en firent également
l’objet. On notera par exemple que certaines associations déclarées écologistes
sont en réalité contrôlées par des personnalités inféodées au régime. Le cas
d’Alci décrit plus haut n’est pas unique, de nombreuses associations de citadins
sont, du fait de leur indigence financière, victimes de récupérations politiques
Articles La difficile mutation du modèle de gouvernement des villes au Gabon • 171

en échange de ressources financières. Cette stratégie vise à en assurer le contrôle


« rapproché ».
Le champ économique privé n’échappe pas non plus à ce type de rapports avec
le pouvoir politique, en particulier les prestataires de service partenaires de l’État
dans la gestion des déchets. La situation de ces acteurs vis-à-vis des autorités
centrales est en réalité ambiguë. Ils semblent apparaître sous domination car,
comme nous l’avons souligné plus haut, leur rémunération dépend totalement et
exclusivement des autorités centrales, malgré les injonctions des bailleurs pour
une privatisation du secteur. En réalité, le pouvoir politique s’en sert comme
moyen de pression en suspendant occasionnellement le transfert des crédits aux
opérateurs. Le pouvoir central se montre donc peu ouvert à toute réforme qui
aurait pour conséquence d’affaiblir son emprise directe sur les investisseurs privés ;
c’est pour cette raison que les dispositions financières de la réforme de 2002, qui
prévoyaient, entre autres, de transférer les crédits vers la commune, ont été gelées.
Mais d’un autre côté, les prestataires privés acceptent ce fonctionnement, qui en
apparence les fragilise, parce qu’il leur garantit une rente de situation : en usant de
leur relation et d’une corruption ciblée, ils ont la garantie de percevoir la totalité
des crédits de la part des instances financières qui les rémunèrent (trésor public),
indépendamment de la qualité du service rendu. D’ailleurs, lorsque la municipalité
a tenté en 1996 de remettre en cause ce fonctionnement, les gestionnaires de
crédits et les prestataires s’y sont opposés. D’autre part, ce système fondé sur la
connivence entre certains responsables publics et prestataires privés protège ces
derniers d’une éventuelle concurrence dans la mesure où ils obtiennent aisément
des contrats d’affermage de très longue durée (30 ans pour le contrat en cours
avec la Société de valorisation des ordures ménagère du Gabon, assortie d’une
clause de monopole)3 . Ainsi, tous les autres acteurs qui veulent intervenir dans
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la collecte des déchets à Libreville doivent obtenir l’aval de SOVOG. La seule
solution pour les PME indépendantes reste donc d’exercer de manière informelle
dans les quartiers enclavés non couverts par le système officiel de ramassage des
ordures. Ces PME indépendantes n’ont par conséquent aucune reconnaissance
légale des autorités gouvernementales et demeurent donc juridiquement fragiles.
Enfin, pour bien comprendre la force du « système Bongo » que résume bien
la formule de Tim Auracher et qui irrigue l’ensemble des sphères politiques,
économiques et sociales, il faut insister sur la question financière. En effet, le coût
d’un tel système est colossal. Il est cependant supporté par des deniers publics
relativement importants, adossés à une rente pétrolière et minière elle-même
importante. Les retombées financières ont depuis longtemps placé le Gabon
parmi les pays les plus riches du continent au regard de son PNB par habitant :
6 527 dollars en 2006, par exemple. En 2009, le budget du Gabon était de près de
2000 milliards de francs CFA pour une population de 1 500 000 d’habitants. En
comparaison, un pays comme le Burkina-Faso, qui compte parmi les plus pauvres

3 Un contrat similaire a été signé entre la Société d’énergie et d’eau du Gabon (SEEG), filiale de Vivendi
et l’État gabonais pour la distribution de l’eau potable et l’électricité.
172 • Anicet Mboumba ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 678 • 2011

du continent disposait en 2008 par exemple d’un budget de 870 milliards de


francs CFA pour une population 10 fois supérieure à celle du Gabon. Même une
comparaison avec des pays plus nantis du continent montre les atouts du Gabon :
la Côte d’Ivoire par exemple a déclaré en 2008 un budget de 2 130 milliards de
francs CFA, pour une population de 17 millions d’habitants. La rente permet
ainsi aux autorités gabonaises, d’une part de contourner les injonctions des
bailleurs comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international en ce
qui concerne la privatisation des services urbains marchands ; d’autre part, elle
sert à étouffer l’émergence de dynamiques extra et infra-étatiques, qui en matière
de gestion des déchets tentent pourtant de pallier les lacunes d’un système officiel
défaillant et de proposer des solutions aux quartiers sous-intégrés totalement
oubliés par les pouvoirs publics. Les luttes de pouvoir se font donc au détriment
d’une amélioration des services de base pour les citadins.

Conclusion

En conclusion, cette analyse de la gouvernance urbaine, menée à partir de la


gestion des déchets, nous a permis de porter un autre regard sur la question
des pouvoirs dans la ville gabonaise, domaine dans lequel les analyses se sont,
pendant très longtemps, et à juste titre, uniquement focalisées sur le pouvoir
écrasant, voire exclusif d’autorités centrales autocratiques. Ainsi, on a pu dessiner
quelques évolutions en matière d’architecture institutionnelle dans la gestion
urbaine depuis les années 1990. Ces évolutions, certes timides, montrent une
volonté d’affirmation du pouvoir communal dans l’écheveau décisionnel au niveau
urbain. Toutefois, les processus récents montrent l’hésitation et les résistances
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des élites nationales à opérer une transformation radicale et profonde du mode
de gouvernement des villes. Les élites politiques qui détiennent le pouvoir d’État
depuis longtemps et dont le pouvoir dans la gestion de la capitale semblait devoir
s’accommoder de la montée en puissance des autorités locales élues et d’un
secteur privé en plein essor utilisent la rente pétrolière non pas comme moyen
de satisfaction des besoins des populations, notamment des plus démunies, mais
plutôt comme instrument de contrôle social et de domination politique au niveau
urbain comme à l’échelon national.

anicet.mboumba@hotmail.fr

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