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CHAPITRE III

La communication paradoxale

Le concept de communication paradoxale est un concept


du paradigme relationnel-systémique. Il est très puissant car,
si l'on y regarde bien, de très nombreuses communications
sont paradoxales. Ce phénomène est dû au fait que les humains
ne sont pas des machines et que la plupart de leurs communica-
tions sont complexes, c'est-à-dire portent différents messages
qui poursuivent diverses finalités en même temps. Cette com-
plexité de la communication humaine fait que de nombreux
messages peuvent porter des contradictions internes. Ce sont
ces phénomènes qui constituent ce que l'on appelle « la com-
munication paradoxale » que je vais expliciter ci-dessous.

1. DÉFINITION

« La forme la plus fréquente sous laquelle le paradoxe s'in-


troduit dans la pragmatique de la communication humaine est
celle d'une injonction exigeant un comportement déterminé
qui, de par sa nature même, ne saurait être que spontané. » L a
communication est paradoxale lorsqu'elle contient deux mes-

1. P. Watzlawick, Une logique de la communication, Seuil, 1972, p. 200.


sages qui se qualifient l'un l'autre de manière conflictuelle. On
cite souvent, au niveau littéral, le : « sois spontané », ou le « je
veux que tu sois le chef », « il est interdit d'interdire », « tu
devrais m'aimer », « ne sois pas si docile », « tu peux partir, ne
t'en fais pas si je pleure »... La communication paradoxale se
présente donc, sous sa forme simplifiée, comme un ordre qui
contient en lui-même une contradiction. Le sujet qui reçoit
cette instruction est dans l'impossibilité de trouver une
manière satisfaisante d'y répondre, quoiqu'il fasse il se trouve
être en désobéissance avec une partie de l'ordre. Ainsi, il est
impossible à des employés de répondre correctement à l'in-
jonction de leur patron qui leur dit : « soyez indépendants » car
s'ils se rendent indépendants c'est qu'ils suivent l'ordre et donc
qu'ils montrent leur dépendance.
La possibilité de la communication paradoxale est aussi
liée au fait que la communication humaine est faite à la fois
de langage et d'attitudes (du digital et de l'analogique) et que
ces deux parties de la communication peuvent facilement se
découpler et entrer en contradiction entre elles. Nous avons
vu que nous utilisons, pour communiquer, deux grandes
catégories de signaux : des signaux digitaux (des mots, com-
préhensibles à partir d'un code précis) ; et des signaux analo-
giques (des gestes, des postures, du paralangage, qui ne ren-
voient pas à des codes précis). Si la personne qui me
rencontre au détour d'un couloir me dit : « Je suis content de
vous voir » et qu'en même temps tout son corps a un mouve-
ment de recul, elle « communique » avec moi sur les deux
modes digital et analogique. Verbalement (langage digital)
elle me dit quelque chose, paralinguistiquement (par son atti-
tude et ses gestes) elle me dit autre chose. Ce paralangage
qualifie ce qu'elle me dit. Elle laisse voir qu'elle n'est pas en
accord avec la présentation « officielle » qu'elle fait verbale-
ment de notre relation. Elle me délivre donc une communica-
tion paradoxale dont la partie digitale contredit la partie ana-
logique, ce qui normalement me met mal à l'aise parce que je
n'arrive pas bien à décider de ce que je dois faire en réponse.
Ainsi, en parlant on ne peut éviter de signifier à travers
notre paralangage ce que l'on pense de ce que l'on dit. On peut
dire « je t'aime » à quelqu'un, avec un ton de voix et une posture
qui laissent entendre que l'on n'est soi-même pas sûr de cela
(le : « mais oui, je t'aime », dit d'une voix coléreuse dans une
scène de jalousie d'un couple, ne rassure pas du tout celui qui
pense être délaissé). De même, lorsque quelqu'un affirme ver-
balement « qu'il est libre de s'exprimer » face à quelqu'un pré-
sent dans la situation et que son regard est fuyant et ne peut
fixer cette personne, il métacommunique par son paralangage
qu'il est loin d'être sûr de ce qu'il annonce. On cite aussi sou-
vent l'exemple de l'enfant qui reçoit de sa mère l'instruction
verbale « deviens grand » (c'est-à-dire « autonomise-toi, décide
par toi-même, fais des choses sans moi »...) et qui reçoit au
niveau relationnel toute l'angoisse de sa mère chaque fois qu'il
essaye de s'émanciper (c'est-à-dire qui reçoit le message rela-
tionnel contradictoire du verbal : « ne fais pas ça, reste mon
bébé sinon tu me fais trop peur »...). Le paralangage a donc
cette propriété de toujours servir à qualifier l'implication du
sujet qui parle par rapport à ses propos. On pourrait dire que,
comme l'on ne peut pas ne pas avoir de paralangage accompa-
gnant nos paroles, on ne peut pas ne pas métacommuniquer.
Des expériences systématiques sur l'impact sur un public
de discours accompagnés ou non d'un paralangage congruent
ou non congruent montrent que les cibles retiennent mieux et
sont plus sensibles aux discours dans lesquels l'orateur semble
en accord profond avec ce qu'il dit. Le corps et la voix doivent
signifier la conviction que met l'orateur dans ses propos. Les
cours de « médias training » donnés aux hommes politiques
insistent sur la maîtrise de son « expressivité » persuasive que
doit avoir le bon orateur. C'est pourquoi aussi on conseille aux
responsables et aux leaders de faire l'effort de croire à ce qu'il
disent pour motiver et entraîner leurs s u b o r d o n n é s

1. J. Senger, L'art oratoire, PUF, 1967.


2. LA SITUATION DE DOUBLE CONTRAINTE
ET SES EFFETS

La situation créée lorsqu'une injonction paradoxale est


faite à un sujet est appelée une situation de « double
contrainte ». Nous venons de voir que le sujet aux prises avec
ce type de communication ne sait comment y réagir, il se
trouve dans une situation indécidable qui risque de se retour-
ner contre lui quoi qu'il fasse. Examinons ceci en détail.
Prenons le sujet à qui l'on vient de dire : « tu devrais
m'aimer ! ». S'il se met à montrer des signes d'amour, c'est
qu'il n'aime pas vraiment car « l'amour cela ne se commande
pas ». S'il reste sans rien faire, cela est la preuve qu'il n'aime
pas. Le pauvre enfant, à qui donc sa mère répète cela sans
arrêt (en guise d'incitation et de culpabilisation), est donc
bien en mal de décider de quelque chose qui pourrait le sortir
du piège ainsi posé sur lui. Il lui faudrait une grande intelli-
gence et une forte possibilité de se détacher des liens affectifs
qui troublent sa conscience, pour dénoncer le piège.
Prenons encore la personne qui se voit saluer par un :
« je suis content de vous voir ! », accompagné d'un détour-
nement des yeux et d'une poignée de main molle. Si elle
décide de se fier aux paroles et d'aller plus avant dans la
relation, elle risque de se voir rejetée, elle en a peur et ne
veut pas le faire (rien n'est plus terrible nous a appris Goff-
man que de « perdre la face », en permettant à l'interlocu-
teur de montrer que l'on a pas compris sa proposition ini-
tiale de r e l a t i o n Si elle décide qu'elle dérange et donc de
se retirer, elle risque (surtout s'il y a d'autres personnes qui
n'ont pas décodé les signaux paralinguistiques) de passer
pour incorrect (et donc aussi de perdre la face). La situation

1. E. Goffman, Les rites d'interaction, Ed. de Minuit, 1974.


est délicate et demande du savoir-faire pour retourner le
piège contre l'interlocuteur.
La communication paradoxale est donc par nature per-
turbante. Elle tend à mettre le sujet dans un état de confusion
mentale qui, si ce sujet n'est pas, d'une part, très solide psy-
chologiquement et si, d'autre part, il n'est pas en position de
pouvoir se délier de la relation affective qui le lie à son inter-
locuteur, le paralyse ou lui fait faire des choses confuses (il dit
des choses illogiques, bredouille, fait une bêtise...).
C'est l'observation des échanges entre la famille et son
enfant schizophrène qui a servi à la formalisation de la situa-
tion de « double contrainte » dans les années 50. Bateson a, en
effet, montré que la communication du malade schizophrène
était une réponse aux injonctions contradictoires qu'il a tou-
jours reçues de ses p a r e n t s Chacun de ses parents ayant
exigé des expressions affectives en contradiction avec les exi-
gences de l'autre (si tu fais cette chose, je ne t'aime plus, et
l'exigence du deuxième parent étant à l'inverse). Dans le cas
d'un seul parent, les conduites verbales exigeaient une chose
(« il faut te comporter comme un grand ») et les attitudes exi-
geaient l'inverse (la peur exprimée par le parent disait « qu'il
ne fallait pas le faire »). Dans cette contrainte, la conduite de
l'enfant schizophrène est alors une manière logique d'expri-
mer la contradiction des injonctions reçues, puisque sa
conduite est une manière de communiquer qu'il ne peut pas
communiquer (car quoi qu'il fasse il est coupable). La situa-
tion qui façonne la « schizophrénie » est donc une situation de
contraintes paradoxales (ou de double contrainte). U n sys-
tème de contraintes divergentes emprisonne l'individu et
quoi qu'il fasse il s'en sort mal. Les travaux de Laing sur
l'identité ont corroboré cette analyse en montrant comment
de nombreux troubles de l'identité chez les enfants étaient
« fabriqués » par leurs parents qui leur proposent en même

1. G. Bateson, D o n D. Jackson, J. Haley et J. Weakland, Toward a


Theory of Schizophrenia, Behavioral Science, 1956.
temps dans leurs dires et leurs façons de faire des définitions
contradictoires d'eux-mêmes. Les enfants perturbés reçoi-
vent, par exemple, au niveau verbal une définition positive
d'eux, et, au niveau paralinguistique, une définition négative
d'eux (fondée sur le rejet ou la désapprobation ou encore le
mépris et la p u n i t i o n )
L'analyse des injonctions paradoxales faites par l'école de
Palo Alto et l'antipsychiatrie montre qu'il faut les considérer
dans leur cadre situationnel et donc que la situation inter-
vient comme élément important du « piège » posé par une
telle communication. Dans tous les cas d'effets perturbants
de la communication paradoxale, on remarque d'abord
qu'elle se fait entre deux sujets liés par une forte relation de
complémentarité dans laquelle il y a un dominant et un
dominé. On remarque ensuite que le dominé ne peut échap-
per à la situation ni par la fuite physique, ni par la contesta-
tion intellectuelle du piège, cette contestation équivalent alors
à une rupture inacceptable pour les deux protagonistes. La
structure de la situation étant ainsi faite, il ne reste plus, au
sujet dominé, que la fuite dans la maladie mentale. La mala-
die mentale apparait alors comme une réponse à la situation
dans laquelle se trouve actuellement enfermé le sujet. On
comprend qu'une telle définition de la maladie mentale ait
révolutionné la psychologie et entamé fortement le monopole
de la psychanalyse qui fait remonter toute maladie mentale à
un dysfonctionnement intrapsychique acquis au cours de la
prime e n f a n c e
L'école de Palo Alto a essayé de repérer u n e situation
fondamentale de l'enfance propice aux doubles contraintes
entre l'enfant et son entourage social. Elle a repéré u n e
étape dite « de transition » o ù le problème existentiel de

1. R. D. Laing, Le Moi divisé, Stock, 1960, et Soi et les autres, Galli-


mard, 1971.
2. Cf. sur ce point, A. Mucchielli, La nouvelle psychologie, « Que sais-
je? », n° 2807, 1993.
l'enfant est de passer d'une situation de « dépendance infan-
tile » normale à une autre situation de dépendance dite de
« dépendance mûre ». A cette période (proche de l'adoles-
cence), l'entourage, la famille, le père ou la mère peuvent ne
pas bien s'y prendre et délivrer des messages paradoxaux
plus ou moins prégnants qui perturberont définitivement
les relations que l'enfant, une fois adulte, essaiera d'avoir
avec son environnement

3. L'INJONCTION PARADOXALE EN THÉRAPIE

La prescription du symptôme est un moyen thérapeu-


tique qui consiste à demander au malade d'adopter volontai-
rement le comportement décrit comme signe concret de sa
maladie. Ce faisant le thérapeute crée une situation para-
doxale. En effet, il a invité le malade à agir sur commande sur
un comportement « malade », c'est-à-dire qui lui échappe
fondamentalement par définition. Ainsi, si le malade arrive à
suivre l'injonction du psychologue, il fait la preuve qu'il peut
contrôler sa conduite et que ce comportement ne lui échappe
pas vraiment. La prescription de comportement est fondée
sur la conception « constructiviste » des visions du monde
inhérente au paradigme systémique-relationnel. En effet,
cette « prescription de comportement » essaie d'amener le
sujet à agir « comme si » il vivait et agissait dans une réalité
différente de celle qu'il a construite lui-même, en agissant,
par exemple, « comme si » son problème était autre il
contribue à « construire » une autre réalité et donc à avoir une
autre conduite. « La simplicité souvent triviale des prescrip-

1. C. E. Sluzki, E. Veron (1971), La double contrainte comme situa-


tion pathogène universelle, in Watzlawick, Sur l'interaction, Seuil, 1981,
p. 308-322.
tions de comportement explique le caractère apparemment
stupéfiant, presque magique, des effets qu'elles produisent.
Il s'agit de comportements que les sujets auraient pu adopter
depuis longtemps ; ce qu'ils n'ont cependant jamais fait, car
dans la réalité qu'ils avaient construite, ces comportements
étaient dépourvus de sens et n'avaient, par conséquent,
aucune raison d'être. »
Watzlawick donne l'exemple suivant : on ordonne à la
femme de l'alcoolique de se mettre à boire plus que son
mari. Chaque fois que son mari boit, elle boira un peu plus.
Ainsi, elle est ivre avant lui. Ainsi, le problème relationnel
mari-femme ne se pose plus dans les mêmes termes. Le
mari est forcé de s'occuper de sa femme. Dans ce renverse-
ment de rôles, le couple découvre que l'alcoolisme du mari
était soutenu par le besoin qu'avait la femme de se sentir
supérieure à son mari ou de trouver en lui un enfant dont
elle pouvait s'occuper et que ce sentiment de la part de la
femme était lui-même soutenu par l'alcoolisme de mari. En
remontant plus loin, Watzlawick pense que l'on pourrait
dire que les communications implicites de la femme ne sont
pas étrangères à la prescription de ce rôle à son mari. Ainsi,
l'alcoolisme du mari et la supériorité de la femme consti-
tuent deux comportements complémentaires interdépen-
dants qui sont à la base de la relation du couple. Ayant
constaté leur interdépendance systémique, les membres du
couple alcoolique ne peuvent plus continuer à voir la situa-
tion comme avant. La prescription du symptôme (commu-
nication paradoxale faite à la femme : « buvez plus que
lui »), a agi comme une métacommunication révélant les
origines de la relation. Il devient évident à chacun qu'il lui
est possible d'échapper à la situation puisque chacun y joue
un rôle qu'il est libre de ne pas choisir.
Pour Roustang, cette méthode (la prescription du symp-

1. P. Watzlawick, op. cit., Seuil, 1991, p. 80.


tôme) « pourrait bien être la meilleure définition que nous
pourrions donner de la liberté humaine... L'homme... s'il
veut être libre, ne peut jamais faire autre chose que de com-
mencer à reconnaître la place exacte où il se trouve, les impé-
ratifs et les limitations qui s'imposent à lui, l'état des forces
dont il dispose et les possibilités précises et circonscrites qui
s'ouvrent à lui. S'auto-prescrire son symptôme, c'est d'abord
établir un lien avec lui et par là le transformer. Le symptôme
n'est symptôme que dans la mesure où il lui est loisible de
préserver son isolement et d'agir à sa guise en sous-main. S'il
n'est plus subi passivement, s'il est décidé activement comme
indispensable dans sa nocivité même, il est obligé de mettre
un terme à son aparté et se voit réintroduit dans la totalité
comme un élément parmi d'autres... »

4. CONCLUSION

La notion de communication paradoxale (ou de double


contrainte) peut être utilisée à différents niveaux (aussi bien
au niveau interindividuel qu'au niveau interculturel, par
exemple. L'étude des situations donnant lieu à des « com-
portements pathologiques » peut se développer en montrant
comment les différents contextes, familiaux, sociaux, orga-
nisationnels... insèrent l'individu dans des conditions de
double contrainte et l'obligent à avoir des réponses qui sont
jugées « pathologiques ». Ce n'est plus le sujet tout seul, en
lui-même qui est « malade », son comportement patholo-
gique est le symptôme d'un plus vaste dysfonctionnement
mettant en cause d'autres acteurs et leurs manières de com-
muniquer.

1. F. Roustang, Influence, Ed. de Minuit, 1990, p. 159.


Le concept de communication paradoxale élargi à la
notion de situation de double contrainte peut être étendu et
servir à l'étude de nombreux cas et être très heuristique pour
la recherche. De telles contradictions dans les injonctions des
systèmes d'interactions ont été mises au jour dans les situa-
tions d'éducation, d'apprentissage, de socialisation, de scola-
risation, de commandement...

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