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« Tout utopiste est architecte et vice-versa. Il y a une affinité naturelle entre les projets
utopique et architectural, car l’utopiste cherche davantage à aménager l’espace que le
temps » ( Mona Ozouf2 ). L’histoire de l’architecture, dès ses premières heures, a fait écho
aux nombreuses idées utopistes avant même que ce mot existe. Sans nul doute,
l’architecture est l’art à travers lequel l’utopie, ou les utopies, ont pris forme à travers
l’histoire.
Par le Frère Nicolas Gudet, Loge Les Amis Discrets à l’Orient de Montreux1
La foi en le progrès de l’humanité, nourri de la pensée des Lumières, a relié dès sa création
la Franc-maçonnerie spéculative et l’utopie. Ainsi, de nombreux Francs-maçons se sont
impliqués dans des projets utopiques, à l’instar de Claude Nicolas Ledoux, concepteur de la
fameuse Ville de Chaux projetée autour des Salines Royales d’Arc-et-Senans. A partir d’une
commande de Louis XV en 1773, Ledoux a cherché à donner une forme architecturale à des
idées issues du siècle des Lumières. Il leur a apporté le visage d’une utopie paternaliste et
humaniste, construite autour de la production industrielle naissante et basée sur la raison,
l’hygiénisme, la responsabilité du patron et la moralisation de la classe ouvrière. Outre
l’approche sociale, rationnelle et fonctionnaliste avant la lettre, son oeuvre se caractérise par
une forme d’expression architecturale nouvelle, en réaction avec les styles académique et
baroque en vogue à l’époque. Selon Daniel Rabreau, « Ledoux invente un style personnel
qui récuse la théorie académique de l’imitation rigoriste des antiques. Il rêve d’une
régénération de la société par l’architecture moralisée ou « parlante » qui émeut et éduque
par la perception des images, des formes construites et de l’espace. » Dans l’oeuvre de
Ledoux, en particulier dans les Salines Royales d’Arc-et-Senans, on trouve de nombreuses
références plus ou moins explicites à l’univers symbolique de la Franc-maçonnerie, voire à
l’organisation spatiale du Temple maçonnique. Pour sa part, Jean-Baptiste André Godin,
patron philanthrope qui a réalisé le fameux familistère de Guise, était Franc-maçon, membre
de la Loge Les Thélèmes à l’Orient de Paris. Pour cette réalisation emblématique, que l’on
peut encore visiter aujourd’hui, il s’est inspiré des idées de Charles Fourier, concepteur du
phalanstère – ou palais social –, modèle d’habitation coopérative. Si Fourier n’était lui-même
pas Maçon, il était néanmoins entouré de « disciples » Maçons ayant contribué à alimenter
sa réflexion sur le phalanstère. Cette proximité entre Franc-maçonnerie et projets utopiques
a été particulièrement effective et féconde aux XVIIIe et XIXe siècles.
Par certains aspects, le processus initiatique paraît présenter des similitudes avec les
aspirations utopistes. Il y a toutefois une différence essentielle: l’utopiste pense pouvoir
changer l’homme par son action, au travers de l’architecture ou par l’établissement de
nouvelles règles sociales égalitaires. Dans l’Initiation, la recherche de l’idéal est dirigée
avant tout vers son propre être intérieur. Seule la transformation de l’individu, en profondeur,
génère celle réelle de la société ou de l’humanité. Si elle ne touche pas tous les niveaux de
l’être, en particulier sa dimension spirituelle, la transformation n’atteint pas ce but. Pour le
Franc-maçon, la vision utopique de la société ne constitue pas un objectif direct de sa quête,
mais elle peut être, dans un futur idéal, le fruit de la transformation intérieure des individus la
composant.
Les tentatives connues de réalisations des utopies démontrent que pour fonctionner, elles
présupposent la construction de limites, de frontières naturelles ou artificielles qui lui
permettent de se développer dans un monde clos préservé des influences extérieures,
considérées a priori comme nocives. De tout temps, le Franc-maçon a revendiqué son
intégration dans la société, sa connexion au monde profane et sa contribution active à
l’évolution de l’humanité. Le Temple maçonnique est une représentation idéale de l’ordre du
monde, immuable, dans un temps distinct du temps profane. Mona Ozouf relève que
l’utopiste ne s’intéresse pas au temps, mais à l’espace. A l’inverse, le Temple maçonnique
s’inscrit avant tout dans un temps qui lui est propre, plutôt que dans un espace rêvé. Le fait
que son espace soit clos, détaché du monde profane, ne fait pas de lui un lieu qui lui est
opposé, mais situé dans une autre dimension de l’espace et du temps, dans laquelle l’Initié
peut évoluer spirituellement.