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4.       Numéro 2004/2 (n° 23)

2004/2

 Manque d'être, désir et liberté : pour une comparaison entre Jean-Paul Sartre et
René Girard
 Claudio Tarditi
 Dans Le Philosophoire 2004/2 (n° 23), pages 238 à 251

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 Article

« Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois
dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace
toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des
choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes
incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable,
c’est-à-dire que par Dieu même ? »
B. Pascal, Pensées, fragment 425 éd. Brunschvicg.
A première vue, il peut sembler difficile de rapprocher les deux figures de Jean-Paul Sartre et
René Girard. On sait que Sartre est le chef d’école de l’existentialisme athée français et sa
production philosophique — commencée avec les essais phénoménologiques dans les années
trente du vingtième siècle — culmine dans sa première grande œuvre, L’être et le néant [1],
publiée à Paris en 1943. Girard, d’une génération plus jeune, accomplit ses premières études à
Avignon, sa ville natale, en obtenant la licence en 1941 et, après une brève période passée à
Paris, il s’établit définitivement aux États-Unis, où il réside toujours. Deux parcours
différents, qui conduisent à des résultats théoriques différents. Cependant il émerge, selon
nous, un rapport profond entre l’ontologie sartrienne exposée dans L’être et le néant et la
théorie girardienne du désir mimétique. Ce que nous entendons soutenir est que la réflexion
accomplie par Girard sur l’existence humaine et sur le désir est profondément débitrice vis-à-
vis de l’existentialisme sartrien. Les convergences entre les deux perspectives peuvent être
synthétisées en trois noyaux thématiques : la conception de la réalité humaine comme manque
d’être, le désir comme projet de ré-appropriation du même être et la réflexion sur le problème
de la liberté.

Manque ontologique, mauvaise foi,


méconnaissance
Dans L’être et le néant Sartre s’interroge sur le statut ontologique de la conscience, du pour-
soi, afin d’en clarifier les dynamiques, soit sur le plan fonctionnel, soit sur le plan existentiel.
L’être de la conscience est un “être pour lequel il est dans son être question de son être” [2];
ceci implique qu’il ne coïncide pas avec lui-même comme une plénière adéquation, propre
seulement de l’en-soi. “L’en-soi est plein de lui-même et l’on ne saurait imaginer plénitude
plus totale, adéquation plus parfaite du contenu au contenant : il n’y a pas le moindre vide
dans l’être, la moindre fissure par où se pourrait glisser le néant” [3]. Au contraire, la
conscience n’est pas en-soi, elle n’est jamais coïncidence avec elle-même ; donc le soi
représente une distance idéale dans l’immanence du sujet, toujours démonté entre être et
conscience d’être : c’est une manière de n’être pas sa propre coïncidence, de fuir l’identité, et
Sartre la définit comme présence à soi. La présence à soi, contrairement à ce qu’un préjugé
fort répandu parmi les philosophes a fait souvent penser, n’indique pas la plénitude d’être,
mais, au contraire, une séparation de l’être par rapport à lui-même. “S’il est présent à soi,
c’est qu’il n’est pas tout à fait soi. La présence est une dégradation immédiate de la
coïncidence, car elle suppose la séparation. Mais si nous demandons à présent : qu’est-ce qui
sépare le sujet de lui, nous sommes contraints d’avouer que ce n’est rien” [4]. Sartre découvre
ainsi que le néant s’insinue dans le plus intime de la conscience, soit en tant que néant d’être
soit en tant qu’acte néantisant.

Ce que l’analyse de l’être de la conscience a révélé est qu’elle se charge, dans son être, d’une
néantisation : c’est dans la néantisation que la coïncidence de l’en-soi s’effrite dans la
dissociation propre du pour-soi. À bien voir, cependant, “le pour-soi ne peut pas soutenir la
néantisation sans se déterminer comme défaut d’être” [5]. Ce n’est pas un être extérieur qui a
expulsé l’en-soi de la conscience, mais c’est le pour-soi qui se détermine continuellement à ne
pas être l’en-soi : ceci signifie que le pour-soi ne peut pas se fonder qu’en partant de l’en-soi.
De toutes les négations, “celle qui pénètre le plus profondément dans l’être, celle qui constitue
dans son être l’être dont [= en relation auquel] elle nie avec l’être qu’elle nie, c’est le
manque. [6]” Le manque n’appartient pas à l’en-soi, qui est tout positivité, mais il apparaît
dans le monde avec le surgissement de la réalité humaine. Elle suppose qu’existe un
manquant, un existant à qui manque le manquant et une totalité désagrégée par le manque et
qui serait restaurée par la synthèse du manquant et de l’existant, que Sartre appelle le manqué.
Il joint donc à la conclusion que la réalité humaine surgit comme présence à soi et au monde
en se percevant comme propre manque, c’est-à-dire comme être incomplet : elle se recueille
en tant que la totalité singulière dont elle manque et qu’elle est à la manière de ne l’être pas.
Les analyses ontologiques conduites par Sartre parviennent à un point crucial : la réalité
humaine est manque, car elle se constitue originairement comme la chute de l’en-soi dans le
pour-soi, l’être qui se donne seulement dans la forme de la conscience toujours séparée et
contingente dans son manque radicale de fondement.

L’interprétation que Girard fournit de la réalité humaine rappelle de manière surprenante celle
de Sartre [7]. Notamment, l’anthropologie girardienne est traversée dans sa totalité d’un
leitmotiv autour duquel chaque autre concept roule : le thème du désir mimétique. En bref,
Girard soutient — depuis Dostoïevski : du double à l’unité [8] — que l’homme est un être
essentiellement désirant. Comme chaque désir, le désir de l’homme possède un objet désiré;
cependant, la nature du désir humain est mimétique, c’est-à-dire qu’elle tend à imiter le désir
d’autrui. L’autre dont le disciple imite le désir s’appelle modèle ou médiateur : donc le
disciple se précipitera sur l’objet que le médiateur lui indique, ou aux mots, ou avec le fait de
le désirer lui-même. En désirant tous les deux le même objet, ils deviendront bientôt rivaux.
Girard écrit : “L’objet n’est qu’un moyen d’atteindre le médiateur. C’est l’être de ce
médiateur que vise le désir. [9]” Si le désir se montre donc comme désir d’être, à son origine
ne peut que se trouver un manque d’être : le sujet fait expérience de son être comme d’une
absence perpétuelle, un quelque chose dont il manque et qu’il faut absolument récupérer. Ce
que le désir vise est la coïncidence de l’individu désirant avec lui-même, c’est-à-dire la
plénitude d’être, l’état dans lequel chaque désir cesserait pour laisser la place au bonheur et à
l’autosuffisance. Nous découvrons ainsi une syntonie profonde entre les perspectives de
Sartre et de Girard : tous les deux caractérisent l’existence humaine comme manque
ontologique, comme coïncidence manquée avec elle-même et projet de recouvrement de cette
plénitude d’être qui éteindrait chaque désir. Cependant, si dans l’ontologie sartrienne le
manque d’être est une structure immédiate du pour-soi, chez Girard elle n’est pas qu’une
illusion, un mensonge qui relègue l’homme dans le “sous-sol mimétique” et le rend esclave du
propre désir.

Selon Sartre, la perception du propre être comme manque jette l’homme dans l’angoisse.
Cependant, la conscience assume presque toujours une attitude spéciale vis-à-vis de
l’angoisse : il la fuit, en cherchant à détourner le regard et nier le non-être duquel l’angoisse
même surgit. Sartre définit ce comportement mauvaise foi. La structure de la mauvaise foi
diffère de celle du mensonge pour deux motifs : premièrement, la coïncidence dans la
mauvaise foi du menteur avec celui auquel on ment soustrait la dualité qui est à la base du
mensonge, et, deuxièmement, celui qui est de mauvaise foi doit avoir conscience de sa propre
mauvaise foi, car l’être de la conscience est conscience d’être, donc il doit être de bonne foi
au moins dans l’être conscient de sa mauvaise foi. Mais alors tout le système psychique
s’évanouit, et la mauvaise foi se montre comme un phénomène évanescent. En effet, si je
tente de mentir délibérément, j’échoue misérablement, car je suis conscient de mentir à moi-
même, je n’ai plus à mon avantage la dualité ontologique entre moi et l’autre à pouvoir
exploiter pour mentir à une autre personne. Dans la mauvaise foi, le mensonge est détruit par
la conscience que j’ai de mentir à moi-même. Donc la mauvaise foi ne peut qu’osciller
continuellement entre la bonne foi et le cynisme, entre la pleine conscience de mon projet de
mentir à moi-même et les rares moments dans lesquels je crois réussir ce même projet.
Comme on a vu à propos du manque d’être, la notion de mauvaise foi a elle aussi
considérablement influencé la réflexion existentielle de Girard. En effet, l’homme se trouve
normalement dans la condition de la méconnaissance de son propre désir. Pour que le
mécanisme d’auto-génération du désir — qui, bien qu’il change objet après chaque défaite,
tend à reconstituer le rapport triangulaire avec le médiateur — puisse fonctionner
correctement, il est nécessaire que le sujet ignore le mécanisme même en y retombant chaque
fois. Il s’agit d’une auto-tromperie destinée à cacher l’absurdité du désir mimétique, d’un état
de cécité et de torpeur devant la violence qui gouverne les rapports humains. En somme, le
comportement primaire de l’homme vis-à-vis de son désir mimétique est substantiellement
destiné à le cacher, à le considérer normal, en harmonie avec les autres individus,
complètement étranger à n’importe quel conflit ou rivalité violente. Si la rivalité émerge et
devient explicite, le sujet met à exécution de véritables techniques de dissimulation ; par
conséquent, la méconnaissance de l’imitation se constitue comme une attitude consciente qui
se détermine de mille manières différentes afin de cacher au même sujet l’illusion de son
désir. La méconnaissance de l’imitation violente est une forme de mensonge envers soi-
même, une détermination originaire de la conscience à couvrir la vérité. Nous pouvons définir
ainsi la méconnaissance comme une attitude de mauvaise foi. Comme celle-ci, elle ne possède
pas la structure du simple mensonge, mais elle est mensonge envers soi-même : pourtant nous
découvrons que la mauvaise foi et la méconnaissance se déterminent toutes deux comme
tentatives de cacher au sujet sa propre condition existentielle et son manque de fondement
ontologique.

Désir ontologique et désir mimétique : les


conflits avec l’Autre
Selon Sartre, la réalité humaine se détermine comme désir d’être, comme volonté de
reconstituer cette totalité originaire d’en-soi et pour-soi qu’elle est à la manière de ne l’être
pas : l’homme désire se réapproprier le fondement de son être, que le néant lui a soustrait en
le condamnant à un état de “manque ontologique”. Donc nous devons admettre à la base de la
réalité humaine une violente impulsion — qui n’est pas un Trieb de nature psychique, mais
ontologique, en tant qu’enracinée dans la couche la plus intime de l’être humain — tendu vers
la reconquête de cette unité originairement perdue entre l’être et la conscience.

Où faut-il chercher cette unité ? Dans l’Autre. Si nous voulons cueillir le sens de l’être de
l’homme, nous devons poser la question de l’existence des autres et celle de mon rapport
ontologique avec l’être d’autrui. Cette analyse est nécessaire pour un essai d’ontologie, car le
rapport entre le pour-soi et l’en-soi est toujours un rapport devant les autres. Le pour-soi, en
tant que néantisation de soi, se concrétise temporellement comme fuite vers : en effet, il
dépasse sa facticité vers l’en-soi qu’il serait s’il pouvait être le fondement de son être [10].
Ainsi donnée la nature du pour-soi, le surgissement de l’autre le frappe en plein : par le
moyen de l’autre, la fuite est solidifiée dans un en-soi. En bref, pour l’autre je suis ce
qu’irrémédiablement je suis, et ma liberté même est un donné de mon être ; ainsi l’autre me
cristallise dans ma fuite, qui devient fuite prévue et contemplée, fuite donnée. Cependant,
cette fuite cristallisée n’est jamais la fuite que je suis pour moi, car la solidification est arrivée
du dehors : je fais expérience de l’objectivité de ma fuite comme d’une aliénation que je ne
réussis pas à connaître et de laquelle je ne peux pas fuir. Devant ma fuite objectivée par
l’autre, je peux assumer deux attitudes opposées : “Je peux tenter, en tout ce que je fuis l’en-
soi que je suis sans le fonder, de nier cet être qui m’est conféré du dehors ; c’est-à-dire que je
puis me retourner sur autrui pour lui conférer à mon tour l’objectivité […]. Mais, d’autre part,
en tant qu’autrui comme liberté est fondement de mon être-en-soi, je puis chercher à récupérer
cette liberté et à m’en emparer, sans lui ôter son caractère de liberté : si je pouvais, en effet,
m’assimiler cette liberté qui est fondement de mon être-en-soi, je serais à moi-même mon
propre fondement. Transcender la transcendance d’autrui, ou, au contraire, engloutir en moi
cette transcendance sans lui ôter son caractère de transcendance, telles sont les deux attitudes
primitives que je prends vis-à-vis d’autrui” [11]. Sartre analyse en détail ces deux attitudes :
elles mènent, d’un côté, de l’amour au masochisme, et, de l’autre, du désir sexuel au sadisme.
Dans les deux cas Sartre conclut qu’il s’agit d’attitudes nécessairement vouées à la défaite, car
aucune d’elles n’est capable de porter à l’accomplissement son propre projet de restauration
de la coïncidence — originairement perdue — entre être et conscience.

Même dans le cas du problème des relations avec les autres, le rapport entre la perspective
sartrienne et celle de Girard est profond. Quel est, selon Girard, le résultat du projet
d’appropriation de l’être du modèle ? Est-ce que le sujet réussit à l’absorber, à être comme lui,
en accédant au bonheur et à la plénitude ontologique tant désirée ? Etant donné que le modèle
et le disciple désirent le même objet, on créera entre eux une rivalité violente. Dans le
contexte de l’analyse de la tragédie grecque, Girard écrit : “La rivalité porte sur la divinité
même mais derrière la divinité, il n’y a que la violence. Rivaliser pour la divinité c’est
rivaliser pour rien […]. Dans la mesure où la divinité est réelle, elle n’est pas un enjeu. Dans
la mesure où on la prend pour un enjeu, cet enjeu est un leurre qui finira par échapper à tous
les hommes sans exception.” [12] À travers l’exemple de la rivalité tragique pour la
possession de la divinité, Girard découvre que l’objet du désir est tout à fait inconsistant et
illusoire : une fois atteint, il est rien. L’objet que nous croyions être la condition nécessaire
pour notre entrée initiatique dans le paradis de la plénitude d’être est un pur rien, une illusion,
un vide de sens qui tirait sa signification seulement du désir et de la rivalité avec le modèle-
obstacle [13]. Cependant, à travers l’échec de son projet de “reconquête ontologique”, le sujet
ne cueillera pas l’absurdité du désir mimétique, mais il se limitera à changer objet, ou, tout au
plus, à changer de médiateur. Ce procès continu et incessant dans lequel tous — dans la plus
totale réciprocité et indifférenciation — sont disciples et modèles, constitue le désir humain
comme structure permanente de l’existence : Girard le définit comme désir métaphysique, tel
en tant qu’il a perdu désormais chaque référence à l’objet concret. Et il s’alimente de manière
autonome des rapports mimétiques auxquels les hommes s’abandonnent dans l’espoir de
remplir leur propre manque ontologique. Donc les rapports entre l’individu et l’autre se
configurent — en toutes leurs formes — comme la réalisation du projet du premier de
s’emparer de l’être du second ; ce mécanisme se fonde sur une double méconnaissance
originaire, qui est, premièrement, méconnaissance de la commune condition humaine qui
provoque dans l’homme la conviction d’être le seul exclu de la plénitude d’être, chassé du
paradis terrestre, et, deuxièmement, méconnaissance de la violence qui gouverne les rapports
mimétiques. Le premier effet de ce mécanisme est que tous les hommes se trouvent, les uns
par rapport aux autres, dans un état de complète indifférenciation et réciprocité ; tous sont
disciples et modèles en même temps, tous font expérience dans la solitude de leur propre
manque et tous veulent arracher le propre être aux autres : chacun dépend radicalement de
l’autre, dans un tourbillon mimétique qui ressemble, en tout et pour tout, à un cercle
dantesque.

De cette analyse comparée, nous pouvons déduire que la conception de l’existence humaine
chez Girard est légitimement lisible en continuité avec celle de Sartre. Cependant, il y a un
élément irréductible de la perspective girardienne que ne peut pas être reconduit ou accosté à
l’ontologie sartrienne : le désir mimétique. Il émerge et il différencie les deux perspectives en
ce qui concerne la réalisation du projet de recouvrement de l’être originairement perdu. Mais,
premièrement, il constitue un formidable instrument herméneutique apte à expliquer “les
premiers procès de l’hominisation dans le monde animal jusqu’aux raffinements du snobisme,
dont Marcel Proust se délectait, [il possède] une capacité exceptionnelle de comparer et
éclairer les uns avec les autres les domaines les plus différents, les comportements animaux et
l’histoire des mythes, les analyses freudiennes et les grandes œuvres littéraires de notre
civilisation, de la Genèse à Dostoïevski” [14].

Le problème de la liberté
La voie d’accès à la compréhension de l’agir humain est fournie par la description sartrienne
du pour-soi comme être libre. L’homme est libre parce qu’il n’est pas soi mais présence à soi
ou conscience de soi. L’en-soi ne peut pas être libre, car la liberté est le rien qui a été au fond
du pour-soi et qui le contraint à se faire au lieu d’être. Voilà la raison pourquoi la réalité
humaine est action : le pour-soi est contraint continuellement à se choisir et à décider pour ses
possibilités, car rien ne lui vient de l’extérieur — et encore moins de l’intérieur - qu’il puisse
se limiter à accepter. La réalité humaine est abandonnée sans la moindre aide à la nécessité
insoutenable de se faire être : la liberté n’est pas ainsi un être, mais un agir. L’homme est
condamné à être libre. La conséquence essentielle de tout ceci est que l’homme, en ne
pouvant pas renoncer à cette liberté et à ce manque de fondement, est responsable du monde
entier et de soi-même en tant que manière d’être. En effet la liberté de l’homme n’est pas un
être mais un faire, c’est-à-dire une action tendue à la détermination de ses possibilités ;
cependant, chaque action se déroule sur le fond d’un monde qui n’est jamais statiquement
donné, mais qui se modifie constamment d’après ses actions libres. Dans cette perspective, la
notion de contrainte est mise hors jeu, car aucune contrainte n’a la moindre prise sur la
liberté : il n’y a pas d’excuses, ce qui m’arrive “je le mérite” [15]. Puisque chaque événement
du monde ne peut se montrer que comme occasion — mise à profit, manquée, regrettée, etc.
— ou mieux, comme possibilité, et puisque même les autres ne sont qu’occasions et
possibilités, la responsabilité du pour-soi s’étend sur le monde entier comme monde peuplé.
C’est ainsi que le pour-soi se recueille dans l’angoisse, c’est-à-dire comme un être qui n’est
fondement ni de son être, ni de l’être d’autrui, ni des en-soi qui forment le monde, mais il est
contraint à décider le sens de l’être, en lui et partout dehors de lui. Celui qui réalise dans
l’angoisse sa condition d’être jeté dans une responsabilité qui se retourne jusqu’au propre
abandon, n’a plus ni remords, ni regrets, ni excuses : il n’est plus qu’une liberté qui se
découvre toute seule et dont l’être réside dans cette même découverte.

Tenter de définir l’idée de liberté chez Girard ne peut que créer un certain embarras, car ce
thème n’est jamais traité ouvertement dans ses œuvres, ou mieux, il n’est pas abordé de la
façon systématique à laquelle nous pourrions nous attendre, par exemple, dans un essai
philosophique. Cependant, le thème de la liberté humaine est très présent dans sa pensée en
tant que liberté qui déroule un rôle décisif vis-à-vis de la destinée du monde et du genre
humain. Il y a une dimension des recherches girardiennes dans laquelle le dévoilement des
mécanismes violents, qui normalement soutiennent les rapports entre les hommes, conduit à la
question sur ce que l’homme peut faire pour sortir du cercle absurde de l’imitation et du désir
métaphysique. S’impose donc, pour l’humanité, un choix : condamner l’espèce humaine à
l’autodestruction, en perpétuant les mécanismes du sacré violent, qui cependant sont de moins
en moins aptes à reporter la paix dans les communautés, ou décider pour un palingénésie de
l’humanité qui se représente comme renoncement à la violence et complet démantèlement du
système sacrificiel.
Dans un article sur Dostoïevski [16], Luis Pareyson introduit une distinction, à notre avis très
féconde, dans l’idée de liberté : cette distinction met aux deux extrêmes la notion de libertas
minor, c’est-à-dire la liberté quotidienne dans le monde qui, cependant, est toujours aussi
possibilité de tomber dans le mal et dans le péché, et celle de libertas maior, conçue comme
choix radical du sujet — qui découvre son inconsistance ontologique — pour Dieu. Quoique
les perspectives de Girard et Pareyson soient profondément différentes, même si elles
aboutissent toutes les deux à une conclusion religieuse, selon nous cette distinction pourrait
être maintenue très bien chez Girard. En effet, il y a dans sa pensée deux niveaux différents de
liberté : le premier relatif au sujet désirant qui choisit librement ses propres objets de désir, ou
mieux, ses propres médiateurs et passe ainsi librement d’un désir à l’autre, d’un modèle à
l’autre, d’une défaite à l’autre, et la seconde relative au choix — pour le désir métaphysique
ou pour le salut de soi et du monde — que le sujet même doit accomplir, et de laquelle dépend
la destination du monde entier.

La liberté quotidienne — celle que Pareyson appelle libertas minor — c’est la pure absence
de contrainte, c’est la loi du “tout est permis” et de Yhybris de l’homme qui renverse Dieu
pour le remplacer. Comme Girard écrit, c’est la loi de la violence, du conflit mimétique entre
les rivaux qui aspirent à la divinité, au kydos — qui en réalité n’est rien, car il tire son signifié
de la violence même — en les condamnant sans distinction à cette alternance éternelle de la
victoire derrière laquelle se cache la pire défaite. À première vue, on pourrait penser que
n’existe pas liberté plus grande que la pure absence de contrainte, de ne pas être déterminé
dans nos propres actions par des éléments extérieurs. Cependant, l’analyse du désir
métaphysique nous a montré comme cette apparente liberté est plutôt un esclavage,
l’esclavage du désir et de ses métamorphoses, qui avalent l’homme dans le tourbillon de la
recherche désespérée d’un objet qui est, en réalité, un pur rien. Contrairement à cette fausse
liberté, s’ouvre la place pour une liberté d’un autre genre — celle que Pareyson appelle
libertas maior —— qui en même temps comprend et dépasse la liberté comme pure absence
de contrainte : il s’agit de la liberté du choix pour la régénération de l’humanité, pour la
défaite de la violence, pour le salut du monde.

Mais comment se configure ce choix ? Quel sont ses termes ? Comme nous le savons, dans
les œuvres de Girard — à partir de La violence et le sacré — l’analyse du désir mimétique est
accompagnée à la description du mécanisme de la victime émissaire, dont le sacrifice est le
seul moyen apte à rétablir la paix dans la communauté et conclure la crise violente. La plupart
des analyses girardiennes sont tournées vers la démonstration de l’existence, derrière les
institutions culturelles humaines dont l’ethnologie s’occupe, d’une logique sacrificielle : les
mythes, les rites, les textes de persécution cachent toujours la violence mimétique et sa
résolution dans le sacrifice du bouc émissaire. Comment a-t-il été possible de découvrir cette
logique du sacré, cachée sous toutes les manifestations de la culture humaine ? À travers le
message évangélique. Les Évangiles ont transmis le message d’un homme, Jésus, qui pour la
première fois a démasqué la violence, en a dénoncé l’absurdité, et a représenté un type
d’existence radicalement différente, non plus fondée sur l’imitation et sur les rivalités
violentes mais sur l’amour fraternel et sur la charité vers le prochain. Les Évangiles ont donc
donné un coup décisif à la violence sacrificielle, qui cependant n’a pas disparu, mais s’est
révélée encore une fois dans le sacrifice de Jésus, dernier parfait bouc émissaire. Malgré cela,
l’action démystifiante des Évangiles a commencé et elle avance inexorable. Le fondement
violent du sacré a été dévoilé, et il est donc destiné à fonctionner de mal en pis, en causant de
plus en plus de graves crises car de moins en moins apte à jouir des effets bénéfiques et
socialement ré-associants que le sacrifice du bouc émissaire produit. La pensée occidentale est
lisible entièrement dans le tableau du progressif dévoilement du mensonge du sacré et
l’époque contemporaine — ou mieux, celle que de nombreux philosophes appellent post-
modernité — se configure comme l’extrême crise, l’endroit décisif du choix qu’on ne peut
plus proroger. L’homme ne possède plus les défenses que le sacré lui offrait jadis, et il est jeté
dans des crises violentes auxquelles le phénomène de la globalisation fait prendre des
dimensions planétaires [17] : c’est le moment de choisir entre plonger définitivement le
couteau dans une victime qui n’a plus rien — ou presque — de sacré, en vouant l’humanité à
sa destruction, ou se décider pour une autre existence qui ne se concrétise pas seulement
comme un renoncement vague à la violence, mais qui est constituée par l’engagement radical
du message évangélique et de la responsabilité — pour soi et pour les autres — qu’il
implique. Donc la liberté humaine se constitue comme la possibilité que l’homme possède —
ou mieux, que Dieu lui offre — de se sauver lui-même et le monde. Aujourd’hui plus que
jamais, l’homme est devant cet abîme obscur et profond : il s’agit pour lui de s’y jeter
irrémédiablement, ou d’accueillir la possibilité donnée et de renoncer radicalement à la
violence. Il n’y a pas d’autres alternatives : ou l’on succombe aux rapports mimétiques et à la
violence indifférenciée, destinée à s’aggraver de plus en plus car désormais dépourvue de la
défense du sacré, ou l’on s’engage dans le renoncement à la violence et dans la recherche d’un
nouveau savoir non-sacrificiel. Le premier pas vers cette nouvelle forme de savoir est
constitué par une analyse radicale de notre tradition philosophique, littéraire et mythique,
finalisée à remarquer et démystifier définitivement chaque tentative de mystifier la vérité de la
victime.

Sans doute la conception girardienne de la liberté comme libertas maior se situe-t-elle


amplement dans l’horizon de l’engagement éthique et religieux : sans le message évangélique
— donc sans Dieu — il n’y a aucune possibilité de salut : en ceci consiste la principale
différence entre la perspective de Girard et celle de Sartre. Cependant la différence entre les
deux perspectives est double : premièrement, tandis que Sartre affirme la radicalité de la
liberté humaine comme absence de contrainte, Girard va au-delà de cette affirmation, en
caractérisant cette liberté comme désir mimétique, et, deuxièmement, tandis que Sartre reste
arrêté à la liberté radicale — qui, tout au plus, peut devenir engagement éthique ou politique
dans la société civile — Girard représente une autre liberté et une autre existence salvatrice
dans laquelle l’événement christique joue un rôle décisif. En bref, la pensée de Sartre est toute
écrasée de côté de la libertas minor, tandis que le dernier résultat de la théorie de Girard se
joue dans le domaine de la libertas maior. Mais il y a un autre aspect de la pensée de Girard
qui se rapporte au problème de la liberté : la dimension eschatologique. En effet, en lisant ses
textes on a l’impression de la menace du dernier jour, de léscbaton au-delà duquel il n’y aura
plus aucune possibilité de salut. L’eschatologie de Girard, cependant, ne retombe jamais dans
“les tremblements hystériques pour la fin du monde” [18], mais elle insiste toujours sur la
possibilité, spécifiquement humaine et rationnelle, d’opérer le virage décisif pour celle qu’il
appelle la “nouvelle science”, qui ne s’identifiera plus avec l’illusion positiviste de pouvoir
dominer le monde à travers le contrôle du donné empirique, mais se représentera comme
savoir non-violent, non plus entendu comme possession mais comme recherche du Sens.
Nous concluons avec les mots de Girard même : “Toute violence désormais révèle ce que
révèle la passion du Christ, la genèse imbécile des idoles sanglantes, de tous les faux dieux
des religions, des politiques et des idéologies. Les meurtriers n’en pensent pas moins que
leurs sacrifices sont méritoires. Eux non plus ne savent pas ce qu’ils font et nous devons leur
pardonner. L’heure est venue de nous pardonner les uns les autres. Si nous attendons encore,
nous n’aurons plus le temps.” [19]

Notes
 [1]

J.-P. Sartre, L’ être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.

 [2]

J.-P. Sartre, L’ être et le néant, p. 29.

 [3]

J-P. Sartre, L’ être et le néant, p. 116.

 [4]

J-P. Sartre, L’ être et le néant, p. 120.

 [5]

J-P. Sartre, L’ être et le néant, p. 128.

 [6]

J-P. Sartre, L’ être et le néant, p. 129.

 [7]

Girard lui-même m’a écrit dans une lettre en mars 2001 : « J’ai été influencé par les
analyses de L’être et le néant sur la liberté, la mauvaise foi, etc. ».

 [8]

R. Girard, Dostoïevski : du double à l’unité, Paris, Plon, 1963.

 [9]

R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, p. 59.

 [10]

J.-P. Sartre, L’être et le néant, p. 429.

 [11]

J.-P. Sartre, L’être et le néant, p. 430.

 [12]

R. Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, pp. 201-202.

 [13]
Dans l’élaboration du concept d’obstacle, Girard reprend la notion d’amour-passion
exposée par D. de Rougemont en L’amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939. Par cette
point de vue, on peut affirmer qu’il y a des relations entre la pensée girardienne et le
personnalisme français. A ce propos, c’est très utile l’article de S. Morigi, “Nervature
kierkegaardiane nel pensiero francese del Novecento : da Gabriel Marcel a Denis de
Rougemont e René Girard”, en Nota Bene. Quaderni di studi kierkegaardiani, 2,
2002, éd. Città Nuova, pp. 101-125.

 [14]

J. Guillet, « René Girard et le sacrifice », in Etudes, 351, Juillet 1979, pp. 91-102.

 [15]

Sartre écrit : « Ainsi, la facticité est partout, mais insaisissable ; je ne rencontre jamais
que ma responsabilité, c’est pourquoi je ne puis demander “pourquoi suis-je né ?”,
maudire le jour de ma naissance ou déclarer que je n’ai pas demandé à naître, car ces
différentes attitudes envers ma naissance, c’est-à-dire envers le fait que je réalise une
présence dans le monde ne sont pas autre chose, précisément, que des manières
d’assumer en plein responsabilité cette naissance et de la faire mienne ; ici encore, je
ne rencontre que moi et mes projets, en sorte que finalement mon délaissement, c’est-
à-dire ma facticité, consiste simplement en ce que je suis condamné à être
intégralement responsable de moi-même. » (J.-P. Sartre, L’être et le néant, pp. 641-
42).

 [16]

L. Pareyson, “La sofferenza inutile in Dostoevskij”, in Dostoevskij, Turin, Einaudi,


1993.

 [17]

Girard interprète, par exemple, le problème du terrorisme comme une « crise violente
globalisée » (R. Girard, « Ce qui se passe aujourd’hui est une rivalité mimétique dans
un escalier planétaire », interview de Henri Tinq à Girard publiée dans Le Monde, 6
novembre 2001).

 [18]

R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, p.
467.

 [19]

R. Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, p. 295.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012


https://doi.org/10.3917/phoir.023.0238
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