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© Éditions Hatier, 2022

Explication linéaire
Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse (1761)

Jean-Jacques Rousseau est surtout connu comme une figure marquante du siècle des
Lumières, mais il préfigure également la sensibilité romantique, comme en témoigne le
roman épistolaire, La Nouvelle Héloïse, racontant un amour impossible entre la noble Julie
et son précepteur, Saint-Preux, d’une condition inférieure. Celui-ci, après une longue
absence au cours de laquelle il a exploré le monde, retrouve Julie mariée. Elle a transformé
le jardin témoin de leur amour passé en un verger secret nommé l’Élysée, comme le séjour
des âmes bienheureuses après la mort dans la mythologie grecque. La description
méliorative de ce verger dévoile la sensibilité romantique de Rousseau et s’inscrit
pleinement dans la tradition du locus amoenus, lieu caché et agréable qui constitue un
véritable refuge pour les Hommes.

Projet de lecture : Comment la description de ce jardin perpétue-t-elle de manière originale


la tradition du locus amoenus ?

1er mouvement (ligne 1 à 7) : Un jardin agréable et surprenant


Comment l’enthousiasme du narrateur pour ce verger est-il perceptible ?
Le narrateur-personnage, Saint-Preux, raconte sa déambulation dans ce jardin secret : « Je
me mis à parcourir » (l. 1). Le complément circonstanciel de manière « avec extase » (l. 1)
permet d’emblée de définir son ressenti dans une hyperbole très méliorative. Cette
première phrase du texte constitue une véritable célébration du verger qui n’a rien à envier
aux paysages et aux plantes exotiques alors très en vogue. En effet, la deuxième proposition
(« et si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes » l. 2) constitue
une concession, vite contrebalancée par l’affirmation de la découverte d’un paysage encore
plus beau : « je trouvai celles du pays » (l. 2-3). La reprise du même verbe « trouvai» (l. 2)
produit une harmonieuse symétrie. Les rythmes binaires présents dans cette première
phrase participent également à une impression d’harmonie et d’équilibre : « disposées et
réunies » (l. 3), « un effet plus riant et agréable » (l. 3-4). Ces deux derniers adjectifs,
renforcés par l’adverbe comparatif « plus », traduisent le charme exercé par ce lieu sur le
narrateur, alors même qu’il rentre d’un séjour dans des pays exotiques. Commence alors
véritablement la description plus précise du verger dans une phrase à l’imparfait qui décrit le
gazon idéal pour tout jardinier grâce à des adjectifs mélioratifs regroupés encore dans des
rythmes binaires : « verdoyants, épais », « mais court et serré » (l. 4). Ce gazon se mêle
harmonieusement aux herbes aromatiques évoquées dans un rythme accumulatif :
« serpolet […] et d’autres herbes odorantes » (l. 4-5). Cette phrase sollicite agréablement les
sens du lecteur : la vue (« verdoyant » l. 4), le toucher (« épais, mais court et serré » l. 4) et
bien sûr l’odorat (« herbes odorantes » l. 5). Le narrateur souligne ensuite avec admiration le
mélange des plantes sauvages (« fleurs des champs » l. 6) et celles de jardin cultivées par les
Hommes. Il apprécie l’effet de surprise provoqué par cette fusion harmonieuse et le fait que
les fleurs cultivées « semblaient croître naturellement » (l. 7). On discerne ici la conception
rousseauiste du monde qui idéalise la nature aux dépens des productions artificielles des
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humains. Cet éloge de la nature se révèle dans la caractérisation méliorative des fleurs des
champs à l’aide du numéral hyperbolique « mille » et du verbe « briller » (l. 6), alors que les
fleurs de jardin sont reléguées au second plan et désignées de manière moins valorisante par
la locution pronominale indéfinie « quelques-unes » (l. 7). Le narrateur célèbre ainsi la
beauté de ce jardin qui stimule agréablement les sens, ce qui l’inscrit bien dans la tradition
du locus amoenus, mais révèle également une sensibilité romantique.

2e mouvement (lignes 7 à 15) : L’éloge d’un jardin obscur et désordonné


Sur quelles caractéristiques du jardin le narrateur s’attarde-t-il dans ce passage ?
Le narrateur poursuit l’évocation de sa déambulation en mettant en avant des
caractéristiques qui pourraient paraître surprenantes dans un éloge. En effet, il loue
l’obscurité et l’aspect désordonné de ce verger. Il évoque tout d’abord « des touffes
obscures, impénétrables aux rayons du soleil » (l. 8-9). Or l’ombrage est l’une des
caractéristiques du locus amoenus dans la tradition antique. Néanmoins, cette
caractéristique se retrouve ici amplifiée, car on ne parle plus d’ombre, mais d’obscurité. Cela
correspond à un désir de repli, de solitude propre à la sensibilité romantique. Mais si ces
touffes sont comparées à la « plus épaisse forêt » (l. 9), elles sont bien le fruit d’un artifice
humain. Le narrateur évoque cette intervention humaine indirectement avec l’utilisation du
pronom indéfini (« on avait fait recourber » l. 10) et par le groupe nominal « un art
semblable » (l. 11). En effet, le bois flexible des arbres a été recourbé afin de produire une
arche protectrice. Cette intervention est valorisée dans la mesure où elle est quasi
indiscernable et le résultat final est comparable à une végétation naturelle, comme celle des
« mangles en Amérique » (l. 11-12). La reprise de l’adverbe « naturellement » (l. 11), déjà
utilisé à la ligne 7, et l’évocation d’une végétation tropicale, synonyme d’exotisme,
participent encore à l’idéalisation de ce paysage. La prose particulièrement musicale semble
aussi renforcer cette impression de lieu feutré et protégé. Notons en particulier l’allitération
en [F] (« touffes » l. 8 et 9, « forêt » l. 9, « formées » l. 9, « flexible » l. 10, « font » l. 11) ou
l’assonance en [ɑ̃] (« rencontrais » l. 8, « de temps en temps » l. 8, « dans » l. 9,
« branches », l. 10, « pendre » l. 10, « en », l. 10, « prendre », l. 11, « semblable », l. 11,
« naturellement » l. 11) qui culmine dans l’effet de paranomase des deux verbes « pendre »
et « prendre » (l. 10 et 11). Après les lieux obscurs, le narrateur évoque les « lieux plus
découverts » (l. 12) où la végétation semble pousser en toute liberté, comme le suggère le
champ lexical du désordre (« çà et là » l. 12, « sans ordre et sans symétrie » l. 12-13, « des
broussailles » l. 13, « en friche » l. 15). L’énumération hétéroclite qui mêle toutes les formes
végétales dans un joyeux fouillis où on peut repérer des fleurs de jardin, des baies, des
plantes sauvages produit également cette impression de confusion mais aussi d’abondance,
une autre caractéristique du locus amoenus. La subordonnée relative « qui paraient la
terre » (l. 14-15) complète de manière presque oxymorique le nom « broussailles » (l. 13).
Ainsi les broussailles, manifestation d’un jardin négligé sur lequel la nature reprend ses
droits, sont caractérisées de manière méliorative comme une parure, parce qu’elles
produisent cette esthétique naturelle. Le narrateur utilise un modalisateur pour signifier que
ce n’est qu’une apparence « en lui donnant l’air d’être ainsi en friche » (l. 15) : le jardin est
bien cultivé par les soins de l’Homme, mais tout l’art du jardinier est de reproduire
artificiellement l’état naturel.
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3e mouvement (lignes 16 à la fin) : Un jardin-berceau


Comment l’évocation du verger devient-elle particulièrement lyrique dans ce dernier
mouvement du texte ?
Le narrateur poursuit toujours son chemin, ce qui permet de structurer cette description au
fil de sa déambulation (« Je suivais » l. 15). Le pronom personnel « je » ouvre le passage,
relayé plus loin par une autre occurrence « comme j’en avais remarqué » (l. 20). Toutefois, à
la fin du passage, le « je » est remplacé par le pronom personnel « nous » (l. 22), comme si le
narrateur n’était plus seul et que la beauté du jardin avait effacé son sentiment de marche
solitaire. Le lecteur est invité de manière lyrique à ressentir toutes ces impressions
amplifiées par l’usage du pronom personnel pluriel. Les allées parcourues « sont tortueuses
et irrégulières » (l. 15-16) : ce rythme binaire fait écho à celui de la ligne 13 (« sans ordre et
sans symétrie ») pour poursuivre l’éloge d’une esthétique naturelle. Ce jardin à l’anglaise
récuse définitivement la symétrie des jardins à la française où tout est retaillé, contrôlé.
L’enthousiasme du narrateur transparaît de manière étonnante dans une métaphore
poétique qui assimile la végétation à des « guirlandes » (l. 19). On retrouve ici cet usage
paradoxal du lexique de la parure pour évoquer la végétation. L’énumération de plantes
donne à la phrase un rythme ample qui illustre la profusion déjà exprimée par l’hyperbole
« mille » (l. 16). De nouveau, les fleurs et les plantes se mêlent sans distinction. L’hommage à
la nature est aussi perceptible dans la quasi personnification du chèvrefeuille et du jasmin
« qui daign[ai]ent se confondre » (l. 19), estompant encore une fois l’hypothèse d’un actant
humain dans cette belle association de plantes odorantes. L’adverbe « négligemment » à la
ligne 19 renforce cette impression de liberté naturelle. Le narrateur reprend le motif de
l’ombrage (déjà évoqué aux lignes 8 à 11) et célèbre à nouveau l’aspect naturel des
guirlandes végétales dignes des « forêts » (l. 20), puis il les compare à « des espèces de
draperies » (l. 21). Le lexique de l’art devient paradoxalement le comparant pour célébrer ce
jardin sauvage dans une sorte de réconciliation de l’Homme et de la nature. Ces draperies
qui protègent du soleil transforment le lieu en un berceau protecteur qui renoue totalement
avec la tradition du locus amoenus. L’idée de refuge est amplifiée par la disparition de tous
les obstacles, perceptible par la répétition de la préposition privative « sans » (l. 23). Le
narrateur l’exprime de manière lyrique par des rythmes ternaires très harmonieux qui
suggèrent le bonheur éprouvé dans un tel lieu : « un marcher doux/, commode,/ et sec » (l.
22), « une mousse fine sans sable/, sans herbe /et sans rejeton raboteux » (l. 23). Les
assonances en [Ã] (« guirlandes », « semblaient », « négligemment », « j’en », « dans »,
« garantissaient », « tandis », « sans » l. 19 à 23) et en [U] (« nous », « doux » « mousse » l.
22-23) produisent enfin des échos sonores doux à l’oreille et les allitérations en [S]
(« garantissait » l. 21, « soleil » l. 21, « sous » l. 22, « sec » l. 22, « mousse » l. 23, « sans » l.
23, « sable » l. 23) dans un effet d’harmonie imitative miment le glissement des pas sur le sol
invitant de manière lyrique à ressentir le bien-être éprouvé dans ce jardin-refuge. Les
compléments circonstanciels montrent l’enfermement protecteur du narrateur : « formaient
sur nous » (l. 21), « sous nos pieds » (l. 22). Ce jardin-berceau évoqué de manière lyrique
exprime l’harmonie du narrateur avec le lieu décrit.

Conclusion
Ce verger idéal, aux yeux de Rousseau, reprend beaucoup de motifs du locus
amoenus : paysage agréable à l’œil, véritable asile champêtre, nature bienfaisante et
nourricière. Cette description s’inscrit donc bien dans le parcours « La célébration du
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monde ». Rousseau nous livre la description lyrique d’un jardin qui réconcilie l’Homme et la
nature, propose un hommage à l’esthétique sauvage et naturelle et annonce la sensibilité
romantique. En effet, ce paysage miroir, aux « touffes obscures » et aux « allées
tortueuses », figure déjà les tourments de l’âme romantique et le désir d’un paysage refuge.
Pour poursuivre notre exploration des jardins-monde, nous pouvons nous tourner vers Le
Paradou décrit par le naturaliste Émile Zola dans son roman La Faute de l’abbé Mouret.

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