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PHILOSOPHIE DU LANGAGE

TABLE DES MATIÈRES


I) INTRODUCTION À L’IDÉE DE LANGAGE : DU LOGOS AU LANGAGE 2
1) UN COURANT DE PHILOSOPHIE AUJOURD’HUI 2
2) DIVISION DE L'IDÉE DE LANGAGE ENTRE LANGAGE DES LANGUES ET LANGAGE LOGIQUE 2
3) LE « RETOUR DU LANGAGE » À LA PENSÉE DES PHILOSOPHES 3
4) MAIS QUE SIGNIFIE LOGOS ? 3
5) LOGOS NON PAS LE LANGAGE, MAIS LE SENS DE L'UNIVERSEL 3

II) INTRODUCTION À L’IDÉE DE LANGAGE : L’ÊTRE DU LANGAGE 3


1) L’OUBLI DU LANGAGE OU LA CONTEMPLATION DU MONDE 3
2) LE LANGAGE INSTRUMENT DE LA PENSÉE 4
3) NIETZSCHE, UN PHILOSOPHE QUI « AIME LES LANGUES » 4
4) CONTEXTE HISTORIQUE : CRISE DANS L'UNIVERSEL DU MONDE 4
5) LE LANGAGE DONATEUR D'ÊTRE 4

III) LE LANGAGE : LANGUE & PAROLE (SAUSSURE) 5


1) LA LINGUISTIQUE GÉNÉRALE ENTRE SCIENCE DES LANGUES ET PHILOSOPHIE DU LANGAGE 5
2) « QUEL ESPÈCE D'OBJET EST LA LANGUE EN GÉNÉRAL ? » 5
3) LANGUE ET PAROLE 6
4) LE LANGAGE OU DE LA DIFFÉRENCE 6

IV) QU'EST-CE QU'UNE LANGUE ? LES SIGNES (SAUSSURE) 7


1) LA LANGUE, OBJET RÉEL MAIS INVISIBLE 7
2) LE SIGNE UNE ENTITÉ SENSÉE-SENSIBLE 7
3) UNE THÉORIE DE L'ESPRIT DANS LA LANGUE ET SES SIGNES 7

V) QU'EST-CE QU'UNE LANGUE ? 8


1) INTRODUCTION 8
2) LA LANGUE, UN SYSTÈME 8
3) CE QU'IMPLIQUE DE PENSER DANS LE SYSTÈME DE LA LANGUE 9
4) LA VALEUR D'UN SIGNE 9
5) L'ARBITRAIRE DU SIGNE 10

VI) SIGNIFIER. DE LA LANGUE AU DISCOURS (E. BENVENISTE) 10


1) POUR UNE TYPOLOGIE DES SYSTÈMES DE SIGNES 10
2) LA LANGUE OU L'INTERPRÉTANT DE TOUS LES SYSTÈMES DE SIGNES 12
3) UNE DIFFÉRENCE DANS LA SIGNIFICATION 12
4) LE MODE SÉMIOTIQUE ET LE MODE SÉMANTIQUE DE LA SIGNIFICATION 13

VII) LE « LANGAGE HUMAIN » ET SON SYMBOLISME (E. BENVENISTE) 13


1) L'HOMME, LE VIVANT ET LE LANGAGE 13
2) COMMUNICATION ANIMALE ET LANGAGE HUMAIN 14
3) LE SIGNAL ET LE SYMBOLE 15
4) À LA NAISSANCE DU SYMBOLIQUE 16

VIII) LES SIX FONCTIONS DU LANGAGE DANS LA COMMUNICATION (R. JAKOBSON) 17


1) LA FONCTION RÉFÉRENTIELLE 18
2) LA FONCTION EXPRESSIVE 18
3) LA FONCTION PHATIQUE 18
4) LA FONCTION CONATIVE 18
5) LA FONCTION MÉTALINGUISTIQUE 18
6) LA FONCTION POÉTIQUE 19

IX) LE SUJET DU LANGAGE. EST « JE » QUI DIT "JE" (E. BENVENISTE) 20


1) L’ÉNONCIATION 20
2) L'INSTANCE DE DISCOURS ET LES MARQUES LINGUISTIQUES DE L'ÉNONCIATION 21
3) EST SUJET QUI DIT "JE" 23
4) IV. LE LANGAGE, « INSTRUMENT » D'INTERSUBJECTIVATION 24

X) QU'EST-CE QUE JE FAIS EN PARLANT ? (J-L. AUSTIN) 26


1) COMMENT FAIRE DES CHOSES AVEC DES MOTS ? 26
2) L'ÉNONCIATION CONSTATIVE, L'ÉNONCIATION PERFORMATIVE 26
3) PAS D'APPROCHE ANALYTIQUE POSSIBLE DES « CIRCONSTANCES APPROPRIÉES » 27
4) LE PERFORMATIF IMPUR ET LA RÉFLEXIVITÉ DU PERFORMATIF 27
5) L'ÉTHIQUE DE LA PAROLE 27
6) LA THÉORIE DES ACTES DE LANGAGE 27

XI) JEUX DE LANGAGE ET FORMES DE VIE (L. WITTGENSTEIN) 28


1) SENS ET NON-SENS DANS LE LANGAGE 28
2) LES JEUX DE LANGAGE 29
3) LA SIGNIFICATION D'UN MOT OU LES RÈGLES DE SON USAGE 30
4) JEU DE LANGAGE OU FORME DE VIE 31
5) LE PARADOXE DE LA RÈGLE 31
6) DE LA GRAMMAIRE OU DE L'INTERSUBJECTIVITÉ 32
7) LA PHILOSOPHIE OU LA CRITIQUE DU LANGAGE 32

XII) LE PHÉNOMÈNE DU SILENCE. L'ÉCOUTE, LA VISION, LE SENS 33


1) LE LANGAGE OU DE LA DIFFÉRENCE 33
2) DE LA PAROLE AU SILENCE 34
3) DU SILENCE QUI SE DIT DE LA PAROLE 34
4) FAIRE SILENCE, ÉCOUTER, VOIR 35
5) DE LA PAROLE OU DU SENS 36

I) INTRODUCTION À L’IDÉE DE LANGAGE : DU LOGOS AU LANGAGE


1) UN COURANT DE PHILOSOPHIE AUJOURD’HUI
 Chez Platon, la philosophie s’organise en 3 domaines : physique, éthique, logique
 Chez Aristote, elle se subdivise encore
 on voit l’esquisse du projet métaphysique
 la philosophie rassemble de manière cohérente la totalité du savoir des diverses sciences
 philosophie). Le statut de la philosophie comme discipline pouvant produire un savoir valide est
devenu plus complexe, incertain, discours à la limite de ce que les sciences ne peuvent pas thématiser,
d'où la prolifération des voies dans la philosophie.
2) DIVISION DE L'IDÉE DE LANGAGE ENTRE LANGAGE DES LANGUES ET LANGAGE
LOGIQUE
 Gottlob Frege est l’initiateur au XIXème d’un mouvement qui va s'épanouir ensuite dans le
cadre du positivisme logique et donner le cercle de Vienne.
 C’est le langage logique
 L'autre voie dans le langage (qui sera la nôtre dans ce cours) se détourne de la nature et des
disciplines naturalistes, elle se tourne vers l'homme, ses pratiques et ses savoirs, dans les sciences dites
humaines.
 c'est le langage des langues, étudié par les linguistes, les philologues, pratiqué par les
poètes et tous les parlants
 La philologie classique que Nietzsche a enseignée à l'université de Bâle est la science de
la civilisation gréco-latine, ses langues, ses textes, son histoire, sa culture. Nietzsche y fut
l'héritier d'un courant de philosophie de la philologie né dans le contexte du romantisme
allemand et lié en particulier au nom de Friedrich Schlegel.
 Langage des langues contre langage formel, dans leur orientation respectives, ces voies
s'excluent l'une l'autre. C’est la position de Heidegger :
 "Il faudrait que la réflexion philosophique se décide enfin à demander quel mode d'être il
convient d'attribuer au langage (...) La réflexion philosophique doit renoncer à la
"philosophie du langage" (Sprachphilosophie) pour se reporter aux "choses elles-mêmes"."
(M. Heidegger, être et temps, 1927, § 34)
 « Du langage » est au sens subjectif de génitif : Laissons le langage être lui-même
philosophe, laissons-le se révéler dans son essentialité logique et nous révéler ainsi ce qu'il
en est de l'essence de la réalité
 Mais des rencontres sont aussi possibles entre ces deux voies : l’exemple de Wittgenstein qui
marque néanmoins la présence de pensées formée à l'école de la logique et qui à partir de cette voie
logicienne vont revenir à notre langage dans une « philosophie du langage ordinaire ».
3) LE « RETOUR DU LANGAGE » À LA PENSÉE DES PHILOSOPHES
 L’événement du "retour du langage" exprime une attention théorique des philosophes pour le
langage en lui-même, le langage en son être et non simplement le langage comme instrument de la
pensée
 Qu’est-ce que le langage ? qu’est-ce qu’un signe ? (…) quel rapport y a-t-il entre le langage et
l’être (…) ? avec Nietzsche (...) la pensée fut reconduite et violemment, vers le langage lui-même, vers
son être unique et difficile (FOUCAULT)
4) MAIS QUE SIGNIFIE LOGOS ?
 Le logos est un terme polysémique, influencé par l’apparition de la philosophie
 Néanmoins, toute cette diversité de sens dans la langue, puis dans le lexique de la rationalité,
aurait dérivé d'un sens primitif, agricole :
 Heidegger y relève que le verbe legein (de la famille du substantif Logos) porte un double
sens, un sens concret, agricole (cueillir, récolter) et un sens plus abstrait, langagier (parler,
dire, lire)
 Ainsi le latin legere signifie "lire", mais également "cueillir". Et en allemand « lesen »
déclare comme en latin, ensemble, "lire" et "cueillir" (die Lese, la récolte, auslesen, choisir).
 Logos, la notion serait donc apte à signifier concrètement, puis abstraitement, une unité soit
matérielle comme dans la récolte, soit immatérielle comme dans l'ordre langagier du sens, une unité à
faire par rassemblement d'un divers.
5) LOGOS NON PAS LE LANGAGE, MAIS LE SENS DE L'UNIVERSEL
 κόσμος dans la Grèce des philosophes, la pensée sous influence du Logos, signifie le monde
ordonné, la beauté du monde (sa cosmétique), sa cohérence.
 Dans Les Politiques, Aristote se demande pourquoi l'abeille est un vivant moins politique que
l'homme. C'est, dit-il, qu'elle n'a pas le logos contrairement à l'homme. Dans le contexte politique,
logos peut être traduit par "langage", mais l'argument repose là encore sur la puissance unifiante du
logos, car le logos (en tant que sens de l'un)
 Mais notons qu'Aristote ne confond pas langage et communication. Les abeilles
communiquent, mais elles ne parlent pas. Ce qui fait le langage de l’homme, c’est le sens de l’un
II) INTRODUCTION À L’IDÉE DE LANGAGE : L’ÊTRE DU LANGAGE
1) L’OUBLI DU LANGAGE OU LA CONTEMPLATION DU MONDE
 La philosophie est d'abord une pratique de la vision, du théorique (theorein, c'est regarder,
contempler)
 La spéculation nous renvoie elle aussi à la vision, à la réflexion, au reflet, et au spéculaire,
qui a à voir avec le miroir. La pensée est pour le philosophe le miroir du monde.
 Le philosophe peut opérer une critique du langage, au sens d'un crible. Il lui faut séparer dans le
langage ce qui est apte à cette sagesse scientifique qu'est la philosophie et ce qui ne l'est pas.
 Pour Aristote, il existe deux grands types de phrases sensées pouvant être formées :
 Celles qui dans l'activité scientifique exposent ou prétendent exposer l'ordre du monde et
qui sont de ce fait susceptibles d'être vraies ou fausses. Elles relèvent d'un mode de discours
qu'Aristote définit comme "manifestant" l'ordre des choses.
 Mais il y a aussi les phrases qui servent à vivre dans la Cité comme les prières, les
promesses, les ordres. Celles-ci ont de la valeur et du sens au plan pratique mais elles ne sont
pas susceptibles d'être vraies ou fausses
 Pour Aristote le langage comme tel n'est pas doté d'une puissance d'être et de sagesse.
2) LE LANGAGE INSTRUMENT DE LA PENSÉE
 Pour Gottlob Frege, Le langage est doté de flexibilité et de polyvalence, mais comme elle, il
manque de précision et de la puissance requises par l'activité scientifique à l'ère industrielle.
 tout comme la machine a remplacé la main dans l’industrie, une logique moderne
formelle doit désormais remplacer la logique classique des langues
 Nous sommes ici à la fin du XIX ème siècle, mais cette conception instrumentale du langage est
toujours présente. Elle appartient à la philosophie comme à son origine.
 Dans sa conception classique, le langage est défini comme "Fonction d'expression" :
 cela implique qu'il y aurait un en-soi non langagier de la pensée, ayant besoin du langage
pour s'exprimer, mais pas pour se constituer, se mettre en forme, s'organiser.
3) NIETZSCHE, UN PHILOSOPHE QUI « AIME LES LANGUES »
 La philosophie du langage des langues, elle, va prospérer dans un lien d'appropriation et de
critique avec l'autre champ des disciplines scientifiques, celui de ces sciences qui prennent leur essor
au XIX° siècle, sciences de l'humain et de la société (histoire, sociologie ; philologie)
 Nietzsche tenait ainsi que seul un philosophe, qui serait aussi philologue, pourrait porter une
attention pensante au langage :
 « Celui qui trouve le langage intéressant en soi est un autre homme que celui qui ne
reconnaît en lui que le médium de pensées intéressantes » (F. Nietzsche dans Notes pour
Homère et la philologie classique)
 Pour porter attention au langage dans son "être difficile", dans une civilisation qui recherche
depuis Parménide l'accroissement des vitesses, il faut accepter de redevenir lent, prendre le temps de
considérer à nouveau le mot sous le sens
 Pour la philologie, la langue n'est pas un instrument de la pensée, mais une langue est une
pensée.
 pour aller du renversement de la conception instrumentale du langage vers l'idée de
langage des langues, disons alors que la pensée n'a pas d'autre lieu pour être que la langue :
elle est là.
 Dans cette optique, si universel il y a, sens de l'Un qui concerne l'homme, tout homme dans son
existence, il ne pourra se vivre que dans la dimension d'une langue singulière
 La singularité d'une langue ne contredit toutefois pas l'universel, elle est sa condition de
possibilité
 alors que le réel qui fonde cet universel indigène conscient de sa singularité n'est plus "le
monde", "la nature" et une sagesse, Logos, qui lui serait immanente, mais l'homme qui vit et pense
toujours dans une langue, une culture, un temps, un lieu
4) CONTEXTE HISTORIQUE : CRISE DANS L'UNIVERSEL DU MONDE
 1ère crise : le passage à la philosophie moderne, avec le paradigme scientifique
 la science ne s’occupe plus que de la matière, ce qui modifie profondément les choses
 Au XIX° siècle la crise redouble par la prise de conscience de l'historicité de tout ce qui réside
dans l'univers
 On prend conscience petit à petit de la temporalité de tout ce qui existe
 Dans ce nouveau contexte, le défi est celui d'une pensée qui maintienne l'exigence d'un réel, d'un
vrai, d'un inconditionné, d'une présence appelant l'homme dans son existence au milieu d'un contexte
variable, en devenir.
 cette conjonction des incompatibles pour l'ontologie classique, l'être et le temps, promeut un
autre sens de l'être que celui de substance
 Non pas un sens qui dit l'être en soi de la chose, mais son être présent à nous. Non pas la
substance mais la présence
5) LE LANGAGE DONATEUR D'ÊTRE
 Sans les mots, pense Heidegger à l'écoute du poète, les choses peuvent subsister, mais elles sont
dépourvues de présence.
 Le geste fondamental du langage, c’est la nomination, dit Heidegger. C’est appeler à être.
 Au plus haut se tient la nomination des poètes, qui ont pouvoir de créer un lieu, de lui donner
consistance et présence
 Heidegger récuse la mimesis (imitation) chère à Aristote dans La poétique
III) LE LANGAGE : LANGUE & PAROLE (SAUSSURE)
1) LA LINGUISTIQUE GÉNÉRALE ENTRE SCIENCE DES LANGUES ET PHILOSOPHIE DU
LANGAGE
 parmi les grandes contributions de philosophie linguistique issues de ce courant, on trouve ainsi
outre le Cours de linguistique générale de F. de Saussure, Les problèmes de linguistique générale de
Émile Benveniste, et Les essais de linguistique générale de Roman Jakobson.
 Saussure va assurer le cours par 3 fois : en 1907, devant six étudiants, en 1908-1909, ils sont
onze et en 1910-1911 devant douze étudiants
 Mais il meurt prématurément
 le cours va être publié en 1916 à partir de notes prises par des étudiants
 Il avait par contre en chantier à l’époque un manuscrit sous le titre « de l’essence double
du langage », - et notons ici par la notion d'« essence » la portée philosophique, ontologique,
qu'annonce de ce titre - manuscrit longtemps ignoré, oublié pour être redécouvert en 1996 et
publié en 2002, dans Les écrits de linguistique générale
 Le document est d’importance, car il tend à dégager Saussure d'une école en sciences humaines,
qui s'est inspirée de lui, et qui a connu des heures de gloire en France entre 1950 et 1970, le
structuralisme
 Saussure, ce n’est pas le structuralisme
 La pensée de Saussure, elle, n'a rien perdu de son actualité, eu égard aux thèses qu'elle défend et
qu'il faut considérer pour elles-mêmes, en les confrontant à l'expérience du langage.
 le structuralisme est une philosophie des structures sociales, qui tend à mettre entre parenthèses
celui que la philosophie porte aux nues depuis Descartes et qu'elle vénère sous le nom de « sujet »
 Or si le Cours de linguistique générale se consacre pour l’essentiel à une théorie de la langue, et
nous verrons sous quelle nécessité épistémologique, pour Saussure le langage n'est pas réductible à
la langue : le langage, c'est aussi la parole et celui qui parle, le sujet parlant
 Langage = langue + parole + sujet parlant
 L'essence du langage est donc double
 Saussure définit linguistiquement le langage comme « les signes de parole », ce qui conjoint en
une même proposition et la langue en l'espèce de ses signes et la parole
 « La difficulté qu'on éprouve à noter ce qui est général dans la langue, dans les signes de
parole qui constituent le langage, c'est le sentiment que ces signes relèvent d'une science
beaucoup plus vaste que n’est la « science du langage » »
 La linguistique générale s'annonce ainsi comme une discipline intermédiaire entre le réel des
langues et la philosophie
 L’introduction par Benveniste à l'étude scientifique du langage situe la linguistique générale
conjointement dans l'a priori et l'a posteriori des langues. C’est là l’idée d’un cercle linguistique
comme on parle d’un cercle herméneutique : au sens où la connaissance de la totalité (langage) ne vient
pas seulement après la connaissance des parties (les langues), mais qu’elles croissent ensemble
 C’est la déficience de l’appareil notionnel employé en linguistique des langues qui va conduire
Saussure comme malgré lui, sous la contrainte de cette déficience, à s’engager dans une réflexion de
linguistique générale.
 Saussure déclare à peu près ceci : je ne puis continuer, hélas, l’étude des langues sans un effort
préalable de linguistique générale
2) « QUEL ESPÈCE D'OBJET EST LA LANGUE EN GÉNÉRAL ? »
 l’objet de la linguistique en tant que réflexion sur le langage, cadre théorique de l'étude des
langues, est bien « la langue en général », le factum linguæ qui donne son sens au factum linguarum,
comme classe homogène d'un divers linguistique
 la langue relève pour Saussure très clairement des sciences de l’esprit (ou de la culture) et
pas des sciences de la nature
 Pour Saussure, la langue relève des sciences humaines ou de la culture. Mais étant « produit
collectif des groupes linguistiques », la langue n'est donc qu'une partie du langage. Elle est sa part
collective.
 Ainsi l'objet langue est découpé dans son contour objectal par prélèvement au sein du
complexe langagier. Et ce qui est laissé de côté est la part individuelle du langage : la parole.
3) LANGUE ET PAROLE
 La parole en effet est pour Saussure redevable de plusieurs disciplines scientifiques :
 de la linguistique, certes, puisqu’elle met en œuvre la langue.
 de la physiologie, car elle suppose une activité corporelle d’articulation.
 de la sociologie, car elle opère de la communication.
 de la psychologie, car elle est mobilisée par des intentions
 Concrètement, une langue consiste en la somme de toutes les « images verbales », (avec tous
les liens lexicaux et syntaxiques qui relient ces images), « images verbales » déposées dans l’esprit (ou
d'un point de vue biologique dans le cerveau) de tous les individus d’un groupe linguistique
 « C’est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même
communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement
dans les cerveaux d’un ensemble d’individus ; car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe
parfaitement que dans la masse. »
 En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup :
 ce qui est social de ce qui est individuel
 ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel
 Il n’y a pas de science de l’individuel
 la parole étant individuelle, le choix de la langue comme objet de la linguistique est alors
épistémologiquement bien justifié.
 la langue est une institution sociale, l’instituant de toutes les institutions, qui se développent à
partir d’elle. Pas de constitution politique sans langue
 Qui dit objectivité dit aussi légalité, or la langue ne jouit pas simplement d’une certaine
puissance légale, celle des règles du lexique et de la grammaire, que l’on pourrait observer
ou transgresser à loisir, comme le code de la route ou celui des impôts.
 celui qui est hors-langue comme on est hors-la-loi ne parle pas et se voit menacé
d’abolition subjective
 La loi de la langue ne s’exerce pas d’abord en nous au plan de la conscience. En parlant, il est
bien sûr loisible de transgresser grammaire et syntaxe. Les poètes, transgresseurs, parce que créateurs
de la langue, le font. Mais cette transgression n’est possible justement qu’à partir d'une appropriation
de la langue.
 Dans Le cours de linguistique générale Saussure forme en outre clairement l’idée d’un domaine
de la parole, irréductible à la langue, (domaine qu’il définit comme psycho-physique, alors que la
langue, aussi surprenant que cela puisse sembler, est entièrement psychique
4) LE LANGAGE OU DE LA DIFFÉRENCE
 L’essence double du langage, c’est donc la différence entre la langue et la parole
 Saussure, en quête d'une science du langage, y procède au choix de l'objet langue comme objet
de cette science par découpe de la langue, en tant que somme des images verbales dans les esprits de la
communauté des parlants cette langue
 le langage en son entier relève d'une pensée en connexion avec cette science et qui l'excède : non
pas une science mais une philosophie du langage.
 la science du langage se déterminant en science de la langue, le langage en son entier relève
d'une pensée en connexion avec cette science et qui l'excède : non pas une science mais une
philosophie du langage
 La science du langage a pour objet scientifique la langue (somme des images verbales
dans les esprits de la communauté des parlants cette langue)
 La philosophie du langage excède cette science et l’englobe, elle a pour objet le langage
dans son intégralité (langue, parole, sujet)
 La linguistique générale est intermédiaire entre la science du langage (qui traite un objet
précis, les langues) et la philosophie du langage, qui traite le langage dans son intégralité
 Lorsque la philosophie du langage prend la voie d'une philosophie de la linguistique générale,
elle se fait sagesse scientifique, en accrochant ses questions aux résultats de la science de la langue en
tant que ces faits de langue ouvrent la recherche à un questionnement "beaucoup plus vaste
IV) QU'EST-CE QU'UNE LANGUE ? LES SIGNES (SAUSSURE)
1) LA LANGUE, OBJET RÉEL MAIS INVISIBLE
 Si l'objet d'une science par définition se voit, étant jeté devant le regard, il n'est pas possible de
prendre la langue en vue comme on le fait pour les objets des disciplines scientifiques habituelles
 La langue, objet de la linguistique, est tout ce qu’il y a de plus réel et pourtant cet objet n’est pas
perceptible par les sens, pas empirique :
 « Dans la langue nous avons un objet fait de nature concrète. Ces signes ne sont pas des
abstractions, tout spirituels qu’ils soient. »
 Ce son ou cette lettre que nous percevons et où nous reconnaissons un signe n’est pas le signe en
personne, mais son expression sonore ou graphique.
 La langue en elle-même, en personne, avec ses entités, les signes, ne vit ni dans les airs sous
forme de son, ni sur le papier sous forme de lettre. La langue réside dans l’esprit, le psychisme, le
cerveau.
 Le signe n’est pas posé dans l’esprit par abstraction de la perception empirique d’un son
ou d’une lettre, mais c’est l’inverse qui est vrai.
 « C’est parce que l’analyse suppose quelque chose de plus qu’une observation – une association
– que les faits du langage reposeront toujours fatalement sur une « opération de l’esprit ». Nous
sommes là au cœur du problème du langage. » (P. Maniglier, La vie énigmatique des signes., p. 92-
93).
 Si nous entendons par exemple une personne émettre des sons que nous ne comprenons
pas, nous ne pouvons pas savoir si ces sons relèvent d’une langue étrangère inconnue de nous
ou pas
 Saussure : « Quand nous entendons une langue inconnue, nous sommes hors d’état de dire
comment la suite des sons doit être analysée ; c’est que cette analyse est impossible si l’on ne tient
compte que de l’aspect phonique du phénomène linguistique »
 Seul un accès préalable à la correspondance des significations et des sons, qui est
établie par la langue, peut nous permettre de voir se découper un signe comme signe de cette
langue dans le continuum phonique d’une chaîne parlée.
2) LE SIGNE UNE ENTITÉ SENSÉE-SENSIBLE
 Puisque « l’opération subreptice » d’identification des unités de la langue consiste en
l’association d’une dimension idéelle (signification, concept, sens, idée) d’une part, et d’une dimension
sensible (sonorité ou aspect graphique) d’autre part, le signe en personne, le signe dans l’esprit,
associera en lui-même ces deux dimensions.
 comment nommer les entités de la langue ?
 Saussure emploie volontiers la notion grammaticale de « mot ».
 Il utilise aussi la notion sémiologique de « signe » - même si parfois comme ici il emploie
signe pour désigner la face sensible du signe
 Saussure refuse la définition classique, augustinienne du signe comme étant une chose qui
renvoie à une autre chose
 Saussure lui va s’efforcer d’évacuer tout caractère chosique ou substantiel de la définition
du signe. Ce qui le conduit à récuser une conception « composite » du signe, comme on parle
d’un matériau composite
 Il y a trois manières de se représenter un mot (signe linguistique) :
 comme conjonction de deux entités extérieures au psychisme, l'une matérielle, l'autre
idéelle (idée au sens de Platon)
 comme entité matérielle extérieure conjointe à une entité psychique intérieure
 comme entité entièrement intérieure au psychisme. C’est celle-là qui est juste
 Notons que Saussure substitue à la notion de son celle d’« image acoustique », qui nomme la
représentation psychique du son. C’est cohérent avec l’éviction de la chose (et donc de la matière
phonique) dans la définition du signe
 Le signe est donc finalement défini comme le « total » constitué par l’association du
signifié et du signifiant .
3) UNE THÉORIE DE L'ESPRIT DANS LA LANGUE ET SES SIGNES
 C’est une théorie de l’esprit que Saussure développe. Il insère l’esprit dans la sensibilité :
 L’image acoustique est un phénomène sensible.
 Le signe est donc une entité à la fois sensée de par le concept, mais aussi sensible par l’image
acoustique, une entité sensée/sensible
 La langue est un ensemble de signes, qui peuvent être différenciés les uns des autres.
 Connaître un signe comme signe, c'est identifier une unité de pensée-son, et c'est dans le
même temps, être en capacité de la différencier des autres unités
 Les signes, catégories ou concepts, donnent forme à ce qui sans eux serait amorphe. De la sorte,
la linguistique générale avec Saussure pose les fondements d'une théorie de l’esprit-langue (corporé)
 « Le rôle caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée n’est pas de créer un moyen
phonique matériel pour l’expression des idées, mais de servir d’intermédiaire entre la
pensée et le son, dans des conditions telles que leur union aboutit nécessairement à des
délimitations réciproques d’unités. » Saussure, CGL
 « chaque terme linguistique est un petit membre, un articulus où une idée se fixe dans un
son et où un son devient le signe d’une idée. » Ibid.
 Donc pour Saussure, pas de pensée sans langue
 S’il en appelle ici aux philosophes, il s'agit alors d'une classe dissidente de philosophe, celle des
philosophes du retour du langage, philosophes-philologues, philosophes-linguistes, car Saussure prend
explicitement le parti contraire de la conception classique à la philosophie d’une pensée supra-
linguistique qui s’exprime, faute de mieux, par les voies d’une langue
V) QU'EST-CE QU'UNE LANGUE ?
1) INTRODUCTION
 L'organisation de l’esprit en signes ne découpe pas la pensée-son en entités certes différenciées,
mais qui seraient isolées les unes des autres, sans rapport les unes aux autres
 Nous posons des liens entre les mots qui ont dans notre langue des sonorités semblables.
 les mots dont les signifiants se ressemblent nous font associer leurs signifiés respectifs
 ex : crépi, décrépit = ce sont deux mots formés complètement différemment, mais donc
les signifiés sont associés à cause de la ressemblance phonique des signifiants
 S’ouvre ici l’espace d’un inconscient de la langue, comme la matrice profonde de notre pensée.
Cette matrice la porte, mais ne la détermine pas pour autant. Mais l’esprit, dans son propos réflexif (tel
celui mené par Saussure dans cette citation) peut reprendre l’initiative et nommer par exemple
l’incongruité sémantique de ce pouvoir des signifiants.
 Ces liens entre les signes au plan des signifiés et au plan des signifiants forment la texture de ce
que Saussure conçoit sous la notion de système ou structure
2) LA LANGUE, UN SYSTÈME
 Il faut toutefois oublier pour le moment la langue mise en discours, et pratiquer l'effort d'une
épochè au sens de la phénoménologie, à savoir d'un suspens ou d'une mise entre parenthèse du monde
et de ses relations ontologiques.
 Il s’agit de concevoir ici le premier étage de l’édifice linguistique, qui en comporte
plusieurs
 La langue en elle-même n’est pas construite selon un ordre ontologique de relations entre des
substances dont les signes seraient les images linguistiques. La langue est un système de différences,
ou pour prendre encore une image topologique, un réseau de positions différentielles, où les entités, les
signes, se différencient des autres par leurs places, et sont donc en relation les uns avec les autres,
comme peut l’être un point dans une structure architecturale
 La langue est un système. C’est là le « structuralisme linguistique » de Saussure.
 « C'est tout d'abord le système qu'il faut dégager et décrire. On élabore ainsi une théorie de la
langue comme système de signes (...) Il semblerait qu'une représentation aussi abstraite nous éloignât
de ce qu'on appelle la réalité. Tout au contraire, elle correspond à l'expérience linguistique la plus
concrète. Les distinctions obtenues par l'analyse concordent avec celles que pratique instinctivement
le locuteur (...) au lieu de rechercher chaque élément en soi et d'en chercher la "cause" dans un état
plus ancien, on l'envisage comme partie d'un ensemble synchrone ; l'atomisme fait place au
"structuralisme". » (E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, Coup d'oeil sur le
développement de la linguistique, 1963, p. 21-22)
 Un mot ne reçoit son sens que de son inscription actuelle dans le système de la langue.
 Par ex. : « Concept » est ainsi lié dans notre langue à d’autres notions comme idée,
représentation etc. Le dictionnaire Hachette le définit comme : « représentation mentale
abstraite et générale ».
 Cela nous renvoie à la notion de valeur
3) CE QU'IMPLIQUE DE PENSER DANS LE SYSTÈME DE LA LANGUE
 Un mot ne signifie jamais tout seul. Il n’y a pas d’individualisme sémiologique - mais un mot
signifie de par son appartenance à une famille de mots en relations mutuelles
 Tenir que la langue est un système, ce n’est pas nier son historicité. C'est dire qu'un mot introduit
dans la langue va être investi d’une nouvelle signification au titre de sa nouvelle appartenance :
 « le mot emprunté ne compte plus comme tel, dès qu’il est étudié au sein du système ; il
n’existe que par sa relation et son opposition avec les mots qui lui sont associés, au même
titre que n’importe quel mot autochtone »
 Le primat dans la signification de l’inscription d’un mot dans le système de la langue sur
l’histoire étymologique du mot lui-même est un grand principe de méthode pour l’appropriation d’un
texte et de sa pensée :
 quand on analyse un texte, il faut rejoindre la reprise des éventuels emprunts dans la
cohérence ou la systématicité de la pensée du texte, c’est-à-dire de la langue qui l’organise.
 La langue en elle-même n'est pas une nomenclature. L’idée de clôture systématique de la langue,
qui tourne les signes de la langue non pas immédiatement vers le monde mais toujours d'abord vers
les autres signes et donc vers la langue elle-même, conduit à ne pas faire entrer la référence (à
l’univers des choses) dans le fonctionnement de la signification.
 Cette déconnection de la langue avec le monde correspond à l'expérience que nous avons du
langage. Elle permet en particulier de comprendre la souplesse de la langue dans son rapport au monde,
sa flexibilité.
 Les signes de la langue ne portent pas en eux-mêmes de significations (comme cela serait le cas
si la langue était une nomenclature et les signes les corrélats linguistiques des étants).
 Ils sont investis de significations par l'usage, selon les usages, qui ne sont pas fixes, mais
qui évoluent avec le temps de manière progressive ou même brutale
 « Imaginons des individus qui accèdent, munis de leur système linguistique familier, à un
environnement très différent (par exemple, les Portugais lorsqu’ils découvrent le Brésil).
Bien entendu, ils utiliseront leur système linguistique pour se repérer dans ce « nouveau
monde ». Ce faisant, ils en changent les significations : nos Portugais savaient bien ce
qu’était un « grand arbre » (par exemple un chêne) ; et devant certains ficus géants, ils ont
choisi de dire qu’il s’agit d’un « grand arbre », mais irrémédiablement ils changent la
signification de l’expression.»
 La langue en elle-même n’adhère pas au monde. C’est pourquoi Saussure parle d’essence
négative de la langue, libre de toute fixation à la positivité des faits
 La non-adhérence de la langue au monde est la cause de la polysémie des signes. C'est parce que
la langue est originairement déliée de rapport avec le monde qu'elle peut tisser sans cesse des liens
nouveaux avec lui
 les liens, que l'usage tisse entre les mots et les choses, ne sont pas assurés par la langue en elle-
même. Ils le sont par le discours. Et la langue, vue en elle-même, (moteur du discours qui tourne à
vide, avant qu'un locuteur n'embraye le train du discours, puis ne cesse pas ensuite de tourner sur lui-
même en entraînant le véhicule dans son mouvement), n'est pas affectée, assignée à des positivités ou
des positions du monde
 Une conséquence et un symptôme de ce poids d'être propre à la langue réside dans ce fait
sémiologique que le lien d'un signe à la chose qu'il signifie éventuellement ne se fait pas
immédiatement de signe à chose, mais il se fait par le détour de la langue.
4) LA VALEUR D'UN SIGNE
 Des termes différents, toutefois co-référentiels, ont des significations similaires mais des valeurs
différentes :
 par exemple, en anglais sheep et mutton pour désigner le mouton
 On fait ainsi un pas décisif dans l'apprentissage d'une langue étrangère, lorsque que s'opère le
saut d'habiter l'espace de cette langue, en quête non plus de la traduction « mot à mot », en important
les valeurs de notre langue dans la langue étudiée, où elles n’ont plus lieu d’être, mais dans
l’apprentissage des valeurs propres à cette langue
5) L'ARBITRAIRE DU SIGNE
 Le principe de l’arbitraire du signe dit ceci : L'appariement signifiant-signifié dans le signe
pourrait être autre que ce qu’il est. La preuve en est que cet appariement diffère d'une langue à une
autre
 Il n’y pas de lien nécessaire, même s’il y a un lien de fait dès lors que le signe est constitué.
Mais cette nécessité là n’est pas ontologique.
 Une de ces conséquences est abordée dans le chapitre sur l’immutabilité et la mutabilité du
signe : « l’arbitraire de ses signes (les signes de la langue) entraîne théoriquement la liberté d’établir
n’importe quel rapport entre la matière phonique et les idées. Il en résulte que ces deux éléments unis
dans les signes gardent chacun leur vie propre dans une proportion inconnue ailleurs, et la langue
s’altère, ou plutôt évolue sous l’influence de tous les agents qui peuvent atteindre soit les sons, soit les
sens ».
 Comme Benveniste le fait remarquer à juste titre, du point de vue de la langue, en elle-même,
dans son état actuel, celui qui détermine le jeu différentiel des signes dans l'économie de la
signification, il ne faut pas dire que le lien dans le signe entre signifiant et signifié est arbitraire, mais
au contraire qu'il est nécessaire. Il n’est arbitraire que par rapport aux choses
 la notion d’"arbitraire" par Saussure enseigne que l’étude de la langue ne peut jamais
complètement s’abstraire de la mise en œuvre de la langue dans le discours, qui prend en
charge le rapport au monde. En effet, c’est relativement au monde que le signe est arbitraire
VI) SIGNIFIER. DE LA LANGUE AU DISCOURS (E. BENVENISTE)
L'hypothèse de la langue, comme système différentiel d'entités psychiques bifaces, les signes,
unissant une forme psychique sensible et un concept, le lien dans le signe entre le sensé et le
sensible étant "arbitraire", rend compte de maints aspects de notre expérience du langage :
Elle éclaire certaines capacités de l'esprit humain : son pouvoir de reconnaissance des
signes, a priori (méconnu) de l'étude des langues, sa puissance de catégorisation de la
réalité, son organisation différentielle.
Elle explique que les langues soient des entités qui se transforment avec le temps et
ainsi évoluent de manière plurielle à la faveur de contextes divers.
Elle permet de comprendre l'impossibilité à établir une correspondance parfaite de
langue à langue dans l'écart irréductible des valeurs qui diffèrent, mise en échec initial
et seuil aussi de toute traduction.
Mais l'hypothèse de la langue, considérée en elle-même comme système de signes, ne suffit pas à
rendre compte de l'ensemble du phénomène langagier
Si Saussure est reconnu comme le théoricien de "la langue en elle-même", Benveniste le sera
comme celui de "la langue en action comme discours".
1) POUR UNE TYPOLOGIE DES SYSTÈMES DE SIGNES
 Benveniste commence par s’éloigner de la langue dans un effort de sémiologie ou science des
signes en général
 La démarche de Benveniste dans « sémiologie de la langue » est d'aller du sémiologique
pour atteindre au linguistique. Il s’agira alors de préciser la spécificité et l’originalité du
linguistique dans le sémiologique.
 C'est un autre grand théoricien du signe, contemporain de Saussure, le philosophe américain,
Charles Sanders Peirce (1839-1914) qui procure à Benveniste une entrée critique en la matière.
 Trois classes de signes, comme trois manières d’être-signe, c’est-à-dire trois manières
pour une entité d’être en relation avec ce qu’elle signifie. Logicien du signe, Peirce s’inscrit
dans la filiation de la définition augustinienne du signe (« Un signe est une chose (signum est
enim res), disait saint Augustin, qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à
partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée.»
 « Pour construire cette "algèbre universelle des relations", Peirce a posé une triple
division des signes, en icônes, index et symboles, qui est à peu près tout ce qu'on retient
aujourd'hui de l'immense architecture logique qu'elle sous-tend ». (Benveniste)
 Que recouvre cette tripartition ?
 Le signe-symbole se réfère à la chose signifiée, de par une convention (non par une
relation de nature) : c'est le cas des mots de la langue, des panneaux de la circulation, des
signaux de fumée chez les Indiens. Les deux autres catégories de signe relèvent d’une
relation de nature avec la chose signifiée.
 Le signe-index est, par sa situation ou sa texture, en contiguïté matérielle avec la chose
désignée, par exemple le symptôme d'une maladie, la trace d'un animal, la girouette qui
montre la direction du vent, le geste de pointer du doigt. À cette catégorie des signes-index
appartiennent également certains termes de la langue comme "je", "tu", "ici",
"maintenant", qui sont des "symboles indiciels" servant à pointer un locuteur, et à marquer
sa situation dans l'espace et le temps.
 Le signe-icône est de même facture que la réalité désignée ou en tout cas lui ressemble :
les échantillons de papier peint, la tâche noire par rapport à la couleur noire, les images d’une
situation par rapport à cette situation, mais également, dans la langue, les onomatopées.
 Les signes de la langue se retrouvent dans les trois catégories.
 Benveniste, lui, bon saussurien, maintient que l’idée de système est nécessaire à la
compréhension de ce qu’est un signe, en tant que réalité signifiante.
 Un signe pour la linguistique générale ne signifie jamais tout seul, dans "l’absolu" (le
sans-lien, de manière solitaire) mais seulement par le fait d'être inscrit dans un ensemble
unifié, un système de signes, et d'y différer des autres signes dans le système.
 De plus l'idée de système apporte avec elle l'idée de clôture. Qui dit système, dit qu’il y a
un dehors et un dedans, une coupure intérieur/extérieur, signes/réalité. Il y a l'espace du sens,
et l’espace de ce dont le 1er espace est le sens, ce vers quoi il fait signe.
 Mais La recherche assumée par Peirce d’une sémiologie générale des choses tend à
outrepasser la limite logique qui, pour un saussurien, sépare l’ordre des signes et celui des
choses. Comme le dit Benveniste : « Mais finalement ces signes, étant tous signes les uns des
autres, de quoi pourront-ils être signes qui ne soit pas signe ? (…) Pour que la notion de
signe ne s'abolisse pas dans cette multiplication à l'infini, il faut que quelque part l'univers
admette une différence entre le signe et le signifié »
 « Il s'ensuivra à l'encontre de Peirce, que tous les signes ne peuvent fonctionner
identiquement ni relever d'un système unique. On devra constituer plusieurs systèmes de
signes, et entre ces systèmes, expliciter un rapport de différence et d'analogie. »
 Si le signe est "à la base de l'univers", il n'y a plus de distinction logique possible entre signes et
choses, signifiants et signifiés.
 Benveniste propose alors quatre critères en vue du classement des multiples systèmes de
signes. Leur signifiance, dit-il, repose sur l’unité de quatre caractères. Une illustration par l'exemple
du système des feux du trafic routier :
 le mode opératoire : Benveniste nomme par là le sens sollicité - ouïe, vue, toucher ; le
mode opératoire des feux du trafic routier est visuel.
 le domaine de validité : c’est le champ d’activité où le système doit être reconnu ; son
domaine de validité est le trafic routier.
 la sémiotique du système : il s’agit des signes du système et des relations unissant ces
signes ; la sémiotique des feux du trafic routier est construite sur l'opposition chromatique
vert-rouge (avec une phase intermédiaire orange), c'est un système à deux signes opposés, un
système binaire.
 la dynamique signifiante du système ; une relation d'alternance (sans simultanéité)
vert/rouge signifiant voie ouverte/voie fermée.
 Parmi ces quatre critères, les deux premiers (mode visuel, trafic routier) constituent les
conditions empiriques du système. Ils ont un statut accidentel par rapport aux deux derniers, qui
engagent son essence signifiante (une relation binaire alternante). Les conditions empiriques peuvent
varier : quant au mode opératoire, (pour une personne non voyante l’adjonction de signaux sonores aux
signaux lumineux) ou quant au domaine de validité, (trafic routier, circulation piétonne). L'habillage du
système change, alors que la forme structurale du système (avec sa dynamique signifiante) ne change
pas.
 Toute une famille de systèmes de signes est organisée par cette base systématique très courante.
Appelons-la "le système binaire alternant". Mais le système binaire alternant n’est qu’une base
systématique parmi d'autres.
 Tous les systèmes de signes, qui sont structurés par la même base systématique, sont
convertibles l'un dans l'autre, mais des systèmes à bases différentes ne sont pas convertibles l'un dans
l'autre.
 Est-ce à dire que chaque univers sémiologique, rassemblé par la même base systématique,
est un monde clos sur lui-même, hermétique aux autres ? Certes pas, non-redondance et non-
convertibilité entre les classes de systèmes, cela ne signifie pas la non-interprétabilité des
systèmes entre eux
 Mais nous avons opéré cette caractérisation à partir d'un système particulier, le système de
la langue : l’inverse n’aurait pas été possible (caractériser la langue à partir d’un système
binaire alternant)
2) LA LANGUE OU L'INTERPRÉTANT DE TOUS LES SYSTÈMES DE SIGNES
 « Tous ces signes, dont j'ai brièvement effleuré les genres, j'ai pu les énoncer par des mots, mais
je ne pourrais en aucune façon énoncer les mots par ces signes. » (saint Augustin, De doctrina
christiana, Bibliothèque Augustinienne, 1997, Livre II, III.4, p. 141)
 La langue serait, parmi les systèmes de signes, le système en puissance de décrire, de lire,
d'interpréter tous les autres systèmes.
 Et c'est ici que Benveniste, proposant une raison à l'observation de saint Augustin, en vient à
proposer un commencement de réponse au "grand problème" sémiologique touchant à la situation
singulière de la langue dans le monde des signes.
 Il n'y a pas de signe trans-systématique
 Le rapport sémiotique entre systèmes s'énoncera alors comme un rapport entre système
interprétant et système interprété
 Les signes de la société peuvent être intégralement interprétés par ceux de la langue, non
l'inverse. La langue sera donc l'interprétant de la société
 La sémiologie a pour référence théorique le système de la langue.
 Le cas de la musique ne va pas de soi :
 La note constitue effectivement une unité de base, unité distinctive et oppositive, mais elle
ne possède cette valeur différentielle que dans la gamme, or la gamme est un ensemble
récurrent à plusieurs hauteurs. La note, n'ayant pas de valeur signifiante déterminée, n'est
pas un signe à proprement parler. Toujours est-il que l'improbable sémiologie musicale
s’explicitera dans les signes de la langue, « la sémiologie d'un système non-linguistique doit
emprunter le truchement de la langue, ne peut donc exister que par et dans la sémiologie de
la langue. »
 Parmi tous les systèmes de signes, seule la langue organise la signification sur un double
plan, selon deux niveaux de constitution, inséparables l’un de l’autre, irréductibles l’un à l’autre :
 le plan de la langue
 le plan de la langue en action : le plan du discours
3) UNE DIFFÉRENCE DANS LA SIGNIFICATION
 La différence entre langue et discours au plan de la signification est bien thématisée par le
linguiste et philosophe Todorov : dans le passage de la phrase à l'énoncé, ce dont parle la phrase va
se préciser, et se colorer d'une signification singulière qui tient au contexte :
 « Dès lors que cette phrase devient un énoncé, elle commence à se référer à une
personne, à un temps, à un lieu, qui peuvent ne pas être les mêmes lors d'une autre
énonciation de la même phrase. De même, les mots et les propositions acquièrent, au sein
d'un discours, un sens plus particulier que celui qu'ils ont en langue » (T. Todorov,
Symbolisme et interprétation, Seuil, 1978, p. 9-10).
 Ainsi dans l'application au contexte, les significations de langue se voient étendues, déplacées.
Cela renvoie à ce fait fondamental de langage que le discours est la source des langues. nihil est in
lingua quod non prius fuerit in oratione. Là s'éclaire autrement la différence dans la signification entre
langue et discours :
 C'est le temps comme écart invincible du passé et de l'actuel dans la signification, le
temps comme constante retombée au passé de ce qui est parlé.
 Une autre manière d'entrer dans la différence au plan de la signification entre langue et discours
est de se centrer sur l'élément simple de la langue qu'est le signe, le mot, et de relever que la
signification discursive dans la parole énoncée coule conjointement dans deux sens opposés au
plan du mot.
 Le mot est un constituant de la phrase, il en effectue la signification ; mais il n'apparaît
pas nécessairement dans la phrase avec le sens qu'il a comme unité autonome.
 Dans le mot, la signification se trouve mise en tension entre possibilité du sens dans la
langue et actualité du sens en contexte.
 Ainsi le mot en acte, le mot parlé dans des phrases énoncées, est sujet conjointement à
deux modes distincts de la signification, qui sont liés en lui, et que Benveniste appelle le
mode sémiotique et le mode sémantique de la signification.
4) LE MODE SÉMIOTIQUE ET LE MODE SÉMANTIQUE DE LA SIGNIFICATION
 Au plan des mots comme unité autonome, c'est-à-dire dans la langue constituée entre lexique et
syntaxe, c'est le mode « sémiotique » de la signification, qui est actif
 Au plan discursif du mot dans les phrases énoncées en contexte, c'est le mode sémantique
 La seule chose requise, pour que la fonction sémiotique de la signifiance soit assurée, c'est
que le signe soit reconnu comme étant un mot de la langue.
 Quant à la fonction sémantique, elle relève de la parole en contexte. Elle se réalise
unitairement comme le sens d'un message énoncé en contexte.
 Qu'est-ce qui dote la langue du pouvoir d'être l'interprétant de tous les systèmes de signes qui
sont interprétés par elle et donne aussi à la langue la capacité réflexive de s'interpréter elle-même ?
 C'est la présence d'un double mode du signifier au foyer actif de la langue en acte, de la
langue parlée, là où se forment les significations linguistiques.
 Le message ne se réduit pas à une succession d'unités à identifier séparément ; ce n'est pas
une addition de signes qui produit le sens, c'est au contraire le sens (l'‘intenté’), conçu
globalement, qui se réalise et se divise en "signes" particuliers, qui sont les mots.
 le sémantique prend nécessairement en charge l'ensemble des référents, tandis que le
sémiotique est par principe retranché et indépendant de toute référence
 De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d'énonciation (en
plus du sémiotique et du sémantique), où il devient possible de tenir des propos signifiants
sur la signifiance
 C'est dans cette faculté métalinguistique que nous trouvons l'origine de la relation
d'interprétance par laquelle la langue englobe les autres systèmes
 L'ordre signifiant du discours, sémantique, présuppose celui de la langue établie dans ses
significations, mais ne se réduit pas à lui. Le sémantique, dit-il encore, prend en charge l'ensemble des
référents, la référence au contexte de l'énonciation.
 Benveniste définit la valeur sémantique de l’énoncé comme « l’intenté » pour bien signifier la
parole et son vouloir-dire à l’origine du sens
 Dans l'ordre du discours le sens n'advient pas comme la simple détermination d'une
signification de phrase, qu'on peut dire conventionnelle, selon le lexique et la syntaxe, par
fixation des référents en contexte, car le discours se parle en mode "je". Il dépend donc
principalement d'une signification dite intentionnelle
VII) LE « LANGAGE HUMAIN » ET SON SYMBOLISME (E. BENVENISTE)
1) L'HOMME, LE VIVANT ET LE LANGAGE
 Le naturalisme réduit l'être à l'objectivité des sciences de la nature.
 Percevant l'homme selon l'objectivité des sciences du vivant, elle fait de l'homme un
vivant comme un autre (et la critique là doit s'engager qui conteste la réduction de l'être
humain à l'objectivité naturaliste)
 l'homme peut être vu comme simple vivant, certes, mais aussi comme parlant, désirant,
philosophant, technicien, artiste…
 En conséquence bien logique de cette réduction de l'homme au vivant, le langage devient l'un des
modes de la communication biologique.
 Le naturalisme confond l'objet et l'être. On peut d'ailleurs sinon justifier, au moins comprendre
l'origine de cette confusion.
 À étudier l'homme dans l'objectif d'une science qui a pour objet la matière, il n'est pas
étonnant que la différence avec les autres vivants aille en s'y estompant.
 Si le langage est un mode parmi d'autre de la communication biologique, la parole réduite à être
de la communication d'informations vitales peut se voir alors aussi attribuée à tous vivants.
 La parole étant attribuée à tous les vivants, dans un étrange renversement, le langage,
autrefois propre de l'homme, se voit réaffecté à l'homme avec le qualificatif d'humain : le
langage des dauphins, le langage humain etc.
 Si les abeilles sont des vivants moins politiques que l'homme, disait Aristote, c'est qu'elles
manquent de ce sens de l'un (le λογος) qui fait famille et Cité. Les abeilles ne parlent pas, bien qu'elles
communiquent à leur manière, biologiquement, ce qu'avait bien vu aussi Aristote.
 Le philosophe prend donc soin de distinguer le λογος, d'une part, et la communication
d'informations vitales pour un groupe, d'autre part, mais le paradigme naturaliste
contemporain a pour effet au contraire de réduire la parole à cette communication biologique.
 Popper a raison de définir le langage, comme il le fait, en relevant l'essence du symbolisme
langagier, qui est la représentation mentale du monde (réel ou imaginé), mais il n'a pas raison de
dissocier la communication humaine de ce pouvoir de présentation symbolique du monde, en la
réduisant à ce que le paradigme biologique fait du langage : un instrument de communication entre
vivants, c'est-à-dire de transmission d'informations vitales.
 Il s'agit donc de penser la spécificité de la communication langagière et le propre du
symbolisme qui se dit du "langage humain" et cela par différence d'avec un mode simplement
biologique de la communication. Ce fut là l'objet d'un article de Benveniste, sur le thème
"communication animale et langage humain".
 Paru en 1952, il n'a rien perdu de son actualité.
2) COMMUNICATION ANIMALE ET LANGAGE HUMAIN
 À l'origine de la réflexion de Benveniste, une étude du zoologue allemand Karl von Frisch,
qui vient d'établir le processus de communication en vigueur dans une colonie d'insectes.
 Von Frisch note comment le retour à la ruche d’une abeille éclaireuse déclenche le départ
d’un groupe de butineuses, groupe dans lequel, l'éclaireuse ne se trouve pas. Il y a eu donc
transmission d’un message de l’éclaireuse aux butineuses.
 Le signe de communication consiste en un comportement somatique vibratoire, une « danse »
composée de cercles ou une série de huit, dont la signification ne porte pas sur la nature du « butin »,
nectar ou pollen, mais sur son lieu.
 Cette communication, qui transmet un véritable message, à la fois variable et très précis, est-elle
la signature de ce que nous appelons le langage ?
 Si on définit le « langage » comme la faculté de renvoyer à quelque chose par un
comportement conventionnel (au sein d'un groupe d'individus) qui fait signe vers cette chose,
alors il faut reconnaître qu’il s'agit bien là d'un langage.
 Mais Nous parlons à des parlants qui peuvent nous répondre et ne manquent pas de le
faire diversement. Or cette capacité de réponse est absente de la communication des abeilles.
au sens linguistique de la réponse. Les abeilles « répondent » à l’injonction du message
comme à une loi des choses qui s’impose à elles de manière aveugle et implacable,
instinctive.
 Et si elles ne peuvent dialoguer, c’est que leur communication concerne la transmission
d’une donnée matérielle de choses, et pas d’une donnée linguistique dégagée des choses, à
distance d'elles.
 L'abeille éclaireuse et elle seule, parce qu'elle a fait le trajet, a la capacité de convertir en
signe par un comportement somatique la mémoire somatique du trajet effectué, tel un ressort
tendu qui délivre l'énergie dont il est porteur.
 Pour l’abeille, le signe est donc le signe de la chose. Le signifié du signe dansé est la
chose « lieu du champ de fleurs ». Or le signifié pour l’homme n’est pas la chose mais son
substitut linguistique, son concept. Quelque chose (pas une "chose", mais le signe en
personne), que l’homme porte en lui, qu’il peut garder et transmettre.
 Ce qui circule dans la communication humaine appartient à un univers conceptuel ou imaginaire
à distance des choses.
 « Le caractère du langage est de procurer un substitut de l'expérience apte à être
transmis sans fin dans le temps et l'espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le
fondement de la tradition linguistique. » (E. Benveniste, « Communication animale et
langage humain », Problèmes de linguistique générale I, Paris, TEL/Gallimard, 1966, p. 61).
 Pour communiquer comme l’abeille, il faut se tenir dans un rapport de contiguïté matérielle à la
chose signifiée. Le signe dans la communication biologique est réellement un signe de la chose, un
signal venant de la chose. Mais parler d’une chose, par contre, c’est toujours en parler en son absence,
même si la chose en question est là sous nos yeux. Car le mot, qui représente la chose, s'interpose
entre l'esprit et la chose et par là nous en sépare.
 Nous autres parlants, nous nous tenons toujours à distance invincible d'avec les choses,
même si nous parlons devant elles. Une irréductible distance, un fossé de nature sépare le
concept de la chose. Le concept, c'est la chose en moi. Voilà pourquoi je peux la dire en son
absence.
 Le docteur Jean Itard (1774-1838) avait appris à l’enfant sauvage Victor de l’Aveyron à dire «
lait » en présence d’un bol de lait. Mais alors Victor ne parlait pas. Parler, c’est à l’inverse pouvoir dire
«lait» en l’absence du lait.
 Pour l’homme, « il n’y a pas de signifié sans signe ». Et ce n'est pas seulement sémio-logique
que de le dire.
 Sans signe, sans concept, pas d'accès mental à la chose, pas de présence psychique, pas de
sens de la chose.
 C’est dans la dimension des signes et de leurs signifiés, concepts, images, substituts de
l’expérience, que les choses signifiées se présentent à nous.
 Contre l’idée naïve d’un monde brut d’avant le langage, dont le langage nous avertirait en le
convertissant en signes, il faut tenir au contraire que le monde en ce qu’il est pour nous est instauré par
les signes (symboles).
 Le sens linguistique des signes ne se fonde donc pas dans l’expérience que nous aurions d’un
monde d’avant les signes. C’est plutôt notre "expérience" des signes qui ouvre pour nous la possibilité
du recueil conscient de l’expérience du monde. Voilà de quoi choquer les théories empiristes de la
signification.
 Nos expériences sensibles des choses rencontrées au monde viennent se ranger, se classer dans
nos catégories de langue. Et ces catégories ne surgissent pas à la rencontre du monde, elles se forment
dans l'appropriation de la langue, dans une transmission de parlant à parlant. Pour pouvoir classer
nos expériences du fromage, il faut toujours déjà avoir bu le lait du langage.
3) LE SIGNAL ET LE SYMBOLE
 Revenons à nos abeilles. Leur signe est ce que l'on appelle un « signal ». Leur système de
communication un code de signaux.
 « L'ensemble de ces observations fait apparaître la différence essentielle entre les
procédés de communication découverts chez les abeilles et notre langage. Ce n'est pas un
langage, c'est un code de signaux. Tous les caractères en résultent : la fixité du contenu,
l'invariabilité du message, le rapport à une seule situation; la nature indécomposable du
message, sa transmission unilatérale » (E. Benveniste, PLG I, « Communication animale et
langage humain », p. 62).
 Un signal agit au plan sensori-moteur, il informe d'une situation de fait concernant la vie du
groupe, source de nourriture, danger, phénomène naturel, et induit en réponse un certain comportement
:
 « Prenons d'abord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien souvent
confondues quand on parle du "langage animal" : le signal et le symbole. Un signal est un
fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel :
éclair annonçant l'orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant le danger. L'animal
perçoit le signal et il est capable d'y réagir adéquatement. L'homme aussi en tant qu'animal
réagit à un signal. Mais il utilise en outre le symbole (...) l'animal, non. On dit souvent que
l'animal dressé comprend la parole humaine. En réalité l'animal obéit à la parole parce qu'il
a été dressé à la reconnaître comme signal. » (E. Benveniste, « Coup d’œil sur le
développement de la linguistique », Problèmes de linguistique générale I, Paris,
TEL/Gallimard, 1966, p. 27).
 Le symbole est un élément du Welt (monde) psychique. La parole humaine lorsqu'elle rejoint
l'animal domestique entrerait dans l'économie de son propre Umwelt (environnement pour Jacob von
Uexküll (1864-1944)).
 L'Umwelt, c'est l'environnement sensoriel, le monde propre à une espèce biologique. Le
concept intègre biologie, sémiotique et communication.
 La théorie de von Uexküll tient que des espèces cohabitant dans le même espace ne
partagent pas pour autant le même Umwelt. L'abeille n'a pas le même monde sensoriel que
la tique ou la chauve-souris. Le même événement naturel sera doté de significations
différentes, selon l'Umwelt de l'espèce.
 Ainsi la parole humaine lorsqu'elle fait irruption à titre d'événement dans l'Umwelt propre
à un animal domestique perd son statut de signe pour être convertie en signal dans
l'économie de cet Umwelt domestique (c'est-à-dire modifié par l'homme, mais non humanisé
pour autant par lui).
 "Le répertoire comportemental naturel", c'est l'Umwelt. L'homme aussi en tant qu'animal possède
un tel répertoire, mais son milieu de vie n'est pas purement naturel, matériel-sensoriel, il est aussi
construit, pluriel ou singulier à chacun, tissé d'imaginaire. Chaque homme évolue dans son Welt :
 "La pierre est sans monde, l'animal est pauvre en monde, l'homme est formateur de monde
(Weltbildend)" (M. Heidegger, cours de 1929-1930).
 Un symbole est un fragment d'imaginaire entrant dans la composition d'un Welt, et si pour le
dire avec Heidegger, mon être-au-monde n'est pas dénué de mit-sein (être avec autrui), il ne coïncide
pas avec l'être-au-monde d'autrui.
 La fonction fondamentale du symbole n'est pas de transférer une information donnant
cohésion à groupe de vivants à l'intérieur d'un même Umwelt.
 Négativement, le symbole linguistique n’est pas un signal. Positivement, il est une donnée de
langue et pas une donnée de chose.
4) À LA NAISSANCE DU SYMBOLIQUE
 L’écrivain Marc Twain (1835-1910) tenait que les deux personnes les plus intéressantes du
XIXème siècle étaient Napoléon et … Helen Keller.
 Helen Keller dans les premiers mois de sa vie est née au monde du langage comme tout enfant.
Et au moment où elle commence à parler, elle a en particulier déjà le mot de « water », et c'est alors
qu'une maladie cérébrale, la prive de la vision et de l'ouïe, qui sont les vecteurs sensoriels du
symbolique. Faute d’être exercée, la faculté linguistique de symbolisation tout juste éveillée en
elle, ne va pas s'éteindre, mais va tomber en sommeil. Puis vers ses dix ans une éducatrice
spécialisée dans l'apprentissage du langage va réussir à accompagner un réveil du symbolique, lorsque
se retrouve le sens des mots comme mots, leur sens symbolique, à savoir qu'un mot représente une
chose, qu'un mot est le substitut langagier de la chose.
 La première étape consiste à apprendre un alphabet tactile qui s'écrit dans la main, puis
des séries de lettres, comme autant de signifiants potentiels. Mais une suite de lettres ne
deviendra un signifiant effectif, un signe, que si cette suite est comprise comme le
représentant d'une réalité.
 Quant au réveil de la faculté du symbolique, qui était endormie en elle, le mieux est d'entendre
Helen Keller elle-même dans sa biographie, mais ce qu'elle dit doit être correctement interprété, pour
ne pas sacrifier à l'empirisme :
 « Quelqu’un était occupé à tirer de l’eau et mon institutrice me plaça la main sous le jet
du seau que l’on vidait. Tandis que je goûtais la sensation de cette eau fraîche, miss Sullivan
traça dans ma main restée vide le mot eau, d’abord lentement, puis plus vite. Je restais
immobile, toute mon attention concentrée sur les mouvements de ses doigts. Soudain il me
vint un souvenir imprécis comme de quelque chose oublié et d’un seul coup le mystère du
langage me fut révélé. Je savais maintenant que e-a-u désignait ce quelque chose de frais
qui coulait sous ma main. Ce mot avait une vie, il faisait la lumière dans mon esprit, qu’il
libérait en l’emplissant de joie et d’espérance. » (H. Keller, Histoire de ma vie, Paris, petite
bibliothèque Payot, 2001 (1904), p. 38)
 Ne pensons pas que Bertrand Russell aurait finalement raison. Ce n’est pas l’expérience
sensorielle, prélinguistique, de l’eau qui engendre le symbolique, ni même son réveil. Mais le réveil du
symbolique, qui fait revenir un "souvenir imprécis", se produit par on ne sait quel « miracle en
Alabama », dans le cadre ouvert par l’institutrice. Ce cadre juxtapose la sensation du tracé d’un
signifiant potentiel à même la main avec la sensation de l’eau.
 Le réveil a lieu à l'occasion d'un mot qu'Helen Keller possédait déjà en tant que mot avant
sa maladie. C'est la réactivation, la résurrection d'un mot. "Ce mot avait une vie, il faisait la
lumière dans mon esprit, qu’il libérait en l’emplissant de joie et d’espérance".
 Lorsque le mot est là, l'esprit est libéré de son assignation aux choses. Une brèche s'ouvre
alors entre les substances du monde et l'esprit et voilà qu'aussitôt la lumière s'y engouffre.
 Avoir un seul mot, c'est les avoir déjà possiblement tous et accéder ainsi au monde où vit l'esprit
et dont le signe par excellence est la joie. Avec le symbole et le monde, c'est aussi le temps vécu qui est
donné à l'homme (souvenir, espérance), en place d'un monde brut, perpétuellement présent, sans
horizon ni déploiement temporel :
 « Le langage re-produit la réalité. […] Le langage représente la forme la plus haute
d'une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons
par là, très largement la faculté de représenter le réel par un "signe" et de comprendre le
"signe" comme représentant le réel et donc d'établir un rapport de "signification" entre
quelque chose et quelque chose d'autre. (...) Entre la fonction sensori-motrice et la fonction
représentative, il y a un seuil que l'humanité seule a franchi. Car l'homme n'a pas été créé
deux fois, une fois sans langage et une fois avec le langage. » (E. Benveniste, PLG I, « Coup
d’œil sur le développement de la linguistique », p. 26-28).
 "L'homme a été créé avec le langage", il a été créé avec cette puissance du symbolique qui lui
procure capacité de représentation et de création. La dotation du langage crée l'homme créateur. La
Bible le marque par la mention que l'homme est créé à l'image du Créateur, c'est-à-dire lui-même
créateur. Dès que créé, il se voit confier la tâche de nommer les animaux.
 Nommée par la parole, la réalité nommée est appelée à être à la vie du symbole. La relation
d'image du Créateur concerne ainsi tout particulièrement le don de la parole, cette parole par qui s'est
engagée l'acte décisif du "Dieu dit" dans la création.
VIII) LES SIX FONCTIONS DU LANGAGE DANS LA COMMUNICATION (R. JAKOBSON)
 Le schéma de Jakobson a pour vertu d'établir simplement la complexité de la communication
langagière. Tout « procès linguistique » opère un « acte de communication verbale » dit Jakobson. À
ce titre, il suppose la mise en acte de six instances :
 1° un destinateur
 2° un destinataire
 Le destinateur adresse 3° un message au destinataire.
 Pour être compris, ce message doit être référé à un monde commun avec le destinataire,
ce contexte que linguistique et philosophie du langage appellent aussi 4° le référent.
 Il faut également 5° un code commun au destinateur et au destinataire.
 Enfin, Jakobson stipule la nécessité 6° d’un contact, à la fois canal de communication
physique mais aussi contact psychologique, pour que le message puisse être transféré.
 Ayant établi ce schéma à six termes, Jakobson introduit ensuite six fonctions linguistiques
associées à chacun de ces termes.
 D’un message à l’autre, selon sa structure, l’une de ces fonctions, la fonction prédominante,
vient au premier rang et les autres sont refoulées à la place de fonctions secondaires, sans toutefois être
abolies pour autant :
 « Chacun de ces six facteurs (destinateur, destinataire, contexte, message, contact, code)
donne naissance à une fonction linguistique différente. Disons tout de suite que, si nous
distinguons ainsi six aspects fondamentaux dans le langage, il serait difficile de trouver des
messages qui rempliraient seulement une seule fonction. La diversité des messages réside
non dans le monopole de l’une ou l’autre fonction, mais dans les différences de hiérarchie
entre celles-ci. La structure verbale d’un message dépend avant tout de la fonction
prédominante. » (R. Jakobson, « Linguistique et poétique», Essais de linguistique générale,
Éditions de minuit, 1936, p. 214)
 Les 6 fonctions :
1) LA FONCTION RÉFÉRENTIELLE
 La fonction référentielle renvoie au contexte de monde. Cette fonction référentielle ou
« cognitive » , vient en premier dans tout message, qui vise à parler du monde.
 Le discours scientifique et tout constat opéré par le langage sollicite un message où la fonction
référentielle domine.
 C’est cette fonction là que privilégiait Popper lorsqu’il disait : « Ce qui est en jeu dans le
langage humain, ce sont les propositions.
 Pour Jakobson, ce que Popper appelle « la proposition » n'est pas le tout du langage, mais
un message où la fonction cognitive de la communication est prépondérante.
 La fonction référentielle révèle la capacité symbolique des signes. Ricœur écrivait :
 « Par la fonction référentielle, le langage « reverse » à l'univers ces signes que la fonction
symbolique, à sa naissance, a rendus absents au monde.
2) LA FONCTION EXPRESSIVE
 La fonction expressive, aussi nommée « émotive », attire l’attention sur l’état subjectif du
destinateur.
 Elle communique une émotion.
 Lorsqu’elle domine, quoiqu’il dise, on entend surtout qu’il a peur, qu’il est joyeux, qu’il
est triste.
 Jakobson :
 « La fonction émotive, patente dans les interjections, colore à quelque degré tous nos
propos, aux niveaux phonique, grammatical et lexical. Si on analyse le langage du point de
vue de l’information qu’il véhicule, on n’a pas le droit de restreindre la notion d’information
à l’aspect cognitif du langage. »
 L'émotion est une dimension de l'intenté du discours, qui détermine la signification.
 Lorsque le message est pauvre d'un point de vue référentiel, comme dans "ce soir", la fonction
expressive se fait dominante dans le message.
3) LA FONCTION PHATIQUE
 La fonction phatique est première dans des messages qui « servent essentiellement à établir,
rétablir, prolonger ou interrompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne »
 Par exemple :
 «allo, allo, vous m’entendez », ou « je vois que vous ne m’écoutez pas !»
4) LA FONCTION CONATIVE
 La fonction conative vient en première place dans des propositions qui visent à agir sur le
destinataire comme un ordre, une prière, une promesse.
 Le message ne cherche pas à décrire le monde, il n'est donc pas susceptible d'être vraie ou fausse,
mais il a pour visée un certain effet sur le destinataire :
 « L’orientation vers le destinataire, la fonction conative, trouve son expression
grammaticale la plus pure dans le vocatif et l’impératif, qui, du point de vue syntaxique,
morphologique, et souvent même phonologique, s’écartent des autres catégories nominales
et verbales. Les phrases impératives diffèrent sur un point fondamental des phrases
déclaratives : celles-ci peuvent et celles-là ne peuvent pas être soumises à une épreuve de
vérité. Quand, dans la pièce d’O’Neill, La Fontaine, Nano « (sur un violent ton de
commandement) » dit « Buvez ! », l’impératif ne peut pas provoquer la question « est-ce vrai
ou n’est-ce pas vrai ?» » (R. Jakobson, «Linguistique et poétique», ibid., p. 216)
 Note : Il me semble qu’Aristote avait mentionné cette fonction dans l’Éthique ou dans les
Politiques
5) LA FONCTION MÉTALINGUISTIQUE
 Comme le préfixe « méta » l’indique, un message à dominante métalinguistique porte sur la
langue, ou sur le code.
 Dans la communication biologique, le code est biologiquement déterminé, mais puisque
dans la communication linguistique les signifiés sont "arbitraires", ils demandent sans cesse à
être définis, précisés.
 Le métalinguistique pose un grand problème logique et donc philosophique.
 Parlant nous passons notre temps à définir les mots et donc à poser des équivalences entre des
mots et d’autres mots, mais rien ne garantit logiquement l’identité des uns aux autres.
 « l’équivalence dans la différence est le problème cardinal du langage et le principal objet
de la linguistique » (R. Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction », ibid., p. 80).
 L’équivalence dans la différence, c'est non seulement troquer sans cesse des mots contre des
mots, dans la parole dans l'interprétation, mais c'est également l'opération de la substitution d'un
mot à une chose. C’est aussi le problème de la traduction, qui serait actif selon Jakobson dès
l’intérieur de la langue.
 Traduction intra-linguistique et traduction inter-linguistique doivent surmonter la même
impossibilité logique : celle d’une équivalence dans la différence, une équivalence sans
certitude d’identité entre termes traduits.
 Chaque fois qu’un terme est défini par d’autres termes, dans une notice de dictionnaire
par exemple, s’engage le paradoxe d’une équivalence sans adéquation, dans la différence,
ce qui constitue la difficulté pratique et théorique à laquelle s’affronte toute traduction de
mots d’une langue dans une autre.
 Le philosophe Quine disait que pour prouver l’adéquation d’une traduction, sa vérité, il
faudrait pouvoir comparer le texte source et le texte cible à un tiers-texte de référence,
dégagé de toute langue ; ce qui est bien sûr impossible
6) LA FONCTION POÉTIQUE
 La fonction poétique domine lorsque le message se tourne vers le message lui-même. En
oubliant un peu ou beaucoup le monde.
 « La mise en relief du message par lui-même , dit Jakobson, caractérise la fonction poétique »
 Par exemple. "La terre est bleue comme une orange" (P. Éluard). Ici le message prend de
la consistance à être en partie déconnecté du référent. Éluard est poète. Mais l’approche que
Jakobson produit du poétique ne se limite pas à la poésie, il loge l’art poétique à l’enseigne
du langage lui-même :
 « (…) la poésie ne consiste pas à ajouter au discours des ornements rhétoriques : elle
implique une réévaluation totale du discours et de toutes ses composantes quelles qu’elles
soient. En Afrique, un missionnaire blâmait ses ouailles de ne pas porter de vêtements. « Et
toi-même », dirent les indigènes, en montrant sa figure, « n’es-tu pas, toi aussi, nu quelque
part ? » « Bien sûr, mais c’est là mon visage ». « Eh bien » répliquèrent-ils, « chez nous,
c’est partout le visage ». Il en va de même en poésie : tout élément linguistique s’y trouve
converti en figure du langage poétique.»(R. Jakobson, «Linguistique et poétique», Essais de
linguistique générale, Éd. de minuit, 1963, p. 248)
 Pour Jakobson, le poétique n’est pas un mode extraordinaire du langage ordinaire, mais une
fonction du langage toujours à l’œuvre, dans tout message, et qui émerge plus particulièrement et se
révèle alors lorsque la fonction poétique devient dominante :
 « La visée du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour son propre compte, est
ce qui caractérise la fonction poétique du langage. Cette fonction ne peut être étudiée avec profit si on
perd de vue les problèmes généraux du langage, et, d’un autre côté, une analyse minutieuse du
langage exige que l’on prenne sérieusement en considération la fonction poétique. Dans les autres
activités verbales elle ne joue qu’un rôle subsidiaire, accessoire. Cette fonction, qui met en évidence le
côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des
objets. Aussi, traitant de la fonction poétique, la linguistique ne peut se limiter au domaine de la
poésie. »
 Dans sa fonction poétique, le message tourne la langue (parlée) vers elle-même .
 Coté palpable : La fonction poétique porte dans tout message, selon la position forte ou effacée
qu’elle y occupe, la révélation de la langue comme telle.
 La fonction poétique du langage, tournée vers la langue,
 versus la fonction cognitive, tournée vers le monde —> cette opposition du poétique et
du cognitif, éclaire également de manière linguistique le problème de la traduction.
 Les messages à dominante cognitive, tournés vers le monde, sont aisément traductibles.
D’une langue à l’autre, le référent en effet n’est-il pas le même ?
 Mais les messages centrés sur une langue et ses effets de signifiants (mots d’esprit etc.)
résisteront au contraire à se laisser traduire.
 Lorsque domine la fonction poétique du langage, l’être médiateur des signes se montre, lui qui se
fait d'habitude invisible dans le face à face de l’esprit et du monde. Mais lorsque le signe n’est plus
tourné vers un objet du monde qu’il désigne, le fonctionnement habituel de la référence s’en trouve
bouleversé.
 Selon Jakobson, un message à dominante poétique n’abolit pas tout à fait la référence, car
toujours les signes parlent du monde, mais la référence se trouve comme dédoublée entre le monde
des objets et l’univers des signes.
 Dans les messages à dominante poétique, le sens est pris en tension entre sa référence
« naturelle » au monde et son adresse à un univers de sens ouvert par le message lui-même, univers
de sens dont les récits de fiction nous donnent une idée plus concrète.
 Le sens devient alors ambigu du fait d'un brouillage induit par le dédoublement de la
référence, lequel est souvent corrélatif d’un dédoublement des autres instances de la
communication linguistique :
 « L’ambiguïté est une propriété intrinsèque, inaliénable, de tout message centré sur lui-
même, bref c’est un corollaire obligé de la poésie (...) Non seulement le message lui-même,
mais aussi le destinateur et le destinataire deviennent ambigus (…) La suprématie de la
fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (…), mais la rend
ambiguë. A un message à double sens correspondent un destinateur dédoublé, un
destinataire dédoublé, et, de plus, une référence dédoublée – ce que soulignent nettement,
chez de nombreux peuples, les préambules des contes de fée : ainsi, par exemple, l’exorde
habituel des conteurs majorquins : « cela était et cela n’était pas » » (R. Jakobson, «
Linguistique et poétique», ibid., p. 239).
 La référence est dédoublée parce que le monde n’est pas aboli, alors qu’un autre monde, en
l’occurrence celui du conte, celui de la fiction, a surgi.
 La poésie nous révèle qu’entre le monde brut d'une part, où les vivants communiquent par
signaux, et l’esprit d'autre part, les signes sont toujours là. Ils y manifestent leur présence ensemble si
familière et pourtant si énigmatique.
IX) LE SUJET DU LANGAGE. EST « JE » QUI DIT "JE" (E. BENVENISTE)
 Le fait de parler une langue la transforme. Les langues, qui demeurent fixées dans un état stable,
sont langues « mortes », de n'être plus parlées au sein d'une communauté linguistique.
 La cause d'une telle transformation est la parole.
 Considérons ce lien intime et réciproque de la subjectivité au langage. Comprendre que le
langage n'est pas seulement une œuvre de l'homme parlant, il l'est en tant que langue, mais que
l'homme est lui aussi façonné par la parole.
 S'il était avéré que la parole nous fait, ou plutôt qu'elle a pouvoir de nous transformer, le langage
agirait dans l'ordre de notre être sujet avec l'autre sujet, notre être dans l'intersubjectivité, le politique.
 C'était déjà la conviction d'Aristote dans Les Politiques que le logos (langage au sens
politique et d'abord sens de l'un) est la source du politique, à l'origine de la famille et de la
cité.
 Le symbolique, c'est-à-dire le langage en son pouvoir essentiel de nomination, de
représentation, soit une puissance de formation du lien politique, notons que cela était déjà inscrit,
gravé, dans le sens grec ancien de sumbolon :
 « Sumbolon, de sum-ballo, « jeter ensemble » (c’est « ensemble » qu’il faut souligner) a
un sens (…) précis. C’est (…) un « signe de reconnaissance, Le rapport entre le tout et les
parties matérielles d’un sumbolon est ainsi le signe visible d’une convention entre des
parties contractantes. »
 Dans le champ des philosophies du sujet, il faut attendre à Soi-même comme un autre de Paul
Ricœur pour rencontrer un essai de théorie du sujet avec l'autre, un sujet en incessante métamorphose,
offert à l'efficace du symbolique
 Si la linguistique générale jouit d'un accès privilégié à l'intersubjectivité, c'est que le langage
n'est réel que comme discours et que le discours est toujours un acte de communication (cf. schéma de
Jakobson), même proféré dans la solitude par sa structure même, il est adressé
 Il s'agit alors de concevoir linguistiquement le sujet, c'est-à-dire de considérer le sujet
comme parlant, le sujet parlant, ou pour le dire d'un terme de linguistique générale, le sujet
de l'énonciation
1) L’ÉNONCIATION
 Le « linguiste général » de l'énonciation est Benveniste. Il se saisit en linguiste général non
seulement du discours mais de l'acte du parlant comme tel, dans une linguistique non pas seulement de
l'énoncé mais de l'énonciation elle-même
 L'énonciation est le phénomène de production des énoncés du discours
 Il s’agit de cet acte individuel d’effectuation du langage, désigné habituellement par la
notion de « parole ».
 Mais « parole », le terme signifie aussi bien le dire que le dit, aussi bien l’énonciation que
l’énoncé qu’elle produit. La notion d’énonciation est plus précise. Elle désigne la parole en
son acte et non en son résultat (pas quod dicitur, mais l’actus dicendi )
 « Il s'agit ici d'un mécanisme total et constant qui, d'une manière ou d'une autre, affecte
la langue entière. La difficulté est de saisir ce grand phénomène, si banal qu'il semble se
confondre avec la langue même, si nécessaire qu'il échappe à la vue. L'énonciation est cette
mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation. Le discours, dira-t-
on, qui est produit chaque fois qu'on parle, cette manifestation de l'énonciation, n'est-ce
pas simplement la "parole" ? Il faut prendre garde à la condition spécifique de
l'énonciation ; c'est l'acte même de produire un énoncé et non le texte de l'énoncé qui est
notre objet. » (E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale II, « L'appareil formel de
l'énonciation », p. 80)
 La difficulté évoquée ici par Benveniste pour l'étude de l'énonciation est que l’énonciation est
linguistiquement silencieuse et invisible.
 Comment se saisir alors linguistiquement de l'énonciation, si elle reste muette ?
 Il faut rechercher les effets de l’énonciation dans le discours. L'énonciation est
silencieuse mais elle agit.
2) L'INSTANCE DE DISCOURS ET LES MARQUES LINGUISTIQUES DE L'ÉNONCIATION
 Ce regard posé sur le discours, en tant qu’événement produit par quelqu’un de manière unique,
dans un temps et un lieu, et autres éléments de contexte, Benveniste l'exprime en un concept
méthodologique : l’"instance de discours".
 cette notion déclare une attention théorique, un certain regard porté sur l'énoncé, le
regarder comme produit d’une énonciation :
 « La relation du locuteur à la langue détermine les caractères linguistiques de
l'énonciation. On doit l'envisager comme le fait du locuteur (…) et dans les caractères
linguistiques qui marquent cette relation (...) Avant l'énonciation, la langue n'est que la
possibilité de la langue. Après l'énonciation, la langue est effectuée en une instance de
discours, qui émane d'un locuteur. » (E. Benveniste, PLG II, « L'appareil formel de
l'énonciation », p. 79)
 L'énonciation est l'acte toujours unique en lequel quelqu'un se saisit du système de la langue, et
« l’embraye » dit aussi Jakobson, selon cette métaphore qui voit la langue comme moteur, tournant à
vide avant d’entraîner le train du discours.
 L’acte d’ « embrayage » est un événement qui laisse des marques dans le discours.
 Jakobson appelle « shifters » (embrayeurs) les marques formelles de l’énonciation dans
le discours.
 Regarder l'énoncé comme "instance de discours", c'est-à-dire comme produit d'une
énonciation, c'est :
 Le considérer non pas isolé en lui-même, mais dans son contexte réel de discours.
 Le regarder dans le viseur de l'énonciation qui le porte au langage.
 D'un point de vue cognitif, celui de ce qu'il faut savoir pour comprendre un énoncé, il s'agit dans
l'attention aux marques formelles de l'énonciation de se laisser alerter de ce qui manque à la
signification de l'énoncé considéré en lui-même pour le comprendre pleinement, tous ces éléments de
contexte qui seuls permettent d'accéder à la signification pleine et entière :
 L'énoncé déclare cela. Mais qui dit cela, à qui, quand cela a-t-il été dit, où etc. ?
 Sans cesse nous complétons le sens des énoncés par des informations que l'énoncé ne déclare
pas mais dont certains de ses signes signalent l'absence.
 Citons ainsi une définition épistémologique de l'énonciation proposée par Bruno Latour,
philosophe, spécialiste en particulier d'épistémologie, au sens de la critique des savoirs :
 « Il est devenu traditionnel d’appeler « énonciation » l’ensemble des éléments absents
dont la présence est néanmoins présupposée par le discours grâce à des marques qui aident
le locuteur compétent à les rassembler afin de donner un sens à l’énoncé. » (B. Latour, «
Petite philosophie de l’énonciation », Texto (revue en ligne), juin 2006, vol. XI, n°2).
 Les signes ou marques formelles de l'énonciation sont en eux-mêmes pauvres
"apophantiquement", c'est pourquoi une théorie de la signification tournée uniquement vers la
constitution "universelle" du sens tendra à les ignorer.
 Ces signes ou marqueurs formels de l'énonciation, quels sont-ils ? Par exemple :
 « La phrase "Jean sera ici dans deux heures" a bien une signification dans la langue,
compréhensible a tout sujet parlant français ; c'est cette signification qu'on peut traduire en
d'autres langues, sans qu'aucune information supplémentaire soit nécessaire. Mais dès lors
que cette phrase devient un énoncé, elle commence à se référer à une personne, à un temps,
à un lieu, qui peuvent ne pas être les mêmes lors d'une autre énonciation de la même
phrase. »(T. Todorov, Symbolisme et interprétation, Seuil, 1978, p. 10).
 Dans cette phrase "Jean sera ici dans deux heures" en tant qu'énoncée, la première marque
formelle de l'énonciation est (selon le critère de l'information qui manque pour comprendre cet
énoncé et des marques qui signalent ce manque), le signe "ici", qui indique le lieu d'où l'énoncé est
prononcé.
 L'information qui manque est : « ici, c'est où ? »
 "Ici" est un "déictique", un index local, il fait signe vers le lieu de l'énonciation. Notons qu'en
français, ici a toujours ce statut, alors que "là" peut être une marque de l'énonciation ou pas :
 « si ici est en français standard toujours déictique là peut soit l'être soit ne pas l'être.
L'existence de déictiques a des conséquences théoriques importantes. Selon E. Benveniste,
ils constituent une irruption du discours à l'intérieur de la langue. » (O. Ducrot, J.M.
Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995,
p. 310)
 Ensuite vient le "dans deux heures" : l'indice est temporel. Pour savoir quand viendra Jean, il
faut savoir quand cette phrase a été énoncée. L'énonciation est l'instant où le chronomètre se met en
route. L'énonciation comme point de référence du temps, comme position du temps, "chronothèse".
 C'est un apport majeur pour penser le présent. Comment définir le présent, le maintenant,
sinon par la présence actuelle d'un sujet qui peut dire "à présent" ou "dans deux heures" :
 « (…) la création la plus géniale de toute la théorie linguistique du XX° siècle : la théorie
de l’énonciation de Benveniste. Grâce aux indicateurs de l’énonciation la langue se réfère à
sa propre effectuation, à la pure instance du discours en acte, et cette capacité de se référer
à la pure présence de l’énonciation coïncide, pour Benveniste, avec la chronothèse, avec
l’origine de toute représentation du temps dont celle-ci constitue le point de référence
axial. » (G. Agamben, Le temps qui reste, Rivages, 2000, p. 111).
 Il nous manque encore les indices principaux de l'énonciation, qui organisent tout l'appareil
formel de l'énonciation à l'intérieur de l'énoncé vu comme instance de discours, i. e. produit d'une
énonciation.
 Dans "Jean sera ici dans deux heures", ces indices ne sont pas énoncés, pas
explicitement. Sous-entendu : "je te (vous) dis que Jean sera ici dans deux heures".
 La 1° marque formelle de l'énonciation est le "je". Le "je" énoncé renvoie au Je énonçant, le
sujet d'énonciation de l'énoncé comme instance d'énonciation. Mais parler, c'est de plus toujours parler
à quelqu'un même en son absence. Tout Je énonçant implique un Tu écoutant.
 La 2° marque de l'énonciation est le "tu" :
 « Immédiatement, dès (que le locuteur) se déclare locuteur et assume la langue, il
implante l'autre en face de lui, quel que soit le degré de présence qu'il attribue à cet autre.
Toute énonciation est, explicite ou implicite, une allocution, elle postule un allocutaire." (E.
Benveniste, PLG II, « L'appareil formel de l'énonciation », p. 82)
 « La référence constante et nécessaire à l'instance de discours constitue le trait qui unit
à je/tu une série d' « indicateurs » (...) Tels sont d'abord les démonstratifs, ce, etc. dans la
mesure où ils sont organisés corrélativement aux indicateurs de personne (...) Ce sera l'objet
désigné par ostension simultanée à la présente instance de discours, la référence implicite
dans la forme (…) l'associant à je, à tu. Hors de cette classe, mais au même plan et associés
à la même référence, nous trouvons les adverbes ici et maintenant. On mettra en évidence
leur relation avec je en les définissant : ici et maintenant délimitent l'instance spatiale et
temporelle coextensive et contemporaine de la présente instance de discours contenant je.
Cette série n'est pas limitée à ici et maintenant ; elle s'accroît d'un grand nombre de termes
simples ou complexes procédant de la même relation : aujourd'hui, hier, demain, dans trois
jours, etc. Il ne sert de rien de définir ces termes et les démonstratifs en général par la
deixis, comme on le fait, si l'on ajoute pas que la deixis est contemporaine de l'instance de
discours qui porte l'indicateur de personne ; de cette référence le démonstratif tire son
caractère chaque fois unique et particulier, qui est l'unité de l'instance de discours à laquelle
il se réfère. L'essentiel est donc la relation entre l'indicateur (de personne, de temps, de lieu,
d'objet montré, etc.) et la présente instance de discours. » (E. Benveniste, PLG I, « La nature
des pronoms », p. 253)
 Les signes "je" et "tu" sont des drôles de signe. Ils ne renvoient :
 ni à une idée abstraite,
 ni ne sont attribués de manière stable à quelque substance, objet, personne, comme le
signe "Jean", par exemple.
 Ils renvoient à un acte d'énonciation, un événement de subjectivité. Et un sujet n'a d'existence
qu'actuelle.
 "Je" et "tu" sont des marques vides, que tout sujet peut et doit s'approprier (explicitement
ou implicitement) dès lors qu'il prend la parole. "Je" signifie "la personne qui énonce la
présente instance de discours contenant je"". "Tu" signifie la personne à qui s'adresse "la
présente instance de discours contenant l'instance linguistique tu" :
 « On peut imaginer un texte linguistique de grande étendue – un traité scientifique par
exemple – où je et tu n’apparaîtraient pas une seule fois ; inversement il serait difficile de
concevoir un court texte parlé où ils ne seraient pas employés (…) On relèvera une propriété
fondamentale, et d’ailleurs manifeste, de je et de tu dans l’organisation référentielle des
signes linguistiques. Chaque instance d’emploi d’un nom se réfère à une notion constante et
« objective », apte à rester virtuelle ou à s’actualiser dans un objet singulier, et qui demeure
toujours identique dans la représentation qu’elle éveille. Mais les instances d’emploi de je
ne constituent pas une classe de référence, puisqu’il n’y a pas d’ « objet » définissable
comme « je » auquel puissent renvoyer identiquement ces instances. Chaque « je » a sa
référence propre, et correspond chaque fois à un être unique posé comme tel. Quelle est
donc la « réalité » à laquelle se réfère je ou tu ? Uniquement à une réalité de discours qui
est chose très singulière. « Je » ne peut être défini qu’en termes de « locution », non en
termes d’objets, comme l’est un signe nominal. « Je » signifie : « la personne qui énonce la
présente instance de discours contenant –je- ». Instance unique par définition, et valable
uniquement dans son unicité. Si je perçois deux instances successives de discours contenant
« je », proférées de la même voix, rien encore ne m'assure que l'une d'elles ne soit pas un
discours rapporté, une citation où « je » serait imputable à un autre. Il faut donc souligner
ce point : « je » ne peut être identifié que par l'instance de discours qui le contient et par là
seulement. Il ne vaut que dans l'instance où il est produit (252) (...) Si chaque locuteur, pour
exprimer le sentiment qu'il a de sa subjectivité irréductible, disposait d'un "indicatif" distinct
(au sens où chaque station radiophonique émettrice possède son "indicatif" propre), il y
aurait pratiquement autant de langues que d'individus et la communication deviendrait
strictement impossible. À ce danger le langage pare en instituant un signe unique, mais
mobile, je, qui peut être assumé par chaque locuteur à condition qu'il ne renvoie chaque fois
qu'à l'instance de son propre discours. Ce signe est donc lié à l'exercice du langage et
déclare le locuteur comme tel. C'est cette propriété qui fonde le discours individuel, où
chaque locuteur assume pour son propre compte le langage entier. L'habitude nous rend
facilement insensibles à cette différence profonde entre le langage comme système et le
langage assumé comme exercice par l'individu. Quand l'individu se l'approprie, le langage
se tourne en instances de discours, caractérisées par ce système de références internes dont
la clef est je (255). » (E. Benveniste, PLG I, « La nature des pronoms », p. 251-255)
 Considérer la subjectivité au prisme du langage change le regard sur la subjectivité, tout comme
cela change le regard sur la pensée, disions-nous (le sensé ne peut plus être décorporé du sensible).
 Ce qui surgit maintenant est ce lien constitutif du sujet comme sujet parlant ou sujet
énonçant, sujet de l'énonciation, et de l'énoncé, tel que constitué dans sa structure de langue. Une
structure qui s'impose au sujet.
3) EST SUJET QUI DIT "JE"
 Le sujet en tant qu'énonçant doit sans cesse passer sous les fourches caudines de la langue. Pour
être, il lui faut porter le joug de la langue. Voilà le sujet lié à la langue dans son fonctionnement
discursif. Et le sujet ne peut pas en sortir indemne. Comment est-il constitué comme sujet parlant
sachant qu'il parle la langue ?
 Nous disions en introduction à cette séquence que le fait de parler une langue la transforme.
 La cause d'une telle transformation est la parole, qui en tant que vie est à l'étroit dans les
significations établies de la langue. Elle les déplace.
 Mais la parole elle-même ne sort pas indemne d'une mise en œuvre de la langue.
 L'effet de la langue sur la parole se visibilise à considérer le sujet de l'énonciation dans son
lien au sujet de l'énoncé. Voilà qui rend déjà possible une définition linguistique de la subjectivité :
 « Je » est « l’individu qui énonce la présente instance de discours contenant l'instance
linguistique « je » ».
 Par conséquent, en introduisant la situation d'"allocution", on obtient une définition symétrique
pour « tu » :
 « l'individu allocuté dans la présente instance de discours contenant l'instance linguistique
tu ». » (E. Benveniste, PLG I, « La nature des pronoms », p. 253)
 Autrement dit : « Est Je qui dit je » ou « est ego celui qui dit ego.
 S'il y a de l'énoncé, il y a de l'énonciation et donc du sujet.
 Pour mieux entendre l’originalité philosophique d’une telle formule, souvenons-nous de la
maxime tacitement prononcée par les théories classiques du sujet. Chez Descartes et Kant, elles
déclarent à l’inverse un : « peut dire « je » celui qui est Je » » (pour pouvoir parler, il faut être sujet).
 « Qui est Je dit je ».
 Mais si "Est Je qui dit "je"" : le sujet pour être qui il est en passe par l'effectuation de la
langue. Il est un sujet qui devient qui il est en parlant.
 Chez Descartes et Kant, nous avons une constitution anhistorique du sujet et qui n'est pas
essentiellement prise dans la constitution de la langue. Ici la constitution du sujet est liée à
la langue dans son exercice, et comme la mise en œuvre de la langue se déploie dans le
temps, le sujet est doté d'une constitution historique.
 Est Je qui dit "Je". Voir ainsi le langage comme puissance ontologisante qui fait le sujet, cela
désavoue comme insuffisante toute conception du langage qui voit en lui l’instrument de la pensée et
de la communication inter-humaine, entre des sujets toujours déjà constitués.
4) IV. LE LANGAGE, « INSTRUMENT » D'INTERSUBJECTIVATION
 Le langage, dit Benveniste, n’est pas, selon une conception très répandue, un « instrument de
communication », mais il constitue bien plus radicalement le sujet comme communiquant :
 « Si le langage est, comme on dit, instrument de communication, à quoi doit-il cette
propriété ? La question peut surprendre, comme tout ce qui a l'air de mettre en question
l'évidence, mais il est parfois utile de demander à l'évidence de se justifier (...) En réalité, la
comparaison du langage avec un instrument, et il faut bien que ce soit avec un instrument
matériel pour que la comparaison soit simplement intelligible, doit nous remplir de
méfiance, comme toute notion simpliste au sujet du langage. Parler d'instrument, c'est mettre
en opposition l'homme et la nature. La pioche, la flèche, la roue ne sont pas dans la nature.
Ce sont des fabrications. Le langage est dans la nature de l'homme qui ne l'a pas fabriqué.
Nous sommes toujours enclins à cette imagination naïve d'une période originelle où un
homme complet se découvrirait un semblable également complet, et entre eux, peu à peu, le
langage s'élaborerait. C'est là pure fiction. Nous n'atteignons jamais l'homme réduit à lui-
même et s'ingéniant à concevoir l'existence de l'autre. C'est un homme parlant que nous
trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la
définition même de l'homme (...) Pour que la parole assure la "communication", il faut
qu'elle y soit habilitée par le langage, dont elle n'est que l'actualisation. En effet, c'est dans
le langage que nous devons chercher la condition de cette aptitude. » (E. Benveniste, PLG I,
« De la subjectivité dans le langage », p. 259).
 Parlant d'instrument, s’il fallait maintenir la notion inadéquate d’instrument, le langage serait
« instrument » (ou plus justement « puissance ») de subjectivation du sujet en intersubjectivité et c'est
pourquoi les sujets communiquent et se communiquent par et dans le langage.
 Le langage est puissance d’ « intersubjectivation ». Pour le comprendre, revenons au « est
Je qui dit « je »». Or parlant sa langue, celui qui dit « je » ne peut pas ne pas dire « tu », à son
gré ou contre son gré, puisque dès qu’il « assume la langue, il implante l'autre en face de lui,
quel que soit le degré de présence qu'il attribue à cet autre ».
 Ainsi, en mettant en acte la langue, il se constitue lui-même comme sujet en intersubjectivité :
« est Je qui dit « tu » ». Et c’est parce que parlant, sans cesse « implantant l’autre en face de lui », le
sujet se constitue sujet en intersubjectivité dans et par le langage, que le langage assumera aussi en
conséquence une fonction de communication entre les sujets.
 Mais, étant prise dans la constitution des sujets en intersubjectivité, la communication inter-
humaine est d’une drôle de nature. Il ne s’agit pas de cette injonction à l’action qui définit la
communication biologique et informative.
 Il y va en elle de l’être des sujets (« est Je qui dit « tu » »), d’un don d’être ou plutôt
d’une privation d’être, puisque dire « je », c’est dire « tu » et opérer ainsi la place du « tu »
en soi.
 C’est sans doute pour cela qu’il est si difficile et si périlleux de prendre la parole. Toute prise de
parole engage un certain consentement et/ou une certaine réticence à exister en présence de l’autre :
 « C'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet, parce que le
langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l'être, le concept d'"ego ". La
"subjectivité" dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme "sujet".
Elle se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d'être lui-même (ce sentiment, dans
la mesure où l'on peut en faire état, n'est qu'un reflet), mais comme l'unité psychique qui
transcende la totalité des expériences vécues qu'elle assemble et assure la permanence de la
conscience. Or nous tenons que cette "subjectivité", qu'on la pose en phénoménologie ou en
psychologie, comme on voudra, n'est que l'émergence dans l'être d'une propriété
fondamentale du langage. Est "ego" qui dit "ego". Nous trouvons là le fondement de la
subjectivité, qui se détermine par le statut linguistique de la personne. La conscience de soi
n'est possible que si elle s'éprouve par contraste. Je n'emploie je qu'en m'adressant à
quelqu'un qui sera dans mon allocution un tu. C'est cette condition de dialogue qui est
constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans
l'allocution de celui qui à son tour se désigne par je. C'est là que nous voyons un principe
dont les conséquences sont à dérouler dans toutes les directions. Le langage n'est possible
que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je
dans son discours (...) La polarité des personnes, telle est dans le langage la condition
fondamentale, dont le procès de communication, dont nous sommes partis, n'est qu'une
conséquence toute pragmatique. Polarité d'ailleurs très singulière en soi, et qui présente un
type d'opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage, l'équivalent. Cette
polarité ne signifie pas égalité ni symétrie : "ego" a toujours une position de transcendance
à l'égard de tu ; néanmoins aucun des deux termes ne se conçoit sans l'autre ; ils sont
complémentaires, mais selon une opposition "intérieur/extérieur", et en même temps, ils sont
réversibles. Qu'on cherche à cela un parallèle ; on n'en trouvera pas. Unique est la
condition de l'homme dans le langage. Ainsi tombent les vieilles antinomies du "moi" et de
"l'autre", de l'individu et de la société. Dualité qu’il est illégitime et erroné de réduire à un
seul terme originel, que ce terme unique soit le "moi", qui devrait être installé dans sa
propre conscience pour s'ouvrir à celle du prochain, ou qu'il soit au contraire la société, qui
préexisterait à l'individu et d'où celui-ci ne se serait dégagé qu'à mesure qu'il acquérait la
conscience de soi. C'est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les
définissant par relation mutuelle qu'on découvre le fondement linguistique de la subjectivité
(259-260) (...) Bien des notions en linguistique, peut-être même en psychologie apparaîtront
sous un jour différent si on les rétablit dans le cadre du discours, qui est la langue en tant
qu'assumée par l'homme qui parle, et dans la condition d'intersubjectivité, qui seule rend
possible la communication linguistique (266). » (E. Benveniste, PLG I, « De la subjectivité
dans le langage »).
 Toute conception de l'homme qui oppose "l'individu" (qui est une fiction de l'individualisme) et
le collectif, la liberté individuelle et la loi est erronée. Le contrat social selon Rousseau, où des
individus libres et solitaires décident de se fédérer pour faire cesser la violence du droit du plus fort
dans l'état de nature, est une pure fiction : l’homme seul, parlant, n’existe pas.
 Langage et société sont cooriginaires et ne sont l'effet d'aucune décision des sujets. Il n'y a de
sujet humain qu'institué par l'institution politique.
 Le langage dans l'exercice de sa puissance symbolique est l’instituant conjoint du sujet avec
l'autre sujet, facture du politique.
 Le symbolique en acte cause l'institution intersubjective de l'humain dans une communauté
de parlants.
X) QU'EST-CE QUE JE FAIS EN PARLANT ? (J-L. AUSTIN)
 Voici un autre chapitre majeur de la philosophie du langage des langues, lequel s'est écrit en
contexte de l'empirisme anglo-saxon, la dite "pragmatique du langage ordinaire".
 Il s'agit d'une variante ou plutôt d'une déviance de l'empirisme logique dans sa version
contemporaine d'après Gottlob Frege et le Cercle de Vienne.
 Déviance car l'empirisme s'inscrit dans une tradition naturaliste, qui valorise plutôt un
langage formalisé, instrument de la pensée logique.
1) COMMENT FAIRE DES CHOSES AVEC DES MOTS ?
 Un langage agissant sur le contexte, c'est subversif au sein d'une tradition philosophique de
philosophie de la physique (d'Aristote à l'empirisme anglo-saxon) qui donne un privilège à la
proposition.
 une proposition (logos apophantikos) est pour Aristote susceptible d'être vraie ou fausse.
 Austin va explorer les possibilités d'un agir par la parole, qui ne fait pas que constater le monde
mais qui agit sur lui et ce faisant le modifie. L'intérêt s'est alors déplacé du contexte naturel au monde
vécu et vécu en commun, au contexte sociétal :
 « La conception « représentationniste » ou « sémantique » du langage » conduit, comme
l'a clairement exprimé le premier tenant de cette conception, Aristote, à renvoyer au non-être
les paroles de la vie en société, le logos politique, comme la prière, ou le souhait, ou l'ordre
 Dans ce cas, ce qui n'est pas vrai n'a pas d'être.
 Austin va résister à cette conception "représentationniste" du langage, qui domine dans le
courant philosophique où il s'inscrit.
 Il a la conviction que le plus quotidien dans le langage, le langage politique des prières,
des promesses et des ordres, recèle un enseignement, qui n’a rien de banal et concerne la
philosophie.
 Et puisque tout commence dans la pensée par la nomination, Austin commence par changer la
terminologie :
 Pour récuser la coupure proposition (être) / non-proposition (non-être), il faut d'abord
faire passer ce que signifie "proposition" (l'apophansis, donc affirmatif) du statut de nom au
statut d'adjectif, attribué à une énonciation. Austin emploie à cet effet le mot
"énonciation"(Utterances), qui centre l'attention théorique sur le sujet parlant.
 Il y a des énonciations performatives et constative
2) L'ÉNONCIATION CONSTATIVE, L'ÉNONCIATION PERFORMATIVE
 La proposition n'est qu'une catégorie d'énonciation qui constate quelque chose ou un état de
faits. C'est une "énonciation constative"
 La notion d'énonciation constative en lieu et place de celle de proposition recentre l'attention
théorique sur le sujet parlant, le sujet agissant par le langage.
 Mais il existe aussi d'autres types de réussite ou d'échec, qui ne sont pas de l'ordre de la
représentation, et partant des énonciations non constatives :
 « Agir (…) c’est toujours accomplir quelque chose en fonction d’une certaine
normativité déterminant le terme de l’action : ce qui doit être accompli. Si le terme n’est pas
atteint, l’action rate. Dès lors, si Austin montre que le langage est susceptible d’échec, il en
fait par là même une action au sens propre du terme » (B. Ambroise)
 « [Les énoncés performatifs] ont la forme grammaticale d’assertions, et si l’on suit une
analyse logique, ils devraient avoir pour vocation de décrire ou de représenter le monde.
Pourtant l’échec qui le cas échéant peut les affecter n’est pas un échec représentationnel. »
 Les énonciations performatives ne constatent pas un être qui leur serait extérieur, car leur
performance ne consiste pas simplement à dire quelque chose, (le constater) mais elles font être ce
qu’elles disent, parce que leur dire est un faire
 (i.e. un faire d'institution qui transforme le contexte social et intersubjectif).
 ces énonciations, dans leur forme canonique, se présentent sous la forme verbale de la 1°
personne du singulier de l’indicatif présent
 Un performatif n’adapte pas « constativement » nos mots au monde, mais à l’inverse, il
configure, il produit, il fait le monde humain par le moyen de nos mots, en tant que performateurs,
moyens d’action.
 Mais ces affirmations ne sont opératoires, et Austin y insiste par deux fois : que « dans
des circonstances appropriées ».
3) PAS D'APPROCHE ANALYTIQUE POSSIBLE DES « CIRCONSTANCES APPROPRIÉES »
 Il s’agit du contexte social précis, qui confère à ces phrases leur dimension d’acte.
 Dire « je vous parie six pence qu'il pleuvra demain » ne requiert pas d’autre institution
que celle du langage (et la fidélité à la parole donnée que le langage suppose).
 Par contre, il ne suffit pas de dire « oui, je prends cette femme comme épouse légitime »
pour qu’un mariage ait lieu : il faut que ce « oui » soit prononcé lors d’une cérémonie de
mariage, en présence des témoins, après que les bans aient été publiés, à condition de n’être
pas déjà marié etc.
 Les mots prononcés ne font l’acte qu’en contexte préparé à une modification du contexte
 Le contexte du performatif, les fameuses « circonstances appropriées », est social,
institutionnel.
 Dans la première occurrence de sa théorie du performatif en 1946 Austin modélise les «
circonstances appropriées » par la notion de « rituel »
 Un performatif comme un rite n'est ni vrai ni faux. Il est susceptible par contre de réussir ou
d'échouer.
 il n'y a donc pas de critère formel du performatif. Les "circonstances appropriées" ne tiennent pas
à l'affirmation performative, mais aux circonstances de l'énonciation.
4) LE PERFORMATIF IMPUR ET LA RÉFLEXIVITÉ DU PERFORMATIF
 Il ne faut pas attendre d'une affirmation qu'elle déclare les circonstances de son énonciation, et
cela moins encore du performatif que des affirmations constatives.
 Le performatif ne porte le plus souvent pas d’autre information que la déclaration de
l’acte en train de s’accomplir par son énonciation
 Il y a réflexivité sémantique du performatif sur l’action qu’il accomplit.
 Austin écarte à titre de « performatifs impurs », par exemple : « je suis désolé ». Cet énoncé
mi-performatif mi-constatif (d’un état intérieur), qu’on emploie en lieu et place d’une demande
formelle d’excuse, amoindrit la force performative du « je m’excuse » car il se peut que je ne sois pas
désolé.
 De plus la dimension cognitive du « je suis désolé » masque ce qui constitue
sémantiquement le performatif : la réflexivité de déclarer avec des mots l’acte que je suis en
train de poser en le disant. « Je m’excuse », ce disant, je le fais.
 Mais pourquoi rechercher ainsi le « pur performatif » ? Sa simple existence atteste la réalité
d’affirmations sensées et pourtant non constatives et, par conséquent, le performatif est porteur d’un
enseignement sur l’essence du langage. Il révèle par là son essentialité politique, institutionnelle.
5) L'ÉTHIQUE DE LA PAROLE
 La validité d’un performatif ne tient pas à la sincérité de celui qui l’agit dans une sorte de
constativité avec son état intérieur
 Si ces performatifs sont prononcés dans les circonstances appropriées, ils sont
parfaitement valides.
 Pour Austin, le performatif nous enseigne que la vision soi-disant profonde du langage, qui fait
tenir la validité du langage à sa correspondance à une disposition intérieure, n’a pas de pertinence
langagière, « véritative » (elle est pseudo-constative), sociale, et donc morale.
 Si la parole est dite (dans les circonstances appropriées), elle engage.
 Le performatif s’apparente à la ratification d’un contrat, à la signature d’un document.
 Comprendre le performatif comme une signature éclaire la réflexivité qui qualifie le
performatif : l’exécution d’un performatif lie le sujet de l’énonciation aux conséquences
institutionnelles de son énoncé.
 Après avoir identifié le performatif, qui concerne une classe d'affirmation à forte implication
institutionnelle, bloqué dans la "doctrine des échecs", qui est une impasse, étrange recherche dont il a
déclaré lui-même par avance l'impossibilité, Austin propose une autre théorie plus générale de l'action
par le langage.
6) LA THÉORIE DES ACTES DE LANGAGE
 Cette théorie des actes de langage relève en toute énonciation trois actes :
 1. ce qu’elle dit (acte locutoire)
 2. ce qu’elle fait en disant (acte illocutoire)
 3. les effets qu’elle induit (acte perlocutoire).
 L’acte locutoire, c’est ce qui est dit.
 Jean dit à Paul : «tu ne peux pas faire cela »
 L’acte illocutoire, c’est l’acte effectué en disant quelque chose :
 Jean proteste contre ce que Paul allait faire
 L’acte perlocutoire, c’est l’obtention de certains effets par la parole
 Jean dissuada Paul de faire ce qu’il avait l’intention de faire
 Venant du performatif, la dimension d'acte de langage introduite par le performatif se retrouve
ici au plan de l’acte illocutoire. La notion d’acte perlocutoire, quant à elle, est utile pour démarquer
le succès du performatif d’une mécompréhension courante.
 Un performatif réussi n’est pas une parole qui a certains effets (perlocutoires) dans le monde,
mais c'est un énoncé qui modifie le monde où il a lieu.
 Ainsi, un ordre émis « par qui de droit » institue le monde en monde de l’obéissance ou de
la désobéissance à cet ordre
 L'acte perlocutoire est langagièrement imprévisible, puisqu'il dépend de la réaction du
destinataire à l'acte de langage.
 Au terme de Quand dire, c'est faire, Austin a fourni les concepts pour une typologie des actes de
langage
 Ce programme inachevé est à l’origine de la théorie des actes de langage de John Searle, qui
recense les diverses valeurs illocutoires et les conditions, énoncées sous forme de règles, qui doivent
être respectées dans le cas de chacune de ces valeurs pour que l’acte soit valide, un projet qui jette une
certaine lumière critique sur le tournant de la démarche d’Austin.
 « La raison pour laquelle cette étude est centrée sur les actes de langage est tout
simplement la suivante : toute communication de nature linguistique implique des actes de
nature linguistique. L'unité de communication linguistique n'est pas (...) le symbole, le mot
ou la phrase, mais bien la production du symbole, du mot ou de la phrase, au moment où se
réalise l'acte de langage, […]Je prétends cependant, qu'une étude appropriée des actes de
langage est une étude de la langue" » (...)
 Il s'agit donc bien d'une option pour la langue, avec la tentative de rapatrier la parole dans
l'ordre formel de la langue. Mais "l'hypothèse" de Searle est contestable, est-il sûr que
"parler, c'est accomplir des actes selon les règles" ? Parler est-ce appliquer des règles
possédées dans un savoir conscient ("l'évidence de certaines règles") ? Wittgenstein conteste,
nous le verrons, une telle position.
 Avec les propositions constatives ou performatives, Austin a mis en évidence une figure de la
différence, de l’irréductibilité au coeur du langage. Il semble toutefois difficile en contexte analytique
de consentir à cette découverte.
XI) JEUX DE LANGAGE ET FORMES DE VIE (L. WITTGENSTEIN)
1) SENS ET NON-SENS DANS LE LANGAGE
 Le Tractatus développe l'idée qu'avec des mots peut être franchie la frontière langagièrement
invisible du sens et du non-sens
 On passe aisément souvent sans s'en rendre compte d'un dire sensé à un dire non sensé.
Reste à savoir selon quel critère établir la frontière.
 Le livre tracera donc une frontière à l’acte de penser, - ou plutôt non pas à l’acte de
penser, mais à l’expression des pensées : car pour tracer une frontière à l’acte de penser,
nous devrions pouvoir penser les deux côtés de cette frontière (nous devrions donc pouvoir
penser ce qui ne se laisse pas penser). La frontière ne pourra donc être tracée que dans la
langue et ce qui est au-delà de cette frontière sera simplement dépourvu de sens » (L.
Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, "Avant-propos", 1993
(1922))
 Ce qui fait critère du sens, c’est le discours clair et distinct de ce qui peut être référé à un état de
chose possible au monde, autrement dit le discours « apophantique » ou proposition au sens d'Aristote.
 Deux attitudes sont langagièrement sensées : parler de ce qui se laisse référer à un état de chose
possible et se peut donc possiblement vérifier, ou bien se taire. Il y a un discours sensé, mais aussi un
silence sensé.
 Le discours sensé est une image logique des états de chose, qui peuvent être rencontrés dans le
monde. Il est donc susceptible d'être vrai ou faux.
 Image logique. Le modèle dont s’inspire Wittgenstein pour sa théorie de la signification
lui serait venu à la lecture d’un magazine illustré (durant la guerre de 14-18, dans une
tranchée), où l'on présentait en quelques images les différentes phases d'un accident
d'automobile.
 Le langage est dépassé par la puissance ontologique de la réalité du monde et du sujet. L'attitude
langagière sensée face à la totalité (monde, sujet) est le silence.
 Le rasoir du 1er Wittgenstein est radical : ne dire que ce qui est vérifiable, sinon se taire. Principe
puissamment éthique.
 On peut toutefois se demander s'il est bien question ici du langage ordinaire. Car parler, c'est
rompre le silence et nous ne parlons que rarement sous le mode apophantique, constatif.
 le geste du Tractatus consiste, au sein d'un positivisme logique lui-même inscrit au sein
d'une tradition philosophique pour qui depuis Aristote le langage non propositionnel est voué
au non-être, à rouvrir le domaine du silence, c’est-à-dire de ce qui n’est pas apophantique.
 Est accordé ainsi un statut de pensée et de sens aux deux dimensions fondamentales du
langage :
 l'énoncé (réduit au discours référable)
 l'énonciation.
 Le 1er Wittgenstein se tient sur le seuil du langage ordinaire.
 La philosophie du 2ème Wittgenstein va explorer la complexité de tout ce que nous disons.
 S'y retrouve active la même question critique que dans le Tractatus, celle du crible entre
sens et non-sens dans le langage, et il revient à la philosophie d’opérer ce crible.
 si Wittgenstein orientait sa recherche dans le Tractatus à l'idée de la proposition image
logique des états de chose du monde, dans les Investigations philosophiques, un concept
mobilise la réflexion du philosophe, c'est la notion de Sprachspiel, « jeu de langage ».
2) LES JEUX DE LANGAGE
 Entendons "jeu" au sens de jouer, de jeu de société (das Spiel).
 L'extension du langage à la plus large extension de l'agir humain s'annonce dans ce concept. Car
le jeu est une activité humaine, un mode de l'agir. Et c'est une activité qui de plus est visiblement
structurée par le langage, par des règles du jeu que l'on peut énoncer, et de plus structurée comme une
langue, car le jeu ne connaît que ses règles et comme la langue en elle-même, il ignore le monde
réel.
 "Jeu de langage" est un modèle pour penser la forme vivante, active, de l'agir et qui opte à cet
effet pour une activité modèle, les jeux de société. Jeu de langage, un modèle pour penser l'agir en
contexte social.
 Pour comprendre comment l'agir dans sa plus large extension se laisse appréhender à la
lumière de ce modèle-concept, il faut considérer en premier la partie émergée de l'iceberg
langagier, i.e. la parole en contexte social.
 Quant à la partie immergée de cet iceberg, partie la plus massive et volumineuse, c'est
l'agir silencieux.
 Commençons par la parole. Parler, c'est jouer à un jeu de langage. Or tout jeu de société mobilise
des éléments (cartes, pions etc.) conformément à une règle, qui organise l’utilisation de ces éléments.
 Le langage, vu comme jeu, organise des éléments, les mots, selon sa loi interne.
 Un rapprochement peut être fait ici avec Saussure et sa théorisation de la langue comme
« système qui ne connaît que son ordre propre ». Saussure avait appliqué lui aussi à la langue
bien avant Wittgenstein l’analogie du jeu de société.
 Notons ici chez Saussure dans cette comparaison de la langue avec un jeu de société, laquelle
conduit à penser que la langue est comme un jeu, le renversement qui s'opère et qui amène à
concevoir que le jeu de société est comme une langue, il a un ordre propre, une syntaxe, une
grammaire.
 Ce renversement annonce le passage du langage parlé à un agir mis en acte
langagièrement, qui est au cœur de la notion de Sprachspiel chez Wittgenstein
 De plus la notion de grammaire du jeu chez Saussure est à relever tout particulièrement, car
c’est une notion fondamentale chez le 2° Wittgenstein.
 Pour Wittgenstein toutes nos actions langagières ou silencieuses en contexte social sont
organisées par des grammaires.
 Une action peut être grammaticalement correcte ou fautive.
 Jeux de langage : Le concept permet de décrire la complexité du langage ordinaire et de tout ce
qu’un homme peut et doit dire pour vivre en société.
 Le concept est attentif à ce que le corpus immense des énoncés à l’œuvre dans la vie,
bien que foisonnant n’est pas anarchique, il est structuré.
 Un jeu de langage, c’est un micro-système au sens de Saussure, le « jeu des couleurs » par
exemple ; ce jeu toutefois se joue non pas au plan de la langue en elle-même, mais au plan
du discours en contexte des multiples situations de la vie en société, le langage en tant que
dit (qui consiste en un ou plusieurs mots)
 La langue parlée est une structure de structures, interconnectées en réseau. Les couleurs
composent un jeu de langage, parmi les milliers de jeux de langage, que l’on joue pour la vie en société
 Entre les microstructures propositionnelles du langage parlé, il y a des liens structurels d’identité
et de différence, des rapports de famille (avec des traits semblables et des traits différents), des
analogies :
 « nous reconnaissons que ce que nous nommons "proposition", "langage" n'est point
l'unité formelle que j'imaginais, mais la famille de structures plus ou moins apparentées
entre elles. » (L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, n° 108)
 Ici le modèle des jeux de société, qui donne lieu au concept de "jeu de langage", fonctionne bien
pour penser les relations de parenté, de ressemblances et de différences, d'analogies, entre les structures
du langage.
 Ce réseau foisonnant n'est pas statique. Il devient, il est historique. Comme dans une famille,
parmi les jeux de langage, il y a des alliances, il y a des naissances, il y a des morts. Le langage est un
processus vivant :
 « Mais combien d’espèces de phrases y a-t-il donc ? (…) Il en est d’innombrables espèces
: d’innombrables espèces différentes dans l’emploi de tout ce que nous appelons « signes »,
« paroles », « mots », « phrases ». Et cette multiplicité n’est rien de fixe, ni de donné une fois
pour toutes ; mais de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage naissent
tandis que d'autres vieillissent et tombent en oubli (…) » (L. Wittgenstein, Investigations
philosophiques, n° 23)
 Nous sommes là aux antipodes de l'approche ontologique de la "proposition" dotée d'apophansis.
La notion de Sprachspiel procure un autre philosophème essentiel pour penser le langage dans le
contexte de l'action : le langage comme le jeu est une activité en contexte social.
3) LA SIGNIFICATION D'UN MOT OU LES RÈGLES DE SON USAGE
 Wittgenstein a l’idée d’une définition pragmatique de la signification.
 La signification d’un mot n’est pas l’objet auquel il est référé, comme le disait Frege,
Über Sinn und Bedeutung, 1892, mais
 Elle réside dans son usage, selon les règles d’application du jeu de langage où le mot a sa
place :
 « Pour une large classe de cas où l’on use du mot « signification » - sinon pour tous les
cas de son usage – on peut expliquer ce mot de la manière suivante : la signification d’un
mot est son usage dans le langage (die Bedeutung eines Wortes ist sein Gebrauch in der
Sprache) »(L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, n° 43)
 Comme une pièce au jeu d’échec, par exemple, en soi un mot n’a aucune signification, hors les
règles du jeu de langage dans lequel il trouve sa place :
 « nous parlons des mots comme des pièces d'un jeu d'échecs, en indiquant les règles du
jeu, non pas en décrivant leurs propriétés physiques. La question "qu'est-ce qu'en réalité un
mot ? est analogue à "qu'est-ce qu'une pièce de jeu d'échec" »(L. Wittgenstein,
Investigations philosophiques, n° 108) "une signification d'un mot est un mode de son
utilisation. En effet cette signification est ce que nous apprenons au moment où le mot est
incorporé dans notre langage" (L. Wittgenstein, De la certitude, § 61) "c'est pourquoi, il y a
une correspondance entre les concepts de "signification" et de "règles" » (L. Wittgenstein,
De la certitude, § 62)
 Il serait plus clair de dire "cet usage" (plutôt que "cette signification") est "ce que nous apprenons
au moment où le mot est incorporé dans notre langage". Nous intégrons les jeux de langage en
apprenant les règles de leur utilisation.
 - Que veut dire « bonjour » ? C’est ce que je dis poliment quand je rencontre quelqu’un le
matin.
 Que signifie un nombre cardinal ? « 1, 2, 3 » ? C’est ce que fait l’épicier lorsqu’il compte
les pommes.
 Le sens des mots tient à leur usage dans un certain contexte de la vie sociale. Et qu’est-ce que
la couleur « rouge », des pommes rouges que je lui demande ?
 « Comment reconnaîtrai-je que cette couleur est rouge ? Une réponse à ceci pourrait être :
« j’ai appris le français (ich habe Deutsch gelernt)» » (L. Wittgenstein, Investigations
philosophiques, n° 381)
 On ne peut pas poser plus fortement l’identité de la signification d’un mot et des règles de
son utilisation. Lorsque je perçois ceci, on m'a appris à dire « rouge ».
 Les articles de dictionnaires recensent ainsi à propos d’un mot l’usage qu’on en fait dans le
cadre de la vie sociale. Par exemple « Le maire » (Le Robert) : « élu par le conseil municipal, autorité
locale, agent du pouvoir central »
 Pour qualifier cette insertion pragmatique du langage à même l’activité humaine,
Wittgenstein introduit la notion de Lebensform : « forme de vie ».
4) JEU DE LANGAGE OU FORME DE VIE
 Un « jeu de langage » déploie son activité dans le milieu d'une « forme de vie », il organise la
dynamique d’une « forme de vie », il joue son jeu logique au cœur vivant d'une « forme de vie ».
 Si « le parler du langage fait partie d'une activité ou encore d'une forme de vie » cela indique que
toute forme de vie possède en son foyer actif un jeu de langage. exemples :
 « Mets-toi bien sous les yeux la multiplicité des jeux de langage à l’aide des exemples
suivants, et d’autres encore : Ordonner, et agir d’après les ordres – Décrire un objet
d‘après son aspect, ou d’après des mesures prises – Reconstituer un objet d‘après une
description (dessin) – Rapporter un événement – Faire des conjectures à propos de
l’événement – Former une hypothèse et l’examiner – Présenter les résultats d’une
expérimentation à l’aide de tableaux et de diagrammes – Inventer une histoire ; et lire (…) »
(L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, n° 23)
 Ce qui est tout à fait remarquable dans cette liste des jeux de langage, c’est que le geste
silencieux et la parole sonore y sont entremêlés.
 À voir les jeux de langage à l'œuvre dans la seule dimension de la parole, on fait du
langage un domaine d'activité de l’homme parmi d’autres et on l'isole de son contexte
pragmatique.
 Pour Wittgenstein, c’est l’inverse qui est vrai, toutes les formes de vie de l’humain sont
animées par la logique des jeux de langage : conduire une voiture, faire le ménage etc., toutes
ces activités que nous faisons en silence, mais dont nous pouvons expliciter la logique, si on
nous le demande. Comment faites-vous ? j’embraye puis etc
 Le langage parlé ne visibilise que la partie émergée de l’iceberg langagier. La notion de « jeu de
langage » comme forme de vie rend le langage coextensif à tout le domaine de l’activité humaine :
 « (…) se représenter un langage, signifie se représenter une forme de vie »(L.
Wittgenstein, Investigations philosophiques, n° 19).
 Une question délicate se pose alors. Si les jeux de langage constituent la logique de toutes les
formes de vie de l’humain, et puisque ce sont les corps qui agissent, alors le langage doit être enraciné
dans le corps, c’est-à-dire à un niveau de l’humain, où le savoir conscient n’a que très partiellement
prise.
 Or Wittgenstein définissait la signification d’un mot comme les règles de son usage.
Comment appliquer des règles sans les savoir, sans les avoir dans une possession
consciente ?
5) LE PARADOXE DE LA RÈGLE
 L’extension du langage à toute la pratique des formes de vie de l’humain implique que le
fondement du langage, comme de l'agir et de l'agir dans la forme de vie d'un jeu de langage, n’est pas
le savoir.
 L'opposition de la certitude (Sicherheit) et du savoir (Wissen) montre que pour Wittgenstein, ce
n'est pas le savoir, l'avoir cognitif, qui fonde l'usage des jeux de langage, mais une assurance
« immédiate », qui appartient à « la vie ».
 Ce que nous disons, et plus largement toute notre activité, en tant qu’elle est portée par
notre vie, et qu’elle nous soutient, ne se fonde pas sur une Gewissheit (certitude de savoir),
mais sur « la vie ». Elle est sans fondement dans le savoir.
 Ainsi le calcul est une activité qui s'exerce, ce en quoi réside son apprentissage. L'exercice se
fonde dans la vie, mais pas dans la possession explicite de règles. Ce n'est pas parce que nous
possédons les règles du calcul que nous savons calculer, mais c'est parce que toujours déjà nous
calculons que nous pouvons connaître les règles.
 Pour Pierre Perruchet, spécialiste de l’apprentissage, ce qui fonde notre connaissance de
la langue, ce n’est pas le savoir de ses règles, ni comme l’a défendu Chomsky une
programmation de notre cerveau, mais tout simplement la mémoire de l’usage. Nous parlons
correctement notre langue en respectant ses usages dominants, qui nous enseignent ses
règles, mais sans que nous soyons capables d’en énoncer la formule.
 Nous inférons les règles de la pratique. Il y a là un paradoxe dès lors que l’usage des règles est
censé normer la pratique, donc la précéder. C'est un paradoxe temporel, mais il est nécessaire à la
« liberté » de l’agir.
 Si le savoir de la règle déterminait l’action, aucune action ne pourrait contredire la règle
et ne pourrait non plus librement la respecter (choisir de s’y conformer)
 Sur quoi donc l’application des formes de vie, des jeux de langage fait-il fond ? Ce que nous ne
savons pas et que nous appelons vie ou langage :
 « Il y a quelque chose de vertigineux pour l'homme dans cette conception de l'absence
d'un savoir, où il pourrait fonder sa démarche. Le langage serait pour l'homme un appui
léger dépourvu de fondement, un filet jeté sur l'abîme ». (Stanley Cavell, Les voix de la
raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Seuil, 1996, p. 272.)
6) DE LA GRAMMAIRE OU DE L'INTERSUBJECTIVITÉ
 Pour nommer cette nécessité à l’œuvre, Wittgenstein aura recours aussi au concept de
grammaticalité, déjà rencontré ici.
 Ce « filet » grammatical «jeté sur l’abîme » du non-savoir se déploie dans une dimension
interhumaine. Sa constitution n’est donc pas de l’ordre d’une subjectivité privée.
 « Il n’y a pas de langage privé » dit Wittgenstein. Et il n'y a pas de subjectivité privée, non
plus. Voir la subjectivité au prisme du langage, c'est comprendre que le sujet est
originairement constitué en intersubjectivité.
 Le site du langage n’est pas la subjectivité, mais l’intersubjectivité. D’où le caractère
déterminant de la mémoire des usages (publics), savoir qui nous arrive par les autres, dans
l’apprentissage des jeux de langage.
 « Quand l'enfant se blesse et crie, il ne transmet pas à sa mère une information qu'il a
obtenue par introspection.» (P. Hacker, Wittgenstein, Essais/Seuil, 2000, p. 53).
 Dire que le langage n'est pas privé, c'est reconnaître tout événement de langage comme geste de
partage grammatical d'expériences sensibles qui en tant que sensibles sont éminemment privées.
 Dire "j'ai mal", c'est partager grammaticalement ce qui ne se peut partager en douleur.
7) LA PHILOSOPHIE OU LA CRITIQUE DU LANGAGE
 La philosophie pour Wittgenstein et une philosophie en quête de la logique ou grammaire de nos
jeux de langage, i.e du bon usage d'un jeu de langage et de la forme de vie où il s'insère.
 L'abord du langage compris en ce sens est une activité authentiquement philosophique,
car son enjeu est l'agir juste. Il y va en lui de l'éthique.
 Le travail critique ou de crible de la philosophie tient à retrouver la simplicité de ces
grammaires ou de ces jeux, qui gisent sous les édifices de la complexité théorique.
 C’est de ce à quoi nous prêtons le moins d’attention, gestes quotidiens et leurs
grammaires que nous pouvons apprendre le plus.
 Wittgenstein cherche les voies du réveil de notre attention au grammatical par un retour au
langage qui peut être comparé au retour que la phénoménologie opère des abstractions théoriques à la
vision en tant que mienne.
 La vérité gît là, dans la simplicité des jeux de langage, dans la primitivité des grammaires. Le
plus simple, le moins perçu, est le plus profond.
 Avant de professer la philosophie à Cambridge, Wittgenstein a exercé pendant plusieurs années
le métier d’instituteur. L'enjeu en est de revenir au simple de la transmission des grammaires
fondamentales de la vie : compter, lire, écrire
 qui est le philosophe, qui échafaude des châteaux de carte, en renforçant ainsi l’occultation des
grammaires fondamentales du réel, où l’énigme affleure ? C’est tout un chacun. « L’homme
théorique » comme disait Nietzsche dans La naissance de la tragédie, cet homme, nous le portons
tous en nous-mêmes depuis les commencements de l’humanité théorique occidentale.
 La philosophie, telle que la conçoit Wittgenstein, est une activité critique et
thérapeutique, qui nous délivre de l’esprit qui explique, qui fait des théories « sur » tout. Or
il ne s’agit pas d’expliquer mais de clarifier les termes d’une question.
 Par exemple, Jacques Derrida dans son travail sur le pardon a clarifié de manière décisive la
grammaire paradoxale du pur pardon dans ce qui le lie à l’impardonnable : « le pardon pardonne
l’impardonnable ».
 Cette grammaticalité est rigoureuse et universelle. La formule « le pardon pardonne le
pardonnable », quoique vraie en apparence, car tautologique, est grammaticalement fausse.
Seule la pratique permet de le vérifier, de l'éprouver.
 Il s’agit donc pour Wittgenstein de clarifier la grammaire des questions et non pas de construire
des théories sur le sol de questions mal posées.
 Mais lorsque le philosophe gardien des grammaires de l’humain a retrouvé la simplicité d’une
grammaire, que fait-il ? Il en clarifie d’autres. Et surtout, ayant retrouvé le sol de cette grammaire, il est
devenu cette forme de vie. Donc il l’agit, il la vit.
 Le sens de la philosophie s’éclaire alors. La fin de la philosophie, c’est son
accomplissement et son abolition provisoire (les grammaires sont en nombre quasi-infini) en
tant que pratique dans l’agir.
XII) LE PHÉNOMÈNE DU SILENCE. L'ÉCOUTE, LA VISION, LE SENS
1) LE LANGAGE OU DE LA DIFFÉRENCE
 Le plus manifeste serait que nous est apparue diversement une différence active au cœur du
langage, comme ainsi
 la différence signifiant/signifié dans le signe
 sémiotique/sémantique dans le discours
 fonction référentielle et fonction poétique dans la communication
 constativité/performativité dans l'acte de parole
 etc.
 L’expression la plus fondamentale de ces différences est la distinction et la connexion de la
langue et de la parole.  Langage = Langue + Parole
 Saussure résumait son intuition dans un manuscrit rédigé sous le titre "de l'essence double du
langage" :
 "il n’y a point d’entité linguistique parmi celles qui nous sont données qui soit simple,
puisque étant réduite même à sa plus simple expression elle oblige de tenir compte à la fois
d’un signe et d’une signification, et que lui contester cette dualité ou l’oublier revient
directement à lui ôter son existence linguistique."
 Dualité d'essence mais lorsqu'elle s'expose sous la forme la plus large du "et" de "langue et
parole", un privilège ontologique doit être reconnu à l'un des deux termes.
 La parole est en effet plus originaire que la langue.
 Elle porte en elle la puissance de formation et de transformation de la langue.
 La langue, instrument et produit, est l'inerte du langage.
 La parole est dépositaire de la puissance de vie du langage.
 "Le tout global du langage est inconnaissable" comme l'est une différence au sens de Heidegger
et de Derrida.
 Inconnaissable par un savoir qui puisse en maîtriser la production.
 Cela veut dire que jamais une machine (un robot) ne parlera. Elle pourra imiter la parole,
tout au plus et donner l'illusion de parler.
 Une différence met l'esprit en aporie.
 Il n'y a pas de solution logique à l'aporie mais seulement un dépassement pratique et ce
dépassement est l'acte de parler, qui sans cesse fait ce qui logiquement (au sens du tiers
exclus) ne peut pas se faire.
 Nous le disions déjà avec Jakobson de cette équivalence dans la différence qui est active
au foyer vivant du langage et qui consiste à toujours substituer des signes à des signes sans
assurance quant à leur identité (question de la traduction)
 Langue et parole "deux choses absolument distinctes" dit Saussure.
 Mais il n'est pas du tout facile de le percevoir puisque la parole se présente dans
l'évidence du langage parlé comme une mise en œuvre de la langue.
 Maurice Merleau Ponty, philosophe qui a le sens de la différence ontologique, s'est employé à
débusquer patiemment l'invisible parole sous les significations de la langue :
 "La puissance parlante (...) n'est pas la somme des significations morphologiques,
syntaxiques et lexicales (...) et l'acte de parler (...) ne suppose aucune comparaison entre ce
que je veux exprimer et l'arrangement notionnel des moyens d'expression que j'emploie (…)
tout effort pour fermer notre main sur la pensée qui habite la parole ne laissant entre nos
doigts qu'un peu de matériel verbal (…) La parole (...) nous donne après coup l'illusion
qu'elle était contenue dans les significations déjà disponibles, alors que, par une sorte de
ruse, elle ne les a épousées que pour leur infuser une nouvelle vie." (M. Merleau-Ponty, "sur
la phénoménologie du langage", Éloge de la philosophie, Folio, 1953, p. 76-86)
2) DE LA PAROLE AU SILENCE
 Nous citions Jacques Lacan qui remarquait en savant praticien du langage :
 "Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend". (J. Lacan, Scilicet,
n° 4, 1973)
 Dans le dit, dans ce qui se dit, du sens roule dans du son, mais le dire (ou la parole) reste
recouvert, invisible et en situation d'être oublié. Et d'ailleurs dans le langage courant "la parole", c'est
aussi et d'abord une parole dite, une formation de langue, de discours.
 Pour concevoir le plus essentiel du langage, il faut former un concept du parler de la parole.
 La parole est la dimension individuelle, personnelle, subjective, du langage, c'est
pourquoi elle focalise l'attention théorique du psychanalyste.
 La talking cure comme l'avait décrite l'une des premières patientes de Freud est un soin
apporté à une parole malade qui perd le sens d'elle-même dans les significations de la langue
et les objectivations de la culture.
 Comment définir la parole pour lui donner consistance distincte de la langue et de ses
significations ? Denis Vasse, anthropologue et psychanalyste, emploie une image suggestive :
 "Dans la forêt du langage, quand le vent de la parole ne vient plus agiter le feuillage des
mots, on étouffe."( Denis Vasse, Session au centre Thomas More/La Tourette).
 Le feuillage des mots, voilà qui peut symboliser la langue comme structure.
 Quant à la métaphore du vent de la parole, elle évoque le souffle et l'esprit. C'est biblique.
L'Esprit est comme le vent, nul ne sait d'où il vient et ni où il va.
 Et l'Esprit, il a en philosophie un équivalent très biblique, c'est la vie. "L'esprit vivifie (...)
les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie"(saint Jean 6, 63) La vie qui se dit de la
parole se signale dans les expressions de "parole de vie" ou "parole vive" ou de "métaphore
vive", qui toutes déclarent la nouveauté d'une création de langue.
 La seule trace de la parole en acte dans les paroles dites est en effet le déplacement créatif
qu'elle impose à l'appareil de la langue.
 La parole est vie, thèse de philosophie de la vie, mais aussitôt surgit la question,
comment définir cette vie de la parole ? C'est là que le thème du silence peut nous conduire
à la parole.
 La parole est linguistiquement silencieuse. Elle est ce qui ne s'entend pas dans l'ordre des
signifiés et des signifiants. Le silence ne serait toutefois pas qu'accidentel à la parole comme le serait
une simple occultation par les dits de la langue, il lui serait essentiel.
  Distinguer :
 La langue comme structure
 La parole comme langue en acte, le « dire », on embraye la langue
 La parole dite, qui est ce qui en résulte, ce qui va être entendu
3) DU SILENCE QUI SE DIT DE LA PAROLE
 Le silence est le souffle du langage. Voilà qui situe le silence pour la parole en position de
souffle et de vie. Mais est-ce le cas de tout silence ou plutôt quel est ce silence qui donne vie ? N'y a-t-
il pas aussi un silence de mort, qui étouffe ?
 Une figure de silence mortifère est évoquée par Pascal dans un célèbre fragment des Pensées :
 « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie." (B. Pascal, Pensées, Br. § 206).
 Le silence des espaces infinis est effrayant car déconnecté de la parole
 Michel Henry commente ce fragment des pensées à partir de l'épistémologie de la nouvelle
science qui disqualifie la sensibilité dans la connaissance.
 Les espaces infinis effraient Pascal, dit-il, parce que dans leur constitution théorique, en
objectivité, ils ne donnent rien à entendre à une oreille qui écoute (la sensibilité est
disqualifiée dans la connaissance). Ils sont traversés de bruits qui se calculent mais pas de
sons qui s'écoutent
 Le silence qui appartient à la parole, le silence qui lui donne souffle est donc audible. Et il
n'est pas absence de son, ni non plus totale absence de bruit.
 S. Kierkegaard décrit ce qu'est un silence connecté à la parole :
 « La forêt est silencieuse ; même lorsqu’elle murmure elle est silencieuse (…) La mer est
silencieuse. Même quand elle mugit déchaînée, elle est silencieuse (…) Le soir, quand la
paix s’étend sur la campagne et que tu entends le mugissement lointain du troupeau dans la
prairie, ou quand à l’horizon tu entends le chien japper dans la chaumière du paysan, on ne
peut dire que ce beuglement ou ce jappement troublent le silence ; ils sont avec lui en un
accord mystérieux et tacite qui l’accroît encore.»
 Le silence dont parle Kierkegaard ne réside pas dans la stricte absence de bruits extérieurs.
Mais il appartient d'abord à l'écoute. Il tient à un faire silence.
 Ce silence, qui n'est pas un simple accident de la parole du fait qu'elle git oubliée,
recouverte par le bruit des mots, mais qui appartient à la parole comme à son essence, est
donc un faire silence, le silence actif de celui qui écoute.
4) FAIRE SILENCE, ÉCOUTER, VOIR
 Le silence est intimement lié à la parole parce que la parole est écoute. Le faire silence
accompagne l'entendre. Pour écouter, il faut commencer par se taire.
 Son enjeu est d'inscrire l'écoute de l'autre dans l'essence du parler.
 Même en absence de tout autre, toujours déjà lorsque je parle, je parle en sa présence,
parce que je lui parle.
 Comme le notait Benveniste au plan de la langue. Pas de "je" sans "tu".
 Celui qui a quelque chose à dire, et qui ne parle pas pour rien dire ou bavardage, adresse cette
chose qu'il veut dire à qui peut la recevoir.
 C'est pourquoi sa parole naît de l'écoute. Pour elle, il y a de l'autre. Raison du paradoxal
"pour pouvoir faire silence, l’homme doit avoir quelque chose à dire".
 Notons aussi que dans le modèle ontologique de la signification selon la philosophie d'Etre et
temps, l'homme est en son être Dasein, le « là de l'être ».
 Il se tient à l'orée du monde.
Il opère silencieusement le recueil des significations de son monde dans la compréhension,
une significativité est immanente à l'être-au-monde bien avant qu'elle soit articulée dans
les mots du langage.
 La révélation silencieuse d'un être-au-monde est à l'origine du parler de la parole.
 Voir l'être, ce n'est pas simplement percevoir des informations vitales à la vie et à la
survie de son espèce. C'est laisser le monde advenir au langage :
 "Si l'animal ne parle pas, et n'a pas besoin de parler, c'est parce qu'il est fermé à l'être et
ne peut se tenir dans l'ouvert où affluent toutes les instances significatives du monde."(J.F.
Mattei, Heidegger et Hölderlin, Puf, 2001, p. 118)
 L'animal perçoit les paramètres vitaux de son Umwelt et peut les communiquer à ses congénères
mais il n'est pas témoin de l'avènement et des métamorphoses d'un Welt dans le jeu de
présence/absence des surgissements et disparitions au paraître. Le silence qui habite parole est donc
l'ouvert d'une vision de l'être :
 « Depuis toujours et à jamais silence et parole l’un à l’autre s’appartiennent (…) Une
parole ininterrompue assourdit et s’assourdit elle-même (…), elle devient la rumeur de
l’insignifiance. Aussi est-ce manquer totalement le phénomène du silence et son sens que le
définir comme une simple absence de son, qu’il soit bruit ou parole (…) Le silence n’est pas
un néant de son, comme l’obscurité un néant de lumière (…) Le silence que garde un homme
ne forme pas l’interruption d’une machine à parler momentanément tombée en panne (…)
Le silence (…) forme (…) la condition de la vision. L’homme de regard est silencieux. Toute
considération attentive du visible veut aussi le silence. Le peintre (est) un homme de silence
(…) parce qu’il est peintre et pour le demeurer.» (J-L. Chrétien, L’arche de la parole, Puf,
1998, p. 55-57).
 Silence et parole sont intimement liés dans la pensée et sa communication parce que le silence
est l'espace d'une vision où se révèle ce qui donne à la parole sa puissance de signifiance, son
"quelque chose à dire" (Heidegger).
 Quant au peintre, il est un homme de silence, parce qu'il est tout entier un œil qui voit. Et ce
qu'il exprime, c'est sa vision silencieuse, qui peut être d'ailleurs une vision des existants, des choses ou
dans l'abstraction, une vision d'idéalités. Cézanne avait dit de son désir de peindre qu'il était de :
"regarder, s'enfoncer dans les choses, ne rien attendre que la vérité.
5) DE LA PAROLE OU DU SENS
 Martin Heidegger définit l'homme comme essentiellement parlant, la parole qualifiant tout
l'agir humain (comme le Wittgenstein des Investigations philosophiques qui identifie formes de vie et
jeux de langage).
 Or cette essence parlante ne s'origine pas en l'homme, mais dans le il y a d'une
puissance de parole qui advient à l'homme et le fait « parlant ».
 La parole vient ici en position de sujet.
 L'homme est assujetti à elle. Mais cet assujettissement ne l'asservit pas.
 Il libère en lui au contraire les potentialités d'être le vivant qu'il est en tant qu'homme,
pensant, parlant, questionnant.
 Pour dire la précédence du don de la parole, Heidegger emploie la métaphore de l'inhabitation
dans la parole, sous la forme du déploiement de la parole par une notion Wesen qui connote aussi
l'essence :
 "nous autres les hommes, pour être ceux que nous sommes, restons engagés dans le
déploiement de la parole (Weil wir Menschen, um die zu sein, die wir sind, in das
Sprachwesen eingelassen bleiben)." (M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Paris,
TEL/Gallimard, 1976(1959), p. 254)
 Relevons ici la mention importante du "nous" pour concevoir la parole humaine dans son
interlocution.
 La parole en elle-même ne procède pas d'un sujet mais s'accomplit toujours entre une
bouche et une oreille comme événement d'interlocution et donc d'intersubjectivité et plus
encore d'intersubjectivation (cf. Benveniste).
 Et il est alors possible de poser à nouveau la question du lien de la parole et du silence, à partir
désormais de la thèse que "nous autres les hommes, pour être ceux que nous sommes, restons engagés
dans le déploiement de la parole".
 La parole est silence parce qu'elle est un faire silence, un écouter, déclare à nouveau
Heidegger comme il le disait déjà dans Etre et temps, mais il peut ajouter maintenant que
parler s'accomplit à l'écoute de cette parole antécédente qui dans son advenue ouvre toute
parole. Or cette parole qui nous arrive et fait de nous des parlants, que dit elle ?
 Elle ne dit rien de traductible en un ceci ou cela, un étant, un objet, une quiddité. Elle est un dire
silencieux. Parler, c'est écouter ensemble l'injonction du silence :
 "On connaît le parler comme ébruitement articulé de la pensée au moyen des organes de
la voix. Mais parler, c'est en même temps écouter. Suivant l'habitude, on oppose parler et
écouter : l'un parle, l'autre écoute. Mais écouter non seulement accompagne et entoure
parler, ainsi que cela se passe dans un entretien. Que parler et écouter aient lieu en même
temps veut dire plus. Parler est depuis soi-même écouter. C'est écouter la parole que nous
parlons. Ainsi donc parler ce n'est pas en même temps écouter, parler est avant tout écouter
(...)
 Écouter ensemble la parole qui nous constitue parlants, ce n'est pas entendre des voix.
C'est obéir de conserve, ensemble, à l'injonction du silence.
 Qu'est-ce qu'un silence qui porte vie et qui ouvre la parole et le dialogue de ceux qui l'écoutent
ensemble et se mettent au diapason de cet écouter qui les accorde l'un à l'autre ?
 C'est déjà un silence qui manifeste quelque réel et pas la privation de tout réel. Un
silence qui est de l'ordre d'un phénomène.
 Du point de vue scientifique, il n'y a pas de phénomène du silence.
 L'expression est une pure contradiction dans les termes.
 S'il y a silence, justement, c'est qu'il n'y a rien à percevoir, le point zéro du phénomène.
 Il n'y a donc que dans l'espace intérieur du sens, champ indisponible comme tel à
l'objectivation scientifique de par sa négativité substantielle, que le silence peut être phénomène, c'est-
à-dire manifester un réel.
 Dans Le silence et la parole, Ph. Breton et D. Le Breton lient avec force le sens et le phénomène
du silence lorsqu'ils soulignent que :
 "Le silence occupe une place (...) déterminante par sa capacité inouïe à porter le sens."
(Ph. Breton et D. Le Breton, Le silence et la parole, ibid., p. 9)
 Ce silence du sens, vivre à son écoute, voilà ce qui donne souffle à la pensée et à la
parole.

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