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PROBLÈMES

DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE
AU MAROC

par Georges Oved (i)

L'élaboration du Plan quinquennal a été l'occasion de prendre u


vue globale de l'économie marocaine, plus précise que ne l'avaient per
jusqu'ici les études antérieures. Les travaux entrepris par des Com
sions et des groupes de travail spécialisés, comportant, aux côtés
techniciens et de fonctionnaires, des représentants des activités priv
(industriels, agriculteurs, commerçants, artisans et syndicalistes), on
duré près de deux ans et demi, du début de 1958 à la fin du prem
semestre i960. Un dahir en date du 17 novembre i960 a porté ap
bation du Plan de Développement économique et social pour la pér
de 1960-1964. L'objet de cet article n'est pas de tracer les grandes lig
de ce Plan, mais, en prenant appui sur ses conclusions et sur l'expérien
de ces dernières années, d'insister sur le caractère prioritaire qui s'att
à la solution de certains problèmes, préalable au démarrage d'un
véritable croissance de l'économie marocaine.
L'expansion que le Maroc a connue depuis la deuxième guerre
mondiale a accentué le décalage existant entre les deux secteurs de
son économie : le secteur moderne qui recouvre un ensemble d'activités
organisées surtout en fonction d'initiatives, de techniques et de capitaux
européens et qui n'emploie que 30 % de la population active, et le
secteur traditionnel, qui repose sur l'artisanat et surtout l'agriculture

(i) Chargé de mission au Commissariat général au Plan (1953-1956), conseiller écono


mique du gouvernement marocain. Auteur de : La situation économique du Maroc à la veille des
négociations franco-marocaines ; Note sur l'évolution récente de l'économie marocaine in
L'évolution du Maroc dans le cadre du deuxième plan quadriennal, ministère de l'Économie nationale,
Rabat, 1958.

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GEORGES OVED

traditionnelle, d'où les deux tiers de la population tirent leur


d'existence.

Recevant dans une large mesure son impulsion de l'extérieur, le


secteur moderne, dont certains développements spectaculaires ne peu
vent masquer les déséquilibres internes, n'a pu déclencher un processus
de croissance généralisée. Le rythme de son développement se trouve
ralenti dès avant l'indépendance : la production intérieure brute (i) qui
était de 635 milliards en 1951 s'élève à 757 milliards en 1954. Depuis
cette date, elle reste stationnaire : la progression régulière des activités
minières et industrielles parvenant à peine à compenser la chute enre
gistrée dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (2).
La stagnation de l'économie traditionnelle laisse la très grande
majorité de la population en dehors des transformations qui ont affecté
le secteur moderne. La pression démographique a aggravé la médiocrité
des conditions de vie d'une population qui ne trouve plus dans le cadre
de ses activités traditionnelles les possibilités de travail et les moyens de
subsistance qui lui sont nécessaires.
L'Indépendance découvre le problème sous son aspect le plus dra
matique, celui du chômage et du sous-emploi, cependant que les exi
gences du développement font ressentir plus vivement la « désarti
culation » de l'économie marocaine et le décalage qui la sépare des
économies industrialisées. Une intervention rapide et vigoureuse pour
réduire le nombre des sans-travail n'est pas exclusive des actions à long
terme que l'État doit entreprendre pour engager le pays dans la voie
d'une croissance qui recouvre enfin l'ensemble des activités et qui lui
donne les moyens d'affermir sa jeune indépendance.
Dans cette perspective, le « démarrage » de l'économie marocaine
implique qu'un effort particulier soit porté simultanément dans trois
directions :

— la réforme des structures agraires, l'éclatement des cadres tradi


tionnels de l'exploitation apparaissent comme la condition préalable
de toute politique d'expansion agricole;

(1) Evaluation en francs 1958.


(2) Il est caractéristique à cet égard de noter qu'en i960 la valeur ajoutée par le secteur
énergie-mines-industrie est de l'ordre de 170 milliards (représentant 21 % de la production
intérieure brute), en accroissement de 40 % par rapport à l'année de référence 1952, cependant
que pour le secteur du bâtiment et des travaux publics, la valeur ajoutée qui atteignait
75 milliards en 1952 (représentant 11 % de la P.I.B.), n'est plus que de 35 milliards.environ
en i960 (soit moins de 5 % de la P.I.B.).

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PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

— l'accélération du processus de croissance industrielle basé sur une


meilleure utilisation des forces productives commande l'intervention
directe de l'État;
— les impératifs du développement et le souci de « marocaniser » les
postes de travail appellent une intensification de l'effort de formation
du personnel qualifié et des cadres.
Enfin, il semble qu'une réforme des structures administratives et
institutionnelles soit nécessaire pour assurer l'efficacité de ces inter
ventions (i).
CHOMAGE ET SOUS-EMPLOI

Dans le cadre des travaux du Plan quinquennal, une Co


spécialisée a cherché à préciser les données du problème de
Maroc et à dégager les éléments d'une solution.
Le Maroc, selon les résultats du recensement effectué en
compte 11 600 000 habitants, dont 400 000 Européens. Ce ch
rieur aux estimations antérieures, laisse apparaître un taux
ment annuel voisin de 2,5 %, ce qui conduit à estimer à enviro
sonnes, l'augmentation annuelle de la main-d'œuvre disp
la période 1961-1965.
L'absence d'une enquête exhaustive ne permet pas de d
même de façon approchée, les taux de chômage et de sou
doit, pour le moment, se contenter d'évaluations assez gross
— dans les campagnes, on estime que le taux de sous-em
population agricole est de l'ordre de 50 % (2);
— dans les villes, l'extrapolation des résultats d'une enquête
Casablanca en 1958, permet d'évaluer le chômage à 20 % e
la main-d'œuvre disponible (celle-ci ne représentant que 3
population totale de Casablanca).
(1) Cet article consacré uniquement à l'examen des réformes préalables au
de l'économie marocaine n'aborde pas par conséquent les perspectives de
sagées par le Plan quinquennal. Celui-ci prévoit que la production intéri
passer de 710 milliards en 1959 à 1 000 milliards de F.M. en 1965, soit un ta
annuel de 7 %, la consommation des particuliers ne devant s'élever que d
retenus par secteur sont de 3,5 % pour l'Agriculture, 5 % pour les Min
les Industries, 8 % pour le Bâtiment et les Travaux publics, 6 % pour les S
ports, Commerce.
Les problèmes ainsi soulevés seront traités dans un article ultérieur, ain
cement des investissements prévus (660 milliards pour les 5 années du Plan
(2) Sur la base d'un plein emploi représenté par 400 journées de travai
par an.

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GEORGES OVED

La lutte menée au Maroc contre le chômage et le sous-emploi


cours de ces dernières années bien que limitée dans ses résultats, a pe
de cerner les difficultés rencontrées et de dégager les éléments
solution dont les modalités apparaissent différentes selon les sec
d'activité.

Travaux publics et emploi

Au cours des trois mois d'été de 1957, des milliers de volontaires


venus de toutes les régions du Maroc ont réalisé les travaux de terrasse
ment de la Route de l'Unité, reliant les anciennes zones nord et sud du
pays. Cette entreprise, dont la signification symbolique et l'importance
sur le plan psychopolitique dépassent très largement l'intérêt technique et
financier, a constitué la première expérience au Maroc d'une organisation
de chantiers fondée essentiellement sur l'emploi d'une importante main
d'œuvre. Elle a permis de mettre en lumière les possibilités offertes
pour la réalisation de grands ouvrages publics par l'utilisation du
potentiel humain, tout en faisant ressortir les difficultés qu'une telle
entreprise ne devait pas manquer de rencontrer dans un pays dont les
travaux d'infrastructure avaient été exécutés jusque-là grâce à la mise
en œuvre d'importants moyens techniques et financiers.
En février 1959, une circulaire présidentielle prescrit un ensemble de
mesures tendant à accroître l'utilisation de la main-d'œuvre dans la
réalisation des marchés de travaux publics.
On citera parmi les obligations, notamment :
— le fractionnement des lots;
— le recours à des matériaux et fournitures d'origine ou de fabrication
locale;
— le remplacement d'engins mécaniques par des moyens manuels.

L'application de ces décisions n'est pas sans poser de délicats pro


blèmes tenant à la présence d'une part d'un nombre important de
grandes entreprises de travaux publics et de bâtiment, disposant de
puissants moyens mécaniques que justifiait jusqu'ici pour leurs dirigeants
un volume de travaux annuels de l'ordre de 35 à 75 milliards (x), et
d'autre part, d'une pléiade d'ingénieurs soucieux d'utiliser des techniques
de haute productivité et dont la formation et les préoccupations sont par

(i) Variation des investissements annuels en francs 1952, dans le secteur des travaux
publics et du bâtiment entre 1949 et i960.

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PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

nature très éloignées de la recherche de solutions de plein emploi.


Pour ces derniers, toute directive tendant à proscrire le recours à
des engins mécaniques se traduit bien souvent par un gaspillage. La
marge de surenchérissement prévue par les textes est de 30 % : un effort
important est encore à faire, dans le domaine de l'organisation des
chantiers, pour que des procédés de réalisation des travaux comportant
un coefficient de main-d'œuvre élevé ne soient pas systématiquement des
solutions onéreuses.
La mise en œuvre d'une politique de travaux publics soucieuse des
impératifs de l'emploi coïncide actuellement avec la volonté de maro
caniser progressivement ce secteur. La structure et l'équipement des
grandes sociétés étrangères sont en effet peu compatibles avec l'adoption
des nouvelles normes, et de petites entreprises, en majorité marocaines,
prennent une part de plus en plus importante à l'exécution des travaux.
C'est ainsi que pour la réalisation des programmes d'habitat économique
dont les caractéristiques élémentaires avaient permis de favoriser l'appli
cation de techniques de haute productivité, le fractionnement des lots
(passant de 200 millions de francs environ à 20 ou 25 millions), a pro
gressivement amené la disparition des sociétés étrangères de bâtiment (1).
Quels que soient cependant les résultats positifs, en ce qui concerne
l'emploi, qui peuvent être obtenus par l'application des nouvelles direc
tives, on ne saurait attendre d'une politique de grands travaux qu'elle
apporte une solution au problème du chômage. Ses développements
rencontrent très vite une limite tenant au niveau actuel de l'activité
économique, sauf sans doute dans les provinces du nord (ex-zone
espagnole) et du sud de l'Atlas, dont l'infrastructure générale reste
encore rudimentaire.

La réalisation de grands équipements de base, notamment dans le


domaine des communications, de l'énergie et de l'hydraulique, a pris
appui, dès le lendemain de la deuxième guerre mondiale sur l'expansion
du secteur moderne de l'économie marocaine. Elle a très rapidement
dépassé les besoins réels de ce secteur : la production, quels que soient
les progrès enregistrés, n'a pas suivi au même rythme. La capacité de

(i) Il faut préciser que les grandes sociétés, du fait de l'exercice plus aisé du contrôle
auquel elles sont soumises, appliquent la législation du travail et le salaire minimum légal;
par contre, les petites entreprises échappent souvent au contrôle des autorités, à la pression
des syndicats ouvriers et ont tendance à enfreindre la législation du travail et à payer des
salaires inférieurs au minimum légal.

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GEORGES OVED

l'équipement routier et portuaire est en règle générale très sup


trafic enregistré. Par ailleurs, le caractère prioritaire qui
la mise en valeur des grands périmètres d'irrigation existants
l'intérêt que présenterait, à une ou deux exceptions près, la c
nouveaux barrages. Actuellement, la politique des grands
paraît plus pouvoir jouer, comme dans les années passées
moteur dans le processus de développement. La poursuite d
pements ne se justifie en principe que pour autant que les proje
et industriels en démontrent localement la nécessité.
Ainsi, l'existence d'une infrastructure relativement sadsfaisante, qui
constitue pour la croissance économique un atout incontestable, rend
singulièrement plus malaisée la mise en œuvre d'une politique de lutte
contre le chômage et le sous-emploi.
Ces observations sont tout aussi valables dans le domaine de l'équi
pement urbain. L'expérience des chantiers de lutte contre le chômage
montre que les travaux qui présentent à la fois un coefficient d'emploi
élevé et une utilité économique certaine, sont peu nombreux (i).
Le problème des bidonvilles est, à cet égard, caractéristique. Il
n'est nul besoin de s'étendre sur la plaie que constitue l'agglomération
de ces baraques, au sein et au pourtour des villes : leur population au
Maroc est estimée à environ 450 000 habitants auxquels il faudrait ajouter
une masse sensiblement égale représentant la population des locaux
surpeuplés ou insalubres des médinas.
Depuis l'Indépendance, l'effort réalisé par l'Etat, dans ce domaine, a
considérablement augmenté (2). Il est certain que la construction, qui
entraîne une distribution directe de salaires de l'ordre de la moitié des
investissements offre un coefficient d'emploi relativement plus élevé que
la plupart des autres types d'équipements urbains. Mais l'extension de
cette politique se trouve freinée en raison notamment des difficultés que
rencontre déjà dans certains lotissements le relogement des habitants :
cette situation tient au fait que les revenus réguliers dont dispose cette
population sont trop faibles pour qu'elle puisse envisager d'en consacrer
une partie suffisante au paiement des loyers qui lui sont demandés.
En réalité, la résorption des bidonvilles débouche sur deux séries
d'actions, visant d'une part, à freiner l'exode rural, faute de quoi les

(1) A l'exception ici encore des villes des provinces du Nord.


(2) La participation directe de l'Etat aux dépenses d'habitat par le canal du budget est
passée de 2,2 milliards de F.M. en 1955, à 5,2 milliards en 1959.

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PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

bidonvilles continueront, quoi qu'on fasse, de se développer — d'autre


part, à donner, par la création d'emplois permanents dans l'industrie, les
moyens aux habitants actuels des bidonvilles d'accéder à de nouveaux
logements.
Chantiers ruraux

Dans le cadre d'une politique de l'emploi, il paraît plus utile de faire


porter l'effort sur les chantiers ruraux. L'importance du sous-emploi, la
misère plus grande encore des masses rurales et la nécessité de ralentir
l'exode vers les villes en soulignent l'opportunité. Mais surtout, il
apparaît que c'est dans ce domaine que la mobilisation de l'épargne
travail est susceptible de permettre la réalisation de travaux productifs :
exécution de pistes et de chemins qui rompent l'isolement de certains
douars, équipement des souks et des centres ruraux, défrichement des
terres, travaux de petite irrigation et de plantations. En fait, pour la
plupart de ces actions, le choix des techniques ne se pose guère : ou bien
elles seront entreprises sur une grande échelle grâce à la mise au travail
des paysans, ou bien elles se limiteront à quelques réalisations isolées.
Il n'appartient pas, en principe, à l'administration centrale d'étudier
dans le détail, de décider et d'entreprendre la réalisation d'une multitude
de petits projets d'investissements éparpillés sur l'ensemble du terri
toire. Une large délégation de pouvoirs permet aux autorités provin
ciales et locales de prendre les mesures qui leur paraîtront opportunes.
Les actions lancées jusqu'ici n'ont pas revêtu cependant une grande
ampleur (i).
Ni le nombre des agents techniques et administratifs chargés de
concevoir et d'assurer la réalisation de ces projets, ni les moyens qui
sont à leur disposition ne permettent, dans le cadre où on a cherché à les
développer, des actions d'envergure.
Les effectifs des ingénieurs des travaux publics et du génie rural sont
inférieurs à ceux — jugés pourtant insuffisants — des années précédant
l'Indépendance. Or, jusque-là, une partie importante des investisse
ments dont ces techniciens avaient la charge concernait des équipements
dont la réalisation était confiée à des entreprises. Cette formule ne peut en
général être retenue, lorsqu'il s'agit de mettre en place un grand nombre

(i) Les chantiers ruraux auxquels s'est référé à plusieurs reprises M. Gabriel Ardant,
ont été ouverts en 1957 dans le cadre d'un programme de lutte contre le chômage, initié par
l'autorité centrale : ils n'ont permis de mettre au travail que 17 000 chômeurs environ sur
l'ensemble du territoire.

36x
24
GEORGES OVED

de chantiers occupant des travailleurs utilisant un matériel ru


Ainsi, l'adoption de projets présentant les coefficients d'emp
élevés implique que leur exécution soit entreprise par l'admini
régie directe. Les problèmes posés par la rémunération des tr
(notamment le versement d'une partie du salaire en nature),
cette nécessité.

Mais, aux difficultés qui résultent de l'absence de moyens d'enca


drement pour assurer le fonctionnement des chantiers en régie, s'ajoutent
celles qui découlent de l'application des règles administratives elles
mêmes et notamment des règles budgétaires. C'est ainsi que l'expérience
a conduit, pour des raisons d'efficacité, à laisser la responsabilité de
l'organisation de certains chantiers de travaux ruraux à des « Centres de
Travaux », étabbssements publics, échappant aux sujétions de la compta
bilité administrative.
En raison de ces difficultés, mais souvent aussi du fait de leur inexpé
rience, super-caïds et caïds se consacrent plus volontiers à des tâches de
gestion et de contrôle qu'à la recherche des moyens propres à mettre les
populations rurales au travail. Et il revient périodiquement à l'autorité
centrale d'inviter ses représentants à élaborer et mettre en œuvre des
programmes de lutte contre le sous-emploi.
L'analyse de cette situation a conduit les Commissions spécialisées
du Plan à retenir l'idée que désormais, c'était au niveau des communes
que devait être entrepris l'effort de mise au travail des paysans. La com
mune est apparue en effet comme le cadre le plus propice à la réalisation
des aménagements ruraux, que ceux-ci concernent des travaux d'intérêt
agricole ou d'équipement général. L'existence de représentants élus devrait
faciliter la recherche de formules qui permettent la participation la plus
large possible des collectivités aux travaux dont elles sont les bénéficiaires.
Dans l'organisation de la collaboration qui doit s'établir dans ce
domaine entre l'Etat et les communes, il a semblé qu'il était nécessaire
de laisser les collectivités pleinement responsables de l'établissement des
programmes, ceux-ci devant être l'expression d'une volonté de réalisa
tion des populations, librement exprimée. A ce stade, les agents du
pouvoir central doivent faciliter les initiatives en citant des exemples et
en soumettant des idées. La discussion avec les représentants des services
publics intéressés permettrait d'apprécier d'une part l'opportunité des
projets présentés en fonction des priorités régionales ou nationales,
d'autre part les moyens qu'il est nécessaire de réunir pour leur réalisa
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PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

tion. Celle-ci s'inscrirait dans un cadre quasi contractuel, l'Etat appor


tant son concours technique et financier, la commune fournissant des
prestations en nature, en main-d'œuvre, et éventuellement une contri
bution financière. Il a semblé que cette procédure devait permettre de
mobiliser la plus grande quantité possible de la réserve de travail actuelle
ment inemployée.
La création récente d'un Office national des Irrigations, responsable
de la mise en valeur des grands périmètres irrigués, et qui dispose à cet
effet sur le plan local d'organes décentralisés, les Centres de Travaux,
devrait ouvrir de larges perspectives à l'application de cette formule.
L'aménagement rationnel des surfaces soumises à l'irrigation implique
que, parallèlement à la réalisation de l'équipement externe du périmètre,
les exploitations soient mises en état d'utiliser dans les meilleures
conditions possibles les débits d'eau mis à leur disposition. Or, l'expé
rience démontre que la contribution des populations intéressées sous la
forme de leur investissement en travail doit nécessairement compléter
les efforts entrepris par le canal budgétaire et par les moyens habituels du
crédit. Cette action gagnerait à être développée dans le cadre des rapports
que les Centres de Travaux entretiendront avec les communes intéressées
afin que la mobilisation de l'ensemble des moyens disponibles permette
de rentabiliser dans les plus courts délais les investissements réalisés.

Développement économique et emploi

Le Maroc est ainsi amené à distinguer dans son programme d'équi


pement deux catégories d'actions :
— les unes concernent des investissements de caractère classique et dont
les travaux publics offrent maints exemples : domaine d'élection
jusqu'ici du béton et de la règle à calcul, un certain nombre d'entre
eux peuvent être cependant réalisés par une utilisation plus grande de
main-d'œuvre; dans la mesure où les caractéristiques techniques des
ouvrages le permettent et où les procédés manuels ne sont pas
exagérément dispendieux, les impératifs de l'emploi ne se trouvent
pas en opposition avec ceux de la croissance économique;
— une deuxième catégorie d'actions vise des travaux — tels que
l'ensemble des aménagements ruraux dont la réalisation ne peut être
envisagée que grâce à l'utilisation de la réserve de main-d'œuvre
inemployée : la recherche du plein emploi rejoint, dans ce domaine,
les exigences mêmes du développement.
363
GEORGES OVED

Dans les secteurs de la production agricole et industrielle, il


tout autrement. Le caractère dramatique du problème de l'em
Maroc ne saurait justifier ici le recours systématique à des techniq
production rudimentaires, utilisant le maximum de main-d'œuvr
compromettre le développement et aggraver ainsi le décalage qui
le Maroc des pays industrialisés. Écarter systématiquement les gr
équipements, se priver de l'emploi de technologies hautement
tives, sous prétexte que les petits investissements sont mieux
aux pays non industrialisés qui souffrent d'une pénurie de capitaux
connaissent une forte progression démographique, équivaut po
pays à se spécialiser dans le sous-développement.
Il résulte des discussions du Plan que le Maroc doit s'efforc
répondre simultanément aux exigences de l'emploi et du développe
il doit adopter, en conséquence, selon les secteurs et les action
prises, des méthodes de production à forte intensité de capital ou
intensité de main-d'œuvre.

Ainsi, la mécanisation des moyens de labour et des moyens de


récolte n'entraîne pas les mêmes conséquences sur la production et le
niveau de l'emploi : dans le premier cas, la mécanisation est non seule
ment la condition de l'accroissement de la production, mais elle peut
contribuer à augmenter notablement les possibilités de travail des paysans
en assurant d'une part, une mise en culture en temps utile sur la totalité
de la surface disponible (ce que trop souvent l'irrégularité des pluies et
l'insuffisance de l'attelage traditionnel ne permettent pas de faire), et en
favorisant d'autre part l'introduction de nouvelles cultures, qui récla
ment une main-d'œuvre plus abondante (légumineuses, cultures fourra
gères, cultures industrielles). Par contre, quelles que soient les nécessités
qui conduisent à avoir recours à des moissonneuses-batteuses, leur mise
en service est un facteur de réduction de l'emploi.
Sur le plan industriel, l'utilisation de techniques hautement produc
tives peut être requise :

dans le secteur des industries de base, afin de ne pas compromettre


par des prix de revient trop élevés les activités de transformation qui
dépendent de ce secteur;
dans les entreprises orientées dans une large mesure vers l'exportation,
où la loi de la concurrence implique qu'une attention très grande
soit apportée à l'amélioration de l'outillage et de la productivité.

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PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

Par contre, on peut estimer que dans le secteur des industries orien
tées vers la satisfaction du marché intérieur, il y a place, à côté d'entre
prises modernes, pour des entreprises semi-artisanales, utilisant une
importante main-d'œuvre. Les dimensions et les caractéristiques du
marché appellent dans certains cas des méthodes de production nécessai
rement rudimentaires : l'accroissement des besoins déterminé par le
progrès agricole exige par exemple que les paysans trouvent dans des
centres peu éloignés de leur exploitation les moyens de réparer ou
d'améliorer leurs instruments de travail ainsi que certains biens de
consommation usuels (vêtements, ustensiles ménagers), dont la fabrication
n'exige pas d'outillage important et devrait être réalisée par de petites
entreprises locales dont l'activité faciliterait l'essor de ces centres ruraux.
La classification des activités selon ces critères de productivité et la
recherche des techniques d'intervention permettant l'application des
normes ainsi dégagées conditionnent les progrès qui peuvent être
réalisés. Mais quelles que soient les considérations qui militent en faveur
de l'adoption de telle ou telle méthode de production, le contexte
psycho-social demeure un élément déterminant des décisions à intervenir.
L'adhésion des masses ouvrières et paysannes aux innovations techniques
est un facteur essentiel de la réussite des actions entreprises.
La mise en œuvre, sous l'égide des Pouvoirs publics, de l'Opération
Labour (dont il sera question plus loin), a montré que le succès de cette
formule qui permet aux petits paysans d'accéder à l'utilisation du tracteur
était lié à l'adhésion des exploitants : pour ceux-ci, seule une augmen
tation substantielle du revenu net justifie l'accroissement des frais mis
à leur charge et le bouleversement de leurs habitudes.
Sur le plan industriel, l'expérience enseigne que pour les travailleurs,
la mécanisation de l'entreprise n'est acceptable que sous réserve qu'elle
entraîne une augmentation de la production et non seulement une dimi
nution des prix de revient : ainsi, les mineurs de l'Office chérifien des
Phosphates ont activement contribué à l'accroissement de la production
de phosphates, qui s'est élevée de 35 % entre 1956 et i960 grâce à l'amé
lioration de l'équipement et de la productivité, les effectifs n'ayant
enregistré pendant cette période qu'une augmentation de 14 %. Corréla
tivement, tenir compte des réactions ouvrières, c'est accepter que la
mécanisation n'entraîne pas une diminution du volume de l'emploi et
que dans l'hypothèse la plus défavorable elle se traduise ici seulement par
le « non-embauchage » d'ouvriers supplémentaires.

365
GEORGES OVED

Ainsi, quelle que soit l'ampleur des actions engagées p


contre le chômage et le sous-emploi, elles ne prendront leur
signification que si elles s'accompagnent d'une expansion des
production qui permette la création d'emplois permanents. L
pement simultané de l'agriculture et de l'industrie est fon
série de réformes préalables qu'il nous faut maintenant préc

RÉFORMES PRÉALABLES A L'EXPANSION AGRICOLE

La situation de l'agriculture marocaine à la veille de l'Indépendance


En 1954, le Rapport général consacré au Maroc pour le deuxième
Plan quadriennal (1954-1957), insistait déjà sur la stagnation de l'agri
culture marocaine et constatait que l'accroissement des surfaces cultivées
(qui sont passées de 4 millions d'hectares, pour la période précédant la
guerre, à 5 millions d'hectares pour la période 195 x-i95 5), ne s'était pas
accompagné d'une augmentation de la production compatible avec le
rythme de l'accroissement démographique.
L'évolution, par rapport à la population, d'une part de la production
céréalière, d'autre part du cheptel bovin et ovin se présente comme suit (1) :
Production céréalière
Nombre de bovins Nombre d'ovins
Périodes par habitant
pour 100 habitantspour 100 habitants
(en kg)

1951-1935 356 33 74
1936-1940 398 31 94
1941-1945 358 37 105
1946-1950 302 21 79
I95I"I955 365 27 IIO

Les rendements céréaliers en milieu marocain n'enr


progrès :
(Nombre de quintaux par hectare)

Périodes Blé dur Blé tendre Orge

I93I-I935 5,86 6,04 7.64


1936-1940 4,72 5.51 7.79
1941-1945 5.64 5.9° 6,70
1946-1950 5.75 4.85 7,10
I95I-I935 6,12 5,80 7.88

(i) Calcul effectué sur la base d'un taux d'accroissement démographique variant de i,j
à 2 %, vraisemblablement inférieur à la réalité, ainsi que le laissent apparaître les résultats
du recensement effectué en juin 1960.

3 66
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

La faiblesse de la diversification agricole, particulièrement en milieu


marocain, est mise en évidence par l'analyse du revenu brut de
l'agriculture pour 1954 (meilleure année de la période quinquennale
précédant l'Indépendance).

Revenu brut de l'agriculture en 1954


Valeur = En millions de francs marocains
(% = °/0 pour chaque production imputable à l'agriculture européenne
et à l'agriculture marocaine)

Europeens Marocains Total

Valeur % Valeur % Valeur °/


/o

Production vegetate :
Cer^ales 14 780 14,1 90390 85.9 105 170 100

Legumineuses et cultures diverses


2 100
.
28,7 5 220 71.3 7 320 100

Cultures industrielles 420 41.2 600 38,8 1 020 100

Cultures maraicheres 6 000 30.1 13 900 69.9 19 900 100

Fruits 5 57° 46,6 6 370 53.4 11 940 100

Olives 340 12,9 2 280 87,1 2 620 100

Vins 6 650 100,0 6 650 100

Total de la production 35
vegetale
860 23,2 118 760 76,8 154 620 100

Production animate 3 080 4.o 74 54o 96,0 77 620 100

Total g£n£ral 38 940 16,8 193 300 oo % 232 240 100

La valeur de la production céréalière, avec 105 milliards d


représente ainsi 68 % de la production végétale totale. La prépo
des cultures céréalières est nettement accusée en milieu marocain où
elle atteint 76 % de la production végétale alors qu'elle n'en représente
que 41 % pour les agriculteurs européens. Corrélativement, le revenu brut
tiré par les Européens de la vigne, des cultures arbustives et des cultures
maraîchères représente, avec 18,5 milliards de F.M., 51 % de la production
végétale et pour les Marocains, avec 22,5 milliards, 18 % seulement...
L'État est intervenu jusqu'alors essentiellement par le canal de deux
organismes : les Sociétés de Prévoyance et les Secteurs de Modernisation
du Paysannat.
— Les Sociétés de Prévoyance sont des établissements publics dissé
minés sur l'ensemble du territoire et auxquels sont obligatoirement
affiliés tous les fellahs. Destinés à lutter contre l'usure, ces organismes
consentent aux paysans des prêts de campagne en argent ou en nature. A
partir de 1947, on a cherché à les mettre au service d'une polidque dite de
« vulgarisation agricole » en les autorisant notamment à diffuser des
367
GEORGES OVED

engrais et des semences sélectionnés à prix réduit, grâce à des


budgétaires et à accorder des prêts d'une durée de 2 ou 3 ans
de petits matériels. L'expérience des dix dernières années du
manifeste que les Sociétés de Prévoyance, placées sous le con
de l'autorité publique n'ont eu qu'une action de moderni
très faible ampleur (1). En fait, elles ont joué le rôle qui leur
à l'origine : auxiliaires d'une politique de contrôle soucieu
tenir l'état de choses existant, les S.O.M.A.P. ont été, dans le
des cas, des instruments d'assistance ; elles ont soutenu la pay
plus exactement elles ont empêché l'accélération d'une dé
laquelle la vouaient inévitablement l'endettement et la pressi
phique, sans lui donner les moyens de se transformer.
— Au contraire, les Secteurs de Modernisation du Pays
été conçus comme des outils au service d'une transformation
fois rapide et profonde de la paysannerie marocaine, avec
actif de celle-ci. La modernisation sera totale ou ne sera pas
l'idée directrice de ses animateurs (2) qui préconisaient à cet effet
une action vigoureuse, tant économique que sociale, dans d
délimités, en n'hésitant pas sur le plan technique à faire passer dir
le fellah de l'araire antique au tracteur. L'idée parut trop
certains ; on écarta les promoteurs de l'entreprise et on confia
politique le soin de ramener le paysannat à des ambitions plus
à la doctrine de l'administration directe et à la tutelle da
l'autorité entendait maintenir le monde paysan. L'action
ment, développée en 1955-1956 sur 156000 ha, est restée d
quelques exceptions près, très superficielle. Les S.M.P. ont
plupart ramenés progressivement au rôle de stations-services
des travaux à façon pour la moyenne paysannerie.
Au total, à la veille de l'Indépendance, la modernisation ne
qu'une faible partie des surfaces exploitées par les Marocains :
soit 8 % de la surface cultivée totale. Encore faut-il préciser q
nisation » est pris ici dans son sens le plus large, puisque sur ces 3
— zoo 000 ha seulement sont labourés par des moyens mécan
— 140 000 ha visent des cultures simplement améliorées,
effectuées avec une charrue métallique à versoir.

(1) En 1955-1956, les S.O.M.A.P. ont assuré la distribution de 162 000 quint
et d'environ 5 000 charrues.
(2) MM. Marchai, Berque et Couleau.

j68
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

En 1956, on a beau jeu de souligner l'insuffisance des efforts entre


pris (1) : en 1955, l'ensemble des dotations du budget d'équipement au
bénéfice de l'agriculture s'élève à 10 milliards de F.M. sur un total de
35 milliards, mais la plus grande partie de ces crédits concerne l'équi
pement hydraulique ou des actions forestières dont la rentabilité n'est pas
immédiate. Les rubriques concernant les actions ayant un effet direct
sur la production reçoivent une dotation inférieure à 2 milliards, soit
6 % environ des dépenses totales du budget d'équipement. Les services
agricoles disposent d'une centaine de moniteurs pour 900 000 exploi
tants. L'insuffisance des crédits budgétaires est aggravée par la faiblesse
et l'inadaptation du crédit agricole : peu de crédit à moyen terme et
pratiquement pas de crédit d'une durée supérieure à 5 ans. Ces éléments
sont mis en évidence par le calcul des concours financiers dont béné
ficient l'agriculture européenne et l'agriculture marocaine : 26 000 francs
à l'hectare pour la première, 4 000 francs à l'hectare pour la seconde (2).
Avec l'Indépendance se multiplient les suggestions tendant à accroître
les moyens en crédit et en personnel dont doit bénéficier l'agriculture
traditionnelle. On organise de nombreuses conférences et des stages
divers : le monitariat, 1' « encadrement » des paysans apparaissent comme
la panacée; on affirme volontiers que la modernisation de l'agriculture
marocaine doit être obtenue au terme d'un vaste effort d'encadrement
assuré par un nombre important de techniciens expérimentés et de bonne
volonté, et dont l'action serait appuyée par une injection massive de
crédits.
Tout se passe comme si on estimait être en présence d'un système
évolutif, susceptible de progresser sans remettre en cause ses structures
fondamentales. Bien que le format des « exploitations », les modes de
faire-valoir constituent des « blocages de croissance » classiques, aucune
attention ne leur est accordée.
Comment en serait-il autrement ? Ces questions sont mal connues.
Structures agraires et modes d'exploitation n'ont jamais fait l'objet
d'une enquête systématique. Les travaux d'élaboration du Plan sont
l'occasion en 1959 d'une étude attentive des données dont on dispose : en

(1) L'emploi des engrais phosphatés dans un pays qui se classe au 2e rang des producteurs
mondiaux de phosphates est très caractéristique : pour la campagne 1954-1955, la consomma
tion à l'hectare (exprimée en acide phosphorique) est de 48 kg en milieu européen : elle n'est
que de 5,5 kg/ha rapportée à la totalité des surfaces cultivées.
(2) Il s'agit des concours publics et privés budgétaires et bancaires — auto-financement
non compris — chiffres calculés pour 1952 et représentatifs de la période 1950-1955.

369
GEORGES OVED

l'absence d'un recensement agricole général, qui n'a pas


entrepris, on utilise les résultats de sondages et d'enquête
permettent une première approche du problème.

Les structures foncières, obstacle au développement

a) La répartition de la propriété étrangère est la mieux co


surfaces possédées par la colonisation étaient estimées à la vei
pendance à un million d'hectares environ. Si l'on fait abstract
tations suburbaines d'une superficie inférieure à 10 ha, ayant
caractère de plaisance et qui, à quelques exceptions près, ne c
pas de lots de colonisation proprement dits, on peut les clas
suit :

Classes de superficies Surface totale


Nombre approximatif

De 10 à 50 ha 1 500 50 000
De 50 à 300 - 1 700 350 000
De 300 à 500 - 500 200 000

Plus de 500 ha 400 400 000

4 100 1 000 000

Les surfaces effectivement cultivées (jachères non compr


de l'ordre de 5 50 000 ha, soit environ 10 % de la superficie cu
b) La propriété marocaine est plus malaisée à connaître
collectives — propriétés de tribus — occuperaient enviro
d'hectares dont 3 300 000 ha ont été jusqu'ici délimités et
on compterait environ 1 000 000 d'hectares cultivables (1). O
d'aucune donnée chiffrée concernant les terres habbous, fon
gieuses contrôlées par l'État (2). Quant aux terres melk
privées), les indications dont on dispose font ressortir d
inégalités dans leur répartition, moins accentuées peut-être
pays du Moyen-Orient, mais suffisantes cependant pour ruine
répandue d'une moyenne de 4 ha par famille paysanne. Dans
travail, en cours de publication, consacré à ces problèmes
cite les résultats de deux enquêtes effectuées notamment da

(1) Une partie relativement importante de ces terres collectives aurait f


temps l'objet d'une appropriation de fait.
(2) Le chiffre de 30 000 ha communiqué à la F.A.O. en 1953 semble très i
réalité.

57°
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

la Chaouïa, la région de Fès. La première a porté sur le rapport existant


entre propriétaires et non propriétaires :

Propriétaires Non propriétaires

Cercle de Fès-banlieue (partie Nord) 48 % 5* %


Cercle de Had Kourt (Rharb) 59 - 5i -
Cercle de Souk-el-Arba (Rharb) 40 - 60 -
Territoire de Larache (tribus littorales) 40 à 50 % 50 à 60 %
Cercle de Settat (Chaouïa) 50 % 5° %

La seconde concerne la répartition de la propriété à l'intérieur des


douars; elle ne fait pas apparaître les grands domaines qui se répartissent
en général sur plusieurs douars; ses résultats sont cependant significatifs
de la répartition de la propriété comprise entre o et 50 ha.

Pourcentage
Pourcentage de
de propriétaires
propriétairespar
parclasses
classesdedesuperficies
superficies

0-2 ha 2-7 ha 7-15 ha


7-13 15-50 ha Total

Territoire de Larache (tribus littorales) 15 45


43 30 10 100

Cercle de Fes-banlieue
Fès-banlieue (partie Nord)
37 32 16 13
15 100

Rive sud du Sebou (Rharb) 40 28 24 8 100

Cercle de Settat et de Ben Ahmed 3°


(Chaouïa)
(Chaouia)
5° 34 . 9 7 100

Cercle de Had-Kourt (Rharb) 40 24 14 13 100

Sur la grande propriété, on les indications déjà


peut noter
anciennes (1954) et très partielles concernant des exploitations don
surfaces étaient en partie labourées au tracteur :

Taille des exploitations recensées Nombre Surface totale

De 100 à 500 ha 967 240 000 ha


Plus de 500 ha 212 170 000 -

Les rédacteurs du Plan ont été amenés à estimer que :


— 5 à 10 % des chefs de foyer vivant de l'agriculture possèdent
60 % de la terre;
— 5° à 55 % détiennent moins de 40 % des terres;
— 40 % des chefs de foyer vivant de l'agriculture ne possèden
ou tout au plus ne possèdent qu'un lopin inférieur à 5 Khe
(0,5 ha).
37*
GEORGES OVED

Or, si la surface minimum correspondant à l'entretien déc


famille est comprise entre 5 et 10 ha, ce n'est qu'à partir de
l'exploitant peut envisager des améliorations foncières. Dépas
notion, les études effectuées au cours de l'élaboration du
conduit à préciser le format de l'exploitation « modernisable »
doit permettre non seulement l'amortissement d'un équipem
prié, c'est-à-dire susceptible de recevoir un plein emploi, ma
aussi possible la diversification de la production grâce à
de plans de cultures. Ce format varie pour chaque catégorie
pour chaque plan de cultures. Pour les périmètres d'irriga
compris entre 50 et 80 ha. En culture sèche, il est de l'ordre
Si l'immense majorité des paysans dispose de moins de
veut dire qu'ils ne sont pas justiciables d'un effort de mo
Ni l'amélioration du crédit, ni les efforts des moniteurs
peuvent rien changer à cette situation. Mais les petits p
exploitent directement leurs parcelles ne sont pas les seuls à
accéder au progrès agricole. Les conditions d'exploitation
collectives ou habbous et de la plupart des grandes propriétés
sont également incompatibles avec l'adoption de procédés
de culture :

— les terres collectives cultivables sont partagées par tirage au sort en


jouissance usufruitière tous les deux ou trois ans, quelquefois chaque
année, délai insuffisant pour permettre aux attributaires d'entre
prendre une modernisation de leur lot;
— les terres habbous, louées chaque année aux enchères sont également
exploitées dans les mêmes conditions de précarité qui font obstacle
à toute tentative de modernisation;
— la plupart des moyennes et grandes propriétés marocaines sont
morcelées en exploitations confiées à des « métayers » de statut
divers, embauchés à l'année et dont le séjour moyen ne dépasse
pas 3 ans. Le propriétaire ne s'occupe pas de l'exploitation : une
fois les contrats passés, il laisse le métayer cultiver comme bon lui
semble et n'intervient plus que dans le partage de la récolte pour
percevoir le loyer de la terre (dont certains sondages font apparaître
qu'il est en augmentation relative : de 1/5 en principe, il tend dans
certaines régions à atteindre la moitié du produit total). De son
côté, la situation précaire du « métayer » l'empêche d'adopter des
372
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

techniques culturales modernes et d'entreprendre les améliorations


foncières qui nécessitent des investissements à moyen et long termes.
Ainsi, « la combinaison d'un propriétaire à comportement de rentier
et d'un métayer à comportement d'ouvrier temporaire au travail
insuffisamment rémunéré ne permet pas la constitution d'exploita
tions stables et permanentes ».

Ce comportement du propriétaire est encore accusé d'une part par


les dispositions d'un droit successoral qui favorise l'indivision, d'autre
part par la pression démographique et l'endettement souvent tragique
des petits paysans; la plupart des moyens et grands propriétaires sont
enclins à rechercher les éléments de leur puissance dans l'extension des
superficies qu'ils contrôlent plutôt que dans une mise en valeur intensive
des terres qu'ils possèdent.
L'importance du prélèvement ainsi opéré par la rente foncière au
détriment de l'agriculture est aggravée en raison de ses utilisations anti
économiques : elle est fréquemment consacrée, soit sur place à des achats
de consommation somptuaires ou à des dépenses d'entretien d'une
« clientèle » qui contribuent au maintien des rapports de domination, soit
dans les villes à des acquisitions immobilières de caractère spéculatif
et à des activités commerciales principalement orientées vers l'impor
tation des grandes denrées de consommation. La rente foncière, élément
important de l'épargne nationale, en ne faisant pas l'objet d'un réemploi
productif, aggrave encore les déséquilibres économico-sociaux.
Ainsi, la dimension insuffisante des parcelles dont dispose la très
grande majorité des paysans et les modes de faire-valoir des propriétés
marocaines (i) s'opposent à toute épargne et investissement et de ce fait
à la formation d'entreprises agricoles susceptibles de s'adapter au progrès.
Deux interventions ont permis de mieux préciser ces obstacles et de
souligner le caractère préalable des réformes de structure : l'Opération
Labour et la mise en valeur des grands périmètres d'irrigation.

UOpération Labour
L'Opération Labour, « effort unique en son genre dans toute la zone
méditerranéenne » (Rapport F.A.O., 1959), est la plus importante inter
vention entreprise par les Pouvoirs publics au bénéfice de l'agriculture

(i) A l'exception de celles qui appartiennent à un petit nombre de propriétaires exploi


tant selon des modes capitalistes.

373
GEORGES OVED

traditionnelle. Elle vise à affranchir les paysans de la dou


d'une pluviométrie insuffisante, et surtout irrégulière, et d'
médiocre, en mettant à leur disposition des moyens méca
permettant de travailler, en temps utile, leurs terres, de stab
fait les superficies cultivées et d'accroître les rendements.
Pour ce faire, un certain nombre d'anciens S.M.P. rebaptis
de Travaux, effectuent sur des « blocs » de 400 ha réunissant
centaines de parcelles, des labours ou des covercropages,
tracteurs et de matériels d'accompagnement appartenant aux
Les paysans remboursent en deux annuités, avec l'aide du Créd
la plus grande partie des frais ainsi engagés.
Entreprise en 1957, l'Opération Labour a permis de tra
cette première campagne 155 000 ha, utilisant 186000 qx
en 1958-1959, elle a porté sur 300000 ha (et 346000 qx
en 1959-1960, elle se limite à 191 000 ha (180000 qx d'en
estime qu'elle a déterminé un gain de rendement absolu d
en 1957-1958; 3,2 qx/ha en 1958-1959 et 2,6 qx/ha en 1959-1
On notera que l'obstacle majeur prévu par les techniciens e
trait au franchissement des limites des parcelles par les trac
levé dans le climat d'enthousiasme de l'Opération, inaug
roi Mohammed V installé aux commandes d'un tracteur. Mais d'autres
difficultés sont apparues :

— il y a notamment incompatibilité entre, d'une part l'habitude des


paysans de laisser après la récolte le cheptel chercher sa nourriture
sur les chaumes, seule ressource disponible pour le troupeau à cette
époque de l'année, et d'autre part la nécessité d'entreprendre avant
la fin de l'été les premiers labours. Cette contradiction ne peut être
résolue qu'en incitant les paysans à pratiquer des cultures fourragères;
— d'une façon générale, la rentabilité de l'Opération Labour et les
impératifs de l'emploi impliquent que les paysans adoptent une
rotation des cultures qui fasse place à des plantes sarclées ou à des
plantes fourragères. Mais l'exiguïté des exploitations contraint
la plupart des petits propriétaires bénéficiaires de l'O.L. à culti
ver céréales sur céréales pour assurer leur subsistance. Une

(i) Les variations constatées pour ces 3 campagnes s'expliquent dans une large mesure
par l'intervention des facteurs climatiques. L'accroissement relatif du rendement a été de
60 % en 1957-1958 et de 45 % pour les deux campagnes suivantes.

574
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

enquête effectuée à l'occasion de la première campagne et portant


sur 18445 exploitants concernés par l'O.L. cultivant 40000 ha
environ, aboutit à la répartition suivante :

Superficies des exploitations


0 0,50 1 2 5 10
20 ha
à à à à à à
et plus
0,49 ha 0,99 ha 1,99 ha 4,99 ha 9,99 ha 19,99 ha

% de cultivateurs dans cha


que catégorie 18.04 25,68 30,72 18,89 5,22 2,40 1,01

— enfin, la pratique du khammessat offre une résistance à l'application de


l'Opération Labour sur des propriétés moyennes de 10 à 25 ha qui
ont traditionnellement recours à l'utilisation de khammis. Ce mode de
faire-valoir traditionnel repose sur des bases précaires et implique en
particulier que le facteur-travail se contente d'une rémunération très
inférieure à son apport réel. Cet équilibre se trouve menacé dès
lors qu'un élément nouveau est introduit dans le système et notam
ment à partir du moment où le paiement des travaux de labour doit
être prélevé sur la part, déjà réduite à l'extrême, réservée à la main
d'œuvre.

Ainsi, les structures foncières apparaissent à travers l'expérience de


l'Opération Labour, comme un obstacle à une mise en culture ration
nelle. Mais l'Opération Labour n'est pas une fin en soi et l'adoption de
plans de cultures, qui constitue sa principale justification, est compromise
par le maintien de parcelles trop exiguës pour former des unités d'exploi
tation. Et seule, la mise en place de celles-ci, en permettant à des groupe
ments de paysans d'assurer le relais de l'initiative étatique, garantirait une
large extension de l'Opération Labour.

La mise en valeur des grands périmètres d'irrigation

Les études effectuées à l'occasion de la préparation du Plan ont fait


ressortir la disproportion existant entre l'importance des investisse
ments réalisés par l'État pour équiper des périmètres d'irrigation à partir
des grands barrages dont dispose le Maroc et la médiocrité des résultats
atteints jusqu'ici. Sur une superficie dominée de 217 000 ha au début
de i960, la surface effectivement irriguée n'est que de 84 000 ha. Les
investissements se sont élevés à plus de 40 milliards de francs, alors que

375
GEORGES OVED

la plus-value annuelle apportée par l'irrigation à la productio


périmètres est de 6 milliards de francs. Or, des prévisions f
un certain nombre d'expériences évaluent, pour la totalité des
à mettre en valeur dans ces périmètres, l'augmentation de la
agricole brute à 50 milliards, pour une dépense globale
liards (1). L'accroissement de l'emploi rendu possible par
cation de la production est estimé à 18 millions de journé
agricole supplémentaires.
L'analyse des principaux obstacles qui ont freiné jusqu
en valeur de ces périmètres a fait ressortir l'importance du pr
par le format des exploitations. L'utilisation rationnelle de l
que les agriculteurs puissent équiper leur propriété (déf
nivellement, épierrage, réseau interne d'irrigation et de dra
ments d'exploitation, matériel d'irrigation et de culture, che
tions...). Il est évident que, dans un périmètre comme celui d
où 8 3 % des exploitations ont une superficie inférieure à 5 ha
n'ont pas les moyens d'effectuer ces investissements. Mais mê
autres périmètres où la propriété est moins morcelée, l'expéri
qu'il est dangereux de se lancer dans un équipement sur une
d'un format insuffisant. L'établissement de plans de culture
tent la rentabilisation optimum des dépenses engagées es
incompatible avec l'existence d'une structure foncière m
format retenu par les techniciens varie de 30 à 80 ha selon l
culture et les populations.

Solutions proposées par le Plan

Il est ainsi apparu nécessaire de réduire les déséquilibre


au sein de la paysannerie du fait de l'inégale répartition de l
et des modes de faire-valoir, en opérant dès maintenant une
redistribution des terres sur lesquelles peut s'exercer le contr
Les distributions qui ont été effectuées depuis l'Indépenda
tant sur plusieurs milliers d'hectares de terres domaniales a
l'État ou de biens confisqués à certains « féodaux » — ont ét

(i) Ces chiffres s'entendent de l'état initial des périmètres (c'est-à-dir


irrigation), à celui atteint au terme de leur aménagement. Si l'on tient comp
réalisées jusqu'ici et des résultats obtenus, l'augmentation du produit ag
rapport à la valeur de la production actuelle serait de 44 milliards pour des dép
réaliser de l'ordre de 100 milliards de francs seulement.

376
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

selon des modes divers témoignant d'un certain empirisme. Ges opéra
tions, répondant en général essentiellement à des préoccupations d'ordre
social, n'ont pu jusqu'ici déboucher sur une réforme des structures et
permettre la mise en place d'unités d'exploitations viables.
Les récentes dispositions visant la récupération des terres louées
par la colonisation aux collectivités ont cependant montré l'urgence de la
définition d'une doctrine en cette matière (i). L'importance ici des
exploitations en jeu, le fait que plusieurs d'entre elles se trouvent en
plein rapport, font obligation d'être particulièrement attentifs aux condi
tions de leur reprise par les bénéficiaires.
Deux formules peuvent être envisagées :
— selon la première, la terre doit être distribuée aux paysans sous
forme privative et individuelle. Dans un deuxième temps, la nécessité
de constituer des exploitations modernes devrait conduire les pay
sans, avec l'aide des Pouvoirs publics, à s'organiser au sein de
coopératives de production;
— selon la seconde, il est inutile et dangereux de procéder à cette
réforme en deux étapes : il faut engager les paysans à accepter
immédiatement des formes collectives d'exploitation, sans passer
par la phase anti-économique de la parcellisation.

Le Plan s'est rangé à cette deuxième solution. Les principes essen


tiels sur lesquels est basée la réforme qu'il préconise peuvent être ainsi
résumés :

— une distribution de lots en pleine propriété ne donne aucune assurance


sur les normes d'exploitation des parcelles distribuées; l'attribution
des terres doit se faire en jouissance usufruitière et être accompagnée
d'un cahier des charges, concernant notamment l'obligation pour les
bénéficiaires de participer à des formes collectives d'exploitation.
— l'étendue des superficies contrôlées dès maintenant par l'Etat (terres
collectives, terres habbous et terres domaniales) rend possible une telle
intervention : le statut collectif de certaines terres constitue en effet
un élément particulièrement favorable pour la mise en place de
coopératives d'exploitation. Il paraîtrait à cet égard paradoxal de
distribuer ces terres en pleine propriété et de procéder à leur regrou

(i) Il s'agit de concessions au bénéfice de la colonisation d'un « droit de jouissance


perpétuelle » portant sur 40 000 ha, qui ont été résiliées de plein droit par un Dahir du
9 mai 1959.

377
25
GEORGES OVED

pement dans une deuxième étape. Leur statut actuel doit d


seulement amendé pour permettre leur mise en valeur rat
L'importance des terres habbous et des terres domaniales d'
notamment en fonction de la récupération progressive
de colonisation, se prête également à la constitution d'unit
tation qui resteraient dans une première phase sous le c
l'Etat.

La réforme proposée par le Plan s'accompagne de certain


tions législatives et institutionnelles qui doivent donner
signification aux mesures envisagées. On citera en particulier l
du principe de la limitation de la propriété, sans qu'aucun
n'ait été cependant donnée à ce sujet, le contrôle rigoureux d
tions immobilières de façon à empêcher que de grands pr
ne se portent acquéreurs des terres de colonisation offertes à
transformation des contrats actuels en contrat de fermage de long
La création d'un Office foncier est envisagée afin d'app
différentes réglementations proposées et de grouper sous
unique les terres contrôlées par l'Etat. Deux établissements
Centrale des Travaux agricoles d'une part, et l'Office na
Irrigations d'autre part, sont chargés de promouvoir, dans le
leurs interventions respectives, la constitution d'exploitation
sables.

La mise en œuvre des réformes ainsi préconisées par le


quennal appelle certaines observations :
En premier lieu, il est clair qu'il n'est pas de réforme agraire
soit-elle, qui puisse être simplement décidée à l'échelon central et qu
pas appui sur les masses paysannes elles-mêmes. Les considérations
rappelées précédemment concernant notamment « l'unité d'ex
modernisable », ne déboucheront, quelle que soit leur for
réalisations durables et d'une certaine ampleur que pour
seront effectivement réunies les conditions permettant la m
d'exploitations de type collectif.
Il est d'élémentaire prudence d'estimer à cet égard que ces
ne seront réunies que lorsque l'intervention du pouvoir centra
but de satisfaire des revendications exprimées par la masse d
orienter et organiser les initiatives locales.
Or, et c'est la deuxième remarque à laquelle l'analyse du mo

378
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

invite l'observateur, l'expression de la volonté du paysan est « obscurcie »


par une structure sociale que dominent encore de complexes relations
personnelles de dépendance; sans doute, la période de lutte nationale
armée (195 5-195 5) et, après l'Indépendance, la destitution de certains
agents d'autorité, quelquefois grands propriétaires et puissants person
nages, ont-elles introduit des germes de dissolution de cette structure
féodale. La volonté du roi Mohammed V d'assurer l'indépendance du
pouvoir judiciaire et de donner des institutions communales à l'ensemble
du pays vont dans cette voie. Mais il semble qu'aucune force ne se soit
jusqu'ici révélée suffisamment organisatrice pour faciliter l'expression
d'une volonté rurale et donner aux paysans les moyens de se préparer
à résoudre leurs propres problèmes.
Deux exemples sont ici caractéristiques :
— les élections communales représentent un incontestable succès du
fait de l'importance de la participation électorale. Elles auraient eu
cependant pour résultat dans beaucoup de localités rurales, d'après
les observateurs, de porter aux responsabilités communales les nota
bles traditionnels;
— l'Opération Labour a eu un retentissement très grand dans la
paysannerie. Mais les petits « fellahs » qui en étaient bénéficiaires ont
très souvent désigné, dans les Comités de Gestion, les plus gros
propriétaires, peu représentatifs de l'ensemble.

La participation des paysans aux réformes entreprises se présente


aussi comme une exigence technique. Les actions de modernisation
rurale, les réformes de structures préalables à ces actions ne seront
efficaces que pour autant qu'elles sauront se modeler sur les réalités
locales, tenir compte des situations sociales et humaines particulières.
Cela implique que soient trouvés au sein des populations rurales elles
mêmes les agents de contact trop souvent fournis jusqu'ici par la
ville, et il y a peu de temps encore par l'assistance technique étrangère.
Les moniteurs et les techniciens n'interviendront efficacement que si
leur action s'appuie sur une organisation rurale qui assure la réceptivité
des masses à l'effort entrepris.
Une dernière observation dont on déplore la banalité mais que les
expériences récentes et les avertissements du Pr Dumont justifient de
renouveler : les paysans n'acceptent d'adopter de nouvelles méthodes
et de se plier à de nouvelles disciplines que si la preuve leur est apportée

379
GEORGES OVED

que les changements préconisés amélioreront réellement leur conditio


Tout accroissement des charges qui ne serait pas justifié par u
augmentation du revenu net risque de compromettre le succès d'
opération dont les techniciens et les Pouvoirs publics auront cependan
retenu l'intérêt.

PARTICIPATION DIRECTE DE L'ÉTAT AU DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL

Fragilité de Vexpansion industrielle

Si l'économie marocaine reste dominée par l'activité agricole


absorbe plus de 70 % de la main-d'œuvre, la place occupée par le secte
industriel est loin d'être négligeable : celui-ci contribue pour envi
30 % à la formation de la production intérieure brute. Ce pourcentag
se réduit à un peu moins de 15 % si on exclut les industries extractiv
Les industries minières occupent environ 40 000 ouvriers cepend
que les effectifs que comptent les industries de transformation s'élève
à quelque 70 000 travailleurs permanents et 30 000 travailleurs sai
niers.
L'industrie marocaine est animée presque entièrement par des c
taux étrangers. Son personnel de direction, ses cadres sont étrangers.
décisions qui affectent la vie des principales entreprises sont pris
l'extérieur du Maroc.
Les investissements qui ont progressé fortement entre 1943 et 1952
sont, depuis cette date, en nette régression. La crise industrielle se
manifeste par le ralentissement de l'équipement, mais non, en règle
générale, par la diminution de la production, ainsi qu'en témoigne
l'évolution de l'indice de la production industrielle.

Indice de la production industrielle


(Base ioo en 1952)

1938 1948 1952 1955 1958

finergie 22 56 too 118 127


Mines 32 61 100 121 135
Industries de transformation. 43 7° 100 118 121

Ensemble 38 66 100
119 126

(Source : Service central des Statistiques.)

380
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

L'accroissement des profits industriels se poursuit mais ceux-ci


ne sont plus réinvestis sur place. Jusqu'en 1952, les apports de
capitaux extérieurs sont venus s'ajouter à l'épargne des entreprises
pour financer les investissements. A partir de cette date, les investis
sements deviennent inférieurs à l'épargne et cette tendance, qui se
traduit par une évasion de capitaux vers l'extérieur, s'est accélérée
depuis 1955 (1).
Si l'euphorie dans laquelle s'est développée l'industrie marocaine
jusqu'en 1952 ne s'est pas poursuivie, c'est sans doute parce que les
stimulations diverses d'origine externe (économie de pénurie dans
l'Europe d'après-guerre, afflux de capitaux, crise coréenne), ou interne
(importante immigration étrangère, politique de grands travaux), ont
cessé de jouer; c'est aussi en raison de l'impossibilité où se trouvait le
Maroc jusqu'en juin 1957, date à laquelle il a recouvré sa liberté tarifaire,
de donner à cette jeune industrie la protection nécessaire à son affermis
sement; c'est surtout parce que l'expansion industrielle ne trouvait pas
dans la transformation de l'économie traditionnelle — condition de
l'élargissement du marché — des raisons de croire en de nouveaux
développements. Mais c'est encore parce que de profonds déséquilibres,
apparus au sein de ce secteur, ont fini par constituer un blocage de la
croissance industrielle.
D'une façon générale, l'industrie marocaine est « atomistique »,
non seulement parce qu'elle est constituée dans sa majeure partie de
petites et moyennes entreprises, mais parce que trop souvent celles-ci ne
sont pas bées les unes aux autres par ces sobdarités essentielles que
doivent manifester l'orientation des investissements et l'harmonisation
des productions.
Les industries de transformation se sont développées beaucoup moins
vite que les industries extractives et surtout sans Uaison avec celles-ci.
Par ailleurs, au sein même des industries de transformation, des déve
loppements excessifs témoignent de l'imprudence de certaines branches
à fonder leur expansion sur les seuls débouchés de l'exportation et, pour
certaines entreprises orientées vers le marché intérieur, d'une appré

(i) Du point de vue de la balance des comptes, tout se passe comme si le Maroc « prêtait »
à l'extérieur I L'extension aux autres pays de la zone franc du contrôle des changes, le
17 octobre 1959, a stoppé cette évasion de capitaux; mais du fait de la faiblesse relative de
l'investissement, l'épargne excédentaire nourrit les avoirs extérieurs de la Banque du Maroc :
le Maroc continue de « prêter » à l'extérieur, mais sous la forme d'avoirs désormais mobili
sables.

38x
GEORGES OVED

dation peu réaliste de la dimension et des caractéristi


marché.

Aussi certains secteurs sont-ils suréquipés (conserveries de


corps gras, verrerie, matériaux de construction, explosifs...),
que les importations de produits industriels semi-finis et fin
de graves carences dans la production nationale, qu'accus
volume des exportations de produits bruts.
La nécessité de remédier à de tels déséquilibres et de po
l'industrialisation a fait apparaître au cours de ces dernièr
caractère indispensable d'une participation directe de l'État au déve
industriel, condition imperative de nouveaux progrès.
La mise en place d'une industrie de base, le souci de con
entreprises monopolistiques et, d'une façon plus générale,
d'assurer un développement industriel mieux ordonné sur la
taux d'origine nationale appellent cette intervention.

L'industrie de base et l'intervention de l'État

Indépendamment des facteurs psycho-politiques dont l'i


ne peut être négligée dans un pays en voie de développement
d'implanter une industrie de base au Maroc répond à la n
valoriser les richesses actuelles dont dispose le pays et d'a
développement industriel.
Le Maroc est un important producteur de minerais qui son
en quasi-totalité à l'état brut; soumis aux fluctuations des cou
tionaux, ces minerais reviennent au Maroc, en partie sous la
produits semi-finis, de matériels ou de biens de consommation
aggravant la détérioration des termes de l'échange. D'autr
réserves des gisements ne sont pas inépuisables et il vient un
où l'on est en droit de s'inquiéter de la « désertification »
qu'entraîne une exploitation minière dont le rythme n'est
aux besoins d'une industrie nationale (i).

(i) Il faut noter ici les importantes modifications apportées à la législation


mentation minières par le décret du 17 décembre 1957 qui subordonne l'oct
vellement des permis de recherche et d'exploitation à l'exécution d'un programm
qui doit être approuvé par l'Administration, visant ainsi à faire obstacle à la s
richesses du sous-sol et à la politique « d'écrémage » des gisements pratiquée
de Sociétés. Ces dispositions, en établissant les bases d'une exploitation r

382
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

La création d'une industrie de base constituée notamment par


des usines traitant les minerais dont dispose le Maroc répond par
ailleurs à la nécessité de donner une assise plus large et plus stable
au processus de développement des industries de transformation.
L'opposition classique entre les industries de base et les industries
de transformation nous paraît ici un faux problème, pour autant que
les conditions objectives de création de ces industries de base soient
réunies.

Par conditions objectives, on doit entendre :

— d'une part, une rentabilité satisfaisante que doit garantir l'existence


de matières premières et de ressources énergétiques à bas prix, de
débouchés assurés essentiellement par la demande intérieure et la
livraison sur le marché local de produits à un prix progressivement
inférieur au prix des produits similaires importés;
— d'autre part, l'intégration de cette industrie de base à l'industrie de
transformation existante ou en voie de création. Cette deuxième
condition est indispensable, sous peine de voir une industrie de base
être implantée pour des raisons qui sont finalement étrangères au
développement économique du pays, « grand ensemble » qui demeure
un corps étranger difficilement assimilable par le territoire où il est
créé. Le rayonnement d'une industrie de base exige par conséquent
que sa création ait lieu à un stade du développement industriel où elle
constitue la condition de nouveaux progrès.

Il est apparu au Maroc que ces conditions se trouvaient réunies


et qu'il était possible et souhaitable de lancer dans la période du Plan
quinquennal deux complexes industriels de base; un complexe sidérur
gique dans le Nord et un complexe chimique à Safi (x). Il n'est pas
question, dans le cadre de cet article, de discuter des problèmes posés
par les modalités de réalisation de ces ensembles; on signalera cepen

gisements doivent être complétées par un ensemble de mesures qui favorisent le réinvestisse
ment d'une partie au moins des ressources dégagées par l'exploitation minière, dans des
activités de première transformation des minerais.
(i) Le complexe sidérurgique utilisera les gisements de fer de Nador (production actuelle
supérieure à i million de tonnes/an, teneur 67 %), et permettra dans une première étape la
production de 165 000 tonnes d'acier et 20 000 tonnes de ferromanganèse.
Le complexe chimique de Safï sera basé sur l'utilisation des phosphates de Louis-Gentil
et comprendra une usine de superphosphates triple de 200 000 tonnes et une unité d'ammo
niaque de 25 000 tonnes permettant la production de 100 à 110 000 tonnes de phosphate
d'ammonium.

3»3
GEORGES OVED

dant au passage le fait capital que peut constituer ici pour le


pement de telles entreprises l'utilisation des ressources énerg
sahariennes.

Dès 1959, le gouvernement marocain décidait qu'il appartenait à


l'État de prendre l'initiative de promouvoir ces industries de base. Le
Plan réaffirme cette orientation. Elle apparaît en fait commandée par
l'importance des investissements en jeu, la nécessité de s'assurer des
liens que ces complexes entretiendront avec l'ensemble des secteurs
économiques et plus particulièrement, par le souci de les intégrer à un
processus de développement d'industries de transformation utilisant les
produits élaborés par ces nouveaux ensembles.
Il est une deuxième catégorie d'entreprises auxquelles l'État marocain
paraît devoir participer directement : il s'agit des entreprises qui ne
peuvent s'implanter au Maroc dans des conditions de rentabilité satis
faisante qu'au prix d'avantages exceptionnels, se traduisant à la limite par
une situation de quasi-monopole. Dans cette catégorie, on citera une
raffinerie de produits pétroliers (x 200 000 tonnes) dont l'État détient
50 % du capital en association avec l'E.N.I., une usine de construction
automobile (la SOMACA, société dont l'État détient 40 % du capital
en association avec les groupes Simca et Fiat : 10 000 unités par an),
la production de tracteurs.
La nécessité de promouvoir l'industrie de base et de contrôler les
secteurs monopolistiques ne constitue pas la seule raison d'une inter
vention de l'État dans le domaine industriel. Il apparaît dès maintenant
que l'insuffisance des capitaux privés, et particulièrement des capitaux
d'origine nationale, risque de compromettre le développement indus
triel. La participation de l'État à l'industrialisation se présente, dans
cette perspective, comme la seule forme actuellement possible de la
marocanisation progressive d'un secteur essentiellement étranger.
Elle offre également l'avantage d'assurer à l'économie qu'une partie
substantielle des bénéfices retirés des entreprises industrielles sera
réinvestie.

C'est ainsi que, trente années après la création du Bureau de Recher


ches et de Participations minières, le gouvernement marocain a institué
un Bureau d'Études et de Participations industrielles (B.E.P.I.), en
décembre 1957, chargé de promouvoir cette politique. On a jugé inté
ressant de regrouper dans les deux tableaux suivants les principales
interventions de ces deux organismes :

584
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

Principales sociétés
dans lesquelles le B.R.P.M. possède une participation (i)

Parti
Capital cipation
Denomination Principales activitis en millions du
de F.M. B.R.P.M
(en %)

Charbonnages nord-africains. Exploitation des bassins de a 161 49


(C.N. A.) charbon de Djerada.
Sociite chdrifienne des Pitrolcs. Recherche et exploitation de 7 068 49.9
(S.C.P.) pdtrole et gaz naturel.
Raffinerie de Sidi-Kacem.

Recherche de pdtrole dans


Socidte anonyme marocaine italicnne des 60 5°
Pitroles. la region de Tarfaya.
(S.OM.I.P.)
Compagnie espagnole des Mines du Rif. Exploitation d'importants "7 26,7
gisements de fer prds de (millions
Nador. de pesetas)
Sociiti anonyme chirifienne d'fitudes Exploitation du gisement de 1 440 40
mini&res. manganese de l'Imini.
(S.A.C.E.M.)
Societe des Transports miniers. Transport des minerais de 500 16,j
(S.T.M.) manganese de l'Imini.

Mines d'Aouli. Exploitation des gisements 2 000 16,6


de plomb d'Aouli et de
Mibladen.

Socidte miniere du djebel Aouam. Exploitation des gisements 1 188 19.9


de plomb du djebel
Aouam.

Society des Mines de Zellidja. Exploitation du gisement 2 546 18


de plomb et zinc de Bou
Beker.

Societe Le Molybdine. Exploitation du gisement de 102 I7.J


molybdene d'Azejour.
Society des Mines de Bou-Skour. Exploitation du gisement de 746 40.7
cuivre de Bou-Skour.

Omnium nord-africain. Holding. 1 160 a»4


(O.N.A.)

(i) La liste ci-dessus ne mentionne pas une fingtaine d'autres Sociétés d'Etudes et de
Recherches auxquelles participe le B.R.P.M.

385
GEORGES OVED

Principales sociétés dans lesquelles le B.E.P.I. possède une part

Parti
Capital
en
cipation
Dénomination Principales activités du Principaux associés
millions
B.E.P.I.
de F.M.
(en %)

Raffinerie de pétrole.
Société anonyme marocaine I 220 5° E.N.I. (50 %).
italienne de Raffinage.
(S.A.M.I.R.)
Berliet-Maroc. Fabrication de ca 500 40 Berliet.
mions.

Société marocaine de Cons Fabrication de véhi I OOO 40 Simca (20 %).


tructions automobiles. cules de tourisme. Fiat (20 %).
(SOMACA.)
General Tire and Rubber Fabrication de pneu
I OOO 40 General Tire.
Cy of Morocco. matiques.
Société marocaine de Fabri Fabrication de trac 500 40 Labourier.
cations mécaniques. teurs agricoles. Ernault-Thomazeau.
(TARIK.)
Compagnie marocaineTraitement
de du liège. 375 40 Actionnaires privés
Lièges et Fibres textiles. marocains.
(MAFITEX.)
Filature
Compagnie marocaine de de coton. 600 35 Actionnaires privés
Filature et Textiles. marocains.
(COFITEX.)
Société d'Études marocai Étude des conditions 100 5°
nes de Sucrerie. d'implantation d'une
(SOMASUC.) industrie sucrière à
partir de la bette
rave.

Société d'Études et de Coor


Coordination et ré 15 40
dination industrielle ma partition des com
rocaine. mandes dans le sec
(SETIM.) teur des fabrica
tions mécaniques et
la construction mé
tallique.

L'expérience des trois années d'activivé du B.E.P.I. a démontré,


ainsi qu'en témoigne le tableau précédent, que l'intervention de l'État
n'était pas antinomique, comme le craignaient certains, de la partici
pation des capitaux privés soucieux de s'investir dans des secteurs pro
386
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

ductifs. Ainsi, une usine de textiles a été lancée par le B.E.P.I. qui a su
rassembler à cet effet autour de lui, le concours de quelque 800 action
naires marocains répartis dans un grand nombre de localités et dont
les souscriptions (souvent d'un montant très minime) ont atteint près
de 400 millions de F.M. Par ailleurs, le B.E.P.I. s'est associé à plusieurs
firmes étrangères (françaises, italiennes, américaines, notamment), dans
le cadre de conventions qui ont déterminé de façon rigoureuse les
obligations réciproques des associés.

'Renforcement des relations interindustrielles

Pour répondre à la mission d'industrialisation qui lui a été assignée, le


B.E.P.I. ne doit pas limiter son intervention à une prise de participation
et à la gestion d'un « portefeuille industriel ».
En effet, toute création industrielle ne se présente pas nécessairement
comme un progrès. Le secteur des entreprises dites de « montage »
illustre cette affirmation; certaines d'entre elles, si l'on n'y prend garde,
peuvent constituer en fait des opérations commerciales habilement camou
flées : la valeur ajoutée par l'entreprise, comparée au coût total du
produit industriel final, peut être dans le rapport de x à 10, voire de 1
à X 5. Pour peu que ces entreprises obtiennent, outre les avantages d'ordre
fiscal qui s'attachent aux nouveaux investissements, d'une part une
exonération partielle ou totale des droits de douane frappant les « pièces
détachées » destinées au montage — d'autre part une garantie d'écoule
ment par un contingentement des importations et un privilège exclusif
de « fabrication », l'opération se traduit par un monopole de caractère
commercial, qui drainera d'importants bénéfices à l'extérieur du pays, et
par un véritable blocage du développement du secteur industriel concerné
par cette entreprise. D'où la nécessité de négocier longuement tout
accord avec une firme désireuse de s'installer dans un pays sous-développé
et d'être particulièrement attentif à la valeur ajoutée sur le plan national.
Celle-ci n'est pas seulement fonction des installations de l'entreprise
principale, mais aussi et surtout des possibilités d'utilisation par cette
entreprise du potentiel industriel local et de l'assistance technique que la
nouvelle firme devra s'engager à accorder aux entreprises chargées de
sous-traiter certaines fabrications.
Le problème de l'utilisation du potentiel industriel local se pose dès
l'installation d'une nouvelle usine. Le Maroc dispose d'une importante
587
GEORGES OVED

industrie de matériaux de construction et d'un certain nombre d'entre


prises de métaux (charpente et menuiserie métallique, chaudronnerie...),
qui peuvent participer à la construction de la nouvelle entreprise. A cet
égard, la nécessité de donner du travail à ce secteur souligne le manque
de réalisme de toute proposition d'aide étrangère basée sur la livraison
d'« usines complètes ». Ainsi, a-t-on pu estimer que, sur les 8 milliards
de F.M. que représentait la construction de la raffinerie de pétrole décidée
à Mohammedia, la part devant être prise dans ces investissements par
l'industrie locale était de l'ordre de 3 milliards de F.M.
On voit ici la difficulté : chaque fois qu'il s'agit d'un projet industriel
d'une certaine envergure, il est d'usage d'en confier l'étude à des sociétés
d'engineering étrangères; or, celles-ci entretiennent souvent des liaisons
étroites avec des constructeurs étrangers de telle sorte que des pressions
s'exercent pour importer la totalité des éléments de la future usine,
nonobstant les possibilités de fourniture de l'industrie locale.
L'accélération du processus industriel par une orientation et une
utilisation judicieuse des investissements nouveaux doit se trouver faci
litée par l'existence d'un organisme coordinateur qui permette le déve
loppement des relations interindustrielles. Supposons une nouvelle usine
que son activité peut conduire à sous-traiter certaines fabrications à
des entreprises locales. L'organisation de cette « sous-traitance » ne peut
être bénéfique pour l'ensemble de l'économie industrielle que si les ques
tions concernant la spécification, le prix des matériels commandés et les
délais de livraison sont résolues dans les meilleures conditions possibles.
Dans des pays industrialisés, le libre jeu de la concurrence oblige les
industriels à faire l'effort nécessaire pour s'adapter à ces nouvelles
situations.

L'expérience montre qu'au Maroc, l'intervention des Pouvoirs publics


est nécessaire pour faciliter la coordination indispensable des initiatives
et empêcher que de nouvelles activités ne déterminent de nouveaux
déséquilibres. C'est ainsi qu'une société à laquelle] participent, aux côtés
du B.E.P.I., les principales entreprises industrielles, spécialisées dans
la construction métallique et la fabrication mécanique se propose de
grouper et d'organiser les initiatives que suscite dans leur secteur la
création de nouvelles entreprises. Elle visera notamment à répartir les
commandes et à coordonner les programmes de production et d'inves
tissements.

L'expansion industrielle dépend dans une large mesure des actions


388
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

qui seront entreprises pour transformer l'agriculture traditionnelle et


permettre à la masse paysanne d'accéder progressivement à la dignité de
consommateurs. Mais quels que soient les progrès réalisés, l'étroitesse
relative de son marché ne peut dispenser le Maroc d'être particulièrement
attentif aux développements industriels de ses voisins algérien et tunisien.
Il convient, en effet, d'éviter de retrouver sur un plan nord-africain les
déséquilibres que l'on s'efforce de réduire à l'échelle du Maroc. Si chacun des
trois pays du Maghreb continuait d'envisager son développement indus
triel indépendamment des deux autres, il risquerait d'être amené :

— d'une part à se priver de la possibilité d'implanter des ensembles


industriels faisant appel à des matières premières et à des ressources
énergétiques complémentaires, réparties de façon inégale dans les
trois territoires;
— d'autre part, à développer certaines entreprises concurrentes, dont la
rentabilité exige des débouchés complémentaires, que chaque pays
estime pouvoir trouver chez le voisin, entreprises qu'un avenir très
proche révélerait ne pas être viables.

Au-delà de toute préférence idéologique ou sentimentale, l'établisse


ment de solidarités profondes entre l'Algérie, le Maroc et la Tunisie que
rendra possibles la fin de la guerre d'Algérie, apparaît comme la condition
de la croissance économique des trois pays et de rapports plus fructueux
avec les autres ensembles économiques.

FORMATION DES CADRES ET DU PERSONNEL QUALIFIÉ

La croissance économique du Maroc se trouve freinée, comme dans


tous les pays en voie de développement, par l'insuffisance des cadres
et du personnel qualifié. L'importance du problème peut être mise en
évidence par quelques données concernant notamment les effectifs du
personnel des services publics.

La marocanisation des Services publics

A la veille de l'Indépendance, l'Administration marocaine (i) compte


36 000 fonctionnaires titulaires, soit 24 000 Français et 12 000 Marocains.

(i) Effectifs an Ier mai 1955 du personnel rémunéré sur le budget général (Etat) et les
budgets municipaux.

389
GEORGES OVED

Mais sur les 12 000 Marocains, 9 300 appartiennent à des cadr


improprement Magh^en (réservés aux seuls Marocains), c
occupant soit des fonctions « traditionnelles », soit des em
ternes.

Sur les 2 700 agents marocains relevant des administrations « mo


nes », moins de 150 appartiennent au cadre supérieur (c'est-à-dire r
teurs, ingénieurs, professeurs, etc.).
Les Marocains représentent alors moins de 3 % des cadres supérie
9 % des cadres principaux, 11 % des cadres secondaires. L'import
du petit fonctionnaire français doit être soulignée : au 15 octobre 1
sur 22 373 agents français émargeant au budget de l'État maroc
8112 ont un indice compris entre xoo et 199, et 7 939 entre 200 et
Cette situation est aggravée du fait qu'à ces fonctionnaires s'ajou
près de 7 000 non-titulaires dont 90 % au moins ont une rémunérat
mensuelle inférieure à 40 000 francs, 2 000 d'entre eux gagnant moin
25 000 francs.
Cela revient à dire qu'avec l'Indépendance, il faut non seulem
former des cadres supérieurs mais des agents d'exécution, et le nom
des emplois à pourvoir dans cette catégorie rend cette dernière
paradoxalement beaucoup plus difficile (1).
En i960, la situation se présente comme suit, par niveaux de f
tion, en ce qui concerne les agents administratifs (enseignants
compris), et les agents techniques :

Agents administratifs Agents techniques

Marocains Étrangers Marocains Étrangers

Cadre subalterne 99>6 % 0,4 %


— secondaire 82,2 - 17,8 - 68,6 % 3i,4 %
— principal 75.3 ~ 24,7 ~ 20,1 - 79.9 -
— supérieur 52.4 " 47.6 - IO,7 - »9.3 "

Les enseignants comptent 36 % de Marocains et 64 % d'étrangers.


Dans les chemins de fer et l'énergie électrique, les effectifs ont évolué
comme le montre les tableaux suivants.

(i) L'insuffisance quantitative (parfois qualitative), des agents administratifs ou techniques


explique la sous-utilisation des crédits d'équipement; le phénomène des « crédits de report »
était classique sous le Protectorat; il persiste depuis l'Indépendance (pour l'année i960, les
pourcentages respectifs utilisés par rapport aux crédits disponibles ont été de 77 % pour les
engagements et de 65 % pour les paiements).

390
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

Évolution des effectifs des chemins de fer


M = Marocains ; É = Étrangers

1957 1961
Categories professionnelles
M M £

Cadres 0 122 7 124


Maitrise 1 375 21
329
Personnel d'ex^cution :
Personnel qualifie 219 2 909 2 145 1 IJ4
Manoeuvres 248 143 466 0

Agents non titularies (manoeuvres) . 4000 3 J°°


(environ) (environ)

involution des effectifs de l'Énergie électrique du Maroc (i)


M = Marocains ; É = Étrangers

1957 1961
Categories professionnelles
M fi M £

Cadres 1 143 4 118


Maltrise 2 302 *7 340
Personnel d'ex4cution :
Personnel qualifie 63 689 33i 149
Manceuvres 1 213 35 1 060 0

Un effort important a donc été réalisé en ce sens depuis ces cinq


dernières années. Cependant, le nombre relativement limité de jeunes
Marocains ayant atteint un niveau d'instruction suffisant rend cette tâche
souvent difficile ainsi qu'en témoigne le tableau ci-dessous :
Diplômes délivrés à des Marocains de 1945 à 1958
(Zone sud)

1945 1950 1955 1958

Certificat d'6tudes primaires 868 1 640 4465 11 636


Brevet £lementaire et B.E.P.C 53 226 778 1 237
Baccalaureat :
116 partie 58 152 282 363
2® partie 33 87 155 253
Certificat d'aptitude professionnelle . 1 43 268 500

(i) L'Energie électrique du Maroc est une société privée qui a la concession de la pro
duction et du transport de l'électricité au Maroc — zone sud — (ex-zone du Protectorat
français).

39 i
GEORGES OVED

Cette insuffisance relative des techniciens disponibles e


aggravée par une sorte de « concurrence » qui s'établit pour le
tement entre les différents ministères et qui entraîne parfois
instabilité dans le fonctionnement des services.
La concurrence à cet égard est tout aussi sensible entre le secteur
public et le secteur privé.

Les besoins du secteur privé


En ce qui concerne l'industrie, les progrès de la marocanisation
varient non seulement selon les activités, mais au sein d'un même
secteur, selon les entreprises. A titre d'exemple, on peut citer la mine de
phosphates de Khouribga et la mine de fer de Uixan exploitées, la
première par un établissement public, la seconde par une société privée,
la Compagnie Minas del Rif.

Effectifs du personnel minier de l'O.C.P. (Khouribga)


et de la Compagnie Minas del Rif, en 1959, par catégories professionnelles
M = Personnel marocain; É = Personnel étranger

Office cherifien des Phosphates


Compagnie Minas del Rif
(Khouribga)

M % £ % M % £ %

Ouvriers 9 698 100 0 0


1 514 87 220 13
Maitrise et techniciens . 543 35 612 65 32 33 63 67
Employis de bureau et
cadres administratifs. 65 37 hi 63 6 20 24 80
Ingdnieurs et personnel
de direction 6 15 34 85 0 0 7 100

Les études conduites pout l'élaboration du Plan ont


dégager les données suivantes sur la situation actuelle du sec
triel et des services qui s'y rapportent :

Effectifs du secteur industriel en 1960

Marocains Strange:

Personnel de direction et cadres supirieurs..


500 3 500
Maitrise et techniciens 3 000 13 000
Employes qualifiis 1 000 7 000
Ouvriets qualifies 40 000 12 000

392
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

Les effectifs nécessaires au développement de ce secteur, compte


tenu de l'augmentation relative de la main-d'œuvre qualifiée, ont été
évalués en première analyse comme suit :

Évolution des effectifs globaux du secteur industriel (i)

Personnel
de direction Maitrise Ouvriers Main-d'oeuvre
Annee Employes
et cadres et techniciens qualifies non qualifiee
supirieurs

i960 4 000 16 000 52 000 8 000 120 000

i965 6 200 26 100 80 600 10 900 156 000


197° 9700 42 400 125 400 14 800 202 000

1980 23 300 112 100 302 200 27 700 309 000

La réadaptation nécessaire de la politique de formation


Ainsi le Plan insiste-t-il sur le caractère d'action de masse que
doit revêtir la politique de formation professionnelle. Le Maroc doit
former non seulement des chefs d'entreprise, des ingénieurs, des rédac
teurs, des médecins, des juristes, des professeurs, mais aussi des contre
maîtres, des commis, des ouvriers qualifiés, des infirmiers, des moniteurs,
des employés.
La politique de formation ne doit pas être réservée à une minorité
privilégiée. L'étroitesse actuelle de la base du recrutement présente de
sérieux dangers : elle risque de favoriser un état d'esprit où les titulaires
de diplômes seraient à la recherche de sinécures, compromettant tout
à la fois les exigences du développement et celles de l'Indépendance.
L'élargissement de la base du recrutement implique notamment
le développement de l'enseignement primaire et un vaste effort de
résorption de l'analphabétisme (2). Mais à leur tour, les enseignements
secondaire, technique et supérieur doivent être repensés en fonction des
besoins du pays, c'est-à-dire d'une part du remplacement progressif du
personnel qualifié étranger par des agents marocains et d'autre part, des
problèmes posés par la croissance de l'économie marocaine.

(1) Le calcul des besoins doit également tenir compte du taux de renouvellement des
effectifs : il a été estimé à 1/20 par an.
(2) Le Plan prévoit i cet égard que le taux de scolarisation (garçons et filles) qui est passé
de 15 % en 1955 à 38 % en i960, s'élèvera à 68 % en 1964. Dès 1963, tous les enfants de
7 ans auront accès dans les établissements de l'enseignement primaire, mais d'ici cette date,
plus d'un million d'enfants n'auront pu trouver place dans les écoles. A ce chiffre s'ajoutent
les adultes analphabètes.

393
26
GEORGES OVED

On doit se garder ici d'une double tentation : celle qui con


pas vouloir se dégager de formules toutes faites, et qui about
à être dupe d'une pseudo « technicité »; à l'opposé, la sou
systématique des difficultés rencontrées aux divers échel
fication traduit souvent le refus de l'effort et du travail.
Le terme de technicien est en effet chargé de significations contra
dictoires qui tiennent peut-être au fait que pour l'immense majorité des
Marocains, le technicien, c'est l'étranger :

— pour quelques-uns, le technicien est donc celui qu'on admire en


bloc et qui se définit non seulement par des connaissances, mais par
un langage et un comportement dont l'imitation aveugle apparaît
comme une garantie d'efficacité;
— pour d'autres, la « technicité » est un argument commode trop
souvent utilisé pour écarter les Marocains de certaines fonctions
et maintenir ainsi le pays dans une situation de dépendance.

Ces attitudes extrêmes soulignent l'urgence de la définition et de la


mise en œuvre d'une politique de formation rapide qui ne soit pas une
formation « au rabais ».
D'une part, le Maroc comme les autres pays en voie de développe
ment, ne peut, par définition, entreprendre une politique de formation
sur la même échelle et selon les mêmes normes que les pays industria
lisés. Mais d'autre part, il ne saurait, sous peine d'entraver son déve
loppement, envisager une réduction systématique des normes et des
temps de formation pour tous les secteurs d'activité. Le problème qui
se pose en premier lieu est d'établir une hiérarchie des besoins en fonc
tion des exigences propres de la croissance.
Ainsi doit-on éviter d'utiliser les « compétences » dont on dispose
dans des secteurs qui n'ont qu'une influence négligeable sur l'accélé
ration du progrès. Par contre, dans d'autres secteurs, les lois mêmes du
développement impliquent que les pays attardés adoptent les techniques
les plus récentes et forment en conséquence leur main-d'œuvre et leurs
cadres.

Ainsi, les jeunes ingénieurs dont le Maroc a besoin pour construire


des routes, des ponts, des ports ou même des barrages, peuvent recevoir
une formation polyvalente sensiblement inférieure à celle qui est requise
aujourd'hui en Europe, sans que cette diminution de qualité entrave
l'extension de l'infrastructure du pays. Si, exceptionnellement, la réali

394
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

sation de certains ouvrages réclamait une spécialisation et des compé


tences particulières, le Maroc pourrait, sans inconvénient, faire appel à
une assistance technique étrangère. Dans un domaine très différent,
si on a été conduit en France à allonger la durée des études juridiques,
c'est en fonction de nécessités qui peuvent n'être pas ressenties de la
même façon au Maroc.
De même peut-on estimer qu'au Maroc, la plupart des entreprises
fabriquant des biens de consommation réclament des cadres et une
main-d'œuvre qualifiée d'une qualité moyenne, dont la formation peut
être accélérée et qu'il n'est pas nécessaire d'envoyer effectuer un stage
dans une entreprise étrangère modèle. Mais on imagine mal que de jeunes
sidérurgistes et chimistes marocains reçoivent l'enseignement qui était
couramment donné en Europe avant la guerre : le Maroc est ici solidaire,
pour la rapidité de son démarrage industriel, des derniers progrès réa
lisés dans ces domaines. Il suffit à cet égard d'évoquer les perspectives
offertes à ce pays par l'industrie des engrais, la pétrochimie et prochai
nement sans doute par les procédés de réduction directe pour la fabri
cation de l'acier. Ici, indépendamment des autres problèmes posés par
la création de ces nouvelles activités, l'absence d'une main-d'œuvre et de
cadres formés aux procédés les plus modernes constitue un facteur
limitatif qui n'est pas négligeable (i).
Une politique de formation des cadres et du personnel qualifié
débouche donc nécessairement sur une analyse préalable des conditions
de la croissance économique du pays considéré : la détermination de
secteurs prioritaires doit conduire les Pouvoirs publics à mettre en œuvre
un ensemble de dispositions qui permettent au pays de bénéficier, selon
un calendrier à établir, des compétences nécessaires à son développement.
Par ailleurs, l'insuffisance des moyens dont on dispose invite à
rechercher à l'intérieur de chaque secteur d'activité une meilleure adap
tation des travailleurs à leur emploi. Cela revient à établir une différen
ciation des postes de travail pour une même qualification.
Dans beaucoup de pays industrialisés, les ouvriers et les techniciens
qui entrent chaque année dans le cycle de la production ont reçu un

(i) On peut supposer que dans une première étape, les entreprises en question fonction
neront avec une maîtrise et des cadres en grande partie étrangers. Si l'on se réfère à ce qui a
été dit plus haut sur la nécessité d'une participation de l'Etat aux industries de base, l'Etat
aurait au moins besoin, dès le départ, d'un nombre minimum de techniciens spécialisés
susceptibles d'impulser, puis de contrôler ces entreprises. C'est au Maroc le problème aigu
qui se pose au B.E.P.I.

395
GEORGES OVED

enseignement dont souvent certains éléments importants ne leur


d'aucune utilité directe dans leur travail. L'abondance relative des cadres
n'incline pas à rechercher une adaptation rigoureuse des capacités aux
emplois prévus. L'industrie et le secteur des services offrent de mul
tiples exemples d'ouvriers qualifiés et de techniciens qui n'ont pas
l'occasion d'utiliser la plénitude de leurs compétences : cette situation
traduit en réalité un gaspillage du capital humain, qui n'a qu'une impor
tance secondaire dans un pays déjà industrialisé, mais qui contribue à
freiner la croissance d'un pays en voie de développement.
Ainsi, on exige à l'entrée d'une entreprise, pour une catégorie déter
minée d'ouvriers, des normes de travail identiques, alors que l'expérience
révèle que l'application rigoureuse de ces normes ne sera exigée d'une
façon permanente que d'une partie de ces ouvriers, accessoirement de
quelques-uns, d'autres n'ayant pas l'occasion ou ne se trouvant pas dans
la nécessité d'y recourir. Cette pratique est incompatible avec l'obligation
d'entreprendre une formation professionnelle accélérée. Une étude atten
tive des caractéristiques de chaque emploi aboutit, en modifiant si besoin
est l'organisation des postes de travail, à réduire le temps de formation
pour un certain nombre d'agents.
Au Maroc, ces principes ont été progressivement dégagés de l'expé
rience qui se poursuit sous l'égide du ministère des Travaux publics
et qui vise à marocaniser les services publics dépendant de ce ministère,
en particulier les Chemins de Fer et l'Énergie électrique. On notera la
large place faite à la formation sur les lieux mêmes du travail et la
recherche d'une intégration de la formation et de la production, en
confiant des responsabilités progressives aux stagiaires.

RÉFORME DES STRUCTURES ADMINISTRATIVES ET DES INSTITUTIONS

Les impératifs du développement doivent nécessairement conduire


le Maroc à repenser ses institutions et ses structures administratives.
De même que dans l'ordre politique l'Indépendance a entraîné la
création de nouveaux organes et la refonte de certaines administrations,
sur le plan économique, l'État a cherché à se donner les moyens d'une
intervention efficace dans les secteurs où les structures héritées du
Protectorat se révélaient incompatibles avec les missions nouvelles
qui lui étaient imparties.
Et c'est ainsi — on l'a vu — qu'afin de promouvoir dans les domaines
agricole et industriel des actions qui permettent le démarrage et engagent

396
PROBLÈMES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE AU MAROC

l'expansion de ces secteurs le gouvernement marocain a créé des orga


nismes appropriés : l'Office national des Irrigations et le Bureau d'Études
et de Participations industrielles sont venus compléter heureusement
l'ensemble des moyens dont disposait déjà l'État notamment avec la
Centrale de Travaux agricoles (ex-Paysannat) et le Bureau de Recherches
et de Participations minières.
Sur le plan financier, il convenait de réformer les structures incompa
tibles avec la plénitude d'une souveraineté recouvrée et de prendre
les mesures nécessaires pour que les capitaux formés au Maroc restent à
la disposition de son économie : c'est dans cette perspective que
l'année 1959 a vu, parallèlement à la généralisation du contrôle des
changes, la mise en place d'un ensemble d'institutions nouvelles : un
Institut d'Émission national, une Caisse de Dépôts et de Gestion
(recueillant les fonds d'une Caisse d'Épargne nationale et prêtant son
concours financier aux collectivités locales), une Banque de Développe
ment économique (spécialisée notamment dans le crédit industriel à
moyen et long terme) et une Banque du Commerce extérieur.
D'autres réformes restent à faire. Ce n'est pas notre propos d'en
dresser ici le catalogue. A travers elles, c'est un nouvel État qui se
cherche et qui se définit. Les exigences de la décolonisation et du déve
loppement éclairent la voie des transformations nécessaires. Mais ce
serait une illusion de croire que l'autorité centrale puisse développer
des actions en profondeur si elle ne dispose pas d'institutions et de
moyens qui, à l'échelon local, assureront le relais de ces initiatives et
garantiront la participation des populations à la construction d'une
économie nouvelle.
On a vu à ce sujet l'intérêt que présentait l'institution communale
pour favoriser la mise en valeur des campagnes et mettre au travail les
paysans. Mais les populations intéressées se décourageront et resteront
indifférentes à toutes les réformes de structure comme à toutes les
actions qui pourraient leur être proposées, si le formalisme adminis
tratif et l'exercice d'une tutelle trop rigoureuse les éloignent en fait de la
gestion réelle et effective de leurs propres intérêts.
Au Maroc des tribus et des masses urbaines inorganisées, corres
pondait une économie de subsistance sur laquelle était plaquée une
économie de type colonial. De même que les progrès du syndicalisme
se sont affirmés avec ceux de l'industrialisation, de même la transfor
mation de l'économie traditionnelle doit s'accompagner de l'éclatement

397
GEORGES OVED

des structures tribales. Les forces productives, en brisant l


du lignage, font apparaître des solidarités plus profondes d
sion permettra de nouveaux progrès. Donner aux population
de s'exprimer est la façon la plus sûre de permettre à l'action
et sociale de se développer et de trouver les résonances
à la propagation du progrès.

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