LA GRATUITÉ DES TRANSPORTS OU LE RETOUR DU POLITIQUE DANS LE

PILOTAGE DE L’ACTION PUBLIQUE. L’EXEMPLE DE DUNKERQUE

Maxime Huré

Groupement pour l'Étude des Transports Urbains Modernes | « Transports urbains »

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2020/1 N° 136 | pages 18 à 22
ISSN 0397-6521
DOI 10.3917/turb.136.0018
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-transports-urbains-2020-1-page-18.htm
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 M axime H uré
Université de Perpignan
La gratuité des transports
ou le retour du politique dans
le pilotage de l’action publique.
L’exemple de Dunkerque
La mobilité est devenue un objet politique.
Certes, cette affirmation n’est pas nouvelle (1).
Mais les dispositifs de gratuité des transports
confirment cette hypothèse. Depuis Compiègne
en 1975 jusqu’à Calais en 2019, les réseaux de
transports collectifs gratuits pour les usagers se
diffusent progressivement dans les villes fran-
çaises. La gratuité des transports concerne au-
jourd’hui 34 réseaux, soit 10 % des réseaux de
transports urbains. Ces dernières années, la ville
de Dunkerque, dont le réseau est entièrement gra-
tuit depuis septembre 2018, a particulièrement
L’affirmation du pouvoir politique
dans les politiques de mobilité
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Cet article tente À l’approche des élections municipales de
d’expliquer la montée 2020, certains experts auraient tort de qualifier
la gratuité des transports comme une simple
en puissance mais mesure électoraliste. Si le projet dunkerquois
aussi en crédibilité de répond bien à une promesse de campagne du
la gratuité totale des maire et président de la Communauté urbaine
transports publics, en de Dunkerque (CUD) élu en 2014, Patrice
s’appuyant sur le cas Vergriete, la gratuité des transports revêt une
dimension politique davantage prononcée dans
de Dunkerque. Au-delà la fabrique de l’action publique. Longtemps
d’une décision d’autorité cantonné à des considérations techniques et
organisatrice portant sur financières, le débat sur les dispositifs de gra-
la tarification et donc tuité des transports a véritablement pris une di-
sur la répartition des mension politique avec le projet dunkerquois.
Cette évolution est le résultat d’une construc-
sources de financement tion du problème des transports au niveau local
des réseaux, ce cas comme un problème relevant d’une concep-
spécifique se singularise tion globale de la mobilité insérée dans des ré-
par un projet politique et flexions sur l’aménagement urbain. Ainsi, pour
urbanistique beaucoup Patrice Vergriete, « avec la gratuité des bus,
c’est quinze ans de développement urbain qui
plus vaste, intégrant à la viennent de s’ouvrir à Dunkerque » (2). La gra-
fois une restructuration tuité des transports entend ainsi répondre à des
complète du réseau enjeux politiques territoriaux, qui s’insèrent
et de nombreux dans des débats politiques nationaux.
aménagements d’espace
La gratuité des transports à Dunkerque s’inscrit
public et de voirie dans une configuration politique territoriale pro-
destinés à accélérer les pice au développement d’une telle mesure. Elle
autobus et redynamiser avait déjà fait l’objet de débats au conseil com-
le centre-ville. Au-delà munautaire depuis le début des années 2000,
de ce cas emblématique, notamment sous l’impulsion des élus du Parti
communiste. Pour tenter de mettre un terme au
l’auteur s’interroge sur débat local, le précédent maire et président de la
les enjeux en matière CUD, Michel Delebarre (Parti socialiste), avait
de gestion des mobilités commandé en 2011 et 2013 des notes tech-
et de diffusion d’un niques auprès des services de la CUD montrant
nouveau modèle urbain. l’infaisabilité d’une telle mesure à l’échelle de
l’agglomération. La rupture intervient en 2014
18 Transports Urbains N°136 (juin 2020)
œuvré à cette diffusion. Par la taille de sa po-
pulation (200 000 habitants) et l’échelle de son
projet, elle a constitué un laboratoire idéal pour
observer les effets de la gratuité des transports.
Cette expérience se distingue notamment par sa
dimension politique, à la fois dans la structura-
tion des enjeux locaux, dans la réactivation du
débat à l’échelle nationale et dans la diffusion
internationale de ce type de politique publique.
Cette dimension politique conduit à repen-
ser la manière de concevoir l’action publique
urbaine et l’expertise en matière de mobilité.
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avec l’élection de la nouvelle équipe municipale
conduite par Patrice Vergriete (divers gauche).
Un consensus politique est alors construit pour
permettre de faire voter la mesure à la qua-
si-unanimité au conseil communautaire. Le
consensus est notamment trouvé après le ral-
liement du maire écologiste de Grande-Synthe,
Damien Carême, qui insiste alors sur la dimen-
sion environnementale de la gratuité, perçue
comme une mesure incitative pour faire changer
le comportement des automobilistes.
Ce consensus territorial est très important pour
comprendre la portée politique de la gratuité
des transports à Dunkerque. La mesure agit
comme un marqueur de différenciation fort
avec les projets de la précédente majorité, en
l’articulant comme un axe central du renou-
vellement urbain de l’agglomération dun-
kerquoise. En effet, la gratuité des transports
à Dunkerque s’accompagne d’une amélio-
ration globale de l’offre de transport et d’un
réaménagement des espaces publics du centre-
ville. Les objectifs de la gratuité sont alors
de créer un choc psychologique dans l’esprit
des Dunkerquois pour rééquilibrer les modes
de déplacement dans une logique environne-
mentale ; de lutter contre l’exclusion sociale
et l’isolement pour développer une nouvelle
convivialité urbaine ; de donner du pouvoir
d’achat aux habitants  ; enfin de redynamiser
1)  Pour un point de vue historique, voir notamment Mathieu
Flonneau, Léonard Laborie, Arnaud Passalacqua (dir.), Les
transports de la démocratie. Approche historique des enjeux
politiques de la mobilité, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2014.
2)  Patrice Vergriete, conférence de presse de lancement de
l’Observatoire des villes du transport gratuit, Paris, le 5 juin
2019.

le centre-ville de Dunkerque, fragilisé par une
baisse démographique depuis plusieurs années.
La vision défendue par les élus locaux est que
la gratuité des transports permet de répondre
aux grands enjeux sociaux, environnementaux
et économiques de la mobilité urbaine.
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Cette vision s’inscrit néanmoins dans un
contexte national hostile à la gratuité des trans-
ports, notamment structuré par des argumen-
taires techniques, financiers et parfois idéolo-
giques, développés par de nombreux experts
et professionnels des transports (3). Face aux
critiques, la légitimité de la gratuité des trans-
ports à Dunkerque s’est incarnée par la figure
politique de Patrice Vergriete. La trajectoire du
maire de Dunkerque lui permet non seulement
de légitimer la politique de gratuité des trans-
ports, mais aussi d’affirmer un pouvoir poli-
tique vis-à-vis du pouvoir technique. En effet,
Patrice Vergriete est polytechnicien et ingénieur
des Ponts et Chaussées, ce qui lui procure une
légitimité technique forte dans le monde des
transports. Sa trajectoire le conduit ensuite à
prendre la direction de l’Agence d’urbanisme de
Dunkerque (AGUR), tout en réalisant une thèse
de doctorat sur les dispositifs incitatifs dans les
politiques du logement au LATTS, à l’école na-
tionale des Ponts et Chaussées. Il bénéficie donc
d’un crédit important en matière d’urbanisme
et d’aménagement du territoire. Enfin, il dis-
pose d’une légitimité politique et démocratique
suite à son élection à la tête de l’agglomération
La gratuité des transports pour renouveler
les approches de la mobilité ?
Malgré des expérimentations de gratuité des
transports inscrites dans le temps long comme
à Compiègne depuis 1975, ce type de mesure
n’a pas fait longtemps l’objet de recherche
approfondie par les spécialistes français des
transports (4). Pourtant, la tarification est un
sujet particulièrement investi par l’économie
Transports Urbains N°136 (juin 2020) 19
■■Figure 1. La gratuité, telle
que pensée par les élus dun-
kerquois, vise à créer un choc
psychologique engendrant du
report modal, ce qui implique
que les véhicules soient vi-
sibles (couleurs vives) et af-
fichent clairement la gratuité
de leur accès (photo CUD).
dunkerquoise en 2014. Cette légitimité est non
seulement territoriale, mais également natio-
nale, lorsqu’on connaît le rôle de Dunkerque
et notamment de son industrie dans l’économie
et l’aménagement du territoire français.
L’affirmation du pouvoir politique à travers la
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gratuité des transports se matérialise ainsi dans
la portée de l’argumentaire défendant un projet
global d’aménagement urbain, à travers l’in-
vestissement d’un maire à la trajectoire charis- Face aux critiques,
matique. Cette affirmation passe en réalité par la légitimité de la
la maîtrise politique de la dimension technique gratuité des transports
des transports et la construction d’un discours à Dunkerque s’est
visant à renouveler l’approche des transports incarnée par la figure
dans une perspective urbaine plus globale de
mobilité et d’aménagement du territoire. Enfin, politique de Patrice
cette légitimité est renforcée par la réussite du Vergriete.
projet dunkerquois, reconnue internationale-
ment, y compris par les détracteurs de la gratui-
té des transports. Ces derniers mettent d’ailleurs
en avant la singularité de l’expérience dunker-
quoise qui réunirait l’ensemble des conditions
favorables pour passer à la gratuité dans un
réseau de transport. En dépit de cet argument
contextuel, l’expérience dunkerquoise a depuis
2018 relancé totalement le débat national sur
la gratuité des transports. À partir de la vision
politique du projet dunkerquois, le débat ne
porte plus uniquement sur des considérations
financières et techniques, mais sur des choix
politiques qui remettent en cause les approches
classiques de l’expertise des transports.
des transports. Mais la gratuité remet en cause
un certain nombre d’approches issues de cette
3)  Henri Briche, Maxime Huré, « Dunkerque, nouveau “la-
boratoire” de la gratuité des transports », Métropolitiques,
le 30 mai 2017 : https://www.metropolitiques.eu/Dunkerque-
nouveau-laboratoire-de.html, consulté le 18 décembre 2019.
 ■■Figure 2. Le réseau gratuit
d’Aubagne, désormais intégré
à celui d’Aix-Marseille-Pro-
vence, constitue désormais
une enclave au sein d’un en-
semble qui entend rester ta-
rifé. Tramway à proximité du
terminus du Charrel (photo
D.R. Ville d’Aubagne).
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La fin de la tarification
engendre des
transformations de
l’action publique dont
il est encore difficile de
mesurer la portée.
20 Transports Urbains N°136 (juin 2020)
discipline et questionne des instruments stabi-
lisés depuis plusieurs décennies dans l’action
publique. La portée politique du projet dun-
kerquois a ainsi incité des organisations natio-
nales comme le GART (5) ou encore le Sénat
(6) à ouvrir le débat sur le fonctionnement des
transports publics et leur rôle dans la société.
La gratuité des transports ouvre d’abord un
débat sur la tarification, en questionnant l’ef-
ficacité des dispositions sociales et solidaires
promues par les réseaux de transport français
depuis la fin des années 1980. Les élus adoptant
la gratuité sur leur territoire prônent l’univer-
salité de l’accès au service public de transport
en faisant le pari que la redistribution par l’im-
pôt est plus juste que celle organisée à travers
la tarification sociale et solidaire (7). Ils s’ap-
puient sur l’idée que ces dispositifs n’ont pas
rempli leurs objectifs, notamment au regard
du taux de non-recours des publics visés par
ces tarifications et des coûts occasionnés par
les procédures spécifiques des tarifs sociaux.
Le débat sur l’efficacité sociale de ces deux
modèles (universalisme/tarification sociale)
est ainsi relancé. Mais il est biaisé par des
considérations politiques et idéologiques. Les
tenants de la tarification y voient un moyen de
donner une valeur au service public, tandis que
ceux de la gratuité pensent atténuer les stigma-
tisations sociales. Surtout, la fin de la tarifica-
tion engendre des transformations de l’action
publique dont il est encore difficile de mesurer
la portée. En effet, la suppression de la billetti-
que s’inscrit contre l’innovation technologique
en la matière, notamment celle des tarifications
dématérialisées et adaptées aux différentes
mobilités individuelles. La gratuité peut éga-
lement aller à l’encontre des efforts de tarifi-
cation intégrée, comme à Aubagne, suscitant
des controverses avec le pouvoir métropolitain
de Marseille (8). Elle supprime des coûts de
fonctionnement, mais aussi d’investissement
dans le renouvellement régulier des systèmes
de billettique. Les réseaux de transports gra-
tuits sortent ainsi d’un marché lucratif pour les
entreprises spécialisées dans ces solutions. Par
ailleurs, la fin de la billettique transforme éga-
lement le métier des opérateurs, des chauffeurs
de bus et des contrôleurs. Sur ce point, l’ex-
périence dunkerquoise montre une adaptation
jugée positive des métiers de l’opérateur (9).
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4)  En revanche, de nombreuses recherches ont été réalisées
à l’échelle internationale, notamment pour analyser les cas
nord-américains de gratuité : voir James Scheiner, Gover
Starling, « The Political Economy of Fare-Free Transit »,
Urban Affairs Quarterly, vol. 10, n° 2, 1974, p. 170-184 ;
A. H. Sundenmund, David Connor, « The Fare-Free Transit
experiments », Transportation Research Part 1 : General,
vol. 16, n° 4, 1982, p. 261-269 ; David Hodge, James Orrell,
Tim Strauss Tim, Fare-Free Policy: Costs, Impacts on Transit
Service, and Attainment of Transit System Goals, Report for
the Washington State Transportation Commission Transit,
Research, and Intermodal Planning (TRIP) Division, 1994,
58 p. ; Jeff Brown, H. Daniel Baldwin, Donald Shoup,
«  Fare-Free Transit at Universities. An Evaluation  »,
Journal of Planning Education and Research, vol. 23, 2003,
p. 60-82 ; Joël Volinski, Implementation and Outcomes of
Fare-Free Transit Systems. A synthesis of Transit Practice,
Report for the Transportation Research Board, 2012, 105 p.
Plus récemment, l’analyse de l’expérience de Tallinn et
des cas de gratuité des transports dans les pays de l’Est
de l’Europe ont renouvelé les recherches sur le sujet :
voir Oded Cats, Yusak Susilo, Jonas Eliasson, Impacts of
Free PT, Tallinn. Evaluation Framework, Department of
Transport Science in the Royal Institute of Technology of
Sweden (KTH), 2012 ; Wojciech Keblowski, « Eight contra-
dictions in Tallin’s Free Public Transport », dans Judith
Dellheim, Jason Prince, Free Public Transport and Why we
don’t Pay to Ride Elevators, Montreal, Black Rose Books,
2017, p. 102-107 ; Daniel Straub, Vaclav Jaros, « Free
fare policy as a tool for sustainable development of public
transport services », Human Geographies, vol. 13, n° 1,
2019, En ligne  : http://www.humangeographies.org.ro/
volume-13-issue-1-2019/1313-abstract.
5) GART, Gratuité(s) des transports publics pour les usa-
gers : une étude pour objectiver le débat, rapport d’analyse
ITER, octobre 2019  : https://www.gart.org/wp-content/
uploads/2019/10/Rapport-danalyse_Étude-GART-sur-la-
gratuité-des-transports-publics_02102019.pdf.
6) Sénat, Gratuité des transports collectifs : fausse bonne
idée ou révolution écologique et sociale des mobilités, rap-
port d’information, n° 744, 25 septembre 2019, 142 p. :
http://www.senat.fr/rap/r18-744/r18-7441.pdf.
7) Giovannangeli Magali, Jean-Louis Sagot-Duvauroux,
Voyageurs sans ticket. Liberté, égalité, gratuité : une expé-
rience sociale à Aubagne, Vauvert, Au diable Vauvert, 2012.
8) Maxime Huré, « Gratuité des transports collectifs :
de l’expérience sociale à l’alternative politique  ? 
»,
Métropolitiques, 16 novembre 2012 : https://www.metropo-
litiques.eu/Gratuite-des-transports-collectifs.html.
9) Entretien avec le directeur de DK’Bus (Transdev),
Dunkerque, 4 octobre 2019.
 L’universalisme s’inscrit donc à rebours du
mouvement d’individualisation des offres dans
les services urbains.
La gratuité des transports questionne ensuite
le financement des transports collectifs, consi-
déré en crise depuis les années 1990 par de
nombreux économistes des transports (10). En
France, les recettes liées à l’achat des abon-
nements et des tickets par les usagers repré-
sentent en moyenne 17 % du financement du
fonctionnement des transports collectifs (11).
Cependant, ce chiffre cache une grande diver-
sité de situations : les réseaux les plus impor-
tants en taille, comme ceux de Paris ou Lyon
dépassent souvent les 30 % de part des recettes
financée par les usagers, tandis que de nom-
breux réseaux de petite taille et ceux des villes
moyennes peuvent se situer en deçà de 10 %,
comme c’était le cas à Dunkerque en 2015,
avant la mise en place de la gratuité. La perte
des recettes relatives aux usagers reporte donc
la charge du financement, soit sur le Versement
Transport, soit sur les subventions publiques.
Or, pour le Versement Transport, de nom-
breuses collectivités appliquent déjà le taux
d’imposition maximum auprès des entreprises
de plus de 11 salariés présentes sur leur terri-
toire, ce qui engendre des débats sur son évolu-
tion (12). L’augmentation des subventions pu-
bliques lors du passage à la gratuité est donc la
solution la plus souvent choisie pour combler
la perte de recettes liées aux usagers. Or, là en-
core, le débat concerne des choix politiques et
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non techniques. L’expertise économique est ici
disqualifiée car les choix des élus, bien que ré-
alisés sous contrainte budgétaire, respectent un
principe démocratique, dont la légitimité est
celle de l’élection. En outre, les subventions
publiques peuvent également s’appuyer sur de
nouvelles recettes, comme celles du stationne-
ment automobile de surface. Le débat sur le
financement montre surtout que la mobilité est
aujourd’hui un objet qui structure fortement
les agendas politiques. À cet égard, les poli-
tiques de mobilité relèvent bien souvent des
priorités budgétaires des collectivités, y com-
pris lorsqu’il s’agit d’arbitrer avec d’autres dé-
penses d’équipement.
La gratuité des transports permet également de
réinterroger les déterminants du changement
de comportement en matière de mobilité. Cet
aspect suscite le plus de controverses. En effet,
la vision classique développée par bon nombre
de chercheurs spécialistes des transports tend à
minimiser le rôle de la baisse ou de l’augmen-
tation du coût du déplacement dans les choix
modaux, en s’appuyant sur la notion de « coût
généralisé » (13). Ces choix modaux seraient
par ailleurs déterminés par une concurrence
entre les modes de transport. Dans cette pers-
pective, seules les restrictions d’accès auprès
des automobilistes, couplées à une amélio-
ration des autres offres de transport, permet-
traient d’obtenir du report modal de l’automo-
bile vers les autres offres de transport. Cette
vision a légitimé des politiques de contrainte
financière envers les automobilistes, à tra-
vers des taxes, des péages et du stationnement
payant. Or la gratuité des transports ne s’ins-
crit pas directement dans cette perspective. Il
ne s’agit plus de contraindre, mais d’inciter les
automobilistes à changer de comportement à
Transports Urbains N°136 (juin 2020) 21
travers une incitation financière et une facilita-
tion d’accès. De ce point de vue, la recherche
réalisée à Dunkerque auprès des nouveaux
usagers du bus tend à montrer un effet signi-
ficatif sur le changement de comportement au-
près des automobilistes. Cette recherche remet
également en cause l’idée d’une concurrence
entre modes de transport (14), puisque la gra-
tuité des transports transforme l’ensemble des
représentations et des comportements de mo-
bilité. La complexité des déplacements obser-
vée à Dunkerque s’exprime mieux en termes
de complémentarité entre les modes : automo-
bile et bus lorsqu’il y a des parcs relais ; bus et
marche dans les espaces les plus centraux.
Si la gratuité des transports suscite autant de
controverses chez les professionnels des trans-
ports, c’est qu’elle remet en cause des exper-
tises stabilisées depuis une trentaine d’années.
Avec la gratuité des transports, le politique
souhaite prendre de la distance avec ces exper-
tises. Il s’agit pour le politique d’affirmer sa
légitimité dans les choix budgétaires et dans la
manière de concevoir le système redistributif
qu’il souhaite appliquer au service public de
transport, mais également dans la façon de ré-
pondre aux enjeux sociaux, environnementaux
et économiques de son territoire. Le politique
renvoie également les experts des transports
dans leur contradiction : les modèles engagés
dans l’action publique depuis plus de trente ans
ont-ils réellement tenu leur promesse ? Dans
cette perspective, l’expérience de Dunkerque
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se positionne en faveur d’un changement de Avec la gratuité le
paradigme dans l’action publique et surtout politique souhaite
dans l’expertise urbaine des transports. Pour prendre de la distance
ce faire, les acteurs politiques et institutionnels avec des expertises
de Dunkerque se sont fortement investis dans stabilisées depuis une
des réseaux nationaux et internationaux pour
construire leur projet de gratuité et diffuser trentaine d’années.
leur expérience.
10) Voir notamment les travaux d’Alain Bonnafous  :
Alain Bonnafous, « Le système des transports urbains »,
Économie et statistique, n° 294-295, 1996, p. 99-108.
11)  La part des recettes liées au Versement Transport re-
présente alors 47 %, celle des subventions des collectivités
locales 35 % et celle de l’État 1 %. Voir Groupement des
Autorités Responsables de Transport (GART), La gra-
tuité des transports collectifs, Position du GART, 2017,
p. 1.
12) Cyprien Richer, « Le financement des transports col-
lectifs à l’heure de la mobilité durable : quel avenir pour
le versement transport ? », Métropolitiques, 2017 : http://
www.metropolitiques.eu/Le-financement-des-transports-
collectifs-a-l-heure-de-la-mobilite-durable-quel.html.
13)  La notion de « coût généralisé » des transports inclut
le coût monétaire, le temps et d’autres paramètres (rapidi-
té, confort, usage du temps, incertitudes, risques…). Elle
met en avant le fait que la perception du coût du trans-
port par l’usager n’est qu’une variable parmi d’autres à
prendre en compte dans l’explication des comportements
de mobilité.
14) Rejoignant les préconisations de Jean-Marc Offner :
« Le “camembert” statistique des partages modaux ne dit
rien des distances parcourues par les véhicules motorisés,
donc à peu près rien sur les émissions de gaz à effet de serre.
Raisonnant en pourcentage, il ne renseigne pas sur l’évo-
lution quantitative de la mobilité en termes de nombre de
déplacements. Privilégiant une nomenclature par moyen
de transport, il relègue les variables distance et vitesse
au second rang des préoccupations », Jean-Marc Offner,
« Les pilotes peu visibles de l’action publique urbaine »,
Urbanisme, n° 400, 2016, p. 40.
 Une entreprise de diffusion internationale
Le projet dunkerquois s’est construit au regard
des autres expériences de gratuité des transports
qui se sont déployées auparavant en France et
en Europe. La recherche de savoirs et d’exper-
tises extérieurs au territoire dunkerquois est
le résultat d’un fort investissement politique
de Patrice Vergriete et d’une mobilisation des
services techniques de la CUD et de l’AGUR
dans ce sens. Elle s’est traduite par l’organisa-
tion de voyages d’études, à Tallinn ou encore
à Niort, et par la mobilisation d’une expertise
universitaire pour rassembler et analyser les re-
tours d’expériences. Cet investissement dans la
circulation des savoirs a permis à Dunkerque
de stabiliser les choix opérés parmi la grande
diversité des formes de gratuité existantes. Il
a aussi validé la nécessité d’améliorer l’offre
de transport du réseau dunkerquois en même
temps que le passage à la gratuité.
Si les échanges transnationaux ont permis de
structurer le projet dunkerquois, ils ont aussi
été un moyen de légitimer la politique de gra-
tuité des transports dans de nombreux réseaux
et de susciter des retombées indirectes sur le
territoire dunkerquois. La mise en place de la
gratuité des transports a ainsi été couplée à
une stratégie de diffusion dans de nombreux
réseaux, comme celui des agences d’urba-
L’interdépendance entre nisme en s’appuyant sur l’organisation des
la valorisation de la rencontres nationales des agences d’urbanisme
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gratuité des transports, à Lille et à Dunkerque en novembre 2018.
celle du territoire On note également une diffusion dans des ré-
dunkerquois et celle de seaux institutionnels européens et français, par
exemple à travers l’accueil des assises de la
la notoriété de Patrice transition énergétique à Dunkerque en janvier
Vergriete constitue un 2019 ou encore dans le cadre de nombreux
moteur fort de séminaires de recherche organisés sur le ter-
ce projet urbain. ritoire entre 2016 et 2019. Dunkerque a éga-
lement accueilli de nombreuses délégations de
villes françaises et étrangères et des promo-
tions d’étudiants (Sciences Po, École d’urba-
nisme de Paris, École des Ponts, etc.) venues
observer le fonctionnement de la gratuité des
transports. Cette stratégie s’est appuyée sur les
fonctions politiques de Patrice Vergriete dans
certains réseaux comme France urbaine ou en-
core l’Institut pour la ville durable, dont il oc-
cupe la présidence. L’interdépendance entre la
valorisation de la gratuité des transports, celle
du territoire dunkerquois et celle de la notorié-
té de Patrice Vergriete constitue un moteur fort
de ce projet urbain. Le tourisme professionnel
de la gratuité des transports à Dunkerque a ain-
si renforcé la visibilité du territoire et soute-
nu certains pans de l’économie locale comme
l’hôtellerie et la restauration. Le projet a éga-
lement renforcé le sentiment de fierté locale au
sein de la population (15).
Cette entreprise de diffusion internationale
s’est également traduite par un rapproche-
ment entre les villes ayant instauré la gratuité
sur leur territoire, notamment en donnant un
coup d’accélérateur à la structuration d’un
réseau, constitué en septembre 2018 lors des
premières rencontres des villes du transport
gratuit organisées à Dunkerque. Ce réseau,
en structuration depuis le début des années
2010, a d’abord été impulsé par les villes de
Tallin et d’Aubagne, puis par Dunkerque et
22 Transports Urbains N°136 (juin 2020)
Châteauroux. Sa gouvernance est assurée par
les élus les plus investis dans cette stratégie
de diffusion. Dunkerque y joue un rôle central
car elle a facilité la création de l’Observatoire
des villes du transport gratuit, un support tech-
nique et scientifique du réseau.
L’investissement international de Dunkerque
témoigne d’une évolution récente de l’ac-
tion publique urbaine, notamment en matière
de mobilité (16). Les villes, en quête de res-
sources financières et d’expertise, inscrivent
leur projet dans les échanges transnationaux
et dans des réseaux européens et nationaux.
Ces réseaux constituent aussi des ressources
politiques pour valoriser un maire et sa ville
et structurer des opportunités d’échanges et
de financement. Cette action publique urbaine
transnationale participe également à la diffu-
sion de modèles urbains. L’investissement
transnational de Dunkerque est néanmoins ori-
ginal car ce mouvement de diffusion concerne
traditionnellement les grandes métropoles qui
disposent généralement de ressources pour
cette action transnationale et bénéficient d’une
inscription historique dans ces réseaux. Dans
cette perspective, la recherche urbaine a montré
comment les grandes villes, grâce à différents
réseaux, avaient imposé un certain nombre de
standards dans l’action publique urbaine (17),
notamment adoptés par des villes moyennes
© Groupement pour l'Étude des Transports Urbains Modernes | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 157.100.106.18)
en quête de métropolisation. Dunkerque est en
train de proposer un autre modèle, dans lequel
des solutions adoptées dans les petites villes et
les villes moyennes peuvent se diffuser dans les
grandes villes. Cette inversion dans le proces-
sus de standardisation s’appuie d’ailleurs sur
la diffusion de politiques urbaines alternatives
(18). La gratuité totale des transports, d’abord
implantée dans les petites villes, est en effet en
passe de se diffuser dans les grandes agglomé-
rations, comme à Kansas City en 2019 (États-
Unis – 450 000 habitants) ou au Luxembourg
en 2020 (615 000 habitants). Cette diffu-
sion s’accompagne aussi d’une différencia-
tion dans le contenu et la mise en œuvre de
la gratuité des transports pour s’adapter aux
contraintes techniques (transports ferrés) ou
financières (taux de financement par les usa-
gers plus élevé) des réseaux des grandes villes.
Ainsi, de nombreuses gratuités partielles se
développent, comme au sein de la région de
Bruxelles-Capitale (1,2 million d’habitants),
qui a adopté en 2019 la gratuité pour les moins
de 25 ans. En France, cette diffusion reste sus-
pendue aux résultats des élections municipales
de mars 2020, signe que la gratuité des trans-
ports est bel et bien un objet politique.
15)  Voir Maxime Huré, Claire-Marine Javary, Le nouveau
réseau de transport gratuit à Dunkerque. De la transforma-
tion des mobilités aux mutations du territoire, rapport de re-
cherche de l’association VIGS, en partenariat avec l’AGUR
et la CUD, 2019, 249 p.
16) Maxime Huré, Les réseaux transnationaux du vélo.
Gouverner les politiques du vélo en ville. De l’utopie asso-
ciative à la gestion par des grandes firmes urbaines (1965-
2010), thèse de science politique, Université de Lyon, 2013.
17) Voir Olivier Ratouis, Bertrand Vallet, « La ville stan-
dardisée », numéro spécial, Annales de la recherche ur-
baine, n° 113, 2018.
18) Voir Vincent Béal, Max Rousseau, Politiques urbaines
alternatives, numéro spécial, Métropoles, n° 15, 2014.