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Les Annales de la recherche

urbaine

François Ascher, La république contre la ville, Essai sur l'avertir de


la France urbaine, 1998
Anne Querrien

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Querrien Anne. François Ascher, La république contre la ville, Essai sur l'avertir de la France urbaine, 1998. In: Les Annales de
la recherche urbaine, N°80-81, 1998. Gouvernances. pp. 216-217;

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Notes de lecture

découle de la mise en relation spatiale 1 950, les regroupements communautaires et de démonter les processus de construc¬
et temporelle de ces termes entre eux » Africains-Américains et Hispaniques à tion de sa mémoire, c'est-à-dire de sa
(p. 18). Harlem, Juifs et Ukrainiens, Italiens et constitution symbolique
A Manhattan, comme d'ailleurs dans Chinois dans le Lower East Side et à East
toute grande métropole, les toponymes, village » (p. 1 32), c'est-à-dire dans le sud Monique Pinçon-Chariot
c'est-à-dire les noms de lieux, prennent de l'île. Après l'indépendance des États-
une signification symbolique qui Unis, ce sont les héros révolutionnaires
indique simultanément une position qui sont commémorés avec leurs noms François Ascher, La république
dans la géographie de l'espace urbain et immortalisés dans les nouvelles plaques contre la ville, Essai sur l'avertir de
une position dans la sociologie de ce de rue. Toutefois il demeure également la France urbaine , Les éditions de
même espace. des toponymes purement descriptifs de l'Aube, 1998.
La ville est une forme d'objectivation, l'infrastructure urbaine désignant ainsi
de cristallisation de la société. Elle est un pont, un square ou un grand équipe¬ Ce livre est un plaidoyer pour la créa¬
donc diverse, contrastée, multiple et for¬ ment comme une université ou un théâtre. tion d'instances politiques d'aggloméra¬
midablement signifiante. Manhattan Mais ce qui va faire la particularité de tion élues au suffrage universel, et sus¬
oppose ses belles avenues aux quartiers Manhattan sera la construction d'un ceptibles de venir rétablir la république
populaires de Harlem. Ces contrastes sont espace hors du temps avec la mise en là où la ville s'est laissée entraîner par les
suffisamment marqués pour qu'on puisse place en 1 8 1 1 du plan en grille sur la par¬ populations. Pendant que la population
en parcourir les rues comme on irait de tie centrale de l'île. C'est moins alors « à française augmentait de 20 %, les sur¬
la bourgeoisie blanche aux manœuvres une innovation topographique qu'à une faces urbanisées ont augmenté de 1 00 %.
et chômeurs noirs en allant de Madison révolution toponymique que l'on assiste » Ce desserrement a fait éclater les limites
Avenue, qui concentre les maisons de (p. 161). Car ce plan en damier va peu à communales, a éloigné le pays réel de sa
luxe, et qui est d'ailleurs tout naturelle¬ peu s'accompagner d'une désignation représentation politique. Mais il ne s'agit
ment jumelée avec l'avenue Montaigne non plus nominale mais numérale. La pas de revenir en arrière, de redensifier. Il
à Paris, aux rues de Harlem. Anne Rau¬ 5e avenue devient le repère central d'une faut prendre acte de la mobilité que per¬
lin étudie la ville comme un système de division bipartite entre l'Est et l'Ouest. met l'automobile. Pour François Ascher,
relations dont les différentes parties « Associée au système numérique des le droit à la ville est d'abord un droit à la
répondent les unes aux autres dans une voies de circulation, la référence aux mobilité quotidienne et résidentielle.
approche « que l'on peut qualifier d'ho- points cardinaux renforce le caractère Pour faire valoir ce droit, lutter contre
liste », avec une « lecture globale » de la intemporel et universel de ce plan qui se la tendance des urbanistes et des poli¬
nomenclature des rues. présente comme une table d'orientation tiques à vouloir ramener la ville dans les
Au départ de la période coloniale, abstraite » (p. J 75). limites du quartier, à vouloir réduire les dis¬
Manhattan fut l'île de grands proprié¬ Le système numéral ne s'est pas tances, il faut s'attarder comme le pro¬
taires terriens. « Manhattan fut, jusqu'à imposé sans controverses. « La grille pose ce livre sur le comportement d 'homo
a fin du XVIIIe siècle et en dehors de sa numérale apparaît comme un exercice mobilis , l'habitant de base
:
pointe extrême sud déjà urbanisée, le fief d' anti-mémoire - code absolu, de fait - le nouvel habitant, automobilement
de quelques dynasties terriennes exclu¬ indécodable - mais d'une façon para¬ armé, aime les périphéries urbaines qui
sivement d'origine européenne » (p. 70). doxale, elle peut être aussi assimilée à lui permettent de parcourir plus de dis¬
A travers les noms de rues « on peut une anti-mémoire collective » (p. 208). La tance en moins de temps ; il est un ennemi
reconnaître les composantes hollandaise, grille numérale contribue aujourd'hui à de la densification.
wallonne, française, écossaise et alle¬ l'identité de Manhattan. Car au fond cette - le nouvel habitant ne se place pas du
mande de cette appropriation foncière » grille prétend être un langage universel et point de vue des services urbains, et ne
(p. 70) qui manifestent l'importance des non un langage géographiquement situé revendique donc pas leur accessibilité. Il
origines coloniales. et spécifié par des appellations locales. évalue la valeur du quartier dans lequel il
D'ailleurs, les maires de New York et Manhattan, centre du monde, représen¬ est implanté en fonction de son « poten¬
ce, jusqu'au début du XIXe siècle, se tation qui doit certainement beaucoup à tiel urbain », du temps qu'il met pour accé¬
recrutèrent parmi ces grands propriétaires. ce plan en grille, expression d'une pla¬ der aux services en question. Il renverse
Puis cet establishment à base foncière nification urbaine idéale effaçant les perspectives de la planification
s'est diversifié. D'agricoles, les activités d'ailleurs toute trace de relief naturel, qui urbaine, il n'a plus besoin de centre mais
économiques devinrent commerciales prétend à l'universalité au-delà des vicis¬ d'interconnexions.
puis industrielles. Les descendants des situdes de l'histoire et des singularités - le nouvel habitant se conduit en toute
premiers colons furent aussi des hommes individuelles des acteurs. chose comme le chef de son entreprise
de loi, des politiques et des religieux. Un des intérêts de cet ouvrage est d'at¬ familiale, en bon père de famille aurait-on
« Parmi les contre-pouvoirs également tirer l'attention sur la pertinence heuris¬ dit au siècle dernier. Il cherche à minimi¬
repérables dans la toponymie interviennent tique des toponymes, noms et numéros de ser les coûts de toutes ses démarches, et
au XIXe siècle la presse, puis plus récem¬ voies. Dans le cas de Manhattan ils per¬ les coûts en temps sont plus facilement
ment, à partir des années 1 930 et surtout mettent de déchiffrer l'histoire de la ville évaluables que les coûts en argent.

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- le nouvel habitant n'habite pas dans être aperçues, parfois dans la hâte et tou¬ à lui-même. Du coup, l'architecture n'a
un quartier mais dans un logement d'où jours de plusieurs points de vue. Paul aucun message esthétique ou commer¬
il atteint sans difficulté, au volant de sa Andreu ne veut surtout pas que l'on cial à délivrer. Elle crée mais ne com¬
voiture, et pour sa famille dans les trans¬ s'affronte à son architecture dès l'abord munique pas, elle s'installe entre l'espace

:
ports en commun s'ils existent, tout ce il préfère les objets autour desquels on épuré et le temps de l'intrigue pour deve¬
qui lui est utile et qui n' a pas besoin d' être tourne, qu'on ne saisit qu'au terme d'une nir prestation. « L'architecte est au ser¬
dans son environnement proche. Il sou¬ « fusion du bâtiment et du cheminement vice de l'œuvre ; l'œuvre est faite pour
haiterait seulement une autre place de par¬ vers le bâtiment ». « L'aérogare, dit-il, l'utilisateur. C'est dans cette transition
king pour la deuxième voiture dont il est un lieu que l'on traverse, souvent le que s'établit le rapport, directement
dotera bientôt sa femme. Son espace à lui plus vite possible. Pourquoi serait-elle impossible, entre l'architecte et l'utili¬
c'est l'agglomération où il trouve, plus autre chose qu'un lieu neutre et ordi¬ sateur. Et l'œuvre, parce qu'elle porte
ou moins près, plus ou moins loin, tout naire ? » L'état d'architecte est un état en elle-même bien autre chose qu'un
ce dont il a besoin. modeste, même si l'architecte en ques¬ compte de services et de surfaces, de
-le nouvel habitant n'a cure de l' in¬ tion, comme le rappelle la couverture, est caractéristiques nécessaires ou de
terconnaissance que permet une vie de sans doute le plus grand architecte moyennes, apporte à l'utilisateur, pour
quartier. Il aime les nouveaux espaces d'aérogares du XXe siècle. Banalisa¬ peu qu'il la respecte et qu'il soit atten¬
publics technologiques du commerce tion du lieu par banalisation du trans¬ tif, non pas la seule satisfaction d'un
ou du voyage où le client est roi, et fait port aérien ? Ce n'est pas si simple. besoin collectif et la fusion dans une
montre de sa civilité, de sa capacité à Le mouvement dont l'aérogare est le foule anonyme, mais au contraire un
arpenter à pied, sous le regard des camé¬ lieu ne porte pas le voyageur à se trans¬ temps et un espace qui lui sont propres,
ras, des espaces pleins d'inconnus, seuls former en être de « réception » esthé¬ dans lesquels il peut se reconnaître ou se
ou en groupes au milieu desquels il fait tique, ni le bâtiment à s'exposer fronta- retrouver. » (p. 51-52).
bon coexister. La voiture est au parking lement, « à grandir quand on s'en Lorsqu'on se demande ce que peut
bien rangée. approche ». L'un et l'autre sont expo¬ être la « relation esthétique » et son émer¬
Homo mobil is a été doté d'un mode sés, confrontés aux changements gence dans l'expérience ordinaire d'un
de régulation collective appelé Bison Futé. d'usages. C'est donc tout naturellement usager ordinaire, il faudrait donc dire que
Des sondages permettent au gouverne¬ que l'architecte se met au service de cette relation est singulière, qu'elle tient
ment de connaître les préférences de leurs l'œuvre, pour concevoir des espaces à la conjonction d'une émotion et d'une
conducteurs toutes les mêmes. On les « n'offrant que peu de résistances tech¬ perspective, d'un mouvement et d'un lieu,
:

en avertit pour que les plus civils adoptent niques aux changements d'usage ». ce dernier étant un « instrument d'op¬
les comportements alternatifs conseillés. Manière d'accepter qu'une aérogare, tique, comme dit Proust du roman, plus
Les moins civils peuvent donc y aller tran¬ comme un arbre, « doit croître comme ou moins bien adapté à la vue de chacun,
quillement... C'est ce que François un arbre, se régénérer constamment à dont il serait vain d'espérer, et en tout cas
Ascher appelle la « régulation biré- l'intérieur de sa structure. » (p. 101). injuste d'exiger qu'il puisse jamais s'ac¬
flexive »... elle assure la victoire de Deuxième modestie, formelle cette fois corder à toutes. » (p. 66). Pour qu'un
:

l'égoïste à condition qu'il y ait moins l'architecte conçoit que ce qu'il a conçu espace devienne un lieu, ce qui est, dit
égoïste que lui. Ou de la civilité comme soit réaffecté. La technique au service Andreu, la tentative qui définit l'archi¬
masochisme institutionnalisé. . de l'intrigue, aurait dit Hitchcock. Mais, tecture, celle-ci doit se défaire des deux
.

Ce modèle rappelle la régulation tra¬ loin d'être banalisé, l'espace ainsi travers de l'univers des signes l'illusion
ditionnelle des villes une solidarité assor¬
:

« épuré » peut alors accueillir l'intrigue du message et la culture de la dramatisa¬


:

tie de règles qui ne mettent jamais en péril essentielle « le départ et la rupture, le tion. « Le rôle de l'architecte n'est pas
de susciter les sentiments et encore moins
:

les propriétaires, y compris institution¬ passage, la traversée et la transforma¬


nels et sociaux. Peut-être un tel traditio¬ tion, transformation qui rend possible, de " mettre en scène " le voyage. Que
nalisme est-il la condition pour que se dans une plus grande intériorité, cette mettrait-il donc en scène et qui seraient
mette en place un nouveau pouvoir confrontation à soi-même, au temps et ses acteurs ? Je vois là se lever à nouveau
d'agglomération ? aux mythes qui le fondent, d'où surgit le le spectre épouvantable de " l'animation "
sens ». Paul Andreu ne cherche pas à chère à ceux que le moindre moment de
Anne Querrien faire des usagers d'une aérogare un col¬ silence indispose. » (p. 102)
lectif ou une société : une aérogare n'est On aura compris qu'Andreu n'aime
pas un stade ou une salle de concert. A pas la culture convenue du voyage, son
Paul Andreu, J'ai fait beaucoup la différence des lieux de la foule syn¬ système de signes témoins et sa fixation
d'aérogares. Les dessins et les mots , chronisée, elle ne rassemble que des per¬ sur le lever de rideau. L'architecte des
Descartes & Cie, 1998. sonnes étrangères les unes aux autres. aérogares est moins familier du geste
L'intrigue du voyage qui confronte le inaugural que de la reprise. « Depuis de
Voici un livre qui rappelle sans gran¬ temps des horloges et le temps de la pen¬ nombreuses années maintenant, je n'ai
diloquence que les aérogares ne sont pas sée individuelle est donc toujours sin¬ pas dessiné et projeté d'aérogare qui ne
faites pour être contemplées mais pour gulière et le voyageur confronté d'abord soit pas la partie seulement d'un sys-

GOUVERNANCES 217

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