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Isabelle Cata

Grand Valley State University

"Yasmina Khadra: à la recherche d'un miracle?"

Yasmina Khadra est un auteur algérien controversé mais extrêmement populaire

dans le monde entier et très prolifique. Avant de se consacrer exclusivement à l'écriture,

il a d'abord eu une longue carrière d'officier dans l'armée algérienne. Afin de pouvoir

s'exprimer librement, il a choisi d'adopter un pseudonyme féminin. Ceux et surtout celles

qui se sont d'abord intéressés à cet écrivain si doué ont été déçus d'apprendre que l'auteur

était en fait un homme et qu'il avait été de plus officier dans l'armée lors de la longue

guerre civile. Khadra a commencé par écrire des romans policiers avant de se lancer dans

la littérature disons plus traditionnelle. Cependant son oeuvre continue à s'interroger

principalement sur la violence et ses causes. On pourrait dire qu'elle constitue une

enquête sur ce qu' être humain signifie. Ma lecture de l'oeuvre de Khadra a aussi été

conduite comme une enquête ayant pour but de reconstituer un puzzle et d'en déduire ce

qu'est le miracle pour lui.

C'est en lisant le roman Les anges meurent de nos blessures paru en 2013 qui

vient après le succès de la trilogie explorant les problèmes politiques et religieux d'autres

pays musulmans (Les Hirondelles de Kaboul, l'Attentat et Les Sirènes de Bagdad), que le

thème du miracle a retenu mon attention. Dans ce roman, Yasmina Khadra effectue un

retour vers l'Algérie et son passé et raconte la vie d'un jeune analphabète araboberbère

qui devient champion de boxe et qui malgré sa réussite est condamné à mort. Le récit est

présenté du point de vue du personnage principal, Turambo/Amayas, qui se sent étranger

à la fois dans l'Algérie d'avant et d'après l'indépendance.


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Ayant décidé d'arrêter la boxe, Turambo veut se créer une nouvelle vie avec Irène,

la femme qu'il aime. Celle-ci l'a convaincu que la boxe, sport de la violence envers

l'autre, n'était pas une bonne façon de gagner sa vie. Aimer commençait par respecter sa

propre vie. Cependant alors que Turambo se préparait à transformer sa vie, Irène est

assassinée. Turambo croit que le coupable est son ami Bruno qui a insisté pour qu'il

n'abandonne pas la boxe. Dans un accès de colère vengeresse, Turambo croit tuer Bruno

au couteau et se réfugie dans un bordel où travaille Aïda, une prostituée dont il avait été

amoureux et il se saoule pour la première fois de sa vie. Là, totalement aveuglé par

l'ivresse, il tue bêtement un homme important emporté par la violence de sa colère et de

son désespoir et se retrouve en prison puis condamné à mort.

Le roman débute alors qu'on va venir chercher Turambo pour le guillotiner et le

récit des souvenirs semble surgir alors qu'il est sur le point de mourir. Puis à la fin du

roman, on revient au moment du crime qui est une sorte de blanc de la mémoire pour

Turambo et au moment plus tardif où il prend conscience qu'il a commis l'irréparable, tué

un homme et détruit sa vie. C'est à ce moment qu'il souhaite un miracle et prie Dieu de ne

pas mourir guillotiné.

J'ai pensé à Edmond Bourg, l'auteur du Miraculé, à la sauvagerie avec laquelle il


avait massacré sa femme et son amant, au couperet qui s'était enrayé le jour de son
exécution, au paroissien révéré que l'assassin était devenu... Aurais-je droit au
miracle, moi aussi? Je voudrais tant renaître aux lendemains lavé de mes péchés. Je
ne serais probablement pas paroissien ni iman, mais plus jamais je ne lèverais la main
sur mon prochain. (Les anges meurent de nos blessures, 391)

Or, le miracle de la survie a lieu pour Turambo. Il n'est pas guillotiné car il subit une crise

cardiaque au moment de son exécution. Malade et diminué pendant longtemps, il fait de

longues années de bagne avant d'être libéré en 1962 à cinquante-deux ans. Il considère

aussi comme un miracle le fait que son ami Bruno ait survécu à ses coups de couteau et
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qu'il lui ait pardonné. Cependant en sortant de prison, il ne retrouve aucun membre de sa

famille, aucun ancien ami. Il se sent totalement seul et étranger (Les anges... p. 399) et

pour lui le vrai miracle de la rédemption n'a pas lieu:

... je n'étais pas en mesure de tout recommencer. Je n'en avais plus la force.
Je n'avais survécu que pour apprendre, à mes dépens, qu'une existence gâchée ne
se rectifie pas (Les anges...p. 399).

C'est déçu et seul, ayant le sentiment d'avoir toujours été étranger à lui-même, que

Turambo, âgé de quatre-vingt treize ans, attend la mort dans une chambre d'hôpital. Il ne

veut plus entendre parler de miracle car le miracle de sa survie, qui a fait de lui un

miraculé, n'a pas tenu la promesse rêvée d'une transformation radicale porteuse de

bonheur. En ses quarante-et-un ans de liberté, il n'a jamais même osé rêver d'amour, n'a

pas su reconstruire sa vie et se donne comme explication à cet échec, une autre citation de

son livre de chevet Le Miraculé: "...nous n'incarnons plus que nos vieux démons... parce

que les anges sont morts de nos blessures" (Les anges..., 400).

Le livre Le Miraculé d'Edmond Bourg semble être une invention de Khadra car si on

trouve une généalogie d'Edmond Bourg sur l'internet, cet ouvrage censé être écrit par lui

reste introuvable.

Bien qu'ayant survécu à une condamnation à mort et ayant perdu tout désir de

violence, Turambo pense que le miracle n'a pas eu lieu pour lui. Il n'a pas réussi à vivre

son histoire d'amour avant l'indépendance et à être non-violent; il n'a pas su non plus se

reconstruire après sa libération de prison, après l'indépendance.

L'histoire de Turambo aide à poser la question du miracle dans l'oeuvre de Khadra.

Peut–être faut-il commencer par se demander ce qui cause la violence, le désir de

meurtre, ce qui fait passer de l'agneau au loup? Khadra répond à cette question en
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donnant de multiples exemples dans ses romans. Dans Les Sirènes de Bagdad, le

narrateur profondément pacifiste est choqué par trois injustices: le meurtre du simple

d'esprit Souleymane qui, terrorisé, s'enfuit au check-point et est abattu par les

Américains; le missile qui tombe sur un mariage et cause la mort de dix-sept innocents;

et finalement la perte d'honneur de voir le sexe de son père lors d'une perquisition de

l'armée américaine. Dès lors se produit la transformation négative: le choc produit un

abrutissement, un retour à l'animalité sauvage qui exige du sang et la vengeance.

L'homme pacifique devient un terroriste.

Dans L'Attentat, on ne sait pas quel choc a conduit la femme du chirurgien Amine

Jaafari, Sihem, à devenir terroriste et à se suicider en faisant exploser une bombe.

Basculer dans le crime et la violence est décrit comme un processus mystérieux qui peut

arriver à n'importe qui (cf. 96). Amine Jaafari, qui croit au miracle de la vie, pense

comme l'écrivain fictif Edmond Bourg dans son livre Le Miraculé que les anges "meurent

de nos blessures" (L'Attentat, 217-218). Les blessures de Sihem sont la cause de sa

transformation. Elle était ange, trésor d'amour et est devenue démon, tueuse d'enfants.

L'injustice de la situation palestinienne l'a fait basculer dans le meurtre et le suicide.

L'impasse conduit à la négation de soi-même et de l'autre. Les bombes seules se

répondent et rien ne change. Dans L'Equation africaine, le poète Joma Baba-Sy, quant à

lui, est devenu pirate et terroriste après que sa femme est morte à cause de l'explosion

d'une bombe (211).

Partout dans ses romans, Khadra insiste sur la facilité à glisser dans la violence.

C'est sans doute dans son roman L'attentat que Khadra explore le plus le basculement

dans le crime et le terrorisme. D'après le policier israélien, Naveed, c'est quelque chose
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qui peut arriver à n'importe qui, une sorte de miracle négatif et mystérieux (96). Quant à

Amine Jaafari, il découvre que ne pas succomber à la haine après avoir été maltraité et

humilié par le commandeur palestinien (215-216) relève du miracle. On pourrait bien dire

de même pour tous les Palestiniens qui résistent à l'impulsion de violence ou de

vengeance. L'impulsion de violence peut nous prendre par surprise comme c'est le cas

pour Mohsen dans Les hirondelles de Kaboul. A sa grande honte, il a jeté des pierres à

une prostituée condamnée à la lapidation, il a participé à la tuerie.

Il est clair qu'il est aisé de passer de l'agneau au loup, de se laisser emporter par la

colère, le désir de vengeance, l'impulsion de détruire l'autre. La question véritable alors

semble être celle-ci: peut-on redevenir un agneau après avoir été un loup, peut-on

redevenir humain après avoir commis l'irréparable? Cela serait cela n'est-ce pas guérir de

ses blessures. La lumière, l'ange en nous, peuvent-ils survivre après le meurtre, après

l'irrémédiable, après que l'on a cédé aux démons?

Les références au miracle sont nombreuses donc dans l'oeuvre de Khadra dès le

roman A quoi rêvent les loups de 1999, date aussi de son départ de l'armée. Parfois le

miracle a lieu et parfois non. Sans doute l'allusion au miracle la plus fréquente est la

survie inespérée alors que la mort aurait dû se produire. Le miracle de référence est

l'intervention divine alors qu'Abraham s'apprêtait à sacrifier son propre fils. Selon Haj

Salah dans Les Agneaux du Seigneur, il s'agit là d'un enseignement sur les limites de la

Foi: Dieu préfère la vie des hommes à une obéissance aveugle.

Cependant dans l'Algérie de la guerre civile et dans toutes les guerres meurtrières

partout et toujours, aucun ange ne semble intervenir jamais pour empêcher le massacre, la

tuerie sanguinaire. Les têtes tombent, les enfants et les vieillards sont massacrés, les
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hommes et les femmes meurent et donnent la mort. Nafa dans A quoi rêvent les loups, dit

que le miracle n'a pas eu lieu quand il se rend finalement compte qu'il a fait l'irrémédiable,

massacré des enfants, des bébés et qu'aucune main divine, aucun ange, aucune

manifestation surnaturelle telle l'éclair n'est intervenue pour retenir sa main et l'empêcher

de s'enfoncer dans le Mal, la tuerie frénétique. Il est clair depuis longtemps que Dieu et

ses anges n'interviennent pas pour empêcher le mal, le meurtre et l'injustice. Cela veut-il

dire alors qu'il n'y a pas de miracle dans notre monde de violence?

Dans Ce que le jour doit à la nuit, l'oncle de Yournes fait l'unique référence au

Coran que j'ai trouvée dans les oeuvres de Khadra. Il dit: "Qui tue une personne aura tué

l'humanité entière" (205). Si le meurtre d'une personne est inadmissible pour ce Dieu qui

aime d'abord la vie, force est de constater que les humains qu'ils soient musulmans,

chrétiens, d'autres religions ou sans religion respectent peu la vie en général. Dans

L'Olympe des infortunes, Ach dit que Dieu s'est découragé car "les prophètes, les

miracles et les livres n'ont pas suffi à éveiller les hommes à eux-mêmes" (106). Le

miracle n'a pas eu lieu car la bêtise continue à exister.

Il apparaît donc que même si le miracle de la survie est celui qui est le plus

fréquent dans les pages de Khadra, il n'est que le premier niveau du miracle. Voici

quelques exemples de survie miraculeuse dans ses romans. Dans Ce que le jour doit à la

nuit, dans son enfance Yournes trouvait que le "miracle" (12) était de se réveiller car la

vie, la survie était si dure à cause de la pauvreté. Dans Les Agneaux du Seigneur, il y a

plusieurs exemples de survie miraculeuse: survivre alors qu'on est poursuivi par l'armée

(selon le personnage Zane), survivre à une bombe, échapper à un attentat. Dans A quoi

rêvent les loups, Abdel Jahil passe avec des morts et des blessés dans la "toile de feu."
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C'est un miracle car il réalise l'impossible comme protégé par une intervention divine.

Lorsque Nafa, le personnage principal, est pris en tenaille avec ses hommes par l'armée, il

dit que survivre serait un miracle et de fait, ils survivent en trouvant une faille dans la

ligne ennemie.

Si donc le miracle de l'intervention divine ne se passe pas dans le monde pour

empêcher la violence, et que seulement parfois il a lieu juste pour empêcher la mort, il

faut en déduire que, si miracle il y a, le miracle se passe en l'homme, qu'il s'agit vraiment

d'une transformation intérieure. La transformation est possible d'après Khadra mais elle

peut aller dans les deux sens; elle peut être positive mais aussi négative. Alors

commençons par le miracle de la transformation de la feuille en mante religieuse raconté

par le poète Sid Ali dans A quoi rêvent les loups. Ce récit met en garde contre une

transformation négative. Certes, la feuille était impuissante et soumise aux saisons, mais

sa transformation miraculeuse en être animé, la mante religieuse, fait d'elle un être nocif,

cruel et assassin. Le choix de cet insecte qui tue celui qui l'aime, son prochain, joue un

rôle allégorique dans ce roman et l'histoire de la guerre en Algérie. C'est une perversion

du miracle quand l'indépendance (la feuille séparée de l'arbre, la feuille devenue vivante)

se transforme en une dévoreuse d'êtres vivants sous prétexte de religion. L'allusion est

claire. A quoi sert l'indépendance et la liberté, si on ne s'en sert que pour s'entretuer sous

prétexte de religion? Tombent, bien sûr, dans cette catégorie de la transformation

négative, tous ceux qui deviennent violents, décident d'avoir recours au meurtre, au

terrorisme ou au suicide.

Le vrai miracle, bien sûr, est celui de la transformation positive et on en trouve

sans doute le plus bel exemple dans l'oeuvre de Khadra dans Les hirondelles de Kaboul.
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Atiq, le gardien de prison, dont la femme Mussarat est malade, souhaite que sa femme

meure et prie Dieu pour ce miracle. Sa femme souffre et lui est dégouté par elle, il est

écoeuré d'être le témoin impuissant de son agonie. Quant à Mussarat, elle sait qu'il n'y

aura pas de miracle, pas de guérison miraculeuse, malgré son refus d'accepter les choses.

Or, un miracle a lieu lorsque Atiq voit le beau visage de Zunaira, sa prisonnière. Voir "la

merveille [qui] jaillit" (111) hors du voile est transformateur pour Atiq dont le coeur

s'était endurci. Il a l'impression de "vivre quelque chose de prodigieux, ressent "un

éblouissement intérieur" (113). Ainsi Atiq tombe amoureux de Zunaira et il en parle à sa

femme Mussarat qui loin d'en être attristée et jalouse, se réjouit intensément de la

transformation de son mari qu'elle trouve "fabuleux" et "poète" (115). Pour Mussarat, que

la sensibilité d'un homme endurci comme son mari puisse se réveiller est "un miracle"

(116). Atiq intervient pour essayer de sauver Zunaira de la mort. L'amour l'a rendu

compatissant. Mussarat est ravie d'être témoin de ce miracle: "la renaissance du coeur"

(128) d'Atiq. Voir les pleurs de son mari lui redonne confiance en l'humanité et Mussarat

décide donc de prendre la place de la condamnée, de sauver Zunaira dont son mari est

amoureux. Elle voudrait offrir à son mari une chance d'aimer et d'être heureux mais celui-

ci ne trouve plus Zunaira après qu'elle a retrouvé la liberté. Devenu fou de douleur, Atiq

dévoile les femmes dans la rue, un geste qui aurait plu à Zunaira, une action de refus de

l'oppression des femmes voilées de Kaboul, hirondelles interchangeables et sans valeur.

De même, on assiste aussi à une transformation positive dans L'Equation

africaine. Le médecin Kurt Krausmann qui a perdu sa femme, a été pris en otage par des

pirates africains et a tué un de ses agresseurs, se trouve finalement dans un camp de

réfugiés. En voulant se rendre utile, il prend un enfant dans ses bras et, comme Atiq dans
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Les hirondelles de Bagdad, il se ré-humanise. Le mot de miracle n'est pas utilisé ici mais

c'est le même processus. Il s'exclame: "Quelque chose en moi se remet à l'endroit, je suis

en train de redevenir un être humain" (224).

Les Sirènes de Bagdad présente aussi un processus de ré-humanisation. Le

personnage principal après s'être transformé d'homme pacifique en terroriste (146)

redevient finalement un homme qui donne à la vie toute sa valeur. On peut parler ici d'un

miracle même si le mot n'est pas employé dans le texte car alors qu'il se préparait à

monter dans un avion et à contaminer ceux qui s'y seraient trouvés avec lui, il prend

conscience de la valeur de la vie des autres et renonce à son projet meurtrier (317).

Redevenir humain après avoir tué, retrouver en soi la force d'aimer la vie, de

trouver que la vie est la valeur ultime est miraculeux pour Khadra. Parfois même si nous

n'avons pas succombé à la violence, il nous arrive de perdre goût à la vie, de sombrer

dans la tristesse. Dans Ce que le jour doit à la nuit, l'oncle de Yournes reprend goût à la

vie après une longue période de maladie et de dépression et après être resté cloîtré des

années chez lui. Un jour, c'est le "miracle" (284) il sort de chez lui. De même, Yournes

se ressaisit après son désespoir d'avoir perdu Emilie et une aventure avec une prostituée

lui rend le goût de vivre (305).

La vie peut nous amener maintes déceptions et alors même notre visage comme

celui de Madame Raja dans A quoi rêvent les loups révèle que nous ne croyons plus au

miracle. La déception et l'amertume prennent le dessus. Croire au miracle dans des

situations apparemment désespérées, c'est avant tout refuser de renoncer. Amine dans

L'Attentat a appris cela de son père artiste dont les oeuvres d'art étaient refusées partout

et qui ne voulait pas admettre l'impossibilité de réussir, l'échec. Le combat personnel du


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père était de "provoquer le miracle" (235) et le fils, Amine, en devenant chirurgien a

choisi aussi de combattre pour la guérison, pour l'extension de la vie, pour "réinventer la

vie là où la mort a choisi d'opérer" (226).

Parfois juste garder espoir relève du miraculeux. Ainsi, les Palestiniens qui

viennent voir Slomi Hirsh appelé Zeev l'Ermite lui commandent des miracles c'est-à-dire

la promesse de jours meilleurs. Zeev tente de donner de l'espoir alors que la situation

reste désespérée. Le miracle du changement n'a pas lieu mais continuer à espérer est en

lui-même un miracle.

Hans Makkenroth dans L'Equation africaine dit que la vocation de l'homme est d'

"être utile à quelque chose" (48). Parfois la volonté de donner un sens à la vie est positive.

Parfois certains veulent donner un sens à leur vie en se tuant. Les deux médecins mis en

scène par Khadra, le Palestinien Amine Jaafari (dans L'Attentat) et l'Allemand Kurt

Krausmann (dans L'Equation africaine) travaillent à prolonger la vie. Cependant tous

deux sont confrontés aux suicides incompréhensibles de leurs femmes qu'ils aiment.

Sihem, la femme d'Amine, se suicide en croyant faire avancer la cause palestinienne, la

femme de Kurt, Jessica, se suicide à cause d'une promotion refusée.

La première, Sihem, tente, comme les djihadistes, de transformer le monde en

tuant ceux qu'elle considère comme des ennemis et en sacrifiant sa vie dans l'espoir de

changer une situation humiliante et injuste. C'est en croyant être utile à quelque chose que

Sihem se suicide. Quant à Jessica, en se suicidant, elle nie la valeur de sa vie si celle-ci ne

lui donne pas la réussite professionnelle qu'elle estime lui être due. Dans les deux cas,

Khadra laisse entendre qu'il s'agit d'un gâchis. On peut dire que toutes deux ne croient pas

au miracle. Celui qui croit au miracle est comme "le condamné qui a épuisé tous les
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recours et qui refuse de renoncer au combat" (L'Equation africaine, 71). Celui qui croit

au miracle veut vivre.

Quand Hans Makkenroth veut donner du courage à son ami Kurt Krausmann alors

qu'ils sont tous les deux otages de pirates et séparés l'un de l'autre, il lui fait passer un mot

où est écrit: "Tiens bon. Chaque jour est un miracle" (L'Equation africaine, 138). A cette

lumière, chaque jour de vie, chaque instant de vie sont des miracles. La vie se justifie

elle-même, elle est valeur ultime et ne nécessite rien de plus pour lui donner du prix.

Chaque être en vie est dans cette perspective un miraculé.

Que la vie est le bien le plus précieux est une connaissance africaine, une sagesse

apparemment simple mais fondamentalement profonde. De ce fait, selon Bruno, l'Italien

amoureux de l'Afrique (de l'Equation africaine), l'Africain croit au miracle mais ne

l'exige pas (234). Pour le docteur Elena qui travaille en Afrique, l'Afrique est un pays de

miracles car ce qu'on y voit "...dépasse l'entendement... [il y a] des épiphénomènes

extraordinaires" (268-269).

Contrairement à l'occident où les miracles sont considérés comme de "stupéfiants

coups de chance" (l'Equation africaine, 270), en Afrique les miracles sont normaux et

acceptés. Les Africains possèdent des qualités qui favorisent le miracle, font d'eux des

êtres miraculeux doués de survie. Ils banalisent l'adversité et ont en eux une flamme

intérieure qui lutte contre le mal (l'Equation africaine, 277). D'après le marabout-guerrier,

la survie dépend de notre "faculté de rebondir" (l'Equation africaine, 344).

Dans L'Olympe des infortunes, le prophète Ben Adam réitère ce message aux

clodos qu'il veut sauver. Il affirme que "le sacrifice suprême n'est pas d'offrir sa vie, mais

de l'aimer malgré tout" (122). Se qualifiant lui-même d' "homme éternel, celui par qui les
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drames et les miracles arrivent" (L'Olympe des infortunes, 123) il provoque la prise de

conscience d'Ach qui avoue à son ami simple d'esprit, Junior, qu'il a menti sur les

véritables causes de son malheur. Cependant Ben Adam a laissé croire à Junior qu'il était

facile de "se reconstruire" (L'Olympe des infortunes, 140) alors celui-ci part seul en ville

et c'est le drame qui a lieu. Junior est emprisonné au bagne, maltraité, torturé, amputé

d'une main et le seul miracle est qu'il survit à toutes ces épreuves horribles pour revenir

et émerveiller les autres qui voient en sa survie "l'accomplissement d'un miracle" (176),

être sot et revenir vivant de la ville! Cependant la survie miraculeuse de Junior produit

une transformation en Ach, une renaissance à son potentiel d'homme, un miracle de la

transformation car inspiré par l'exemple de Junior, il décide qu'il se doit à lui-même de

reconstruire sa vie et part à son tour.

Ainsi au delà de la ré-humanisation de l'homme, le miracle est aussi d'avoir le

courage de se reconstruire après des échecs. Pour Yournes, comprendre qu'on doit

"mériter son bonheur" (Ce que le jour doit à la nuit, 402) et que ne pas se battre pour cela

est refuser le miracle fait partie de l'apprentissage de la vie. Yournes a longtemps cru que

la femme qu'il aimait, Emilie Cazenave, ne lui était pas destinée. Il a refusé le miracle en

croyant que le destin était écrit et a mis très longtemps à réaliser que rien n'est écrit (299).

Ici, Khadra s'attaque à la croyance fréquente en la fatalité, Inch' Allah, qui justifie la

passivité. Si croire en Dieu et attendre le miracle signifie ne rien faire, nous faisons erreur.

Cela ne veut pas dire pour autant qu'il faut comme Tej dans Les Agneaux du Seigneur,

utiliser tout et n'avoir aucun scrupule pour arriver à sa réussite propre. Il faut certes agir

et ne pas attendre une intervention divine qui améliorerait notre situation dans le monde.

Cela ne veut pas dire qu'il faut pour autant tuer et trahir. De même Bruno dans
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L'Equation africaine dit qu'il ne faut pas attendre le miracle dans une situation

dangereuse, il ne faut pas rester sur place et ne rien faire. Il est nécessaire d'agir et de

bouger pour se sauver (197).

Dans L'Ecrivain, Khadra affirme qu'il conçoit la littérature comme une arme

contre l'animalité, un outil de salut. On comprend qu'au niveau personnel il s'explique son

désir d'écrire comme une réaction au choc de l'abandon de son père et qu'il a vécu sa

carrière militaire comme une contradiction intérieure profonde car il prétend avoir

toujours refusé la violence.

Or la violence, Khadra l'a vue de près. Dans L'Imposture des mots, il écrit qu'il

voit dans le monde une lutte entre le Bien et le Mal mais qu'on n'assiste jamais à une

victoire du Bien et que plutôt que c'est "le Mal qui finit par jeter l'éponge, lassé de ses

excès" (L'Imposture des mots, 12). Néanmoins, il affirme qu'on ne doit pas renoncer à

croire au surnaturel ou au changement. "Faut-il, pour autant, soupçonner

systématiquement un "truc" derrière chaque miracle? (L'Imposture des mots, 12) Il cite la

repousse des roses comme exemple de la nécessité morale à refuser de renoncer.

Dans ce livre, L'Imposture des mots, Khadra l'écrivain se réconcilie avec son

alter-ego le commandant Moulessehoul. Il a maintenu qu'il n'a pas été témoin de

massacre de civils par l'armée mais a vu beaucoup de massacres des Groupes Intégristes

Armés (L'Imposture des mots, 113-114). Avoir été pris pour un terroriste du fait de son

appartenance à l'armée algérienne lors de la guerre civile est pour lui une abomination. Il

s'exclame: "... Et que suis-je en train d'entendre? Que le soldat miraculé que je suis est un

tueur d'enfants! "(L'Imposture des mots, 115-116).


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On le comprend, Khadra se considère comme doublement "miraculé," d'abord il a

survécu à la guerre puis, en renonçant à sa carrière d'officier pour se consacrer

exclusivement à la littérature, il s'est transformé de combattant armé en combattant par la

parole.

Pour en revenir au roman Les anges meurent de nos blessures et à l'Algérie, on

constate que Khadra décrit différentes sortes de miracles: le miracle de la survie, le

miracle de la transformation ou renaissance du coeur et le miracle du pardon. Bruno l'ami

italien de Turambo lui pardonne d'avoir tenté de le tuer comme le Jelloun de Ce que le

jour doit à la nuit avait pardonné à son ennemi Jean-Christophe et lui avait sauvé la vie.

Jelloul, engagé dans le combat de libération de l'Algérie et le FLN, s'était évadé de façon

miraculeuse du fourgon qui le transportait dans une autre prison alors qu'il avait été

condamné à mort. Non seulement il avait pu s'enfuir mais il n'avait même été pas

poursuivi. Il considère cela comme "un miracle" (361). Jelloul survit miraculeusement et

il repaie ce miracle en sauvant l'ami de Yournes, Jean-Christophe, qui était son ennemi et

un féroce militant de l'OAS. En faisant cela, Jelloul rend la vie sauve à un homme comme

miracle de la survie mais aussi comme victoire de la vie sur la vengeance (393-94),

comme le miracle du pardon.

Si le miracle fondamental, d'après Khadra est de comprendre la valeur de la vie, la

notre et celle des autres, il est un miracle auquel Turambo n'accède pas, le miracle de se

reconstruire et de trouver l'amour. Si Turambo représente l'Algérien ambitieux mais

analphabète qui avait essayé de réussir avant l'indépendance par la boxe et avait échoué,

le miracle de sa libération après la révolution ne porte pas les fruits escomptés. Il meurt

déçu de la vie. Les rêves de bonheur que promettait l'indépendance n'ont pas été réalisés.
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Dans son dernier roman de 2014, Qu'attendent les singes, Khadra retourne au

roman policier et reste en Algérie. L'image du miracle est encore très présente dans ce

texte mais il perd tout sens positif. Il rappelle un peu le roman de Rachid Boudjedra, La

vie à l'endroit (1997) en ce qu'il fait du miracle, qui avait toujours été un processus positif

dans ses autres romans, quelque chose d'abominable, un envers du miracle. Les miraculés

y sont d'après la jeune Nassera, "les dirigeants, élus et milliardaires miraculés d'un pays

corrompu"(107) tels que Ed, le patron de presse et Haj Hamerlaine qui a tué sa propre

petite fille en lui mordant la poitrine. Il est clair que, selon Khadra, ces gens-là auraient

dû disparaître et que leur survie est miraculeuse tout en étant néfaste. Le lieutenant Guerd,

à la solde des puissants, s'écrie: "Quand ça barde, on crie au miracle et je rapplique au

galop" (164). Il se considère comme celui qui facilite le miracle, c'est-à-dire ici le fait

que les puissants corrompus continuent à régner et à méfaire en toute impunité. Quant à

Hamerlaine, il s'estime victime de son pouvoir tout en se prenant pour un dieu vivant, se

disant "la fatalité des uns et le miracle des autres" (341).

Finalement l'inspecteur Zine tue Hamerlaine comme on tuerait le symbole du mal.

Il se débarrasse d' "un dieu supposé plus coriace que la fatalité" (352). Le miracle de la

survie de Zine a lieu car les domestiques d'Hamerlaine décident de couvrir Zine, de

mentir pour le protéger. Zine vit ce meurtre comme une renaissance, "certain d'être enfin

devenu un homme" (355). Alors que Khadra défend partout la vie, il semblerait que,

selon lui, pour qu'un vrai changement, un vrai miracle se produise en Algérie il faudrait

s'attaquer à la structure politique du pouvoir.


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Bibliographie:

Agar, Trudy. "Villes impénétrables, ville de fitna: la villes sexuée chez Yasmina Khadra
et Assia Djebar." dans Scènes des genres au Maghreb: Masculinités, critique queer
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