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L’édition du génome

Michel Morange
Dans Études 2017/10 (Octobre), pages 61 à 72
Éditions S.E.R.
ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.4242.0061
© S.E.R. | Téléchargé le 31/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 24.48.105.254)

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s oc iét é

L’ÉDITION DU GÉNOME
Michel MORANGE

Une nouvelle technique de modification génétique, appelée


« CRISPR-Cas9 », a beaucoup fait parler d’elle. Comment a-
t-elle été découverte ? Quelles sont ses applications possibles ?
Quelles questions éthiques cette technique soulève-t-elle ?

D epuis la découverte de la structure de la molécule d’ADN, on a


cherché des techniques (l’« ingénierie génétique ») qui permet-
traient de modifier le génome d’un organisme1. L’« édition du génome »
consiste à couper les molécules d’ADN qui le constituent à des posi-
tions précises. Cette coupure permet d’inactiver un gène, d’en insérer
un nouveau ou de remplacer un gène par une version modifiée, par
exemple un gène muté par sa forme normale, non mutée.
La découverte de l’enzyme de coupure de l’ADN CRISPR-Cas9 et
les premiers résultats obtenus par son utilisation ont suscité chez les
biologistes ce que la revue scientifique Science a appelé en 2013 « la
folie CRISPR », qui ne s’est guère apaisée depuis2.
Je décrirai d’abord les étapes qui ont mené à la découverte de
CRISPR-Cas9, puis ce que cette enzyme d’édition du génome
permet de faire et les résultats
Professeur de biologie déjà obtenus, avant de considé-
à l’École normale supérieure (ENS)
et à l’université Paris-VI.
rer les enjeux éthiques que son
usage soulève.

1. Sur le « génie génétique », cf. Charles Auffray, « De nouvelles voies pour la génétique », Études,
n° 4006, juin 2004, pp. 765-778.
2. Elizabeth Pennisi, « The CRISPR craze », Science, vol. 341, n° 6148, 23 août 2013, pp. 833-836.

É t u d e s - O c t o b r e 2 017 - n ° 4 24 2 61
La découverte du CRISPR-Cas9

La découverte de cet extraordinaire outil d’édition du génome est


le résultat de la rencontre explosive et inattendue entre deux projets de
recherche qui paraissaient totalement distincts.
Le premier était déjà appliqué pour construire de nouvelles
enzymes, appelées nucléases, capables de couper le génome à des posi-
tions précises. La différence entre ces nouvelles nucléases et les
enzymes de restriction utilisées depuis le milieu des années 1970 pour
l’ingénierie génétique est que ces dernières coupent l’ADN en de mul-
tiples sites : elles ne peuvent donc pas être utilisées pour cibler une
position particulière du génome. Après avoir essayé d’isoler de telles
nucléases d’organismes comme la levure, les chercheurs s’orientèrent
vers la construction de nucléases artificielles, en associant au sein
d’une même protéine un domaine ayant une activité de nucléase non
spécifique et des domaines protéiques permettant la reconnaissance
de séquences particulières d’ADN. La mise au point de telles protéines
hybrides fut lente et difficile. Cependant, une observation, faite dans
les années 1990, montra tout l’intérêt de ce projet. Jusqu’alors, l’inser-
tion de transgènes et le remplacement d’une copie d’un gène par une
copie modifiée étaient deux projets exigeant des outils différents. Plu-
sieurs équipes de recherche démontrèrent que le second projet était
aussi favorisé par une coupure précise de l’ADN3. Mettre au point des
nucléases coupant spécifiquement l’ADN devenait un outil utile à la
fois à la transgenèse et aux projets d’inactivation et de substitution des
gènes, en quelque sorte un outil universel d’ingénierie génétique.
Le succès vint au début des années 2000 en associant une
nucléase bactérienne et des motifs de reconnaissance de l’ADN,
appelés « doigts de zinc ». Importées dans des cellules, ces nucléases
hybrides coupaient l’ADN avec précision et efficacité. Ces outils
furent rapidement utilisés pour des projets thérapeutiques, l’inacti-
vation de gènes dont l’expression (l’activité) était, dans certaines cir-
constances, nuisible à l’organisme.
Un exemple permettra d’illustrer les possibilités offertes par ces
nouveaux outils. Le virus du Sida se sert de récepteurs présents dans

3. Holger Puchta, Bernard Dujon et Barbara Hohn, « Homologous recombination in plant cells is
enhanced by in vivo induction of double strand breaks into DNA by a site-specific endonuclease »,
Nucleic Acids Res, n° 21, 1993, pp. 5034-5040 ; Philippe Rouet, Fatima Smih F et Maria Jasin,
« Expression of a site-specific endonuclease stimulates homologous recombination in mammalian
cells », Proc. Natl. Acad. Sci. USA, n° 91, 1994, pp. 6064-6068.

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les membranes de certaines cellules du système immunitaire pour y


pénétrer, et les tuer. Des cellules de patients atteints du Sida furent
prélevées, et le gène codant pour ces récepteurs inactivé4. Réinjectées,
ces cellules, devenues résistantes au virus du Sida, permettaient de
restaurer au moins partiellement les défenses immunitaires des
patients, ce qui améliorait leur état de santé. D’autres motifs de recon-
naissance de l’ADN, appelés « Tale », furent aussi utilisés avec des
résultats encore meilleurs.
Le concept de départ – associer une nucléase non spécifique et des
motifs de reconnaissance de l’ADN – avait donc été validé. Mais le
problème majeur était que chaque projet exigeait la construction
d’une nouvelle protéine hybride, et plusieurs années de mise au point.
De manière totalement indépendante, au début des années 2000,
plusieurs équipes de microbiologistes décrivaient la présence dans le
génome de nombreuses bactéries de structures appelées CRISPR consis-
tant en une répétition de courtes séquences d’ADN séparées par des
séquences variables, d’origines et de fonctions inconnues5. En 2005,
trois équipes de recherche, dont deux équipes françaises, montrèrent
que ces séquences variables étaient issues de virus de bactéries appelés
bactériophages, et firent l’hypothèse que ces complexes CRISPR consti-
tuaient un système de défense des bactéries contre ces virus, l’équiva-
lent d’un système immunitaire6. En 2007, furent apportées les preuves
expérimentales de ce rôle protecteur des séquences CRISPR7.
Le mécanisme restait cependant totalement inconnu. De multi-
ples observations suggéraient que les bactéries protégées coupaient et
dégradaient l’ADN des virus qui les infectaient et dont elles portaient
les séquences dans leurs complexes CRISPR. Au début de 2012,

4. Elena E. Perez, Jianbin Wang, Jeffrey C. Miller, Yann Jouvenot, Kenneth A. Kim (et al.), « Establish-
ment of HIV-1 resistance in CD4 + T cells by genome editing using zinc-finger nucleases », Nature Bio-
technol., n° 26, 2008, pp. 808-816 ; Dana Carroll, « Progress and prospects : zinc-finger nucleases
as gene therapy agents », Gene Ther., n° 15, 2008, pp. 1463-1468.
5. Francisco Juan Martínez Mojica, César Díez-Villaseñor, Elena Soria et Guadalupe Juez, « Microcor-
respondence », Mol. Microbiol., n° 36, 2000, pp. 244-246.
6. Francisco Juan Martínez Mojica, César Díez-Villaseñor, Jesús García-Martínez et Elena Soria, « In-
tervening sequences of regularly spaced prokaryotic repeats derive from foreign genetic elements »,
J. Mol. Evol., n° 60, 2005, pp. 174-182 ; Christine Pourcel, Grégory Salvignol et Gilles Vergnaud,
« CRISPR elements in Yersinia pestis acquire new repeats by preferential uptake of bacteriophage
DNA, and provide additional tools for evolutionary studies », Microbiology, n° 151, 2005, pp. 653-
663 ; Alexander Bolotin, Benoît Quinquis, Alexei Sorokin et Stanislav Dusko Ehrlich, « Clustered re-
gularly interspaced short palindrome repeats (CRISPRs) have spacers of extrachromosomal origin »,
Microbiology, n° 151, 2005, pp. 2551-2561.
7. Rodolphe Barrangou, Christophe Fremaux, Hélène Deveau, Melissa Richards, Patrick Boyaval (et
al.), « CRISPR provides acquired resistance against viruses in prokaryotes », Science, n° 315, 2007,
pp. 1709-1712.

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Emmanuelle Charpentier, Jennifer Doudna et leurs collègues confir-
mèrent que l’ADN des bactériophages était bien coupé par une
nucléase appelée Cas9 dont le gène était situé à proximité immédiate
du complexe CRISPR8. Surtout, elles montrèrent que c’était un ARN
associé à cette nucléase (produit à partie des séquences CRISPR) qui
la guidait vers sa cible : l’ARN reconnaissait une séquence particulière
d’ADN en s’appariant avec elle, et la nucléase Cas9 coupait l’ADN à
cette position précise.
De nombreux groupes s’emparèrent de ces observations, et modi-
fièrent le système pour l’adapter à différents types de cellules et d’or-
ganismes, dont l’être humain, et le rendre plus efficace. Dès le début
de 2013, de multiples articles étaient publiés montrant que Cas9 fonc-
tionnait aussi bien dans les cellules humaines que dans celles de
mouches ou de plantes. Les coupures étaient spécifiques, et de nom-
breux gènes pouvaient être ciblés en parallèle. En injectant, avec la
nucléase Cas9 et l’ARN qui servait de guide pour la coupure, une
copie normale ou altérée d’un gène, le système permettait le remplace-
ment des copies présentes dans le génome par la copie ajoutée : la
« correction » des « erreurs » génétiques devenait possible. En 2014,
une équipe injectait dans des œufs de souris atteintes d’une myopa-
thie (analogue à la myopathie de Duchenne chez l’être humain) Cas9,
un ARN guide et une forme normale du gène muté chez ces souris.
L’opération permettait de remplacer le gène muté par la copie normale
dans une fraction importante des cellules de l’organisme9 et faisait
disparaître, en partie ou totalement, les symptômes de la maladie.
La supériorité de Cas9 vient de ce qu’elle utilise un principe ori-
ginal de reconnaissance de sa cible : grâce à un ARN qui s’apparie à
l’ADN, et non par des motifs protéiques. Cette « solution » a un
double avantage : l’interaction ARN-ADN est plus précise que celle
entre une protéine et un ADN. Surtout, la même nucléase est utilisée
dans tous les projets, et il suffit de changer l’ARN qui sert de guide
pour changer de cible, une opération qui est très facile à réaliser, et
demande peu de temps. L’efficacité de reconnaissance de CRISPR-
Cas9 pour ses cibles trouve d’ailleurs d’autres applications, par

8. Martin Jinek, Krzysztof Chylinski, Ines Fonfara, Michael Hauer, Jennifer A. Doudna et Emmanuelle
Charpentier, « A programmable Dual-RNA-guided DNA endonuclease in adaptive bacterial immu-
nity », Science, n° 337, 2012, pp. 816-821.
9. Chengzu Long, John R. McAnally, John M. Shelton, Alex A. Mireault, Rhonda Bassel-Duby et Eric
N. Olson, « Prevention of muscular dystrophy in mice by CRISPR/Cas9-mediated editing of germline
DNA », Science, n° 345, 2014, pp. 1184-1188.

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exemple dans l’étude de la régulation de l’activité des gènes, dont


nous ne parlerons pas ici.
Le succès de CRISPR-Cas9 a occulté, dans plusieurs des récits qui
ont été faits de sa découverte, tous les travaux antérieurs qui avaient visé
à mettre au point des nucléases spécifiques. Pourtant, si le système


CRISPR-Cas9 a pu s’imposer si
rapidement, c’est que le terrain Une recherche dirigée
avait été préparé par ces travaux. vers des objectifs prédéterminés


Les observations faites dans le risque de rater des opportunités
système CRISPR-Cas9 ont béné-
ficié, pour leur interprétation, des résultats obtenus avec les nucléases
hybrides, et c’est grâce à ces dernières que l’idée d’utiliser Cas9 pour
l’édition du génome a si rapidement surgi. L’histoire de la mise au point
de CRISPR-Cas9 est un bel exemple de « sérendipité », c’est-à-dire de la
rencontre au bon moment de deux projets distincts. Elle est aussi l’ap-
port à un programme de recherche ciblé vers la mise au point de
nucléases spécifiques d’une recherche fondamentale sans objectifs a
priori, si ce n’est de comprendre la fonction de séquences « bizarres »
présentes dans les génomes bactériens. C’est un magnifique exemple
pour montrer qu’une recherche dirigée vers des objectifs prédétermi-
nés, comme l’est de plus en plus la recherche contemporaine, risque de
rater des opportunités que seule une recherche « vagabonde », avide de
décrire et de comprendre les phénomènes naturels, peut lui offrir.
La visibilité de ces nouveaux outils a bénéficié de l’invention d’une
nouvelle expression pour désigner leur action : l’édition du génome10.
L’usage de cette expression avec ce sens est récent – elle n’apparaît
dans les articles qu’au début des années 2000 –, et c’est aux travaux de
mise au point de nucléases spécifiques, en particulier de celles à
« doigts de zinc », que l’on doit sa généralisation progressive.
Mais le verbe « éditer » avait déjà été utilisé par les biologistes
pour désigner un ensemble de mécanismes cellulaires visant à corri-
ger les erreurs qui pouvaient se produire aux différentes étapes de
transfert de l’information génétique. C’est la nature qui corrigeait ses
erreurs. Avec les développements de la génomique et de l’informa-
tique, l’expression « éditer » prend un autre sens : éditer un génome
pour les chercheurs est établir sa « vraie » séquence à partir d’un
ensemble de séquences partielles et contenant parfois des erreurs.

10. M. Morange, « The success story of the expression “genome editing” », J. Biosci, 2016, sous presse.

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Dorénavant, ce sont les scientifiques et les informaticiens qui éditent,
mais ils ne font que révéler la séquence « naturelle » d’un génome.
Avec la nouvelle signification de l’expression « édition du
génome », c’est dorénavant les scientifiques qui éditent le génome pour
remplacer des séquences altérées par des séquences « normales ».
Cette expression est particulièrement bien choisie pour promou-
voir ces nouveaux projets. Comme l’édition d’un manuscrit lors de la
préparation d’un livre, l’édition du génome se veut un travail propre,
précis, visant à corriger les erreurs. On ne manipule plus le génome
comme dans les années 1970, on l’édite. C’est la suite naturelle des
projets de séquençage des génomes : après avoir lu le livre de la vie, le
temps est venu de l’éditer, et d’en chasser les erreurs.

Que faire avec ce nouvel outil ?

Une touche de prudence s’impose. De nombreux laboratoires ont


rapidement adopté la nouvelle technologie. Quand on interroge les
chercheurs qui ont utilisé le système CRISPR-Cas9, quelques-uns sont
enthousiastes, mais d’autres témoignent des difficultés qu’ils ont ren-
contrées : certains gènes sont plus difficiles à cibler que d’autres ; le
problème majeur est que Cas9 coupe des séquences autres que celles
visées par l’expérimentateur. S’il est facile de vérifier que l’on a bien
modifié le gène que l’on souhaitait, il est bien plus difficile d’être cer-
tain que l’on n’en a pas modifié d’autres !
Sans masquer ces difficultés, il serait sans doute prématuré d’y
voir un obstacle insurmontable à l’utilisation du système CRISPR-
Cas9. De multiples perfectionnements lui ont déjà été apportés. En
outre, des nucléases bactériennes autres que Cas9 pourraient per-
mettre de résoudre ces problèmes. Un si grand nombre de chercheurs
travaillent aujourd’hui à perfectionner ce système qu’il est difficile de
croire que ces efforts ne seront pas couronnés de succès.
L’outil CRISPR-Cas9 est déjà largement utilisé dans la recherche
biologique puisqu’une des principales méthodes pour décrire et analy-
ser les mécanismes moléculaires du vivant consiste à inactiver ou à
modifier les gènes qui codent pour les composants de ces mécanismes.
CRISPR-Cas9 ne va pas révolutionner les recherches en biologie car ces
projets étaient déjà réalisés avec d’autres technologies – même si son
usage a déjà révélé des erreurs que les techniques antérieures, moins

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performantes, avaient engendrées. Mais, en étant plus simple d’usage et


plus précis, ce nouvel outil accélère les travaux. L’expression popularisée
en 1972 par le physicien Philip Warren Anderson « plus est différent »11


s’applique alors parfaitement : la
différence vient de la possibilité Les travaux biologiques
de faire plus rapidement des appliqués bénéficieront encore


expériences plus complexes, ren- plus de la nouvelle technologie
dant parfois possible ce qui
auparavant aurait été impossible. Ainsi, les projets visant à utiliser des
organes d’origine animale pour les greffer chez l’être humain avaient
totalement disparu à cause de la multiplicité des modifications géné-
tiques nécessaires pour « humaniser » les tissus animaux. Ils sont bru-
talement réapparus ces dernières années. De même, ressusciter le mam-
mouth en modifiant tout ce qui doit l’être dans le génome d’un éléphant
est un projet qui est maintenant très sérieusement considéré par de
nombreux biologistes.
Illustrons par un exemple les changements qui vont se produire
dans le travail quotidien des chercheurs. L’inactivation d’un gène
chez la souris (organisme très utilisé comme modèle pour l’étude
des maladies humaines) ou son remplacement par une copie ayant
des caractéristiques différentes étaient jusqu’à maintenant réalisés
en plusieurs étapes. L’opération était faite sur des cellules-souches
embryonnaires, et il fallait ensuite isoler les rares cellules dans les-
quelles l’inactivation ou la substitution s’était faite de manière cor-
recte. Dans un deuxième temps, ces cellules-souches étaient injec-
tées dans des embryons précoces qui, après implantation dans des
mères porteuses, donnaient naissance à des animaux chimériques
(certaines de leurs cellules provenaient des embryons et d’autres des
cellules-souches que l’on y avait injectées). Quelques-uns de ces ani-
maux étaient capables dans une troisième étape de transmettre la
modification à leur descendance. Comme nous l’avons vu dans le
cas de la myopathie, l’espoir aujourd’hui est de pouvoir faire les
mêmes modifications en une seule étape, en injectant dans un œuf
le mélange Cas9, ARN guide et le gène à substituer, afin d’obtenir
après réimplantation de ces œufs dans des mères porteuses des ani-
maux dans lesquels toutes les cellules, dont les cellules germinales,
auront subi l’inactivation ou la modification génétique. Une autre

11. « More is different », Science, n° 177, août 1972, pp. 393-396.

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possibilité est de modifier les cellules germinales avant leur matura-
tion en spermatozoïdes ou en ovocytes.
Les travaux biologiques appliqués bénéficieront encore plus de la
nouvelle technologie. La production, par des bactéries ou des levures
génétiquement modifiées, de protéines à visée thérapeutique en sera
accélérée. La transgénèse animale ou végétale sera plus précise.
Aujourd’hui, la production d’animaux ou de plantes transgéniques
est faite par l’insertion aléatoire de gènes, ce qui peut perturber l’ex-
pression des gènes situés à proximité des sites d’insertion et altérer les
caractéristiques de l’organisme génétiquement modifié. Dorénavant
l’insertion des transgènes pourra être dirigée vers des zones du
génome dont on sait qu’elles ne contiennent pas de gènes essentiels.
Un des avantages du système CRISPR-Cas9 est qu’il ne laisse pas de
traces des opérations effectuées sur le génome, pas de « cicatrices », au
contraire des méthodes utilisées antérieurement. Mais cette absence de
traçabilité est un problème, aussi bien pour les opposants à la transgé-
nèse que pour ses partisans. Pour les premiers, il sera difficile, sinon
impossible, de distinguer les animaux et plantes transgéniques de ceux
qui ne le sont pas. Pour ses partisans, et en particulier les entreprises de
biotechnologie qui les commercialisent, il deviendra plus difficile de
valoriser la production de ces organismes puisqu’il n’y aura aucun signe
objectif de leur intervention dans le processus de production.
En ce qui concerne la thérapie génique somatique, c’est-à-dire la
modification génétique de certaines cellules du corps, la précision du
nouvel outil n’a que des avantages. Rappelons que certains accidents
survenus lors des premiers essais de thérapie génique trouvaient leur
origine dans l’insertion aléatoire des transgènes. Cette dernière avait
perturbé l’expression de gènes voisins, ce qui avait été à l’origine de la
formation de cancers. Comme précédemment, ce qui est visé est
d’adresser ces transgènes à des zones « calmes » du génome ou, mieux
encore, de substituer un transgène « normal » aux versions altérées
des gènes qui sont responsables de la maladie. Le succès du système
CRISPR-Cas9 (et des autres systèmes de coupure ciblée) a déjà conduit
au développement de nombreux projets thérapeutiques visant à corri-
ger des maladies génétiques affectant en particulier les cellules du
sang12 et celles de la rétine. En effet, avec ou sans CRISPR-Cas9, la
thérapie génique somatique reste limitée par la difficulté d’adresser les
12. Cf., par exemple, Daniel Patrick Dever (et al.), « CRISTPR-Cas9 β-globin gene targeting in human
haematopoietic stem cells », Nature, n° 539, 2016, pp. 384-389.

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transgènes aux cellules qui doivent être corrigées génétiquement, dif-


ficulté qui n’existe pas dans le cas des cellules du sang ou de la rétine
qui sont facilement accessibles.
Mais le projet qui a suscité le plus de débats, qui était au cœur de la
réunion qui s’est tenue en décembre 2015 à Washington entre les Aca-
démies des sciences américaine, britannique et chinoise, est la thérapie
génique germinale, la possibilité de modifier soit les cellules reproduc-
trices, soit l’embryon précoce, de manière à ce que non seulement l’or-
ganisme qui va naître soit corrigé génétiquement, mais aussi ses des-
cendants. Le fait que des chercheurs chinois ont tenté sans succès, au
printemps 2015, la modification de la lignée germinale humaine a
accru le sentiment que de tels projets étaient « au coin de la rue ».
Un dernier type de projets qui a fait beaucoup moins parler mais
qui pourrait avoir des conséquences écologiques majeures est de se
servir du système CRISPR-Cas9 pour diffuser une nouvelle forme
génique dans des espèces animales et végétales, ce que l’on appelle le
« forçage génétique ». Le principe est de se servir de la forme génique
qui a été transférée pour transformer à son tour tous les gènes sem-
blables avec lesquels elle sera en contact13. L’exemple souvent donné
est celui des moustiques que l’on empêcherait, par une modification
génétique de ce type, d’être les vecteurs d’agents pathogènes comme
celui du paludisme ou le nouveau virus Zika. Mais les usages poten-
tiels d’une telle stratégie sont multiples, et pas toujours aussi béné-
fiques ! En outre, cette technique a un parfum d’irréversibilité que la
transgénèse traditionnelle n’avait pas.

Les enjeux éthiques

Nous ne parlerons pas ici des problèmes éthiques engendrés par


toute recherche compétitive. La contribution des différents acteurs à
cette découverte est-elle correctement reconnue, et l’attribution (pos-
sible, probable ?) d’un prix Nobel pour cette découverte sera-t-elle
« juste » ? Un autre problème, en partie distinct, est de savoir qui doit
bénéficier des brevets déposés pour cette découverte. Vu les enjeux
financiers, et malgré un premier jugement, la « guerre des brevets »
n’est certainement pas achevée !
13. Valentino M. Gantz et Ethan Bier, « The mutagenic chain reaction : a method for converting hete-
rozygous to homozygous mutations », Science, n° 348, 2015, pp. 442-444.

69
La multiplicité des usages qui peuvent être faits du nouveau sys-
tème rend inadaptée toute réponse éthique simpliste – accepter ou
rejeter le nouvel outil. Pourquoi refuser d’accélérer le travail des cher-


cheurs ou la mise au point de
Faire disparaître les maladies nouveaux médicaments ? De
génétiques par la thérapie génique même, la thérapie génique


germinale est une illusion somatique ne pose pas de pro-
blèmes éthiques majeurs. Des
précautions doivent être cependant prises pour éviter que la lignée
germinale ne soit modifiée, et il faut veiller à ce que le bénéfice pour
les patients l’emporte largement sur les risques que la mise en œuvre
de toute nouvelle forme de thérapie fait courir.
Mais la possibilité d’accélérer la production de plantes ou d’ani-
maux transgéniques est plus problématique puisque l’opposition à de
telles pratiques est souvent une opposition de principe. Il en est de
même de l’autorisation accordée par les autorités britanniques d’utili-
ser le système CRISPR-Cas9 pour modifier des embryons humains
afin de mieux comprendre le rôle de certains gènes dans les premières
étapes de leur développement. Une telle autorisation n’a rien d’excep-
tionnelle et a déjà été accordée à d’autres projets de recherche. Mais les
possibilités offertes par le système CRISPR-Cas9 vont certainement
provoquer un accroissement rapide des projets expérimentaux, et des
demandes d’autorisation.
Par souci de simplicité, et parce qu’elle est actuellement l’objet
principal du débat, nous focaliserons la discussion sur la thérapie
génique germinale14. En Europe, elle est interdite par la convention
d’Oviedo (1997), et la communauté scientifique considère que sa mise
en œuvre n’est pas encore possible, et nécessite des études prélimi-
naires. Ses partisans la présentent comme la possibilité de faire dispa-
raître à tout jamais de l’espèce humaine des maladies génétiques à
l’origine de nombreuses souffrances. Ses adversaires la voient comme
l’ouverture d’une boîte de Pandore qui donnera libre cours aux fan-
tasmes des parents ou aux projets de modifier l’espèce humaine, de
l’améliorer et de l’augmenter, que promeuvent les transhumanistes.
Les modifications que ces derniers envisagent ne concerneraient que
certains individus, créant ainsi une hiérarchie entre les humains
« modifiés » et ceux qui ne l’auraient pas été.

14. Erika Check Hayden Hayden, « Tomorrow’s children », Nature, n° 530, 2016, pp. 402-405.

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l ’ é d i t i o n d u g é n o m e

Les espoirs et les craintes que suscitent respectivement ces deux


types de projets doivent être cependant tempérés par les difficultés que
pose leur mise en œuvre. Faire disparaître les maladies génétiques par
la thérapie génique germinale est une illusion. Une proportion, variable
suivant les maladies mais souvent importante, des mutations respon-
sables est dite de novo : les mutations étaient absentes chez les parents, et
sont apparues lors de la formation des cellules de la lignée germinale. Le
fardeau des maladies génétiques ne disparaîtra donc jamais.
En pratique, la mise en œuvre de la thérapie génique germinale
soulève deux difficultés majeures. La première est que, dans les cas les
plus fréquents de maladies génétiques dites récessives où les deux
copies du gène doivent être mutées pour que la maladie apparaisse, la
thérapie génique germinale n’empêcherait la transmission intergéné-
rationnelle des mutations que si elle était appliquée à tous les indivi-
dus porteurs de telles mutations. Or la grande majorité de ces derniers
ne souffrent d’aucun problème de santé puisqu’un seul de leurs gènes
est muté. Si l’on n’intervient que sur les individus qui peuvent en
bénéficier pour eux-mêmes, il faudra des centaines, voire des milliers
de générations pour que la fréquence des formes géniques respon-
sables de la maladie diminue.
La seconde difficulté est qu’il existe des méthodes alternatives à la
thérapie génique germinale : le diagnostic préimplantatoire ou préna-
tal, suivi de la non-implantation des embryons mutés ou d’un avorte-
ment. Les problèmes éthiques liés à l’avortement pourraient laisser
penser que la thérapie génique germinale serait préférable. Mais est-ce
le cas ? Une thérapie génique germinale aura des répercussions non
seulement sur les individus atteints, mais aussi sur tous leurs descen-
dants. Si une erreur est commise, ou si un accident survient comme la
mutation involontaire d’un autre gène, leurs conséquences seront res-
senties pendant des siècles, voire des millénaires. Le philosophe Hans
Jonas (1903-1993) a insisté sur la responsabilité qui est la nôtre lorsque
les transformations que nous opérons concernent de manière irréver-
sible les générations futures15.
De même, les projets non thérapeutiques, ceux qui font peur, sont
en grande partie irréalisables dans l’état actuel des connaissances :
produire un enfant plus beau, ou plus intelligent, n’est pas aujourd’hui
à la portée des généticiens (et ne le sera sans doute jamais car ni l’in-

15. H. Jonas, Le principe responsabilité, Cerf, 1990.

71
telligence, ni la beauté ne sont déterminées génétiquement). Le
nombre et la nature des modifications génétiques qui permettraient
un allongement indéfini de la vie sont aussi inconnus. Rassurer ainsi
est cependant en partie un leurre, car les connaissances peuvent évo-
luer très vite. Par ailleurs, s’il est envisageable, dans un pays très cen-
tralisé comme la France, d’interdire certaines pratiques, il n’en est pas
de même dans d’autres pays comme les États-Unis.
Nous terminerons cependant par une note d’espoir que nous
espérons ne pas être trop naïve, basée sur deux observations. La pre-
mière est qu’il est faux de croire que, parce qu’une nouvelle possibilité
est ouverte par un progrès technique, elle sera forcément mise en
œuvre : idée qui fait de l’invention de CRISPR-Cas9 la porte ouverte
aux projets les plus dangereux. Prenons un exemple, valable au moins
pour les pays européens : le choix du sexe de l’enfant à naître serait
techniquement possible. Il est aujourd’hui interdit. Ce qui est impor-
tant est que cette interdiction ne suscite aucun débat majeur dans les
pays européens. La grande majorité des parents acceptent sans peine
cette part d’aléa dans la construction de leurs familles.
Ceci nous conduit directement à la seconde observation : l’idée
de transformer génétiquement l’espèce humaine ne trouve aucun
soutien dans la population. Il s’agit d’un changement majeur par
rapport aux rêves que faisaient de nombreux biologistes, mais aussi
une partie de la population des pays occidentaux, dans la première
moitié du XXe siècle, et dont témoignent de nombreux romans et
essais : voir l’évolution humaine se poursuivre vers la formation
d’un surhomme. Améliorer génétiquement l’espèce humaine n’est
plus une priorité inscrite sur les agendas de nos contemporains. La
priorité est bien plus de maintenir ce qui existe dans la nature, en
particulier les espèces animales et végétales que nos actions irres-
ponsables menacent de faire disparaître. Aujourd’hui, l’avenir de
l’Humanité n’est pas, n’est plus, génétique !

Michel MORANGE

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