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Du même auteur EMMANUEL LEVINAS

LA TH�ORIE DE L'INTUITION DANs LA PH�NOM�NOLOGIE DE HussERL,


/
1 930, Vrin, 1 963.
DE L'EXISTENCE À L'EXISTANT, 1947, Vrin, 1 973.

LE TEMPS ET L'AUTRE, 1 948, Fata Morgana, 1 979.

EN D�COUVRANT L'EXISTENCE AVEC HusSERL ET HEIDEGGER, Vrin,


1 949.
ToTALIT� ET INFINI. EssAI SUR L'EXT�RIORIT�, Nijhoff, La Haye,
1 96 1 .
DIFFICILE LIBERT�. EssAIS SUR LE JUDAÏSME, Albin Michel, 1963, édi-
tion revue et augmentée, 1 976. ENTRE NOUS
QUATRE LECTURES TALMUDIQUES, Éditions de Minuit, 1968.
ESSAIS
HUMANISME DE L'AUTRE HOMME, Fata Morgana, 1 973.

AUTREMENT QU'�TRE, ou AU-DELÀ DE L'ESSENCE, Nijhoff, La Haye, SUR LE PENSER-À-L'AUTRE


1 974.
NoMS PROPRES, Fata Morgana, 1 975.

SuR MAuRICE BLANCHOT, Fata Morgana, 1 975.

Du SACR� AU SAINT, CINQ NOUVELLES LECTURES TALMUDIQUES, Édi-


tions de Minuit, 1 977.

L'AU-DELÀ DU VERSET, Éditions de Minuit, 1 982.

DE DIEu QUI VIENT À L'ID�E, Vrin, 1982.

DE L'�VASION, 1 935. Fata Morgana, 1 982.

ÉTHIQUE ET INFINI, Fayard, 1982.

TRANSCENDANCE ET INTELLIGIBILIT�, Labor et Fides, Genève, 1984.

HoRs SUJET, Fata Morgana, 1987.

BERNARD GRASSET
PARIS
A Jean Halpen·n

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous pays.
© Editions Grasset & Fasquelle, 1991.
Avant-pr opos

Les études réunies dans le présent volume sont disposées


selon l'ordre chronologique de leur parution dans diverses
publications de philosophie. Celle qui, remontant à 195 1,
s'intitule « L'Ontologie est-elle fondamentale ? » indique le
débat général des études qui la suivent. La rationalité du
psychisme humain y est recherchée dans la relation inter­
subjective, dans le rapport de l'un à l'autre, dans la transcen­
dance du '' pour-l'autre , qui instaurent le « sujet éthique ,,
qui instaurent l'entre-nous.
Il n'y a certes pas urgence de remonter à l'éthique
pour élaborer, tout neuf, quelque code où s'inscriraient
d'emblée les structures et les règles de la bonne conduite
des personnes, du domaine public et de la paix entre
nations, quelque fondamentales que puissent ainsi appa­
raître les valeurs éthiques impliquées dans ces chapitres.
On voudra, avant tout, essayer de voir ici l'éthique par
rapport à la rationalité du savoir immanente à l'être,
laquelle est primordiale dans la tradition philosophique
de l'Occident, même si l'éthique pouvait - excédant, en
fin de compte, les formes et les déterminations de l'onto­
logie et sans renier pour autant la paix du Raisonnable -
accéder à un autre dessein de l'intelligibilité et à un
autre mode d'aimer la sagesse. Et peut-être même - mais
nous n'irons pas jusque-là - au mode qui figure aux
Psaumes 111, 10.
Je partirai de l'être au sens verbal de ce mot : non pas des
« étants >> - choses, corps animés, individus humains - ni de

la nature qui les embrasse tous, d'une façon ou d'une autre


dans sa totalité.
Je partirai de l'être au sens verbal du mot, où l'être est
suggéré et entendu en quelque façon comme un processus
Le lecteur trouvera en annexe d'être ou événement d'être ou aventure d'être. Aventure
les références bibliographiques des chapitres. remarquable ! L'événement d'être est dans un souci d'être, il

9
Entre nous Avant-propos

ne serait qu'ainsi dans son élan « essentiellement » fini et ment de l'humain dans l'économie de l'être renversait le
tout entier absorbé par ce souci d'être. Il n'y va, en quelque sens et l'intrigue et le rang philosophique de l'ontologie:
façon, dans l'événement d'être que de cet être même. � tre l'en-soi de l'être persistant-à-être se dépasse dans la gra­
en tant qu'être, c'est dès l'abord se préoccuper d'être, tuité du hors-de-soi-pour-l'autre, dans le sacrifice ou la
comme s'il fallait ici déjà quelque détente, ou quelque '' cal­ possibilité du sacrifice, dans la perspective de la sainteté.
mant » pour rester - en étant - sans se soucier d'être. �tre,
déjà insistance d'être comme si un « instinct de conserva­
tion » coïncidant avec son déroulement, le préservant et le
maintenant dans son aventure d'être, était son sens. La ten­
sion de l'être sur lui-même, intrigue où se noue le pronom
réfléchi se. Insistance d'avant toute lumière et décision,
secret d'une sauvagerie excluant délibération et calcul, vio­
lence en guise d'étants qui s'affirment « sans égards » les uns
pour les autres dans le souci d'être.
Origine de toute violence, diverse selon les divers
modes d'être : vie des vivants, existence des humains, réa­
lité des choses. Vie des vivants dans la lutte pour la vie ;
histoire naturelle des humains dans le sang et les larmes
des guerres entre personnes, nations et classes ; matière
des choses, dure matière ; solidité ; le fermé-sur-soi jusque
dans les confinements intra-atomiques dont parlent les
physiciens.
Et voici que surgit, dans la vie vécue par l'humain -
et c'est là que, à proprement parler, l'humain commence,
pure éventualité, mais d'emblée éventualité pure et
sainte -, du se-vouer-à-l'autre. Dans l'économie générale
de l'être et de sa tension sur soi, une préoccupation de
l'autre jusqu'au sacrifice, jusqu'à la possibilité de mourir
pour lui ; une responsabilité pour autrui. Autrement
qu'êtré! C'est cette rupture de l'indifférence - de l'indif­
férence fût-elle statistiquement dominante -, la possibilité
de l'un-pour-l'autre, qui est l'événement éthique. Dans
l'existence humaine interrompant et dépassant son effort
d'être - son conatus essendi spinoziste - la vocation d'un
exister-pour-autrui plus fort que la menace de la mort :
l'aventure existentielle du prochain importe au moi avant
la sienne, posant le moi d'emblée comme responsable de
l'être d'autrui, responsable c'est-à-dire comme unique et
élu, comme un je qui n'est plus n'importe quel individu
du genre humain. Tout se passe comme si le surgisse-

10
L 'ONTOLOGIE EST-ELLE
FONDAMENTALE?

J. PRIMAT DE L 'ONTOLOGIE

Le primat de l'ontologie parmi les disciplines de la


connaissance ne repose-t-il pas sur l'une des plus lumineuses
évidences ? Toute connaissance des rapports qui rattachent
ou opposent les êtres les uns aux autres n'implique-t-elle pas
déjà la compréhension du fait que ces êtres et ces rapports
existent ? Articuler la signification de ce fait - reprendre le
problème de l'ontologie - implicitement résolu par chacun,
fût-ce sous forme d'oubli - c'est, semble-t-il, édifier un
savoir fondamental sans lequel toute connaissance philo­
sophique, scientifique ou vulgaire demeure naïve.
La dignité des recherches ontologiques contemporaines
tient au caractère impérieux et originel de cette évidence.
En s'appuyant à elle, les penseurs s'élevèrent d'emblée au­
dessus des « illuminations » des cénacles littéraires pour res­
pirer à nouveau l'air des grands dialogues de Platon et de la
métaphysique aristotélicienne.
Mettre en question cette évidence fondamentale est une
téméraire entreprise. Mais aborder la philosophie par cette
mise en question, c'est, du moins, remonter à sa source, par­
delà la littérature et ses pathétiques problèmes.

2. L 'ONTOLOGIE CONTEMPORAINE

La reprise de l'ontologie par la philosophie contempo­


raine a ceci de particulier que la connaissance de l'être en
général - ou l'ontologie fondamentale - suppose une situa­
tion de fait pour l'esprit qui connaît. Une raison affranchie
des contingences temporelles - âme coéternelle aux Idées -
c'est l'image que se fait d'elle-même une raison qui s'ignore

13
Entre nous L 'ontologie est-elle fondamentale ?

ou s'oublie, une raison naïve. L'ontologie, dite authentique, J. L'AMBIGUlTE DE L'ONTOLOOIE CONTEMPORAINE
coïncide avec la facticité de l'existence temporelle.
Comprendre l'être en tant qu'être - c'est exister ici-bas. Non L'identification de la compréhension de l'être avec la plé­
pas que l' ici- bas, par les épreuves qu'il impose, élève et puri­ nitude de l'existence concrète risque d'abord de noyer
fie l'âme et la rende à même d'acquérir une réceptivité à l'ontologie dans l'existence. Cette philosophie de l'existence
l'égard de l'être. Non pas que l'ici-bas ouvre une histoire que Heidegger refuse pour son compte n'est que la contre­
dont le progrès seul rendrait pensable l'idée de l'etre. L'ici­ partie - mais inévitable - de sa conception de l'ontologie.
bas ne tient son privilège ontologique ni de l'asc� qu'il L'existence historique qui intéresse le philosophe dans la
comporte, ni de la civilisation qu'il suscite. Déjà dans ses mesure où elle est ontologie intéresse les hommes et la litté­
soucis temporels s'épelle la compréhension de l'être. L'onto­ rat:ure parce qu'elle est dramatique. Quand philosophie et
logie ne s'accomplit pas dans le triomphe de l'homme sur sa vie se confondent, on ne sait plus si on se penche sur la phi­
condition, mais dans la tension même où cette condition losophie parce qu'elle est vie, ou si on tient à la vie parce
s'assume. qu'elle est philosophie. L'apport essentiel de la nouvelle
Cette possibilité de concevoir la contingence et la facti­ ontologie peut apparaître dans son opposition à l'intellectua­
cité, non pas comme des faits offerts à l'intellection, mais lisme classique. Comprendre l'outil - ce n'est pas le voir,
comme l'acte de l'intellection - cette possibilité de montrer c'est savoir le manier ; comprendre notre situation dans le
dans la brutalité du fait et des contenus donnés la transitivité réel - ce n'est pas la définir, mais se trouver dans une dispo­
du comprendre et une « intention signifiante » - possibilité sition affective ; comprendre l'être - c'est exister. Tout cela
découverte par Husserl, mais rattachée par Heidegger à indique, semble-t-il, une rupture avec la structure théoré­
l'intellection de l'être en général - constitue la grande nou­ tique de la pensée occidentale. Penser ce n'est plus contem­
veauté de l'ontologie contemporaine. Dès lors, la compré­ pler, mais s'engager, être englobé dans ce qu'on pense, être
hension de l'être ne suppose pas seulement une attitude embarqué - événement dramatique de l'être-dans-le-monde.
théorétique, mais tout le comportement humain. Tout La comédie commence avec le plus simple de nos gestes.
l'homme est ontologie. Son œuvre scientifique, sa vie affec­ Ils comportent tous une maladresse inévitable. En tendant la
tive, la satisfaction de ses besoins et son travail, sa vie sociale main pour approcher une chaise, j'ai plissé la manche de
et sa mort articulent, avec une rigueur qui réserve à chacun mon veston, j'ai rayé le parquet, j'ai laissé tomber la cendre
de ces moments une fonction déterminée, la compréhension de ma cigarette. En faisant ce que j'ai voulu faire, j'ai fait
de l'être ou la vérité. Notre civilisation tout entière découle mille choses que je n'avais pas voulues. L'acte n'a pas été
de cette compréhension - celle-ci fût-elle oubli de l'être. Ce pur, j'ai laissé des traces. En essuyant ces traces, j'en ai laissé
n'est P.as parce qu'il y a l'homme qu'il y a vérité. C'est parce d'autres. Sherlock Holmes appliquera sa science à cette gros­
que l'être en général se trouve inséparable de son apérité­ sièreté irréductible de chacune de mes initiatives, et, par là,
parce qu'il y a vérité, ou, si l'on veut, parce que l'être est la comédie pourra tourner au tragique. Lorsque la mala­
intelligible qu'il y a humanité. dresse de l'acte se retourne contre le but poursuivi, nous
Le retour aux thèmes originels de la philosophie - et c'est sommes en pleine tragédie. Laïos, pour déjouer les prédic­
par là encore que l'œuvre de Heidegger demeure frappante tions funestes, entreprendra ce qui est exactement néces­
- ne procède pas d'une pieuse décision de retourner enfin à saire pour qu'elles s'accomplissent. Œdipe, en réussissant,
je ne sais quelle philosophia perennis, mais d'une attention travaille à son malheur. Comme le gibier qui sur la plaine
radicale prêtée aux préoccupations pressantes de l'actualité. recouverte de neige fuit en ligne droite le bruit des chas­
La question abstraite de la signification de l'être en tant seurs et laisse précisément ainsi les traces qui feront sa perte.
qu'être et les questions de l'heure présente se rejoignent Nous sommes ainsi responsables au-delà de nos inten­
spontanément. tions. Impossible au regard qui dirige l'acte d'éviter l'action

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Entre nous L'ontologie est-elle fondamentale?

par mégarde. Nous avons un doigt pris dans l'engrenage, les 4. AUTRUI COMME INTERLOCUTEUR
choses se retournent contre nous. C'est dire que notre
conscience et notre maîtrise de la réalité par la conscience Ce n'est pas en faveur d'un divorce entre philosophie et
n'épuisent pas notre relation avec elle, que nous y sommes raison qu'on peut tenir un langage sensé. Mais on est en
présents par toute l'épaisseur de notre être. Que la droit de se demander si la raison, posée comme possibilité
conscience de la réalité ne coïncide pas avec notre habita­ d'un tel langage, le précède nécessairement, si le langage
tion dans le monde - voilà ce qui dans la philosophie de n'est pas fondé dans une relation antérieure à la compréhen­
Heidegger a produit une forte impression dans le monde lit­ sion et qui constitue la raison. C'est à caractériser très géné­
téraire. ralement cette relation, irréductible à la compréhension -
Mais aussitôt la philosophie 'de l'existence s'efface devant même telle que par-delà l'intellectualisme classique l'avait
l'ontologie. Ce fait d'être embarqué, cet événement dans ftxée Heidegger - que s'essaient les pages qui suivent.
lequel je me trouve engagé, lié que je suis avec ce qui devait La compréhension repose pour Heidegger en dernier lieu
être mon objet par des liens qui ne se réduisent pas à des sur l'ouverture de l'être. Alors que l'idéalisme berkeleyen
pensées, cette existence s'interprète comme compréhension. apercevait dans l'être une référence à la pensée à cause des
Dès lors le caractère transitif du verbe connaître s'attache au contenus qualitatifs de l'être, Heidegger aperçoit dans le
verbe exister 1 • La première phrase de la Métaphysique fait, en quelque manière formel, que l'étant est - dans son
d'Aristote : « Tous les hommes aspirent par nature à la œuvre d'être - dans son indépendance même - son intelligi­
connaissance », demeure vraie pour une philosophie qu'à la bilité. Cela n'implique pas une dépendance préalable par
légère on a crue méprisante pour l'intellect. L'ontologie ne rapport à une pensée subjective, mais comme une vacance
vient pas seulement couronner nos rapports pratiques avec attendant son titulaire, qui est ouverte par le fait même que
l'être, comme la contemplation des essences, dans le livre X l'étant est. Heidegger décrit ainsi, dans sa structure la plus
de l'Éthique à Nicomaque, couronne les vertus. L'ontologie formelle, les articulations de la vision où le rapport du sujet
est l'essence de toute relation avec les êtres et même de toute avec l'objet est subordonné au rapport de l'objet avec la
relation dans l'être. Le fait que l'étant est « ouvert » n'appar­ lumière - qui, elle, n'est pas objet. L'intelligence de l'étant
tient-il pas au fait même de son être ? Notre existence consiste dès lors à aller au-delà de l'étant - dans l'ouvert pré­
concrète s'interprète en fonction de son entrée dans cisément - et à l'apercevoir à l'horizon de l'être. C'est dire
l' « ouvert » de l'être en général. Nous existons dans un cir­ que la compréhension, chez Heidegger, rejoint la grande tra­
cuit d'intelligence avec le réel - l'intelligence est l'événe­ dition de la philosophie occidentale : comprendre l'être par­
ment même que l'existence articule. Toute incompréhen­ ticulier, c'est déjà se placer au-delà du particulier -
sion n'est qu'un mode déficient de la compréhension. Il se comprendre c'est se rapporter au particulier qui seul existe,
trouve ainsi que l'analyse de l'existence et de ce qu'on par la connaissance qui est toujours connaissance de l'uni­
appelle son ecceité (Da) n'est que la description de l'essence versel.
de la vérité, de la condition de l'intelligibilité même de A la vénérable tradition que Heidegger continue, on ne
l'être. peut opposer des préférences personnelles. A la thèse fonda­
mentale selon laquelle toute relation avec un étant parti­
culier suppose l'intimité ou l'oubli de l'être, on ne peut pré­
férer une relation avec l'étant comme condition de
l'ontologie. On en est, semble-t-il, réduit, dès qu'on s'engage
1. Cf. nos remarques à ce sujet dans Esquisse pour une histoire de dans la réflexion, et précisément pour les raisons mêmes qui
Jean Wahl, Éditions de l'Arche, pp. 95-96.
«l'existentialisme», depuis Platon assujettissent la sensation du particulier à la

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Entre nous L'ontologie est-elle fondamentale?

connaissance de l'universel, à assujettir les rapports entre subordonnée à la conscience qu'on prend de la présence
étants aux structures de l'être, la métaphysique à l'ontologie, d'autrui ou de son voisinage ou de la communauté avec lui,
l'existentiel à l'existential. Comment, d'ailleurs, le rapport mais comme condition de cette « prise de conscience »,
avec l'étant peut-il être, au départ, autre chose que sa Certes, il nous faut encore expliquer pourquoi l'événe­
compréhension comme étant - le fait de librement le laisser­ ment du langage ne se situe plus sur le plan de la compré­
être en tant qu'étant ? hension. Pourquoi, en effet, ne pas élargir la notion de la
Sauf pour autrui. Notre rapport avec lui consiste certaine­ compréhension, selon le procédé rendu familier par la phé­
ment à vouloir le comprendre, mais ce rapport déborde la noménologie ? Pourquoi ne pas présenter l'invocation
compréhension. Non seulement parce que la connaissance d'autrui comme la caractéristique propre de sa compréhen­
d'autrui exige, en dehors de la curiosité, aussi de la sympa­ sion ?
thie ou de l'amour, manières d'être distinctes de la contem­ Cela nous semble impossible. Le maniement des objets
plation impassible. Mais parce que, dans notre rapport avec usuels s'interprète, par exemple, comme leur compréhen­
autrui, celui-ci ne nous affecte pas à partir d'un concept. Il sion. Mais l'élargissement de la notion de connaissance se
est étant et compte comme tel. justifie, dans cet exemple, par le dépassement des objets
Ici le partisan de l'ontologie objectera: prononcer étant, connus. Il s'accomplit, malgré tout ce qu'il peut y avoir
n'est-ce pas déjà insinuer que l'étant nous concerne à partir d'engagement préthéorétique dans le maniement des
d'une révélation de l'être et que, par conséquent, placé dans « ustensiles ». Au sein du maniement l'étant est dépassé dans
l'ouverture sur l'être, il est d'ores et déjà établi au sein de la le mouvement même qui le saisit, et on reconnaît dans cet
compréhension ? Que signifie, en effet, l'indépendance de « au-delà '' nécessaire à la présence « auprès de >> l'itinéraire
l'étant, sinon sa référence à l'ontologie ? Se rapporter à même de la compréhension. Ce dépassement ne tient pas
l'étant en tant qu'étant signifie, pour Heidegger, laisser-être seulement à l'apparition préalable du « monde » chaque fois
l'étant, le comprendre comme indépendant de la perception que nous touchons à du maniable, comme le veut Heideg­
qui le découvre et saisit. Par cette compréhension précisé­ ger. Il se dessine aussi dans la possession et dans la consomma­
ment il se donne comme étant et non seulement comme tion de l'objet. Rien de tel lorsqu'il s'agit de ma relation avec
objet. L'être-avec-autrui - le Miteinandersein - repose ainsi autrui. Là aussi, si l'on veut, je comprends l'être en autrui,
V pour Heidegger sur la relation ontologique. au-delà de sa particularité d'étant ; la personne avec laquelle
er Nous répondrons: dans notre relation avec autrui, s'agit-il je suis en rapport je l'appelle être, mais en l'appelant être j'en
de le laisser-être ? L'indépendance d'autrui ne s'accomplit­ appelle à elle. Je ne pense pas seulement qu'elle est, je lui
JL elle pas dans son rôle d'interpellé ? Celui à qui on parle parle. Elle est mon associé au sein de la relation qui devait
M est-ii, au préalable, compris dans son être ? Nullement. seulement me la rendre présente. Je lui ai parlé, c'est-à-dire
Autrui n'est pas objet de compréhension d'abord et inter­ j'ai négligé l'être universel qu'elle incarne pour m'en tenir à
locuteur ensuite. Les deux relations se confondent. Autre­ l'étant particulier qu'elle est. Ici la formule « avant d'être en
e
ment dit, de la compréhension d'autrui est inséparable son relation avec un être, il faut que je l'aie compris comme
n
invocation. être » perd son application stricte: en comprenant l'être, je
L Comprendre une personne, c'est déjà lui parler. Poser lui dis simultanément ma compréhension.
et l'existence d'autrui en la laissant être, c'est déjà avoir accepté L'homme est le seul être que je ne peux rencontrer sans
cette existence, avoir tenu compte d'elle. « Avoir accepté », lui exprimer cette rencontre même. La rencontre se dis­
T « avoir tenu compte », ne revient pas à une compréhension, tingue de la connaissance précisément par là. Il y a dans
h à un laisser-être. La parole dessine une relation originale. Il toute attitude à l'égard de l'humain un salut - fût-ce comme TI
Bon
é s'agit d'apercevoir la fonction du langage non pas comme refus de saluer. La perception ne se projette pas ici vers jour
ol Mo
o 18 19 nsie
ur
gi
Entre nous L'ontologie est-elle fondamentale ?

l'horizon - champ de ma liberté, de mon pouvoir, de ma La « religion » reste le rapport avec l'étant en tant
propriété - pour se saisir, sur ce fond familier, de l'individu. qu'étant. Elle ne consiste pas à le concevoir comme étant,
Elle se rapporte à l'individu pur, à l'étant comme tel. Et cela acte où l'étant est déjà assimilé, même si cette assimilation
signifie précisément, si on veut le dire en termes de aboutit à le dégager comme étant, à le laisser-être. Elle ne
« compréhension », que ma compréhension de l'étant consiste pas non plus à établir je ne sais quelle appartenance,
comme tel est déjà l'expression que je lui offre de cette ni à se heurter à l'irrationnel dans l'effort de comprendre
compréhension. l'étant. Le rationnel se réduit-il au pouvoir sur l'objet ? La
Cette impossibilité d'aborder autrui sans lui parler signifie raison est-elle domination où la résistance de l'étant comme
qu'ici la pensée est inséparable de l'expression. Mais tel est surmontée non pas dans un appel à cette résistance
l'expression ne consiste pas à transvaser en quelque manière même, mais comme par une ruse de chasseur qui attrape ce
une pensée relative à autrui, dans l'esprit d'autrui. Cela, on que l'étant comporte de fort et d'irréductible à partir de ses
le sait non pas depuis Heidegger, mais depuis Socrate. faiblesses, de ses renoncements à sa particularité, à partir de
L'expression ne consiste pas non plus à articuler la compré­ sa place à l'horizon de l'être universel ? Intelligence comme
hension que d'ores et déjà j'ai en partage avec autrui. Elle ruse, Intelligence de la lutte et de la violence, faite pour les
consiste, avant toute participation à un contenu commun choses - est-elle à même de constituer un ordre humain ?
par la compréhension, à instituer la socialité par une rela­ On nous a paradoxalement habitués à chercher dans la lutte
tion irréductible, par conséquent, à la compréhension. la manifestation même de l'esprit et sa réalité. Mais l'ordre
La relation avec autrui n'est donc pas ontologie. Ce lien de la raison ne se constitue-t-il pas plutôt dans une situation
avec autrui qui ne se réduit pas à la représentation d'autrui, où « on parle ,,, où la résistance de l'étant en tant qu'étant
mais à son invocation, et où l'invocation n'est pas précédée n'est pas brisée, mais pacifiée ?
d'une compréhension, nous l'appelons religion. L'essence du Le souci de la philosophie contemporaine de libérer
discours est prière. Ce qui distingue la pensée visant un objet l'homme des catégories adaptées uniquement aux choses ne
d'un lien avec une personne, c'est que dans celui-ci s'arti­ doit donc pas se contenter d'opposer au statique, à l'inerte,
cule un vocatif : ce qui est nommé est, en même temps, ce au déterminé des choses- le dynamisme, la durée, la trans­
qui est appelé. cendance ou la liberté- comme l'essence de l'homme. Il ne
En choisissant le terme religion - sans avoir prononcé le s'agit pas tant d'opposer une essence à une autre, dire ce
mot Dieu ni le mot sacré - nous avons pensé d'abord au sens qu'est la nature humaine. Il s'agit avant tout de lui trouver la
que lui donne Auguste Comte au début de sa Politique Posi­ place d'où l'homme cesse de nous concerner à partir de
tive. Aucune théologie, aucune mystique ne se dissimule l'horizon de l'être, c'est-à-dire de s'offrir à nos pouvoirs.
derrière l'analyse que nous venons de donner de la ren­ L'étant comme tel (et non pas comme incarnation de l'être
contre d'autrui et dont il nous a importé de souligner la universel) ne peut être que dans une relation où on
structure formelle : l'objet de la rencontre est à la fois donné l'invoque. L'étant c'est l'homme et c'est en tant que pro­
à nous et en société avec nous, sans que cet événement de chain que l'homme est accessible. En tant que visage.
socialité puisse se réduire à une propriété quelconque se
révélant dans le donné, sans que la connaissance puisse
prendre le pas sur la socialité. Si le mot religion doit cepen­ 5. LA SIGNIFICATION ETHIQUE D'AUTRUI
dant annoncer que la relation avec des hommes, irréductible
à la compréhension, s'éloigne par là même de l'exercice du La compréhension, en se rapportant à l'étant dans l'ouver­
pouvoir, mais dans les visages humains rejoint l'Infini - nous ture de l'être, lui trouve une signification à partir de l'être.
accepterons cette résonance éthique du mot et tous ces Dans ce sens, elle ne l'invoque pas, mais le nomme seule­
échos kantiens. ment. Et ainsi elle accomplit à son égard une violence et une

20 21
Entre nous L'ontologie est-elle fondamentale ?

négation. Négation partielle qui est violence. Et cette par­ qui leur prête une signification. L'immédiat n'est pas objet Berg
tiellité se décrit dans le fait que l'étant, sans disparaître, se de compréhension. Une donnée immédiate de la conscience son!
trouve en mon pouvoir. La négation partielle qu'est la vio­ se contredit dans les termes. Se donner, c'est s'exposer à la
lence nie l'indépendance de l'étant : il est à moi. La posses­ ruse de l'intelligence, être saisi par la médiation du concept,
sion est le mode selon lequel un étant, tout en existant, est de la lumière de l'être en général, par un détour, par « la
partiellement nié. Il ne s'agit pas seulement du fait que bande » ; se donner, c'est signifier à partir de ce qu'on n'est
l'étant est instrument et outil - c'est-à-dire moyen ; il est pas. La relation avec le visage, événement de la collectivité -
aussi fin - consommable, il est nourriture et, dans la jouis­ la parole - est une relation avec l'étant lui-même, en tant
sance, s'offre, se donne, est à moi. La vision mesure certes que pur étant.
mon pouvoir sur l'objet, mais eile est déjà jouissance. La ren­ Que la relation avec l'étant soit invocation d'un visage et
contre d'autrui consiste dans le fait que malgré l'étendue de déjà parole, un rapport avec une profondeur plutôt qu'avec
ma domination sur lui et de sa soumission, je ne le possède un horizon - une trouée de l'horizon - que mon prochain
pas. Il n'entre pas entièrement dans l'ouverture de l'être où soit l'étant par excellence, tout cela peut paraître assez sur..:
je me tiens déjà comme dans le champ de ma liberté. Ce prenant quand on s'en tient à la conception d'un étant, par
n'est pas à partir de l'être en général qu'il vient à ma ren­ lui-même insignifiant, silhouette à l'horizon lumineux,
contre. Tout ce qui de lui me vient à partir de l'être en géné­ n'acquérant une signification que par cette présence à
ral s'offre certes à ma compréhension et à ma possession. Je l'horizon. Le visage sigmfie autrement. En lui l'infinie résis­
le comprends à partir de son histoire, de son milieu, de ses tance de l'étant à notre pouvoir s'affirme précisément contre
la volonté meurtrière qu'elle défie, parce que toute nue - et
habitudes. Ce qui en lui échappe à la compréhension, c'est
la nudité du visage n'est pas une figure de style - elle signi­
lui, l'étant. Je ne peux le nier partiellement, dans la vio­
fie par elle-même. On ne peut même pas dire que le visage
lence, en le saisissant à partir de l'être en général et en le
soit une ouverture ; ce serait le rendre relatif à une plénitude
possédant. Autrui est le seul étant dont la négation ne peut
environnante.
s'annoncer que totale : un meurtre. Autrui est le seul être
Les choses peuvent-elles prendre un visage ? L'art n'est-il
que je peux vouloir tuer.
pas une activité qui prête des visages aux choses ? La façade
Je peux vouloir. Et cependant ce pouvoir est tout le
d'une maison, n'est-ce pas une maison qui nous regarde ?
contraire du pouvoir. Le triomphe de ce pouvoir est sa L'analyse jusqu'ici menée ne suffit pas à la réponse. Nous
défaite comme pouvoir. Au moment même où mon pouvoir nous demandons toutefois si l'allure impersonnelle du
de tuer se réalise, autrui m'a échappé. Je peux certes en rythme ne se substitue pas dans l'art, fascinante et magique,
tuant atteindre un but, je peux tuer comme je chasse ou à la socialité, au visage, à la parole.
comme j'abats des arbres ou des animaux - mais c'est A la compréhension, à la signification saisies à partir de
qu'alors j'ai saisi autrui dans l'ouverture de l'être en général, l'horizon, nous opposons la signifiance du visage. Les brèves
comme élément du monde où je me tiens, je l'ai aperçu à indications par lesquelles nous avons introduit cette notion
l'horizon. Je ne l'ai pas regardé en face, je n'ai pas rencontré pourront-elles laisser entrevoir son rôle dans la compréhen­
son visage. La tentation de la négation totale mesurant sion elle-même et toutes ses conditions qui dessinent une
l'infini de cette tentative et son impossibilité - c'est la pré­ sphère de relations à peine soupçonnées ? Ce que nous en
sence du visage. Être en relation avec autrui face à face - entrevoyons nous semble cependant suggéré par la philo­
c'est ne pas pouvoir tuer. C'est aussi la situation du discours. sophie pratique de Kant dont nous nous sentons parti­
Si les choses sont seulement choses, c'est que le rapport culièrement près.
avec elles s'institue comme compréhension : étant's, elles se En quoi la vision du visage n'est plus vision, mais audition
laissent surprendre à partir de l'être, à partir d'une totalité et parole, comment la rencontre du visage - c'est-à-dire la

22 23
Entre nous

conscience morale - peut être décrite comme condition de


la conscience tout court et du dévoilement, comment la
conscience s'affirme comme une impossibilité d'assassiner, LE MOI ET LA TOTALIT�
quelles sont les conditions de l'apparition du visage, c'est­
à-dire de la tentation et de l'impossibilité du meurtre, com­
ment je peux m'apparaître à moi-même comme visage, dans
quelle mesure enfin la relation avec autrui ou la collectivité
est notre rapport, irréductible à la compréhension, avec J. LE PROBLPME: LE MOI DANS LA TOTALITE
l'infini ? - voilà les thèmes qui découlent de cette première OU L'INNOCENCE

contestation du primat de l'ontologie. La recherche philo­


sophique ne saurait en tout cas se contenter de la réflexion Un être particulier ne peut se prendre pour une totalité
sur soi ou sur l'existence. La réflexion ne nous livre que le que s'il manque de pensée. Non point qu'il se trompe ou
récit d'une aventure personnelle, d'une âme privée, retour­ qu'il pense mal ou follement - il ne pense pas. Nous consta­
nant à elle-même sans cesse, même quand elle semble se tons, certes, la liberté ou la violence des individus. A nous,
fuir. L'humain ne s'offre qu'à une relation qui n'est pas un êtres pensants, qui connaissons la totalité, qui situons par
pouvoir. rapport à elle tout être particulier et qui cherchons un sens à
la spontanéité de la violence, cette liberté semble attester des
individus qui confondent leur particularité avec la totalité.
Dans les individus, cette confusion n'est pas pensée, mais
vie. Le vivant dans la totalité existe comme totalité, comme
s'il occupait le centre de l'être et en était la source, comme
s'il tirait tout de l'ici et du maintenant, où cependant il est
placé ou créé. Pour lui, les forces qui le traversent sont
d'ores et déjà assumées - il les éprouve comme déjà intégrées
dans ses besoins et dans sa jouissance. Ce que le pensant
aperçoit comme extériorité invitant au travail et à l'appro­
priation, le vivant l'éprouve comme sa substance, comme
cosubstantiel à lui, comme essentiellement immédiat,
comme élément et milieu. Ce comportement - au sens phi­
losophique du terme, cynique - du vivant, nous le retrouvons
dans l'homme ; par abstraction, certes, puisque la pensée a
déjà transfiguré la vie dans l'homme concret. Il se présente
comme rapport avec la nourriture - dans ce sens très général
où toute jouissance jouit de quelque chose, d'un « quelque
chose » privé de son indépendance. L'être assumé par le
vivant, l'assimilable - ce sont les nourritures.
Le pur vivant ignore ainsi le monde extérieur. Non point
d'une ignorance qui borde le connu, mais d'une ignorance
absolue, par absence de pensée. Les sens ne lui apportent
rien ; ou ne lui apportent que sensations. Il est ses sensa-

25
Entre nous Le Moi et la Totalité

tions : la « statue est odeur de rose ». La sensibilité comme l'extériorité par-delà sa nature de vivant, qui l'enferme ;
conscience même du vivant, n'est pas une pensée seulement lorsqu'elle devient conscience de soi en même temps que
confuse, elle n'est pas pensée du tout. Là réside la grande conscience de l'extériorité dépassant sa nature, lorsqu'elle
vérité des philosophies sensualistes contre la critique qu'en devient métaphysique. La pensée établit un rapport avec
firent les husserliens ; la sensation n'est pas sensation d'un une extériorité non assumée. Comme pensant, l'homme est
senti. Et c'est peut-être la raison pour laquelle Husserl lui­ celui pour qui le monde extérieur existe. Dès lors, sa vie dite
même resta fidèle à ce souvenir du sensualisme en conser­ biologique, sa vie strictement intérieure, s'illumine de pen­
vant opiniâtrement, au sein de l'analyse intentionnelle, la sée. L'objet du besoin, désormais objet extérieur, dépasse
notion de « donnée hylétique ». Là réside aussi la vérité éter­ l'utilité. Le désir reconnaît le désirable dans un monde exo­
nelle de la thèse cartésienne sur le caractère purement utili­ tique. La formule de Bergson, « instinct éclairé par l'intel­
taire de la sensibilité, sur la relativité radicale de la donnée ligence » (quoi qu'il en soit de la théorie bergsonienne de la
sensible au sujet. L'utile, c'est l'être senti, assumé par la vie. raison), indique une transformation que la conscience de soi
La confusion et l'obscurité de la sensibilité s'opposent préci­ apporte à la conscience biologique, aveugle sur l'extériorité.
sément à la clarté où s'ouvre un horizon. L'aventure du Cette existence centrale, accueillant toute extériorité en
vivant dans l'être se dit en lui - si toutefois le terme « dire » fonction de son intériorité, mais capable de penser une exté­
peut avoir un sens ici - en termes d'intimité. Comme la tem­ riorité comme étrangère au système intérieur, capable de se
pête de neige qui menace de précipiter dans l'abîme la représenter une extériorité encore non assumée, rendrait
cabane de Charlot, dans la Ruée vers l'Or, se réduit pour possible une vie de travail. La pensée ne jaillit pas du travail
Charlot enfermé dans cette cabane sans ouverture sur le et de la volonté, la pensée n'équivaut pas à un travail sus­
monde, à des soucis d'équilibre intérieur. Si, étendu sur le pendu, à une volonté neutralisée - le travail et la volonté
plancher, déjà physicien, il étudie en tâtonnant les lois élé­ reposent sur la pensée. La position de l'homme, animal rai­
mentaires de ces balancements désordonnés et rejoint le sonnable, dans l'être, s'accomplit comme volonté et travail.
monde, c'est que précisément il pense. Animal raisonnable ne peut signifier animal chevauché par
Le vivant n'est donc pas sans conscience, mais il a une une raison : l'interpénétration des termes dessine une struc­
conscience sans problèmes, c'est-à-dire sans extériorité, ture originale.
monde intérieur dont il occupe le centre, conscience qui ne Le système intérieur de l'instinct peut se heurter à l'exté­
se soucie pas de se situer par rapport à une extériorité, qui riorité comme à un obstacle totalement inassimilable qui fait
ne se saisit pas comme partie d'un tout (car elle précède tout chavirer le système dans la mort. La mort, dans ce sens,
saisir), conscience sans conscience à laquelle correspond le serait une transcendance radicale. Mais l'extériorité ne peut
terme' (qui ne dissimule pas moins de contradictions) avoir de signification pour l'instinct, puisque son entrée
d'inconscient ou d'instinct. L'intériorité qui, pour le pen­ dans ce système signifie la disparition de la conscience vitale
sant, s'oppose à l'extériorité, se joue dans le vivant comme elle-même. Le rapport de l'instinct avec l'extériorité n'est
absence d'extériorité. L'identité du vivant à travers son his­ pas un savoir, mais une mort. Par la mort, l'être vivant entre
toire n'a rien de mystérieux : le vivant est essentiellement le dans la totalité, mais ne pense plus rien. Pensant, l'être qui
Même, le Même déterminant tout Autre, sans que l'Autre se situe dans la totalité, ne s'y absorbe pas. Il existe par rap­
détermine jamais le Même. S'il le déterminait - si l'extério­ port à une totalité, mais demeure ici, séparé de la totalité,
rité heurtait le vivant -, il tuerait l'être instinctif. Le vivant moi.
vit sous le signe de : la liberté ou la mort. Comment s'accomplit, dès lors, cette simultanéité d'une
La pensée commence précisément lorsque la conscience position dans la totalité et d'une réserve à son égard ou sépa­
devient conscience de sa particularité, c'est-à-dire conçoit ration ? Que signifie le rapport avec une extériorité qui reste

26 27
Entre nous Le Moi et la Totalité

inassumée dans ce rapport ? Tel est le problème du moi et pure et simple d'êtres, mais l'addition d'êtres qui ne font pas
de la totalité que nous posons. C'est le problème même de nombre les uns avec les autres. C'est toute l'originalité de la
l'innocence. Il n'est pas résolu par la simple affirmation de société. La simultanéité de la participation et de la non­
la séparation entre êtres libres - puisque l'innocence participation est précisément une existence qui évolue entre
comporte un rapport entre êtres et l'engagement dans une culpabilité et innocence, entre l'emprise sur les autres, la
totalité. L'innocence n'est pas un état intérieur souverain. trahison de soi et le retour à soi. Ce rapport de l'individu
Pour que l'extériorité puisse se présenter à moi, il faut que, avec la totalité qu'est la pensée, où le moi tient compte de ce
extériorité, elle déborde les << termes » de la conscience vitale, qui n'est pas lui et cependant ne s'y dissout pas, suppose que
mais qu'à la fois, présente, elle ne soit pas mortelle à la la totalité se manifeste non pas comme une ambiance frôlant
conscience. Cette pénétration d'un système total dans un en quelque façon l'épiderme du vivant comme élément dans
système partiel qui ne peut l'assimiler - c'est le miracle. La lequel il baigne, mais comme un visage dans lequel l'être est
possibilité d'une pensée est la conscience du miracle ou en face de moi. Ce rapport à la fois de participation et de
l'étonnement. Le miracle rompt la conscience biologique, il séparation qui marque l'avènement et l' a priori d'une pensée
possède un statut ontologique intermédiaire entre le vécu et - où les liens entre les parties ne se constituent que par la
la pensée. Il est commencement de la pensée ou expérience. liberté des parties - est une société, êtres qui parlent, qui se
La pensée commençante se trouve devant le miracle du fait. font face. La pensée commence avec la possibilité de conce­
La structure du fait distincte de l'idée réside dans le miracle. voir une liberté extérieure à la mienne. Penser une liberté
Par là, la pensée n'est pas simplement réminiscence, mais extérieure à la mienne est la première pensée. Elle marque
toujours connaissance du nouveau. ma présence même dans le monde. Le monde de la percep­
Mais le miracle n'explique pas le commencement de la tion manifeste un visage : les choses nous affectent comme
pensée, il la suppose déjà. On ne peut déduire la pensée de la possédées par autrui. La nature pure quand elle n'atteste pas
conscience biologique. Pour que le miracle retienne l'atten­ la gloire de Dieu, quand elle n'est à personne, nature indif­
tion de la conscience vivante, pour qu'un événement tel férente, inhumaine, se situe en marge de ce monde humain,
que l'attention puisse seulement apparaître dans cette ne se comprend comme telle que sur le plan du monde
conscience, il faut que la conscience ait déjà été en rapport humain de la propriété. Les choses comme choses tiennent
avec le tout sans que ce rapport se réduise à l'absorption par leur indépendance première du fait qu'elles ne m'appar­
le tout ou la mort. L' a posteriori du fait renvoie à l' a priori tiennent pas - et elles ne m'appartiennent pas parce que je
d'une pensée. Elle ne peut être une prescience du fait lui­ suis en rapport avec des hommes de qui elles viennent. Dès
même. Elle doit consister pour l'individu pensant à se poser, lors, le rapport du moi avec la totalité est un rapport avec les
d'uné part, dans la totalité de manière à en faire partie - à se êtres humains dont je reconnais le visage. Envers eux je suis
défmir, c'est-à-dire à se situer par rapport aux autres parties -, coupable ou innocent. La condition de la pensée est une
à tenir son identité de ce qui le distingue des autres parties conscience morale.
avec lesquelles il se compromet ; mais, à la fois, elle consiste Le problème du rapport entre le moi et la totalité revient
à demeurer dehors - à ne pas coïncider avec son concept -, à donc à décrire les conditions morales de la pensée. Elles se
tenir son identité non pas de sa place dans le tout (de son réalisent - telle est notre thèse - dans l'œuvre de la justice
caractère, de son œuvre, de son héritage), mais de soi - à économique. Nous voulons montrer que l'œuvre de la jus­
être moi. L'individualité du moi se distingue de toute indivi­ tice économique n'est pas une entreprise déterminée par les
dualité donnée par le fait que son identité n'est pas faite de contingences d'une histoire qui a mal tourné, mais articule
ce qui la distingue des autres, mais de sa référence à soi. La des rapports qui rendent possible une totalité d'êtres exté­
totalité où se situe un être pensant n'est pas une addition rieurs à la totalité, leur aptitude à l'innocence et leur pré-

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Entre nous Le Moi et la Totalité

sence les uns pour les autres. L'œuvre de la justice écono­ d'épaves d'Eglises naufragées, semblables à Robinson qui
mique ne prélude pas ainsi à l'existence spirituelle, mais déjà n'acquiert l'indépendance sur son île que grâce aux ton­
l'accomplit. Mais il s'agira, au préalable, de faire voir pour­ neaux de poudre et aux fusils qu'il ramena de sa nef perdue.
quoi l'amour ne remplit pas cette condition et comment le Mais la conscience moderne se reconnaît-elle dans l'âme
discours impersonnel et cohérent qu'on lui substitue détruit pieuse ? Une partie importante de l'humanité ne trouve plus
la singularité et la vie des êtres spirituels. dans la religion ou la religiosité le chemin de la vie spiri­
tuelle. Non pas qu'elle se sente moins coupable que les
générations passées. Elle se sent coupable autrement. La
2. LE TROIS/liME HOMME faute qui l'accable ne se pardonne pas dans la piété ; ou, plus
exactement, le mal qui pèse sur elle n'appartient pas à
Culpabilité et innocence supposent un être - qui ne corn­ l'ordre du pardon. Qu'importent, dès lors, existence ou non­
cide pas avec la totalité de l'être, puisqu'il est coupable ou existence de Dieu, intérêt ou indifférence de Dieu à l'égard
innocent à l'égard d'autrui, ou, au moins, à l'égard d'un des hommes ? La bonté à laquelle la religion convie
principe qui dépasse le moi ; mais elles supposent aussi un n'accomplit pas le Bien et la purification qu'elle propose ne
moi libre qui, par conséquent, vaut la totalité ou se sépare lave point.
radicalement d'une totalité dont il fait partie ; enfin, culpabi­ La faute pardonnable, séparée de sa signification
lité et innocence supposent que l'être libre peut léser un être magique, est soit intentionnelle, soit se révèle à l'analyse
libre et subir les répercussions du tort qu'il aura causé et, par
comme telle. D'où la valeur primordiale de l'examen de
conséquent, que la séparation entre êtres libres au sein de la
conscience. Mais le pardon suppose surtout que le lésé
totalité demeure incomplète.
recueille tout le maléfice du tort et, par conséquent, dispose
Le schéma ontologique offert par les religions révélées
entièrement du droit de grâce. Comparée à la faute mys­
- un moi en relation avec un Dieu transcendant - concilie
tique, commise par violation involontaire d'un tabou, l'idée
ces contradictions. Il maintient l'insuffisance de l'être
d'une faute intentionnelle, ouverte au pardon, accomplit un
humain en même temps que son caractère de totalité ou de
liberté. Culpabilité ou innocence ne se conçoivent qu'à progrès spirituel certain. Mais les conditions d'un légitime
l'égard de Dieu, extérieur à ce monde où l'homme est tout. pardon ne se réalisent que dans une société d'êtres totale­
La transcendance d'un Dieu condescendant assure à la fois ment présents les uns aux autres, dans une société intime.
séparation et relation. De plus, le pardon divin rend son Société d'êtres qui se sont élus, mais de façon à garder en
intégrité initiale au moi en faute et garantit sa souveraineté, main tous les tenants et aboutissants de la société. Société
ain�i inaltérable. intime en vérité, toute semblable par son autarcie à la fausse
Mais les religions ont perdu leur rôle directeur dans la totalité du moi. En fait, une telle société est à deux, de moi à
conscience moderne. Elles ne l'ont pas perdu à cause de toi. Nous sommes entre nous. Elle exclut les tiers. Par
leurs dogmes mystérieux rongés par la raison ou de leurs essence, le troisième homme trouble cette intimité : mon
pratiques incompréhensibles, choquantes comme la magie. tort à l'égard de toi, que je peux reconnaître entièrement à
Ni la « mystification des prêtres ,,, ni l'inefficacité morale partir de mes intentions, se trouve objectivement faussé par
des rites que dénonçait le Siècle des Lumières, n'ont suffi­ tes rapports avec lui, qui me demeurent secrets, puisque je
samment ébranlé la religiosité des âmes. Par une voie que suis, à mon tour, exclu du privilège unique de votre intimité.
certains appellent mystérieuse, mais qui obéit, sinon à la Si je reconnais mes torts à l'égard de toi, je peux, même par
logique, du moins à une nécessité psychologique, les âmes mon repentir, léser le tiers.
pieuses retournent aux religions constituées historiquement. Dès lors, mon intention ne mesure plus exactement le
Quand elles se créent une religion individuelle, elles vivent sens de mon acte. Limité à la société intime, en face de

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Entre nous Le Moi et la Totalité

l'unique liberté que l'acte concernait, je pouvais, dans le dia­ On ne pourrait accepter légitimement le pardon que si
logue, en recevoir l'absolution. Le moi, dans le dialogue, autrui est Dieu ou saint. L'émotion qui, dans la société,
retrouvait ainsi - ne fût-ce qu'après coup - par le pardon, sa fonde une société maîtresse de tous ses tenants et aboutis­
souveraineté solitaire. Le moi capable d'oublier son passé et sants, c'est l'amour. Aimer, c'est exister comme si l'aimant et
de se renouveler, mais qui, par l'acte, crée de l'irréparable, l'aimé étaient seuls au monde. Le rapport intersubjectif de
se libérait par le pardon de cette dernière entrave à la liberté, l'amour n'est pas le début, mais la négation de la société.
puisque l'unique victime de l'acte consentait ou pouvait Et il y a là certainement une indication sur son essence.
consentir à l'oublier. Absous, il re4evenait absolu. Mais la L'amour, c'est le moi satisfait par le toi, saisissant en autrui
violence que subit une victime capable de l'annuler, n'est la justification de son être. La présence d'autrui épuise le
pas à proprement parler violence ; elle ne mord pas sur la contenu d'une telle société. La chaleur affective de l'amour
liberté offensée qui, liberté quasi divine, conserve intégrale­ accomplit la conscience de cette satisfaction, de ce contente­
ment son pouvoir d'absolution. La violence dans la société ment, de cette plénitude trouvés hors de soi, excentriques.
intime offense, mais ne blesse point. Au-delà ou en deçà de La société de l'amour est une société à deux, société de soli­
la justice et de l'injustice. Celles-ci supposant une violence tudes, réfractaire à l'universalité. Son universalité ne peut
exercée sur une liberté, une blessure réelle, résident dans s'édifier que dans le temps, par infidélités successives, par
l'œuvre et non pas dans les pensées, pieuses ou impies, dans changement d'amis : amour du prochain au hasard de la
l'emprise sur une liberté et non pas dans un respect ou dans
proximité, et, par conséquent, amour d'un être au détriment
un manque de respect. La société intime qui rend possible le
d'un autre, toujours privilège, même s'il n'est pas pré­
pardon libère la volonté du poids des actes qui lui échappent
férence. La morale du respect suppose la morale de l'amour.
et qui l'engagent, et par lesquels, dans une véritable société,
L'amour rend aveugle le respect qui, impossible sans cécité
toute volonté risque de s'aliéner.
à l'égard du tiers, n'est qu'une pieuse intention oublieuse du
Posé dans une configuration de volontés qui se
mal réel.
concernent par leurs œuvres, mais qui se regardent en face -
dans une véritable société - j'agis dans un sens qui Nous ne pouvons, certes, agir quotidiennement en abor­
m'échappe. La signification objective de mon action dant notre prochain comme s'il était seul au monde, mais le
l'emporte sur sa signification intentionnelle : je ne suis plus cordonnier fait les chaussures sans demander à son client où
à proprement parler un je, je porte une faute qui ne se il va, le médecin prodigue des soins au malade qui se pré­
reflète pas dans mes intentions. Je suis objectivement cou­ sente, le prêtre réconforte l'âme en détresse qui lui demande
pable et ma piété ne peut m'en purifier. « Je n'ai pas voulu secours. Et nous ne plaçons pas dans cette activité notre
cela » -;- dérisoire excuse par laquelle le « je » qui s'attarde souci de justice. A moins d'être assuré que les lois générales
dans la « société intime » où il fut pleinement libre continue de la société sont justes et que toutes les incidences de notre
à se disculper d'une faute impardonnable, non par parce action sur les tiers avaient été escomptées dans les conditions
qu'elle passe le pardon, mais parce qu'elle n'appartient pas à où notre action quotidienne va se produire. Le respect et
l'ordre du pardon. L'âme pieuse peut, certes, souffrir de sa l'amour du prochain - tels qu'ils s'imposent à partir de la
culpabilité sociale, mais comme celle-ci diffère de la faute religion - s'apparentent à nos activités privées et ne rendent
qu'un je commet à l'égard d'un tu, elle se concilie avec la pas possible l'innocence, au sens étymologique du terme.
« bonne conscience ». Elle ne torture la conscience pieuse L'amour que la pensée religieuse contemporaine, débar­
que d'une torture seconde. On s'en guérit tant bien que mal rassée de notions magiques, a promu au rang de situation
par la charité, par l'amour du prochain qui frappe à la porte, essentielle de l'existence religieuse, ne contient donc pas la
par l'aumône donnée au pauvre, par la philanthropie, par réalité sociale. Celle-ci comporte inévitablement l'existence
une action favorable à l'égard du premier homme venu. du tiers. Le « tu » véritable n'est pas l'Aimé, détaché des

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Entre nous Le Moi et la Totalité

autres. Il se présente dans une autre situation. La crise de la Quoi qu'il en soit, nous voilà loin de la voie royale de la
religion dans la vie spirituelle contemporaine tient à la piété traditionnelle. Celle-ci ressent la blessure faite à
conscience que la société déborde l'amour, qu'un tiers · l'homme, comme convertible en outrage à Dieu et, dès lors,
assiste blessé au dialogue amoureux, et qu'à l'égard de lui, la comme effaçable dans une socialité de l'amour, où le moi,
société de l'amour elle-même a tort. Le défaut d'universalité maître de ses intentions, se contente du pardon. La faute
ne vient pas ici d'un défaut de générosité, mais de l'essence sociale se commet à mon insu, à l'égard d'une multiplicité
intime de l'amour. Tout amour - à moins de devenir juge­ de tiers que je ne regarderai jamais en face, que je ne retrou­
ment et justice - est l'amour d'un couple. La société close, verai pas dans la face de Dieu et pour qui Dieu ne peut
c'est le couple. répondre. L'intention ne saurait accompagner l'acte jusqu'à
La crise de la religion vient donc de l'impossibilité de ses prolongements ultimes et cependant le moi se sait
s'isoler avec Dieu et d'oublier tous ceux qui restent en responsable de ces ultimes prolongements.
dehors du dialogue amoureux. Le vrai dialogue est ailleurs. Ainsi la multiplicité où se place le rapport avec le tiers ne
On peut, certes, concevoir l'isolement avec Dieu comme constitue pas un fait contingent, une simple multiplicité
embrassant la totalité, mais à moins de donner à cette affir­ empirique, le fait qu'une substance caractérisée comme moi
mation un sens mystique ou sacramentel, il faudrait déve­ se produit dans le monde en plusieurs �xemplaires, créant
lopper la notion de Dieu et de son culte à partir des nécessi­ au moi autonome un problème pratique entre autres ; la
tés inéluctables d'une société comportant des tiers. (Il n'est relation avec un tiers, la responsabilité dépassant le << rayon
pas certain que cela ne fût jamais tenté.) Dieu apparaîtrait d'action >> de l'intention, caractérise essentiellement l'exis­
alors non point comme corrélatif du moi dans une intimité
tence subjective capable de discours. Le moi est en rapport
amoureuse et exclusive, non point comme une Présence
avec une totalité humaine. D'où le sens fort de notion de la
dans laquelle s'abîmerait l'univers et d'où jaillirait une
morale terrestre : elle ne consiste pas à enfermer la vie dans
source infinie de pardon. Il serait le point fixe extérieur à la
l'ici-bas et dans le mépris pur et simple des destinées surna­
Société et d'où viendrait la Loi. Non point personnification
turelles. Elle ne limite pas l'horizon, elle se meut dans un
allégorique de ma conscience morale. Y a-t-il << conscience
horizon différent de l'horizon du salut surnaturel que des­
morale » avant que « Nous » ait été proféré ? Est-il certain
sine l'amour détaché de tous les absents. La morale terrestre
que << conscience morale » puisse se séparer d'un << comman­
dement reçu ,,, d'une certaine hétéronomie, d'un rapport invite au détour difficile menant vers les tiers restés en
avec l'Autre, avec l'extériorité ? L'Autre, l'Extériorité ne dehors de l'amour. La justice seule donne satisfaction à son
signifient pas nécessairement tyrannie et violence. Une exté­ besoin de pureté. Que le dialogue soit appelé à jouer dans
riorité sans violence est l'extériorité du discours. L'absolu qui l'œuvre de justice sociale un rôle privilégié, qous venons en
soutient la justice est l'absolu de l'interlocuteur. Son mode un sens de le dire, mais il ne peut ressembler à la société
d'être et son mode de se manifester consistent à tourner sa intime et ce n'est pas l'émotion de l'amour qui le constitue.
face vers moi, à être visage. Voilà pourquoi l'absolu est per­ La loi prime la charité. L'homme dans ce sens aussi est un
sonne. Isoler un être parmi d'autres, s'isoler avec lui dans animal politique.
l'équivoque secrète de l'entre-nous, n'assure pas l'extériorité Aboutissement paradoxal. La certitude que le rapport
radicale de l'Absolu. Seul le témoin irrécusable et sévère avec le tiers ne ressemble pas à mon intimité avec moi­
s'insérant « entre nous », rendant, par sa parole, publique même ni à l'amour du prochain compromet, nous allons le
notre clandestinité privée, médiateur exigeant entre voir, le statut même de l'homme, en tant que singularité
l'homme et l'homme, est de face, est toi. Thèse qui n'a rien irremplaçable - que toute aspiration à l'innocence suppose
de théologique, mais Dieu ne pourrait être Dieu sans avoir cependant. N'avons-nous pas commencé par affirmer d'une
été au premier chef cet interlocuteur. façon absolue la singularité de l'homme, au point de contes-

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Entre nous Le Moi et la Totalité

ter à l'un le droit de répondre et de pardonner pour un surgir pour assurer la certitude de ce que je suis et à peine
autre ? Mais si la faute n'est plus à la mesure d'un examen pour assurer la certitude de mon existence même. Cette
de conscience, l'homme comme intériorité perd toute existence tributaire de la reconnaissance par autrui, sans
importance. La faute se détermine à partir d'une loi univer­ laquelle, insignifiante, elle se saisit comme réalité sans réa­
selle et consiste dans le tort causé plutôt que dans l'irrespect. lité, devient purement phénoménale. La psychanalyse jette
Nous sommes, dès lors, non pas ce que nous avons une suspicion foncière sur le témoignage le plus irrécusable
conscience d'être, mais le rôle que nous jouons dans un de la conscience de soi. Que la conscience claire et distincte
drame dont nous ne sommes plus les auteurs, figures ou ins­ de ce qu'on appelait naguère fait psychologique ne soit que
truments d'un ordre étranger au plan de notre société le symbolisme d'une réalité totalement inaccessible à elle­
intime ; ordre que guide peuf-être l'intelligence, mais une même, qu'elle exprime une réalité sociale ou une influence
intelligence qui, dans les consciences, se révèle par sa ruse historique totalement distincte de sa propre intention - voilà
seulement. Personne ne peut plus trouver la loi de son qui rend caduc le revirement même du cogito. Voilà donc
action au fond de son cœur. L'impasse du libéralisme réside qu'on peut même introduire la distinction entre phénomène
dans cette extériorité de ma conscience à moi-même. Le et noumène dans le domaine de la conscience de soi ! Le
sujet de la faute attend du dehors le sens de son être ; ce n'est cogito perd ainsi sa valeur de fondement. On ne peut plus
plus l'homme confessant ses péchés, mais acquiesçant aux reconstruire la réalité à partir d'éléments qui, indépendants
accusations. La méfiance à l'égard de l'introspettion, de de tout point de vue et indéformables par la conscience, per­
l'analyse de soi dans notre psychologie, n'est peut-être que la mettent une connaissance philosophique.
conséquence de la crise de l'amour et de la religion ; elle Je suis comme enfermé dans mon portrait. C'est le propre
provient de la découverte du social véritable. de la polémique contemporaine que de tracer le portrait de
La conscience de soi en dehors de soi confère une fonc­ l'adversaire au lieu de combattre ses arguments. A la philo­
tion primordiale au langage nous reliant avec le dehors. Elle logie, dont Platon avait, dès le Phèdre, dénoncé les abus, et
mène aussi à la destruction du langage. On ne peut plus par­ qui, en face de celui qui parle, se demande uniquement :
ler. Non pas parce que nous ignorons l'interlocuteur, mais « Qui est-il ? » « De quel pays il vient ? ,,, s'ajoute l'art du

parce que nous ne pouvons plus prendre au sérieux ses peintre qui ramène à une image muette et immobile la
paroles, parce que son intériorité est purement épiphénomé­ parole et l'acte d'autrui. Que dans un mouvement de sincé­
nale. Nous ne nous contentons pas de ses révélations que rité on s'élève contre un abus ou une injustice, on court le
nous prenons pour donnée superficielle, pour une menteuse risque de ressembler au portrait d'un protestataire impé­
apparence, ignorant son mensonge. Personne n'est iden­ nitent. Le processus est infini : il faudrait encore tracer le
tique' à soi. Les êtres n'ont pas d'identité. Les visages sont portrait du portraitiste et faire la psychanalyse du psychana­
masques. Nous cherchons derrière les visages qui nous lyste. Le monde réel se transforme en monde poétique,
parlent et auxquels nous parlons l'horlogerie des âmes et ses c'est-à-dire en monde sans commencement où l'on pense
ressorts microscopiques. Sociologues, nous recherchons les sans savoir ce que l'on pense.
lois sociales comme des influences intersidérales auxquelles A un discours de « personne à personne ,,, impossible, car
obéissent les clins d'œil et les sourires d'autrui ; philologues toujours déterminé par la condition des interlocuteurs,
et historiens, nous contesterons à chacun jusqu'au pouvoir s'oppose alors un discours rendant compte de ses conditions,
même d'être auteur de son discours. Ce n'est pas la parole absolument cohérent, fournissant la condition des condi­
seulement que démolissent ainsi la psychanalyse et l'his­ tions. Discours sans interlocuteurs, car les interlocuteurs
toire. Elles aboutissent en réalité à la destruction du je, eux-mêmes y figurent comme « moments >> . Rattaché à
s'identifiant du dedans. La réflexion du cogito ne peut plus l'universalité d'une raison impersonnelle, il supprimerait

36 37
Entre nous Le Moi et la Totalité

l'altérité de l'interlocuteur (irrationnel en tant qu'autre) et fié, saisissable à partir d'une idée générale quelconque et
l'altérité du moi qui parle (lequel, dans son ipséité, se dis­ soumis à cette idée. Il fait face, ne se référant qu'à soi. Dans
tingue encore comme autre du discours qu'il tient). Une rai­ la parole entre êtres singuliers, se constitue seulement la
son ne peut être autre pour une raison. signification interindividuelle des êtres et des choses, c'est­
Mais un tel discours, exprimant la cohérence des à-dire l'universalité.
concepts, suppose que l'existence des interlocuteurs se Au moi comme étant ne correspond pas un concept. C'est
résume en concepts. C'est à ce prix seulement que l'homme pourquoi le cadre même de l' « expérience >> d'autrui ne sau­
peut devenir « moment » de son propre discours. Tel est, en rait se dessiner à partir d'un travail d'abstraction appliqué à
effet, l'homme réduit à ses réalisations, reflété dans ses soi et qui aboutirait au << concept >> du moi. Les philosophes
œuvres, l'homme passé et mort qui s'y reflète totalement. de l'Einjühlung savaient, au moins, que « l'expérience »
Le discours impersonnel est un discours nécrologique. d'autrui ne s'obtient pas par simple << variation » de soi et par
L'homme se ramène à l'héritage de l'homme, absorbé par la projection de l'une de ces variantes hors de soi. Ils cher­
une totalité du patrimoine commun. Le pouvoir que, vivant, chaient l'accès irréductible menant au toi, et quand ils le
il exerce sur son œuvre (et non pas seulement par l'entre­ plaçaient dans la sympathie et l'amour - ils soutenaient en
mise de son œuvre) - l'homme essentiellement cynique - fin de compte que chaque rencontre commence une histoire
s'annule. L'homme devient - non pas chose, certes - mais amoureuse nouvelle. Don Juan ne refaisait jamais la même
âme morte. Ce n'est pas la réification ; c'est l'histoire. His­ expérience. La singularité du moi ou du toi ne ressemble
toire que jugent la postérité, les absents, d'un jugement qui donc pas à la singularité d'une donnée sensible. La parti­
ne peut plus rien changer, jugement de ceux qui ne sont pas cularité du moi - sa personnalité - ne résume pas son indivi­
nés porté sur ceux qui sont morts. Chercher le moi comme duation par l'espace et le temps. Son individuation ici et
singularité dans une totalité faite de rapports entre singulari­ maintenant permet seulement à l'espace et au temps de
tés non subsumables sous un concept, c'est se demander si prendre une signification à partir d'ici et à partir de mainte­
un homme vivant n'a pas le pouvoir de juger l'histoire où il nant. Elle situe et se situe à la fois, sans se réduire au savoir
est engagé, c'est-à-dire si le penseur en tant que moi, par­
d'une situation. Son œuvre d'individuation coïncide avec sa
delà tout ce qu'il fait avec ce qu'il possède, crée et laisse, n'a
subjectivité d'individu. L'ipséité consiste dans cette coïn­
pas une substance de cynique.
cidence. Le savoir supposerait déjà le moi. Tout savoir de
l'ici est déjà savoir pour moi qui suis ici. Le savoir se fonde
sur l'ipséité, il ne la constitue pas. La référence à soi dans ce
3. LE MOI COMME S/NGULARIT�
savoir préréflexif se dessine, certes, comme une structure
C omme manifestation d'une raison, le langage éveille en universelle du moi, mais, d'accord avec Jean Wahl, nous
moi et en autrui ce qui nous est commun. Mais il suppose, dirons que si à tous les << moi >> l'intention est commune,
dans son intention d'exprimer, notre altérité et notre dualité. l'intentum de cette intention est absolument particulier. Le
Il se joue entre êtres, entre substances qui n'entrent pas dans moi se connaît, certes, comme reflété par toute la réalité
leurs propos, mais qui les tiennent. La transcendance de objective qu'il a constituée ou à laquelle il a collaboré ; il se
l'interlocuteur et l'accès à autrui par le langage manifestent, connaît donc à partir d'une réalité conceptuelle. Mais si
en effet, que l'homme est une singularité. Singularité autre cette réalité conceptuelle épuisait son être, l'homme vivant
que celle des individus qui se subsument sous un concept ou ne différerait pas de l'homme mort. La généralisation, c'est
qui en articulent les moments. Le moi est ineffable, parce la mort. Elle fait entrer le moi et le dissout dans la généralité
que parlant par excellence ; répondant, responsable. Autrui de son œuvre. La singularité irremplaçable du moi tient
comme pur interlocuteur n'est pas un contenu connu, quali- à sa vie.

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Entre nous Le Moi et la Totalité

La totalité où le moi détaché du dialogue amoureux se Le tiers est l'être libre à qui je peux faire tort en forçant sa
trouve engagé ne peut donc être interprétée comme ordre liberté. La totalité se constitue grâce à autrui comme tiers.
universel où l'ipséité des êtres s'absorbe ou se consume ou se Mais l'injustice comporte un paradoxe métaphysique : elle
sublime (presque au sens que la physique prête à ce terme) à ne peut viser qu'un être libre qui, comme tel, ne donne
leur poste social. Ni simple addition d'individus appartenant point prise à la violence. Quel sens peut donc avoir la liberté
à l'extension d'un concept, ni configuration de moments pour que le tiers, l'injustice et la totalité soient possibles ?
constituant ou réalisant la compréhension du concept La liberté se présente à une première analyse sous l'aspect
homme, la totalité ne se réduit pas à un règne de fins. Com­ d'une volonté soustraite à toute influence.
ment, en effet, des raisons pourraient-elles constituer un Dans le courage, en acceptant la mort, la volonté trouve
règne ? Comment leur multiplicité, même serait-elle pos­ son indépendance totale. Celui qui a accepté la mort se
sible ? Comment parler de leur égalité ou de leur inégalité, refuse jusqu'au bout à une volonté étrangère. Sauf si autrui
là où ne convient que le mot identité ? La totalité, dans la veut cette mort même. L'acceptation de la mort ne permet
mesure où elle implique multiplicité ne s'institue pas entre donc pas de résister à coup sûr à la volonté meurtrière
raisons, mais entre êtres substantiels, susceptibles d'entrete­
d'autrui. Le désaccord absolu avec une volonté étrangère
nir des rapports. Que peut être ce rapport, puisque aucun
n'exclut pas l'accomplissement de ses desseins. Le refus de
lien conceptuel ne préexiste à cette multiplicité ? Et que
l'autre, le vouloir décidé à la mort interrompant toute rela­
peut y signifier injustice ou justice lorsque les individus,
tion avec l'extérieur, ne peut empêcher que son œuvre ne
comme les différents sens de l'être chez Aristote, ne
s'inscrive dans cette comptabilité étrangère que la volonté
comportent pas l'unité d'un concept et que l'étalon de la jus­
défie et reconnaît par son suprême courage. La volonté,
tice ne peut point s'obtenir par simple comparaison d'indivi­
dus ? La totalité repose sur un rapport entre individus autre même dans le cas extrême où elle se résout à la mort, s'ins­
que le respect d'une raison. Il nous faut précisément le déga­ crit ainsi dans les desseins d'une volonté étrangère. La
ger. Le statut ontologique du moi comme tiers le laisse volonté, par son résultat, se trouve à la merci d'une volonté
entrevoir. étrangère.
La volonté ne tient donc pas toute la signification de son
propre vouloir. Sujet libre de ce vouloir, elle existe comme
4. LE STATUT DU TIERS ET L 'ECONOMIE jouet d'un destin qui la dépasse. Elle comporte, par son
œuvre, une signification imprévisible que lui prêtent les
Entre la conception où le moi atteint autrui dans le pur autres en situant l'œuvre détachée de son auteur dans un
respect (reposant sur la sympathie et l'amour), mais détaché contexte nouveau. Le destin ne précède pas cette décision,
du tfers, et celle qui nous transforme en singularisation du mais lui est postérieur : le destin, c'est l'histoire. La volonté
concept homme, individu dans l'extension de ce concept entre dans l'histoire parce qu'elle existe en se séparant d'elle­
soumis à la législation d'une raison impersonnelle - s'offre même : tout en voulant pour elle-même, elle se trouve aussi
une troisième voie pour comprendre la totalité comme tota­ avoir voulu pour les autres. Aliénation qui ne doit rien à
lité de moi's à la fois sans unité conceptuelle et en rapport. l'histoire, qui institue l'histoire, aliénation ontologique. Elle
Cette totalité exige qu'un être libre puisse avoir prise sur est à la fois la première injustice. Grâce à cette injustice, les
un autre être libre. Si la violation d'un être libre par un personnes forment autour des œuvres que l'on se dispute la
autre est injustice, la totalité ne peut se constituer que par totalité. Exister en produisant des œuvres dont la volonté
l'injustice. Mais l'injustice ne saurait s'accomplir dans la productrice s'absente constitue précisément le statut d'un
société amoureuse où le pardon l'annule. Il n'y a d'injustice étant qui ne tient pas, si l'on peut dire, en mains toute la
vraie - c'est-à-dire d'impardonnable - qu'à l'égard du tiers. signification de son être. En tant que volonté productrice
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Entre nous Le Moi et la Totalité

d'œuvres, la liberté sans être limitée dans son vouloir entre chose - constitue le mode d'existence du tiers. Son existence
dans une histoire qui se joue d'elle. La limitation de la est santé et maladie. Elle se révèle concrètement dans la
volonté n'est pas ici intérieure (la volonté en l'homme est souffrance, incapable de se surmonter de l'intérieur, inflé­
infinie comme en Dieu), n'est pas dans le vouloir de la chie de l'intérieur vers la médication extérieure. L'empirie
volonté, mais dans sa situation. Dans cette situation où une du médecin apporte, depuis les premières méditations des
liberté sans rien abdiquer reçoit cependant un sens qui lui sages grecs, un démenti à l'autarcie de la volonté. Devant le
reste étranger, on peut reconnaître la créature. La multi­ médecin, elle se dépouille de son « pour-soi » dans une
plicité des moi's n'est pas le hasard, mais la structure de la étrange confession de chose pure, et retourne à l'immédiat
créature. La possibilité de l'injustice est l'unique possibilité de la nature. L'injustice ne se réduit pas à l'offense de la
de la limitation de la liberté et condition de la totalité. volonté atteinte dans sa dignité. La volonté, cela se mal­
L'injustice manifeste de cette histoire réside dans la possi­ traite, se violente, se force - jusqu'à lui faire oublier son
bilité de priver la volonté de son œuvre. Dans chacun de ses pour-soi, jusqu'à lui faire ressentir comme penchant la force
produits, sans mourir tout à fait, sans entrer complaisam­ qui la plie. On peut tout faire de l'homme. La volonté essen­
ment dans l'histoire qu'en conteront les historiens, c'est­ tiellement violable ne s'émancipe qu'en construisant un
à-dire les survivants, elle se sépare de son œuvre et se fait monde où elle supprime les occasions de trahir.
méconnaître par ses contemporains. Toute œuvre est dans Mais la violence de l'acier laisse échapper la volonté
ce sens un acte manqué. Par là, l'œuvre diffère de l'expres­ qu'elle cherche à dominer. La vraie violence conserve la
sion où autrui se présente personnellement. L'œuvre pré­ liberté qu'elle force. Son instrument est l'or, la violence c'est
sente son auteur en l'absence de l'auteur. Elle ne le présente la corruption. Sans recourir encore à la justice, la voie de la
pas seulement comme son effet, mais comme sa possession. violence pacifique, de l'exploitation, de la mort lente se
Il faut tenir compte de l'ouvrier pour s'emparer de l'œuvre, substitue à la passion de la guerre.
la lui arracher ou acheter. Par l'acier et l'or, choses d'entre Le tiers saisissable à partir de son œuvre - à la fois présent
et absent -, sa présence à la troisième personne marque
les choses, j'ai donc pouvoir sur la liberté d'autrui, tout en
exactement la simultanéité de cette présence et de cette
reconnaissant cette liberté qui, cependant, comme liberté
absence. Il est livré à mon pouvoir en tant qu'extérieur à ma
exclut toute passivité, où le pouvoir d'autrui pourrait
prise. Il est accessible dans l'injustice. Et c'est pourquoi
s'accrocher. La volonté productrice d'œuvres est une liberté
l'injustice - à la fois reconnaissance et méconnaissance - est
qui se trahit. Par la trahison, la société - totalité de libertés, à
possible par l'or qui force et tente, instrument de la ruse.
la fois maintenues dans leur singularité et engagées dans
L'injustice par laquelle le moi vit dans une totalité est tou­
une totalité - est possible. Le rapport du moi avec une tota­ jours économique.
lité ' est donc essentiellement économique. La « morale ter­
restre » se méfie à juste titre de toute relation entre êtres qui
n'ait pas été au préalable relation économique. La relation 5. DISCOURS ET ÉTHIQUE
entre libertés est basée en dernier ressort sur l'ambiguïté de
la volonté à la fois être et avoir : être qui se possède, exté­ Mais si la totalité commence dans l'injustice (qui n'ignore
rieur à sa possession, mais enlisé en elle et se trahissant par pas la liberté d'autrui, mais, dans la transaction économique,
elle. amène cette liberté à la trahison), l'injustice n'est pas ipso
C'est dire que la structure ontologique du tiers se dessine facto sue comme injustice. Il existe, dans la sphère même de
comme corps : à la fois le « je peux » de la volonté - corps l'histoire, un plan d'injustice innocente où le mal se fait avec
propre - et sa vulnérabilité - corps physiologique. La simul­ naïveté. Pour entendre crier justice dans la plainte qui crie
tanéité de ces deux moments - le virement du « je peux » en misère - ou si l'on veut, pour entendre la voix de la

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Entre nous Le Moi et la Totalité

conscience - il ne suffit pas, il ne s'agit pas d'être en relation ne pas traduire (ou masquer ou symboliser) une réalité plus
avec une liberté et de l'apercevoir en autrui, puisque nous la profonde qu'elles, termes de l'intelligibilité psychologique.
reconnaissons déjà dans la transaction elle-même. Cette Qu'on les ait ramassées parmi les déchets des civilisations les
liberté m'est présentée déjà quand j'achète ou exploite. Pour plus diverses en les appelant mythes n'ajoute rien à leur
que je sache mon injustice - pour que j'entrevoie la possibi­ valeur d'idées éclairantes, et témoigne tout au plus d'un
lité de la justice - il faut une situation nouvelle : il faut que retour aux mythologies, d'autant plus étonnant que quarante
quelqu'un me demande des comptes. La justice ne résulte siècles de monothéisme n'ont eu d'autre but que de libérer
pas du jeu normal de l'injustice. Elle vient du dehors, « par la l'humanité de leur obsession. L'effet pétrifiant des mythes
porte » d'au-dessus de la mêlé.e , elle apparaît comme un doit tout de même être distingué de l'apaisement qu'ils sont
principe extérieur à l'histoire. Jusque dans les théories de la censés donner à l'intelligence.
justice qui se forgent dans les luttes sociales et où les idées Si la connaissance de soi repose sur des conditions,
morales semblent traduire les besoins d'une société ou d'une aucune connaissance même réfléchie, même psychanaly­
classe, on en appelle cependant aussi à une conscience tique n'a de commencement.
morale idéale, à une justice idéale où on cherche une ultime On pourrait, certes, invoquer le caractère inconditionné
justification et le droit d'ériger ces besoins, tout relatifs, en de cette vérité formelle même, selon la classique réfutation
accès à l'absolu. Expression des rapports objectifs de la du scepticisme. Mais, en réalité, cette réfutation ne tire sa
société, ces idées doivent aussi satisfaire une conscience force que de l'existence du langage, c'est-à-dire de l'inter­
vivante qui juge ces rapports objectifs. Le monde humain est locuteur, dont la présence est précisément invoquée par la
un monde où l'on peut juger l'histoire. Pas un monde néces­ parole. Certes, les paroles sont menteuses, produit de l'his­
sairement raisonnable, mais où l'on peut juger. L'inhumain, toire, de la société, de l'inconscient, elles dissimulent les
c'est être jugé, sans qu'il y ait personne qui juge. mensonges à tous et au menteur lui-même - et on est irré­
Affirmer l'homme comme un pouvoir de juger l'histoire, médiablement trompé quand, dans une pensée exprimée, on
c'est affirmer le rationalisme. Il commence par dénoncer la ne cherche pas les arrière-pensées, quand on prend à la
pensée simplement poétique qui pense sans savoir ce qu'elle lettre ce qui nous est dit - mais on ne se retrouve dans toute
pense, qui pense comme on rêve. Il commence par la cette fantasmagorie, on n'inaugure l'œuvre même de la cri­
réflexion sur soi, pour situer la pensée poétique par rapport tique qu'à partir d'un point fixe. Ce ne peut être une vérité
à un absolu. Mais la réflexion ne permet pas de s'arrêter - incontestable quelconque, pas un énoncé « certain » toujours
puisque la position du sujet réfléchissant est aussi poétique livré à la psychanalyse, mais l'absolu d'un interlocuteur,
que ceJle du penseur pensant les objets, puisque toute pen­ d'un être, et non pas d'une vérité portant sur des êtres. Il
sée est poétique, pur faire, sans lien avec le principe, sans n'est pas affirmé comme une vérité, mais cru. Foi ou
commencement. La mise en question de la position du pen­ confiance, qui ne signifie pas ici une deuxième source de
seur annonce une psychanalyse. La psychanalyse est, dans connaissances, mais que tout énoncé théorétique suppose.
son essence philosophique, l'aboutissement du rationalisme : La foi n'est pas la connaissance d'une vérité susceptible de
elle exige, pour la réflexion, ce que la réflexion exigeait doute ou de certitude ; en dehors de ces modalités, elle est le
pour la pensée naïvement pensante. L'aboutissement non face-à-face avec un substantiel interlocuteur - origine de soi,
philosophique de la psychanalyse réside dans une prédilec­ déjà dominant les puissances qui le constituent et l'agitent,
tion pour quelques fables fondamentales, mais élémentaires un toi, surgissant inévitablement, solide et nouménal, der­
- libido, sadisme ou masochisme, complexe d'Œdipe, répul­ rière l'homme connu dans ce bout de peau absolument
sion à l'égard de l'origine, agressivité - qui, d'une façon décent qu'est le visage, se fermant sur le chaos nocturne,
incompréhensible, seraient seules sans équivoque, seules à s'ouvrant sur ce qu'il peut assumer et dont il peut répondre.

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Entre nous Le Moi et la Totalité

Le langage, dans sa fonction d'expression, s'adresse à mal, laisse percer l'expression évanescente sur le visage
autrui et l'invoque. Certes, il ne consiste pas à l'invoquer d'une tête humaine qu'ils portent. La particularité d'autrui
comme représenté et pensé, mais c'est précisément pourquoi dans le langage loin d'en représenter l'animalité ou le résidu
l'écart entre le même et l'autre, où le langage se tient, ne se d'une animalité constitue l'humanisation totale de l'Autre.
réduit pas à un rapport entre concepts, l'un limitant l'autre, L'interlocuteur ne fait pas toujours face. Le langage pur
mais décrit la transcendance où l'autre ne pèse pas sur le se dégage d'une relation où autrui joue le rôle de tiers. Le
même, l'oblige seulement, le rend responsable, c'est-à-dire parler immédiat est ruse. Nous regardons et épions l'inter­
parlant. La relation du langage ne se réduit pas à celle qui locuteur parler et répondre. Il a, d'ailleurs ainsi, un statut
rattache à la pensée un objet qui lui est donné. Le langage irréductible que la parole adressée à lui reconnaît dans son
ne peut englober autrui : autrui, dont nous utilisons en ce originalité. Elle traite la liberté d'autrui par la tendresse et
moment même le concept, n'est pas invoqué comme par la diplomatie et l'éloquence et la propagande, menace et
concept, mais comme personne. Dans la parole, nous ne flatte une liberté pour en faire la complice de menées qui
pensons pas seulement à l'interlocuteur, mais parlons à lui, doivent aboutir à sa propre abdication. Cette parole est
nous lui disons le concept même que nous pouvons avoir de encore un mode de violence, si toutefois violence signifie
lui comme « interlocuteur en général >>. Celui à qui je parle emprise sur une liberté et non pas seulement sur un être
se tient derrière le concept que je lui communique. inerte à l'égard de qui la liberté demeure aussi dégagée que
L'absence de plan commun - la transcendance - caractérise l'âme exilée de Platon reste étrangère à son corps. Le méde­
la parole ; le contenu communiqué est, certes, commun, ou, cin qui reçoit la confession du malade surprend la liberté
plus exactement, il le devient par le langage. L'invocation retournant à son existence de chose et parle du corps qui se
est antérieure à la communauté. Elle est un rapport avec un manifeste dans le visage à ce visage défiguré. Le psychana­
être qui, dans un certain sens, n'est pas par rapport à moi ­ lyste saisit la personne dans la maladie même et accède à
ou si l'on veut, qui n'est en rapport avec moi qu'autant qu'il autrui comme à un tiers : l'interlocuteur est celui-là même
est entièrement par rapport à soi. Être qui se place par-delà que l'on gagne en parlant, puisque la pleine confiance que
tout attribut, lequel aurait précisément pour effet de le qua­ l'on sollicite est une pleine trahison, puisque toute parole du
lifier, c'est-à-dire de le réduire à ce qui lui est commun avec médecin est ici industrie et ruse. Le juge parlant à l'accusé
d'autres êtres, d'en faire un concept. C'est cette présence ne parle pas encore. L'accusé a, certes, droit à la parole.
pour moi d'un être identique à soi que nous appelons pré­ Mais c'est une parole avant la parole : l'accusé parle pour
sence du visage. Le visage, c'est l'identité même d'un être. Il acquérir seulement droit à la vraie parole. On l'écoute, mais
s'y II).anifeste à partir de lui-même, sans concept. La pré­ on le regarde parler. Il est accusé, c'est-à-dire déjà sous une
sence sensible de ce chaste bout de peau avec front, nez, catégorie. Il n'est pas interlocuteur dans la réciprocité.
yeux, bouche, n'est pas signe permettant de remonter vers le Pour dominer la totalité et s'élever à la conscience de la
signifié, ni un masque qui le dissimule. La présence sen­ justice, il faut sortir du discours équivoque de la psychana­
sible, ici, se désensibilise pour laisser percer directement lyse, inévitable tant que la pensée fait partie du système
celui qui ne se réfère qu'à soi, l'identique. Comme inter­ qu'elle doit embrasser. Cet embrassement lui-même se dis­
locuteur, il se pose en face de moi ; et, à proprement parler, sout en relations qui constituent le système ; de sorte que le
l'interlocuteur seul peut se poser en face, sans que « en sens d'une vérité n'est pas dans l'intention réalisée de la pen­
face » signifie hostilité ou amitié. Le visage comme la désen­ sée, mais dans l'événement ontologique dont cette vérité
sibilisation, comme dématérialisation de la donnée sensible, elle-même n'est qu'un épiphénomène. Ce n'est pas par la
achève le mouvement encore embarrassé dans les figures des psychanalyse ramenant aux mythes que je peux dominer la
monstres mythologiques où le corps, ou le demi-corps ani- totalité dont je fais partie - mais en rencontrant un être qui

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Entre nous Le Moi et la Totalité

n'est pas dans le système, un être transcendant. Si aucune cher à tthomme qui réclame justice. Le face-à-face du lan­
vérité proférée ne saurait sans duperie s'imposer comme gage admet, en effet, une analyse phénoménologique plus
vérité première, ttinterlocuteur comme être et la relation radicale.
avec ttêtre de rinterlocuteur, c'est-à-dire le langage, nous Respecter ne peut signifier s'assujettir et cependant autrui
place au-dessus de la totalité et nous rend à même de recher­ me commande. Je suis commandé, c'est-à-dire reconnu
cher sinon de découvrir la duperie même des vérités profé­ comme capable d'une œuvre. Respecter, ce n'est pas s'incli­
rées. ner devant la loi, mais devant un être qui me commande une
La transcendance, c'est ce qui nous fait face. Le visage œuvre. Mais pour que ce commandement ne comporte
rompt le système. Vontologie de ttêtre et de la vérité ne sau­ aucune humiliation - qui m'enlèverait la possibilité même
rait ignorer cette structure du face-à-face, c'est-à-dire de la de respecter -, le commandement que je reçois doit être
foi. La condition de la vérité de la proposition ne réside pas aussi le commandement de commander celui qui me
dans le dévoilement d'un étant ou de l'être de ttétant, mais commande. Il consiste à commander à un être de me
dans ttexpression de rinterlocuteur à qui je dis et l'étant qu'il commander. Cette référence d'un commandement à un
est et ttêtre de son étant. Il faut se trouver placé en face de commandement, c'est le fait de dire Nous, de constituer un
ttidentique. L'interlocuteur apparaît comme sans histoire en parti. Par cette référence d'un commandement à l'autre,
dehors du système. Je ne peux lui faire ni tort ni droit, il Nous n'est pas le pluriel de Je.
demeure transcendant dans rexpression. Libre dans ce sens Mais le respect ainsi décrit n'est pas l'aboutissement de la
très précis, en quoi m'affecte-t-il ? justice, puisque tthomme commandé est en dehors de la jus­
Je le reconnais, c'est-à-dire je crois en lui. Mais si cette tice et de ttinjustice. Le respecté n'est pas celui à qui on rend
reconnaissance était ma soumission à lui, cette soumission justice, mais avec qui on la rend. Le respect est une relation
enlèverait à ma reconnaissance toute valeur : la reconnais­ entre égaux. La justice suppose cette égalité originelle.
sance par la soumission annulerait ma dignité par laquelle Vamour, essentiellement, s'établit entre inégaux, vit d'iné­
vaut la reconnaissance. Le visage qui me regarde m'affirme. galité. L'interlocuteur devant lequel s'inaugure la récipro­
Mais, face à face, je ne peux davantage nier autrui : la gloire cité n'est pas ttindividu empirique avec son histoire indivi­
nouménale d'autrui rend seulement possible le face-à-face. duelle ; prolongeant un passé, une famille, de petites et de
Le face-à-face est ainsi une impossibilité de nier, une néga­ grandes misères, sollicitant pitié et attendrissement. Comme
tion de la négation. La double articulation de cette formule ra vu Saint-Exupéry, dans Vol de Nuit, tout le relâchement,
signifie concrètement : le « tu ne commettras pas de toute la féminité du monde filtre à travers les visages « sym­
meuJ;tre » s'inscrit sur le visage et constitue son altérité pathiques » dès que se suspend la relation de responsabilité
même. La parole est donc une relation entre libertés qui ne mutuelle. Nous voulions décrire le rapport d'homme à
se limitent pas ni ne se nient, mais s'affirment réciproque­ homme. La justice ne le constitue pas, c'est lui qui rend la
ment. Elles sont transcendantes l'une par rapport à l'autre. justice possible. La justice se rend à la Totalité.
Ni hostiles, ni amicales, toute inimitié, toute affection alté­ Nous sommes nous, parce que commandant d'identité à
rerait déjà le pur vis-à-vis de ttinterlocuteur. Le terme de identité, nous sommes dégagés de la totalité et de tthistoire.
respect peut être repris ici ; pourvu qu'on souligne que la Mais nous sommes nous en tant que nous nous commandons
réciprocité de ce respect n'est pas une relation indifférente, pour une œuvre par laquelle précisément nous nous
comme une contemplation sereine, et qu'elle n'est pas reconnaissons. S'en dégager tout en y accomplissant une
raboutissement, mais la condition de ttéthique. Elle est œuvre, ce n'est pas se poser contre la totalité, mais pour elle,
langage, c'est-à-dire responsabilité. Le respect rattache c'est-à-dire à son service. Servir la totalité, c'est lutter pour la
tthomme juste à son associé dans la justice avant de le ratta- justice. La totalité est constituée par la violence et la corrup-

48 49
Entre nous Le Moi et la Totalité

tion. L'œuvre consiste à introduire l'égalité dans un monde concept, l'équation de ce qui n'a pas de quantité. Milieu
livré au jeu et aux luttes mortelles des libertés. La justice ne ambigu où, à la fois, les personnes s'intègrent à l'ordre des
peut avoir d'autre objet que l'égalité économique. Elle ne marchandises, mais où elles demeurent personnes, puisque
naît pas du jeu même de l'injustice - elle vient du dehors. l'ordre des marchandises (qui n'équivaut pas à l'ordre de la
Mais c'est illusion ou hypocrisie que de supposer que nais­ nature) suppose les personnes qui, par conséquent,
sant en dehors des rapports économiques, elle puisse se demeurent inaliénables dans la transaction même où elles se
maintenir en dehors, dans le règne du pur respect. vendent. Même simple objet de la transaction, l'esclave
accorde tacitement son consentement aux maîtres qui
l'achètent ou le vendent.
6. L 'ARGENT L'argent ne marque donc pas la réification pure et simple
de l'homme. C'est un élément où le personnel se maintient
Les rapports entre le moi et la totalité ne coïncident pas tout en se quantifiant - et là réside précisément l'originalité
avec ceux qu'une étude de logique formelle établirait entre de l'argent et, en quelque façon, sa dignité de catégorie phi­
la partie et le tout ou entre l'individu et son concept. Le moi losophique. Il n'est pas une forme simplement contingente
entre dans un tout sans tirer son identité de sa place dans ce que revêt le rapport entre personnes. Pouvoir universel
tout, sans coïncider avec sa situation, sa fortune ou son d'acquisition et non pas chose dont on jouit, il crée des rela­
œuvre par lesquelles il s'agrège cependant à l'ordre univer­ tions qui durent au-delà de la satisfaction des besoins par les
sel. Des structures bien différentes - dont nous avons dégagé produits échangés. Il est le propre des hommes capables de
quelques-unes au cours de cette étude - se substituent dès laisser attendre leurs besoins et désirs. Ce qui est possédé
lors à celles d'une « ontologie formelle » au sens husserlien. dans l'argent, ce n'est pas l'objet, mais la possession d'objets.
Elles ne se greffent pas simplement sur ces dernières. Possession de la possession, l'argent suppose des hommes
Dans l'économie - élément où une volonté peut avoir disposant de temps, présents dans un monde qui dure au­
prise sur une autre sans la détruire comme volonté - s'opère delà des contacts instantanés, hommes qui se font crédit, qui
la totalisation d'êtres absolument singuliers dont il n'y a forment une société.
point concepts et qui, de par leur singularité même, se Mais la quantification de l'homme - telle que l'ambiguïté
refusent à l'addition. Dans la transaction s'accomplit l'action de l'argent la rend possible - annonce une nouvelle justice.
d'une liberté sur l'autre. L'argent, dont la signification méta­ Si la différence radicale entre les hommes (celle qui ne tient
physique n'a peut-être pas encore été mesurée 1 (malgré pas aux différences de caractère ou de position sociale, mais
l'abondance d'études économiques et sociologiques qui lui à leur identité personnelle, irréductible au concept, à leur
furent consacrées), corrompant la volonté par la puissance
ipséité même comme on le dit aujourd'hui) n'était pas sur­
qu'il lui offre, est le moyen terme par excellence. Il main­
montée par l'égalité quantitative de l'économie mesurable
tient à la fois les individus en dehors de la totalité, puisqu'ils
par l'argent, la violence humaine ne saurait se réparer que
en disposent ; et il les englobe dans la totalité, puisque dans
par la vengeance ou le pardon. Une telle réparation ne met
le commerce et la transaction l'homme lui-même est vendu
pas fin à la violence : le mal engendre le mal et le pardon à
ou acheté : l'argent est toujours à un degré quelconque
l'infini l'encourage. Ainsi marche l'histoire. Mais la justice
salaire. Contre-valeur d'un produit il agit sur la volonté qu'il
interrompt cette histoire. Nous avons insisté précisément sur
flatte et s'empare de la personne. Il est ainsi l'élément abs­
cette interruption de l'histoire où se constitue le Nous.
trait où s'accomplit la généralisation de ce qui n'a pas de
L'argent laisse entrevoir une justice de rachat se substituant
1 . Cf. cependant la très remarquable analyse qu'en donne Paul Claudel au cercle infernal ou vicieux de la vengeance ou du pardon.
dans le Figaro littéraire du 10 mars 195 1. Nous ne pouvons atténuer la condamnation qui, depuis le

50 51
Entre nous

verset 6 du chapitre II d'Amos jusqu'au Manifeste Commu­


niste, pèse sur l'argent précisément à cause de son pouvoir
d'acheter l'homme. Mais la justice qui doit en sauver ne peut
LSVY-BRUHL
cependant renier la forme supérieure de l'économie - c'est­
ET LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
à-dire de la totalité humaine - où apparaît la qu anti fi c ati on
de l'homme, la commune mesure entre hommes dont
l'argent - quelle qu'en soit la forme empirique - fournit la
catégorie. Il est certes bien choquant de voir dans la qualifi­
cation de l'homme une des conditions essentielles de la jus­
Les idées bien connues - admises ou contestées - de
tice. Mais conçoit-on une justice sans quantité et sans répa­ Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive n'ont-elles pas mar­
ration ? qué l'orientation de la philosophie contemporaine ?
Nous posons cette question non pas au sujet de la sociolo­
gie ou de la psychologie, auxquelles les recherches de Lévy­
Bruhl apportent une hypothèse et des tables de faits, et dont
nous n'avons pas l'intention d'examiner la valeur. Nous la
posons au sujet de la philosophie proprement dite.
Lévy-Bruhl lui-même a fait le plus grand cas du problème
scientifique auquel son œuvre répond. Son hypothèse ren­
drait compte d'un plus grand nombre de faits 1 que l'hypo­
thèse implicite de la psychologie classique sur l'unité de
l'esprit humain. Il serait allé au-delà de la psychologie de
« l'homme blanc, adulte et bien portant ». Mais une philo­

sophie préside à ces recherches. Celle que Lévy-Bruhl pro­


fesse expressément se rattache à l'empirisme, tout proche du
positivisme, mais à un empirisme intellectualiste. Une
œuvre qui tient par tant de fibres aux XVIIIe et XIXe siècles ne
reconnaît pas de dignité supérieure à celle de l'intellect, que
la science - fût-ce comme lecture fidèle des faits - manifeste
précisément. A la juridiction de la science se soumettent les
concepts fondamentaux de toute pensée : métaphysique ou
primitive. La mentalité primitive est incomparablement
inférieure - c'est-à-dire ne peut que servir d'objet et de
thème - à la mentalité qui s'en est affranchie. Celle-ci seule
possède la merveilleuse efficacité qui s'attachait au
XVIIIe siècle aux « lum i ère s » ,
Cet empirisme intellectualiste de Lévy-Bruhl ne va pas
sans une philosophie de l'être - moins explicite sans doute ­
qui le sous-tend. Il s'agit d'un être structuré comme Nature

1. J'ai pu rendre compte d'un certain nombre de faits, inexpliqués


«

jusqu'à présent. . . � La Mentalitéprimitive, Retz, 1976, Avant-propos, p. m.

53
Entre nous Lévy-Bruhl

et corrélatif d'une connaissance, seul accès authentique à la conditionner l'expérience, mais où rentrent aussi, avec un
réalité, accès a priori et comme dominant l'expérience. peu d'inconséquence, la magie et le miracle. Lévy-Bruhl
L'existence d'une mentalité primitive met en cause la raison met précisément en question la prétendue nécessité de ces
législatrice du monde et plus ancienne que lui. L'unité de catégories pour la possibilité de l'expérience. Il décrit une
l'esprit et du sujet indiquerait un idéal vers lequel tend l'his­ expérience qui se joue de la causalité, de la substance, de la
toire ; elle ne serait en aucune façon son point de départ - dit réciprocité - comme de l'espace et comme du temps -, de
Lévy-Bruhl, dès la fin des Fonctions mentales dans les sociétés ces conditions de « tout objet possible ». Le problème même
primitives. des catégories se trouve ainsi posé. On sait son rôle dans la
Si à travers les cinq volumes qui suivent, et jusqu'aux Car­ spéculation des contemporains. Par là, les travaux de Lévy­
nets 1 , l'unité de l'esprit humain s'impose progressivement et Bruhl, malgré leur armature conceptuelle, héritage des xvn{
le terme de prélogique s'efface, si une pensée, insensible à la ·et XIXe siècles, débordent la psychologie ou la psycho­
contradiction formelle, se révèle simplement insensible aux :sociologie et s'attaquent à l'ossature du naturalisme intellec-
incompatibilités de faits 2 et si la différence entre mentalité 1tualiste. Il ne s'agit pas, bien entendu, de revenir aux
primitive et mentalité moderne sépare deux profondeurs de . croyances mêmes des primitifs, mais il s'agit de faire ressor­
l'âme plutôt que deux âmes - Lévy-Bruhl n'en a pas moins tir des structures d'esprit qui rendent possibles de telles
l'impression d'abandonner, au cours de cette évolution, croyances et, en fin de compte, des modes d'être - une onto­
quelque chose d'essentiel à sa thèse. D'où les accents émou­ logie -, qui rendent possibles de telles structures. Familières
vants des Carnets ( « la pente où je me trouve en ce depuis 1910 au public intellectuel du monde, reprises et
moment ... 3 » ) . Le problème de l'unité ou de la diversité de développées en 1921 et, depuis lors, approfondies en quatre
la pensée et la solution positiviste qu'il lui donnait lui impor­ nouveaux volumes, les notions fondamentales de Lévy­
taient donc beaucoup. Bruhl, faisant écho - on le voit mieux maintenant - sur tant
On peut y être moins sensible de nos jours. On peut même de points à l'anti-intellectualisme bergsonien, ont certaine­
penser que la force et la nouveauté des travaux de Lévy­ ment préparé ou encouragé quelques démarches caractéris­
Bruhl ne souffrent nullement de l'abandon du prélogique. tiques de la pensée contemporaine, à l'avance (ou après
Car le trait le plus frappant de cet intellectualisme n'a pas coup) amorti le choc de leurs paradoxes. Elles ont marqué
été seulement dans une critique empiriste du rationalisme, dans une large mesure la formation de leurs concepts fonda­
mais dans une opposition à l'intellectualisme même. mentaux. C'est la facture de ces concepts, plutôt que le sys­
Celle-ci demeure. Une investigation qui emprunte sa tème qu'ils servent, que nous allons considérer en nous
méthode aux sciences de la nature pour étudier des faits basant surtout sur les premiers volumes et sur les Carnets où
etnnographiques, aboutit précisément à des notions qui font l'œuvre tout entière est méditée.
éclater les catégories constitutives de la réalité naturelle.
Cette explosion des catégories rompt avec la représentation
qui fondait toute la vie psychologique et avec la substance J. RUINE DE LA REPIŒSENTAT/ON
qui supportait l'être. Les analyses de Lévy-Bruhl ne
décrivent pas une expérience coulée dans les catégories qui, La représentation assurait, à la tradition philosophique, le
d'Aristote à Kant - et malgré les nuances - prétendaient contact même avec le réel. Husserl, dans les Études logiques,
au début du siècle, tout en préparant la ruine de la représen­
1. Carnets, de Lucien L�VY-BRUHL, Paris, Presses Universitaires de tation, soutient encore la thèse d'après laquelle tout fait psy­
France, 1949.
2. Ibid., p. 164-166 et passim. chologique est représentation ou fondé sur une représenta­
3. Ibid., p. 72. tion.

54 55
Entre nous Lévy-Bruhl

Par représentation, il faut entendre l'attitude théorétique, déroule pas comme subsistance tranquille de la substance,
contemplative, un savoir, fût-il d'origine expérimentale, mais comme emprise et possession, comme un champ de
reposât-il sur des sensations. La sensation a précisément tou­ forces où l'existence humaine se tient, où elle est engagée, à
jours été prise pour un atome de représentation. Le corré­ laquelle, pourrions-nous déjà dire en termes de Lévy-Bruhl,
latif de la représentation est un être posé, solide, indif­ elle participe. Le saisissement du sentiment est la mesure
férent au spectacle qu'il offre, doué d'une nature, et par exacte d'un tel événement. La représentation n'en retient
conséquent éternel, même s'il change, car la formule de son que les formes figées et superficielles. De sorte que dans la
changement est immuable ; les relations qui relient de tels philosophie contemporaine la réalité objective se trouve à la
êtres, des configurations de tels êtres, se donnent aussi à la surface d'une réalité plus profonde dont elle n'est ni signe ni
représentation. Avant d'agir, avant de sentir, il faut se repré­ phénomène (comme elle le fut encore dans la distinction
senter l'être sur lequel l'action portera, ou qui suscite le sen­ classique entre objet et être). Signe et phénomène n'ont
timent. L'affectivité par elle-même n'embrasse que des états certes pas la dignité du signifié ou du noumène ; la structure
intérieurs. Elle ne nous révèle rien du monde. Les philo­ de représenté leur est cependant commune. La réalité pro­
sophes n'ignoraient pas l'influence qu'exerçaient les senti­ fonde déploie son exister dans des dimensions que ne peut
ments et les passions sur notre vie intellectuelle, ni les réper­ définir aucune catégorie de la représentation, mais auquel,
cussions de la pensée sur notre affectivité. Il existe une contrairement au formalisme kantien, nous accédons direc­
logique des sentiments et une charge émotive dans les idées. tement, quoique par des modes de notre existence distincts
Mais l'émotion et la représentation demeurent séparées. Des de la théorie.
vérités peuvent se manifester dans un pressentiment - mais Dès le début des Fonctions mentales dans les sociétés infé­
le pressentiment n'est alors qu'une représentation confuse. rieures, Lévy-Bruhl décrit une représentation à laquelle les
La philosophie de nos jours ne reconnaît plus ce privilège éléments émotionnels ne sont pas seulement mélangés, mais
de la représentation. L'intuition bergsonienne, par exemple, qu'ils orientent de nouvelle façon. « Il nous est très difficile
n'est pas un savoir sur la durée, pas même un savoir qui dure de réaliser par un effort d'imagination des états plus
lui-même et où la coïncidence avec la durée serait encore complexes où les éléments émotionnels et moteurs sont des
comme une limite de la représentation approchant son objet. parties intégrantes des représentations. Il nous semble que
L'intuition n'est plus à aucun titre représentation, mais ces états ne sont pas vraiment des représentations. Et, en
durée : la durée ne dessine pas une dimension formelle où effet, pour conserver ce terme, il faut en modifier le sens. Il
s'écoule l'être, mais est à la fois être et expérience de l'être. faut entendre par cette forme de l'activité mentale, chez les
L'être s'actualise en efforts créateurs où coïncident son être primitifs, non pas un élément intellectuel ou cognitif pur ou
et sa présence pour l'âme. De même dans le mouvement presque pur, mais un phénomène plus complexe où ce qui,
phénoménologique, à l'intentionnalité du sentiment dont pour nous, est proprement " représentation " se trouve
parlaient encore Husserl et Scheler - et où le sentiment encore confondu avec d'autres éléments de caractère émo­
conservait la structure d'une noésis, bien que son corrélatif tionnel ou moteur, coloré, pénétré par eux, et impliquant,
fût valeur - se substitue un sentiment sans appui dans la par conséquent, une autre attitude à l'égard des objets repré­
représentation. Le caractère saisissant du sentiment n'est sentés ... L'objet n'en est pas simplement saisi par l'esprit
plus interprété comme un retentissement d'un savoir sur sous forme d'idées ou d'images ; selon les cas, la crainte,
une affectivité enfermée en elle-même, mais comme le l'espoir, l'horreur religieuse, le besoin et le désir ardent de se
contact de l'être, plus direct que la sensation. Précisément, fondre dans une essence commune, l'appel passionné à une
ce qui passait pour le plus aveugle et le plus sourd en nous puissance protectrice sont l'âme de ces représentations et les
va le plus loin. C'est que l'exister même de l'être ne se rendent à la fois chères, redoutables et proprement sacrées à

56 57
Entre nous Lévy-Bruhl

ceux qui y sont initiés... Jamais cet objet ... n'apparaîtra sous contemporains. Le caractère originel de la structure qu'elle
la forme d'une image incolore et indifférente 1 • » dessine est dit avec beaucoup de vigueur dans l'une des der­
L'émotion qui, selon la psychologie classique, nous nières pages des Carnets. Il ne faudrait pas prendre pour
enferme en nous-même, acquiert par là une certaine trans­ accordé << que les êtres sont donnés d'abord, et ensuite
cendance. Dans ce prolongement, dans cette « intentionna­ entrent dans des participations. Pour qu'ils soient donnés,
lité » de l'émotion, comme on dirait aujourd'hui, réside l'ori­ pour qu'ils existent, il faut déjà des participations. Une parti­
ginalité de cette notion. Lévy-Bruhl ne se borne pas à cipation n'est pas seulement une fusion, mystérieuse et inex­
insister sur l'intensité émotionnelle des représentations pri­ plicable, d'êtres qui perdent et conservent à la fois leur iden­
mitives : bientôt il décrira par elle une catégorie de l'être, tité ... Sans participation, ils ne seraient pas donnés dans leur
celle du surnaturel et du mystique. expérience : ils n'existeraient pas ... » Pour l'individu, la par­
L'émotion ne suit pas la représentation de l'objet, elle la ticipation << est une condition de son existence, peut-être la
précède. Avant que la perception ne distingue les propriétés plus importante, la plus essentielle ... Pour cette mentalité,
de l'objet, une synthèse proprement émotionnelle organise exister c'est participer à une force, à une essence, à une réa­
le monde. « ... Les synthèses y paraissent primitives et ... lité mystique 1 ».
presque toujours indécomposées et indécomposables ... Les
représentations collectives ne s'y présentent pas isolément.
Elles n'y sont pas analysées pour être ensuite disposées dans 2. L A MliTAPHYSIQUE DE L'ANONYME
un ordre logique. Elles sont toujours engagées dans des pré­
perceptions, des pré-occupations et des pré-conceptions, des La substance, depuis la métaphysique d'Aristote, dessine
pré-liaisons, on pourrait presque dire des pré-raisonnements la structure ultime et intime de l'être ; elle est le terme de
et c'est ainsi que cette mentalité, parce qu'elle est mystique, l' « analogie de l'être ». Elle n'apporte pas seulement une
est aussi pré-logique 2• » idée de permanence et de solidité - mais d'une << polarisa­
Laissons de côté la notion du prélogique qui, dès le début tion ,, de l'expérience et d'une maîtrise exercée par la subs­
- on le voit ici - repose sur le mystique. L'expérience mys­ tance sur les attributs et les actions. L'être peut être théma­
tique ne se définit pas négativement. Elle n'a pas << ... une tisé par la pensée et, dans ce sens, conçu, saisi. On l'aborde
raison déficiente ou négative 3 ». La mystique n'est pas l'obs­ par la question Quoi ? ou Qui ? A cette question répond un
curité ou la confusion ou une imperfection quelconque de la nom. La substance est un substantif. La dénonciation du
pensée logique. Elle accède à une sphère tout autre, dont substantialisme, la réduction des substances aux relations et
l'objet n'est que le prolongement, et où s'établit, entre des la mise à part de l'homme parmi les choses - toutes ces nou­
doigts distincts, une parenté, intraduisible en pensées, mais veautés dues à l'essor des sciences exactes et des sciences
directement accessible à l'émotion 4• humaines - n'ont pas ébranlé la priorité logique et gramma­
Ce monde << métaphysique » n'est pas postérieur au phy­ ticale du substantif. Par contre, la promotion de l'expérience
sique, mais est ressenti plus directement et plus tôt que la affective émancipée de la représentation, dans la philo­
sensation. Il repose sur une émotion qui n'est pas tributaire sophie moderne, inaugure les structures de l'être qui n'ont
de représentations tout en s'ouvrant sur l'être. Notion plus rien de substantif. L'action, qu'exprime le verbe, et le
d'émotion commune à Lévy-Bruhl et aux métaphysiciens comment, que traduit l'adverbe, précèdent le nom. L'être,
par exemple - chez Heidegger et chez les heideggeriens -
1 . Les Fonctions mentales dans les Sociétés inférieures, Alcan, 1910,
p. 28-29. n'est pas un étant, mais l'être de l'étant, source d'une << obs­
2. Ibid. . cure clarté » qui révèle les étants, participes présents de
3 . Cf.L a Mentalité primitive, op. cit. , p. 47.
4. Carnets, op. cit. , p. 1 38. 1. Carnets, op. cit. , pp. 250-25 1 .

58 59
Entre nous Lévy-Bruhl

l'être. La condition de tout étant, la première révélée, n'est du monde, ne sont pas choses, d'abord, et utilisables, ensuite,
pas un étant. Les êtres apparaissent dans un « monde » qui mais d'emblée « objets d'usage », tenant à un monde qui
n'est pas une totalité d'êtres singuliers, exprimables substan­ n'est pas addition d'étants, mais conjoncture pratique - les
tivement, mais champ ou atmosphère. De son côté y tend le fétiches tiennent leur être d'une conjoncture de puissances,
roman moderne ; et la peinture moderne replonge les choses irréductible à une nature. Les outils les plus perfectionnés y
dans un réel non figuré. Dans une profusion de formes appartiennent. « Le plus important n'est pas que les instru­
monstrueuses, elle cherche la compossibilité du non­ ments soient bien faits, mais qu'ils soient heureux 1• >> Les
compossible. Rien n'impose plus le choix, et l'imagination puissances sont irréductibles à la nature, non pas parce
se découvre ainsi indépenda�te de la perception dont elle qu'elles feraient partie de l'au-delà, mais parce que l'au-delà
brise les catégories. La psychologie religieuse enfin - ne se sépare jamais de l'ici-bas. « Entre ce monde-ci et
comme celle de Rudolf Otto (1917 !) par exemple, si riche en l'autre ... , le primitif ne distingue pas 2• >> D'où, pour dire
influences - présente une expérience en rapport avec le l'être, les formules comme « être l'un et l'autre 3 ,,, « dualité­
numineux ou le sacré qui n'est ni un objet ni une personne unité ,,, « consubstantialité 4 », '' interpénétration 5 >> .
qui parle. Ainsi se détruit la notion même de forme et de Cette équivoque « désubstantialise >> la substance. La
nature qui, depuis les Grecs, semblait inséparable des idées confusion du visible et de l'invisible ne se réduit, en effet, ni
de l'être et du métaphysique. au rapport de causalité ni au symbolisme (rapport de signe à
Lévy-Bruhl analyse la mentalité primitive en ayant plei­ signifié) qui, pour une mentalité non primitive, rattachent le
nement conscience qu'il y va d'un bouleversement de caté­ surnaturel au naturel. Si la participation ouvre une dimen­
gories. « Les liaisons causales qui sont pour nous l'ossature sion menant vers le surnaturel, ce surnaturel n'est pas une
même de la nature, le fondement de sa réalité et de sa stabi­ simple réplique, au superlatif, de ce monde, ou une sublima­
lité, n'ont (aux yeux de primitifs) que fort peu d'intérêt 1 • » tion des objets, structurée comme eux et séparée seulement
« Nous sommes ici en présence d'une sorte d'a priori sur par l'abîme purement formel de transcendance ; sa supra­
lequel l'expérience n'a pas de prise 2• » naturalité est directement accessible à l'expérience émo­
« :Ëtre, c'est participer 3• » La participation qui se joue dans tionnelle, à une « expérience-croyance >> comme le dira plus
la catégorie affective du surnaturel ne mène en aucune tard Lévy-Bruhl 6• Il est d'emblée redouté, espéré, respecté,
façon d'un imprécis phénomène physique vers l'être méta­ déjà mettant en cause notre sécurité 7, « possibilité per­
physique, mais de la chose donnée vers une puissance qui manente de maléfice 8 >> , expérience de ce qui est aux anti­
n'a plus la charpente de l'être, vers la diffuse présence d'une podes de la Nature et du monde. D'où la fluidité de cet anti­
infl�ence occulte. Il s'agit de réalités anonymes. « Elles univers. Les choses se transforment les unes dans les autres
flottent, elles rayonnent pour ainsi dire, venues d'une région
inaccessible 4 • » Ces puissances ne s'inscrivent pas dans une 1. La Mentalité primitive, op. cit., p. 350. D'ailleurs, le fait d'instru­
forme substantielle, elles ne sont pas davantage des volontés ments bien faits ne requiert pas la représentation, mais simplement une
des sujets qui se révèlent. Tout au contraire, les choses dans intuition manuelle (la Mentalité primitive, p. 5 1 8) que Lévy-Bruhl admet
indépendante de la représentation.
une certaine mesure existent comme des fétiches : elles sont 2. Ibid., p. 14 et passim, dans les six ouvrages consacrés à la mentalité
portées par des puissances qui ne sont pas leurs attributs. primitive.
Comme les « ustensiles » qui, dans l'analyse heideggerienne 3. Carnets, op. cit. , p. 64.
4. Ibid., p. 92.
S. Ibid., p. 1 34.
1. La Mentalité primitive, op. cit., p. 19.
6. Ibid. , p. 25 1 .
2. Ibid., p. 2 1 .
3. Carnets, op. cit. , p. 22. 7 . Ibid., p . 6 8 et 75.
4. La Mentalité primitive, op. cit., p. 86. 8. La Mentalité primitive, op. cit., p. 52.

60 61
Entre nous Lévy-Bruhl

parce que leurs formes comptent peu à côté des puissances dans un monde représenté signifiait aussi un dégagement,
sans nom qui les commandent. une distance, un délai, une liberté, une possession de soi
Le sentir par lequel Lévy-Bruhl caractérise la participa­ malgré l'histoire - l'être-dans-le-monde, c'est le fait
tion n'est pas simplement un rapport immédiat et encore accompli par excellence. L'être qui s'annonce est d'ores et
incertain avec une forme. Le sentir n'est pas un penser estro­ déjà l'être qui vous a traversé de part en part. Et, à la fois,
pié ni un raccourci - il va dans une autre dimension. Il est cette détermination et cette influence ne sont pas causalité -
une façon de subir une puissance. La réalité mystique est puisque le moi qui en est saisi se décide, s'engage, s'assume.
donnée dans le sentiment « d'une existence présente Structure d'un avenir déjà senti dans le présent, mais laissant
quoique le plus souvent invisible et imperceptible aux sens, encore prétexte à décision.
et agissante. C'est une donné� ultime. .. 1 » , Aucune image Lévy-Bruhl l'aura aperçue dans la participation et l'aura
contemplée ne fait écran entre cette puissance et l'homme : développée dans les analyses des présages où le signe est
� Au moment même où il perçoit ce qui est donné à ses sens, cause, la prédiction, production 1 et où, à la fois, la puissance
le primitif se représente la force mystique qui se manifeste qui s'annonce et détermine est aussi implorée 2• « ... Le
ainsi 2• » Le sentir n'est pas une forme vide de connaissance, champ d'action des puissances mystiques constitue comme
mais un envoûtement, une exposition à la menace diffuse de une catégorie du réel qui domine celles du temps et de
la sorcellerie, présence dans un climat, dans la nuit de l'être l'espace, où les faits se rangent nécessairement pour nous 3. ,.
qui guette et effraie, et non point présence en face de choses. Comme dans le langage des philosophes de l'existence où
l'on est son avenir au lieu de se le représenter - les primitifs
qui observent les résultats d'une pratique divinatoire � se
J. L'EXISTENCE sentent personnellement en jeu », le côté qui les concerne
dans l'épreuve « n'est pas seulement à eux, il est eux­
La destruction de la substance (ou, plus exactement, de la mêmes 4 ».
« substantivité » des êtres) - corrélative de la ruine de la Mais, si l'existence se substitue au sujet, l'idée de l'être
représentation - a marqué, dans la philosophie moderne, la prend une nouvelle signification. Les formes substantielles
fin d'une certaine notion d'extériorité ; de cette extériorité, conféraient seules diversité et actualité à un exister qui, sans
déjà toute proche du sujet, qui rendait possible la philo­ elles, restait incolore et neutre. Dégagé de ces formes, l'exis­
sophie idéaliste. La première expérience de l'être étant ter nu se manifeste désormais non pas comme un terme très
située au niveau de l'émotion, l'être extérieur se trouve général et vide, mais comme déploiement, comme effica­
dépouillé de la forme qui assurait à la pensée une familiarité cité, influence, emprise et transitivité. C'est bien le sens que
avec -lui. Le sujet se trouve ainsi devant une extériorité à l'être prend dans le bergsonisme où ni l'être ni le temps dont
laquelle il est livré, car elle est absolument étrangère, c'est­ il est le déroulement ne sont plus formels, mais où, dans la
à-dire imprévisible et, par là, singulière. Le caractère durée, fusionnent totalement forme et contenu - les conte­
unique, sans genre, des situations et des instants, leur nue nus étant comme les modalités mêmes de la forme. C'est
existence, est ainsi le grand thème des modernes. De son aussi le sens que l'être prend dans l'ontologie contempo­
côté, le moi, ainsi livré à l'être, est jeté hors de chez soi, dans raine. Il perd l'univocité qu'il tirait de son orientation, dans
les lieux d'un éternel exil, perd sa maîtrise sur soi, est
l'analogie de l'être, vers le terme de substance. Les existants
débordé par son être même. Il est en proie à des événements
qui l'ont d'ores et déjà déterminé. Alors que l'engagement 1. La Mentalité primitive, op. cit., p. 143.
2. Ibid., p. 219.
1. Gamets, op. cit. , p. 34. 3. Ibid., p. 225.
2. La Mentalité primitive, op. cit., p. 48 et passim. 4. Ibid., p. 218.

62 63
Entre nous Lévy-Bruhl

ne diffèrent plus par leurs qualités ou par leur nature, mais 4. L'ID11E DE MENTALITJ1
par leur mode d'exister.
Dans la mentalité primitive apparaissent et le sujet « Nous ne sommes pas sur le plan des représentations,
comme existant et le verbe être comme actif et transitif. Le même les plus élémentaires, mais sur un autre, situé dans les
monde au primitif n'est jamais donné, mais est comme une profondeurs de l'être, où les phénomènes qui se produisent
sphère anonyme qui ressemble beaucoup à l'anonymat sont psychiques sans doute, mais essentiellement affectifs,
angoissant de l'existence encore non assumée par un sujet. encore que virtuellement la possibilité de représentations n'en
L'être de la mentalité primitive n'est pas général. « Cha­ soit pas exclue : en quoi ils sont proprement humains 1• » Le
cune de ces participations est sentie qualitativement ... , cha­ monde des primitifs n'est pas une représentation déformée
cune d'entre elles est particulière 1• , Le temps - forme pure de l'univers. Il n'est pas représentation du tout, bien que
est inconnu des primitifs 2, les instants ont chacun un poten­ l'émotion qui le révèle soit « intentionnalité », Mais, si Lévy­
tiel différent, contrairement à l'homogénéité du temps­ Bruhl tient de moins en moins à démontrer que la pensée
forme. Ce potentiel tient à l'être même qui remplit l'instant, occidentale résulte d'un concours de circonstances qui
à la puissance de cet être nu. L'efficacité de l'événement aurait pu produire une pensée autre, il met néanmoins en
réside dans son effectivité, dans sa facticité, dirait-on cause, même en abandonnant le terme de prélogique, le pri­
aujourd'hui. Il agit comme un précédent. Le passé dès lors a vilège de la pensée théorétique. Ce privilège ne tient en réa­
un format spécial, il est mystique en tant que passé ; il agit lité ni à la certitude du cogito ni aux lois inébranlables de la
encore de par le fait qu'il fut. Et inversement, le fait d'être logique, mais à l'indépendance que la représentation,
n'est pas une notion vide, s'effectuant identique dans des comme telle, garde à l'endroit de toute histoire, semblable à
paysages indifférents. Ce paysage et tout ce qui le remplit est Minerve, sortie tout armée de la tête de Jupiter. Le relati­
l'étoffe de cet exister et comme son exercice même : « Vivre, visme de la vérité chez les empiristes qui découvrent la
pour un individu donné, c'est être engagé actuellement dans variation des habitudes mentales à travers les âges de
un réseau complexe de participations mystiques avec les l'homme et de l'humanité ne diminue encore en rien
autres membres, vivants ou morts, de son groupe social, avec l'absolu de l'attitude cognitive déjà tout entière dans la sen­
les groupes animaux et végétaux nés du même sol, avec la sation, renseignement élémentaire, lumière qui révèle à
terre même, etc. 3 , Le blanc qui sauve un primitif mourant l'âme sa patrie dans le monde des idées. Lévy-Bruhl détruit
compromet sa vie, « au sens indigène et mystique du mot 4 » . cet absolu précisément en montrant que la représentation
Vivre, être, a plusieurs sens vécus et sentis. « Leur expé­ n'est pas le geste originel de l'âme humaine, mais un choix,
rience . . . n'est pas homogène et sur un plan unique, comme que la mens, prétendument souveraine, repose sur une men­
nous l'imaginons 5• » « ... Sa " réalité " n'est pas univoque 6• » talité.
Le terme de mentalité est nouveau, il désigne une idée
1 . Carnets, op. cit. , p. 75.
2. Cf., sur ce point et sur le rapprochement entre le temps des primitifs moderne. On pensait naguère que la raison peut succomber
et la durée bergsonienne, ainsi que sur ce que, en langage moderne, on à des causes extérieures et on rattachait à ces causes, exté­
appellerait espace vécu »1 la Mentalité primitive, op. cit., p. 90-93, 231 et
« rieures à l'esprit, la captivité des esprits insensibles à la rai­
sq.; et passim. Comme chez Heidegger, l'espace de la perception et ses son. Mais une bonne méthode pouvait mettre en valeur le
propriétés concrètes prennent le pas sur l'espace d'Euclide et sur ses pro­ bon sens si merveilleusement partagé entre les hommes. La
priétés géométriques (la Mentalité primitive, p. 232. Cf. aussi, conclusion,
p. 520). raison détient la clef de la méthode, elle peut d'elle-même se
3. La Mentalité primitive, op. cit., p. 500. libérer, car elle est d'ores et déjà elle-même. La notion de
4. Ibid. mentalité consiste à affirmer que l'esprit humain ne dépend
S. Carnets, op. cit. , p. 55.
6. Ibid., p. 81. 1. Carnets, op. cit. , p. 108. Souligné par nous.

64 65
Entre nous Lévy-Bruhl

pas seulement d'une situation extérieure - climat, race, ins­ au groupe 1 • « La participation de l'individu au corps social
titution, et même habitudes mentales contractées qui vien­ est une donnée immédiate, contenue dans le sentiment qu'il
draient fausser la lumière naturelle - mais qu' en lui-même il a de sa propre existence 2• » Et cette théorie de la participa­
est dépendance, qu'il émerge d'une ambivalente possibilité tion n'est pas sans valeur pour expliquer le sentiment
de se tourner vers les relations conceptuelles ou de demeu­ moderne de l'existence, ni même pour sa justification par­
rer dans les rapports de participation, qu'antérieurement à la tielle. Peut-être appartenons-nous à une époque philo­
représentation il est engagé d'une façon saisissante dans sophique où, à la conception de l'être pensé sur le modèle
l'être, qu'il s'y on'ente, qu'il est cette orientation avant de du vivant, suivie de son identification avec la matière du
choisir le savoir, lequel est mode de cette orientation. Le mécanisme, se substitue l'expérience sociale comme la pre­
mouvement vers l'objet repose sur un mouvement plus pro­ mière intuition de l'être. Mais, si les analyses de Lévy-Bruhl
fond qui, dans la mentalité du primitif, est plus visible que ont aidé à forger les concepts de l'expérience émotionnelle
dans la nôtre 1• Et ainsi s'ouvre une perspective sur ce nou­ et de la participation, de l'existence et de l'être efficaces par
veau type d'événements qui se jouent au-dessous de la repré­ leur exister même (en dehors de toute forme substantielle,
sentation, mais qui demeurent cependant en rapport avec les contenus ne se séparant pas des formes) -, concepts où la
l'être. pensée moderne, athée et religieuse, a trouvé des impulsions
C'est, en particulier, la perspective qu'entrevirent des phi­ et l'occasion d'une extension de la notion même de Raison ­
losophies de l'existence. Leur apport aura été de découvrir elles sont aussi venues flatter une nostalgie de formes dépas­
un événement et un problème dans la relation en apparence sées et rétrogrades. Le renouveau de la mythologie, l'éléva­
tautologique qui relie l'homme qui est à son être. Contre la tion du mythe au rang d'une pensée supérieure par les pen­
psychologie classique, où l'existence était innocemment pos­ seurs laïques, la lutte dans le domaine de la religion avec ce
sédée par l'existant, et où conflit et lutte ne se jouaient qu'on appelait naguère la spiritualisation du dogme et de la
qu'avec des êtres et par l'entremise de représentations - la morale, traduit non point une extension de la raison, mais
philosophie de l'existence aperçoit comme drame l'engage­ un retour pur et simple à la mentalité primitive. Nostalgie
ment « pré-représentatif » dans l'être, où exister devient à la qui s'explique peut-être par les insuffisances de la raison
fois un verbe transitif comme « prendre » ou << saisir ,, et technique et par les catastrophes qu'elle déchaîna. Mais la
réfléchi comme << se sentir » ou << se tenir ». La réflexion que civilisation issue du monothéisme n'est-elle pas capable de
ce verbe traduit n'est pas une vision théorétique, mais déjà répondre à cette crise - par une orientation, libérée de l'hor­
un événement de l'exister même ; pas une conscience, mais reur des mythes, des troubles qu'ils provoquent dans les
déj � l'engagement, une manière d'être, qualifiée par toutes esprits et des cruautés qu'ils perpétuent dans les mœurs ?
les circonstances qu'on aurait été tenté de prendre pour des
décors. La notion d'un exister qui participe au sol, pénétré
de puissances protectrices ou hostiles dont nous avons parlé
plus haut, ne brise-t-il pas le concept traditionnel et tout for­
mel de l'être, selon le même plan de clivage ?
Dans les pages décisives des Carnets, cette façon d'exister
- où, à la fois, l'existant est séparé de tout et engagé dans ce
tout - est rapprochée de l'expérience sociale où l'autonomie
de l'existence personnelle ne se sépare pas de l'appartenance
1 . Ibid. , p. 98 et 1 06.
1. Carnets, op. cit. , p. 1 3 1 , 165 et 234. 2. Carnets, op. cit. , p. 1 07.

66
UN DIEU HoMME ?

La philosophie est mise en lumière. Selon une expression


à la mode, inventée comme pour souligner l'indiscrétion de
l'entreprise philosophique, elle est dévoilement. Comment,
dès lors, traiter en philosophe d'une notion qui appartient à
l'intimité des centaines de millions de croyants, le mystère
des mystères de leur théologie et qui, depuis près de vingt
siècles, rallie les hommes dont je partage le destin et la plu­
part des idées, à l'exception précisément de la croyance qui
est en question ici ce soir ?
J'aurais pu, certes, m'abstenir. Mais l'amitié avec laquelle
m'avait été adressée la demande de participer à cette ren­
contre a rendu le refus impossible. Non pas que j'aurais eu
peur de manquer à la courtoisie ; mais comment se fermer
aux intentions généreuses de notre temps et oublier le
compagnonnage des années tragiques ?
Je n'ai pas l'outrecuidance de me mêler d'un ordre inter­
dit à quiconque n'y apporte pas la foi et dont les dimensions
ultim es m'échappent sans doute. Je veux réfléchir sur deux
d'entre les multiples significations que suggère la notion
d'Homme-Dieu, laquelle, suivie d'un point d'interrogation
dans les programmes de ces journées, est reconnue comme
problème.
Le problème de l'Homme-Dieu comporte, d'une part,
l'idée d'une humiliation que s'inflige l' Être suprême, d'une
descente du Créateur au niveau de la Créature, c'est-à-dire
d'une absorption dans la Passivité la plus passive de l'activité
la plus active.
Le problème comporte, d'autre part, et comme se produi­ Dios-Homb
sant de par cette passivité poussée dans la Passion à sa der­ re: Kenosis
y expiación
nière limite, l'idée d'expiation pour les autres, c'est-à-dire (sustitución
d'une substitution : l'identique par excellence, ce qui est non
interchangeable, ce qui est l'unique par excellence, serait la
substitution elle-même.

69
Entre nous Un Dieu Homme ?

Ces idées, de prime abord théologiques, bouleversent les toujours dans l'intersubjectivité immortelle, se montre
catégories de notre représentation. Je veux donc me deman­ certes, à en croire les philosophes, le sens réel de notre vie. Il
der jusqu'à quel point ces idées qui valent inconditionnelle­ n'a jamais le sens qu'il a dans notre vie.
ment pour la foi chrétienne ont une valeur philosophique : Mais cette impossibilité de penser en philosophe le face­
dans quelle mesure elles peuvent se montrer dans la phéno­ à-face et la proximité et l'insolite de Dieu et l'étrange
ménologie. Phénoménologie déjà bénéficiaire de la sagesse fécondité de la rencontre ne tient pas à quelque égarement
judéo-chrétienne. Certes. Mais la conscience n'assimile pas de la pensée logique - elle résulte du formalisme irréfutable
tout dans les sagesses. Elle restitue à la phénoménologie uni­ de la logique même. Si l'absolument Autre se montre à moi,
quement ce qui a su la sustenter. Je me demande donc dans sa vérité ne s'intègre-t-elle pas, par là même, au contexte de
quelle mesure les catégories nouvelles que nous venons de mes pensées pour y puiser un sens, à mon temps, pour y
décrire sont philosophiques. Je suis certain que cette mesure devenir contemporain ? Tout dérangement finit par rentrer
sera jugée insuffisante par le croyant chrétien. Mais il n'est dans l'ordre en laissant apparaître un ordre plus large et plus
peut-être pas inutile de montrer les points à partir desquels complexe. Ce n'est pas là une vue de l'esprit : c'est la grande
rien ne peut remplacer la religion. expérience de notre époque : l'historien retrouve un sens
Je pense que l'humilité de Dieu, jusqu'à un certain point, naturel à toutes les irruptions insolites. Comment maintenir
permet de penser la relation avec la transcendance en la communication de deux ordres contre un univers où tout
d'autres termes que ceux de la naïveté ou du panthéisme ; et est Dieu, où tout est monde ? Comment le mouvement
que l'idée de substitution - selon une certaine modalité - est extravagant vers Dieu est-il possible sans souligner, tel un
indispensable à la compréhension de la subjectivité. vol interplanétaire, l'unité de l'ordre qui le rend possible ?
L'apparition d'hommes-dieux, partageant les passions et L'idée d'une vérité dont la manifestation n'est pas glo­
les joies des hommes purement hommes, est certes le fait rieuse, ni éclatante, l'idée d'une vérité qui se manifeste dans
banal des poèmes païens. Mais dans le paganisme, au prix de son humilité, comme la voix de fin silence selon l'expression
cette manifestation, les dieux perdent leur divinité. De sorte biblique - l'idée d'une vérité persécutée n'est-elle pas, dès
que les philosophes chassent les poètes de la Cité pour pré­ lors, l'unique modalité possible de la transcendance ? Non
server dans l'esprit des hommes la divinité des dieux. Mais à pas à cause de la qualité morale de l'humilité que je ne veux
la divinité ainsi sauvée manque toute condescendance. Le d'ailleurs nullement contester, mais à cause de sa façon
Dieu de Platon est l'impersonnelle Idée du Bien ; le Dieu d'être qui est peut-être la source de sa valeur morale. Se
d'Aristote est une pensée qui se pense. Et c'est sur cette divi­ manifester comme humble, comme allié au vaincu, au
nité indifférente au monde des hommes que se termine pauvre, au pourchassé - c'est précisément ne pas rentrer
l'En éyclopédie de Hegel, c'est-à-dire peut-être la philosophie. dans l'ordre. Dans ce défaitisme, dans cette timidité n'osant
Comme le monde absorba les dieux chez les poètes, le pas oser, par cette sollicitation qui n'a pas le front de sollici­
monde chez les philosophes se sublime dans l'Absolu. ter et qui est la non-audace même, par cette sollicitation de
L'Infini se manifeste alors dans le fini, mais il ne se mani­ mendiant et d'apatride n'ayant pas où poser sa tête - à la
feste pas au fini. L'homme n'est plus coram Deo. L'extra­ merci du oui ou du non de celui qui accueille - l'humilié
ordinaire surplus de la proximité entre fini et Infini rentre dérange absolument ; il n'est pas du monde. L'humilité et la
dans l'ordre. Dans un ordre impassible de l'absolu et de la pauvreté sont une façon de se tenir dans l'être - un mode
totalité se résolvent et se résument les hommes, leurs ontologique (ou mé-ontologique) - et non pas une condition
misères et leurs désespoirs, leurs guerres et leurs sacrifices, sociale. Se présenter dans cette pauvreté d'exilé, c'est inter­
l'horrible et le sublime. Dans un discours ininterrompu rompre la cohérence de l'univers. Percer l'immanence sans
sachant relater jusqu'à sa propre interruption, ressuscitant s'y ordonner.

70 71
Entre nous Un Dieu Homme ?

Une telle ouverture, de toute évidence, ne peut être bruits qui se lèvent dans les champs de bataille et les mar­
qu'ambiguïté. Mais l'apparition d'une ambiguïté dans la tex­ chés, ou à la configuration structurée d'éléments sans sens.
ture indéchirable du monde n'est pas un relâchement de sa On peut se demander si le premier mot de la révélation ne
trame ni une défaillance de l'intelligence qui la scrute, mais doit pas venir de l'homme comme dans l'antique prière de la
précisément la proximité de Dieu qui ne peut se faire que liturgie juive où le fidèle rend grâce non pas de ce qu'il
par l'humilité. L'ambiguïté de la transcendance - et par reçoit mais de ce fait même de rendre grâce.
conséquent l'alternance de l'âme allant de l'athéisme à la Mais l'ouverture de l'ambiguïté où se glisse la transcen­
croyance et de la croyance à l'athéisme, et par conséquent le dance demande peut-être une analyse supplémentaire. Le
solécisme qu'il y aurait à employer à la première personne Dieu s'humiliant pour « demeurer avec le contrit et
du singulier du présent de l'indicatif le verbe croire - ce l'humble » (Isaïe 57, 1 5), le Dieu « de l'apatride, de la veuve
n'est pas la chétive foi survivant à la mort de Dieu, mais le et de l'orphelin », le Dieu se manifestant dans le monde par
mode originel de la présence de Dieu, le mode originel de la son alliance avec ce qui s'exclut du monde, peut-Il, dans sa
communication. La communication ne signifie pas la pré­ démesure, devenir un présent dans le temps du monde ?
sence de soi à soi de la certitude, c'est-à-dire un séjour inin­ N'est-ce pas trop pour sa pauvreté ? N'est-ce pas trop peu
terrompu dans le même - mais le risque et le danger de la pour sa gloire sans laquelle sa pauvreté n'est pas une humi­
transcendance. Vivre dangereusement, ce n'est pas le déses­ liation ? Pour que l'altérité dérangeant l'ordre ne se fasse pas
poir, mais la générosité positive de l'Incertitude. L'idée de aussitôt participation à l'ordre, pour que demeure ouvert
vérité persécutée nous permet ainsi de mettre fin au jeu du l'horizon de l'au-delà, il faut que l'humilité de la manifesta­
dévoilement où toujours l'immanence gagne sur la transcen­ tion soit déjà éloignement. Pour que l'arrachement à l'ordre
dance - car une fois l'être dévoilé - fût-ce partiellement, ne soit pas ipso facto participation à l'ordre, il faut que cet
fût-ce dans le mystère - il devient immanent. arrachement - par un surprême anachronisme - précède
C'est sans doute Kierkegaard qui a le mieux compris la son entrée dans l'ordre. Il faut un retrait inscrit dans
notion philosophique de transcendance qu'apporte le thème l'avance et comme un passé qui ne fut jamais présent. La
biblique de l'humilité de Dieu. La vérité persécutée n'est figure conceptuelle que dessine l'ambiguïté - ou l'énigme ­
pas pour lui simplement une vérité mal approchée. La per­ de cet anachronisme où se fait une entrée postérieure au
sécution et l'humiliation par excellence à laquelle elle retrait et qui, par conséquent, n'a jamais été contenue dans
expose sont des modalités du vrai. La force de la vérité trans­ mon temps et est ainsi immémoriale, nous l'appelons trace.
cendante est dans son humilité. Elle se manifeste comme si Mais la trace n'est pas un mot de plus : elle est la proximité
elle p'osait pas dire son nom, elle ne vient pas prendre place de Dieu dans le visage de mon prochain.
dans le monde avec lequel elle se confondrait aussitôt La nudité du visage est un arrachement au contexte du
comme si elle ne venait pas d'au-delà. On peut même se monde, au monde signifiant comme un contexte. Le visage,
demander, en lisant Kierkegaard, si la Révélation qui dit son c'est précisément ce par quoi se produit originellement
origine n'est pas contraire à l'essence de la vérité transcen­ l'événement exceptionnel de l'en-face, que la façade du bâti­ Chretie n.
Voix silence
dante qui par là affirmerait encore son autorité impuissante ment et des choses ne fait qu'imiter. Mais cette relation du PP. El

contre le monde, on peut se demander si le vrai Dieu peut coram est aussi la nudité la plus nue, le '' sans défense » et cuadro nos
llama es
jamais lever son incognito, si la vérité qui s'est dite ne I-Rois, 19:9-13) « sans ressource » même, le dénuement et la pauvreté de imitacion del
visage.
devrait pas aussitôt apparaître comme non dite, pour échap­ l'absence qui constitue la proximité de Dieu - la trace. Car
per à la sobriété et à l'objectivité d'historiens, de philologues https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-si le visage est l'en-face même, la proximité interrompant la
1611301429.html
et de sociologues qui l'affubleront de tous les noms de l'his­ série, c'est qu'il vient énigmatiquement à partir de l'Infini et
toire, qui réduiront sa voix de fin silence aux échos des de son passé immémorial, et que cette alliance entre la pau-

72 73
Entre nous Un Dieu Homme ?

vreté du visage et l'Infini s'inscrit dans la force avec laquelle s'impose à moi. Toujours, j'ai la ressource de consentir à ce
.
le prochain est imposé à ma responsabilité avant tout enga­ que je subis et faire bonne mine à mauvais jeu. De sorte que
gement de ma part - l'alliance entre Dieu et le pauvre s'ins­ tout se passe comme si j'étais au commencement ; sauf à
crit dans notre fraternité. L'infini est altérité inassimilable, l'approche du prochain. Je suis rappelé à une responsabilité
différence absolue par rapport à tout ce qui se montre, se jamais contractée, inscrite dans le visage d'Autrui. Rien n'est
signale, se symbolise, s'annonce et se remémore - par rap­ plus passif que cette mise en cause antérieure à toute liberté.
port à tout ce qui se présente et se représente et par là se Il faut la penser avec acuité. La proximité n'est pas une
<< contemporise » avec le fini et le Même. Il est Il, Illéité. Son conscience de la proximité. Elle est obsession qui n'est pas
passé immémorial n'est pas extrapolation de la durée conscience hypertrophiée, mais conscience à contre­
humaine mais l'antériorité originelle ou ultimité originelle courant, renversant la conscience. É vénement qui dépouille
de Dieu par rapport à un monde qui ne peut le loger. La la conscience de son initiative, qui me défait et qui me place
relation avec l'Infini n'est pas une connaissance, mais une devant Autrui en état de culpabilité ; événement qui me met
proximité, préservant la démesure de l'inenglobable qui en accusation ; en accusation persécutrice, car antérieure à
affleure. Elle est Désir, c'est-à-dire précisément une pensée, toute faute - et qui me ramène au soi, à l'accusatif que ne
pensant infiniment plus qu'elle ne pense. Pour solliciter une précède aucun nominatif.
pensée pensant plus qu'elle ne pense, l'Infini ne peut Le soi-même n'est pas une représentation de soi par soi -
s'incarner dans un Désirable, ne peut, infini, s'enfermer n'est pas une conscience de soi - mais une récurrence préa­
dans une fin. Il sollicite à travers un visage. Un Tu s'insère lable qui rend seulement possible tout retour de la
entre le Je et le Il absolu. Ce n'est pas le présent de l'histoire conscience sur elle-même. Soi-même, passivité ou patience,
qui est l'entre-deux énigmatique d'un Dieu humilié et trans­ le « ne pas pouvoir prendre distance à l'égard de soi "· Le
cendant, mais le visage de l'Autre. Et nous comprendrons moi est en soi, acculé à soi, sans recours à rien dans sa peau
alors le sens insolite - ou qui redevient insolite et étonnant - mal dans sa peau -, cette incarnation n'ayant aucun sens
dès que nous oublions le murmure de nos sermons - nous métaphorique, mais étant l'expression la plus littérale d'une
comprendrons le sens étonnant de Jérémie 22, 1 6 : << Il fai­ récurrence absolue, que tout autre langage ne dirait déjà
sait droit au pauvre et au malheureux . . . Voilà certes ce qui qu'approximativement. Le soi-même n'est pas un moi
s'appelle me connaître, dit l' É ternel. » incarné, en plus de son expulsion en soi, cette incarnation est
Mais la notion de Dieu-Homme affirme, dans cette trans­ déjà son expulsion en soi, exposition à l'offense, à l'accusa­
substantiation du Créateur en créature, l'idée de la substitu­ tion, à la douleur.
tion. Cette atteinte portée au principe de l'identité n'a-t-elle Passivité illimitée ? L'identité du soi n'oppose-t-elle pas
pas dans une certaine mesure - mais il faut précisément voir une limite à la passivité du subir, la dernière résistance que
dans quelle mesure - exprimé le secret de la subjectivité ? même une matière oppose à sa forme ? Mais la passivité du
Dans une philosophie qui, de nos jours, ne reconnaît à soi n'est pas une matière. Poussée jusqu'au bout, elle
l'esprit d'autre pratique que la théorie et qui ramène au pur consiste à s'invertir dans son identité, à s'en défaire.
miroir des structures objectives - l'humanité de l'homme Si une telle défection de l'identité, si un tel renversement
réduite à la conscience - l'idée de la substitution ne permet­ est possible sans tourner à l'aliénation pure et simple, que
elle pas une réhabilitation du sujet, que ne réussit pas tou­ peut-elle être d'autre, sinon une responsabilité pour les
jours l'humanisme naturaliste perdant vite, dans le natura­ autres, pour ce que font les autres, jusqu'à être rendu res­
lisme, les privilèges de l'humain ? ponsable de la persécution même qu'elle subit. Selon le ver­
La subjectivité humaine, interprétée comme conscience set 30 du chap. 14 des Lamentations : << Il tend la joue à celui
est toujours activité. Toujours je peux assumer ce qui qui le frappe et est rassasié de honte. » Non pas parce que la

74 75
Entre nous

souffrance aurait un pouvoir surnaturel quelconque. Mais


parce que c'est moi encore qui suis responsable de la persé­
cution que je subis. Le soi c'est la passivité en deçà de l'iden­ UNE NOUVELLE RATIONALIT�
tité, celle de l'otage.
SuR GABRIEL MARCEL
Passivité absolue se muant en absolue indéclinabilité :
accusée par-delà la liberté, mais précisément vouée à l'initia­
tive de la réponse. Il y a là un insolite retournement de la
patience en activité et du singulier en universel, et l'esquisse
d'un ordre et d'un sens dans l'être, qui ne dépend ni d'une
œuvre culturelle, ni d'une · simple structuration. L'anti­ Pendant les vingt-cinq siècles où s'historiait notre civilisa­
humanisme moderne, niant le primat que jouerait dans tion, le Rocher inexpugnable de Dieu, le fundamentum
l'être la personne, but d'elle-même, cherchant dès lors ce inconcussum du Cogito, le ciel étoilé du monde, en se
sens dans la configuration pure et simple d'éléments, a peut­ relayant, résistaient à la fluence du temps et assuraient une
être laissé une place pour la subjectivité comme substitution. présence au présent. On nous a, depuis lors, enseigné suc­
Ce n'est pas que le moi soit seulement un être doué de cer­ cessivement la mort de Dieu et la contingence de l'humain
taines qualités dites morales, qu'il porterait comme des attri­ et de l'humanisme dans la pensée humaine. Et voici que
buts. C'est l'infinie passivité ou passion ou patience du Moi vient la fin du monde, le monde cassé dont parle déjà
- son soi - l'unicité exceptionnelle à laquelle il est ramené Marcel.
qui est cet incessant événement de substitution, le fait pour Décadence des écrits que tout cela, et fantasmes d'intel­
l'être de se vider de son être. lectuels blasés ? Je ne le crois pas. Quelque chose se passe ou
Mais l'analyse qui conduisit à mes conclusions ne partait est passé. Et ce n'est pas pour me réconforter au souvenir de
ni d'un Dieu, ni d'un esprit, ni d'une personne, ni d'une la philosophie de papa que j'évoque Gabriel Marcel. Dans
âme, ni d'un animal rationale. Chacun de ces termes est cette dissolution je soupçonne déjà des modalités positives de
substance identique. Se dédire de son identité est affaire de l'esprit, des signifiances nouvelles du Sens. Au milieu de ces
Moi. Comment attendre d'un autre qu'il se sacrifie pour moi ruines, Gabriel Marcel a pensé lui-même cette fin et les
sans exiger le sacrifice des autres ? Comment admettre sa commencements qu'elle contient.
responsabilité pour moi, sans aussitôt me trouver, de par ma Ruine du monde. Dans un monde qui va encore son train,
condition d'otage, responsable de sa responsabilité même. c'est le langage avouant son impuissance à synchroniser la
Être moi, c'est toujours avoir une responsabilité de plus. vie des choses, jouant au jeu des signifiants sans signifiés.
L:idée de l'otage, de l'expiation de moi pour l'Autre, où se Comme si la durée ne se rangeait plus dans la simultanéité
renversent les relations fondées sur la proportion exacte de propositions, comme si l'anamnèse platonicienne qui
entre les fautes et les peines, entre liberté et responsabilité maintenait l'unité de la représentation se faisait amnésie.
(relations qui transforment les collectivités en sociétés à res­ Anti-bergsonisme au sein du bergsonisme : tout désordre ne
ponsabilité limitée) ne peut s'étendre hors de moi. Le fait de serait plus un ordre autre. C'est la fin du Livre dont parle
s'exposer à la charge qu'imposent la souffrance et la faute Blanchot et les difficultés du cours magistral. Mais depuis le
des autres pose le soi-même du Moi. Moi seul, je peux sans langage aphoristique de Nietzsche, c'est toute la distance qui
cruauté être désigné comme victime. Le Moi est celui qui, sépare l'Encyclopédie de Hegel (et de Diderot) d'un Journal
avant toute décision, est élu pour porter toute la responsabi­ Métaphysique publiable dans sa chronologie de Journal, sans
lité du Monde. Le messianisme, c'est cet apogée dans l' Ê tre quérir, en guise de matériau ou de reliquat posthume, une
- renversement de l'être '' persévérant dans son être ,, - qui quelconque synthèse. Comme l'œuvre de Jean Wahl -
commence en moi. compagnon et ami de Marcel, témoin des mêmes fins et ini-

76 77
Entre nous Une nouvelle Rationalité

tiateur des mêmes commencements - où la philosophie, la pect mais d'amour. » Texte essentiel ! Il y est beaucoup ques­
plus avertie qui soit, épouse les rythmes nouveaux des vers tion d'être, d'esprit et de spirituel et l'amour est nommé
libres et la diachronie du temps affranchi de toute scansion pour finir. Mais l'être ici n'est pas conscience de soi, il est
impérative. C'est la désaffection pour les significations posi­ rapport avec l'autre que soi et éveil. Et l'autre que soi
tionnelles, pour le sensé en tant que croyance, c'est la n'est-ce pas Autrui ? Et l'amour signifie, avant tout, l'accueil
dénonciation des rigueurs de la proposition logique et du d'autrui comme toi, c'est-à-dire, les mains pleines. L'esprit
verdict répressif du jugement, c'est la désaffection pour le n'est pas le Dit, il est le Dire qui va du Même à l'Autre, sans
dogme plutôt que pour le Dieu qu'il pose. Hantise de l'inex­ supprimer la différence. Il se fraie un passage là où rien
primable, de l'ineffable, du non-dit, fût-il mal dit ou lapsus, n'est commun. Non-indifférence de l'un pour l'autre ! Sous
hantise de la généalogie et de l'étymologie des mots - la la spiritualité du je réveillé par le tu chez Marcel, en conver­
modernité c'est cela aussi. gence avec Buber, signifie une nouvelle signifiance. Ni non­
Elle n'est pas mystique. La mystique reste encore fidèle à identité de l'identique et du non-identique ; ni leur identité !
l'ordre instauré par la logique, à l'absolu comme être, corré­ Malgré la restauration de tant de formules et de tant d'insti­
latif de la logique ; fidélité à l'ontologie, malgré l'audace de tutions traditionnelles dans les écrits de Marcel, depuis le
rejoindre l'absolu sans le travail de concept. La littérature Journal, cette œuvre si haute est travaillée et brûlée par
philosophique moderne préfère, au contraire, jouer avec les cette nouvelle signifiance du sensé.
signes verbaux plutôt que prendre au sérieux le système qui Elle est assez riche pour être sans dommage délestée du
s'inscrit dans leur Dit. Mais ainsi se montre la fin d'une mauvais spiritualisme. Ce que j'appelle la non-différence du
signifiance, d'une rationalité attachée exclusivement, dans Dire est, dans sa double négation, la différence derrière
les mots, à l'être, au Dit du Dire, au Dit transportant des laquelle rien de commun ne se lève en guise d'entité. Et,
savoirs. Condillac voyait, dans la science, un langage bien ainsi, et rapport et rupture et, ainsi, éveil : éveil de Moi par
fait ; le langage - et serait-il mal fait - est sensé pour la tradi­ autrui, de Moi par l'Étranger, de Moi par l'apatride, c'est­
tion occidentale de par tout ce qu'il sait, de par la vérité de à-dire par le prochain qui n'est que prochain. Éveil qui n'est
ce savoir, c'est-à-dire de par l'identité invariable de ce qui est ni réflexion sur soi, ni universalisation ; éveil qui signifie
ou de l'être de ce qui est - capable de renouer glorieusement une responsabilité pour autrui à nourrir et à vêtir, ma substi­
son autosuffisance - sa perfection - à travers les différences tution à autrui, mon expiation pour la souffrance et, sans
mêmes qui semblent le trahir ou limiter. doute, pour la faute d'autrui. Expiation, à moi impartie sans
Voilà donc une fin, mais une nouvelle sagesse, une ratio­ dérobade possible et à laquelle s'exalte, irremplaçable, mon
nalité nouvelle commence, une nouvelle notion de l'esprit. unicité de moi.
C'ést Gabriel Marcel qui nous le dira à la page 207 du Jour­ Mais dans cette rupture, et cet éveil, et cette expiation, et
nal Métaphysique, en date du 2 1 octobre 1919 : " Il faut sans cette exaltation, se déroule la divine comédie d'une trans­
doute réagir fortement contre l'idée classique de la valeur cendance par-delà les positions ontologiques.
éminente de l'autarkia, de la suffisance de soi-même à soi­
même. Le parfait n'est pas ce qui se suffit à soi-même, ou,
du moins, cette perfection est celle d'un système, non d'un
être ... A quelle condition le rapport qui lie un être à ce dont
il a besoin peut-il présenter une valeur spirituelle ? Il semble
qu'il doive y avoir une réciprocité, un éveil. Seul un rapport
d'être à être peut être dit spirituel. . . Ce qui compte, c'est le
commerce spirituel entre des êtres et il s'agit ici non de res-

78
HERMÉNEUTIQUE ET AU-DELÀ

Que la pensée éveillée à Dieu se croie aller au-delà du


monde ou écouter une voix plus intime que l'intimité, l'her­
méneutique qui interprète cette vie ou ce psychisme reli­
gieux ne saurait l'assimiler à une expérience que cette pen­
sée pense précisément dépasser. Cette pensée prétend à un
au-delà, à un plus-profond-que-soi - à une transcendance dif­
férente du hors-de-soi qu'ouvre et traverse la conscience
intentionnelle. Que signifie ce dépasser ? Que signifie cette
différence ? Sans prendre aucune décision de caractère
métaphysique 1, on voudrait ici seulement demander en
quoi, dans sa structure noétique, cette transcendance rompt
avec le hors-de-soi de l'intentionnalité. Cela demande une
réflexion préalable sur la façon propre de l'intentionnalité
dans sa référence au monde et à l'être.

1 . Nous prendrons pour point de départ la phénoménolo­


gie husserlienne de la conscience. Son principe essentiel -
que, dans une large mesure, on peut considérer comme le
réciproque de la formule « toute conscience est conscience
de quelque chose » - énonce que l'être commande ses façons
d'être donné, que l'être ordonne les formes du savoir qui
l'appréhende, qu'une nécessité essentielle rattache l'être à
ses façons d'apparaître à la conscience. Ces formules pour­
raient certes s'entendre comme affirmant a priori ou même
empiriquement un certain état de choses, comme une vérité
« éidétique » d'entre les vérités << éidétiques », si elles ne

concernaient pas ce qui, portant sur la corrélation être­


connaissance, assure la possibilité de toute vérité, de toute
empirie et de toute éidétique ; ce dont dépend l'apparaître
comme exhibition et la conscience comme savoir. La rela­
tion entre la conscience et la réalité du réel n'est plus pensée

1. Elle n'a peut-être aucun sens dans la version ontologique qu'on en


donne alors qu'il s'agirait d'un au-delà-de-l'être.

81
Entre nous Herméneutique et au-delà

ici comme une rencontre de l'être avec une conscience qui « le mouvement de l'être lui-même ,, ? Par l'activité synthé­
en serait radicalement distincte, soumise à ses propres néces­ tique et englobante (bien que marquant sa différence par
sités, reflétant l'être rencontré - fidèlement ou infidèlement son ipséité de Moi, « transcendant dans l'immanence »)
- au gré de « lois psychologiques ,, quelconques, et ordon­ l'aperception transcendantale confirme la présence : la pré­
nant des images en rêve cohérent dans une âme aveugle. La sence revient sur elle-même dans la re-présentation et se
possibilité d'un tel psychologisme est désormais ruinée, comble ou, comme le dira Husserl, s'identifie. Cette vie de
même si la différence entre l'être et la subjectivité à laquelle la présence dans la re-présentation est certes aussi ma vie,
l'être apparaît noue en ipséité le psychisme qui est mais dans cette vie de la conscience, la présence se fait évé­
conscience ou savoir. nement ou durée de présence. Durée de présence ou durée
comme présence : en elle toute perte de temps, tout laps, se
2. Il faut dès lors penser les formules husserliennes au­ retient ou revient en souvenir, se << retrouve » ou se
delà de leurs formulations. La conscience se trouve promue « reconstruit », adhère à un ensemble par la mémoire ou par
au rang d'un « événement >> qui, en quelque façon, déroule l'historiographie. La conscience comme réminiscence glori­
en apparoir - en manifestation - l'énergie ou l'essance 1 de fie dans la représentation l'ultime vigueur de la présence. Le
l'être et qui en ce sens se fait psychisme. L'essance de l'être temps de la conscience se prêtant à la représentation, c'est la
équivaudrait à une ex-position. L'essance de l'être, entendue synchronie plus forte que la diachronie. Synchronisation qui
comme ex-position, renvoie d'une part à sa position d'étant, est l'une des fonctions de l'intentionnalité : la re­
à un affermissement sur un terrain inébranlable qu'est la présentation. C'est la raison de la persistance de la formule
terre sous la voûte du ciel, c'est-à-dire à la posùivité de l'ici célèbre de Brentano à travers toute la phénoménologie de
et du maintenant, à la positivité de la présence : à la positi­ Husserl : le caractère fondamental de la représentation dans
vité de la présence, c'est-à-dire au repos de l'identique. C'est l'intentionnalité. Le psychique est représentation, ou a la
d'ailleurs par cette positivité - présence et identité, présence représentation pour fondement. Il est, en tout cas, dans
ou identité - que la tradition philosophique entend presque toutes ses modalités, transformable en thèse doxique. La
toujours l'essance de l'être. Et c'est à l'essance de l'être dans conscience fait et refait de la présence - elle est la vie de la
son identité que ramène l'intelligibilité ou la rationalité du présence. Conscience qui déjà se fait oublier au bénéfice des
fondé et de l'identique. L'exposition renvoie, d'autre part, étants présents : elle se retire elle-même de l'apparaître, pour
l'être à l'exhibition, à l'apparaître, au phénomène. De posi­
leur faire place. La vie immédiate, pré-réflexive, non objec­
tion ou essance à phénomène, on ne décrit pas une simple
tivée, vécue et d'emblée anonyme ou << muette >> de la
dégradation, mais une emphase.
conscience, est ce laisser apparaitre de par sa retraite, ce dis­
Se faisant re-présentation, la présence dans cette représen­
paraître dans le laisser-apparaître. Conscience où l'inten­
tation s'exalte, comme si l'essance, affermissement sur un
tionnalité identifiante est tournée téléologiquement vers la
fondement, allait jusqu'à l'affirmation thétique dans une
« constitution ,, de l'essance dans la vérité, mais que
conscience, comme si son « énergie ,, de position suscitait, en
commande, selon ses modes propres - et véritablement a
dehors de toute causalité, l'activité de la conscience, une
priori - l'énergie ou l'entéléchie de l'essance. L'énergie se
expérience procédant du Moi, déroulant comme vie psy­
déploie ainsi comme retournée dans la conscience œuvrante
chique - extérieure à cette énergie - l'énergie même que
qui fixe l'être dans son thème et qui, vécue, s'oublie elle­
l'étant met à être. Pour reprendre une formule hégélienne
même dans cette fixation. La référence à la conscience
(Logique II, p. 2), le processus du connaître n'est-il pas ici
s'efface dans son effet. << Précisément parce qu'il s'agit d'une
1. Nous écrivons essance avec a pour exprimer ainsi l'acte ou l'événe­ référence universelle et nécessaire au sujet, laquelle appartient
ment ou le processus de l'esse, l'acte du verbe être. à tout objet, dans la mesure où en tant qu'objet il est acces-

82 83
Entre nous Herméneutique et au-delà

sible à ceux qui font expérience, cette référence au sujet, ne l'idéalité d'une notion thématisée, s'ouvre, mais aussi est tra­
peut entrer dans la teneur propre de l'objet. L'expérience versée par l'intentionnalité. Elle signifie autant distance
objective est une orientation de l'expérience vers l'objet. qu'accessibilité. Elle est une façon pour le distant de se don­
D'une façon inévitable, le sujet est là, pour ainsi dire, à titre ner. Déjà la perception saisit ; le concept - le Begriff -
anonyme ... Toute expérience d'objet laisse le moi derrière conserve cette signification d'emprise. Quels que soient les
elle-même, elle ne l'a pas devant elle 1 • » Dans la conscience efforts que demandent l'appropriation et l'utilisation des
se « vit » et s'identifie la fermeté, la positivité, la présence - choses et des notions, leur transcendance promet possession
l'être - de l'étant primordialement thématisé et c'est en guise et jouissance qui consacrent l'égalité vécue de la pensée à
de conscience pré-réflexive, anonyme d'emblée, que la son objet en la pensée, l'identification du Même, la satis­
conscience se dissimule et reste, en tout cas, absente de la faction. L'étonnement - disproportion entre cogitatio et cogi­
« sphère objective » qu'elle fixe. tatum - où le savoir se cherche, s'amortit dans le savoir.
L'effort permanent de la Réduction transcendantale Cette façon, pour le réel, de se tenir dans la transcendance
revient à amener à la parole la « conscience muette » et à ne intentionnelle << à l'échelle » du vécu, et, pour la pensée, de
pas prendre l'exercice de l'intentionnalité constituante ame­ penser à sa mesure et ainsi de jouir, signifie immanence. La
née à la parole pour un être posé dans la positivité du transcendance intentionnelle dessine comme un plan où se
monde. La vie de la conscience s'en exclut et, précisément produit l'adéquation de la chose à l'intellect. Ce plan est le
en tant qu'exclue de la positivité du monde, « sujet muet », phénomène du monde.
elle permet aux êtres du monde de s'affirmer dans leur pré­ L'intentionnalité, identification de l'identique en tant que
sence et dans leur identit� numérique. stable, est visée visant, droit comme un rayon, le point fixe
Ainsi, dans l'idéalisme transcendantal de la phénoménolo­ du but. C'est une spiritualité accordée à des termes, à des
gie husserlienne, nous sommes au-delà de toute doctrine où étants, à leur position sur un terrain ferme ; c'est une spiri­
l'interprétation de l'être à partir de la conscience conserve­ tualité accordée à la fermeté fondatrice de la terre, au fonde­
rait encore un sens restrictif quelconque de l'esse-percipi, et ment comme essance. << Dans l'évidence . . . nous avons
signifierait que l'être n'est-qu'une modalité de la perception l'expérience d'un être et de sa manière d'être 1• » Position et
et où la notion de l'en-soi prétendrait à une fermeté plus positivité se confirmant dans la thèse doxique de la logique.
forte que celle qui pourrait jamais procéder d'un accord Présence du retrouvable que le doigt désigne, que la main
entre pensées identifiantes. Toute l'œuvre husserlienne saisit, « maintenance » ou présent où la pensée pensant à sa
consiste, au contraire, à entendre comme abstraction la mesure rejoint ce qu'elle pense. Pensée et psychisme de
notion de l'en-soi séparé du jeu intentionnel où elle est l'immanence et de la satisfaction.
vécue.
4. Le psychisme s'épuise-t-il à déployer l' « énergie ,, de
3. Mais l'affinité de la présence et de la représentation est l'essance, de la position des étants ?
encore plus étroite. L'essance apparaissant à la vie d'un moi Énoncer une telle question, ce n'est pas s'attendre à ce
qui, ipséité monadique, s'en distingue, à la vie l'essance se que l'en-soi des étants ait un sens plus fort que celui qu'il
donne. La transcendance des choses par rapport à l'intimité recueille de la conscience identifiante. C'est se demander si
vécue de la pensée - par rapport à la pensée comme Erleb­ le psychisme ne signifie pas autrement que par cette << épo­
nis, par rapport au vécu (que l'idée d'une conscience pée >> de l'essance qui en lui s'exalte et se vit ; si la positivité
« encore confuse » et non objectivante n'épuise pas) - la de l'être, de l'identité, de la présence - et par conséquent si
transcendance de l'objet, d'un environnement, tout comme le savoir - sont l'ultime affaire de l'âme. Non pas qu'il y ait

1. HussERL, Psychologie phénoménologique, p. 384 : souligné par nous. 1. HussERL, Méditations Cartésiennes, Vrin, 1 969, p. 1 0.

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Entre nous Herméneutique et au-delà

lieu de s'attendre que l'affectivité ou la volonté soient plus prendre la place de l' « objet intentionnel » correspondant au
signifiantes que le savoir. L'axiologie et la pratique - Hus­ mot Dieu qui le nomme ou l'appelle ? Mais cette confusion
serl l'enseigne - reposent encore sur la re-présentation. Elles des termes, dans son arbitraire, traduit peut-être la nécessité
concernent donc les étants et l'être des étants et ne compro­ logique de fixer l'objet de la religion conformément à
mettent pas, mais présupposent la priorité du savoir. Se l'immanence d'une pensée qui vise le monde et qui, dans
demander si le psychisme se limite à la confirmation des l'ordre des pensées, serait l'ultime et l'indépassable. Postuler
étants dans leur position, c'est suggérer que la conscience se une pensée structurée autrement, jetterait un défi à la
retrouvant la même, s'identifiant jusque dans l'extériorité de logique et annoncerait un arbitraire de la pensée - ou de la
son objet intentionnel, demeurant immanente jusque dans réflexion sur cette pensée - plus intolérable que cette substi­
ses transcendances, rompt cet ·équilibre d'âme égale et d'âme tution d'objets. L'athéisme mais aussi le théisme philo­
pensant à son échelle, pour entendre plus que sa capacité ; sophiques se refusent à admettre jusqu'à l'originalité du
que ses désirs, ses questions, sa recherche, au lieu de mesu­ psychisme prétendant au-delà du monde, jusqu'à l'irréducti­
rer ses vides et sa finitude, sont des éveils à la Dé-mesure ; bilité de son linéament noétique. Dans le propos sur l'au­
que dans sa temporalité qui la disperse en moments succes­ delà on soupçonne une métaphore emphatique de la dis­
sifs - lesquels cependant se synchronisent dans la retention tance intentionnelle. Même si dans ce soupçon on risque
et la protention, dans la mémoire et l'anticipation et dans le d'avoir oublié que le << mouvement ,, au-delà, c'est la méta­
récit historique et la prévision - une altérité peut défaire phore et l'emphase elles-mêmes, et que la métaphore, c'est
cette simultanéité et ce rassemblement du successif en pré­ le langage, et que l'expression d'une pensée dans un dis­
sence de la re-présentation et qu'elle se trouve concernée cours n'équivaut pas à un reflet dans le milieu indifférent
par l'Immémorial. Notre sagesse nous pousse à ne prendre d'un miroir, ni à une quelconque péripétie dédaigneuse­
au sérieux que la transcendance de l'intentionnalité qui ment appelée verbale, et que le dire présuppose, dans le
pourtant se convertit en immanence dans le monde. La pen­ vécu de la signifiance, des relations autres que celles de
sée éveillée à Dieu - ou éventuellement vouée à Dieu - l'intentionnalité, lesquelles précisément, sur un mode non
s'interprète spontanément en termes - et selon les articula­ récupérable, concernent l'altérité d'autrui : que l'élévation
tions - du parallélisme noético-noématique de la perception du sens par la métaphore dans le dit est redevable de sa hau­
de la signification et de son remplissement. L'idée de Dieu teur à la transcendance du dire à autrui.
et jusqu'à l'énigme du mot Dieu - que l'on trouve tombé on
ne sait d'où ni comment, et déjà circulant, é-norme, en guise S. Pourquoi y a-t-il dire ? C'est la première fissure visible
de substantif, parmi les mots d'une langue - s'insère pour dans le psychisme de la satisfaction. On peut certes ramener
l'intérprétation courante dans l'ordre de l'intentionnalité. La le langage à une téléologie de l'être en invoquant la néces­
dé-férence à Dieu qui revendiquerait une différence autre sité de communiquer pour mieux réussir dans les entreprises
que celle qui sépare le thématisé ou le représenté du vécu et humaines. On peut s'intéresser, dès lors, au dit, à ses divers
se réclamerait d'une autre intrigue du psychisme, se genres et à leurs diverses structures, et explorer la naissance
récupère dans l'intentionnalité. On a recours à la notion du sens communiquable dans les mots et les moyens de le
d'une religion horizontale, demeurant sur la terre des communiquer le plus sûrement et le plus efficacement. On
hommes et qui devrait se substituer à la verticale qui s'en va peut ainsi rattacher encore le langage au monde et à l'être
vers le Ciel, pour se référer au monde, car c'est à partir du auxquels les entreprises humaines se réfèrent, et ainsi rat­
monde que l'on continue à penser les hommes eux-mêmes. tacher le langage à l'intentionnalité. Rien ne s'oppose à cette
Substitution qui peut sembler simple confusion : de quel interprétation positiviste. Et l'analyse du langage à partir du
droit, en effet, l'homme perçu à mes côtés viendrait-il dit est une œuvre respectable, considérable et difficile. Il

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Entre nous Herméneutique et au-delà

n'en reste pas moins que la relation même du dire est irré­ langage fonctionnel (ou même scientifique dont les réponses
ductible à l'intentionnalité ou qu'elle repose, à proprement s'ouvrent sur de nouvelles questions, mais sur des questions
parler, sur une intentionnalité qui échoue. Elle s'établit, en qui ne visent que les réponses) un savoir en train de se faire,
effet, avec l'autre homme dont l'intériorité monadique une pensée encore insuffisante du donné, lequel pourrait y
échappe à mon regard et à mon emprise. Mais cette défi­ satisfaire en se mettant à la mesure de l'attente ? La question
cience de la re-présentation tourne en relation d'ordre supé­ est-elle d'ores et déjà la fameuse question alternant avec la
rieur; ou plus exactement en une relation où pointe seule­ réponse dans un dialogue que l'âme tiendrait avec elle­
ment la signification même du supérieur et d'un autre même et où Platon reconnaît la pensée, d'emblée solitaire et
ordre. L' « apprésentation » husserlienne qui n'arrive pas à la allant vers la coïncidence avec elle-même, vers la conscience
satisfaction, à l'accomplissement intuitif de la re-présenta­ de soi ? Ne faut-il pas admettre, au contraire, que la
tion s'inverse - expérience manquée - en un au-delà de demande et la prière qu'on ne saurait dissimuler dans la
l'expérience, en une transcendance, dont la rigoureuse déter­ question attestent une relation à autrui, relation qui ne tient
mination se décrit par les attitudes et les exigences éthiques, pas dans l'intériorité d'une âme solitaire, relation qui dans la
par la responsabilité dont le langage est l'une des modalités. question se dessine ? Relation qui se dessine dans la question
La proximité du prochain, au lieu de passer pour une limita­ comme dans sa modalité non pas quelconque, mais origi­
tion du Moi par autrui ou pour une aspiration à l'unité naire. Relation à l'Autre, lequel précisément, de par sa dif­
encore à faire, se fait désir se nourrissant de ses faims ou, férence irréductible, se refuse à un savoir thématisant, et,
pour user d'un mot usé, amour, plus précieux à l'âme que la ainsi, toujours assimilateur. Relation qui ainsi ne se fait pas
pleine possession de soi par soi. corrélation. Dès lors relation qui ne saurait, à proprement
Transfiguration incompréhensible dans un ordre où toute parler, se dire relation, puisque entre ses termes manquerait
signification sensée remonte à l'apparition du monde, c'est­ jusqu'à la communauté de la synchronie que, comme une
à-dire à l'identification du Même, c'est-à-dire à l'Etre ou communauté ultime, aucune relation ne saurait refuser à ses
rationalité nouvelle - à moins qu'elle ne soit la plus termes. Et cependant à l'Autre - relation. Relation et non­
ancienne, antérieure à celle qui coïncide avec la possibilité relation. La question ne signifie-t-elle pas cela ? La relation
du monde - et qui, par conséquent, ne se ramène pas à à l'absolument autre - au non-limité par le même -, à
l'ontologie. Rationalité différente - ou plus profonde - et l'Infini -, la transcendance n'équivaudrait-elle pas à une
qui ne se laisse pas entraîner dans l'aventure que courut, question originaire ? Relation sans simultanéité des termes :
d'Aristote à Heidegger, la théologie demeurée pensée de à moins que le temps lui-même ne dure en guise de cette
l'Identité et de l'Etre et qui fut mortelle au Dieu et à relation-non relation, de cette question. Temps à prendre
l'homme de la Bible ou à leurs homonymes. Mortelle à l'Un, dans sa dia-chronie et non pas comme « forme pure de la
à en croire Nietzsche, mortelle à l'autre selon l'anti­ sensibilité » : l'âme dans sa temporalité dia-chrone où la
humanisme contemporain. Mortelle aux homonymes, en retention n'annule pas le laps, ni la protention - la nou­
tout cas. Toute pensée qui ne conduirait pas à installer un veauté absolue -, l'âme dans la synthèse passive du vieillisse­
identique - un être - dans le repos absolu de la terre sous la ment et de l'à-venir, dans sa vie, serait la question originaire,
voûte du ciel serait subjective, malheur de la conscience l'à-Dieu même. Temps comme question : relation dés­
malheureuse. équilibrée à l'Infini, à ce qui ne saurait se comprendre : ni
Le non-repos, l'inquiétude où la sécurité de l'accompli et s'englober, ni se toucher, déchirure de la corrélation -
du fondé se met en question, doivent-ils toujours s'entendre déchirure sous la corrélation et sous le parallélisme et l'équi­
à partir de la positivité de la réponse, de la trouvaille, de la libre noético-noématique, sous le vide et le remplissement
satisfaction ? La question est-elle toujours comme dans le du signitif - question ou « insomnie » originaire, l'éveil

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Entre nous Herméneutique et au-delà

même au psychisme. Mais aussi la façon dont l'Inégalable aux choses du monde pour le manger et le boire. Le contes­
concerne le fini et qui est, peut-être, ce que Descartes appelait ter dans l'ordre du monde est signe de déraison. De Platon à
Idée de l'Infini en nous. Proximité et religion : toute la nou­ Hegel qui parla avec ironie de la belle âme ! Mais quand
veauté que l'amour comporte comparé à la faim, le Désir Kierkegaard reconnaît dans l'insatisfaction une accession au
comparé au besoin. Proximité qui m'est meilleure que toute suprême, il ne retombe pas, malgré les avertissements de
intériorisation et toute symbiose. Déchirure sous la droiture Hegel, dans le romantisme. Il ne part plus de l'expérience
rectiligne de la visée intentionnelle que l'intention suppose mais de la transcendance. C'est le premier philosophe qui
et dont elle dérive dans sa correspondance à son objet inten­ pense Dieu sans le penser à partir du monde. La proximité
tionnel, bien que cette veille originaire, cette insomnie du d'autrui n'est pas un quelconque « décollement de l'être par
psychisme, se prête à la mesure qu'en font ses propres déri­ rapport à soi », ni « une dégradation de la coïncidence ,,,
vés et risque de se dire aussi en termes de satisfaction et selon les formules sartriennes. Le désir ici n'est pas pure pri­
d'insatisfaction. Ambiguïté ou énigme du spirituel. vation ; la relation sociale vaut mieux que la jouissance de
La transcendance à Dieu - ni linéaire comme la visée soi. Et la proximité de Dieu dévolue à l'homme est, peut­
intentionnelle, ni téléologique pour aboutir à la ponctualité être, un sort plus divin que celui d'un Dieu jouissant de sa
d'un pôle et s'arrêter ainsi à des étants et à des substantifs, ni divinité. Kierkegaard écrit : « Dans le cas des biens ter­
même initialement dialogale nommant un tu - ne s'est-elle restres, à mesure que l'homme en éprouve moins de besoin,
pas déjà produite de par la transcendance éthique pour que il devient plus parfait. Un païen qui savait parler des biens
désir et amour se soient faits plus parfaits que la satis­ terrestres disait que Dieu était heureux parce qu'il n'avait ·

faction 1 ? Il serait opportun cependant de demander ici s'il besoin de rien et qu'après lui venait le sage parce qu'il avait
s'agit d'une transcendance à Dieu ou d'une transcendance à besoin de peu. Mais dans la relation entre l'homme et Dieu,
partir de laquelle un mot tel que Dieu révèle seulement son le principe est inversé : plus l'homme éprouve le besoin de
sens. Que cette transcendance se soit produite à partir de la Dieu, plus il est parfait. » Ou : << On doit aimer Dieu non pas
relation (horizontale ?) avec autrui ne signifie ni que l'autre parce qu'il est le plus parfait, mais parce qu'on a besoin de
homme soit Dieu, ni que Dieu soit un grand Autrui. lui » ; ou : « Besoin d'aimer - suprême Bien et félicité
Désir qui se fait perfection ? La pensée de la satisfaction suprême. »
en a jugé autrement. Et c'est, certes, le bon sens même. Dio­ Même renversement de l'absence en suprême présence,
time a disqualifié l'amour en le déclarant demi-dieu, sous le dans l'ordre du savoir : « Si j'ai la foi, écrit Kierkegaard, je ne
prétexte que, aspiration, il n'est ni accompli, ni parfait. Ce peux arriver à en avoir une certitude immédiate - car croire,
bon sens est, certes, infaillible dans la relation au monde et c'est précisément ce balancement dialectique qui, quoique
sans cesse en crainte et tremblement, jamais pourtant ne
1. Nous n'allons pas reproduire, une fois de plus, notre analyse de la désespère ; la foi c'est précisément cette préoccupation infi­
relation éthique où naît le langage. Nous avons décrit la fission du Moi nie du soi qui vous tient éveillé à tout risquer, cette préoc­
devant autrui dont il répond par-delà tout engagement, infiniment, cupation intérieure de savoir si l'on a vraiment la foi. »
comme otage, portant, de par cette responsabilité, témoignage de l'Immé­ Transcendance qui n'est possible que par la non-certitude !
morial, en deçà du temps ; portant témoignage de l'Infini, lequel, témoi­
gné, ne surgit pas comme objectivité. Témoignage à partir de la relation Dans le même esprit, rupture avec le << triomphalisme » du
éthique qui, ainsi unique dans son genre, ne se réfère pas à une expé­ sens commun : dans ce qui par rapport au monde est échec,
rience préalable, c'est-à-dire à l'intentionalité. Cf. notre livre Autrement jubile un triomphe : << Nous ne dirons pas que l'homme de
qu'être ou au delà de l'essence (p. 1 79 et sq.) ; notre article « Dieu et la phi­ bien triomphera un jour dans un autre monde ou que sa
losophie ,. dans la revue le Nouveau commerce, n° 3Q-3 1 ; notre conférence
au Colloque Castelli 1972 sous le titre « Vérité du dévoilement et vérité du cause l'emportera une fois ici-bas, non, il triomphe en pleine
témoignage " (Actes du Colloque sur Le Témoignage, Paris, Aubier, vie, il triomphe en souffrant de sa vie vivante, il triomphe au
1972, pp. 101-1 10). jour de son affliction. »

90 91
Entre nous

D'après les modèles de la satisfaction, la possession


commande la recherche, la jouissance vaut mieux que le
besoin, le triomphe est plus vrai que l'échec, la certitude LA PHILOSOPHIE ET L'ÉVEIL
plus parfaite que le doute, la réponse va plus loin que la
question. Recherche, souffrance, question, seraient de
simples décroîts de la trouvaille, de la jouissance, du bon­
heur, de la réponse : d'insuffisantes pensées de l'identique et
du présent, d'indigentes connaissances ou la connaissance à 1. L'indépendance ou l'extériorité de l'être par rapport au
l'état d'indigence. Encore une .fois, c'est le bon sens même. savoir qu'il commande dans la vérité, et la possibilité pour
C'est aussi le sens commun. cette extériorité de s' « intérioriser » dans le savoir qui est
Mais l'herméneutique du religieux peut-elle se passer de également le lieu de la vérité, c'est le fait du monde où se
pensées dés-équilibrées ? Et la philosophie elle-même ne produit l'accord de la pensée et de l'être. Cet accord n'est
consiste-t-elle pas à traiter avec sagesse de « folles » idées ou pas une mystérieuse adéquation de l'incomparable, une éga­
à apporter la sagesse à l'amour ? La connaissance, la lité absurde entre « fait psychique » et « fait physique » et
réponse, le résultat seraient d'un psychisme encore inca­ spatial - qui, évidemment n'ont pas de commune mesure ­
pable de pensées où le mot Dieu prend signification. c'est le fait de la perception : union originelle de l'ouvert et
du saisissable, du donné et du pris - ou du compris - dans le
monde. Aussi les idées du savoir et de l'être sont-elles corré­
latives et renvoient au monde. Penser l'être et penser le
savoir, c'est penser à partir du monde. Aussi être et
conscience sont-ils attachés à la présence et à la représenta­
tion, au solide saisissable qui est la chose originaire, à quel­
que chose, à l'identique à identifier à travers ses multiples
aspects ou, comme on peut le dire, au Même. C'est la
sagesse ontique de la perception - sagesse de la vie quoti­
dienne et sagesse de nations garantissant l'universalité à la
science issue de la perception, sagesse de la vérité et du
monde.
La philosophie a conservé dans l'enseignement qui en est
donné - mais déjà dans les formes de son discours direct -
un style ontique. Elle semble porter sur de l'étant. Même
quand elle se veut ontologique. L'être de l'étant ne serait,
certes, plus un « quelque chose » puisqu'on ne peut pas dire
qu'il est ; la tentation n'en demeure pas moins (et n'est pas
l'effet de quelque maladresse ou légèreté d'écrivain) de par­
ler de la vérité de cet être-verbe et du dévoilement où elle se
manifeste. Suffit-il de réduire ce style ontique à la logique
d'un certain langage et qui serait à dépasser ? Signifie-t-il la
vérité du kantisme : l'impossibilité d'une pensée sensée qui
ne se ramènerait pas, d'une façon ou d'une autre, à un

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Entre nous La Philosophie et l'Éveil

donné, à la représentation de l'être, à la présence de l'être, 2. La philosophie de Hegel apparaît, dès avant la crise
au monde ? Signifie-t-elle, selon un autre registre kantien, d'aujourd'hui, comme informée de cette hybn's de la philo­
une nouvelle apparence transcendantale ? On a souvent sophie parlant la langue de la perception ou exprimant
dénoncé ce langage de la représentation en philosophie où l'arrangement de l'ordre cosmique ou l'enchaînement d'évé­
les vérités s'énoncent comme si elles étaient les vérités de nements historiques. La vérité philosophique ne serait pas
quelque sublime perception, de quelque sensibilité subli­ une ouverture sur quelque chose, mais la règle intrinsèque
mée, où elles s'entendent comme celles de la science de la d'un discours, la logique de son logos. La perception, la
Nature ou du récit historique et comme si, dans leur texture science, la narration, dans leur structure antique de corréla­
savante et même sophistiquée, elles se référaient encore à tion entre un sujet et un objet auquel le sujet se conforme,
l'agencement de quelque pièce d'une subtile horlogerie de ne portent plus le modèle de la vérité ; elles constituent des
l'être. L'effort de Jeanne Delhomme, par exemple, depuis la moments déterminés, des péripéties de la dialectique. Mais
Pensée inte"ogative, jusqu'à l'Impossible Inte"ogation, en le discours comme logos n'est pas, de son côté, un discours
passant par la Pensée et le Réel, consiste à trouver au langage sur l'être, mais l'être même des êtres ou, si l'on veut, leur
des philosophes une autre signifiance que celle d'un parler être en tant qu'être. Philosophie cohérente jusqu'à avoir
antique et même ontologique, à séparer philosophie et onto­ rompu avec le prototype réaliste de la vérité déjà dans
logie et même, dans un certain sens, philosophie et vérité. l'énoncé de cette rupture : la philosophie hégélienne est déjà
Ce qui ne voudrait pas dire - signalons-le en passant tout de un discours dialectique quand elle est seulement sur le point
même - que la philosophie serait le règne du mensonge de s'y rallier. Elle n'use jamais de méta-langue, elle s'expose
comme cela ne serait pas exact de l'art. à proprement parler sans préfaces, alors que les philosophes
Mais prise pour un savoir antique, et à côté des résultats dénonçant un certain langage parlent encore la langue qu'ils
cohérents, communicables, universels du savoir scientifique, sont en train de condamner. Philosophie qui récupère les
la philosophie a perdu, de nos jours, toute créance. Elle « vérités » de l'histoire de la philosophie, malgré leurs
l'avait déjà compromise à cause du désaccord entre philo­ contradictions réciproques et leurs apparents exclusivismes.
sophes, depuis longtemps. Ce désaccord est déploré dans le Les vérités de la Représentation occupent, à des moments
Discours de la Méthode, il est l'une des motivations de la Cri­ déterminés du discours dialectique, ou du mouvement de
tique de la Raison pure et de la recherche phénoménologique l'être en tant qu'être, la place qui leur revient logiquement,
de Husserl, telle qu'elle se justifie en 1 9 1 0 dans le célèbre mais le processus de la pensée et de l'être et sa vérité ne sont
article « Philosophie comme science rigoureuse ». Mais, sous plus du ressort de la Représentation. La rationalité consiste à
le thème de la fin de la métaphysique, cette dépréciation de pouvoir passer de la Représentation au Concept, lequel n'est
la philosophie signifie de nos jours, peut-être le plus claire­ plus une modalité de la Représentation.
ment, la conscience du contresens que perpétue une philo­ Il en conserve cependant un élément qui marque la ratio­
sophie enlisée dans son langage et qui, en guise d'arrière­ nalité de notre philosophie transmise et qui appartient
mondes, hypostasie le sens de ses pensées, auquel elle ne sait encore à la sagesse de la perception et du récit allant vers le
trouver d'autre portée qu'antique. L'œuvre d'arrière-garde saisissable. Accéder au rationnel, c'est saisir. Le savoir n'est
de cette philosophie en retraite consiste à dé-construire ce plus la perception, il est encore concept. Le rationnel est syn­
langage dit métaphysique qui pour être antique n'est ni per­ thèse, syn-chronisation de l'historique, c'est-à-dire présence ;
ception ni science et auquel on voudrait découvrir, par une c'est-à-dire être : monde et présence. La pensée de l'anima­
psychanalyse des matériaux déconstruits, du moins une lité raisonnable s'accomplit dans l'Idée où l'histoire se pré­
signification de symptômes de quelque idéologie. sente. Vers elle tend la dialectique où se retrouvent - c'est­
à-dire s'identifient, sublimés et conservés, les moments par-

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Entre nous La Philosophie et l'Éveil

courus diachroniquement. Philosophie de la Présence, de chair et en os >> jusque dans ses formes catégoriales, la phé­
l'Être, du Même. Conciliation des contradictoires : de l'iden­ noménologie husserlienne se reprend elle-même dans une
tique et du non-identique l'identité ! C'est encore la philo­ leçon transcendantale où l'être-donné-en-original se consti­
sophie de l'intelligibilité du Même, par-delà la tension du tue dans l'immanence. L'au-delà du langage promis par les
Même et de l'Autre. Recherches Logiques ne dispense pas ces Recherches mêmes
Le déroulement dialectique de la rationalité et le proces­ de faire valoir le rôle irréductible joué par les signes linguis­
sus de l'être en guise de la logique du logos, sous leur tiques dans la constitution du sens et les 1deen 1 affirment la
forme hégélienne et néo-hégélienne, demeurent sans doute, sous-jacence des thèses doxiques à toute vie consciente qui,
encore aujourd'hui, comm� une possibilité - peut-être dès lors, est apophantique dans sa structure la plus intime,
l'ultime - d'une philosophie fière qui, devant les sciences, sur le point de se faire discours dans son articulation spiri­
ne s'excuse pas de philosopher : possibilité d'une humanité tuelle, ce discours dût-il repousser la dialectique. On ne
mOre, c'est-à-dire de celle qui n'oublie pas encore ou peut, d'autre part, méconnaître la référence, ininterrompue
n'oublie plus son passé. Mais à ses souvenirs ne peuvent chez Husserl, de la conscience à l'étant identifié : la
manquer ni les lendemains du système hégélien, ni les crises conscience comme pensée du Même. Le pré-prédicatif vers
qui ont marqué les tentatives, de ce système issues, de trans­ lequel - comme pour mettre en question la pensée logique -
former le monde ; ni le pâlissement de sa rationalité devant remonte l'analyse se noue d'emblée autour des substrats'
celle qui triomphe et se communique à tous dans le déve­ supports de toutes les modifications formelles du logique.
loppement des sciences dites exactes et dans les techniques Et, ainsi, le substantif, le nommable, l'étant et le Même - si
qu'elles inspirèrent ; ni les nouveaux désaccords entre philo­ essentiels à la structure de la re-présentation et de la vérité
sophes que le message hégélien n'a pu empêcher ; ni la comme vérité de la présence - demeurent les termes privilé­
découverte du conditionnement social et subconscient du giés et originaires de la conscience. Mais, surtout, la phéno­
savoir humain. Le jugement sévère que porte Husserl sur ménologie elle-même dégage ces structures par la réflexion
l'arbitraire des constructions spéculatives, dans sa Philo­ qui est une perception interne et où le procédé descriptif
sophie comme science rigoureuse - critique disséminée un peu « synchronise », dans le savoir, le flux de la conscience. La
partout dans son œuvre -, vise Hegel. Tout en restant exté­ phénoménologie, dans son acte philosophique de l'ultime
rieure à l'œuvre hégélienne dans le détail de son exécution, Nachdenken demeure, ainsi, fidèle au modèle ontique de la
cette critique témoigne d'une désaffection profondément vérité. La perception, le saisir, dans sa relation avec le
ressentie par toute une époque et qui ne se dissipe pas pen­ présent, avec le Même, avec l'étant, demeure et le premier
dan� les soixante-six ans - deux tiers de siècle - qui nous mouvement de l'âme naïve dans son expérience pré­
séparent de ce texte husserlien. L'influence de la phénomé­ prédicative (en tant précisément qu'elle est expérience) et
nologie des Recherches Logiques, retournant « aux choses l'ultime geste du philosophe réfléchissant.
elles-mêmes », à la vérité de l'évidence où les choses « se
montrent en original ,,, n'atteste pas seulement les difficultés 3. Nous pensons cependant que malgré son expression
du positivisme naturaliste, mais une méfiance à l'égard du gnoséologique - ontique et ontologique - la phénoménolo­
discours dialectique et même à l'égard du langage lui-même. gie appelle l'attention sur un sens de la philosophie où elle
Les promesses nouvelles d'une philosophie scientifique ne se ramène pas à la réflexion sur le rapport de la pensée
- celles de Husserl - ne se montrèrent-elles pas aussi falla­ avec le monde, rapport qui soutient les notions de l'être et
cieuses ? Intenable dans l'effort de retourner naïvement, du Monde. La philosophie husserlienne permettait de faire
. valoir la pensée autrement que comme explicitation de
dans la drotture de la conscience spontanée, à la vérité -
ouverture, à la vérité-évidence-de-l'être-donné, à l'être « en l'expérience. Celle-ci est toujours expérience de l'être ou

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Entre nous La Philosophie et l'Éveil

présence au monde, pensée qui, dût-elle commencer dans regard objectif sans trouble reste sans défense contre les
l'étonnement, reste adéquation du donné au « signitif », pen­ écarts du sens. Naïveté qui guide cependant encore la
sée à l'échelle du sujet et qui, en tant que telle précisément, recherche scientifique dans sa droiture objectivante selon le
est expérience, le fait d'un sujet conscient, le fait d'une unité bon sens, la chose du monde la mieux partagée. Comme si
fixe à ferme position, telle l'unité de l'aperception transcen­ l'évidence du monde en tant qu'état où se tient la raison
dantale où le divers vient s'unir sous une règle stable. Or, ce médusait et pétrifiait la vie raisonnable qui vit cette évi­
n'est pas la seule, ni même l'initiale modalité du subjectif dence ! Comme si le regard naïf, dans son intention ontique
dans les analyses husserliennes elles-mêmes toujours plus de regard, se trouvait bouché par son objet même et subissait
surprenantes que le « système » et le discours program­ spontanément une inversion ou s' '' embourgeoisait >> en
matique. quelque façon dans son état ou, encore, pour employer une
Tout en en appelant à l'intuition comme au principe des expression du Deutéronome, s'engraissait. Comme si, par
principes où l'être se présente en original et dans son iden­ conséquent, l'aventure de la connaissance - qui est connais­
tité et où se laisse certes surprendre l'origine des notions de sance du monde - n'était pas seulement la spiritualité et la
l'Être et du Même, tout en se référant à cette présence dans rationalité de l'évidence, n'était pas seulement lumière, mais
l'évidence et aux horizons du Même où elle se montre (ou à assoupissement de l'esprit et comme si elle exigeait une
la nostalgie de cette présence) comme à la rationalité de la rationalité dans un autre sens. Il ne s'agit pas de surmonter
raison, la phénoménologie husserlienne met en question une quelconque limitation du vu, d'élargir les horizons
jusqu'aux enchaînements formels logico-mathématiques appartenant au plan où le vu, thématisé, apparaît et, ainsi,
dont, par ailleurs, les '' Prolégomènes >> des Recherches d'être incité à récupérer, par quelque dialectique, la totalité
Logiques ont assuré l'objectivité contre toute psycho­ à partir d'une partie. Fouiller l'horizon objectif du donné
logisation. L'apparaître de la présence n'est certes pas trom­ dans le thème où il se présente serait encore une démarche
peur, mais serait aussi comme l'obturation de la pensée naïve. Il y aurait une hétérogénéité radicale - une différence
vivante : utiles à des opérations de calcul, des signes mettant en échec la dialectique - entre la vision du monde
empruntés au langage et aux opinions que le langage char­ et la vie sous-jacente à cette vision. Il faut changer de plan.
rie se mettent à la place des significations de la pensée Mais il ne s'agit pas d'ajouter une expérience intérieure à
vivante. Dans leur essence objective, celles-ci se déplacent, l'expérience extérieure. Il faut remonter du monde à la vie
et cela sous l'œil ouvert du penseur, à son insu. Le savoir déjà trahie par le savoir, lequel se complaît dans son thème,
comme acquis, comme résultat mis en dépôt dans quelques s'absorbe dans l'objet au point d'y perdre son âme et son
écritures séparées de la pensée vivante - et même le savoir nom, d'y devenir muet et anonyme. Par un mouvement
donné dans le thème d'une pensée absorbée par ce qu'elle contre-nature - car contre le monde - il faut remonter à un
pense et qui s'oublie dans l'objet -, ne se maintient pas dans psychisme autre que celui du savoir du monde. Et c'est la
la plénitude de son sens. Les glissements et les déplacements révolution de la Réduction phénoménologique - révolution
de sens (Sinnesverschiebungen) - jeux ensorceleurs ou ensor­ permanente. La Réduction réanimera ou réactivera cette vie
celés - se jouent au cœur de la conscience objectivante, de la oubliée ou anémiée dans le savoir, Vie appelée dès lors,
bonne conscience claire et distincte, sans heurter en rien absolue ou apodictiquement connue, comme le dira Husserl
cependant sa marche rationnelle spontanée et naïve. Mais pensant en termes de savoir. Sous le repos en soi du Réel
tout se passe comme si, dans sa lucidité, la raison identifiant référé à lui-même dans l'identification, sous sa présence, la
l'être marchait en somnambule ou rêvait debout, comme si, Réduction lève une vie contre laquelle l'être thématisé aura
malgré sa lucidité pour l'ordre objectif, elle cuvait, en pleine déjà, dans sa suffisance, regimbé et qu'il aura refoulée en
lumière, quelque vin mystérieux. La pleine intelligence du apparaissant. Des intentions assoupies réveillées à la vie rou-

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Entre nous La Philosophie et l'Éveil

vriront les horizons disparus, toujours nouveaux, dérangeant l'identité du Même. Toutefois si la réduction n'achève pas
le thème dans son identité de résultat, réveillant la sub­ l'inachèvement de la perception et de la science portant sur
jectivité de l'identité où elle repose dans son expérience. Le le monde et où le recouvrement du visé par le vu est impos­
sujet comme raison intuitive en accord, dans le Monde, avec sible, elle reconnaît et mesure cette inadéquation d'une
l'être, raison dans l'adéquation du savoir, se trouve ainsi mis façon adéquate et est, ainsi, appelée apodictique. Dans l'adé­
en question. Et le style même de la phénoménologie husser­ quation de la réflexion s'achève ainsi et se ferme sur lui­
lienne multipliant les gestes de réduction et effaçant dans la même un savoir qui est à la fois du savoir et du non-savoir,
conscience, inlassablement, toute trace de subordination au mais toujours psychisme sensé.
mondain, pour dégager ce qui porte le nom de conscience
pure - ce style n'appelle-t-il pas l'attention sur ce qui se 4. Et voici que dans les Méditations Cartésiennes (§§ 6 et
découvre de"ière la conscience soumise à son destin ontique 9), cette rationalité apodictique de la réflexion sur la
dans la pensée du Même ? conscience réduite n'est plus le fait de l'adéquation de
La réduction signifie le passage de l'attitude naturelle à l'intuition au signitif qu'elle remplit. L'apodicticité se loge
l'attitude transcendantale. Le rapprochement avec la posi­ dans une intuition inadéquate. Le caractère indubitable ou
tion kantienne que ce langage rappelle est bien connu. Et principiel de l'apodictique ne tient à aucun nouveau trait de
cependant, on le sait également, il s'agit moins pour Husserl l'évidence, à aucune nouvelle lumière. Il tient à une portion
de fixer les conditions subjectives de la validité de la science limitée, à un noyau du champ de la conscience dit « propre­
du monde ou d'en dégager les présupposés logiques que de ment adéquat ». Et c'est là qu'apparaissent, avec un accent
faire valoir, dans toute son ampleur, la vie subjective oubliée emphatique sur le mot vivant, des expressions comme « ce
par la pensée tournée vers le monde. Quel est l'intérêt noyau, c'est la présence vivante du moi à lui-même » (die
propre de cette vie transcendantale et quelle rationalité lebendige Selbstgegenwart), et, plus loin, << l'évidence vivante
ajoute-t-elle à la rationalité de la conscience naturelle visant du je suis » (wahrend der lebendigen Gegenwart des Ich bin).
le monde ? Le passage à la vie transcendantale, accompli Le caractère vivant de cette évidence ou de ce présent se
d'abord sur la voie dite cartésienne, semble chercher la certi­ réduit-il au recouvrement adéquat ? (L'exception du cogito
tude. La voie remonte de l'évidence inadéquate de l'expé­ cartésien elle-même - on peut se le demander - tient-elle
rience du monde à la réflexion sur les cogitations dont cette véritablement, comme le dit Descartes, à la clarté et à la dis­
expérience est faite, pour mesurer le degré de certitude ou tinction de son savoir ? ) La vivacité de la vie doit-elle s'inter­
d'incertitude de cette expérience. Nous sommes encore dans préter à partir de la conscience ? N'est-elle, sous le titre de
une philosophie du savoir - de l'être et du Même - dans une l' erleben, qu'une conscience confuse ou obscure, seulement
théorie de la connaissance. Mais on peut aussi dire que, préalable à la distinction du sujet et de l'objet, une pré­
appuyée à la certitude de la réflexion, la Réduction libère la thématisation, un pré-savoir ? Ne faut-il pas dire autrement
pensée sensée du monde lui-même, des normes de l'adéqua­ son psychisme ? L'adjectif de vivant ne souligne-t-il pas
tion, de l'obédience à l'œuvre achevée de l'identification, de l'importance qui, dès le début du discours husserlien, revient
l'être qui ne se peut que comme rassemblement complet au mot Erlebnis exprimant la façon du sujet ? Désigné par le
dans un thème, comme re-présentation de la présence. La terme d'Erlebnis - de vécu - l'expérience pré-réflexive du
réduction transcendantale serait ainsi, non pas un simple moi n'est pas qu'un moment de la pré-objectivation, comme
repli sur la certitude du cogito, étalon de tout sens vrai dans une hylé d'avant l'Auffassen. Présent vivant - on connaît
son évidence, adéquate à la pensée, mais l'enseignement l'importance que ce terme aura pris dans les manuscrits hus­
d'un sens, malgré l'inachèvement du savoir et de l'identifica­ serliens sur le temps et dont les Conférences sur la conscience
tion, inachèvement tranchant sur les normes que commande du temps immanent connotent, dans la notion de proto-

1 00 101
Entre nous La Philosophie et l'É veil

impression, le caractère explosif et surprenant semblable à prétation gnoséologique qui, pour Husserl, caractérise
celui du présent dans la durée bergsonienne. Imprévisible, il jusqu'au bout l'élément de l'esprit.
n'est aucunement préparé dans un germe quelconque qui La réduction intersubjective ne se dirige pas seulement
porterait le passé, et le traumatisme absolu qui se confond contre le « solipsisme » de la •• sphère primordiale » et le rela­
avec la spontanéité de son surgissement importe autant que tivisme de la vérité qui en résulterait, en vue d'assurer
la qualité sensible qu'il offre à l'adéquation du savoir. Le l'objectivité du savoir qui dépend de l'accord entre sub­
présent vivant du cogito-sum n'est pas uniquement sur le jectivités multiples. L'explicitation du sens qu'a pour moi -
modèle de la conscience de soi, savoir absolu ; il est la rup­ moi primordial - un moi autre que moi, décrit la façon dont
ture de l'égalité de l' " âme égale » rupture du Même de Autrui m'arrache à mon hypostase, à l' ici, au cœur de l'être
l'immanence : réveil et vie·. ou au centre du monde où, privilégié et en ce sens primor­
Dans la Psychologie phénoménologique, la sensibilité est dial, je me pose. Mais dans cet arrachement se révèle le sens
vécue avant que la hylé ne revête la fonction d'Abschattung. ultime de ma « mienneté ''· Dans la collation du sens de
Son immanence est le rassemblement dans la synthèse pas­ « moi » à l'autre et aussi dans mon altérité à moi-même par
sive du temps d'une présence à soi. Mais cette présence à soi laquelle je peux conférer à l'autre le sens de moi - l'ici et le
se produit selon une certaine rupture dans la mesure où le là-bas viennent s'invertir l'un en l'autre. Ce n'est pas
vécu est vécu pour un moi qui, à l'intérieur de l'immanence, l'homogénéisation de l'espace qui ainsi se constitue ; c'est
s'en distingue, qui, dès les Ideen 1, est reconnu comme moi - pourtant si évidemment primordial et hégémonique,
« transcendance dans l'immanence ». Dans l'identité de la si identique à moi-même, dans mon " propre ,,, si bien dans
présence à soi - dans la tautologie silencieuse du pré-réflexif ma peau, dans mon hic et nunc - qui passe au second plan :
- s'accuse une différence entre le même et le même, un moi je me vois à partir de l'autre, je m'expose à autrui, j'ai
déphasage, une différence au cœur de l'intime. Différence des comptes à rendre.
irréductible à l'adversité, laquelle reste ouverte à la concilia­ C'est cette relation avec l'autre moi où le moi est arraché
tion et est surmontable par assimilation. Ici la prétendue à sa primordialité qui constitue l'événement non gnoséolo­
conscience de soi est aussi rupture, l'Autre fissure le même gique, nécessaire à la réflexion elle-même entendue comme
de la conscience qui ainsi est vécue : l'autre qui l'appelle connaissance et, par conséquent, à la Réduction égologique
plus profond que lui-même. Waches /ch - moi en éveil. Le elle-même. Dans la « secondarité >> où, devant le visage
soi-même sommeillant dort à l'égard de ... sans se confondre d'autrui (et toute l'expressivité de l'autre corps dont parle
avec ... Transcendant dans l'immanence, le cœur veille sans Husserl est l'ouverture et l'exigence éthique du visage), la
se confondre avec ce qui le sollicite. •• Le sommeil, à regar­ sphère primordiale perd sa priorité, la subjectivité se réveille
der de près, écrit Husserl (Husserliana IX, p. 209) n'a de sens de l'égologique : de l'égoïsme et de l'égotisme.
que par rapport à la veille et porte en lui-même la potentia­ Contre la simple abstraction qui, en partant de la
lité du réveil. » « conscience individuelle >> s'élève à la << conscience en géné­
ral », par suite d'une omission extatique ou angélique de son
S. Mais le Moi qui surgit et où se rompt l'identification de poids terrestre et, dans l'ivresse ou l'idéalisme d'une subli­
la hylé avec elle-même pour différer de cette immanence mation quasi magique, la théorie husserlienne de la réduc­
n'est-il pas à son tour une identification du Même ? Nous tion inter-subjective décrit l'étonnante ou la traumatisante ­
pensons que la Réduction révèle son sens véritable et le sens trauma et non pas thauma - possibilité du dégrisement où le
du subjectif qu'elle laisse signifier, dans sa phase finale moi, face à l'autre, se libère de soi, se réveille du sommeil
qu'est la réduction intersubjective. La subjectivité du sujet dogmatique. La Réduction, comme refaisant le dérange­
s'y montre dans le traumatisme de l'éveil, malgré l'inter- ment du Même par l'Autre qui ne s'absorbe pas dans le

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Entre nous La Philosophie et l'Éveil

Même - et ne se dérobe pas à l'autre - décrit le réveil, par­ pissement dans la vérité spontanée. C'est ce que nous avons
delà la connaissance, à l'insomnie ou à la veille (au Wachen) appelé embourgeoisement regimbant contre l'inquiétude de
dont la connaissance n'est que l'une des modalités. Fission la transcendance, une complaisance en soi. Dans l'identité
du sujet que ne protège pas la consistance atomique de du Même, dans son retour à soi où la Raison identifiable
l'unité de l'aperception transcendantale. Éveil à partir de prétend à son accomplissement, dans l'identité du Même à
l'autre - qu'est Autrui - lequel, sans cesse, met en question laquelle la pensée elle-même aspire comme à un repos, il
la priorité du Même. Éveil comme un dégrisement, au-delà faudrait redouter une hébétude, une pétrification ou une
de la sobriété de la simple lucidité, laquelle, malgré l'inquié­ paresse. La raison la plus raisonnable n'est-elle pas la veille
tude et les mouvements d'une éventuelle dialectique, la plus éveillée, l'éveil au sein de l'état de veille, au sein de la
demeure encore conscience du Même - identité de l'iden­ veille comme état ? Et la relation éthique à l'autre, n'est-ce
tique et du non-identique - dans son achèvement et son pas l'événement où cette révolution permanente du dégrise­
repos. Éveil et dégrisement par Autrui qui ne laisse pas tran­ ment est vie concrète ? La vivacité de la vie n'est-elle pas
quille le Même et par lequel le Même est d'emblée, comme excession, rupture du contenant par le non-contenable,
vivant et, à travers son sommeil, excédé. Ce n'est pas une forme qui cesse d'être son propre contenu déjà s'offrant en
expérience de l'inégalité posée dans le thème d'une connais­ guise d'expérience - éveil à la conscience dont la conscience
sance, c'est l'événement même de la transcendance comme de l'éveil n'est pas la vérité, éveil qui reste mouvement pre­
vie. Psychisme de la responsabilité pour autrui qui est le mier - mouvement premier vers autrui dont la réduction
linéament de cette transcendance et qui est le psychisme intersubjective révèle le traumatisme, frappant secrètement
tout court. Transcendance où, peut-être, la distinction entre la subjectivité même du sujet ? Transcendance. Ce terme est
la transcendance à l'autre homme et la transcendance à employé sans aucun pré-supposé théologique. C'est au
Dieu ne doit pas être faite trop vite. contraire l'excession de la vie que toute théologie pré­
suppose. Transcendance, comme l'éblouissement dont parle
6. Mais tout cela n'est plus dans Husserl. Jusqu'au bout, Descartes à la fin de la Troisième Méditation (texte français) :
chez lui, la Réduction reste passage d'une connaissance douleur de l'œil excédé de lumière, le Même dérangé et
moins parfaite à une connaissance plus parfaite, la réduction tenu en éveil par l'autre qui l'exalte. Si à partir de cette trans­
à laquelle le philosophe se décide comme miraculeusement, cendance de la vie, on pense l'idée de Dieu, on peut dire que
n'est motivée que par les contradictions surgissant dans la la vie est enthousiasme et que l'enthousiasme n'est pas
connaissance naïve. Le psychisme de l'âme ou spiritualité de ivresse mais dégrisement. Dégrisement toujours à dégriser,
l'esprit reste le savoir ; la crise de l'esprit européen est une une veille à la veille d'un réveil nouveau. L'éthique.
crise éle la science occidentale. Jamais la philosophie partant Que cette mise en question du Même par l'Autre, et ce
de la présence de l'être - égalité de l'âme à elle-même, ras­ que nous avons appelé éveil ou vie, soit, en dehors du savoir,
semblement du divers dans le Même - ne dira ses révolu­ le fait de la philosophie, n'est pas seulement attesté par cer­
tions ou ses réveils en d'autres termes qu'en ceux du savoir. taines articulations de la pensée husserlienne que nous
Il reste cependant que, dans Husserl, il y a, par-delà la cri­ venons de montrer, mais apparaît aux sommets des philo­
tique de la technique, issue de la science, une critique du sophies : c'est l'au-delà de l'être chez Platon, c'est l'entrée
savoir en tant que savoir, une critique de la civilisation de la par la porte de l'intellect agent chez Aristote ; c'est l'idée de
science proprement dite. L'intelligibilité du savoir se trouve Dieu en nous, dépassant notre capacité de fini ; c'est l'exalta­
aliénée par son identité même. La nécessité d'une Réduc­ tion de la raison théorique en raison pratique chez Kant ;
tion dans la philosophie de Husserl atteste comme une fer­ c'est la recherche de la reconnaissance par l'Autre chez
meture au sein de l'ouverture sur ce qui se donne, un assou- Hegel lui-même ; c'est le renouvellement de la durée chez

104 105
Entre nous

Bergson ; c'est le dégrisement de la raison lucide chez Hei­


degger - à qui est empruntée la notion même du dégrise­
ment, employée dans cet exposé. LA SOUFFRANCE INUTILE
Ce n'est pas comme connaissance du monde - ou de quel­
que arrière-monde - ou comme Weltanschauung - que nous
avons essayé de dire la transcendance - éveil et dégrisement
- d'où parlent les philosophies, révolutions permanentes,
nécessaires aussi au savoir soucieux de réduire la naïveté de ]. PHENOMENOLOOIE
sa conscience ou se prolongeant en épistémologie s'inter­
rogeant sur le sens des rés'ultats. Transcendance qui ne La souffrance est, certes, dans la conscience, une donnée,
revient pas à une expérience de la transcendance, car sai­ un certain « contenu psychologique ,, comme le vécu de la
sissement préalable à toute position de sujet et à tout contenu couleur, du son, du contact, comme n'importe quelle sensa­
perçu ou assimilé. Transcendance ou éveil qui est la vie tion. Mais dans ce « contenu » même, elle est un malgré-la­
même de l'humain, déjà inquiète de l'Infini. D'où philo­ conscience, l'inassumable. L'inassumable et l' « inassumabi­
sophie : langage de la transcendance et non pas récit d'une lité "· '' Inassumabilité » qui ne tient pas à l'intensité exces­
expérience : langage où le diseur appartient au récit, langage sive d'une sensation, à un quelconque << trop >> quantitatif,
ainsi nécessairement personnel et à entendre par-delà ses passant la mesure de notre sensibilité et de nos moyens de
dits, c'est-à-dire à interpréter. La philosophie, ce sont les saisir et de tenir ; mais un excès, un << de trop '' qui s'inscrit
philosophes dans leur « intrigue » inter-subjective que per­ dans un contenu sensoriel, pénètre comme souffrance les
sonne ne dénoue et où cependant :1 personne n'est permis dimensions de sens qui semblent s'y ouvrir ou s'y greffer.
un relâchement d'attention, ni un manque de rigueur. Nous Comme si au '' je pense >> kantien, capable de réunir en ordre
n'entrerons pas ici dans les perspectives qui s'ouvrent ainsi à et d'embrasser en sens, sous ses formes à priori, les données
partir de la signification éthique du veiller et du transcender les plus hétérogènes et les plus disparates, la souffrance
et, notamment, sur le temps de sa diachronie comme réfé­ n'était pas seulement une donnée réfractaire à la synthèse,
rence au Non-contenable. mais la façon dont le refus, opposé au rassemblement de
données en ensemble sensé, s'y oppose ; à la fois ce qui
dérange l'ordre et ce dérangement même. Non seulement
conscience d'un rejet ou symptôme de rejet, mais ce rejet
même : conscience à rebours, « opérant » non comme
« prise ,,, mais comme révulsion. Une modalité. Ambiguïté
catégoriale de qualité et de modalité. Reniement et refus de
sens s'imposant comme qualité sensible ; voilà en guise de
contenu « expérimenté >> la façon dont, dans une conscience,
l'insupportable précisément ne se supporte pas, la façon de
ne-pas-se-supporter, laquelle, paradoxalement, est elle­
même une sensation ou une donnée. Structure quasiment
contradictoire, mais contradiction qui n'est pas formelle
comme celle de la tension dialectique entre l'affirmatif et le
négatif se produisant pour l'intellect ; contradiction en guise
de sensation : dolence de la douleur, mal.

107
Entre nous La souffrance inutile

Dans son malgré-la-conscience, dans son mal, la souf­ l'éclatement et comme l'articulation la plus profonde de
france est passivité. Ici, << prendre conscience », ce n'est plus, l'absurdité.
à proprement parler, prendre ; ce n'est plus faire acte de Que dans son phénomène propre, intrinsèquement, la
conscience, mais, dans l'adversité, subir ; et même subir le souffrance soit inutile, qu'elle soit « pour rien », est donc le
subir, puisque le « contenu » dont la conscience endolorie moins qu'on puisse en dire. Sans doute, ce fond in-sensé que
est consciente est précisément cette adversité même de la l'analyse paraît suggérer est-il confirmé par des situations
souffrance, son mal. Mais là, encore, passivité - c'est-à-dire empiriques de la douleur, en quelque façon sans mélange et
une modalité - signifiant comme quiddité et, peut-être, qui s'isole dans la conscience ou absorbe le reste de la
comme le lieu où la passivité signifie originellement, indé­ conscience. Il suffirait par exemple d'extraire de la chro­
pendamment de son opposition conceptuelle à l'activité. nique médicale certains cas de douleurs tenaces ou rebelles,
Abstraction faite de ses conditions psycho-physiques et psy­ les névralgies et les lombalgies intolérables résultant des
cho-physiologiques, dans sa pure phénoménologie, la passi­ lésions des nerfs périphériques et les tortures que peuvent
vité du pâtir n'est l'envers d'aucune activité comme le serait éprouver certains patients atteints de tumeurs malignes 1• La
encore l'effet corrélatif de sa cause, comme le serait la douleur peut devenir le phénomène central de l'état mor­
réceptivité sensorielle corrélative de l' « ob-stance » de l'objet bide : ce sont des << douleurs-maladies » auxquelles l'intégra­
qui l'affecte et l'impressionne. La passivité de la souffrance tion aux autres états psychologiques n'apporte aucun sou­
est plus profondément passive que la réceptivité de nos sens lagement, mais où, au contraire, l'angoisse et la détresse
qui est déjà activité de l'accueil, qui d'emblée se fait per­ ajoutent à la cruauté du mal. Mais on peut aller plus loin - et
ception. Dans la souffrance, la sensibilité est vulnérabilité, sans doute arrive-t-on ainsi aux faits essentiels de la douleur
plus passive que la réceptivité ; elle est épreuve, plus passive pure - en évoquant les « douleurs-maladies » des êtres psy­
que l'expérience. Précisément un mal. Ce n'est pas, à vrai chiquement déshérités, arriérés, diminués dans leur vie de
dire, par la passivité que se décrit le mal, c'est par le mal que relations et dans leurs rapports à autrui, rapports où la souf­
se comprend le pâtir. Le souffrir est un pâtir pur. Il ne s'agit france, sans rien perdre de sa malignité sauvage, ne couvre
pas d'une passivité qui dégraderait l'homme en portant plus la totalité du mental et tombe sous de nouvelles
atteinte à sa liberté que la douleur limiterait au point de lumières dans de nouveaux horizons. Ces horizons restent
compromettre la conscience de soi et de ne laisser à cependant fermés aux déficients mentaux, sauf que, dans
l'homme, dans la passivité du subir, que l'identité d'une leur « douleur pure », ils y sont projetés pour s'y exposer à
chose. L'humanité de l'homme qui souffre est accablée par moi en soulevant le problème éthique fondamental que pose
le mal qui la déchire autrement que la non-liberté ne la douleur << pour rien » : le problème éthique inévitable et
l'acéable ; violemment et cruellement, plus irrémissiblement prioritaire de la médication qui est mon devoir. Le mal de la
que la négation qui domine ou paralyse l'acte dans la non­ souffrance - passivité extrême, impuissance, abandon et soli­
liberté. Ce qui compte dans la non-liberté ou le pâtir de la tude - n'est-il pas aussi l'inassumable et, ainsi, de par sa non­
souffrance, c'est la concrétude du non surgissant comme intégration dans l'unité d'un ordre et d'un sens, la possibilité
mal, plus négatif que tout non apophantique. Cette négati­ d'une couverture et, plus précisément, de celle où passe une
vité du mal est, probablement, source ou noyau de toute plainte, un cri, un gémissement ou un soupir, appel originel
négation apophantique. Non du mal, négatif jusqu'au non­
sens. A la souffrance se réfère tout mal. Elle est l'impasse de
la vie et de l'être, leur absurdité où la douleur ne vient pas 1 . Voir la chronique du Dr Escoffier-Lambiotte dans le Monde du
« colorier » d'affectivité, et en quelque façon innocemment, 4 avril 1981 intitulée « Le premier centre français de traitement de la dou­
la conscience. Le mal de la douleur, la nuisance même, est leur a été inauguré à l'hôpital Cochin �.

108 109
Entre nous La souffrance inutile

à l'aide, au secours curatif, au secours de l'autre 1 moi dont injustifiable d'autrui, ouvre sur la souffrance la perspective
l'altérité, dont l'extériorité promettent le salut ? Ouverture éthique de l'inter-humain. Dans cette perspective se fait une
originelle vers le secourable où vient s'imposer - à travers différence radicale entre la souffrance en autrui où elle est,
une demande d'analgésie plus impérieuse, plus urgente dans pour moi impardonnable et me sollicite et m'appelle, et la
le gémissement qu'une demande de consolation ou d'ajour­ souffrance en moi 1, ma propre aventure de la souffrance
nement de la mort - la catégorie anthropologique du médi­ dont l'inutilité constitutionnelle ou congénitale peut
cal, primordiale, irréductible, éthique. Pour la souffrance prendre un sens, le seul dont la souffrance soit susceptible,
pure, intrinsèquement insensée et condamnée, sans issue, à en devenant une souffrance pour la souffrance, fût-elle
elle-même, se dessine un au-delà dans l'inter-humain 2• inexorable, de quelqu'un d'autre. Attention à la souffrance
C'est à partir de telles situations - disons-le en passant - que d'autrui qui, à travers les cruautés de notre siècle - malgré
la médecine comme technique et par conséquent la tech­ ces cruautés, à cause de ces cruautés -, peut s'affirmer
nologie en général qu'elle suppose, la technologie si aisé­ comme le nœud même de la subjectivité humaine au point
ment exposée aux attaques du rigorisme « bien-pensant ,, ne de se trouver élevée en un suprême principe éthique - le
procèdent pas seulement de la prétendue « volonté de puis­ seul qu'il ne soit pas possible de contester - et jusqu'à
sance ». Cette mauvaise volonté n'est peut-être que l'éven­ commander les espoirs et la discipline pratiques de vastes
tuel prix à payer par la haute pensée d'une civilisation appe­ groupements humains. Attention et action qui incombent
lée à nourrir les hommes et à alléger leurs souffrances. aux hommes - à leur moi - si impérieusement et si directe­
Haute pensée qui est l'honneur d'une modernité encore ment qu'il ne leur est pas possible sans déchoir, de les
incertaine, encore clignotante, qui s'annonce à l'issue d'un attendre d'un Dieu tout-puissant. De Dieu la conscience de
siècle de souffrances · sans nom, mais où la souffrance de la cette obligation sans dérobade possible /fend, plus difficile­
souffrance, la souffrance pour la souffrance inutile de ment certes, mais plus spirituellement proche que la
l'autre homme, la juste souffrance en moi pour la souffrance confiance en une quelconque théodicée.

1 . Nous renvoyons sur ce point au beau livre de Philippe Nemo : Job et


l'Excès du Mal (Grasset 1977) : la résistance même de la souffrance à la 2. LA THl?.ODJCP.E
synthèse et à l'ordre est interprétée comme la rupture et la pure imma­
nence où, essentiellement, le psychisme s'enferme et comme événement Dans l'ambiguïté de la souffrance que faisait ressortir
de la transcendance et même comme une interpellation de Dieu. Cf. aussi
notre analyse de ce livre dans le Nouveau Commerce, n° 41. l'essai de phénoménologie par lequel nous avons
2. Voici un dialogue ou un apologue talmudique (Traité Berakhot du
Talmud babylonien, page 5 b) où se reflète la conception du mal radical 1 . Souffrance en moi, si radicalement mienne qu'elle ne saurait devenir
de la souffrance, de son désespoir intrinsèque et incompensable, de son sujet de quelque prédication. C'est comme souffrance en moi et non pas
enfermement et de son recours à l'autre homme, à la médication, extl­ comme souffrance en général, que la souffrance bienvenue, attestée dans
rieure à la structure immanente du mal : • Rav Hiya bar Abba tomba la tradition spirituelle de l'humanité peut signifier une idée vraie : la souf­
malade et Rav Yohanan alla lui rendre visite. Il 1ui demanda : Tes souf­ france expiatoire du juste souffrant pour les autres, la souffrance qui illu­
frances te conviennent-elles ? - Ni elles, ni les récompenses qu'elles pro­ mine, la souffrance qui est recherchée par les personnages de Dostorevski.
mettent. - Donne-moi ta main, dit alors le visiteur au malade. Et le visi­ Je pense aussi à la tradition religieuse juive qui m'est familière, au je suis

teur relève le malade de sa couche. Mais voici que Rav Yohanan malade d'amour » du Cantique des Cantiques "• à la souffrance dont

lui-même tombe malade et est visité par Rav Hanina. Même question : parlent certains textes talmudiques et qu'ils nomment Yessourine chel

Tes souffrances te conviennent-elles ? Même réponse : - Ni elles, ni les Ahava "• souffrances par l'amour, auxquelles se mêle le thème de l'expia­
récompenses qu'elles promettent. - Donne-moi la main, dit Rav Hanina, tion pour les autres. Souffrance décrite souvent à la limite de son inuti­

et il relève Rav Yohanan de sa couche. Question : Rav Yohanan ne pou­ lité "· Cf. note précédente (2, p. 1 10), où, dans l'épreuve du juste, la souf­
vait-il pas se lever tout seul ? Réponse : Le prisonnier ne saurait seul se france est aussi ce qui ne me convient pas »
« - ni elle, ni la

dégager de son enfermement. » " récompense à elle attachée


" "·

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Entre nous La souffrance inutile

commencé la présente étude la modalité se montra aussi inutiles qui dérivent des fléaux naturels comme effets
contenu ou sensation que la conscience « supporte ». Cette d'une perversion ontologique. Par-delà la malignité fon­
adversité-à-tout-accord, en tant que quiddité, entre en cière de la souffrance elle-même que révèle sa phénomé­
conjonction avec d'autres « contenus » qu'elle dérange, nologie, l'expérience humaine n'atteste-t-elle pas dans
certes, mais où elle se donne des raisons ou se fait une rai­ l'histoire une méchanceté et une mauvaise volonté ?
son. Déjà à l'intérieur d'une conscience isolée, la peine de L'humanité occidentale aura cependant recherché le
souffrir peut prendre le sens d'une peine qui mérite et sens de ce scandale, en invoquant la signification propre
espère salaire et perd ainsi, semble-t-il, de diverses d'un ordre métaphysique, d'une éthique, invisibles dans les
manières, sa modalité d'inutile. N'est-elle pas sensée enseignements immédiats de la conscience morale. Règne
comme moyen en vue d'une fin, quand elle pointe dans des fins transcendantes, voulues par une sagesse bienveil­
l'effort qui mène à une œuvre ou dans la fatigue qui en lante, par la bonté absolue d'un Dieu défini, en quelque
résulte ? On peut lui découvrir une finalité biologique, le façon, par cette bonté sur-naturelle ; ou bonté répandue,
rôle d'un signal d'alarme se manifestant pour la préserva­ invisible, dans la Nature et dans l'Histoire dont elle
tion de la vie contre les dangers sournois qui la menacent commanderait les chemins, certes douloureux mais
dans la maladie. « Accroître sa sagesse, c'est accroître sa menant au Bien. Douleur désormais sensée, subordonnée
peine » dit l'Ecclésiaste (1 , 18) où la souffrance apparaît au d'une façon ou d'une autre à la finalité métaphysique
moins comme le prix de la raison et de l'affinement spiri­ entrevue par la foi ou par la croyance au progrès.
tuel. Elle tremperait aussi le caractère de l'individu. Elle Croyances présupposées par la théodicée ! Voilà la grande
serait nécessaire à la téléologie de la vie communautaire idée nécessaire à la paix intérieure des âmes dans notre
où le malaise social éveille l'atter·ion utile à la santé du monde éprouvé. Elle est appelée à faire comprendre les
corps collectif. Utilité sociale de la souffrance nécessaire souffrances d'ici-bas. Celles-ci prendront un sens par réfé­
aux fonctions pédagogiques du Pouvoir dans la formation, rence à une faute originelle ou à la finitude congénitale
le dressage et la répression. La crainte du châtiment n'est­ de l'être humain. Le mal qui emplit la terre s'expliquerait
elle pas le commencement de la sagesse ? Ne s'imagine­ dans un « plan d'ensemble » : il serait appelé à expier un
t-on pas que les souffrances, subies comme sanctions, péché où il annoncerait aux consciences, ontologiquement
régénèrent les ennemis de la société et de l'homme ? Téléo­ limitées, compensation ou récompense à la fin des temps.
logie politique fondée, certes, sur la valeur de l'existence, Perspectives suprasensibles pour entrevoir dans la souf­
sur la persévérance de la société et de l'individu dans france, essentiellement gratuite et absurde et apparemment
l'être, sur leur santé admise comme fin suprême et ultime. arbitraire, une signification et un ordre.
Mais le mauvais et gratuit non-sens de la douleur perce On peut, certes, se demander si la théodicée au sens
déjà sous les formes raisonnables qu'empruntent les large et étroit du terme réussit effectivement à innocenter
« usages » sociaux de la souffrance, qui, en tout cas, ne Dieu ou à sauver la morale au nom de la foi ou à rendre
rendent pas moins scandaleuse la torture qui frappe et supportable la souffrance et quelle est la véritable inten­
isole dans la douleur les handicapés psychiques. Mais der­ tion de la pensée qui recourt à la théodicée. On ne saurait,
rière la rationnelle administration de la douleur dans les en tout cas, en sous-estimer la tentation, ni méconnaître la
sanctions, distribuée par les tribunaux humains, revêtant profondeur de l'empire qu'elle exerce sur les hommes et
aussitôt les apparences douteuses de la répression, l'arbi­ le caractère epochemachend - ou historiai comme on dit
traire et l'étrange échec de la justice au milieu des aujourd'hui - de son entrée dans la pensée. Elle a été,
guerres, des crimes et de l'oppression des faibles par les jusqu'aux épreuves du xx• siècle du moins, l'une des
forts, rejoint dans une espèce de fatalité les souffrances composantes de la conscience de soi de l'humanité euro-

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Entre nous La souffrance inutile

péenne. Elle persistait édulcorée au sein du progressisme jectif. La disproportion entre la souffrance et toute théodi­
athée, confiant cependant en l'efficacité du Bien, cée se montra à Auschwitz avec une clarté qui crève les
immanent à l'être, appelé à triompher, visible, par le yeux. Sa possibilité met en question la foi traditionnelle­
simple jeu des lois naturelles et historiques, de l'injustice, multimillénaire. Le mot de Nietzsche sur la mort de Dieu
de la guerre, de la misère et de la maladie. La Nature et ne prenait-il pas dans les camps d'extermination la signifi­
l'Histoire providentielles qui fournissent aux xviiie et cation d'un fait quasi empirique ? Faut-il s'étonner dès lors
XIXe siècles les normes de la conscience morale, se rat­ que ce drame de l'Histoire Sainte ait eu parmi ses acteurs
tachent sur bien des points au déisme du siècle des principaux un peuple qui, depuis toujours, était associé à
Lumières. Mais la théodicée - ignorant le nom que lui cette histoire et dont on aurait tort d'entendre l'âme col­
aura donné Leibniz en 1 7 1 0 - est aussi ancienne qu'une lective et le destin comme limités à un quelconque natio­
certaine lecture de la Bible. Elle dominait la conscience nalisme et dont la geste, dans certaines circonstances,
du croyant qui expliquait ses malheurs par le Péché ou, appartient encore à la Révélation - fût-ce comme apoca­
du moins, par ses péchés. A côté de la référence majeure lypse - qui aux philosophes " donne à penser » ou qui les
des Chrétiens à la Faute Originelle, cette théodicée est, en empêche de penser 1 ?
un certain sens, implicite dans l'Ancien Testament où le Je veux évoquer ici l'analyse que le Juif canadien, le
drame de la Diaspora renvoie aux péchés d'Israël. La philosophe �mil Fackenheim, de Toronto, a fait de cette
mauvaise conduite des ancêtres, encore non expiée par les catastrophe de l'humain et du divin dans son œuvre et
souffrances de l'exil, expliquait aux exilés eux-mêmes la notamment dans son livre la Présence de Dieu dans l'his­
durée et la dureté de cet exil. toire 2, traduit en français et préfacé par le Père Bernard
Dupuy : " Le génocide nazi du peuple juif, écrit-il, est sans
précédent dans l'histoire juive. Il est sans précédent égale­
3. LA FIN DE LA THEODICEE ment en dehors de l'histoire juive. Même les génocides
effectifs diffèrent de l'Holocauste nazi sous deux rapports
C'est peut-être le fait le plus révolutionnaire de notre au moins : des peuples entiers ont été tués pour des rai­
conscience du xxe siècle - mais aussi un événement de sons (et cependant effroyables) comme la conquête du
l'Histoire Sainte - que la destruction de tout équilibre pouvoir, d'un territoire, de la richesse [ . . . ]. Les massacres
entre la théodicée explicite et implicite de la pensée occi­ des nazis, c'est l'anéantissement pour l'anéantissement, le
dentale et les formes que la souffrance et son mal puisent
massacre pour le massacre, le mal pour le mal [ . . ]. Mais
dans le déroulement même de ce siècle. Siècle qui en
.

plus unique encore que le crime lui-même fut incontes­


trente ans a connu deux guerres mondiales, les totalita­
tablement la situation des victimes. Les Albigeois sont
rismes de droite et de gauche, hitlérisme et stalinisme,
morts pour leur foi en croyant jusqu'à la mort que Dieu
Hiroshima, le goulag, les génocides d'Auschwitz et du
avait besoin de martyrs. Les Chrétiens noirs ont été massa­
Cambodge. Siècle qui s'achève dans la hantise du retour
crés à cause de leur race, capables de trouver leur
de tout ce que ces noms barbares signifient. Souffrance et
mal imposés de façon délibérée, mais qu'aucune raison ne 1 . Maurice Blanchot dont on connaît l'attention lucide et critique aux
limitait dans l'exaspération de la raison devenue politique lettres et aux faits, note quelque part : Comment philosopher, comment
«

et détachée de toute éthique. �crire dans un souvenir d'Auschwitz, de ceux qui nous ont dit parfois en
Que parmi ces événements, l'Holocauste du peuple juif des notes enterr�es près de cr�matoires : Sachez ce qui s'est pa�,
n'oubliez pas, et, en même temps, jamais vous ne saurez. » Je pense que
sous le règne de Hitler nous paraisse le paradigme de cette tous les morts du goulag et de tous les autres lieux de torture en notre
souffrance humaine gratuite où le mal apparut dans son siècle politique sont pr�sents quand on parle d'Auschwitz.
horreur diabolique, n'est peut-être pas un sentiment sub- 2. Verdier, 1980.

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Entre nous La souffrance inutile

réconfort dans une foi qui n'était pas en question. Le mil­ encore conserver, après la fin de la théodicée, la religio­
lion et davantage d'enfants juifs massacrés dans l'Holo­ sité, mais aussi la moralité humaine de la bonté. D'après
causte nazi ne sont morts ni à cause de leur foi, ni pour le philosophe que nous venons de citer, Auschwitz
des raisons sans rapport avec la foi juive et à cause de la comporterait paradoxalement une révélation du Dieu
fidélité de leurs grands-pères qui les avaient laissés enfants même qui cependant à Auschwitz se taisait : un comman­
juifs » (pp. 123- 1 24). Les originaires des communautés dement de fidélité. Renoncer après Auschwitz à ce Dieu
juives de l'Europe Orientale qui constituaient la majeure absent d'Auschwitz - ne plus assurer la continuation
partie de ces six millions de torturés et de massacrés d'Israël - reviendrait à parachever l'entreprise criminelle
représentaient les êtres humains les moins corrompus par du national-socialisme visant l'anéantissement d'Israël et
les ambigurtés de notre monde et le million d'enfants tués l'oubli du message éthique de la Bible dont le judaïsme est
avaient l'innocence d'enfants. Mort de martyrs, mort don­ le porteur et dont son existence comme peuple prolonge
née dans l'incessante destruction par les bourreaux de concrètement l'histoire multi-millénaire. Car si Dieu était
cette dignité de martyrs, destruction dont l'acte final absent dans les camps d'extermination, le diable y était
s'accomplit aujourd'hui dans la contestation posthume de très évidemment présent. D'où, pour Émil Fackenheim,
ce fait même du martyre par les prétendus « réviseurs de l'obligation pour les Juifs de vivre et de rester Juifs pour
l'histoire », Douleur dans sa malignité sans mélange, souf­ ne pas se faire complices d'un projet diabolique. Le Juif,
france pour rien. Elle rend impossibles et odieux tout pro­ après Auschwitz, est voué à sa fidélité au judaïsme et aux
pos et toute pensée qui l'expliqueraient par les péchés de conditions matérielles et même politiques de son exis­
ceux qui ont souffert ou sont morts. Mais cette fin de la tence.
théodicée qui s'impose devant la démesurée épreuve du Cette réflexion finale du philosophe de Toronto, formu­
siècle ne révèle-t-elle pas, du même coup, d'une façon lée en des termes qui la rendent relative à la destinée du
plus générale, le caractère injustifiable de la souffrance peuple juif, peut recevoir une signification universelle.
dans l'autre homme, le scandale qui arriverait par moi jus­ L'humanité qui assistait, de Sarajevo au Cambodge, à tant
tifiant la souffrance de mon prochain ? De sorte que le de cruautés au cours d'un siècle où son Europe, dans ses
phénomène même de la souffrance dans son inutilité est, « sciences humaines », semblait aller jusqu'au bout de son

en principe, la douleur d'autrui. Pour une sensibilité sujet, l'humanité qui dans toutes ces horreurs respirait -
éthique - se confirmant, dans l'inhumanité de notre déjà ou encore - les fumées des fours crématoires de la
temps, contre cette inhumanité - la justification de la dou­ « solution finale » où la théodicée parut brusquement
leur du prochain est certainement la source de toute impossible - va-t-elle, indifférente, abandonner le monde à
imm oralité. S'accuser en souffrant est sans doute la la souffrance inutile en le laissant aller à la fatalité poli­
récurrence même du moi à soi. C'est peut-être ainsi que le tique - ou à la dérive - des forces aveugles qui infligent le
pour-l'autre - rapport le plus droit à autrui - est l'aven­ malheur aux faibles et aux vaincus et qui l'épargnent aux
ture la plus profonde de la subjectivité, son intimité vainqueurs auxquels il importerait aux malins de se
ultime. Mais cette intimité ne se peut que discrète. Elle ne joindre ? Ou incapable d'adhérer à un ordre - ou à un
saurait se donner en exemple, se narrer comme discours désordre - qu'elle continue à penser diabolique, ne doit­
édifiant. Elle ne saurait sans se pervertir se faire prédica­ elle pas, dans une foi plus difficile que naguère, dans une
tion. foi sans théodicée, continuer l'Histoire Sainte ? une his­
Le problème philosophique que pose, dès lors, la dou­ toire qui en appelle davantage aux ressources du moi en
leur inutile apparue dans sa malignité foncière à travers chacun et à sa souffrance inspirée par la souffrance de
les événements du xxe siècle concerne le sens que peuvent l'autre homme, à sa compassion qui est une souffrance

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Entre nous L a souffrance inutile

non-inutile (ou amour), qui n'est plus souffrance « pour leur commun destin. La perspective interhumaine peut sub­
rien » et qui a d'emblée un sens ? Ne sommes-nous pas - sister, mais peut aussi se perdre dans l'ordre politique de la
comme le peuple juif à sa fidélité - voués tous au Cité où la Loi établit les obligations mutuelles entre
deuxième terme de cette alternative à l'issue du vingtième citoyens. L'interhumain proprement dit est dans une non­
siècle et après la douleur inutile et injustifiable qui y est indifférence des uns aux autres, dans une responsabilité des
exposée et étalée sans aucune ombre de théodicée conso­ uns pour les autres, mais avant que la réciprocité de cette
lante 1 ? Nouvelle modalité dans la foi d'aujourd'hui et responsabilité qui s'inscrira dans les lois impersonnelles ne
même, dans nos certitudes morales, modalité très essen­ vienne se super-poser à l'altruisme pur de cette responsabi­
tielle à la modernité qui se lève. lité inscrit dans la position éthique du moi comme moi ;
avant tout contrat qui signifierait précisément le moment de
réciprocité où peut, certes, continuer, mais où peut aussi
4. L 'ORDRE INTERHUMAIN s'atténuer ou s'éteindre l'altruisme et le dés-intéressement.
L'ordre de la politique - post-éthique ou pré-éthique -
Envisager la souffrance dans une perspective inter­
qu'inaugure le « contrat social » n'est ni la condition insuffi­
humaine que nous venons d'essayer - sensée en moi, inutile
sante ni l'aboutissement nécessaire de l'éthique. Dans sa
en autrui - ne consiste pas à adopter sur elle un point de vue
position éthique, le moi est distinct et du citoyen issu de la
relatif, mais à la restituer aux dimensions de sens, hors des­
quelles sa concrétude immanente et sauvage de mal dans Cité, et de l'individu qui précède dans son égoïsme naturel
une conscience n'est qu'une abstraction. La penser dans une tout ordre, mais dont la philosophie politique, depuis
perspective interhumaine ne revient pas à l'apercevoir dans Hobbes, essaie de tirer - ou réussit à tirer - l'ordre social ou
la coexistence d'une multiplicité de consciences, ou dans un politique de la Cité.
déterminisme social, accompagnée d'un simple savoir que L'interhumain est aussi dans le recours des uns au secours
les hommes en société peuvent avoir de leur voisinage ou de des autres, avant que l'altérité prestigieuse d'autrui ne
vienne se banaliser ou se ternir dans un simple échange de
1. Nous disions plus haut que la théodicée au sens large du terme est bons procédés qui se sera établi comme « commerce inter­
justifiée par une certaine lecture de la Bible. Il est évident qu'une autre personnel >> dans les mœurs. Nous en avons parlé dans le
lecture en est possible et que, dans un certain sens, rien de l'expérience
spirituelle de l'histoire humaine n'est étranger aux :Ë critures. Nous pen­ premier paragraphe de cette étude. Figures de sens propre­
sons ici en paniculier au livre de Job où s'atteste, à la fois, la fidélité de ment éthiques, distinctes de celles que le moi et l'autre
Job à Dieu (chapitre II, verset 10) et à l'éthique (chapitre xxvii, versets 5 et prennent dans ce qu'on appelle l'état de Nature ou l'état
6) malgré ses souffrances sans raison, et son opposition à la théodicée de civil. C'est dans la perspective interhumaine de ma respon­
ses amis. Il la refuse jusqu'au bout et, dans les derniers chapitres du texte
(chapitre XLII, verset 7), est préféré à ceux qui, se dépêchant au secours du sabilité pour l'autre homme, sans souci de réciprocité, c'est
Ciel, innocentaient Dieu devant la souffrance du juste. C'est à peu près la dans mon appel à son secours gratuit, c'est dans l'asymétrie
lecture que fait Kant de ce livre dans son très extraordinaire opuscule de de la relation de l'un à l' a u tre que nous avons essayé d'analy­
1 791 « Ueber das Mislingen aller philosophischen Versuche in der Theo­ ser le phénomène de la douleur inutile.
dicee », où il démontre la faiblesse théorétique des arguments en faveur
de la théodicée. Voici la conclusion de sa façon d'interpréter ce que « ce
vieux livre saint exprime allégoriquement ,. : " Dans cet état d'esprit Job
aura prouvé qu'il ne fondait pas sa moralité sur la foi, mais la foi sur la
moralité ; en ce cas la foi, quelque faible qu'elle puisse être, est cependant
seule d'une pure et authentique espèce, de l'espèce qui fonde non pas une
religion des faveurs sollicitées, mais d'une vie bien conduite ,, (welche eine
Religion nicht der Gunstbewerbung, sondern des guten Lebenswandels gran­
det).

118
PHILOSOPHIE, jUSTICE ET AMOUR

- « Le Visage d'Autrui serait le commencement même de la


philosophie. » Voulez-vous dire que la philosophie ne
commence pas avec et dans l'expérience de la finitude mais
plutôt dans celle de l'Infini comme appel de justice ? La philo­
sophie commence-t-elle avant elle-même, dans un vécu anté­
rieur au discours philosophique ?
- Emmanuel Levinas. - Je voulais dire par là surtout que
l'ordre du sens, qui me semble premier, est précisément
celui qui nous vient de la relation interhumaine et que, dès
lors, le Visage, avec tout ce que l'analyse peut révéler de sa
signification, est le commencement de l'intelligibilité. Bien
entendu, toute la perspective de l'éthique se dessine ici aus­
sitôt ; mais on ne peut pas dire que c'est déjà de la philo­
sophie. La philosophie est un discours théorétique, j'ai pensé
que la théorétique suppose davantage. C'est dans la mesure
où je n'ai pas seulement à répondre au Visage de l'autre
homme, mais où à côté de lui j'aborde le tiers, que la néces­
sité même de l'attitude théorétique surgit. La rencontre
d'Autrui est d'emblée ma responsabilité pour lui. La respon­
sabilité pour le prochain qui est, sans doute, le nom sévère
de ce qu'on appelle l'amour du prochain, amour sans Éros,
charité, amour où le moment éthique domine le moment
passionnel, amour sans concupiscence. Je n'aime pas beau­
coup le mot amour qui est usé et frelaté. Parlons d'une prise
sur soi du destin d'autrui. C'est cela la « vision » du Visage,
et cela s'applique au premier venu. S'il était mon seul inter­
locuteur je n'aurais eu que des obligations ! Mais je ne vis pas
dans un monde où il n'y a qu'un seul « premier venu » ; il y a
toujours dans le monde un tiers : il est aussi mon autre, mon
prochain. Dès lors, il m'importe de savoir qui d'entre les
deux passe avant : l'un n'est-il pas persécuteur de l'autre ?
Les hommes, les incomparables, ne doivent-ils pas être
comparés ? A la prise sur soi du destin de l'autre est donc

121
Entre nous Philosophie, Justice et A mour

antérieure ici la justice. Je dois porter jugement là où je s'affirme c'est l'asymétrie : au départ peu m'importe ce
devais d'abord prendre des responsabilités. Là est la nais­ qu'autrui est à mon égard, c'est son affaire à lui ; pour moi, il
sance du théorétique, là naît le souci de la justice qui est le est avant tout celui dont je suis responsable.
fondement du théorétique. Mais c'est toujours à partir du
Visage, à partir de la responsabilité pour autrui, qu'apparaît - Est-ce que le bourreau a un Visage ?
la justice, qui comporte jugement et comparaison, comparai­
- Vous posez tout le problème du mal. Quand je parle de
son de ce qui est en principe incomparable, car chaque être
Justice, j'introduis l'idée de la lutte avec le mal, je me sépare
est unique ; tout autrui est unique. Dans cette nécessité de
de l'idée de la non-résistance au mal. Si l'autodéfense fait
s'occuper de la justice apparaît cette idée d'équité, sur
problème, le « bourreau » est celui qui menace le prochain
laquelle l'idée d'objectivité est fondée. Il y a à un certain
et, dans ce sens, appelle la violence et n'a plus de Visage.
moment nécessité d'une << pesée », d'une comparaison, d'une
Mais mon idée centrale c'est ce que j'appelais << asymétrie de
pensée, et la philosophie serait dans ce sens-là l'apparition
l'intersubjectivité » : la situation exceptionnelle du Moi. Je
d'une sagesse du fond de cette charité initiale ; elle serait - et rappelle toujours à ce propos Dostoïevski ; l'un de ses person­
je ne joue pas sur les mots - la sagesse de cette charité, la nages dit : nous sommes tous coupables de tout et de tous, et
sagesse de l'amour. moi plus que tous les autres. Mais à cette idée - sans la
contredire - j'ajoute aussitôt le souci du tiers et, dès lors, la
- Est-ce que l'expérience de la mort d'autrui et, dans un justice. Ici s'ouvre donc toute la problématique du bour­
sens, de la mort propre seraient étrangères à l'accueil éthique reau : à partir de la justice et la défense de l'autre homme,
du prochain ? mon prochain, et pas du tout à partir de la menace qui me
- Vous posez maintenant le problème : << Qu'est-ce qu'il y concerne. S'il n'y avait pas d'ordre de Justice, il n'y aurait
a dans le Visage ? '' Dans mon analyse, le Visage n'est pas du pas de limite à ma responsabilité. Il y a une certaine mesure
tout une forme plastique comme un portrait ; le rapport au de la violence nécessaire à partir de la justice ; mais si on
Visage est à la fois le rapport à l'absolument faible - à ce qui parle de justice il faut admettre des juges, il faut admettre
e �t absolument exposé, ce qui est nu et ce qui est dénué, des institutions avec l'État ; vivre dans un monde de citoyens,
c est le rapport avec le dénuement et par conséquent avec ce et non seulement dans l'ordre du face-à-face. Mais, en
qui est seul et peut subir le suprême esseulement qu'on revanche, c'est à partir de la relation avec le Visage ou de
appelle la mort ; il y a par conséquent dans le Visage moi devant autrui qu'on peut parler de la légitimité de l'État
d'Autrui toujours la mort d'Autrui et ainsi, en quelque ou de sa non-légitimité. Un État où la relation inter­
man!ère, incitation au meurtre, la tentation d'aller jusqu'au personnelle est impossible, où elle est d'avance dirigée par le
bout, de négliger complètement autrui - et en même temps, déterminisme propre de l'État, est un État totalitaire. Il y a
et c'est ça la chose paradoxale, le Visage est aussi le << Tu ne donc limite à l'État. Alors que dans la vision de Hobbes - où
tueras point ». Tu-ne-tueras-point qu'on peut expliciter aussi l'État sort non pas de la limitation de la charité mais de la
beaucoup plus ; c'est le fait que je ne peux laisser autrui limitation de la violence - on ne peut fixer de limite à l'État.
mourir seul, il y a comme un appel à moi ; et, vous voyez, et
ceci me semble important, la relation avec autrui n'est pas - L 'État est-il donc toujours acceptation d'un ordre de vio­
symétrique, ce n'est pas du tout comme chez Martin Buber, lence ?
quand je dis Tu à un Je, à un moi, j'aurais aussi d'après - Il y a une part de violence dans l'État, mais qui peut
Buber ce moi devant moi comme celui qui me dit Tu. Il y comporter la justice. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas
aurait par conséquent une relation réciproque. Selon mon l'éviter, dans la mesure du possible ; tout ce qui la remplace
analyse, par contre, dans la relation au Visage, ce qui dans la vie entre les États, tout ce qu'on peut laisser à la

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Entre nous Philosophie, Justice et Amour

négociation, à la parole, est absolument essentiel, mais on ne chains. Ils ont droit à la défense comme ceux qui ne sont pas
peut pas dire qu'il n'y ait aucune violence qui ne soit légi­ mes proches.
time.
- Vous parliez de l'asymétrie qui diffère de la relation de
- Est-ce qu'une parole comme la parole prophétique irait à réciprocité de Buber...
l'encontre de l'État ?
- Comme citoyens nous sommes réciproques, mais c'est
- C'est une parole extrêmement osée, audacieuse, une structure plus complexe que le face-à-face.
puisque le prophète parle toujours devant le roi ; le prophète
n'est pas dans la clandestinité, il ne prépare pas une révéla­ - Oui, mais dans le domaine initial, interhumain, est-ce
tion souterraine. Dans la Bible - c'est étonnant - le roi qu'il n'y aurait pas le risque que la dimension de la douceur
accepte cette opposition directe, c'est un drôle de roi ! Il y a soit absente dans une relation dans laquelle il n'y aurait pas de
des violences que subissent Isaïe et Jérémie. N'oublions pas réciprocité? La justice et la douceur seraient-elles des dimen­
l'existence permanente des faux prophètes, qui flattent les sions étrangères l'une à l'autre ?
rois. Seul le vrai prophète s'adresse sans complaisance au roi
et au peuple, et leur rappelle l'éthique. Il n'y a certainement - Elles sont toutes proches. J'ai essayé de faire cette
pas dans l'Ancien Testament de dénonciation de l'État déduction : la justice naît elle-même de la charité. Elles
comme tel. Il y a protestation contre la pure et simple assi­ peuvent paraître étrangères quand on les présente comme
milation de l'État à la politique du monde . . . Ce qui choque étapes successives ; en réalité, elles sont inséparables et
Samuel quand on vient lui demander un roi pour Israël, simultanées, sauf si on est sur une île déserte, sans huma­
c'est de vouloir avoir un roi comme toutes les nations ! Dans nité, sans tiers.
le Deutéronome, il y a une doctrine du pouvoir royal, l'État
est prévu comme conforme à la Loi. L'idée d'un État - Ne pourrait-on pas penser que l'expérience de la justice
éthique est biblique. suppose l'expérience de l'amour qui compatit à la souffrance de
l'autre ? Schopenhauer identifiait l'amour à la compassion et
- Serait-ce un moindre mal ? faisait de la justice un moment de l'amour. Quelle est votre
pensée à ce sujet ?
- Non, c'est la sagesse des nations. Autrui vous concerne
même lorsqu'un tiers lui fait du mal, et par conséquent vous - Certes. Sauf que pour moi la souffrance de la compas­
êtes là devant la nécessité de la justice et d'une certaine vio­ sion, le souffrir parce que l'autre souffre, n'est qu'un
lenc;e. Le tiers n'est pas là par accident. En un certain sens, moment d'une relation beaucoup plus complexe, et plus
tous les autres sont présents dans le visage d'autrui. Si nous entière en même temps, de la responsabilité pour autrui. Je
étions deux au monde, il n'y aurait pas de problème : c'est suis en réalité responsable d'autrui même quand il fait des
autrui qui passe avant moi. Et dans une certaine mesure - crimes, même quand d'autres hommes font des crimes. C'est
que Dieu me préserve d'y être réduit comme à une règle pour moi l'essentiel de la conscience juive. Mais je pense
d'usage quotidien - je suis responsable d'autrui même quand aussi que c'est l'essentiel de la conscience humaine : tous les
il m'ennuie, même quand il me persécute. Il y a dans les hommes sont responsables les uns des autres, « et moi plus
Lamentations de Jérémie - puisque nous parlons de pro­ que tout le monde ». Une des choses la plus importante pour
phètes aujourd'hui beaucoup - ce texte, pas très long, qui moi, c'est cette asymétrie et cette formule : tous les hommes
dit : « Offrant ma joue à celui qui frappe » . . . Mais je suis res­ sont responsables les uns des autres, et moi plus que tout le
ponsable de la persécution des prochains. Si j'appartiens à monde. C'est la formule de Dostoïevski que je cite encore,
un peuple, ce peuple et mes proches sont aussi mes pro- vous le voyez.

1 24 125
Entre nous Philosophie, Justice et Amour

par la forme ? ,., je soutiens l'individuation par la responsabi­


- Et la relation entre la justice et l'amour ? lité pour autrui. C'est aussi dur ; tout le côté consolateur de
cette éthique, je le laisse à la religion.
- La justice sort de l'amour. Cela ne veut pas du tout dire
que la rigueur de la justice ne puisse pas se retourner contre
- La douceur appartiendrait-elle à la religion ?
l'amour entendu à partir de la responsabilité. La politique,
laissée à elle-même, a un déterminisme propre. L'amour - Ce qui manque à la responsabilité comme principe
doit toujours surveiller la justice. Dans la théologie juive - je d'individuation humain, c'est peut-être que Dieu vous aide à
ne suis pas guidé par cette théologie explicitement - Dieu être responsable ; c'est ça la douceur. Mais pour mériter
c'est Dieu de la justice, mais son attribut principal est la l'aide de Dieu, il faut vouloir faire ce qu'il faut faire sans son
miséricorde. Dans le langage talmudique, Dieu s'appelle aide. Je n'entre pas théologiquement dans cette question. Je
toujours Rachmana, le Miséricordieux : tout ce thème est décris l'éthique, c'est l'humain en tant qu'humain. Je pense
étudié dans l'exégèse rabbinique. Pourquoi il y a deux récits que l'éthique n'est pas une invention de la race blanche,
de la création ? Parce que l'Éternel - appelé Elohim dans le d'une humanité qui a lu les auteurs grecs dans les écoles et
premier récit - a voulu d'abord - tout cela n'est qu'apologue qui a suivi une certaine évolution. La seule valeur absolue
bien sûr - créer un monde sur le seul appui de la justice. Il c'est la possibilité humaine de donner sur soi une priorité à
n'aurait pas tenu. Le deuxième récit où le Tétragramme l'autre. Je ne crois pas qu'il y ait une humanité qui puisse
apparaît atteste l'intervention de la miséricorde. récuser cet idéal, dût-on le déclarer idéal de sainteté. Je ne
dis pas que l'homme est un saint, je dis que c'est celui qui a
- L'amour est donc originaire ?. . . compris que la sainteté était incontestable. C'est le commen­
- L'amour est originaire, c e n'est pas du tout théolo- cement de la philosophie, c'est le rationnel, c'est l'intelli­
giquement que je parle ; moi je l'emploie peu, le mot amour, gible. On a l'air en disant cela de s'éloigner de la réalité.
c'est un mot usé et ambigu ; et puis il y a une sévérité : cet Mais on oublie notre rapport aux livres - c'est-à-dire au lan­
amour-là est commandé. Dans mon dernier livre, qui gage inspiré - qui ne parlent que de cela. Le livre des livres,
s'appelle De Dieu qui vient à l'idée, il y a une tentative (en et toute la littérature qui n'est peut-être que pressentiment
dehors de toute théologie) de demander à quel moment ou rappel de la Bible. On est facilement porté à soupçonner
s'entend la parole de Dieu. Elle est inscrite dans le Visage dans nos livres le pur livresque et l'hypocrisie du livresque,
d'Autrui, dans la rencontre d'Autrui ; double expression de en oubliant la profondeur de notre relation au livre. Il y a
faiblesse et d'exigence. Est-ce parole de Dieu ? Parole qui des livres dans toute humanité, ne seraient-ils que livres
m'éxige comme responsable de l'Autre ; et il y a là une élec­ d'avant les livres : langage inspiré des proverbes, des fables et
tion, parce que cette responsabilité est incessible. Une res­ du folklore même. L'être humain n'est pas seulement au
ponsabilité que vous cédez à quelqu'un n'est plus responsa­ monde, pas seulement un in-der- Welt-Sein, mais aussi zum­
bilité. Je me substitue à tout homme et personne ne peut se Buch-Sein en relation à la Parole inspirée, ambiance aussi
substituer à moi, et dans ce sens-là je suis élu. Pensons importante pour notre exister que les rues, les maisons et les
encore à ma citation de Dostoïevski. j'ai toujours pensé que vêtements. On interprète à tort le livre comme pur Zuhan ­
l'élection n'est pas du tout un privilège ; c'est la caractéris­ denes, comme ce qui se prête à la main, comme un manuel.
tique fondamentale de la personne humaine, en tant que Ma relation au livre n'est pas du tout de pur usage, elle n'a
moralement responsable. La responsabilité est une indivi­ pas la même signification que celle que j'entretiens avec le
duation, un principe d'individuation. Sur le fameux pro­ marteau ou le téléphone.
blème, " l'homme est-il individué par la matière, individué

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Entre nous Philosophie, Justice et A mour

- Sur ce rapport entre la philosophie et la religion, ne pas moi, c'est l'autre. '' La réponse de Caïn est sincère. Dans
croyez-vous pas qu'à l'origine du philosopher il y a une intui­ sa réponse manque seulement l'éthique ; il y a de l'ontologie
tion de l'être qui serait proche de la religion ? seulement : moi c'est moi et lui c'est lui. Nous sommes des
- Je dirais en effet, dans la mesure où je dis que la rela­ êtres ontologiquement séparés.
tion à autrui est le commencement de l'intelligible, que je ne
peux pas décrire la relation à Dieu sans parler de ce qui - Dans cette relation à Autruz� comme vous avez dit, la
m'engage à l'égard d'autrui. Je cite toujours, quand je parle à conscience perd sa première place ...
un chrétien, Matthieu, 25 : la relation à Dieu y est présentée - Oui, l a subjectivité, e n tant que responsable, est une
comme une relation à l'autr� homme. Ce n'est pas une subjectivité qui est d'emblée commandée ; en quelque
métaphore : en autrui il y a présence réelle de Dieu. Dans manière l'hétéronomie est ici plus forte que l'autonomie,
ma relation à autrui j'entends la Parole de Dieu. Ce n'est pas sauf que cette hétéronomie n'est pas un esclavage, n'est pas
une métaphore, ce n'est pas seulement extrêmement impor­ un asservissement. Comme si certaines relations purement
tant, c'est vrai à la lettre. Je ne dis pas qu'autrui est Dieu, formelles, quand elles se remplissent de contenu, pouvaient
mais que dans son Visage j'entends la Parole de Dieu. avoir un contenu plus fort que la nécessité formelle qu'elles
signifient. A commandant B est une formule de la non­
- C'est un médiateur entre Dieu et nous ? liberté de B ; mais si B est homme et A est Dieu, la subordi­
- Ah ! non, non, pas du tout, ce n'est pas la médiation - nation n'est pas servitude, au contraire, c'est un appel à
c'est le mode selon lequel la parole de Dieu retentit. l'homme. Il ne faut pas toujours formaliser : Nietzsche pen­
sait que si Dieu existe, le je est impossible. Cela peut être
- Il n'y aurait pas de différence ? très convaincant, si A commande B, B n'est plus autonome,
n'a plus de subjectivité, mais quand en pensant, vous ne res­
- Non, écoutez, là nous faisons de la théologie !
tez pas dans le formel, quand vous pensez à partir des conte­
nus, une situation dite d'hétéronomie a une tout autre signi­
- Quelle serait la relation entre l'Autre et Autrui ?
fication. La conscience de responsabilité d'emblée obligée
- Pour moi, Autrui c'est l'autre homme. Voulez-vous n'est certes pas au nominatif, elle est plutôt à l'accusatif. Elle
qu'on fasse un peu de théologie ? Dans l'Ancien Testament, est « ordonnée ,,, et le mot « ordonner '' est très bon en fran­
vous savez, Dieu descend aussi vers l'homme. Dieu le Père çais : quand on devient prêtre, on est ordonné, mais en réa­
descend par exemple dans Genèse, 9, 5, 1 5 et Nombres, 11, lité on reçoit des pouvoirs. Le mot « ordonner '' en français
17, Exode, 1 9, 18. Il n'y a pas de séparation entre le Père et signifie à la fois avoir reçu l'ordre et être consacré. C'est
la Parole ; c'est sous forme de parole, sous forme d'ordre dans ce sens-là que je peux dire que la conscience, la sub­
éthique ou d'ordre d'aimer que se fait la descente de Dieu. jectivité n'a plus dans sa relation à l'autre la première place.
C'est dans le Visage de l'Autre que vient le commandement Il y a, dans ma manière de voir, une opposition à la tendance
qui interrompt la marche du monde. Pourquoi me senti­ de toute une partie de la philosophie contemporaine qui
rais-je responsable en présence du Visage ? C'est cela la veut voir dans l'homme une simple articulation ou un
réponse de Caïn, quand on lui dit : « Où est ton frère ? ,,, il simple moment d'un système rationnel, ontologique qui n'a
répond : « Est-ce que je suis le gardien de mon frère ? '' C'est rien d'humain ; même chez Heidegger le Dasein est en fin
cela le Visage de l'Autre pris pour une image entre images de compte une structure de l'être en général tenu à son
et quand la Parole de Dieu qu'il porte reste méconnue. Il ne métier d'être, « à sa geste d'être ,,, à son événement d'être.
faut pas prendre la réponse de Caïn comme s'il se moquait L'humain n'est pas jusqu'au bout le sens de l'être ; l'homme
de Dieu, ou comme s'il répondait en petit garçon : « Ce n'est est un étant qui comprend l'être et, dans ce sens-là, il en est

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Entre nous Philosophie, Justice et Amour

la manifestation et ainsi seulement il intéresse la philo­ sance on est deux, même quand on est seul, même quand on
sophie. De même dans certaines pensées de la recherche prend conscience de soi, il y a rupture déjà. Les diverses
structuraliste se dégagent des règles, des formes pures, des relations qui peuvent exister dans l'homme et dans l'être, se
structures universelles, des ensembles qui ont une légalité jugent toujours selon leur proximité ou leur éloignement de
aussi froide que la légalité mathématique. Et puis cela l'unité. Qu'est-ce que la relation ? Qu'est-ce que le temps ?
commande l'humain. Vous avez chez Merleau-Ponty un pas­ Une déchéance de l'unité, une déchéance de l'éternité. Il y a
sage très beau où il analyse la manière dont une main beaucoup de théologiens, dans toutes les religions, qui disent
touche l'autre. Une main touche l'autre, l'autre main touche que la bonne vie est une coïncidence avec Dieu ; coïn­
la première ; la main par conséquent est touchée et touche le cidence, cela veut dire le retour à l'unité. Alors que dans
toucher, une main touche le toucher. Structure réflexive : l'insistance sur la relation à autrui dans la responsabilité
c'est comme si l'espace se touchait lui-même à travers pour lui, s'affirme l'excellence propre de la socialité : en lan­
l'homme. Ce qui plaît ici, c'est peut-être cette structure non gage théologique, la proximité de Dieu, la société avec
humaine - pas humaniste, n'est-ce pas ? - où l'homme n'est Dieu.
qu'un moment. Dans la même méfiance à l'égard de
l'humanisme selon la philosophie contemporaine il y a une - C'est l'excellence de la multiplicité ?
lutte avec la notion de sujet. On veut un principe d'intelligi­ - C'est l'excellence du multiple, qui évidemment peut
bilité qui n'enveloppe plus l'humain, que le sujet évoque un être pensé comme une dégradation de l'un. Pour citer
principe qui ne soit pas enveloppé par le souci de la destinée encore un verset, l'homme créé est béni par un « multipliez­
humaine. Par contre, quand je dis que la conscience dans la vous ». En termes éthiques et religieux : tu auras qui aimer,
relation à l'autre perd sa place première, ce n'est pas dans ce tu auras pour qui exister, tu ne peux pas être pour toi tout
sens-là ; je veux dire au contraire que dans la conscience seul. Il les créa homme et femme d'emblée, « Homme et
ainsi pensée il y a l'éveil à l'humanité. L'humanité de la femme il les a créés ''· Alors qu'à tout moment, pour nous
conscience n'est pas du tout dans ses pouvoirs mais dans sa Européens, pour moi et pour vous, l'essentiel c'est s'appro­
responsabilité. Dans la passivité, dans l'accueil, dans l'obli­ cher de l'unité, l'essentiel c'est la fusion. On dit que l'amour
gation à l'égard d'autrui : c'est l'autre qui est premier, et, là, est une fusion, qu'il triomphe dans la fusion. Diotime, dans
la question de ma conscience souveraine n'est plus la pre­ le Banquet de Platon, dit que l'amour comme tel est un
mière question. Je préconise, c'est le titre de l'un de mes demi-dieu, parce que précisément il n'est que séparation et
livres, << l'humanisme de l'autre homme ''· désir de l'autre.
Dernière chose, qui me tient beaucoup à cœur, dans toute
cetté priorité de la relation à l'autre il y a une rupture avec - Dans cette perspective, quelle serait selon vous la dif­
une grande idée traditionnelle de l'excellence de l'unité, férence entre Eros et Agapé ?
dont la relation serait déjà privation : la tradition ploti­
- Je ne suis pas du tout freudien, par conséquent je ne
nienne. Mon idée consisterait à penser la socialité comme
pense pas qu' Agapé sorte de l'Éros. Mais je ne nie pas que la
indépendante de l'unité << perdue ''·
sexualité soit aussi un important problème philosophique ; le
sens de la division de l'humain en homme et femme ne se
- D'où votre critique de la philosophie occidentale comme
réduit pas à un problème biologique. Autrefois, je pensais
égologie ?
que l'altérité commence dans le féminin. C'est en effet une
- Comme égologie, oui. Si vous lisez les Ennéades, l'Un altérité très étrange : la femme n'est ni le contradictoire ni le
n'a même pas conscience de soi, s'il avait conscience de soi il contraire de l'homme, ni comme les autres différences. Ce
serait déjà multiple, en perte de perfection. Dans la connais- n'est pas comme l'opposition de la lumière et des ténèbres.

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Entre nous Philosophie, Justice et Amour

Distinction qui n'est pas contingente, et il faut chercher la prend pour justice, c'est la loi de l'être. Sans maladie, sans
place de cela par rapport à l'amour. Je ne peux pas vous en exception, sans désordre, c'est l'ordre de l'être. Je n'ai
dire plus maintenant ; je pense en tout cas que l'Éros n'est aucune illusion, la plupart du temps cela se passe ainsi et
pas du tout l'Agapé, que l' Agapé n'est pas un dérivé ni cela risque de revenir. L'humanité arrive à l'amitié, même
l'extinction de l'amour-Éros. Avant l'Éros il y eut Visage ; quand cela semble s'interrompre, mais construit aussi un
l'Éros lui-même n'est possible qu'entre Visages. Le pro­ ordre politique où le déterminisme de l'être peut réappa­
blème de l'Éros est philosophique et concerne l'altérité. J'ai raître. Je n'ai aucune illusion là-dessus et n'ai pas de philo­
écrit il y a trente ans un livre qui s'appelle le Temps et l'Autre sophie optimiste sur la fin de l'histoire. Les religions en
- où je pensais que le fémini� était l'altérité même ; je ne le savent peut-être plus là-dessus. Mais l'humain consiste à agir
renie pas, mais je n'ai jamais été freudien. Dans Totalité et sans se laisser guider par ces possibilités menaçantes. L'éveil
Infini il y a un chapitre sur l'Éros, qui le décrit comme à l'humain, c'est cela. Et il y eut dans l'histoire des justes et
l'amour qui devient jouissance, alors que de l'Agapé j'ai une des saints.
vision grave à partir de la responsabilité pour autrui.
- Est-ce que l'être serait aussi l'inertie, le fait de ne pas
- Vous dites que « la responsabilité pour l'autre vient d'en répondre, de ne pas se réveiller à autrui ?
deçà de ma liberté ». C'est la problématique de l'éveil-réveil. Se - L'inertie est certes la grande loi de l'être ; mais
réveiller, c'est se découvrir responsable de l'autre; c'est se l'humain y surgit et peut la déranger. Pour longtemps ?
découvrir toujours-en-dette en deçà même de la liberté. Se Pour un moment ? L'humain est un scandale dans l'être'
réveiller et répondre : est-ce la même chose ? Se découvrir-en­ une « maladie » de l'être pour les réalistes, mais pas le mal.
dette : est-ce déjà répondre ? Ou, entre le « se découvrir » et le
« répondre », n'y a-t-il pas la liberté? (possibilité de la mau­ - La folie de la croix ?
vaise foi, de la non-réponse).
- Oui, certainement, si vous voulez, cela convient à l'idée
- Ce qui est important, c'est que la relation à autrui soit que je viens d'exprimer, et il y a des idées équivalentes dans
l'éveil et le dégrisement ; que l'éveil soit obligation. Vous me la pensée juive, il y a l'histoire même du peuple juif. Cette
dites : cette obligation n'est-elle pas précédée d'une libre idée de la crise de l'être décrit pour moi quelque chose qui
décision ? Ce qui m'importe, c'est dans la responsabilité est spécifiquement humain et correspond certainement à ses
pour autrui comme un engagement plus ancien que toute instants prophétiques. Dans la structure même de la prophé­
délibération mémorable constitutive de l'humain. Il est tie s'ouvre une temporalité rompant avec la « rigueur » de
évident qu'il y a dans l'homme la possibilité de ne pas l'être, avec l'éternité comprise comme présence qui ne passe
s'éveiller à l'autre ; il y a la possibilité du mal. Le mal, c'est pas.
l'ordre de l'être tout court - et, au contraire, aller vers l'autre
c'est la percée de l'humain dans l'être, un « autrement - C'est l'ouverture du temps ?
qu'être ». Je n'ai pas du tout la certitude que « l'autrement
qu'être » soit assuré de triompher, il peut y avoir des pério­ - Oui, il y a le temps qu'on peut entendre à partir de la
des où l'humain s'éteint complètement, mais l'idéal de sain­ présence et du présent et où le passé n'est qu'un présent
teté, c'est ce que l'humanité a introduit dans l'être. Idéal de retenu et le futur un présent à-venir. La re-présentation
sainteté contraire aux lois de l'être. Actions et réactions réci­ serait la modalité fondamentale de la vie mentale. Mais à
proques, compensation des forces déployées, rétablissement partir de la relation éthique à autrui, j'entrevois une tempo­
de l'équilibre, quelles que soient les guerres, quelles que ralité où les dimensions du passé et du futur ont une signifi­
soient les « cruautés » qu'abrite ce langage indifférent qui se cation propre. Dans ma responsabilité pour autrui le passé

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Entre nous Philosophie, Justice et Amour

d'autrui, qui n'a jamais été mon présent, « me regarde », il Miteinandersein, être-avec-autrui, n'est qu'un moment de
n'est pas pour moi une re-présentation. Le passé d'autrui et notre présence au monde. Elle n'a pas la place centrale. Mit,
en quelque façon l'histoire de l'humanité à laquelle je n'ai c'est toujours être à côté de ... ce n'est pas l'abord du Visage,
jamais participé, à laquelle je n'ai jamais été présent est mon c'est zusammensein, peut-être zusammenmarschieren.
passé. Quant au futur - ce n'est pas mon anticipation d'un
présent qui m'attend déjà tout prêt et semblable à l'ordre - C'est un moment, c'est vraz� mais ne pourrait-on pas dire
imperturbable de l'être, " comme si déjà il était arrivé », aussi qu'en même temps c'est une structure essentielle du
comme si la temporalité était une synchronie. L'avenir est le Dasein ?
temps de la pro-phétie, qui est aussi un impératif, un ordre
moral, message d'une inspiration. J'ai essayé de présenter - Oui, certes, mais on a toujours su que l'homme est un
l'essentiel de ces idées dans une étude qui paraîtra pro­ animal social. Ce n'est pas du tout là le sens que je cherche ...
chainement : un futur qui n'est pas un simple à-venir. On dit que dans ma façon de voir - on me le reproche
L'infini du temps ne m'effraie pas, je pense que c'est le souvent - il y a une sous-estimation du monde. Chez Hei­
mouvement même de l'à-Dieu et que le temps est meilleur degger, c'est très important. Dans les Feldwege, il y a un
que l'éternité qui est une exaspération du << présent ,, une arbre ; on n'y rencontre pas d'hommes.
idéalisation du présent ...
- Et une structure ou un moment comme le Fürsorge,
- Vous voyez en Heidegger un continuateur de la philo­ l'assistance à autrui ?
sophie occidentale, qui maintient la primauté du Même sur - Oui, mais je ne crois pas qu'il pense que donner, nour­
l'Autre. . . rir celui qui a faim et habiller celui qui est nu, soit le sens de
- Heidegger est pour moi l e plus grand philosophe du l'être ou soit au-dessus de la tâche d'être.
siècle, peut-être l'un des très grands du millénaire ; mais je
suis très peiné de cela, parce que je ne peux jamais oublier ce - C'est une question qui reste ouverte ...
qu'il était en 1933, même s'il ne l'était que pendant une - Oui, elle reste ouverte. Rassurez-vous : j e n e suis pas
courte période. Ce que j'admire dans son œuvre c'est Sein ridicule, je ne saurais méconnaître la grandeur spéculative
und Zeit. C'est un sommet de la phénoménologie. Les ana­ de Heidegger . Mais les accents dans son analyse sont ail­
lyses sont géniales. Quant au dernier Heidegger, je le leurs. Je répète, ce sont des analyses géniales. Mais que
connais beaucoup moins bien. Ce qui m'effraie un peu, c'est signifie dans sa théorie de la Befindlichkeit la peur pour
aussi le déroulement d'un discours où l'humain devient une autrui ? C'est pour moi un moment essentiel ; je pense même
articulation d'une intelligibilité anonyme ou neutre, à
que craindre Dieu signifie avant tout avoir peur pour autrui.
laquelle la révélation de Dieu est subordonnée. Dans le
La peur pour autrui n'entre pas dans l'analyse heideggé­
Geviert il y a les dieux au pluriel. rienne de la Befindlichkeit parce que dans cette théorie - très
admirable de la double intentionnalité - toute émotion,
- A partir de la dtfférence ontologique qu'établit Heidegger
toute peur est finalement émotion pour soi, peur pour soi,
entre l'étant et l'être, est-ce qu'on ne pourrait pas penser que peur du chien mais angoisse pour soi. Et la crainte pour
l'être heideggerien correspondrait dans une certaine mesure à
l'autre ? . . .
« l'autrement qu'être » ?
Évidemment, o n peut l'interpréter comme l a crainte pour
- Non, je ne le crois pas. Autrement qu'être d'ailleurs soi, sous prétexte que craignant pour l'autre je peux craindre
n'est pas un << quelque chose ». C'est la relation avec autrui, d'être dans la même situation qu'autrui. Mais ce n'est tout
la relation éthique. La relation éthique chez Heidegger, le de même pas cela la crainte pour l'autre : la mère qui a peur

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Entre nous Philosophie, Justice et Amour

pour l'enfant, ou même, chacun d'entre nous qui a peur - On dit que c'était violent mon article sur Gagarine et
pour l'ami, crainte pour l'autre. Heidegger. Il y a chez Heidegger des textes sur la place de
(Mais tout autre homme est ami, vous comprenez ?) l'homme dans l'Europe Centrale. C'est pour lui central,
Comme par hasard dans le chapitre 19 du Lévitique, cer­ l'Europe et l'Occident allemand. Il y a toute une géopoli­
tains versets qui se terminent par : << Et tu craindras Dieu ,, tique chez Heidegger.
concernent les interdits de mauvaise action concernant
l'autre homme. La théorie de la Befindlichkeit n'est-elle pas
- Quelle est l'influence de Rosenzwei'g dans votre pen­
trop courte ici ?
sée ?
- Pensez-vous que Heidegger ferait une sorte de sacralisa­ - C'est sa critique de la totalité, sa critique de Hegel qui
tion du monde, et que sa pensée représente une culmination du m'a le plus apporté, et j'ai été très sensible à l'idée que
paganisme ? l'intelligibilité initiale - c'est là la grande idée de Rosen­
- Il a en tout cas un très grand sens pour tout ce qui fait zweig - c'est la conjoncture Création, Révélation, Rédemp­
paysage ; pas du paysage artistique mais du lieu où l'homme tion. Ce ne sont pas des notions tardives et dérivées - peu
est enraciné. Ce n'est pas du tout une philosophie d'émigré ! importe à quel moment elles apparaissent dans l'histoire -,
Je dirai même que ce n'est pas une philosophie d'émigrant. mais la source de tout sens. Je l'ai redit dans la préface
- Pour moi être migrateur n'est pas être nomade. Il n'y a que j'ai rédigée pour le livre de Stephane Moses sur
rien de plus enraciné qu'un nomade. Mais celui qui émigre Rosenzweig. Dans l'œuvre de Rosenzweig, les moments
est intégralement homme, la migration de l'homme ne abstraits du temps - passé, présent, avenir - sont déforma­
détruit pas, ne démolit pas le sens de l'être. lisés ; il ne s'agit plus du temps, forme vide où il y a trois
dimensions formelles. Le passé c'est la Création. Comme
- Croyez-vous qu'il s'agit chez Heidegger d'un enracine­ si Rosenzweig disait : pour penser concrètement le passé, il
ment géographique ? En lisant par exemple votre texte dans faut penser la Création. Ou le futur, c'est la Rédemption ;
Difficile Liberté sur Heidegger et Gagarine, on a l'impression le présent, c'est la Révélation. Ce que je retiens, ce n'est
que l'enracinement chez Heidegger, tel que vous l'interprétez, pas du tout cette deuxième ou troisième identification,
c'est un enracinement local, sur un espace géographique. mais cette idée très précoce que certaines notions for­
S'agit-il de cela, ou est-ce qu'il pourrait s'agir plutôt d'un enra­ melles ne sont pleinement intelligibles que dans un événe­
cinement dans le Monde ? ment concret, qui semble encore plus irrationnel qu'elles,
mais où elles sont véritablement pensées. C'est certaine­
-, Non, mais l'humain est vécu, est décrit toujours dans le ment aussi l'une des idées apportées par la phénoménolo­
même paysage. Quand on a été un peu sur la lune, on gie husserlienne que Rosenzweig n'a pas connue.
revient certes dans le monde comme dans son village. Mais
Heidegger a dit qu'on ne peut pas vivre dans l'espace géo­
- Et sur l'influence de Buber et Marcel ?
métrique. Gagarine ne s'est pas installé dans l'espace géo­
métrique puisqu'il revint sur terre, mais l'espace géomé­ - J'ai lu Buber très tard, et Marcel aussi, mais j'ai dit,
trique a pu être son lieu et le lieu de son activité dans un petit article qui paraîtra prochainement, que qui­
professionnelle. conque a marché sur le terrain de Buber doit allégeance à
Buber, même s'il ne savait pas où il se trouvait. C'est
- Est-ce que le monde chez Heidegger est effectivement comme si vous alliez traverser la frontière, sans le savoir,
autre chose que le monde terrestre, que l'identification à un vous devez obéissance au pays où vous vous trouvez. C'est
paysage ? Buber qui a identifié ce terrain-là, a vu le thème d'Autrui,

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Entre nous Philosophie, Justice et A mour

le Du, le Tu. Marcel m'est aussi très proche ; mrus Je - En tant qu'idéologie politique, le marxisme est quand
trouve que finalement chez Marcel le dialogue est débordé même une philosophie du pouvoir qui prêche la conquête du
par l'ontologie. Il y a chez Marcel le souci de prolonger pouvoir par la violence.
l'ontologie traditionnelle : Dieu est l'Être. L'idée que Dieu
- C'est le cas de toutes les idéologies politiques ... Mais
est autrement qu'être, au-delà de l'être, comme dit Marion
en principe ceux qui prêchent le marxisme espéraient
- vous avez vu le livre de Marion : Dieu sans l'Être ? ,
rendre le pouvoir politique inutile. C'est ça l'idée de cer­
-

devait l'effrayer.
taines phrases les plus sublimes, quand Lénine disait par
exemple que le jour viendra où la cuisinière pourra diriger
- Diverses tentatives ont été faites, en Amérique latine
un :Ëtat. Ça ne veut pas du tout dire qu'elle dirigera l':Ëtat,
notamment, visant à établir u ne synthèse de votre philosophie
et du marxisme. Qu'en pensez-vous ? mais que le problème politique ne se posera plus dans les
termes d'aujourd'hui. Il y a là un messianisme. Quant à ce
- J'ai connu Dussel, qui autrefois me citait beaucoup, et que c'est devenu en pratique ... Pour moi, une des grandes
qui maintenant est beaucoup plus proche de la pensée poli­ déceptions de l'histoire du xxe siècle a été qu'un mouve­
tique, géopolitique même. D'autre part j'ai fait la connais­ ment comme celui-là ait donné le stalinisme. C'est cela la
sance d'un groupe sud-américain très sympathique qui éla­ finitude !
bore une « philosophie de la libération , - Scannone en
particulier. Nous avons eu ici une réunion, avec Bernhard - Au XDt siècle il y a eu déjà cette fissure entre le socialisme
Casper, mon ami professeur de théologie à Fribourg, et des anarchiste et le socialisme marxiste ...
philosophes catholiques d'Amérique du Sud. Il y a là une
intéressante tentative de revenir à l'esprit populaire sud­ - Certes. Mais la dégénérescence de la générosité en stali­
américain, une grande influence de Heidegger d'autre part nisme est infiniment plus grave.
dans la manière, le rythme du développement, dans la radi­
calité du questionnement. Je suis très heureux, très fier - . . . Dans le marxisme moderne l'idée du dépérissement, qui
même, quand je trouve écho dans ce groupe. C'est une était chère au marxisme initial, a disparu . . .
approbation du fond. Cela veut dire que des gens ont vu - Peut-être, mais i l y a dans c e que j e dis d e l a relation à
« ça » aussi. l'autre place pour un :Ëtat juste. C'est sur ce thème que notre
entretien commença.
- Votre pensée, qui est une pensée de l'amour, peut-elle se
co1tcilier avec une philosophie de la conquête, comme est le - Pensez-vous que cet État pourrait exister ?
marxisme ?
- Oui, il y a un accord possible entre éthique et :Ëtat.
- Non, dans le marxisme il n'y a pas que la conquête ; il y
L':Ëtat juste sortira des justes et des saints plutôt que de la
a la reconnaissance de l'autre. Certes, il consiste à dire :
propagande et de la prédication.
l'autre, nous pouvons le sauver si l'autre réclame ce qui lui
est dû pour lui-même. Le marxisme invite l'humanité à
- Cet amour pourrait rendre non nécessaire l'existence
réclamer ce qu'il est de mon devoir de lui donner. C'est un
même de l'État, comme dit Aristote dans le Traité de l'Amitié.
peu différent de ma distinction radicale entre moi et les
autres mais le marxisme ne peut pas être condamné pour - Je pense plutôt, comme j'ai dit au début, que la charité
cela. Non pas parce qu'il aurait tellement réussi, mais parce est impossible sans la justice, et que la justice se déforme
qu'il a pris l'Autre au sérieux. sans la charité.

1 38
LA CONSCIENCE NON-INTENTIONNELLE

J. LA M}jTHODE

Le sens d'un cheminement philosophique varie pour


celui qui le parcourt selon le moment ou le lieu où il essaie
d'en rendre compte. C'est du dehors seulement que l'on
peut embrasser et juger un tel devenir. Au chercheur lui­
même ne reste que la ressource de décrire les thèmes qui le
préoccupent à l'arrêt même où il essaie de faire le point.
C'est sans doute Husserl qui est à l'origine de mes écrits.
C'est à lui que je dois le concept de l'intentionnalité animant
la conscience et surtout l'idée des horizons de sens qui
s'estompent lorsque la pensée s'absorbe dans le pensé lequel
a toujours la signification de l'être. Horizons de sens que
l'analyse, dite intentionnelle, retrouve quand elle se penche
sur la pensée qui « a oublié », dans la réflexion, et fait revivre
ces horizons de l'étant et de l'être. Je dois avant tout à Hus­
serl - mais aussi à Heidegger - les principes de telles ana­
lyses, les exemples et les modèles qui m'ont enseigné com­
ment on retrouve ces horizons et comment il faut les
chercher. C'est là, pour moi, l'apport essentiel de la phéno­
ménologie auquel s'ajoute le grand principe dont tout
dépend : le pensé - objet, thème, sens - en appelle à la pen­
sée qui le pense, mais détermine aussi l'articulation sub­
jective de son apparaître : l'être détermine ses phénomènes.
Tout cela fixe un nouveau mode de la concrétude. Pour la
phénoménologie cette concrétude englobe et supporte les
abstractions naïves de la conscience quotidienne, mais aussi
scientifique, absorbée par l'objet, empêtrée dans l'objet. D'où
une nouvelle façon de développer les concepts et de passer
d'un concept à l'autre - nouvelle façon qui ne se réduit ni à
un processus empirique, ni à la déduction analytique, syn­
thétique ou dialectique.
Cependant, dans l'analyse phénoménologique de cette
concrétude de l'esprit, apparaît chez Husserl - conformé-

141
Entre nous La conscience non-intentionnelle

ment à une vénérable tradition occidentale - un privilège du nation du vivre et à la formalité du pur exister, du pur être,
théorétique, un privilège de la représentation, du savoir ; et, le psychisme vit ceci ou cela, sur le mode du voir, de
dès lors, du sens ontologique de l'être. Et cela, malgré toutes l'éprouver, comme si vivre et être étaient des verbes transi­
les suggestions opposées que l'on peut également emprunter tifs et ceci et cela compléments d'objets. C'est sans doute ce
à son œuvre : intentionnalité non théorique, théorie de la savoir implicite qui justifie l'emploi large que, dans les Médi­
Lebenswelt (du monde de la vie), le rôle du corps propre et tations, Descartes fait du terme cogito. Et ce verbe à la pre­
que Merleau-Ponty a su mettre en valeur. Là - mais aussi mière personne dit bien l'unité du Moi où tout savoir se
dans les événements qui se sont déroulés de 1933 à 1945 et suffit.
que le savoir n'a su ni éviter ni comprendre - est la raison En tant que savoir, la pensée porte sur le pensable ; sur le
pour laquelle ma réflexion s'écarte des dernières positions pensable appelé être. Portant sur l'être, elle est hors d'elle­
de la philosophie transcendantale de Husserl ou, du moins, même, mais demeure merveilleusement en elle-même ou
de ses formulations. revient à elle-même. L'extériorité ou l'altérité du soi est
Voilà les points que je voudrais signaler en premier lieu reprise dans l'immanence. Ce que la pensée connaît ou ce
pour indiquer ensuite les perspectives que m'ouvre l'affir­ que dans son « expérience » elle apprend est à la fois l'autre
mation de la priorité du rapport à autrui, thème qui et le propre de la pensée. On n'apprend que ce que l'on sait
m'occupe depuis plusieurs années et où il ne s'agit pas des déjà et qui s'insère dans l'intériorité de la pensée en guise de
structures du savoir conformes à l'intentionnalité que Hus­ souvenir évoquable, re-présentable. Réminiscences et imagi­
serl fait intervenir dans l'étude de l'intersubjectivité. Je fini­ nation assurent comme la synchronie et l'unité de ce qui,
rai sur une notion de sens qui, à partir de là, s'impose à la dans l'expérience soumise au temps, se perd ou est seule­
pensée d'une fayon radicalement différente. ment à venir.
Nous trouvons chez Husserl un privilège de la présence,
du présent et de la représentation.
2. PHENOMENOLOGIE ET SAVOIR
La dia-chronie du temps est presque toujours interprétée
C'est dans le psychisme comme savoir - allant jusqu'à la comme une privation de la synchronie. L'advenir de l'avenir
conscience de soi - que la philosophie transmise situe l'ori­ est compris à partir de la protention comme si la temporali­
gine ou le lieu naturel du sensé et reconnaît l'esprit. Tout ce sation du futur n'était qu'une espèce de prise en main, un
qui advient dans le psychisme humain, tout ce qui s'y passe, essai de récupération, comme si l'advenir du futur n'était
ne finit-il pas par se savoir ? Le secret et l'inconscient, refou­ que l'entrée d'un présent.
lés ou altérés, se mesurent encore ou se guérissent par la En tant qu'apprendre, la pensée comporte un prendre,
conscience qu'ils ont perdue ou qui les a perdus. Tout le une saisie, une prise sur ce qui est appris et une possession.
vécu se dit légitimement expérience. Il se convertit en Le « saisir » de l'apprendre n'est pas purement méta­
« leçons reçues » qui convergent en unité du savoir, quelles phorique. Dès avant l'intéressement technique, il est déjà
que soient ses dimensions et ses modalités : contemplation, esquisse d'une pratique incarnée, déjà '' mainmise ». La pré­
volonté, affectivité ; ou sensibilité et entendement ; ou per­ sence se fait maintenant. La leçon la plus abstraite se passe­
ception externe, conscience de soi et réflexion sur soi ; ou t-elle de toute emprise manuelle sur les choses du « monde
thématisation objectivante et familiarité de ce qui ne se pro­ de la vie », de la fameuse Lebenswelt ? L'être qui apparaît au
pose pas ; ou qualités primaires, secondaires, sensations moi de la connaissance ne l'instruit pas seulement, mais ipso
kinesthésiques et cénesthésiques. Les rapports avec le pro­ facto se donne à lui. Déjà la perception saisit ; et le Begriff
chain, le groupe social et Dieu, seraient encore des expé­ conserve cette signification d'emprise. Le « se donner >> -
riences collectives et religieuses. Même réduit à l'indétermi- quels que soient les efforts qu'exige la distance « de la coupe

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Entre nous La conscience non-intentionnelle

aux lèvres » - est à l'échelle de la pensée pensante, lui pro­ Une question peut ici se poser : une pensée à la mesure du
met, à travers sa « transcendance », une possession et une penseur, n'est-ce pas un truisme ? A moins que cela ne signi­
jouissance, une satisfaction. Comme si la pensée pensait à sa fie une pensée incapable de Dieu.
mesure de par le fait de pouvoir - incarnée - rejoindre ce Nous demandons : l'intentionnalité est-elle toujours -
qu'elle pense. Pensée et psychisme de l'immanence : de la comme Husserl et Brentano l'affirment - fondée sur une re­
suffisance à soi. C'est précisément cela le phénomène du présentation ? Ou, l'intentionnalité est-elle le seul mode de
monde : le fait qu'un accord est assuré dans le saisir entre le la « donation de sens » ? Le sensé est-il toujours corrélatif
pensable et le pensant, que son apparaître est aussi un se d'une thématisation et d'une représentation ? Résulte-t-il
donner, que sa connaissance est une satisfaction, comme si toujours du rassemblement d'une multiplicité et d'une dis­
elle comblait un besoin. C'est peut-être cela que Husserl persion temporelle ? La pensée est-elle d'emblée vouée à
exprime quand il affirme une corrélation - qui est la corré­ l'adéquation et à la vérité ? N'est-elle que saisie du donné
lation - entre la pensée et le monde. Husserl décrit le savoir dans son identité idéale ? La pensée est-elle par essence rap­
théorétique dans ses formes les plus achevées - le savoir port à ce qui lui est égal, c'est-à-dire essentiellement athée ?
objectivant et thématisant - comme comblant la mesure de
la visée, l'intentionnalité vide se remplissant.
L'œuvre hégélienne où viennent se jeter tous les courants J. LA MA UVAISE CONSCIENCE ET L 'INEXORABLE
de l'esprit occidental et où se manifestent tous ses niveaux,
est une philosophie à la fois du savoir absolu et de l'homme 1 . A partir de l'intentionnalité, la conscience doit être
satisfait. Le psychisme du savoir théorétique constitue une entendue comme modalité du volontaire. Le mot intention
pensée qui pense à sa mesure et, dans son adéquation au le suggère ; et ainsi se justifie l'appellation d'actes conférée
pensable, s'égale à elle-même, sera conscience de soi. C'est aux unités de la conscience intentionnelle. La structure
le Même qui se retrouve dans l'Autre. intentionnelle de la conscience est d'autre part caractérisée
L'activité de la pensée a raison de toute altérité et c'est en par la représentation. Elle serait à la base de toute
cela, en fin de compte, que réside sa rationalité même. La conscience théorétique ou non théorétique. Cette thèse de
synthèse et la synopsie conceptuelles sont plus fortes que la Brentano conserve sa validité pour Husserl malgré toutes les
dispersion et l'incompatibilité de ce qui se donne comme précisions qu'il y aura apportées et toutes les précautions
autre, comme avant et comme après. Elles renvoient à dont il l'aura entourée dans la notion d'actes objectivants.
l'unité du sujet et de l'aperception transcendantale du je Conscience implique présence, position-devant-soi, c'est­
pense. Hegel écrit ( Wissenschaft der Logik II, Lasson, à-dire la « mondanéité », le fait-d'être-donné. Exposition à la
p. 22 1) : « C'est aux vues les plus profondes et les plus vastes saisie, à la prise, à la com-préhension, à l'appropriation.
de la Critique de la raison pure qu'appartient celle qui La conscience intentionnelle n'est-elle pas, dans l'être,
consiste à reconnaître l'unité qui constitue l'essence du emprise active sur la scène où l'être des étants se déroule, se
concept comme unité originairement synthétique de l'aper­ rassemble et se manifeste ? Conscience comme le scénario
ception, communauté du je pense ou la conscience de soi. » même de l'incessant effort de l'esse en vue de cet esse même,
L'unité du je pense est la forme ultime de l'esprit comme exercice quasi tautologique du conatus auquel se ramène la
savoir, dût-il se confondre avec l'être qu'il connaît et s'iden­ signification formelle de ce verbe privilégié qu'on nomme, à
tifier au système de la connaissance. la légère, auxiliaire.
L'unité du je pense est la forme ultime de l'esprit comme Mais une conscience dirigée sur le monde et sur les objets,
savoir. Et à cette unité du je pense toutes choses se ramènent structurée comme intentionnalité, est aussi indirectement, et
en constituant un système. Le système de l'intelligible est, comme de surcroît, conscience d'elle-même : conscience du
en fin de compte, une conscience de soi. moi-actif qui se représente monde et objets ainsi que

144 145
Entre nous La conscience non-intentionnelle

conscience de ses actes mêmes de représentation, conscience et l'intimzté du non-intentionnel dans la conscience pré­
de l'activité mentale. Conscience cependant indirecte, réflexive ?
immédiate, mais sans visée intentionnelle, implicite et de
pur accompagnement. Non-intentionnel à distinguer de la 2. Le « savoir '' de la conscience pré-réflexive de soi sait-il,
perception intérieure à laquelle elle serait apte à se conver­ à proprement parler ? Conscience confuse, conscience impli­
tir. Celle-ci, conscience réfléchie, prend pour objets le moi, cite précédant toute intention - ou revenue de toute inten­
ses états et ses actes mentaux. Conscience réfléchie où la tion - elle n'est pas acte, mais passivité pure. Non seulement
conscience dirigée sur le monde cherche secours contre de par son être-sans-avoir-choisi-d'être ou de par sa chute
l'inévitable naïveté de sa rectitude intentionnelle, oublieuse dans un entremêlé de possibles déjà réalisés avant toute
du vécu indirect du non-intentionnel et de ses horizons, assomption, comme dans la Geworfenheit heideggérienne.
oublieuse de ce qui l'accompagne. « Conscience '' qui, plutôt que de signifier un savoir de soi,

On est, dès lors, porté - peut-être trop vite - à considérer, est un effacement ou discrétion de la présence. Mauvaise
en philosophie, ce vécu comme savoir encore non explicité conscience : sans intentions, sans visées, sans le masque
ou comme représentation encore confuse que la réflexion protecteur du personnage se contemplant dans le miroir
amènera à la pleine lumière. Contexte obscur du monde du monde, rassuré et se posant. Sans nom, sans situation,
thématisé que la réflexion, conscience intentionnelle, sans titres. Présence qui redoute la présence, nue de tous
convertira en données claires et distinctes, comme celles qui attributs. Nudité qui n'est pas celle du dévoilement ou
représentent le monde perçu lui-même. de la mise à découvert de la vérité. Dans sa non­
Il n'est pas interdit cependant de se demander si, sous le intentionnalité, en deçà de tout vouloir, avant toute faute,
regard de la conscience réfléchie, prise pour conscience de dans son identification non-intentionnelle, l'identité recule
soi, le non-intentionnel, vécu en contrepoint de l'intention­ devant son affirmation, devant ce que le retour à soi de
nel, conserve et livre son sens véritable. La critique tradi­ l'identification peut comporter d'insistance. Mauvaise
tionnellement exercée à l'endroit de l'introspection a tou­ conscience ou timidité : sans culpabilité accusée et respon­
jours soupçonné une modification que subirait la conscience sable de sa présence même. Réserve du non-investi, du non­
dite spontanée sous l'œil scrutateur et thématisant et objecti­ justifié, de << l'étranger sur la terre >> selon l'expression du
vant et indiscret de la réflexion, et comme une violation et psalmiste, du sans-patrie ou du sans-domicile qui n'ose pas
une méconnaissance de quelque secret. Critique toujours entrer. L'intériorité du mental, c'est, peut-être, originelle­
réfutée, critique toujours renaissante. ment cela. Non pas au monde, mais en question. Par réfé­
Que se passe-t-il donc dans cette conscience non-réflexive rence à quoi, en << souvenir '' de quoi, le moi qui déjà se pose
que 1'on prend seulement pour pré-réflexive et qui, impli­ et s'affirme - ou s'affermit - dans le monde et dans l'être,
cite, accompagne la conscience intentionnelle visant dans la reste assez ambigu - ou assez énigmatique - pour se
réflexion, intentionnellement, le soi-même, comme si le reconnaître, selon le mot de Pascal, haïssable dans la mani­
moi-pensant apparaissait au monde et y appartenait ? Que se festation même de son identité emphatique de l'ipséité -
passe-t-il dans cette dissimulation originelle, dans cette dans le langage, dans le dire-je. La priorité superbe de l'A est
façon d'inexprimable, dans ce se-ramasser-sur-soi de l'inex­ A, principe d'intelligibilité et de signifiance, cette souve­
plicite ? Que peut signifier, en quelque façon positivement, raineté, cette liberté dans le moi humain, est aussi, si on
cette prétendue confusion, cette implication ? N'y a-t-il pas peut dire, l'avènement de l'humilité. Mise en question de
lieu de distinguer entre l'enveloppe ment du particulier dans l'affirmation et de l'affermissement de l'être, qui se retrouve
un concept, le sous-entendement du présupposé dans une jusque dans la fameuse - et facilement rhétorique - quête du
notion, la potentialité du possible dans un horizon d'une part << sens de la vie ,,, comme si le moi au-monde qui a déjà pris

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Entre nous La conscience non-intentionnelle

sens à partir des finalités vitales, psychiques ou sociales mon exister, malgré son innocence intentionnelle et
remontait à sa mauvaise conscience. consciente, peut accomplir de violence et de meurtre.
La conscience pré-réflexive, non-intentionnelle, ne sau­ Crainte qui remonte derrière ma « conscience de soi » et
rait se décrire comme prise de conscience de cette passivité, quels que soient, vers la bonne conscience, les retours de la
comme si, en elle, déjà se distinguait la réflexion d'un sujet, pure persévérance dans l'être. Crainte qui me vient du
se posant comme au « nominatif indéclinable », assuré de visage d'autrui. Droiture extrême du visage du prochain,
son bon droit à l'être et « dominant » la timidité du non­ déchirant les formes plastiques du phénomène. Droiture
intentionnel comme une enfance de l'esprit à dépasser ou d'une exposition à la mort, sans défense ; et, avant tout lan­
un accès de faiblesse arrivé à un psychisme impassible. Le gage et avant toute mimique, une demande à moi adressée
non-intentionnel est passivité d'emblée, l'accusatif est son du fond d'une absolue solitude ; demande adressée ou ordre
premier « cas » en quelque façon. A vrai dire, cette passivité signifié, mise en question de ma présence et ma responsa­
qui n'est le corrélat d'aucune action décrit moins la « mau­ bilité.
vaise conscience » du non-intentionnel qu'elle ne se laisse Crainte et responsabilité pour la mort de l'autre homme,
décrire par celle-ci. Mauvaise conscience qui n'est pas la même si le sens ultime de cette responsabilité pour la mort
finitude de l'exister signifiée dans l'angoisse. Ma mort, tou­ d'autrui était responsabilité devant l'inexorable et, à la der­
jours prématurée, met en échec l'être qui en tant qu'être nière extrémité, l'obligation de ne pas laisser l'autre homme
persévère dans l'être, mais ce scandale n'ébranle pas la seul en face de la mort. Même si, face à la mort - où la droi­
bonne conscience d'être, ni la morale fondée sur le droit ina­ ture même du visage qui me demande révèle enfin pleine­
ment et son exposition sans défense et son faire-face lui­
liénable du conatus. Dans la passivité du non-intentionnel -
même - même si, à la dernière extrémité, le ne-pas-laisser­
dans le mode rr ' me de sa « spontanéité » et avant toute for­
seul-l'autre-homme ne consiste, dans cette confrontation et
mulation d'idées « métaphysiques » à ce sujet - se met en
cet impuissant affrontement, qu'à répondre << me voici >> à la
question la justice même de la position dans l'être qui
demande qui m'interpelle. Ce qui est, sans doute, le secret
s'affirme avec la pensée intentionnelle, savoir et emprise du
de la socialité et, dans ses ultimes gratuité et vanité, l'amour
main-tenant : être comme mauvaise conscience ; être en
du prochain, amour sans concupiscence.
question, mais aussi à la question, avoir à répondre - nais­
La crainte pour autrui, crainte pour la mort du prochain,
sance du langage ; avoir à parler, avoir à dire je, être à la pre­
est ma crainte, mais n'est en rien crainte pour moi. Elle
mière personne, être moi précisément ; mais, dès lors, dans
tranche ainsi sur l'admirable analyse phénoménologique
l'affirmation de son être de moi, avoir à répondre de son que Sein und Zeit propose de l'affectivité : structure réflé­
droit à l'être. chie où l'émotion est toujours émotion de quelque émou­
Iéi se révèle le sens profond du mot pascalien : le moi est vant, mais aussi émotion pour soi-même, où l'émotion
haïssable. consiste à s'émouvoir - à s'effrayer, à se réjouir, à s'attrister,
etc. - double << intentionnalité du de et du pour participant
3. Avoir à répondre de son droit d'être, non pas par réfé­ de l'émotion par excellence : de l'angoisse ; être-à-la-mort où
rence à l'abstraction de quelque loi anonyme, de quelque l'être fini est ému de sa finitude pour cette finitude même.
entité juridique, mais dans la crainte pour autrui. Mon « au La crainte pour l'autre homme ne retourne pas à l'angoisse
monde » ou ma « place au soleil », mon chez-moi, n'ont-ils pour ma mort. Elle déborde l'ontologie du Dasein heideggé­
pas été usurpation des lieux qui sont à l'autre homme déjà rien. Trouble éthique de l'être, par-delà sa bonne conscience
par moi opprimé ou affamé ? Citons encore Pascal : « C'est d'être << en vue de cet être même >> dont l'être-à-la-mort
ma place au soleil, voilà le commencement et l'image de marque la fin et le scandale, mais où il n'éveille pas de scru­
l'usurpation de toute la terre. » Crainte pour tout ce que pules.

148 149
Entre nous La conscience non-intentionnelle

Dans le « naturel ,. de l'être-en-vue-de-cet-être-même, par l'identité qui s'identifie et s'affirme et s'affermit dans la vie
rapport auquel toutes choses, comme Zuhandenes - et même des individus humains et dans leur lutte pour l'existence :
l'autre homme -, semblent prendre sens, l'essentielle nature vitale, consciente et rationnelle, la merveille du moi reven­
se met en question. Retournement à partir du visage d'autrui diqué par Dieu dans le visage du prochain - la merveille du
où, au sein même du phénomène dans sa lumière, signifie moi débarrassé de soi et craignant Dieu - est ainsi comme la
un surplus de signifiance qu'on pourrait désigner comme suspension de l'éternel et irréversible retour de l'identique à
gloire qui m'interpelle et me commande. Ce qu'on appelle lui-même et de l'intangibilité de son privilège logique et
parole de Dieu ne me vient-il pas dans la demande qui ontologique. Suspension de sa priorité idéale, négatrice de
m'interpelle et me réclame et, dès avant toute invitation au toute altérité, excluant le tiers. Suspension de la guerre et de
dialogue, déchire la forme de généralité sous laquelle l'indi­ la politique qui se font passer pour la relation du Même à
vidu qui me ressemble m'apparaît et se montre seulement, l'Autre. Dans la déposition par le moi de sa souveraineté de
pour se faire visage de l'autre homme ? Dieu ne me vient-Il moi, dans sa modalité de moi haïssable, signifie l'éthique
pas à l'idée dans cette interpellation plutôt que dans une mais probablement aussi la spiritualité même de l'âme :
quelconque thématisation d'un pensable, plutôt que dans l'humain ou l'intériorité humaine, c'est le retour à l'intério­
une je ne sais quelle invitation au dialogue ? L'interpellation rité de la conscience non-intentionnelle, à la mauvaise
ne me fait-elle pas entrer dans une pensée non­ conscience, à sa possibilité de redouter l'injustice plus que la
intentionnelle de l'in-saisissable ? Par rapport à toute l'affec­ mort, de préférer l'injustice subie à l'injustice commise et ce
tivité de l'être-au-monde - nouveauté d'une non-indif­ qui justifie l'être à ce qui l'assure. Être ou ne pas être, ce
férence pour moi de l'absolument différent, autre, non n'est probablement pas là la question par excellence.
représentable, non saisissable, c'est-à-dire l'Infini, lequel
m'assigne - déchirant la représentation sous laquelle se
manifestent les étants du genre humain - pour me désigner,
dans le visage d'autrui, comme sans dérobade possible,
l'unique et l'élu. Appel de Dieu, il n'instaure pas entre moi
et Lui qui m'a parlé un rapport ; il n'instaure pas ce qui, à
un titre quelconque, serait une conjonction - une co­
existence, une synchronie, fût-elle idéale - entre termes.
L'Infini ne saurait signifier pour une pensée qui va à terme
et l'à-Dieu n'est pas une finalité. C'est, peut-être, cette irré­
duétibilité de l'à-Dieu ou de la crainte de Dieu à l'eschatolo­
gique par laquelle s'interrompt, dans l'humain, la
conscience qui allait à l'être dans sa persévérance ontolo­
gique ou à la mort qu'elle prend pour la pensée ultime, que
signifie, au-delà de l'être, le mot gloire. L'alternative de
l'être et du néant n'est pas l'ultime. L'à-Dieu n'est pas un
processus de l'être : dans l'appel, je suis renvoyé à l'autre
homme par qui cet appel signifie, au prochain pour qui j'ai à
craindre.
Derrière l'affirmation de l'être persistant analytiquement
- ou animalement - dans son être et où la vigueur idéale de

1 50
DE L ' UN À L'AUTRE
TRANSCENDANCE ET TEMPS

J. L 'UN ET L 'INTELLIGIBILITE

Parmi les quatre métaphores qui, dans la ye Ennéade (V,


1, 6), figurent le « mouvement de l'Immobile ,, - ou l'émana­
tion de l'être à partir de l'Un - par lequel se produisent,
selon Plotin, les divers degrés du multiple, la figure de la
lumière que répand le soleil précède celle de la chaleur que
répand le feu, du froid que répand la neige et des parfums
que répand l'objet odoriférant. La multiplicité première,
c'est la lumière du théorétique, de la vision, la dualité du
voir et du vu, de la pensée et du pensé. La première extério­
rité - l'extériorité à l'égard de l'Un - est l'intelligence de
l'Un, mais qui, en tant que connaître, n'est pas seulement
multiple par la distance qui la sépare de l'Un ; à distance de
l'Un, elle n'a affaire qu'à une multiplicité : à la multiplicité
d'idées (platoniciennes) - à la multiplicité qui disperse
l'essence de l'être - au lieu d'avoir en acte affaire à l'Un.
« Elle pense bien ce principe, mais en voulant le saisir en sa

simplicité, elle s'en écarte pour recevoir en elle d'autres


choses qui se multiplient ... Elle possédait une vague esquisse
de l'objet de sa vision, sans quoi elle ne l'aurait pas accueilli
en elle, mais cet objet d'un est devenu multiple ; c'est ainsi
qu'elle le connaît pour le voir et qu'elle est devenue vision
en acte >> (V, 3, 1 1). Elle manque déjà ou elle rate l'unité de
l'Un en atteignant en acte les idées. L'unité de l'Un exclut,
en effet, toute multiplicité, fût-ce celle qui se dessine déjà
dans la distinction entre pensant et pensé, et même dans
l'identité de l'identique conçue en guise de conscience de
soi où, dans l'histoire de la philosophie, on ira, un jour, la
chercher.
Mais l'intelligence qui est intelligence des idées multiples
auxquelles elle accède en acte n'est pas séparée de l'Un

153
Entre nous De l'Un à l'Autre

absolument de par cette multiplicité même : cette multi­ la séparation, pour la philosophie qui y surgit. L'aspiration
plicité reste nostalgie de l'Un, mal du retour. Ce qu'on pour­ au retour est le souffle même de l'Esprit ; mais l'unité
rait appeler mouvement de la connaissance - le voir - ou, consommée de l'Un vaut mieux que l'Esprit et que la philo­
peut-être, en te!"mes d'aujourd'hui, l'intentionnalité noético­ sophie. Le meilleur, c'est cette indivisibilité de l'Un, pure
noématique du savoir, remplie, mais dispersée, est, en tant identité où toute multiplicité et tout nombre sont abolis aux
que dispersée précisément, un état de privation, comparé à « instants » rares que Plotin atteste, quand la distance, ou
l'unité de l'Un ; et cependant, comme si l'Un était pressenti même la distinction du connaître - fût-ce la distinction
par cette privation même ; comme si la connaissance, encore entre le connaître et le connu dans la conscience de soi -
aspiration de par la dispersion même de son voir, allait au­ disparaît sans laisser de traces. L'Un auquel l'intelligence
delà de ce qu'elle voit et thématise et, ainsi, était une trans­ aspire pieusement par-delà les idées qu'elle atteint et saisit
cendance de par la déficience même de sa rationalité plu­ dans leur multiplicité et où pourtant elle s'accomplit, se réa­
rielle ; comme si son accession dispersée à l'essence multiple lise, est en acte, se satis-fait - l'Un par-delà le noème que la
était une piété - Plotin parle de prière (V, J, 6) - à l'égard de noèse de l'intelligence égale - serait, d'après le schéma néo­
l'Un inaccessible. Ambiguïté ou risque couru à distance de platonicien, meilleur que cette aspiration et que cette
l'Un dans le connaître de l'intelligence dont la multiplicité approche dont l'Un est encore absent. Il y aurait de l'amour
peut retenir loin de la << patrie ,, mais, ainsi, comme priva­ dans le regard du connaître, mais, de par cette absence que
tion, « en creux ,,, y rattacher. Tout comme au degré suivant signifie encore la dispersion du connu, cet amour ne vaut
de l'hypostase, l'âme, séparée de l'intelligence et se disper­ que par le terme qu'il recherche et où la recherche
sant parmi les choses d'ici-bas, est capable de se recueillir et s'absorbe, par l'Un où l'amant coïncide avec l'aimé, par le
s'apprête à « entendre les voix d'en haut ». Ce << se recueil­ terme de l'extase où le mouvement de l'extase s'abolit et
lir ,, ce « se convertir à soi ,, ce savoir dans la conscience de s'oublie. L'uniLé consommée de l'Un, << satiété de Chronos »
soi, est déjà un aspirer-au-plus-haut-que-soi, à l'intelligence (V, 1, 4) vaut mieux que l'amour qui, comme dans le Ban­
et, ainsi, à l'Un. quet de Platon, selon l'enseignement de Diotime, reste demi­
Dès lors, nécessité d'une philosophie pour perpétuer la dieu.
nostalgie et l' « amour » de l'Un, logés dans << l'insatis­
faction » de l'intelligence, qui est sa non-indifférence à
l'égard de l'Un dont elle est séparée, à l'égard de l'Un qui en
2. L 'INTELLIGIBILITE DU RETOUR ET LE TEMPS
COMME PRIVA TION
est encore différent. Classicisme de la pensée grecque qui, à
travers le néo-platonisme, sera transmis à la philosophie Le néo-platonisme exaltant cette unité consommée au­
occidentale et lui aura interdit, jusqu'à chez Hegel, de delà de l'être et du savoir, meilleure que l'être et le savoir,
méconnaître dans l'aspiration son in-satisfaction. Déjà « mal­ offrait au monothéisme qui faisait la conquête de l'Europe
heur » de la conscience ! Tout << se complaire » dans l'insatis­ dans les premiers siècles de notre ère un itinéraire et des sta­
faction, et même dans l'amour, en tant qu'aspiration, sous le tions susceptibles de correspondre à des goûts mystiques et à
prétexte qu'ils apportent « en creux » ce dont ils sont le des besoins du salut. La piété était désormais entendue
manque, tout renoncement à la sagesse dans le simple comme se modelant sur l'activité de l'intelligence, sur sa
amour de la sagesse ou philosophie, seront traités de roman­ << vision en acte » d'une multiplicité d'idées - à la fois échec
tisme, appellation péjorative. Philosophie, toujours insatis­ et, dans l'échec, aboutissement relatif ; précisément abou­
faite de n'être que philosophie ! Le retour à l'Un de ce qui tissement comme relation et, ainsi, piété seulement : méta­
s'en était répandu sans le diminuer - la coïncidence avec la phore religieuse d'une espèce formelle dont le genre logique
source d' << au-delà-de-l'être » - serait la grande affaire, dans restait la relation, entendue elle-même à partir de l'unité de

1 54 155
Entre nous De l'Un à l'Autre

l'Un où elle se consomme et se consume, mais dont elle renee attribuées au temps conformément au schéma néo­
signifie la privation. On peut, certes, se demander avec rai­ platonicien où le temps n'est qu'une pure façon de parler
son si la dévotion qui animait cette religion originellement (V, 1, 6) et d'exposer la « réalité éternelle » en tant que
inséparable de l'amour du prochain et du souci de justice ne celle-ci comporte « causalité et ordre ,,, temps comme pure
devait pas trouver dans cette éthique même le lieu de sa nais­ privation de l'éternel ; ou comme son imitation : « Alles Ver­
sance sémantique et la signification de sa non-in-dtfférence gtingliche ist nur ein Gleichnis. » Plénitude de l'héritage grec
pour la différence infinie de l'Un au lieu de la devoir à la non­ transmis et s'imposant à une philosophie se séparant de la
satisfaction du connaitre. Distinction radicale qui s'imposerait religion. « Mais pourquoi pas le théorétique comme arché­
entre religion et relation ! Mais la religion en s'interprétant à type inavoué de l'Un ? >> - venons-nous timidement de
partir du néo-platonisme entendait sa piété comme nostal­ demander dans une phrase incidente à propos de l'événe­
gie, comme aventure d'un retour et d'une corncidence avec ment de la connaissance synthétisante et com-préhensive. A
l'origine, dont l'intelligence restait l'étape pénultième. Elle cette incidente, l'évolution même de la pensée occidentale
recueillait, dès lors, en fait, le rationalisme grec et se trouvait se libérant de la transcendance de l'Un et se retrouvant abso­
lue dans la satis-faction du savoir confère peut-être quelque
ainsi obligée de répondre aux exigences des modèles de sens
créance.
dans lesquels elle s'exposait et qui étaient ceux du théoré­
Dans la connaissance, rapport à la présence c'est-à-dire à
tique, ceux du connaître, nostalgie de l'unité de l'Un. L'hel­
l'être, dans l'ontologie qui se fait lieu originel ou partie du
lénisme se trouvait ainsi transmis à l'histoire de la philo­
sens, se retrouvent les très larges et quasi formelles struc­
sophie européenne laquelle finit par se séparer de la religion
tures du schéma néo-platonicien du retour et de l'union,
pour se suffire comme pensée autonome.
dont la philosophie moderne depuis Descartes 1 - malgré
Que peut signifier cette séparation - restée fidèle cepen­
toutes ses variations - aura conservé le cadre et dont, à
dant à l'intelligibilité du retour à l'Un - sinon, dans un
l'autre bout de son histoire, dans la thématique hégélienne
renoncement à la transcendance de l'Un, la participation au et husserlienne à laquelle si visiblement elle aboutit, on dis­
modèle de l'unité de l'Un et, ainsi, la venue au premier plan tingue encore clairement les contours. Ces structures
de la pensée de la connaissance de l'Intelligence ? L'événe­ marquent, en effet, le retour à soi de la pensée absolue,
ment théorétique de la connaissance où l'acte de connaître l'identité de l'identique et du non-identique dans la
s'efface devant la vérité trouvée - où la vérité est re-trouvée conscience de soi se reconnaissant pensée infinie, « sans
depuis que Socrate nous montra que l'apprendre n'était autre ,,, chez Hegel. Et, selon un autre registre, elles
qu'un retour à un savoir oublié - l'événement théorétique ne commandent la réduction phénoménologique de Husserl où
reste-t-il pas l'analogon ou l'icône (V, 1, 7) - mais pourquoi l'identité de la conscience pure porte en elle, en guise du « je
pas f'archétype inavoué ? - du retour à l'Un, de l'aboutisse­ pense », entendu comme intentionnalité - ego cogito cogita-
ment d'une extase s'évanouissant dans la transcendance
atteinte ou retrouvée ? Connaissance comme retour à la pré­ 1 . Le cogito de Descartes, initialement " événement » théorétique du
sence, c'est-à-dire à l'être, dans l'éclat de l'évidence ; comme doute, couvre toutes les modalités de la pensée. On se souvient du texte
élargissant le cogito dans la Deuxième Méditation Métaphysique :
retour à une multiplicité d'idées, certes, mais aussi toujours " Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est-à-dire une chose qui doute, qui
au rassemblement de ces idées, à leur synthèse, à l'unité de conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi
leur aperception, à leur com-préhension ; et, dans cette co­ et qui sent » On peut présumer que sentir signifie ici et sensation et senti­
•••

présence comprise, retour au lieu même du sens, à la signi­ ment. Selon nos façons actuelles de parler, la signifiance coïncide avec le
savoir. Tout le vécu humain se dit expérience, c'est-à-dire enseignement
fiance du sensé où la dispersion temporelle passe précisé­ ou leçon reçue. Le rapport à autrui serait expérience sociale. Les théolo­
ment pour une privation de l'intelligibilité ou pour son giens qui n'ont plus confiance en la déduction syllogistique et qui n'osent
image dégradée. D'où, en effet, secondarité et pure appa- pas citer l'�criture vérifient l'hypothèse : Dieu dans l'expérience religieuse.

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Entre nous De l'Un à l'Autre

tum - toute transcendance, toute altérité : « toute extério­ réminiscence et imagination - arracherait au passé et au
rité ,. se réduit ou retourne à l'immanence d'une subjectivité futur - simples modes de la mé-prise, de l'inaccessibilité à la
qui elle-même et en elle-même s'extériorise 1• La première main et, ainsi, de l'incompréhensible - la présence, déjà ou
personne du présent, dans le Cogito où Hegel et Husserl se encore, insaisissable du ré-volu ou de l'à-venir. La représen­
reconnaissent sur le sol de la philosophie moderne, garantit tation en serait la prise première à laquelle renvoie encore
au savoir son rassemblement congénital et son auto­ l'intellect pour la compréhension qu'elle fonde. Elle ramène­
suffisance préfigurant l'unité systématique de la conscience rait ces « présents ,, d'abord insaisissables, du passé et du
et l'intégration au système et au présent ou à la synchronie - futur à la simultanéité du thème. Comme si le temps, dans
ou à l'intemporel - du système de tout ce qui est autre. Thé­ sa diachronie, revenait à une éternité manquée, à « l'image
matique philosophique où le temps se trouvera subordonné mobile de l'éternité immobile » ou de l'Un consommé.
à l'éternité, à un présent qui ne passe pas, ni ne se dépasse Henri Bergson qui, pour la première fois dans l'histoire des
dans les lois universelles et éidétiques régissant la dispersion idées, tente de penser le temps en dehors de cet échec de
de l'empirique dans l'idéalité intemporelle qui subsiste l'éternité, aura, en effet, désigné le destin de cette notion
immobile au-dessus de la temporalité immédiate de la dans la philosophie comme celui d'un devenir passant pour
patience humaine, dans la substitution de la rigueur dialec­ une privation de l'éternité.
tique à la durée « incompressible » ou incontournable et que
l'on ne saurait sauter. Ou le temps se trouve subordonné à
l'éternité, selon un autre dessein et projet, quand la « des­ J. LA PENSÉE COMME INTENTIONNALITÉ
cription phénoménologique » s'aventure derrière ou sous
l'abstraction, l'idéalité ou le formel du temps spéculatif. La rationalité du connaître correspondrait à l'absolu de
L'analyse de la temporalité chez Husserl ne revient-elle pas l'Un : la connaissance rejoignant ici-bas - dans l'immanence
de la manifestation évidente - le connu de l'être, ou rejoi­
à dire le temps en termes de présence et de simultanéité : de
gnant, dans la réflexion, la concrétude transcendantale de
présents retenus ou anticipés ? Savoirs du temps ! Comme si
soi-même, est comblée ou s'accomplit : wird erfullt. L'éga­
le temps s'épuisait dans sa façon de se faire connaître ou de
lité de l'Un à lui-même - égalité supposée prototypique -
se conformer aux exigences de sa manifestation. Analyse où
s'est ainsi faite, dans le savoir, adéquation et, dès lors, satis­
le sens du sensé ne fait qu'un avec son aptitude au présent et
faction et comme telle, en tant que signifiance même du
à la représentation, avec la simultanéité d'un ensemble
sensé, le secret d'une civilisation. La connaissance comme
entrant et s'étalant dans un thème ; ou, plus radicalement
recherche est encore privation, mais elle n'est plus impuis­
encore, avec son aptitude à la présence, c'est-à-dire à l'être
sante et pieuse nostalgie de la transcendance de l'Un inat­
(entendu comme verbe) ; comme si, dans la notion de pré­
teignable ou, seulement à titre exceptionnel, atteint. La pré­
sence - ou dans la notion d'être exprimée par présence - un
sence de l'être dans la vérité est saisie et appropriation et le
mode privilégié du temps se confondait avec la naissance
connaître, une activité téléologique. Ce qui reste dans la
même du savoir dans la représentation, la thématisation ou
pensée « en puissance » est aussi un pouvoir. Une téléologie
l'intentionnalité. Comme si le savoir, concrétude de la pré­
anime la conscience selon la Kn'sis husserlienne. La
sence, était le psychisme de toute pensée. La manifestation
conscience va à une fin, à un terme, à un donné, à un
coïnciderait avec la signifiance du sens et en appellerait à la
monde. La connaissance est intentionnalité : acte et volonté.
compréhension. La représentation (Ver-gegenwtirtigung) -
Un auf-etwas-hinauswollen, un « je veux » et un « je peux >>
1 . Cf. notamment Husserl : Krisis der europètischen Wissenschaften, que le vocable même d'intention suggère. Un « je veux » et
p. 1 16 : ... Innenbetrachtung der sich selbst im Aussen ètusserenden Subjek­
"
un « je me présente » que Husserl du moins entend dans
tivitètt. » l'intentionnalité. Pensée qui se dé-pense à représenter ou à

158 1 59
Entre nous De l'Un à l'Autre

maîtriser la présence. L'être dans sa présence s'offre à la et la coïncidence avec l'unité ? C'est la conception domi­
prise en mains, est donation. Les leçons les plus abstraites de nante de la philosophie transmise selon laquelle la pensée
la science commencent dans un monde que nous habitons, est fondamentalement savoir, c'est-à-dire intentionnalité -
au milieu des choses qui se trouvent à la portée de la main. volonté et représentation - que nous essayons de mettre en
Ce sont des choses données dans un monde donné que Hus­ question 1• Notre analyse prendra son départ dans une
serl appelle " monde de la vie » . L'intentionnalité de la réflexion sur l'acte intentionnel.
conscience est concrètement saisie, perception et concept,
pratique incarnée dans toute connaissance, promesse pré­
coce de ses prolongements techniques et de consommation. 4. L 'INTENTIONNALITE ET LA MAUVAISE CONSCIENCE 2
L'être corrélatif de la connaissance, signifiant déjà ainsi à
partir d'une ontologie qu'on pourrait dire idéaliste, est don­ Nous partons de l'intentionnalité telle qu'elle s'expose
née et donation et à prendre. Le sens de la satis-faction n'en dans la phénoménologie husserlienne. En elle l'équivalence
revient pas simplement à l'abstraite adéquation d'un perçu à de la pensée avec le savoir dans son rapport à l'être est for­
mulée de la façon la plus directe. Tout en dégageant l'idée
la mesure de la perception. La concrétude de la satisfaction
d'une intentionnalité originale, non théorétique, de la vie
est jouissance. " Vécu » qui n'est pas simplement « contenu
affective et active de l'âme, Husserl aura maintenu à sa base
de la conscience ,,, mais qui est signifiant : en lui s'identifie
la représentation - l'acte objectivant - adoptant sur ce point
l'identité du << je suis ,,, du cogito se complaisant en soi et,
la thèse de Brentano, malgré toutes les précautions qu'il
ainsi, persévérant dans son être. Identification de l'ipséité
aura prises dans sa nouvelle formulation de cette thèse. Or,
libre de l'homme occidental dans les limites de ses pouvoirs.
le savoir est, oar lui-même, relation à un autre de la
Liberté que les obstacles seuls peuvent limiter : les forces
conscience et comme la visée ou la volonté de cet autre qui
naturelles et sociales et la mort. Obstacles de la Nature et de
est son objet. Husserl en interrogeant l'intentionnalité de la
la Société dont le Savoir peut avoir progressivement raison. conscience veut savoir « worauf sie ei'gentlich hinauswill ».
Obstacle de la mort inassumable, in-compréhensible, qui Cette volonté, que déjà le mot intention suggère, justifie
accrédite l'idée d'une << liberté finie ''· Mais toujours la l'appellation d'actes donnée aux unités de la conscience.
liberté est mesurée par les pouvoirs. Merveille de l'homme Dans l'intuition de la vérité, le savoir se décrit comme rem­
occidental dans sa modernité qui lui est probablement essen­ plissement, comme satisfaction d'une aspiration à l'objet.
tielle : idéal de l'homme satisfait à qui tout le possible est Emprise sur l'être équivalente à la constitution de cet être :
permis. la réduction transcendantale, en suspendant toute indépen­
Les questions que nous posons dès lors peuvent se formu­ dance dans l'être autre que celle de la conscience elle-même,
ler dès maintenant : la pensée ne pense-t-elle que comme fait retrouver cet être suspendu comme noème et mène - ou
investissement de toute altérité s'effaçant dans l'unité du devrait mener - à la pleine conscience de soi s'affirmant
résultat ou dans l'identité de l'identique et du non-identique,
englobant l'absolu atteint ou s'éteignant en lui dans l'ambi­ 1 . Que la mise en question du savoir se fasse dans une pensée philo­
guïté de l'idéalisme et du réalisme philosophique ? La pen­ sophique qui, à nouveau, est savoir, n'est pas la réfutation de cette mise en
question. La mise en question du savoir comme partie du sens n'est pas la
sée pensant l'absolu ne signifie-t-elle que besoin, manque et tentative absurde qui voudrait en montrer la fausseté ou même qui en
nostalgie ou satisfaction, accomplissement et jouissance ? La méconnaîtrait le rôle dans la pensée. Le Savoir révèle le sens et permet le
diachronie du temps ne signifie-t-elle que déficience de pré­ dire. Mais il n'est pas, pour autant, le lieu de l'ultime articulation du
sence et que nostalgie ? La pensée ne peut-elle pas appro­ sensé. Il ne laisse pas de traces dans le sens qu'il révèle. Les formes néces­
saires à la révc!lation ne transforment pas le révélé.
cher l'absolu autrement que par le connaître et dès lors 2. Nous reprenons ici plus largement les idées sur la mauvaise
exceller de par cette approche, meilleure que le retour à l'Un conscience développées dans le contexte de l'essai précédent (cf. p. 145).

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Entre nous De l'Un à l'Autre

comme être absolu, se confirmant comme un moi qui conscience intentionnelle, convertira en données claires et
s'identifie à travers toutes les différences « maître de lui­ distinctes comme celles qui présentent le monde perçu lui­
même comme de l'univers » et capable d'éclairer tous les même ou la conscience réduite absolue.
coins sombres où cette maîtrise du moi serait contestée. Si le Il n'est pas interdit cependant de se demander si, sous le
moi constituant se heurte à une sphère où il se trouve char­ regard de la conscience réfléchie, prise pour conscience de
nellement impliqué dans ce que, par ailleurs, il aurait soi, le non-intentionnel vécu en contrepoint de l'inten­
constitué, il est là au monde comme dans sa peau selon tionnel conserve et livre son sens véritable. La critique tradi­
l'intimité de l'incarnation qui n'a plus l'extériorité du tionnellement exercée à l'endroit de l'introspection a tou­
monde objectif. jours soupçonné une modification que subirait la conscience
Mais une conscience réduite - qui, dans la réflexion sur dite spontanée sous l'œil scrutateur et thématisant et objecti­
elle-même retrouve et maîtrise comme des objets du monde, vant et indiscret de la réflexion, et comme une violation et
ses propres actes de perception et de science et s'affirme une méconnaissance de quelque secret. Critique toujours
ainsi conscience de soi et être absolu - reste aussi, comme de réfutée, critique toujours renaissante.
surcroît, conscience non-intentionnelle d'elle-même, sans Nous demandons : que se passe-t-il donc dans cette
aucune visée volontaire ; conscience non-intentionnelle conscience non-réflexive que l'on prend seulement pour
s'exerçant comme savoir, à son insu, du moi actif qui se pré-réflexive et qui, implicite, accompagne la conscience
représente monde et objets. Elle accompagne tous les pro­ intentionnelle qui dans la réflexion vise intentionnellement
cessus intentionnels de la conscience du moi qui, dans cette le soi-même pensant, comme si le moi-pensant apparaissait
conscience, « agit » et « veut » et a des intentions. Conscience au monde et y appartenait ? Que peut signifier en quelque
de la conscience, « indirecte » et implicite, sans initiative qui façon, positivement, cette prétendue confusion, cette impli­
procéderait d'un moi, sans visée. Conscience passive comme cation ? Il ne suffit pas de se référer à la notion formelle du
le temps qui passe et me vieillit sans moi. Conscience immé­ potentiel. N'y a-t-il pas lieu de distinguer entre l'enveloppe­
diate de soi, non-intentionnelle, à distinguer de la réflexion, ment du particulier dans le concept, le sous-entendement du
de la perception intérieure à laquelle, certes, le non­ présupposé dans une notion, la potentialité du possible dans
intentionnel serait apte à s'offrir comme objet intérieur ou à un horizon d'une part et l'intimité du non-intentionnel dans
laquelle la réflexion serait tentée de se substituer pour en ce qu'on appelle conscience pré-réflexive et qui est la durée
expliquer les messages latents. elle-même ?
La conscience intentionnelle de la réflexion prenant pour Le « savoir » de la conscience pré-réflexive de soi sait-il,
obiet le moi transcendantal, ses états et ses actes mentaux, à proprement parler ? Conscience confuse, conscience
peut aussi thématiser et saisir ou expliciter tous ses modes implicite précédant toute intention - ou durée revenue de
du vécu non-intentionnel, dits implicites. Elle y est invitée toute intention - elle n'est pas acte mais passivité pure.
par la philosophie dans son projet fondamental qui consiste Non seulement de par son être-sans-avoir-choisi-d'être ou
à éclairer l'inévitable naïveté transcendantale d'une de par sa chute dans un entremêlé de possibles déjà réali­
conscience oublieuse de ses horizons, de son implicite et du sés avant toute assomption comme dans la Geworfenheit
temps même qu'elle dure. heideggérienne. « Conscience ,, qui plutôt que de signifier
On est dès lors porté - sans doute trop vite - à considérer un savoir de soi est un effacement ou discrétion de la pré­
en philosophie toute cette conscience immédiate unique­ sence. Pure durée du temps que l'analyse phénoménolo­
ment comme des savoirs non explicites ou comme représen­ gique décrit, certes, dans la réflexion, comme structurée
tation encore confuse à amener à la pleine lumière. intentionnellement selon un jeu de ré-tentions et de pro­
Contexte obscur du monde thématisé que la réflexion, tentions, lesquelles, dans la durée même du temps, restent

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Entre nous De l'Un à l'Autre

du moins explicites ; durée soustraite à toute volonté du fiance, cette souveraineté, cette liberté dans le moi
moi, absolument hors l'activité du moi, et qui - comme humain, est aussi, si on peut dire, l'occurrence de l'humi­
vieillissement - est probablement l'effectuation même de lité. Mise en question de l'affirmation et de l'affermisse­
la synthèse passive à partir de la passivité du laps dont ment de l'être, qui se retrouve dans la fameuse - et facile­
aucun acte de souvenir, restituant le passé, ne saurait ment rhétorique - quête du '' sens de la vie », comme si le
revenir l'irréversibilité. La temporalité du temps échap­ moi absolu qui a déjà pris sens à partir des forces vitales
pant a limine, de par son laps, à toute activité de re­ psychiques ou sociales, ou de sa souveraineté transcendan­
présentation. L'implication de l'implicite ne signifie-t-elle tale, remontait à sa mauvaise conscience.
pas ici autrement que comme des savoirs mais simplement La conscience pré-réflexive, non-intentionnelle, ne sau­
dérobés, autrement qu'une façon de se représenter la pré­ rait parvenir à une prise de conscience de cette passivité,
sence ou la non-présence de l'avenir et du passé ? Durée comme si, en elle, déjà se distinguait la réflexion d'un
comme pure durée, comme non-intervention, comme être­ sujet se posant au « nominatif indéclinable ,,, assuré de son
sans-insistance, comme être-sur-la-pointe-des-pieds, comme bon droit à l'être et « dominant ,, la timidité du non­
être sans oser être : instance de l'instant sans l'insistance intentionnel, telle une enfance de l'esprit à dépasser, tel
du moi et déjà laps, qui « sort en entrant » ! Mauvaise un accès de faiblesse arrivé à un psychisme impassible. Le
conscience que cette implication du non-intentionnel : non-intentionnel est passivité d'emblée, l'accusatif est son
sans intentions, sans visées, sans le masque protecteur du « premier cas ,, en quelque façon. (A vrai dire, cette passi­
personnage se contemplant dans le miroir du monde, ras­ vité qui n'est le corrélat d'aucune activité décrit moins la
suré et se posant. Sans nom, sans situation, sans titres. Pré­ « mauvaise conscience ,, du non-intentionnel qu'elle ne se
sence qui redoute la présence, qui redoute l'insistance du laisse décrire par celle-ci.) Mauvaise conscience qui n'est
moi identique, nue de tous attributs. Dans sa non­ pas la finitude de l'exister signifiée dans l'angoisse. Ma
intentionnalité, en deçà de tout vouloir, avant toute faute, mort toujours prématurée, met peut-être en échec l'être
dans son identification non-intentionnelle, l'identité recule qui en tant qu'être persévère dans l'être, mais dans
devant son affirmation, s'inquiète devant ce que le retour l'angoisse, ce scandale n'ébranle pas la bonne conscience
à soi de l'identification peut comporter d'insistance. Mau­ d'être, ni la morale fondée sur le droit inaliénable du
vaise conscience ou timidité ; sans culpabilité, mais conatus qui est aussi le droit et la bonne conscience de la
accusée ; et responsable de sa présence même. Réserve de liberté. Par contre, dans la passivité du non-intentionnel -
non-investi, du non-justifié, de l' « étranger sur la terre » dans le mode même de sa « spontanéité ,, et avant toute
selon 'l'expression du psalmiste, du sans-patrie ou du « sans formulation d'idées métaphysiques à ce sujet - se met en
domicile » qui n'ose pas entrer. L'intériorité du mental, question la justice même de la position dans l'être, qui
c'est peut-être originellement cela, ce manque d'audace de s'affirme avec la pensée intentionnelle, savoir et emprise
s'affirmer dans l'être et dans sa peau. Non pas l'être-au­ du main-tenant. Voilà l'être comme mauvaise conscience,
monde, mais l'être-en-question. Par référence à quoi, en dans cette mise en question ; être-en-question, mais aussi à
« souvenir » de quoi, le moi qui déjà se pose et s'affirme - la question, avoir à répondre - naissance du langage dans
ou s'affermit - dans l'être, reste assez ambigu - ou assez la responsabilité ; avoir à parler, avoir à dire je, être à la
énigmatique - pour se reconnaître, selon le mot de Pascal, première personne. Être moi précisément ; mais, dès lors,
haïssable dans la manifestation même de son identité dans l'affirmation de son être de moi, avoir à répondre de
emphatique d'ipséité, dans le « dire je ». La priorité son droit d'être. Il faut penser jusque-là « le Moi est haïs­
superbe de l'A est A, principe d'intelligibilité et de signi- sable ,, de Pascal.

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Entre nous De l'Un à l'Autre

5. LE VISAGE ET LA MORT D'AUTRUI l'exposition ou à l'expression du visage. Le premier meur­


trier ignore peut-être le résultat du coup qu'il va porter,
Avoir à répondre de son droit d'être, non pas par réfé­ mais sa visée de violence lui fait trouver la ligne selon
rence à l'abstraction de quelque loi anonyme, de quelque laquelle la mort affecte de droiture imparable le visage du
entité juridique, mais dans la crainte pour autrui. Mon être­ prochain ; tracée comme trajectoire du coup assené et de la
au-monde ou ma << place au soleil » , mon chez-moi, n'ont-ils flèche qui tue.
pas été usurpation des lieux qui sont à d'autres déjà par moi Mais cet en-face du visage dans son expression - dans sa
opprimés ou affamés, expulsés dans un tiers-monde : un mortalité - m'assigne, me demande, me réclame : comme si
repousser, un exclure, un exiler, un dépouiller, un tuer. la mort invisible à qui fait face le visage d'autrui - pure alté­
<< Ma place au soleil - disait Pascal - le commencement et rité, séparée, en quelque façon, de tout ensemble - était
l'image de l'usurpation de toute la terre ». Crainte pour tout << mon affaire ». Comme si, ignorée d'autrui que déjà, dans la

ce que mon exister - malgré son innocence intentionnelle et nudité de son visage, elle concerne, elle « me regardait >>
consciente - peut accomplir de violence et de meurtre. avant sa confrontation avec moi, avant d'être la mort qui me
Crainte de derrière ma < < conscience de soi » et quels que dévisage moi-même. La mort de l'autre homme me met en
soient vers la bonne conscience les retours de la pure persé­ cause et en question comme si, de cette mort invisible à
vérance dans l'être. La crainte d'occuper dans le Da de mon l'autre qui s'y expose, je devenais, de par mon éventuelle
Dasein la place de quelqu'un ; incapacité d'avoir un lieu, une indifférence, le complice ; et comme si, avant même que de
profonde utopie. Crainte qui me vient du visage d'autrui. lui être voué moi-même, j'avais à répondre de cette mort de
Dans mes essais philosophiques, j'ai beaucoup parlé du l'autre, et à ne pas laisser autrui seul à sa solitude mortelle.
visage de l'autre homme comme étant le lieu originel du C'est précisément dans ce rappel de ma responsabilité par le
sensé. Me permettra-t-on de reprendre assez brièvement la visage qui m'assigne, qui me demande, qui me réclame, c'est
description - telle que je la tente maintenant - de l'irruption dans cette tr ise en question qu'autrui est prochain.
du visage dans l'ordre phénoménal de l'apparaître ? Cette façon de me réclamer, de me mettre en cause et
La proximité de l'autre est signifiance du visage. Signi­ d'en appeler à moi, à ma responsabilité pour la mort
fiant d'emblée d'au-delà des formes plastiques qui ne cessent d'autrui, est une signification à tel point irréductible que
de le recouvrir comme un masque de leur présence dans la c'est à partir d'elle que le sens de la mort doit être entendu,
perception. Sans cesse il perce ces formes. Avant toute par-delà la dialectique abstraite de l'être et de sa négation à
expression particulière - et sous toute expression parti­ laquelle, à partir de la violence ramenée à la négation et à
culière qui, déjà pose et contenance donnée à soi, la l'anéantissement, on dit la mort. La mort signifie dans la
recouvre et protège - nudité et dénuement de l'expression concrétude de ce qu'est pour moi l'impossible abandon
comme telle, c'est-à-dire l'exposition extrême, le sans­ d'autrui à sa solitude, dans l'interdit à moi adressé de cet
défense, la vulnérabilité même. Exposition extrême - avant abandon. Son sens commence dans l'inter-humain. La mort
toute visée humaine - comme à un tir « à bout portant » . signifie primordialement dans la proximité même de l'autre
Extradition d'investi et de traqué - de traqué avant toute homme ou dans la socialité. Comme c'est à partir du visage
traque et avant toute battue. Visage dans sa droiture du de l'autre que m'est signifié le commandement par lequel
faire-face-à . . . , droiture de l'exposition à la mort invisible et à Dieu me vient à l'idée.
un mystérieux esseulement. Mortalité - par-delà la visibilité La crainte pour autrui, crainte pour la mort de l'autre
du dévoilé - et avant tout savoir sur la mort. Expression qui homme est ma crainte, mais n'est en rien un s'effrayer. Elle
tente et guide la violence du premier crime : sa rectitude tranche ainsi sur l'admirable analyse phénoménologique
meurtrière est déjà singulièrement ajustée dans sa visée à que Sein und Zeit propose de l'affectivité, de la Bejindlich-

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Entre nous De l'Un à l'Autre

keit : structure réfléchie s'exprimant dans un verbe à forme conscience est sûre d'aller à l'ultime - tout cela est inter­
pronominale où l'émotion est toujours émotion de quelque rompu devant le visage de l'autre homme. C'est peut-être
émouvant, mais aussi émotion pour soi-même ; où l'émotion cet au-delà de l'être et de la mort que signifie le mot gloire
consiste à s'émouvoir - à être effrayé de quelque chose, auquel j'ai eu recours en parlant du visage.
réjoui de quelque chose, attristé de quelque chose, mais aussi L'humain derrière la persévérance dans l'être ! Derrière
à se réjouir pour soi, à s'attrister pour soi, etc. Je m'inquiète et l'affirmation de l'être persistant analytiquement - ou ani­
me soucie de ma mort. Double intentionnalité du de et du malement - dans son être et où la vigueur idéale de l'iden­
pour et ainsi un retour sur soi, retour à l'angoisse pour soi, à tité qui s'identifie et s'affirme et s'affermit dans la vie des
l'angoisse pour sa finitude : dans la peur du chien, une individus humains et dans leur lutte pour l'existence vitale,
angoisse pour ma mort. La crainte pour l'autre homme ne consciente ou inconsciente et rationnelle - la merveille du
retourne pas à l'angoisse pour ma mort. Elle déborde l'onto­ moi revendiqué dans le visage du prochain - ou la merveille
logie du Dasein heideggérien et sa bonne conscience d'être du moi débarrassé de soi et craignant pour autrui - est aussi
en vue de cet être même. Éveil et vigilance éthiques dans ce comme la suspension - comme l'epoché - de l'éternel et irré­
trouble affectif. L'être-à-la-mort de Heidegger marque, versible retour de l'identique à lui-même et de l'intangibilité
certes, pour l'étant, la fin de son être-en-vue-de-cet-être­ de son privilège logique et ontologique. Suspension de sa
même et le scandale de cette fin, mais dans cette fin ne priorité idéale, négatrice de toute altérité par le meurtre ou
s'éveille aucun scrupule d'être. par la pensée englobante et totalisante. Suspension de la
guerre et de la politique qui se font passer pour les relations
du Même à l'Autre. Dans la déposition par le moi de sa sou­
6. L'ETHIQUE OU LE SENS DE L 'ETRE veraineté de moi, sous sa modalité de moi haïssable, signifie
l'éthique mais aussi probablement la spiritualité même de
Dans le naturel de l'être-en-vue-de-cet-être-même, par l'âme, et certainement la question du sens de l'être, c'est­
rapport auquel toutes choses - et même l'autre homme - à-dire son appel à la justification. Elle signifie - à travers
semblent prendre sens, l'essentielle nature se met en ques­ l'ambiguïté de l'identique qui se dit je à l'apogée de son
tion. Retournement à partir du visage d'autrui où, au sein identité inconditionnelle et même logiquement indiscer­
même du phénomène, dans sa lumière même, signifie un nable, autonomie par-dessus tout critère ; mais qui, précisé­
surplus de signifiance qu'on pourrait désigner comme ment, à cet apogée d'identité inconditionnelle, peut aussi
gloire. Elle me demande, me réclame, m'assigne. Ne s'avouer moi haïssable.
devrait-on pas appeler parole de Dieu cette demande ou Le moi, c'est la crise même de l'être de l'étant dans
cettt> interpellation ou cette assignation à responsabilité ?
l'humain. Crise de l'être, non pas parce que le sens de ce
Dieu ne vient-il pas à l'idée précisément dans cette assigna­
verbe aurait encore à être compris dans son secret séman­
tion plutôt que dans la thématisation d'un pensable, plutôt
tique et en appellerait à l'ontologie, mais parce que moi, je
même que dans une quelconque invitation au dialogue ?
me demande déjà si mon être est justifié, si le Da de mon
Cette assignation à responsabilité ne déchire-t-elle pas les
Dasein n'est pas déjà l'usurpation de la place de quelqu'un.
formes de la généralité dans lesquelles mon savoir, ma
Mauvaise conscience qui me vient du visage d'autrui qui
connaissance de l'autre homme me le re-présente comme
dans sa mortalité m'arrache au sol solide où, simple indi­
semblable, pour me désigner dans le visage d'autrui comme
vidu, je me pose et persévère naïvement - naturellement -
responsable sans dérobade possible et, ainsi, comme l'unique
dans ma position. Mauvaise conscience qui me met en ques­
et l'élu ?
L'orientation de la conscience sur l'être dans sa persévé­ tion. Question qui n'attend pas de réponse théorique en
rance ontologique ou dans son être-à-la-mort, où la guise d'informations. Question qui en appelle à la responsa-

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Entre nous De l'Un à l'Autre

bilité laquelle n'est pas un pis-aller pratique qui aurait à voici ,, 1• Responsabilité qui garde sans doute le secret de la
consoler de l'échec du savoir incapable d'égaler l'être. socialité, dont la gratuité totale, fût-elle vaine à la limite,
Responsabilité qui n'est pas la privation du savoir de a � s'appelle amour du prochain, amour sans concupiscence,
compréhension et de la prise, mais l'excellence de la proXI­ mais aussi irréfragable que la mort.
mité éthique dans sa socialité, dans son amour sans concu­ Socialité à ne pas confondre avec une quelconque défail­
piscence. lance ou privation dans l'unité de l'Un. Du fond de la natu­
L'humain, c'est le retour à l'intériorité de la conscience relle persévérance dans l'être d'un étant assuré de son droit
non-intentionnelle, à la mauvaise conscience, à sa possibilité d'être, du cœur de l'identité originelle du moi 2 - et contre
de redouter l'injustice plus que la mort, de préférer l'injus­ cette persévérance, et contre cette identité - se lève, éveillée
tice subie à l'injustice commise et ce qui justifie l'être à ce en face du visage d'autrui, une responsabilité pour autrui à
qui l'assure. qui j'ai donc été voué avant tout vœu, avant d'être présent à
moi-même ou de revenir à soi.
Que signifie cet avant ? Est-ce l'avant d'un a priori ? Mais
7. ETHIQUE ET TEMPS ne reviendrait-il pas dès lors au préalable d'une idée qui
dans un « profond jadis >> de l'innéité aurait déjà été présence
Nous avons essayé une phénoménologie de la socialité à corrélative du je pense et qui - retenue, conservée ou ressus­
partir du visage de l'autre homme en lisant, avant toute
citée dans la durée du temps, dans la temporalité prise pour
mimique, dans sa droiture de visage, une exposition sans
écoulement d'instants - serait, par la mémoire, représentée ?
défense à l'esseulement mystérieux de la mort et en enten­
Ainsi se trouverait encore maintenu le privilège du présent
dant avant toute expression verbale, du fond de cette fai­
dont la théorie platonicienne de la réminiscence est la sou­
;
bles e une voix qui commande, un ordre à moi signifié de
veraine expression et ainsi serait assurée une référence de la

ne pa rester indifférent à cette mort, de ne pas laisser autrui
pensée à la perception ; et ainsi s'affirmerait encore le privi­
mourir seul, c'est-à-dire de répondre de la vie de l'autre
lège de l'éternité comme celui d'un présent-qui-ne-passe­
homme, au risque de se faire le complice de cette mort. Le
pas, dans l'idéalité de l'idée ; éternité dont la durée ou la dia­
faire-face d'autrui, dans sa droiture, signifierait et le sans­
chronie du temps ne serait que la dissimulation ou la défor­
défense et l'opposition de l'altérité, une autorité qui manque
mation ou la privation dans la conscience finie de l'homme.
à l'altérité simplement logique identifiant les individus et les
Privilège aussi du je pense, plus « fort >> que le temps et qui
concepts et les distinguant les uns des autres ou opposant -
rassemble la dispersion des ombres temporelles sous l'unité
réciproquement - les notions par la contradiction ou la
de l'aperception transcendantale, la plus ferme et la plus for­
contrariété. L'altérité d'autrui est la pointe extrême du « tu
melle des formes, plus forte que toute hétérogénéité de
ne commettras pas d'homicide )) et, en moi, crainte pour tout
contenus - pour identifier le divers de l'expérience en
ce que mon exister, malgré son innocence intentionnelle,
l'embrassant et en le ressaisissant identifié dans le savoir de
risque de commettre de violence et d'usurpation. Risque
l'être où il entre. Retrouvailles de l'Un antique. Le je ou le
d'occuper, dès le Da du Dasein, la place d'un autre et ainsi,
concrètement, de l'exiler, de le vouer à la condition misé­ 1. Veillée de charité qui est aussi probablement la naissance latente de
rable dans quelque « tiers ,, ou « quart » monde, de le tuer. la médecine, éveillée, en deçà de tout savoir, par le visage ou la mortalité
Ainsi se dégagerait, dans cette crainte pour l'autre homme, de l'autre homme.
une responsabilité illimitée, celle dont on n'est jamais quit�e, 2. Identité originelle, car s'identifiant sans recours à aucun signe parti­

celle qui ne cesse pas à la dernière extrémité du procham, culier distinctif. Celui-ci, en effet, ne résoudrait pas le problème de l'iden­
tification car à son tour, il demanderait à être retenu comme identique.
même si la responsabilité ne revient alors qu'à répondre, Le moi s� re�onnaît le même en dehors de tout signe - il est une identité
dans l'impuissant affrontement avec la mort d'autrui, « me logiquement indiscernable.

1 70 171
Entre nous De l'Un à l'Autre

je pense qui identifie, serait la raison et le logos de la rationa­ « Devant le visage d'autrui » - avons-nous dit. Peut-on, à
lité. L'ontologie devrait dès lors s'interpréter non pas seule­ proprement parler, utiliser ici la préposition : devant ? N'a­
ment comme un savoir doublant l'être, mais comme l'ultime t-on pas confondu en parlant ainsi la signification du visage
retour de l'identité de l'être à elle-même, comme retour à avec les formes plastiques de la représentation qui déjà le
l'Un. masquent, alors que, dans sa nudité formelle - ou dénudé
C'est, au contraire, un passé irréductible au présent qui des formes - le visage exprime la mortalité et signifie un
semble signifier dans l'antériorité éthique de la responsabi­ commandement ? N'a-t-on pas déjà méconnu l'incessant
lité-pour-autrui, sans référence à mon identité assurée de surplus de sens qui dé-fait ces formes plastiques ? Surplus
son droit. Me voilà, dans cette responsabilité rejeté vers ce qui ne se représente pas - ne se présente pas - mais signifie à
qui n'a jamais été ni ma faute, ni mon fait, vers ce qui n'a l'impératif avec autorité ou gloire. Il faut revenir - ne fût-ce
jamais été en mon pouvoir, ni en ma liberté, vers ce qui ne que d'une façon très générale et rapide - sur le comment de
me vient pas en souvenir. Signifiance éthique d'un passé qui cette signifiance glorieuse du commandement, sur l' << impé­
me concerne, qui me << regarde », qui est << mon affaire » en rativité » , si on peut dire, de cet impératif originel.
dehors de toute réminiscence, de toute rétention, de toute Le visage d'autrui me concerne sans que la responsabilité­
représentation, de toute référence à un présent remémoré. pour-autrui qu'il ordonne me permette de remonter à la pré­
Signifiance dans l'éthique d'un pur passé irréductible à mon sence thématique d'un étant qui de ce commandement
présent et, ainsi, d'un passé originaire. Signifiance originaire serait la cause ou la source. Il ne s'agit pas ici, en effet, de
d'un passé immémorial, à partir de la responsabilité pour recevoir un ordre en le percevant d'abord et d'y obéir
l'autre homme. Ma participation non-intentionnelle à l'his­ ensuite dans une décision, dans un acte de volonté. L'assu­
toire de l'humanité, au passé de§ autres qui me regarde. jettissement de l'obéissance précède, dans cette proximité du
La responsabilité pour autrui ne revient pas à une pensée visage, l'entendement de l'ordre. Obéissance précédant
remontant à une idée donnée jadis au << je pense » et par lui l'entendement de l'ordre - ce qui mesure ou atteste une
retrouvée. Le conatus essendi naturel d'un Moi souverain, est extrême urgence du commandement où s'ajournent à jamais
mis en question devant le visage d'autrui, dans la vigilance les exigences de déduction que pourrait élever un << je
éthique où la souveraineté du moi se reconnaît << haïssable » pense » prenant connaissance d'un ordre. Urgence par
et sa place au soleil - << image et commencement de l'usur­ laquelle l'impératif est, « toutes choses cessantes ,,, catégo­
pation de toute la terre ». La responsabilité pour autrui signi­ rique et assujettissement irréversible, c'est-à-dire ne se prê­
fiée - comme un ordre - dans le visage du prochain, n'est tant pas au retournement de la passivité en activité, au
pas en moi simple modalité de l' << aperception transcendan­ retournement qui caractérise la réceptivité intellectuelle
tale '» 1 • s'invertissant toujours en spontanéités de l'accueil.
Mais « assujettissement d'une obéissance précédant
l'entendement de l'ordre >> - est-ce seulement une insanité et
1 . L'identité du moi justifiant le pronom « me dans l'expression telle
>>
un absurde anachronisme ? N'est-ce pas plutôt la description
que « me voici rejeté vers un passé immémorial », signifie, dans son de la paradoxale modalité de l'inspiration, rompant précisé­
« accusatif » de « me », une identité déjà redevable à la fraternité histo­
rique qu'instaure la responsabilité pour l'autre homme. En effet, l'idée de ment avec l'intellectualisme du savoir et dessinant, dans
l'humanité et de son unité n'est pas purement générique comme l'anima­ l'obéissance à l'ordre absolu, la diachronie même du futur ?
lité. Déjà elle suppose l'histoire qui se dessine à partir de la responsabilité N'est-ce pas la façon sans pareille dont, absolument irréver­
pour l'autre, répondant d'un passé immémorial. Responsabilité où se
sible, le futur commande le présent sans que cette façon de
noue l'« esprit d'un peuple » et, de là, de l'humanité. L'histoire - passé
non remémoré - ne signifie-t-elle pas, dès lors, la concrétude originaire concerner, sans que cette << affection >> par le commande­
du passé ? ment et cette passivité ou patience se réduisent à une

1 72 173
Entre nous De l'Un à l'Autre

« simultanéité » quelconque, à une quelconque super­ l' impérativité » même du commandement et sa bonté.
«

position, ftlt-elle partielle ou ponctuelle du « présent » et du Concrétude du paradoxe de l'idée de l'infini de la trois ième
futur, sans que le futur soit dominé dans l'à-venir ou le saisir Méditation Métaphysique de Descartes.
d'une anticipation - ou d'une pro-tention - sans que la Inspiration éthique et futur - signifiance de la prophétie.
représentation de la peur ou de l'espérance offusquent la Nous voudrions suggérer la diachronie du futur à partir de
dia-chronie du temps et l'outrance et l'autorité de l'impéra­ l'inspiration prophétique que n'égale pas l'impatience de
tif ? L'inspiration rompt précisément avec l'intellectualisme l'anticipation dans l'idée husserlienne de visée, d'intention­
du savoir : comme si l'ordre se formulait dans la voix de nalité et de pro-tention. L'idée de l'Infini enseignée dans
celui-là même qui lui obéit. Telle serait, par-delà toute son paradoxe par Descartes, pensée sans pareille, pensant
métaphore, la voix de la conscience éthique qui n'est pas la plus qu'elle ne peut contenir dont nous avons essayé de dire
simple innéité d'un instinct ni l'intentionnalité où le je pense la sagesse concrète dans l'obéissance au commandement qui,
garderait le dernier mot investissant ce qui s'impose à lui, dans le visage d'autrui, me voue à l'autre homme - voilà de
retournant impatiemment, dans la « prise de conscience "• sa la « visée du futur "• par-delà l'à-venir, la vraie << phénomé­
passivité irréversible en initiative, égalant ce qu'il accueille, nologie ». Pensée pensant plus qu'elle ne pense ou pensée
détruisant toute autorité. La conversion du pour-soi en qui, en pensant, fait mieux que de penser, puisqu'elle se
pour-l'autre de la responsabilité, ne saurait à nouveau se trouve déjà responsabilité pour autrui dont la mortalité - et
jouer dans un pour-soi autonome et fût-ce en guise d'une par conséquent la vie - me regarde. Pensée contrainte à
simple découverte faite par le « je pense » inflexible, mais l'impératif catégorique, inspirée par un Dieu inconnu 1,
encore réfléchissant sur soi, d'une modalité secrète contrainte au port de responsabilités incessibles, mais, ainsi,
jusqu'alors insoupçonnée de quelque << nature profonde ''· consacrant mon unicité personnelle, ma primogéniture et
Hétéronomie de l'obéissance éthique qui, en guise d'ins­ élection. Dés-inter-essement d'une responsabilité pour
piration, n'est pas le déploiement d'une vis a tergo ; elle vient autrui et pour son passé - passé, pour moi, immémorial - à
de face : assujettissement à l'ordre signifié dans le visage de partir du futur de la prophétie - sans lesquels le Dieu in­
l'autre homme qui n'est pas approché comme un thème. connu resterait inaudible en sa gloire, rompant sa négative
Obéissance à l'ordre absolu - à l'autorité par excellence - théologie sans parole - voilà la temporalité en laquelle se
obéissance originaire à l'autorité par excellence, à la parole dénoue dans l'éthique l'intrigue de l'être et de l'ontologie.
de Dieu, à condition de ne nommer Dieu qu'à partir de
cette obéissance. Dieu in-connu qui ne prend pas corps et
s'expose aux reniements de l'athéisme !
Mais est inséparable de l'obéissance assujettie à son ordre
inspiré, la signification ou le contenu de cet ordre : est
ordonnée la responsabilité pour l'autre homme, la bonté
arrachant le moi à son irrésistible retour à soi, l'arrachement
du moi à la persévérance inconditionnelle de l'étant dans
son être. Il faut souligner l'unité entre l'éthique de cet assu­
jettissement à un commandement ordonnant la responsabi­
lité pour autrui et la diachronie du futur dans cet assujettisse­
ment irréversible qui ne s'inverse pas en savoir et qui,
1. Dieu in-connu soustrait au thème et à la pure droiture du tutoie­
comme inspiré au-delà de ce qui, en l'obéissance, se repré­ ment, comme s'Il s'en dégageait ou se transcendait dans la troisième per­
sente et se présente. Au-delà que signifierait à l'obéissance sonne de IL

174
D IACHRONIE ET REPRËSENTATION

La sphère de l'intelligibilité - du sensé -, dans laquelle se


maintient la vie quotidienne et même la tradition de notre
pensée philosophique et scientifique, se caractérise par la
vision. La structure du voir ayant le vu pour objet ou pour
thème - structure dite intentionnelle - se retrouve dans tous
les modes de la sensibilité accédant aux choses ; elle se
retrouve dans l'accession intellectuelle aux états-de-choses ou
aux relations entre choses et apparemment aussi dans la fré­
quentation des êtres humains entre eux, entre êtres qui se
parlent et dont on dit qu'ils se voient. Ainsi s'annonce la
priorité du connaître où se noue tout ce que nous appelons
pensée ou intelligence ou esprit ou tout simplement psy-
·

chisme.

], SA VOIR ET PRÉSENCE

Pensée, intelligence, esprit, psychisme seraient conscience


ou au seuil de la conscience. La conscience de l'homme en
serait une modalité parfaite : conscience d'un moi identique
dans son je pense visant et embrassant ou apercevant, sous
son regard thématisant, toute altérité. Cette visée de la pen­
sée s'appelle intentionnalité. Mot remarquable qui, d'abord,
indique la thématisation du voir et, en quelque façon, le
caractère contemplatif du psychisme - son être-à-distance
du contemplé - que l'on prend aisément pour un modèle du
dés-inter-essement ; mais intentionnalité indique aussi l'aspi­
ration, et la finalité et le désir, un moment d'égoïsme ou
d'égotisme et, en tout cas, d'égologie. Moment qui anime
certainement ce qu'on appelle « pulsions », pour peu qu'on
les distingue d'un phénomène purement kinétique dans
l'objet du physicien. Dans ce sens, la conscience, dont
l'inconscient lui-même serait un mode déficient, reste véri-

177
Entre nous Diachronie et représentation

tablement le trait dominant de notre interprétation de dans la temporalité même de la pensée, le présent par rap­
l'esprit. L'autre, « intentionnellement » visé et investi et port au passé et au futur. Il s'agirait, pour comprendre l'alté­
assemblé par l'aperception du je pense, vient, à travers le ration de la présence dans le passé et l'avenir, de réduire et
pensé en tant que pensé - à travers le noème - remplir ou de ramener passé et avenir à la présence, c'est-à-dire de les
combler ou satisfaire la visée - ou le désir ou l'aspiration - re-présenter. Et, semblablement, il s'agirait d'entendre toute
du je pense ou sa noèse. L'autre est ainsi présent au moi. Et altérité qui se rassemble, s'accueille et se synchronise dans la
cet << être-présent », ou cette présence au moi du '' je pense », présence à l'intérieur du je pense et qui ainsi s'assume dans
équivaut à être. l'identité du Moi - il s'agit d'entendre cette altérité assumée
Présence ou être qui est aussi une modalité temporelle. par la pensée de l'identique - comme sienne et, par le fait
Mais elle signifie concrètement ainsi une ex-position de même, de ramener son autre au même. L'autre se fait le
l'autre au moi et, ainsi, précisément un s'offrir, un se donner, propre du moi dans le savoir assurant la merveille de
une Gegebenheit. Donation de l'altérité dans la présence, non l'immanence. L'intentionnalité dans la visée et la thématisa­
seulement au sens métaphorique du terme, mais donation tien de l'être - c'est-à-dire dans la présence - est retour à soi
signifiant dans un horizon concret d'un prendre, déjà référée autant que sortie de soi.
à une prise en mains. Main-tenance essentielle, si on peut Dans la pensée entendue comme vision, connaissance et
dire, la présence du présent, comme temporalité, est pro­ intentionnalité, l'intelligibilité signifie donc la réduction de
messe d'un saisissable, d'un solide. Ce qui est probablement l'Autre au Même, la synchronie comme être dans son ras­
la promotion même de la chose et du << quelque chose », de la semblement égologique. Dans le connu, s'exprime l'unité de
configuration d'étant dans l'être, dans la présence. Et ce l'aperception transcendantale du cogito ou du je pense kan­
linéament prototypique de la connaissance des choses est le tien, l'égologie de la présence affirmée de Descartes à Hus­
préalable des abstractions des savoirs idéalisés de l'entende­ serl ; et jusqu'à Heidegger où, au paragraphe 9 de Sein und
ment, comme la phénoménologie de la Krisis husserlienne ­ Zeit, l' << à-être » du Dasein est la source de la Jemeinigkeit et
mais déjà, en principe, les Recherches logiques - nous l'auront dès lors du Moi.
appris. Le « se voir entre humains » - c'est-à-dire, évidemment, le
Les possibilités techniques du connaître et du voir langage - ne remonte-t-il pas, à son tour, à un voir et, dès
tranchent, dès lors, moins sur la prétendue pureté théoré­ lors, à cette signifiance égologique de l'intentionnalité, à
tique et sur la prétendue sérénité contemplative de la vérité cette égologie de la synthèse, du rassemblement de toute
et du temps de la pure présence et de la pure représentation. altérité en présence et à la synchronie de la représentation ?
Ces possibilités et ces tentations techniques en sont l'hori­ Le langage s'entend le plus souvent ainsi.
zon. ' Elles se désaccordent avec le dés-inter-essement pré­ Le savoir et le voir recourent, certes, dans le parler, aux
tendu de la théorie bien moins que ne le pensent les cri­ signes et se communiquent dans des signes verbaux à autrui
tiques de la modernité industrielle dénoncée comme - ce qui déborderait le pur rassemblement égologique du
déviation et corruption. Voir ou connaître et prendre en signifié en présence thématisée. Et, le problème demeure
mains sont noués dans la structure de l'intentionnalité. Elle quant au motif de cette communication. Pourquoi faisons­
demeure l'intrigue de la pensée se reconnaissant dans la nous un récit à l'autre ? Parce que nous avons quelque chose
conscience : la << main-tenance » du présent en souligne à dire. Mais pourquoi ce quelque chose de connu ou de
l'immanence comme l'excellence même de cette pensée. représenté est-il à dire ? Et, cependant, le recours aux signes
Mais, dès lors, l'intelligibilité et l'intelligence, situées dans ne suppose pas nécessairement cette communication. Il peut
la pensée entendue comme vision et connaissance et inter­ se justifier par la nécessité où se trouve le moi - dans sa soli­
prétées à partir de l'intentionnalité, consistent à privilégier, taire synthèse d'aperception - de se donner des signes à lui-

1 78 1 79
Entre nous Diachronie et représentation

même, avant de parler à quiconque : dans son œuvre égolo­ présence par l'ego du je pense intentionnel. Même si autrui
gique de rassemblement du divers en présence ou en re­ entre dans ce langage - parce qu'il peut y entrer - cette réfé­
présentation, il peut, au-delà de la présence immédiate, rence à l'œuvre égologique de la représentation n'est pas
rechercher la présence de ce qui est déjà passé ou de ce qui interrompue par cette entrée, même lorsque la présence,
n'est pas encore advenu et, dès lors, les rappeler ou les pré­ par-delà la re-présentation accomplie dans la mémoire et
voir ou les appeler par des signes. On peut ainsi même écrire l'imagination, est assurée par la recherche de l'historien et
pour soi-même. Qu'il n'y ait pas de pensée sans langage, du futurologue, et que, dans une humanité culturelle, l'écri­
sans recours aux signes verbaux, ne voudrait dès lors attester ture rassemble le passé et l'avenir dans la présence d'un livre
aucune rupture définitive dans l'ordre égologique de la pré­ - chose sous la reliure - ou d'une bibliothèque unie entre les
sence. Cela signifierait seulement la nécessité d'un discours planches des armoires. Voilà le rassemblement d'une his­
intérieur. La pensée finie se scinde pour s'interroger et se toire dans la présence d'une chose, rassemblement de l'être
répondre, mais le fil se renoue. La pensée réfléchit sur elle­ de l'étant dans un étant ! Moment capital de la représenta­
même en interrompant sa continuité d'aperception synthé­ tion et de la vision comme essence de la pensée ! Et cela,
tique, mais procède encore du même « je pense » ou y malgré tout le temps que pourra prendre la lecture du livre
retourne. Elle peut même - dans ce rassemblement - passer où ce rassemblement - ou cette texture de la présence -
d'un terme à un autre terme apparemment exclusif du pre­ retournera à la durée. Et surtout malgré le passé qui, pour
mier, mais à un terme qui, de par son exclusion même, personne, n'avait été ni présent, ni représenté - passé immé­
serait annoncé et déjà récupéré. La dialectique qui déchire morial ou an-archique - et malgré le futur inspiré que per­
le moi finit par une synthèse et par un système où la sonne n'anticipe ; passé et futur qui se mettent à signifier le
déchirure ne se voit plus. La dialectique n'est pas un dia­ temps à partir de l'herméneutique des « versets ,, du texte,
logue avec autrui ou, du moins, reste « dialogue de l'âme sans référence chronologique préalable à la métaphore du
avec elle-même procédant par questions et réponses » . Pla­ flux, ni aux images, encore spatiales, de l' « en-deçà ,, et de
ton définissait précisément ainsi la pensée. Selon l'inter­ l' << au-delà >>.
prétation traditionnelle du discours, qui remonte à cette Le temps aura-t-il ainsi fait valoir son intrigue incompres­
définition, l'esprit, en parlant sa pensée, n'en demeure pas sible ? Comme il l'aura déjà fait valoir dans certains clairs­
moins un et unique, le même dans la présence, synchronie obscurs de la phénoménologie du temps, dont Husserl nous
malgré son va-et-vient où le moi pouvait s'opposer à soi. aura donné l'exemple magistral, et où l'intentionnalité de la
Unité et présence qui se maintiennent dans la réalité ré-tention et de la pro-tention aurait, d'une part, réduit à la
empi_rique du parler interhumain. Le parler consisterait, re-présentation du présent vivant le temps de la conscience
pour chacun des interlocuteurs, à entrer dans la pensée de entendu comme conscience du temps, c'est-à-dire encore
l'autre, à y tenir. Coïncidence qui est Raison et intériorité. comme re-présentation de la présence - de « l'être des
Sujets pensants, multiples points obscurs et empiriquement étants >> qu'elle signifie - mais, d'autre part, où le retenir de
antagonistes, en lesquels se fait une clarté quand ils se voient la ré-tention ne diffère du protenir de la pro-tention que par
et se parlent et coïncident. L'échange d'idées se fera pré­ la compréhension du temps déjà donné et pré-supposé dans
sence ou représentation dans l'unité d'un propos ou d'un cette constitution même, d'un temps s'écoulant comme un
récit nommant ou exposant un savoir. Il tiendrait dans une flux. Métaphore vive de la temporalité empruntée à l'étant
seule conscience, dans un cogito qui reste la Raison. Raison qu'est un liquide dont les particules sont en mouvement,
universelle et intériorité égologique. mouvement s'accomplissant déjà dans le temps.
Le langage peut passer pour discours intérieur et être tou­ Il faut, dès lors, se demander si même le discours qui se
jours référé au rassemblement de l'altérité en unité de la dit intérieur - qui demeure ainsi égologique et à la mesure

1 80 181
Entre nous Diachronie et représentation

d'une re-présentation, malgré sa scission en questions et Faut-il attribuer à cette saisie thématisante et théorétique,
réponses adressées par moi à soi, et où l'association de plu­ et à l'ordre qui en est noématiquement corrélatif - ordre de la
sieurs est possible à condition que les « uns entrent dans la présence, de l'être en tant qu'être et de l'objectivité -, une
pensée des autres • - si ce discours même, malgré ses scis­ priorité inconditionnelle dans la signification du sens ?
sions prétendument intérieures, ne repose pas déjà sur une Est-ce là que le sens naît ? La connaissance ne doit-elle pas
préalable socialité avec autrui où les interlocuteurs sont dis­ s'interroger sur elle-même et sur sa justification ? Et la
tincts. Il faut se demander si cette socialité effective, oubliée, justification - dans son contexte sémantique de droit et de
n'est pas cependant présupposée par la rupture, fût-elle pro­ justice - ne remonte-t-elle pas, ainsi, à la responsabilité pour
visoire, entre soi et soi, pour que le dialogue intérieur mérite autrui - c'est-à-dire à la proximité du prochain - comme au
encore l'appellation de dialogue ; une socialité irréductible à domaine même de l'intelligibilité ou de la rationalité ori­
l'immanence de la représentation, une socialité autre que ginelle, où, en deçà de toute explication théorétique, où,
celle qui se réduirait au savoir qu'on peut acquérir d'autrui dans l'humain, l'être, jusqu'alors justifié dans son déroule­
comme d'un objet connu porterait déjà l'immanence d'un ment naturel en tant qu'être et s'y donnant pour le commen­
moi faisant l'expérience d'un monde. Le dialogue intérieur cement de toute rationalisation, se met brusquement en
ne présuppose-t-il pas, par-delà la représentation d'autrui, question en moi et se cherche un droit préinitial ?
une relation à l'autre homme en tant qu'autre et, non pas Nous avons essayé ailleurs 1 de montrer que le jugement
d'emblée une relation à l'autre déjà aperçu comme le même du savoir vrai et la pensée thématique sont convoqués - ou
par une raison d'emblée universelle ? inventés - à partir ou à propos de certaines exigences qui
Le moment est venu de demander si cette entrée des uns relèvent de la signifiance éthique d'autrui, inscrite dans son
dans la représentation des autres - si cet accord entre pen­ visage ; impératives dans le visage de l'autre qui m'est
sées, dans la synchronie du donné - est l'unique - et ori­ incomparable, qui est unique ; certaines exigences obligent à
ginelle, et ultime - rationalité de la pensée et du discours ; si la concrétude de la justice. Que la justice se trouve ainsi
ce rassemblement du temps en présence par l'intentionnalité source de l'objectivité du jugement logique et qu'elle ait à
- et, ainsi, si la réduction du temps à l'essance de l'être, sa supporter tout le plan de la pensée théorétique, ne revient
réductibilité à la présence et à la re-présentation - est pas à dénoncer la rationalité ou la structure de la pensée
l'intrigue primordiale du temps ; et si la manifestation de la intentionnelle, ni la synchronisation du divers qu'elle
présence - si l'apparaître - équivaut à la rationalité. Le comporte, ni la thématisation de l'être par la pensée synthé­
langage est-il sensé uniquement dans son dit, dans ses pro­ tique, ni la problématique de l'ontologie. Mais nous pensons
positions à l'indicatif, partout au moins latentes, dans le aussi que c'est là une rationalité d'un ordre déjà dérivé, que
théorétique des jugements affirmés ou virtuels, pures la responsabilité pour autrui signifie une temporalité ori­
communications d'informations ? Dans son dit - dans tout ginelle et concrète et que l'universalisation de la présence la
ce qui se peut écrit ? N'est-il pas sensé dans la socialité du présuppose. Nous pensons aussi que la socialité où la res­
dire, dans la responsabilité à l'égard d'autrui, qui commande ponsabilité, qui se fait concrète dans la justice, appelle et
questions et réponses du dire et par la « non-présence » ou fonde l'objectivité du langage théorétique qui '' rassemble ,,
« l'aprésentation ,, de l'interlocuteur, qui tranche ainsi sur la la diachronie du temps en présence et représentation par le
présence des choses selon la simultanéité profonde de l'uni­ récit et l'histoire et - jusqu'à un certain point - fait entendre
vers donné ? De moi à cet interlocuteur, une temporalité raison en comparant en vue de la justice elle-même - dans
-

autre que celle qui se laisse assembler en présence du dit et la pensée-savoir, des personnes « incomparables et
de l'écrit, temporalité concrète dans ce « de-moi-à-l'autre ,,, uniques » ; les comparant comme des étants, c'est-à-dire
mais aussitôt se figeant en abstraction du synchrone dans la
synthèse du « je pense ,, qui la saisit thématiquement. 1. Cf Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, p. 205 sq.

182 183
Entre nous Diachronie et représentation

comme des individus d'un genre. Nous pensons aussi que, perdre de vue !) Mais le pour-l'autre dans l'approche du
dans cet ordre dérivé de la rationalité, doivent concrètement visage - pour-l'autre plus ancien que la conscience de. . . pré­
apparaître institutions, tribunaux et, ainsi, l'État. cède dans son obéissance, tout saisir et reste préalable à
Mais s'il ne s'agit pas, à partir de cette analyse, de dénon­ l'intentionnalité du moi-sujet dans son être-au-monde, se
cer comme aliénation la structure intentionnelle de la pen­ présente et se donne un monde synthétisé et synchrone. Le
sée en montrant sa procession à partir de la « proximité du pour-l'autre se lève dans le moi ; commandement entendu
prochain » et de la « responsabilité pour autrui ,, ; il importe par lui dans son obéissance même, comme si l'obéissance
cependant d'insister sur cette procession. L'État, les institu­ était son accession même à l'écoute de la prescription,
tions et même le tribunal qu'elles soutiennent s'exposent comme si le moi obéissait avant d'avoir entendu, comme si
essentiellement à un déterminisme propre - éventuellement l'intrigue de l'altérité se nouait avant le savoir.
inhumain - de la politique. Dès lors, il importe de pouvoir Mais voici que la simplicité de cette obéissance première
contrôler ce déterminisme en remontant vers sa motivation est troublée par le troisième homme surgissant à côté de
dans la justice et dans l'inter-humain fondateur. Nous l'autre ; le tiers, lui aussi, est un prochain et incombe, lui
venons de faire quelques pas dans cette direction. aussi, à la responsabilité du moi. Voici, à partir de ce tiers, la
proximité d'une pluralité humaine. Lequel, dans cette plu­
ralité, passe avant les autres ? Voici l'heure et le lieu de nais­
2. ALTli.RITli. ET DIACHRONIE sance de la question : d'une demande de justice ! Voici l'obli­
gation de comparer les autres, uniques et incomparables ;
Commençons par nous demander si, à un moi, l'altérité
voici l'heure du savoir et, dès lors, de l'objectivité par-delà ­
de l'autre homme signifie d'emblée une altérité logique :
ou en deçà - de la nudité du visage ; voici l'heure de la
celle dont sont marquées, les unes vis-à-vis des autres, des
conscience et de l'intentionnalité. Objectivité issue de la jus­
parties dans un tout où, d'une façon purement formelle,
tice et fondée sur la justice et, ainsi, exigée par le pour l'autre
l'une, celle-ci, est autre envers celle-là et où celle-là est, par
qui, dans l'altérité du visage, commande le moi. Appel à la
là même, autre envers celle-ci ; et où, entre les hommes
re-présentation qui ne cesse pas de recouvrir la nudité du
compris dans cette réciprocité, le langage ne serait qu'un
visage et de lui donner contenu et contenance dans un
échange réciproque d'informations ou d'anecdotes, inten­
tionnellement visées et ramassées dans l'énoncé de chacun monde. Objectivité de la justice - et en cela rigoureuse -
des partenaires. Ou si, comme nous sommes enclins à le offusquant l'altérité du visage qui originellement signifie -
penser, l'altérité de l'autre homme envers un moi est d'abord ou commande - en dehors du contexte du monde et qui ne
- et, si j'ose dire, est « positivement >> - visage de l'autre cesse pas, dans son énigme ou ambiguïté, de s'arracher et de
homme obligeant le moi, lequel d'emblée - sans délibération faire exception aux formes plastiques de la présence et de
- répond d'autrui. D'emblée, c'est-à-dire répond « gratuite­ l'objectivité qu'il appelle cependant en en appelant à la jus­
ment », sans se soucier de réciprocité. Gratuité du pour tice.
l'autre, réponse de responsabilité qui sommeille déjà dans la Extériorité extra-ordinaire du visage. Extra-ordinaire, car
salutation, dans le bonjour, dans l' au revoir. Langage anté­ l'ordre est justice : extra-ordinaire ou absolue au sens étymo­
rieur aux énoncés des propositions communiquant ren­ logique de cet adjectif en tant que toujours séparable de
seignements et récits. Pour l'autre répondant du prochain, toute relation et synthèse, s'arrachant à la justice même où
dans la proximité du prochain ; responsabilité que signifie - cette extériorité entre. L'absolu - mot abusif - ne saurait
ou que commande - précisément le visage dans son altérité probablement prendre concrètement place et sens que dans
et son autorité ineffaçables et inassumables du jaire face. (A la phénoménologie - ou dans la rupture de la phénoménolo­
qui face est faite ? D'où vient l'autorité ? Questions à ne pas gie - qu'appelle le visage d'autrui.

1 84 185
Entre nous Diachronie et représentation

Visage d'autrui qui sous toutes les formes particulières


- à l'autre homme, qui n'est pas un savoir : précisément
de l'expression où autrui, déjà dans la peau d'un personnage, approche de l'autre homme - le premier venu dans sa proxi­
joue un rôle - est tout autant expression pure, extradition mité de prochain - irréductible à la connaissance, dût-elle
sans défense, ni couverture : droiture extrême, précisément, l'appeler devant la pluralité des autres, à travers la justice
de l'en face de. . . qui dans cette nudité est l'exposition à la exigée. Pensée qui n'est pas une adéquation à l'autre lequel
mort : nudité, dénuement, passivité et vulnérabilité pure. n'est plus à ma mesure de moi, réfractaire précisément dans
Visage comme la mortalité même de l'autre homme. son unicité à toute mesure, mais une non-in-différence à
Mais, à travers cette mortalité, aussi, assignation et obliga­ l'autre, l'amour rompant l'équilibre de l'âme égale. Mise en
tion qui concernent le moi - qui « me concernent » -, un question en moi de la position naturelle du sujet, de la persé­
« faire face » de l'autorité, ·comme si la mort invisible à vérance du moi - de sa persévérance de bonne conscience -
laquelle s'expose le visage de l'autre homme était, pour le dans son être, mise en question de son conatus essendi, de son
Moi qui l'approche, son affaire le mettant en cause avant sa insistance d'étant. Voilà l'indiscrète - ou l' « injuste ,, - pré­
culpabilité ou son innocence ou, du moins, dans sa culpabi­ sence dont il est peut-être déjà question dans la « Proposition
lité intentionnelle. Le Moi comme otage de l'autre homme d'Anaximandre ,,, telle que Heidegger l'interprète dans
appelé précisément à répondre de cette mort. Responsabilité Holzwege : mise en question de cette << positivité , de l'esse
pour autrui dans le moi, indépendamment de tout engage­ dans sa présence, signifiant, brusquement, empiétement et
ment jamais pris par ce moi et de tout ce qui aurait jamais usurpation ! Heidegger ne s'est-il pas heurté ici - malgré
été accessible à son initiative et à sa liberté ; indépendam­ tout ce qu'il entend enseigner sur la priorité de la << pensée
ment de tout ce qui, en autrui, aurait pu « regarder ,, ce moi. de l'être » - à la signifiance originelle de l'éthique ?
Mais voici que, à travers le visage d'autrui - à travers sa mor­ L'offense faite à autrui par la « bonne conscience , d'être,
talité -, tout ce qui, en autrui, ne me regarde pas « me déjà offense faite à l'étranger, à la veuve, à l'orphelin qui
regarde '' · Responsabilité pour autrui : visage comme me dans le visage d'autrui, regardent le moi 1 •
signifiant le « tu ne tueras point » et, par conséquent, aussi :
« tu es responsable de la vie de cet autre absolument autre ,,,

responsabilité pour l'unique. Pour l'unique, c'est-à-dire pour J. TEMPS E T SOCIALITJ1


l'aimé, l'amour étant la condition de la possibilité même de
l'unique. Nous avons essayé une « phénoménologie » de la socialité
La condition - ou l'in-condition - d'otage s'accuse dans le à partir du visage de l'autre homme - à partir de la proxi­
Moi approchant le prochain. Mais aussi son élection, l'unicité mité - en entendant, avant toute mimique, dans sa droiture
de çelui qui ne se laisse pas remplacer. Il n'est plus l' « indi­ de visage, avant toute expression verbale, dans sa mortalité,
vidu dans un genre ,, appelé Moi, pas « un cas particulier » du fond de cette faiblesse, une voix qui commande : un
du « Moi en général ». Il est le Moi qui parle à la première ordre, à moi signifié, de ne pas rester indifférent à cette
personne, comme celui que fait parler Dostoïevski et qui mort, de ne pas laisser autrui mourir seul ; c'est-à-dire un
dit : " Je suis le plus coupable de tous » ; dans l'obligation de ordre de répondre de la vie de l'autre homme, au risque de
chacun pour chacun, le plus obligé, l'unique. Celui dont
l'obligation à l'égard d'autrui est aussi infinie ; celui qui, sans 1. Mais quel embarras du langage ou quelle ambiguïté dans le moi !
s'interroger sur la réciprocité, sans poser de questions sur Voilà que nous parlons du moi comme d'un concept alors que dans
autrui à l'approche de son visage, n'est jamais quitte envers chaque moi la première personne » est unicité et non pas individuation
«

d'un genre. Le moi, si on peut dire, est moi, non pas là où on parle de lui,
le prochain. mais là où il parle à la première personne : moi s'évadant du concept mal­
« Relation » ainsi a-symétrique de moi à l'autre, sans cor­ gré le pouvoir que le concept reprend sur lui dès qu'on parle de cette éva­
rélation noématique d'aucune présence thématisable. Éveil sion, de cette unicité, de cette élection.

1 86 187
Entre nous Diachronie et représentation

se faire le complice de cette mort. Le faire-face d'autrui, le visage d'autrui (sans avoir la force contraignante du
dans sa droiture, signifierait et la précarité d'autrui et une visible), l'inquiétude d'une responsabilité à laquelle je n'ai
autorité qui manque à l'altérité simplement logique qui, pas à me décider, comme je n'ai pas à identifier mon identité
contrepartie de l'identité des faits et des concepts, les dis­ de moi-même. Responsabilité antérieure à la délibération et
tingue les uns des autres ou opposant réciproquement les à laquelle j'ai donc été exposé et voué avant d'être voué à
notions les unes aux autres par la contradiction ou la contra­ moi-même. Vœu ou dévotion ?
riété. L'altérité d'autrui est la pointe extrême du « tu ne tue­
ras point » et, en moi, crainte pour tout ce que mon exister,
malgré l'innocence de ses intentions, risque de commettre 4. PASSS IMMSMORIAL
de violence et d'usurpation. Risque d'occuper - dès le Da de
mon Dasein - la place d'un autre et, ainsi, dans le concret, Responsabilité antérieure à toute délibération logique
de l'exiler, de le vouer à la condition misérable dans quelque qu'appelle la décision raisonnée. Délibération qui serait déjà
« tiers » ou « quart » monde, de lui porter la mort. Ainsi se la réduction du visage d'autrui à une re-présentation, à
dégagerait, dans cette crainte pour l'autre homme, une res­ l'objectivité du visible, à sa force contraignante ressortissant
ponsabilité illimitée, celle dont on n'est jamais quitte, celle au monde. Antériorité de la responsabilité qui n'est pas celle
qui ne cesse pas à la dernière extrémité du prochain - mal­ d'une idée a priori interprétée à partir de la réminiscence,
c'est-à-dire référée à la perception, à la présence entrevue
gré la formule impitoyable et réaliste du médecin « condam­
intemporelle à partir de l'idéalité de l'idée, à partir de l'éter­
nant » un malade - même si la responsabilité ne revient alors
nité d'une présence qui ne passe pas et dont la durée ou la
qu'à répondre - dans l'impuissant affrontement avec fa mort
dia-chronie du temps ne serait que la dissimulation ou le
d'autrui - « me voici », ou, dans la honte de survivre, à rumi­
décroît, ou la déformation ou la privation dans la conscience
ner le souvenir de ses torts. Malgré toutes les dénonciations
finie de l'homme.
dans notre civilisation de l'inefficacité et de la facilité de la
Voilà - dans l'antériorité éthique de la responsabilité -
« mauvaise conscience » ! Responsabilité qui garde sans
pour-autrui, dans sa priorité sur la délibération - un passé
doute le secret de la socialité, dont la gratuité totale - fût­
irréductible à un présent qu'il eût été. Un passé sans réfé­
elle vaine à la limite - s'appelle amour du prochain - c'est­
rence à une identité naïvement - naturellement - assurée de
à-dire la possibilité même de l'unicité de l'unique (par-delà son droit à la présence et où tout aurait dû commencer. Me
sa particularité d'individu dans un genre). Amour sans voilà dans cette responsabilité rejeté vers ce qui n'a jamais
concupiscence, mais aussi irréfragable que la mort. été de ma faute, ni de mon fait, vers ce qui n'a jamais été en
Socialité à ne pas confondre avec une quelconque défail­ mon pouvoir, ni en ma liberté, vers ce qui n'a jamais été ma
lance ou privation qui se serait produite dans l'unité de l'Un présence et ne m'est jamais venu en souvenir. Signifiance
où la « perfection » et l'unité de la coïncidence, tombées en éthique dans cette responsabilité, sans le présent rappelé
séparation, aspireraient à leur intégrité. Du fond de la natu­ d'un quelconque engagement, dans cette responsabilité an­
relle persévérance dans l'être d'un étant assuré de son droit archique. Signifiance d'un passé qui me concerne, qui « me
d'être - au point d'en ignorer le concept et le problème -, du regarde », qui est « mon affaire » en dehors de toute rémi­
cœur d'une identité logiquement indiscernable - car en niscence, de toute ré-tention, de toute re-présentation, de
repos sur elle-même et se passant de tout signe distinctif qui toute référence à un présent remémoré. Signifiance, à partir
serait nécessaire à l'identification - du fond de l'identité du de la responsabilité pour l'autre homme, d'un passé immé­
Moi précisément et, contre cette persévérance de bonne morial, venu dans l'hétéronomie d'un ordre. Ma participa­
conscience, et mettant en cause cette identité de repos - se tion non-intentionnelle à l'histoire de l'humanité, au passé
lève, éveillée par le langage insonore et impératif que parle des autres, qui « me regarde », Au fond de la concrétude du

188 1 89
Entre nous Diachronie et représentation

temps qui est celui de ma responsabilité pour autrui, la dia­ cation d'une obligation invétérée et plus ancienne que tout
chronie d'un passé qui ne se rassemble pas en re­ engagement ; passé prenant tout son sens dans l'impératif
présentation. qui, en guise de visage d'autrui, commande le moi. Impéra­
La responsabilité pour autrui ne revient pas à une pensée tif catégorique : sans égards - si on peut dire - pour une
remontant à une idée à priori, jadis donnée au « je pense » et quelconque décision librement prise qui << justifierait >> la res­
par le << je pense >> retrouvée. Le conatus essendi naturel d'un ponsabilité ; sans égards pour un quelconque alibi. Passé
moi souverain est mis en question par la mort ou la morta­ immémorial, signifié sans jamais avoir été présent, signifié à
lité d'autrui, dans la vigilance éthique où la souveraineté du partir de la responsabilité << pour l'autre >> et où l'obéissance
Moi peut se reconnaître << haïssable >> et sa << place au est le mode propre de l'écoute du commandement. Écoute
soleil » - « image et commèncement de l'usurpation de d'un commandement lequel n'est donc pas le rappel de
toute la terre » . La responsabilité pour autrui, signifiée quelques préalables dispositions généreuses pour l'autre
comme un ordre dans le visage du prochain, n'est pas, en homme, oubliées ou secrètes, appartenant à la constitution
moi, simple modalité de l' << aperception transcendantale >>, de l'ego et éveillées comme un a priori par le visage d'autrui.
L'ordre me concerne sans qu'il me soit possible de remon­ Entendement d'un commandement en tant que déjà obéis­
ter à la présence thématique d'un étant qui de ce sance, il n'est pas une décision résultant d'une délibération ­
commandement serait la cause ou la volonté. Nous l'avons fût-elle dialectique - s'ouvrant dans le visage d'autrui où la
dit : il ne s'agit même pas ici de recevoir un ordre en le prescription tiendrait sa nécessité d'une conclusion théoré­
percevant, d'abord, pour s'y assujettir ensuite dans une tique. Commandement dont la puissance ne signifierait plus
décision prise après en avoir délibéré. L'assujettissement une force plus forte que la mienne. Le commandement ici
précède, dans cette proximité du visage, la décision raison­ ne procéderait précisément pas d'une force. Il vient - en
née d'assumer l'ordre qu'il porte. Assujettissement dont la guise d'un visage d'autrui - en tant que renonçant à la
passivité ne ressemble pas à la réceptivité de l'opération contrainte, en tant que renonçant à sa force et à une quel­
intellectuelle qui se retourne en acte d'assumer - en spon­ conque toute-puissance. Autorité insoumise au détermi­
tanéité de l'accueil et de la saisie. Ici, étrangeté absolue de nisme du formel et des structures ontologiques et où l'hété­
l'altérité inassumable, réfractaire à son assimilation à la ronomie ne signifie pas inévitablement asservissement.
présence, étrangère à l'aperception du << je pense >> qui tou­ L'hétéronomie d'une autorité irrécusable - malgré les
jours assume ce qui le frappe en le re-présentant. Dia­ nécessités de l'être et l'imperturbable train qu'il mène - sou­
chronie sans pareil du passé. Assujettissement précédant cieuse de son être même. C'est précisément toute la nou­
l'ent�ndement de l'ordre - ce qui atteste ou mesure une veauté de l'éthique dont la désobéissance et la transgression
autorité infinie. Et sans que le futur soit déjà donné dans ne réfutent pas l'autorité et le bien et qui, impuissante mais
l'à-venir où la saisie d'une anticipation - ou d'une proten­ souveraine, revient dans la mauvaise conscience. Celle-ci
tion - viendrait offusquer la dia-chronie du temps n'atteste pas une pensée inachevée et visible dans sa non­
qu'apporte l'autorité de l'impératif. violence généreuse ni l'immaturité d'une raison enfantine.
Passé qui s'articule - ou qui << se pense >> - sans recourir à Elle signifierait - par-delà les apports de la mémoire, de la
la mémoire, sans le retour des << présents vécus >> ; passé qui délibération et de la force violente - une exceptionnelle
n'est pas fait de re-présentations. Passé signifiant à partir sonorité qui, dans son irréductibilité, suggère l'éventualité
d'une responsabilité irrécusable qui incombe au moi, qui d'une parole de Dieu.
précisément lui est signifié comme un commandement et
sans, pour autant, renvoyer à un engagement qu'il aurait eu
à prendre dans quelque présent oublié. Passé dans la signifi-

190 191
Entre nous Diachronie et représentation

de la durée du temps - par-delà sa signification comme pré­


5. PUR FUIVR
sence ou sa réductibilité à la présence comme chez saint
Signifiance d'une autorité signifiant après et malgré ma Augustin lui-même - le temps comme l'à-Dieu de la théolo­
mort : signifiant au Moi fini, au Moi voué à la mort, un ordre gie !
sensé signifiant au-delà de cette mort. Non pas certes une La responsabilité pour l'autre homme, répondant de la
quelconque promesse de résurrection, mais une obligation mort d'autrui, se voue à une altérité qui n'est plus du ressort
dont la mort ne délie pas et un futur tranchant sur le temps de la représentation. Cette façon d'être voué - ou cette dévo­
synchronisable de la re-présentation, tranchant sur un temps tion - est temps. Elle reste relation à l'autre en tant qu'autre
offert à l'intentionnalité où le je pense garderait le dernier et non pas réduction de l'autre au même. Elle est transcen­
mot investissant ce qui s'impose à ses pouvoirs d'assumer. dance. La finitude du temps que dessine l' << être-pour-la­
mort » de Sein und Zeit où - malgré tous les renouvelle­
Responsabilité pour l'autre jusqu'à mourir pour l'autre !
ments de la philosophie transmise qu'apporte cette œuvre
Voilà que l'altérité d'autrui - étranger et proche - affecte, à
géniale - le sensé reste enfermé dans l'immanence de la
travers ma responsabilité de moi, l'extrême présent qui, pour
Jemeinigkeit du Dasein qui a à être et qui, ainsi, en dépit de
l'identité de mon je pense, s'assemble encore, comme toute
la dénonciation de l'être comme présence, appartient encore
ma durée, en présence ou en représentation ; mais qui est
à une philosophie de la présence. La responsabilité pour la
aussi la fin de toute prestation égologique de sens par la pen­
mort d'autrui - la crainte pour autrui qui n'entre plus dans
sée intentionnelle ; fin à laquelle, dans mon « être-pour la
la phénoménologie heideggerienne de l'émotion de la
mort », cette prestation serait déjà vouée et qui s'anticipe
dans l'indéchirable immanence de son exister conscient.

Bejindlichkeit - ne consiste-t-elle pas à entendre da s l'être
Paroxysme de cette proximité du prochain où le visage de
l
fini du Moi mortel à partir du visage d'autrui, e sens d'un
futur par-delà ce qui m'arrive, par-delà ce qui' pour un Moi'
l'autre homme - qu'on avait donc raison de ne pas inter­ ... .
est a-venu ? On n'aura donc pas été jusqu'au bout de la pen-
préter comme re-présentation - conserve sa façon propre - sée et du sensé en mourant ! Le sensé continue au-delà de
impérative - de signifier un sens à un moi mortel, par-delà ma mort. Faut-il encore appeler cette non-in-différence de
l'éventuel épuisement de sa Sinngebung égologique et la responsabilité pour autrui du nom de relation, alors que
l'effondrement anticipé de tout sens procédant de cette les termes de toute relation sont déjà - ou encore - dans
Sinngebung. Voilà, en autrui, un sens et une obligation qui l'idéalité du système, simultanés ? Et la dia-chronie - plus
m'obligent au-delà de ma mort ! Sens originel du futur ! formelle que la transcendance, mais aussi plus signifiante -
Futurition d'un futur qui ne me parvient pas comme un ne se trouve-t-elle pas irréductible à toute corrélation noé­
à-veJ.'!ir, comme horizon de mes anticipations ou pro­ tico-noématique de par la concrétude de la responsabilité de
tentions. Ne faut-il pas dans cette signification impérative l'un pour la mort de l'autre ?
du futur qui me concerne comme une non-in-différence à
l'autre homme, comme ma responsabilité pour l'étranger ­
ne faut-il pas, dans cette rupture de l'ordre naturel de l'être, 6. A·DIEU
entendre ce qui - improprement - se dit sur-naturel ?
Entendre un ordre qui serait parole de Dieu ou, plus exacte­ Assujettissement à l'ordre qui ordonne à l'homme - au
ment encore, la venue même de Dieu à l'idée et son inser­ moi - de répondre de l'autre - ce qui est, peut-être, le nom
tion au vocabulaire - de quoi << reconnaître » et nommer sévère de l'amour. Amour qui n'est pas encore ce
Dieu dans toute Révélation possible ? Futurition du futur - qu'exprime ce mot galvaudé de nos littératures et de nos
non pas comme << preuve de l'existence de Dieu », mais hypocrisies, mais le fait même de l'approche de l'unique et
comme << tombée de Dieu sous le sens ». Singulière intrigue par conséquent, de l'absolument autre, perçant ce qui seule �

192 193
Entre nous Diachronie et représentation

ment se montre, c'est-à-dire reste (( individu d'un genre ,., signe d'une raison inachevée et déjà l'apaisante et la préci­
Amour qui implique tout l'ordre - ou tout le désordre - du pitée justification du péché et déjà toute la bonne
psychique ou du subjectif, lequel ne serait plus l'abîme de conscience de l'hypocrisie, mais aussi la chance de la sain­
l'arbitraire où se perd le sens de l'ontologique, mais le lieu teté dans une société de justes sans bonne conscience et,
même indispensable à la promotion de la catégorie logique dans le souci inextinguible de la justice, le consentement à
de l'unicité, au-delà de la hiérarchie des genres, des espèces la rigueur de la justice humaine.
et des individus, ou, si l'on veut, au-delà de la distinction
entre l'universel et le particulier.
Assujettissement à un ordre absolu, à l'autorité par excel­ 7. DEFORMALISA TION DU TEMPS
lence ou à l'autorité de l'excellence ou du Bien. N'est-ce pas
l'occasion même - ou les circonstances ,, - où, tranchant sur Cette signification d'un passé qui n'a pas été mon
la persévérance de l'étant dans son être, l'autorité prend son présent et ne me concerne pas de réminiscence, et celle
sens plein ? Elle n'apporte aucune promesse, ni secours, d'un futur qui me commande dans la mortalité ou dans le
mais l'absolu d'une exigence. Parole de Dieu, peut-être, à visage d'autrui - au-delà de mes pouvoirs et de ma fini­
condition de ne nommer Dieu qu'à partir de cette autorité tude et de mon être-voué-à-la-mort - n'articulent plus le
temps représentable de l'immanence et de son présent his­
où il vient seulement à l'idée. Dieu << inconnu ,, qui ne prend
torique. Sa dia-chronie, la « différence >> de la dia-chronie,
pas corps dans un thème et s'expose, de par cette transcen­
ne signifie pas pure rupture, mais aussi non-in-différence
dance même - de par cette non-présence même - aux renie­
et accord qui ne sont plus fondés sur l'unité de l'apercep­
ments de l'athéisme. Mais est-il sûr que la thématisation
tion transcendantale, la plus formelle des formes qui, à
convienne à l'Infini, que la vision soit la suprême excellence
travers réminiscence et espérance, renoue le temps en le
de l'esprit et que, à travers l'égoïsme et l'égologie de l'être, il
re-présentant, mais le renie. Nous n'allons pas dire davan­
accède au mode originel de la pensée ?
tage sur ces accords de la dia-chronie, sur l'à-Dieu du
Idée de l'Infini où la pensée pense plus qu'elle ne peut
temps, sur sa pro-phétie dont le temps, même dans sa
contenir et où, d'après la troisième Méditation de Descartes,
patience, est l'ultime concrétude. Son « aventure >> ou son
dans l'homme se pense Dieu, n'est-Il pas comme noèse sans « intrigue ,,, que nous avons surtout essayé de distinguer de
noème ? Et la concrétude de la responsabilité, dans son futur la présence de l'être et que nous avons abordée à partir de
extra-ordinaire de l'inenglobable, n'est-elle pas ordonnée l'éthique en l'humain, ne peut ni se constituer, ni mieux
par sa Parole dans le visage d'autrui ? se dire à partir d'aucune catégorie, d'aucun « existential ».
Assujettissement qui précède la délibération sur l'impéra­ Toutes les figures et tous les mots qui tentent de l'expri­
tif d'un ordre, ce qui mesure, pour ainsi dire, ou atteste une mer - tels que transcendance ou au-delà - sont déjà déri­
autorité infinie, mais aussi un extrême refus de contraindre, vés de lui. A-Dieu, ce n'est ni la thématisation des théolo­
une non-violence se refusant à forcer : s'y refusant de tout le gies ; ni une finalité - laquelle va à un terme et non pas à
retrait de la transcendance, de tout son infini ! Retrait de la l'Infini ; ni l'eschatologie préoccupée de fins ultimes et des
transcendance et autorité indéclinable, déjà la dia-chronie promesses plutôt que d'obligations à l'égard des hommes.
du temps ? Autorité infinie et indéclinable qui n'empêche Mais les prépositions elles-mêmes, y compris le à et le pro,
pas la désobéissance, qui laisse le temps, c'est-à-dire la ne sont déjà que des métaphores du temps et ne sauraient
liberté. Ambiguïté de l'autorité et de la non-violence. servir à sa constitution.
L'humain, comme mauvaise conscience, est le nœud gor­ Il nous importait surtout de dire, dans cette étude, com­
dien de cette ambiguïté de l'idée de l'Infini, de l'Infini en ment, dans l'intrigue de l'humain, se nouent le passé, le
tant qu'idée. Mauvaise conscience qui n'est pas seulement le futur et le présent en temps, sans se déduire de la simple

1 94 195
Entre nous Diachronie et représentation

dégradation que l'unité de l'UN aurait pu - je ne sais Certes, on peut se demander si le temps des promesses
comment - subir, se dispersant - en mouvement qui depuis se place au commencement, jamais ailleurs qu'en pédago­
- ou selon - Aristote ferait accéder au temps dans sa dia­ gie, et si le service sans promesses n'est pas le seul à méri­
chronie, unité se perdant dans l'écoulement des instants, ter - et même à accomplir - les promesses. Mais ces deux
se retrouvant - sans se retrouver vraiment - dans la re­ questions semblent déjà suspectes de prédication.
présentation où le passé ramasse les instants en guise
d'images du souvenir et l'avenir en guise d'acomptes et de
promesses. Mais nous avons cherché le temps comme dé­
formalisation de la forme, la plus formelle qui soit, de
l'unité du je pense. Déformalisation dont Bergson, Rosen­
zweig et Heidegger ont ouvert la problématique à la pen­
sée moderne, en partant, chacun à sa manière, d'un
concret plus « ancien » que la pure forme du temps :
liberté de l'invention et de la nouveauté (malgré la persis­
tance de l'image kinétique du courant) chez Bergson ;
conjoncture biblique de la << Création, de la Révélation et
de la Rédemption » chez Rosenzweig ; << auprès des
choses », Geworfenheit et Sein-zum-Tode (malgré l'ex,
encore kinétique des extases) chez Heidegger. Est-il inter­
dit de rappeler aussi que, dans les Deux sources de la
morale et de la reli'gion, la durée de l'Essai sur les données
immédiates de la conscience et de Matière et mémoire, pen­
sée comme << élan vital » dans l'É volution créatrice, signifie
amour du prochain et ce que nous avons appelé << à­
Dieu » ? Mais a-t-on le droit de fuir ce rapprochement,
malgré tous les enseignements du demi-siècle qui nous
sépare de la publication des Deux sources ?
Ce qui semble, en effet, s'ouvrir, après les démarches
tentées pour penser le temps à partir du visage d'autrui où
« Diéu nous vient à l'idée » - autorité qui y commande

indéclinable, mais qui aussi se refuse à contraindre et qui


commande tout en renonçant à la toute-puissance - c'est
la nécessité de penser le temps dans la dévotion d'une
théologie sans théodicée. Religion qu'il est certes impos­
sible de proposer à autrui et, par conséquent, impossible
de prêcher. Contrairement à celle qui se nourrit de repré­
sentations, elle ne commence pas dans la promesse. Faut-il
y reconnaître la piété difficile - toute de certitudes et de
risques personnels - du xxe siècle, après les horreurs de ses
génocides et de son holocauste ?

196
Dl!TERMINATION PHILOSOPHIQUE
DE L ' IDJ!E DE CuLTURE

J. LA CUL TURE COMME IMMANENCE

La culture peut, d'abord, être interprétée - et c'est la


dimension privilégiée de l'Occident gréco-romain (et sa
possibilité d'universalisation) - comme une intention de
lever l'altérité de la Nature qui, étrangère et préalable,
surprend et frappe l'identité immédiate qui est le Même du
moi humain.
D'où l'humain comme le je du « je pense » et la culture
comme savoir allant jusqu'à la conscience de soi et jusqu'à
l'identité, en soi-même « de l'identique et du non-identique »,
Descartes étend le « je pense ,,, dérivé du « je doute » (qui est
une péripétie du connaître), à l'âme humaine tout entière et
Kant y apercevra l'unité de l'aperception transcendantale
qui est le rassemblement du senti en savoir. Le lieu du sensé
et de l'intelligible se maintiendra dans le savoir et équivau­
dra à l'intrigue du spirituel dans toute la culture occidentale.
Même les rapports de l'homme avec autrui ou avec Dieu
seront compris comme expériences collectives ou reli­
gieuses, c'est-à-dire comme contributions à la vérité. Dans le
savoir, l'extériorité radicale de la Nature indifférente ou
� hostile >> à l'homme, l'être, se convertit en présence, laquelle
signifie, à la fois l'être du réel et sa mise à la disposition et à
la portée du pensant dans la modalité temporelle du présent
qui est précisément l'arrachement à l'être impénétrable et
aux secrets du passé et du futur. La réminiscence et l'imagi­
nation se comprendront comme ramenant le dissimulé au
présent - comme re-présentation, comme rassemblement et
synchronisation du diachrone dans l' « éternité » du présent
idéal, dans le pensable de la loi et du système et de son
expression mathématique. Même l'absent de la science ina-

199
Entre nous L 'Idée de Culture

chevée est désormais présent dans l'ouverture du monde à la de la satisfaction. Les leçons les plus abstraites de la future
recherche. science reposent sur cette familiarité manuelle avec les
Le savoir serait ainsi le rapport de l'homme à l'extériorité, choses où la présence des choses est, si l'on peut dire,
le rapport du Même à l'Autre où l'Autre se trouve finale­ « main-tenance "· Husserl nous l'aura enseigné dans sa
ment dépouillé de son altérité, où il se fait intérieur à mon notion du « monde de la vie "· « Main-tenance » à laquelle
savoir, où sa transcendance se fait immanence. Léon remonte tout de même - comme à une base oubliée ou
Brunschvicg disait que les mathématiques sont notre vie offusquée - la « vie intérieure » du mathématicien dont
intérieure ! Le savoir est la culture de l'immanence. C'est parle Léon Brunschvicg.
cette adéquation du savoir à l'être qui fait dire, dès l'aube de Mais « main-tenance » où à la « prise en mains » s'ajoute
la philosophie occidentale, que l'on n'apprend que ce que déjà une formation par une main qui modèle ou sculpte ce
l'on sait déjà et qu'on a seulement oublié dans son in­ qu'elle tient, c'est-à-dire où une pensée s'exprime dans la
tériorité. Rien de transcendant ne saurait affecter, ni véri­ chair de la main. Main qui forme, déjà acte de l'artiste, ou
tablement élargir un esprit. Culture de l'autonomie qui, en modelant ou en maniant un pinceau, fait surgir une
humaine et probablement, de prime abord, culture très pro­ forme dans la matière des choses, et où - paradoxalement
fondément athée. Pensée de l'égal-à-la-pensée. pour le pur savoir - la pensée reconnaît son modèle jamais
entrevu jusqu'alors ! Savoir ou non-savoir, mouvement artis­
tique, autre façon que celle du savoir de prêter un sens à
2. LA PRATIQUE COMME MOMENT DU SA VOIR l'être, dimension artistique de la culture, dont nous parlerons
tout à l'heure.
Mais l'être du monde, dans son exposition au savoir, dans Mais dans la culture du savoir - du savoir absolu que
l'ouverture et la franchise de la présence, est ipso facto un se Hegel glorifiera comme liberté et triomphe de la raison où
donner et un se-laisser-prendre auquel répond d'abord la dans le satis de la satisfaction s'accomplit la pensée égalant
com-préhension de la vérité. Mais dans la plénitude du et intériorisant l'autre - la culture a ainsi raison des choses et
concret, le " se donner , de la présence dans le savoir est un des hommes. Voilà le sens de l'être. Comme chez Husserl
" s'offrir-à-la-main-qui-prend » et, par conséquent, déjà dans où, dans l'intentionnalité, la conscience humaine sort d'elle­
le savoir même, la contraction musculaire de la main qui même, mais reste à la mesure du cogitatum qu'elle égale et
saisit et déjà disposant de matière qu'elle enserre ou que le qui la satisfait. Culture comme pensée de l'égal où s'assure
doigt de la main montre. Et ainsi dans la perception qui est la liberté humaine, se confirme son identité, où le sujet dans
encore « théorique , s'accuse une « visée ,, un se référer à un son identité persiste sans que l'autre puisse le mettre en
but, à , une chose, à un « quelque chose ,, à un terme, à un question ou le « désarçonner ''·
étant. L'étant appartient à la concrétude de la compréhen­
sion de l'être. La perception est « prise », appropriation,
acquisition et promesse de satisfaction faite à l'homme ; sur­ J. LE SENSli COMME PENSliE INCARNliE
gissement dans le moi d'un sujet intéressé et actif. Dans une
culture de l'immanence, la satisfaction comme hyperbole de Mais la culture comme savoir où - entre l'identité du
cette immanence ! Métaphores à prendre au sérieux : une Même et l'altérité de l'être « tout fait » - la différence se
culture où rien ne saurait demeurer autre est d'emblée tour­ réduit ; où l'expérience interprétée comme emprise sur le
née vers la pratique. Dès avant la technologie de l'âge indus­ donné et comme le fait de retrouver - idéal de l'immanence
triel et sans la prétendue corruption dont on accuse cet âge, - l'être en soi comme monde intérieur, comme présence et
la culture du savoir et de l'immanence est l'esquisse d'une constitution de l'être extérieur dans le noème de la noèse - la
pratique incarnée, de la mainmise et de l'appropriation, et culture réussit-elle jusqu'au bout cet enveloppement de

200 201
Entre nous L 'Idée de Culture

l'autre ? En effet, déjà la perception des choses, dans leur 4. LA CUL TURE COMME EXPRESSION DANS L'ART
objectivité de pensable, ne peut s'accomplir comme une
pure immanence. Elle n'est pas possible sans les mouve­ Est-ce un pur échec de la sagesse universelle entendue
ments des yeux, par exemple, et de la tête, sans que bougent comme un effort soutenu, pour une pensée, d'entrer en soi
mains et jambes, sans que le corps tout entier soit de la partie et d'y retrouver l'être comme donné dans sa présence, ce qui
dans l'acte de « connaissance », où l'analyse banale ne dis­ a pu paraître animer toute la Culture de l'Occident ? Ou y
tingue qu'un contenu de représentation. Ce n'est pas là le aurait-il « quelque chose de nouveau ,,, selon l'expression de
simple rappel des conditions physiologiques de la sensibilité Merleau-Ponty dans Signes (p. 204) << entre la Nature trans­
que la psychophysiologie n'a j�mais ignorées. La présence et cendante, l'ensoi du Naturalisme et l'immanence de l'esprit,
la vie organique dans sa spontanéité de mouvements s'adap­ de ses actes et de ses normes '' ? État immémorial de chair
tant au réel ne doivent pas être invoquées comme les causes vive ou d'incarnation, concrétude antérieure à la pure spiri­
naturelles ou « naturalistes » du savoir - elles appartiennent tualité du sujet idéaliste et la pure matérialité de la nature -
en quelque façon au « contenu '' sensoriel même de ce que l'une et l'autre abstractions construites ! Dans la sensibilité
la perception apporte d'objectif et d'intelligible et que déjà concrète entre le moi et l' « autre '' du moi, la relation ini­
Husserl analysait parmi les conditions transcendantales de la tiale n'aurait pas été opposition ou radicale distinction, mais
perception. expression, expression de l'un dans l'autre, événement cultu­
Il y aurait donc là un singulier anachronisme dans la rel, source de tous les arts. Entre la pensée du << je '' et l'exté­
structure immanente du savoir : le monde ou une partie du riorité de la matière, le sensé de l'expression signifie de signi­
monde enveloppé par le je pense ou compris dans l'expé­ fiance, différente de l'intériorisation du savoir et de la
rience se trouve déjà en fait parmi les éléments envelop­ domination de l'Autre par le Même. Culture au sens étymo­
pants, appartient, en quelque façon, à la chair du je pense. logique du terme - habitation d'un monde qui n'est pas une
Ce qui n'est pas, là non plus, une métaphore, mais le para­ simple inhérence spatiale, mais création de formes expres­
doxe même d'un je pense incarné que la notion synthèse sives sensibles dans l'être par une sagesse non-thématisante
mentale « associant '' pensée et corporéité n'arrive pas à justi­ de la chair, qui est l'art ou la poésie. Dans le geste encore
fier. L' << aperception transcendantale '' ne suffirait pas ici. technique appliqué à atteindre un but proposé, déjà se des­
D'où la notion du corps propre tout autre que le corps objec­ sinent adresse et élégance ; dans la voix, déjà s'esquissent un
tivement identifiable, partie du monde, tel qu'il m'apparaît langage signifiant et les possibilités du chant et du poème.
dans la glace, tel qu'un médecin le voit en m'examinant ; et, Les jambes qui savent marcher sauront déjà danser ; les
à la fois, le même que ce corps ! Relation entre le Même du je mains qui touchent et tiennent, tâtent, peignent, sculptent et
pense et l'Autre de la Nature dont la culture comme savoir actionnent un clavier dans la surprise de se conformer à un
ne saurait rendre compte. La main comme articulation du idéal jamais entrevu. Incarnation précoce ou originelle de la
savoir dont la « contemplation » se fait prise et saisie - il en pensée, naissance dans ses diversités d'une culture artistique
était question plus haut - serait-elle déjà incarnation du sujet où le sensé ne renvoie pas à la structure noético-noématique
plus ancienne que l'état de la pure intériorité de la res cogi­ de la constitution transcendantale dans le savoir, ni à quel­
tans de Descartes, absolument distincte de la res extensa et que règle commune ; mais où accords et désaccords dans
qui, « sans l'aide de Dieu '' • ne peut être connue que par la l'humain se produisent sans recours ni réduction à l'univer­
cogitatio du pensant ? sel et restent dans l'exotisme extrême de cette variété. On ne
discute pas de goûts ! Dans la différence entre personnes
multiples et entre collectivités dispersées - la matière, ou la
nature ou l'être révéleraient ou exprimeraient ou célébre-

202 203
Entre nous L'1dée de Culture

raient, comme dit Merleau-Ponty, son âme et l'humain (ou ser et à présenter comme relevant de la même histoire ou du
même Logos ou de la même phénoménologie, l'État univer­
l'homme lui-même) y signifierait le lieu même de cette
sel et l'épanouissement de la sensation en savoir absolu.
expression et tout l'agencement indispensable à la manifes­
tation du Beau, à l'art et à la poésie qui sont les modes actifs
de cette célébration ou de l'incarnation originelle du Même
dans l'Autre qui est aussi une manifestation. Manifestation 6. RELA TION A VEC L 'AL TJi.RITJi. D'AUTRUI : L'Ji.THIQUE

tranchant sur l'intelligibilité du savoir de la pensée de l'égal


On doit cependant se demander si l'intelligibilité enten­
et qui, sans sortir de la culture de l'immanence, prend dans
due comme solution de l'antagonisme du Même et de
l'athéisme du savoir de notre culture occidentale la place
l'Autre ne peut pas signifier autrement que par la réduction
d'un dieu inconnu et le nom de vie spirituelle.
ou la conversion de l'Autre au Même à partir de l'autre qui
Mais l'altérité de l'être est-elle dès lors suffisamment
se prête au Même. On doit se demander si, précisément,
mesurée et assez appréciée comme l'autre de l'humain ? Et
dans la multiplicité humaine, l'altérité de l'autre homme ne
n'est-elle pas elle-même encore trop naturelle ? La culture
signifie que l'altérité logique des parties - les unes vis-à-vis
de l'habitation, dans son expression artistique, n'est-elle pas
des autres - dans un Tout fractionné dont les relations
menacée de rupture à partir d'une altérité absolue qui ne se
rigoureusement réciproques sont commandées exclusive­
laisse pas réduire au Même et qui invite à une autre Culture
ment par l'unité de ce Tout, de cet Un dégradé dans ses par­
qu'à celle du savoir ou de la poésie ?
ties ; autrement dit, on doit se demander si, dans la multi­
plicité humaine, l'altérité de l'Autre homme signifie
originellement à partir d'un savoir - savoir politique mais
5. L 'AL TJi.RJTJi. D'AUTRUI
essentiellement savoir - où le moi se reconnaît comme frac­
tion d'un Tout qui commande la solidarité humaine à
Dans la dimension de la culture ouverte par le savoir où
l'humain assimile l'inhumain et le maîtrise, s'affirme et se l'image d'un organisme dont l'unité assure la solidarité es d
membres. Ou - et ce serait le deuxième terme d'une alterna­
confirme le sensé comme retour du Même et de l'Autre à
tive - on doit se demander : l'altérité de l'autre homme
l'unité de l'Un ; de façon analogue l'unité de l'Un s'affirme
et se confirme - et c'est encore le sensé - entre l'âme et le
l'altérité d'autrui, n'a-t-elle pas, pour le moi, d'emblée u �
corps dans l'expression artistique se dessinant déjà dans caractère d'absolu, au sens étymologique de ce terme
. . , . '
l'ambivalence du charnel et du mental et dans la communi­ comme s1 autrm n ' etait pas seulement, au sens logique et
cation du goût à travers les différences mêmes. Tout cela formel, autre (c'est-à-dire autre d'une autorité logiquement
situe, la Culture, savoir et art, comme « dévotion » à l'idéal ou même transcendantalement surmontable, se prêtant à la
néo-platonicien de l'Un auquel le multiple du monde synthèse de l'unité du « je pense » kantien), mais autre d'une
retourne pieusement pour se rendre immanent à l'unité de façon irréductible, d'une altérité et d'une séparation réfrac­
l'Un ou pour l'imiter dans l'autonomie ou la liberté du taires à toute synthèse, antérieures à toute unité et où la rela­
savoir et de la technique et dans l'auto-suffisance superbe du tion possible de moi à autrui, altérité d'étranger indésirable ­
Beau. L'État, lui-même, rassemblant la multiplicité où la sociabilité est indépendante de toute reconnaissance
humaine s'entend dès lors dans cette culture du savoir et de préalable et de toute formation des totalités ? Relation
l'art, comme forme essentielle de cette unité et la politique, éthique ! Projet d'une culture précédant la politique et qui
'
participation commune à cette unité, est prise pour principe dans la proximité allant de moi au prochain, qu'elle signifie
de la proximité interhumaine et de la loi morale reliant réci­ ne se réduit pas à une quelconque déficience ou « privation ,:
proquement les citoyens membres de l'unité préalable du par rapport à l'unité de l'Un. Relation avec autrui en tant
Tout. Tout un côté de la culture occidentale consiste à pen- que tel et non pas relation avec l'autre déjà réduit au même,

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Entre nous L 'Idée de Culture

à l' « apparenté » au mien. Culture de la transcendance, mal­ « tu ne tueras point » qui déjà l'accuse, me soupçonne et

gré l'excellence, prétendument exclusive de l'immanence l'interdit, mais déjà me réclame et me demande. La proxi­
qui passe en Occident pour la grâce suprême de l'esprit. mité du prochain est la responsabilité du moi pour un autre.
La responsabilité pour l'autre homme, l'impossibilité pour
l'autre homme, l'impossibilité de le laisser seul au mystère
7. L 'EPIPHANIE DU VISAGE ET LA CUL TURE COMME de la mort, c'est, concrètement, à travers toutes les modalités
RESPONSABILITE POUR AUTRUI du donner, la susception du don ultime de mourir pour
autrui. La responsabilité n'est pas ici une froide exigence
Cette altérité et cette séparation absolue se manifestent juridique. C'est toute la gravité de l'amour du prochain - de
dans l'épiphanie du visage, daps le face-à-face. Rassemble­ l'amour sans concupiscence - à laquelle s'appuie la signifi­
ment tout autre que la synthèse, il instaure une proximité
cation congénitale de ce mot usé et que présupposent toute
différente de celle que règle la synthèse des données et les
la culture littéraire, toutes les bibliothèques et toute la Bible
réunit en un « monde ,,, des parties en un tout. La « pensée ,,
où se raconte sa sublimation et sa profanation.
éveillée au visage ou par le visage est commandée par une
irréductible différence : pensée qui n'est pas une pensée de,
mais d'emblée une pensée pour . . . , une non-in-différence
8. LA CULTURE COMME PERCEE DE L 'HUMAIN DANS LA
pour l'autre rompant l'équilibre de l'âme égale et impassible BARBARIE DE L'ÊTRE
du connaître. Signifiance du visage : éveil à l'autre homme
dans son identité indiscernable pour le savoir, approche du Culture universellement signifiante comme, dans la
premier venu dans sa proximité du prochain, commerce modernité, celle du savoir et de la technique et comme celle
avec lui irréductible à l'expérience. Avant toute expression qui, à partir de l'université, s'est ouverte sur les formes des
particulière d'autrui - et sous toute expression qui, déjà cultures n'appartenant pas à l'héritage gréco-romain. Mais
contenance donnée à soi, protège - nudité et dénuement de culture où contrairement à celle du savoir, de la technique
l'expression comme telle. Exposition, à bout portant, extra­ et des arts, il ne s'agit pas, pour le Même du Moi humain, de
dition d'investi et de traqué - traqué avant toute traque et se confirmer dans son identité en absorbant l'autre de la
toute battue. Visage comme la mortalité même de l'autre Nature ou en s'y exprimant, mais de mettre en question
homme. cette identité même, sa liberté illimitée et sa puissance, sans
Mais dans cet en face du visage, dans cette mortalité - assi­ lui faire perdre sa signification d'unique. Culture éthique où
gnation et demande qui concernent le moi, qui me le visage d'autrui - celui de l'absolument autre - éveille dans
concernent. Comme si la mort invisible à laquelle fait face l'identité du moi, l'incessible responsabilité pour l'autre
le visage d'autrui, était mon affaire, comme si cette mort homme et la dignité de l'élu.
« me regardait ''· La mort de l'autre homme me met en Nouvelle signification de l'esprit dans cette signifiance du
cause et en question, comme si de cette mort, le moi deve­ sensé. Il ne réside pas dans la pensée qui s'approprie l'autre
nait par son indifférence le complice et avait à répondre de de la nature ou qui, dans la poésie et l'art, célèbre c'est­
cette mort de l'autre et à ne pas le laisser mourir seul. C'est à-dire manifeste l'habitation au monde. La barbarie de l'être
précisément dans ce rappel de la responsabilité du moi par menace à partir d'une extériorité plus radicale, à partir de la
le visage qui l'assigne, qui le demande, qui le réclame transcendance et de l'étrangeté de l'autre homme. Extério­
qu'autrui est le prochain du moi. rité plus extérieure que toute distance spatiale. La Culture
En partant de cette droiture entre autrui et le moi nous n'est pas un dépassement, ni une neutralisation de la trans­
avons pu écrire autrefois que le visage est pour un moi - que cendance ; elle est, dans la responsabilité éthique et l'obliga­
le visage est pour moi - à la fois, la tentation de tuer et le tion envers autrui, rapport à la transcendance en tant que

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Entre nous

transcendance. On peut l'appeler amour. Il est commandé


par le visage de l'autre homme, qui n'est pas une donnée de
l'expérience et ne vient pas du monde. DE L'UNICIT�
Percée de l'humain dans la barbarie de l'être, même si
aucune philosophie de l'histoire ne nous garantit contre le
retour de la barbarie.

J. L 'ORDRE FORMEL

L'Individu humain serait d'abord à penser dans le cadre


formel de son appartenance à un genre - au genre humain.
Il est partie d'un tout, se divisant en espèces et aboutissant à
l'unité indivise, à l'identité logiquement ultime de l'Individu
situé parmi les données empiriques et reconnaissable à des
signes déterminés de l'espace et du temps où cette unité se
pose comme « étant », dans sa particularité et qui, selon Aris­
tote, « seule existe » par-delà l'existence idéale ou abstraite
des genres.
Un Individu est autre à l'autre. Altérité formelle : l'un
n'est pas l'autre, quel que soit son contenu. Chacun est autre
à chacun. Chacun exclut tous les autres, et existe à part, et
existe pour sa part. Négativité purement logique et réci­
proque dans la communauté du genre.
Cette positivité de l'être qui s'est posée et cette négati­
vité de l'exclusion semblent se retrouver et s'exalter - ou
s'accuser - dans l'humanité de l'Individu humain. La
positivité de l'Individu particulier est une persévérance
dans l'être qui est vie ; l'Individu humain vit dans la
volonté de vivre, c'est-à-dire dans la liberté, dans sa
liberté qui s'affirme comme égoïsme du moi, dont l'iden­
tité, au-dehors indiscernable, de l'Individu humain s'iden­
tifie précisément, comme de l'intérieur, en s'éprouvant.
Mais l'Individu humain est aussi négativité dans sa
liberté, excluant les libertés des autres qui limitent la
sienne. Altérité, de nouveau réciproque, des moi's : éven­
tuelle guerre de tous contre tous.

209
Entre nous De l'Unicité

2. L'AUTONOMIE DE L'INDIVIDU RAISONNABLE auquel, pour nous autres Européens, se réfèrent ainsi ori­
ginellement la condition humaine et le fameux droit de
Mais, à suivre la sagesse de la tradition et de la pensée l'homme, principe et critère de toute justification. Référence
occidentales, les Individus surmontent la violence exclusive du droit humain à l'État et à la logique de l'Universel et du
de leur conatus essendi et de leur opposition aux autres, dans Particulier, le droit de l'homme est sans doute l'ordre iné­
une paix qui s'établit par le savoir dont la Raison assure la luctable dans l'humanisation de l'Individu, de sa justice et de
vérité. Les Individus humains seraient humains par la sa paix. Est-ce là, pour autant, le moment originel de cette
conscience. Les « moi's » divers s'accordent dans la vérité humanisation de l'Individu ? Sa destinée politique en posant
rationnelle à laquelle ils obéissent sans contrainte, sans et se reposant dans la paix du particulier, n'a-t-elle pas à se
renoncer à leur liberté. La volonté particulière de l'Individu souvenir d'une autre collation de droit et d'une plus
s'élève à l'auto-nomie de la personne où le nomos, la loi uni­ ancienne modalité de paix ? C'est cela mon problème.
verselle, contraint l'ego, conscient et raisonnable, sans le
contraindre. La volonté est raison pratique. Les personnes,
autres ou étrangères les unes aux autres, s'assimilent. Dès J. LA MAUVAISE CONSCIENCE DE L 'EUROPP.EN
lors, s'accomplit - ou du moins se cherche - le rassemble­
ment libre des personnes particulières autour des vérités Mais la conscience de l'Européen n'est pas en paix, à
idéales, notamment, de la Loi. L'Individu s'ouvre à la paix l'heure de la modernité, essentielle à l'Europe, qui est aussi
humaine à partir de l'État, des institutions, de la politique. l'heure des bilans. Mauvaise conscience au terme de millé­
Même du religieux, l'autorité s'impose à travers les théolo­ naires de la glorieuse Raison, de la Raison triomphante du
gies, dans la vérité de la Raison, à la liberté du Moi. La Rai­ savoir ; mais aussi au terme de millénaires de luttes fratri­
son qui surmonte l'altérité de la nature extérieure par la cides politiques mais sanglantes, d'impérialisme pris pour
science et la technique, préside à la répartition égale des universalité, de mépris humain et d'exploitation et jusqu'à
choses. Dès lors, la conscience, le savoir, la vérité et la ce siècle de deux guerres mondiales, de l'oppression, des
sagesse dont la conscience est déjà la possibilité et déjà génocides, de l'holocauste, du terrorisme, du chômage, de la
l'amour - dès lors, la philosophie, au sens grec du terme, misèr� toujours incessante du Tiers-Monde, des impi­
mère de toute science et de toute politique - seraient la spi­ toyables doctrines du fascisme et du national-socialisme et
ritualité même de l'Individu humain, l'humanité de jusqu'au suprême paradoxe où la défense de la personne
l'homme, la personne dans l'Individu, source du droit de s'invertit en stalinisme. La raison a-t-elle toujours convaincu
l'homme et principe de toute justification. Spiritualité qui les volontés ? Les volontés ont-elles toujours été raison pra­
signifie l'égalité entre personnes en paix. Paix de l'Individu tique pour rester impénitentes dans une culture où la Raison
humain en tant qu'existence pour soi, en tant que sécurité triomphale des sciences animait l'histoire elle-même et ne
de l'homme satisfait dans le bien-être et la liberté. Tranquil­ devait y commettre aucun paralogisme ? L'Europe a mau­
lité d'un repos dans sa positivité et dans sa position : substan­ vaise conscience et se conteste jusqu'à mettre en question sa
tialité de substance assurée au moi. Égalité à laquelle l'État centralité et l'excellence de sa logique, jusqu'à exalter - aux
aspire le long de l'histoire, et où se promet, à travers la Rai­ sommets de ses universités - des pensées qui autrefois pas­
son, pour les Individus humains, si différemment doués par saient pour primitives sinon pour sauvages. Contestation par
la Nature, l'égalité formelle des' Individus dans un genre. l'Europe elle-même de son privilège philosophique qui
Les Individus humains dans le genre humain s'offrent au devait assurer sa paix ! L'Europe n'est-elle pas effrayée par
jugement et se prêtent à l'objectivité nécessaire à l'exerci ce l'insuffisance sociale de sa vérité même ou par une science
de la justice qui rétablit éventuellement la paix. Schém a qui, à son apogée, menace l'Individu humain dans son '' être

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Entre nous De l'Unicité

en tant qu'être » dont le problème, posé en Grèce, allumait N'aurions-nous pas entendu dans notre vocation
et éclairait sa philosophie ? d'homme en Europe, de plus haut encore que de la « bonne
Mais, dès lors, il faut aussi se demander si ces éléments de nouvelle » de la connaissance vraie qui disposerait de nos
mauvaise conscience ne sont pas déjà révélateurs et dénon­ volontés sans les contraindre et les aurait orientées vers la
ciateurs de l'humanité européenne en tant qu'elle prête à paix, l'impératif du Décalogue : « Tu ne tueras point » ?
l'Individu humain un sens qui n'est pas seulement hellé­ Derrière l'altérité réciproque et formelle des individus
nique, si nécessaire qu'en soit - nous allons le voir - à partir emplissant un genre, derrière leur négativité réciproque,
d'un certain moment, la portée essentielle. Brisure de l'uni­ mais où, dans le genre humain - semblables entre eux de
versalité de la raison théorétique qui s'était tôt levée dans le par la communauté du genre et doués de raison ils sont, cha­
'' connais-toi toi-même », pour rebâtir l'univers entier dans cun promis par la Raison à la paix « pour sa part » - signifie
la conscience de soi. Témoignage d'une vocation venant une autre altérité. Comme si, dans la multiplicité humaine,
d'un esprit dont l'amour de la sagesse n'épuise pas tous les l'autre homme se trouvait brusquement et paradoxalement ­
pouvoirs de l'amour ni même, peut-être, ses pouvoirs ori­ contre la logique du genre - celui qui me concernait par
ginels. excellence ; comme si, l'un parmi d'autres, je me trouvais -
précisément je ou moi - celui qui, assigné, a entendu l'impé­
ratif à titre de destinataire exclusif, comme si vers moi seule­
4. TU NE TUERAS POINT ment, vers moi avant tout, cet impératif allait ; comme si
moi, désormais élu et unique, j'avais à répondre de la mort et
Cette mauvaise conscience ne traduit pas en effet une par conséquent de la vie d'autrui. Privilège que la logique
simple déception qu'inspirerait la contradiction entre un du genre et des individus semblait avoir effacé : « tu ne tue­
certain projet de culture, confortable et tranquille, et l'insuf­ ras point » - extraordinaire ambiguïté des individus et du
fisance des « résultats obtenus », Le scepticisme ou la dialec­ genre. Extraordinaire ambiguïté du Moi : à la fois le point
tique cynique a beau dénoncer, dans toute crise de culture, même où l'être et l'effort en vue d'être, se crispent en un soi­
la paresse de penser et la peur de mourir ; il y a dans le même, en ipséité tordue sur elle-même, et primordiale et
trouble de l'humanité européenne autre chose que paresse autarcique, et le point où est possible l'étrange abolition ou
et peur : il y a comme une horreur de tuer. Il y a inquiétude suspension de cette urgence d'exister et une abnégation dans
quant à la légitimité des souffrances infligées à certains par le souci pour les « affaires » d'autrui : elles me « regar­
la logique irréfutable des choses, même si, quant à ses daient >> et m'étaient confiées, comme si autrui était avant
propres épreuves, on s'imposait consentement de philo­ tout un visage. Voilà que l'altérité-de-l'individu-dans-le­
sophe., Il y a inquiétude quant à la légitimité de tout ce qui genre est revenue de sa formalité et de sa banalité logique
est apparemment logique, quant à la légitimité des souf­ par laquelle cette relation, idée claire et distincte, allait
frances infligées dans la simple perspective de ce que Hegel simultanément ou indifféremment de moi à l'autre et de
appelle « identité de l'identique et du non-identique ». Il y a l'autre à moi. Comme si la conscience, ici, a perdu sa symé­
l'angoisse d'une responsabilité qui incombe aux individus trie par rapport à la conscience d'autrui !
survivants à la mort violente des victimes. Comme un scru­
pule de survivre aux dangers qui menacent autrui. Comme
si chacun, les mains pures et dans son innocence présumée 5. L 'UNIQUE A VANT L 'INDIVIDUEL
ou certaine, avait à répondre des famines et des meurtres !
La crainte de chacun pour soi, dans la mortalité de chacun, Il faut poser la question : la situation sémantique ori­
n'arrive pas à absorber le scandale de l'indifférence à la souf­ ginelle où l'Individu humain reçoit sens ou se vêt de droit,
france d'autrui. équivaut-elle au schéma logique genre/individu où, d'un

212 213
Entre nous De l'Unicité

individu à l'autre, l'altérité reste réciproque et où la notion l'essence impassible de l'être, et dans le divers générique de
de l'Individu humain se fixe par l'objectivation de n'importe l'objectif, la condition de la possibilité de l'unique. Par le
quel individu du genre, chacun étant l'autre à l'autre ? Ou - subjectif - qui n'est pas seulement le connaître mais qui se
deuxième terme de l'alternative - l'accès originel à l'indi­ fait amour - voilà, à travers la rigueur des formes logiques et
vidu en tant qu'Individu humain, loin de se réduire à une de ses genres et de ses individus, percée poussée jusqu'à
simple objectivation d'un individu d'entre les autres - est un l'unique. A travers la violence sourde de la persévérance
accès caractéristique où l'accédant appartient lui-même à la dans l'être - un au-delà. Plus loin qu'avec l'individu connu,
concrétude de la rencontre sans pouvoir prendre la distance voilà, avec l'absolument autre, paix et proximité humaines.
nécessaire au regard objectivant, sans pouvoir se dégager de Paix différente de la simple unité du divers sous la synthèse
la relation et où ce ne-pas-pouvoir-se-dégager, cette non-in­ qui l'intègre ; paix comme relation avec l'autre dans son alté­
différence à l'égard de la différence ou de l'altérité de l'autre rité d'absolu, reconnaissance dans l'individu de l'unicité de
- cette irréversibilité - est non pas le simple échec d'une la personne. Amour comme opération logique 1 !
objectivation, mais précisément le droit fait à la différence
d'autrui qui, dans cette non-in-différence, n'est pas une alté­
rité formelle et réciproque et insuffisante dans la multi­ 6. LA JUSTICE ET L 'UNIQUE
plicité d'individus d'un genre, mais altérité de l'unique, exté­
rieur à tout genre, transcendant tout genre. Transcendance Cette analyse du rapport interpersonnel qui tendait à
qui ne serait pas alors le simple raté de l'immanence, mais montrer la signifiance originelle du droit de l'individu dans
l'excellence irréductible du social dans sa proximité, la paix la proximité et l'unicité de l'autre homme, n'est, en aucune
même. Non pas la paix de la pure sécurité et de la non­ façon, une méconnaissance du politique. Quelques mots, en
agression, qui assure à chacun sa position dans l'être, mais la terminant, pour indiquer comment ce droit originel conduit,
paix qui est déjà cette non-in-différence même. La paix où lui-même, à l' État libéral, à la justice politique, de par la plu­
par la non-in-différence il faut entendre non pas le neutre ralité des individus appartenant à l' « extension >> du genre
de quelque curiosité désaffectée, mais le « pour-l'autre » de humain ; mais aussi pour dire comment la référence au
la responsabilité. Réponse - premier langage ; bonté primor­ visage d'autrui préserve l'éthique de cet État.
diale que la haine déjà suppose dans ses attentions, amour La multiplicité humaine ne permet pas au Moi -
sans concupiscence où prend sens le droit de l'homme, le disons ne me permet pas - d'oublier le tiers qui
droit de l'aimé c'est-à-dire la dignité de l'unique. m'arrache à la proximité de l'autre : à la responsabilité
Pr9ximité du transcendant dans l'homme, laquelle signi­ antérieure à tout jugement, à la responsabilité préjudi­
fierait précisément le surcroît de la socialité sur toute soli­ cielle pour le prochain, dans son immédiateté, d'unique
tude où demeure la connaissance d'individus disséminés et d'incomparable, à la socialité originelle. Le tiers, autre
dans le genre. Surcroît de la socialité dans l'amour. Nous ne que le prochain, est aussi mon prochain. Et il est aussi le
prochain du prochain. Que font-ils - les uniques -
prononçons pas ce mot si souvent abusif à la légère. Dans la
qu'ont-ils déjà fait l'un à l'autre ? Ce serait, pour moi,
paix éthique, la relation va à l'autre inassimilable, incompa­
rable, à l'autre irréductible, à l'autre unique. Seul l'unique 1. Subjectivité qui, dans ce pour-l'autre de l'amour n'est plus - ou n'est
est absolument autre. Mais l'unicité de l'unique, c'est l'uni­ encore ni le moi du je pense fichtéen, ni le transcendantal. Mais on peut
-

cité de l'aimé. L'unicité de l'unique signifie dans l'amour. penser que ceux-ci doivent à la responsabilité incessible et irrécusable leur
Non pas que l'unicité de l'altérité soit pensée comme quel­ ex-ception à l'ontologie, l'unicité qui équivaut à leur mode du " non­
interchangeable ou de leur '' élection à ce mode. A la thématisation du
ques illusions subjectives d'amoureux. Bien au contraire,
• •

connaitre issue de ce statut serait « antérieure » l'éthique comme si elle


c'est le subjectif comme tel qui serait précisément, dans était " l'individuation » du Je, consécration de son étrangeté à tout être.

214 215
Entre nous De l'Unicité

manquer à ma responsabilité de moi - à ma responsabi­ de l'homme » ; parfois dans les chants des poètes ; parfois
lité préjudicielle à l'égard de l'un et de l'autre, mes pro­ simplement dans la presse et sur la place publique des États -
chains - que d'ignorer, à cause de cette responsabilité libéraux où la liberté de l'expression a rang de première
antérieure à tout jugement, de la proximité, les torts de liberté et où la justice est toujours révision de la justice et
l'un à l'égard de l'autre. Il ne s'agit pas, ici, de tenir �mente d'une justice meilleure.
compte d'éventuels préjudices, dont j'aurais eu à souffrir
de l'un ou de l'autre, et à démentir mon dés-intér­
essement ; il s'agit de ne pas ignorer la souffrance
d'autrui qui incombe à ma responsabilité.
C'est l'heure de la justice. L'amour du prochain et son
droit originel d'unique et d'incomparable dont j'ai à
répondre, en viennent, eux-mêmes, à en appeler à la Rai­
son capable de comparer les incomparables, à une sagesse
de l'amour. Une mesure se superpose à l' « extravagante ,,
générosité du « pour l'autre ,,, à son infini. Ici, le droit de
l'unique, le droit originel de l'homme postule le juge­
ment et, dès lors, l'objectivité, l'objectivation, la thématisa­
tion, la synthèse. Il y faut des institutions qui arbitrent et
une autorité politique qui la soutienne. La justice exige
et fonde l' :Ëtat. Il y a là, certes, la réduction indispensable
de l'unicité humaine à la particularité d'un individu du
genre humain, à la condition de citoyen. Dérivation. Bien
que sa motivation impérative soit inscrite dans le droit
même de l'autre homme, unique et incomparable.
Mais, la justice elle-même ne saurait faire oublier l'origine
du droit et l'unicité d'autrui que recouvrent désormais la
particularité et la généralité de l'humain. Elle ne saurait
abandonner cette unicité à l'histoire politique qui se trouve
engagée dans le déterminisme des pouvoirs, des raisons
d'État, des tentations et des facilités totalitaires. Elle attend
les voix qui rappellent aux jugements des juges et des
hommes d' État, le visage humain dissimulé sous les identités
de citoyens. Ce serait peut-être cela les « voix prophé­
tiques ».
Anachronisme qui fait sourire ! Mais les voix prophétiques
signifient probablement la possibilité d'imprévisibles bontés
que peut encore le Moi dans son unicité précédant tout
genre ou libéré de tout genre. Elles s'entendent parfois dans
les cris qui montent des interstices du politique et qui, indé­
pendamment des instances officielles, défendent les « droits

216
« MouRIR POUR ... »

Mesdames et Messieurs, Monsieur le Directeur


Merci de ce que vous avez dit. Mon propos, prolongeant
votre discours, ne répondra sans doute pas assez à ce que,
très généreusement confiant, vous semblez attendre du
mien. Vous y trouverez tout de même l'écho d'une crise plus
profonde et plus ancienne que celle que comporte le récit
d'un conflit entre une admiration de jeunesse - encore
aujourd'hui irrésistible - inspirée par une intelligence philo­
sophique d'entre les plus grandes et les très peu nombreuses
et l'abomination irréversible attachée au national-socialisme
auquel l'homme génial avait pu d'une façon ou d'une autre
- peu importe laquelle ! - prendre part. Crise plus profonde
et plus ancienne. Ce recueillement du Sein - de l'aventure
d'être - en pensée, en interrogation sur l'être et son sens, ce
recueillement en pensée, en guise de l'être-là humain, en
guise du Da-sein, décrit avec tant de génie, nous laissa-t-il
sans ambigurtés ? L'aventure d'être est-elle, comme être-là ­
comme Da-sein - appartenance inaliénable à elle-même,
être en propre - Eigentlichkeit, authenticité que rien n'altère
- ni soutien, ni aide, ni influence - conquérante, mais dédai­
gnant l'échange où une volonté s'attend au consentement de
l'étranger - virilité d'un libre pouvoir-être, telle une volonté
de race et d'épée ? Ou, au contraire, être, ce verbe ne signi­
fierait-il pas, dans l'être-là, non-indifférence, obsession par
l'autre, recherche et vœux de paix ? D'une paix qui ne serait
pas le silence du laisser-faire où se complaît la liberté de
l'acte artiste et où le beau fait silence, garde silence et le pro­
tège - d'une paix où se cherchent les yeux de l'autre où son
regard éveille responsabilité ? Paix où l'homme occidental,
autant que dans l'indépendance, autant que dans l'acte artis­
tique, n'a pas cessé de se vouloir et de se reconnaître. Le
souvenir des valeurs éthiques - peut-être " engourdi » dans
les " Écritures » qu'on dénonce " désuètes » - ne sollicite-t-il

219
Entre nous « Mourir pour. . . »

pas l'humanité jusque dans sa modernité, à partir des « belles


lettres » que ce souvenir anime et qui sont entre toutes les Vous connaissez certainement les positions de Sein und
mains ? Zeit et je ne vais pas en résumer l'enchaînement
Questions qui restent. Mais je ne saurais oublier l'année aujourd'hui. Je n'en relèverai que les points relatifs à l'ambi­
où, il y a près d'un demi-siècle, j'étais étudiant à Fribourg et guïté ou à la crise évoquée au début de mon propos. Œuvre
où au dernier semestre du professorat de Husserl succédait et discours d'ontologie, projet qui n'est point une entreprise
l'enseignement heideggerien, où 1933 n'était pas encore du savoir qui se serait produite et se serait manifestée à
pensable et où je vécus sous l'impression d'assister au Juge­ l'occasion d'une possibilité quelconque tentant le fameux
ment dernier de l'Histoire de la philosophie en présence de « esprit curieux » de l'homme, ni une ambition d'étreindre
Husserl et de Heidegger, la: mémoire traversée par les l'univers, la totalité des choses et des vivants, des relations et
accords parfaits du bergsonisme enseignés par mes maîtres des idées, de tout ce qui est. Mais ontologie - la primordiale
de Strasbourg en contrepoint de tout ce qui leur était vrai ou raison dans l'intelligence du sens verbal du mot être. Vous le
de ce qui pouvait s'ajouter à leurs évidences sans les compro­ connaissez - le verbe le mieux entendu et le moins définis­
mettre. Le bergsonisme n'était-il pas à sa façon une mise à sable des verbes. Sens verbal du mot être qui désigne l'être
part du sens verbal du mot être dans le concret de la durée comme événement ou comme aventure ou comme une
précisément, où le temps n'est plus pure forme, héritage de geste. Intelligible - qui se loge comme chez soi sous la forme
la philosophie transcendantale, mais où la signification grammaticale du verbe, sans signifier, à proprement parler,
ultime la plus profonde de sa non-stabilité diachronique ni acte, ni mouvement, ni histoire, ni événement, ni aven­
consiste à s'éveiller dans la représentation de tous les étants, ture ; mais sans pour autant se confondre avec la stabilité
de toutes ces choses solides et étendues et stables issues de ponctuelle d'une éternité, immobile et déjà tout différent de
l'acte technique et qui, d'emblée, viennent sous-la-main - son « secret intelligible » qu'il perd sous la lumière qui
zuhanden ; diachronie à éveiller aussi dans ces idées et ces éclaire les substantifs et les étants. Sa compréhension d'après
concepts figés, éternels dans la science ; diachronie qui dans Sein und Zeit ne revient pas à une opération logique. Ici,
la durée des « Deux sources de la morale et de la religion » comprendre le sens appartiendrait déjà à l'événement même
se révélera amour du prochain ? Quoi qu'il en soit, la certi­ de l'être dont le sens se cherche, à l'aventure, à la « geste »
tude de l'importance philosophique primordiale de ces dis­ d'être nouée en exister, en être-là ou en intrigue humaine,
cours prestigieux de la phénoménologie et de ces lumières son essentielle modalité.
bergsoniennes ne m'a jamais quitté. Malgré toute l'horreur
qui vint un jour s'associer au nom de Heidegger - et que En guise d'un souci d'être, en guise d'un être-là, en guise
rien 'n'arrivera à dissiper - rien n'a pu défaire dans mon d'un être-au-monde, en guise d'un être-avec-les-autres, en
esprit la conviction que Sein und Zeit de 1927 est impres­ guise d'aller-à-la-mort, il y va dans « l'événement » d'être de
criptible, au même titre que les quelques autres livres éter­ cet être même. Sans aucun recours ni réduction à un « sujet
nels de l'histoire de la philosophie - fussent-ils en désaccord objectivant », à un sujet transcendantal, l'être se devance et
entre eux. Rien n'a pu faire oublier que ses pages auront se recueille en pensée à sa façon, en guise de souci d'être,
notamment cherché - sous les sentiers brouillés au cours des propre à son « événement » d'être. Nœuds inéluctables de
âges par les marches et les démarches, les allées et venues « l'événement » d'être lui-même, déjà connu comme pensée,
des professeurs et des étudiants - les originelles voies et déjà recueilli comme question posée sur le sens de l'être ­
intentions de la philosophie et des philosophes, pensée de sans délégation ni ajournement du questionnement à un acte
l'Occident ouverte à tous les hommes. de pensée différent de l'être ou ultérieur ; être-là, être­
homme, c'est déjà la position de cette question, le persister-à-

220 221
Entre nous « Mourir pour ... »

être ou le se soucier d'être. Intelligence de l'être qui ne dans ce sens verbal du mot être pouvait passer pour logique­
serait plus objectivation de quiddité, ni représentation de ment vide, la découverte de l' « événement » que signifie ce
substantifs qualifiés par des adjectifs et répondant à la ques­ vide et, en fin de compte, de la temporalité et de l'historicité
tion : « qu'est-ce que c'est ? » La compréhension de « l'évé­ qui, selon la « phénoménologique construction » de Sein und
nement » d'être se pense sous des modalités adverbiales qui Zeit, se pensent à partir de lui (thème dont nous ne parle­
s'entendent précisément dans « exister », « être-là », « être­ rons pas aujourd'hui), la virtuosité triomphale de l'analyse
au-monde », « être-avec-les-autres », « être-pour-la-mort » - existentiale de Heidegger, la suspension de la quiddité dans
modalités de l'être, ses « comment ». Adverbes étranges de l'essence de l'homme pour concevoir cette essence comme
l'existence que Heidegger appelle « existentiaux », Il ne fau­ existence, comme modalité adverbiale de l'événement d'être,
drait pas la réduire à des objectivations encore obscures de la nouvelle fonction à laquelle l'humain se trouve appelé
quelque donnée intérieure. L'être-là - le Da-sein - de dans le sensé du sens - tout cela, nouvelle approche du
l'homme ne signifie pas une propriété ou une conjonction sensé, me semble de première importance, même si, comme
des propriétés d'une réalité présente ayant tel ou tel autre nous allons le montrer - et c'est le thème principal de mon
aspect, l'essence de l'homme ici entrevue est un mode d'être, intervention ce soir placée sous le titre de « Mourir pour ... »
une existence. Le théorétique perd le privilège qu'il tient - l'humain permet ici à un au-delà-de-l'être de prendre sens !
dans l'intelligibilité du systématique. Sans qu'il ait eu à le
céder à une axiologie ! L'objectivation elle-même et la C'est vous dire avec quelle humilité intellectuelle je réflé­
science devraient être possibles, et se montrer à leur rang chis à quelques thèmes de Sein und Zeit dans les questions
existentiel, mais ne seraient plus fondement. L'intelligibilité qu'ils me posent : la pensée - modalité de l'événement d'être
ontologique se révèle fondamentale de toute rationalité. ou interrogation sur le sens de cet événement - est-elle fer­
L'homme n'y joue pas le rôle de subjectivité transcendan­ mée à toute axiologie primordiale qui serait philosophie pre­
tale. Il se dit à partir de son être-là et de son être-au-monde, mière ? L'ontologie est-elle fondamentale même là où
modalité du véritable ou de l'événement d'être. L'attention l'homme s'entend comme être-là - à la fois et être et étant ­
de la philosophie n'est plus attirée par l'homme de l'huma­ et où la façon dont sa substance prend les façons d'un verbe,
nisme, par une excellence ou une dignité qu'en tant est bien différente de la confusion matérialiste de la subs­
qu'étant il tiendrait de quelque tradition ou doctrine non­ tance corporelle avec le jeu physique des causes et des
philosophique, ou d'une partialité de l'homme pour « tout effets ? La fermeté de cette primordiale ontologie n'a-t-elle
ce qui est humain » ou de l'évidence privilégiée que pas déjà traversé des alternatives axiologiques et choisi entre
comporte la réflexion sur soi dans la recherche des vérités valeurs et respecté l'authentique et dédaigné le quotidien
certaines et où l'homme se pose déjà en sujet de l'idéalisme qui pourtant en procède ? Même si, au préalable, la chute -
transcendantal. C'est en tant qu'être-là dans son souci d'être, le Verfallen - s'exposait comme existential.
que la phénoménologie heideggerienne amène au cœur de
l'ontologie cette articulation essentielle de l'événement d'être,
qui est aussi intelligence de cet événement, pensée au sens L'alternative entre l'identique dans son authenticité, dans
fort du terme à côté de la science se prolongeant en tech­ son en propre ou son mien inaltérable de l'humain, dans son
niques qui l'absorbent et qui pervertiraient l'homme. Eigentlichkeit, indépendance et liberté, et l'être comme
dévouement humain à l'autre, à autrui, dans une responsabi­
La distinction radicale entre l'étant et l'être au sens verbal lité qui est aussi une élection, principe d'identification et
du mot, qui domine Sein und Zeit, l'audace et la puissance appel à un moi, au non-interchangeable, à l'unique - j'y ai
spéculatives de Heidegger recherchant le logos de ce qui insisté dès le début de mon propos, avant mon essai de retra-

222 223
Entre nous « Mourir pour . .
. »

cer devant vous quelques mouvements caractéristiques de la d'existence - toujours distinct de celui des choses, rien que
phénoménologie et de l'ontologie de Sein und Zeit. Dans choses, et des choses s'offrant à la main - est le mode de
l'interrogation sur le sens de l'être, telle que l'enseigne l'ana­ l'être-là humain, partageant le même monde, compris préci­
lyse de ce livre, dès ses premiers paragraphes, s'installe la sément à partir du travail et autour de l'ordre instrumental
recherche de l'authenticité où l'événement d'être se tient. de ces choses du monde et où, ainsi, « ils sont ce qu'ils font »,
Eigentlichkeit à laquelle tout le sensé remonte. Importance Mais le souci-d'être de l'être-là humain porte aussi le souci
primordiale attachée à l'être en propre. L'Ei'gentlichkeit est le pour l'autre homme, la sollicitude de l'un pour l'autre. Elle
véritable de l'être ou de la pensée qui de l'événement d'être ne vient pas s'ajouter à l'être-là, mais est une articulation
est le recueillement et l'articulation. Événement ou aven­ constitutive de ce Dasein. Souci pour l'autre homme, sollici­
ture ou advenir de l'être en souci d'être - de l'être où il va tude pour son manger, pour son boire, son se vêtir, pour sa
d'être. C'est comme une plénitude du mien - une « mien­ santé, son s'abriter. Souci qui ne se démentit pas par la soli­
neté >> ou une Jemeini'gkeit, selon l'expression heidegge­ tude de fait du solitaire, ni par l'indifférence que peut ins­
rienne, dont l'originelle concrétude implique un je et un tu.
pirer le prochain, solitude et indifférence qui, modes défi­
Authenticité à laquelle renvoie toute aliénation, avons-nous
cients du pour-l'autre, le confirment, tout comme l'oisiveté
dit, que cette authenticité subit. Mais d'où vient cette aliéna­
ou le chômage, modes déficients de l'existence entendue à
tion ?
partir du travail, confirment cette signifiance à partir du tra­
vail.
Dois-je vous rappeler les premières pages de Sein und Zeit
où le souci d'être, interprété d'une façon existentiale, se for­
mule être-au-monde, être auprès des choses ; lesquelles, avant L'être-là où il y va toujours d'être, serait donc, dans son
de se montrer dans la « neutralité >> d'objets à connaître ou authenticité même, être-pour-l' autre. Le là de l'être-là est
comme choses qui ne sont rien que choses - comme Vor­ monde qui n'est pas le point d'un espace géométrique, mais
handenheit - choses à percevoir, ou choses de pure présence la concrétude d'un lieu peuplé où les uns sont avec les autres
à se représenter - s'offrent, d'après Heidegger, en en appe­ et pour les autres. Et réciproquement. L'existential du Mitei­
lant, originellement, au savoir-faire d'une main qui déjà sai­ nandersein est un être-ensemble avec les autres dans une
sit telle chose comme marteau, telle autre comme matière à réciprocité de la relation. Suis-je allé trop vite - lors de
travailler ou comme aliments à porter à la bouche ? � tre à la l'ouverture de mon intervention - en affirmant comme
portée d'une main - Zu-handenheit - serait ici non point alternative à la sévérité de l'authentique, la paix de l'amour
simple propriété du réel, mais son comment, sa manière du prochain ?
d'être. , Mais, dès lors, les autres hommes sont d'ores et déjà
signifiés dans ce travail impliqué dans les choses, qui sont Et cependant, c'est précisément dans ce rapport aux
d'ores et déjà des « affaires >> ou nos « affaires ,,, et dans un autres comme Miteinandersein, signifié par l'être-au-monde,
monde d'ores et déjà commun. �tre-au-monde signifie ainsi que l'être-là humain, dans son authenticité, se met à se
être auprès des choses ayant un sens et dont la signifiance confondre avec l'être de tous les autres et à se comprendre à
cohérente à partir du souci d'être, constitue précisément le partir de l'anonymat impersonnel du On, à se perdre dans la
monde. Et être-au-monde est ainsi, dans Sein und Zeit, aussi­ médiocrité du quotidien ou à tomber sous la dictature du
tôt être avec les autres. Être-avec-les-autres appartient selon On, selon l'expression heideggerienne. Le On, « Monsieur
Heidegger à l'existential de l'être-là, de l'être-au-monde. tout le Monde ,,, le personnage impersonnel, le voici, législa­
teur des mœurs, des modes et des opinions, des goûts et des
La phénoménologie du § 26 de Sein und Zeit dégage les valeurs. Subtile présence du On jusque dans sa propre
modalités de cet être-avec. Il s'agit des autres dont le mode dénonciation, suspect dans les unanimités des décisions.

224 225
Entre nous « Mourir pour... »

« Le On décharge ainsi à chaque fois l'être-là humain en sa qui sera qualifiée d'insigne (ausgezeichnete). Terminologie
quotidienne té. Mais il y a plus encore : avec cette décharge expressive - elle aurait convenu à l'ouverture de la « trans­
d'être le On complaît au Dasein, [à l'être-là] pour autant cendance >> par l'altérité d'un unique sans genre, vers le
qu'il ; a en lui la tendance à la légèreté et à la facilité, et dehors absolu. Rapport par la mort impossible - Elle ne
c'est précisément parce que le On complaît ainsi décrit que le moment structural du souci ouvert à lui-même
constamment au Dasein - [à l'être-là], qu'il maintient et << selon la guise du en-avant-de-soi >>. Le souci << a dans l'être­
consolide la domination têtue » (Sein und Zeit, pp. 1 27-1 28 ; pour-la-mort sa concrétion la plus originaire >>, L'Eigentlich­
trad. Martineau, p. 108) 1 • keit par excellence de l'être-là n'est pas un au-delà de l'être.
Dès lors, le retour à l'authentique n'est plus recherché (Cf. pour les textes ici cités : Sein und Zeit, pp. 250-25 1 , trad.
dans un recours, hors le On, à' l'identité substantive et subs­ Martineau, pp. 185- 1 86).
tantielle du moi, ni à travers la médiation de quelconques J'ai intitulé mon propos sur Heidegger « mourir pour >> ou
rapports qui iraient aux autres, mais, par une autre voie que « mourir pour un autre >> où s'expriment certaines questions
l'avec et le pour - le mit-einander et la FUr-sorge - et que que me semble poser son œuvre considérable. Voici l'onto­
comporte précisément l'être-au-mo nde. Dans le projet phi­ logie à travers l'être-là soucieux d'être et voici l'être-au­
losophique de Heidegger, en effet, la relation à autrui est monde gardant une priorité et un privilège d'Eigentlichkeit
conditionnée par l'être-au-monde et, ainsi, par l'ontologie, par rapport à la sollicitude pour autrui. Sollicitude certes
par l'entendement de l' « être de l'étant >> dont l'être-au­ assurée, mais conditionnée par l'être-au-monde ; approche
monde est fondement existential. L'Eigentlichkeit - la sortie d'autrui certes, mais à partir des occupations et travaux dans
du On � se reconquiert de par un bouleversement, intérieur le monde, sans rencontrer de visages, sans que la mort
à l'existence quotidienne du On, de par une détermination d'autrui signifie à l'être-là, au survivant, plus que des
résolue et libre prise par l'être-là qui est ainsi être-pour-la­ comportements et des émotions funéraires et des souvenirs.
mort, anticipant, dans le courage de l'angoisse, la mort. Dans Je n'aurai pas la naïve prétention, après avoir exposé quel­
le courage de l'angoisse, non point dans la peur et les déro­ ques positions et aspects - toujours remarquables - de Sein
bades du quotidien ! Authenticité par excellence ! « Avec la und Zeit et après avoir rappelé des points qui m'ont toujours
mort, l'être-là humain se précède lui-même en son pouvoir­ préoccupé dans ces positions, de proposer une « doctrine
être le plus propre. Dans cette possibilité, il y va pour le meilleure >>. Ambition qui serait insensée ! Mais vous savez
Dasein purement et simplement de son être-au-monde ... peut-être aussi que des recherches personnelles et, notam­
Tandis qu'il se précède comme cette possibilité de lui­ ment, la méditation de Sein und Zeit, m'ont amené à des
même ' il est complètement assigné à son pouvoir-être le plus pensées qui n'ont jamais perdu de vue ce livre primordial,
propre. Par cette précédence tous les rapports à d' autres tout en m'éloignant de sa thèse sur la priorité fondamentale
Dasein sont pour lui dissous. >> Authenticité du pouvoir-être de l'ontologie. Je ne vais pas substituer ces pensées à la pré­
le plus propre et dissolution de tout rapport avec autrui ! Et sentation des idées heideggeriennes qui sont le thème prin­
Heidegger de continuer : « Cette possibilité la plus propre, cipal de ce soir, mais je vais vous dire en terminant ce qui
absolue, est en même temps la possibilité extrême. En tant m'importe. Très brièvement.
que pouvoir-être, le Dasein ne peut jamais dépasser la possi­
bilité de la mort. La mort est la possibilité de la pure et « Mourir pour >>, « mourir pour l'autre >>. J'ai pensé aussi, à
simple impossibilité de l'être-là, du Dasein. >> « En avant de un certain moment, à appeler mon propos « mourir
soi », « précédence ,, ( Vorstand), << précédence indépassable >> ensemble ». En effet, malgré la séparation que signifie la
1 . Nous citons d'après la traduction Martineau. Pour Dasein, nous gar­ mort communément et malgré les textes de Sein und Zeit
derons parfois la traduction " être-là», cités plus haut où la mort << pouvoir être le plus propre », « le

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Entre nous « Mourir pour... »

plus authentique » est aussi celui où « tous les rapports à concupiscence. Non-lieu préalable au là de l'être-là, préa­
d'autres Dasein - à d'autres être-là, - à d'autres hommes sont lable au Da du Dasein, à cette place au soleil où Pascal
dissous ». Un verset biblique me venait à l'esprit : Samuel II, redoutait « l'image et le commencement de l'usurpation de
1, 23, verset du chant funèbre du prophète pleurant la mort toute la terre " ·
au combat du roi Saül et de son fils Jonathan : « Chéris et
aimables durant leur vie, ils n'ont pas été séparés par la Langage et formules qui remontent à toute une phénomé­
mort, plus légers que les aigles, plus forts que les lions ». nologie dont je ne vais pas vous accabler, à un discours sur le
Comme si, contrairement à l'analyse heideggerienne, dans visage, sur le moi responsable de l'autre que le visage
la mort, ne se dissolvait pas toute relation à autrui. Je ne convoque - en le brisant - dans l'être-là humain soucieux de
pense pas que ce verset fasse ailusion à une « autre vie » qui, son être-au-monde. Formules qui ne sauraient signifier,
après la mort, puisse unir ceux qui ne sont plus là. Mais je ne après les épreuves du xxe siècle, des propos dérisoires d'un
pense pas non plus que ces mots sur la « non-séparation dans bavardage idéaliste. Ce qu'elles énoncent - quelle que soit
la mort » ne reviennent dans le verset qu'à une façon méta­ leur audace spéculative - nomme le sérieux de l'intrigue
phorique de parler pour exalter l'amour entre père et fils, humaine, le contraire de la vanité, le contraire de la vanité
lequel se dirait ainsi « plus fort que la mort » et se trouverait des vanités.
un symbole ou un signe ou une image dans l'impression­ << Sterben /ür >> est évoqué par Heidegger au § 47 p. 240 de
nante simultanéité de leurs heures ultimes au combat. À Sein und Zeit (trad. p. 178). Le philosophe y est à la
moins que les termes de cette métaphore ne soient plus recherche de l'existential de l'être-pour-la-mort et s'ache­
rigoureux et jusqu'à nous dire l'essence de cette force mine vers sa signification << authentique >> dans l'anticipation
d'amour par-delà le concept quantitatif d'intensité. « Plus (Vorweg) libre et courageusement angoissé, sans partage, ni
légers que les aigles, plus forts que les lions » - dépassement association, mais où << mourir pour ... >> ne lui apparaît que
dans l'humain de l'effort animal de la vie, purement vie - du comme « simple sacrifice >> et sans que la << mort pour
conatus essendi de la vie - et percée de l'humain à travers le autrui >> puisse en vérité dégager autrui de mourir et sans
vivant : de l'humain dont la nouveauté ne se réduirait pas à mettre en question la vérité du << chacun meurt pour soi >>.
un effort plus intense dans son « persévérer à être » ; de L'éthique du sacrifice n'arrive pas à secouer la rigueur de
l'humain qui, dans l'être-là où « il y allait toujours d'être », se l'être et de l'ontologie de l'authentique.
réveillerait en guise de responsabilité pour l'autre homme ;
de l'humain où le « pour l'autre » déborde la simple Für­ Le sacrifice ne saurait trouver une place dans un ordre
sorge ,s'exerçant dans un monde où les autres, autour des partagé entre l'authentique et l'inauthentique. La relation à
choses, sont ce qu'ils font ; de l'humain où l'inquiétude pour autrui dans le sacrifice où la mort de l'autre préoccupe
la mort d'autrui passe avant le souci pour soi. Humain du l'être-là humain avant sa propre mort, n'indique-t-elle pas
mourir pour l'autre qui serait le sens même de l'amour dans précisément un au-delà de l'ontologie - ou un avant l'onto­
sa responsabilité pour le prochain et, peut-être, l'inflexion logie - tout en déterminant - ou révélant - une responsabi­
primordiale de l'affectif comme tel. Appel de la sainteté pré­ lité pour l'autre et par elle un << moi >> humain qui n'est ni
cédant le souci d'exister, le souci d'être-là et d'être-au­ l'identité substantielle d'un sujet ni l'Eigentlichkeit dans la
monde, utopie, dés-inter-essement plus profonds que l'avec­ « mienneté >> de l'être. Le moi de celui qui est élu à répondre

les-autres ou le pour-les-autres de la Für-sorge impliquée dans du prochain et ainsi identique à soi, et ainsi le soi-même.
l'être-au-monde où l'être de l'autre équivaut à son métier et Unicité de l'élection ! Par-delà l'humanité se définissant
ne s'entend qu'à partir des « affaires » et de l'intéressement. encore comme vie et conatus essendi et souci d'être, une
Souci comme sainteté, ce que Pascal appelait amour sans humanité dés-inter-essée. La priorité de l'autre sur le moi,

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Entre nous

par laquelle l'être-là humain est élu et unique, est précisé­


ment sa réponse à la nudité du visage et à sa mortalité. C'est
là que se passe le souci de sa mort où le « mourir pour lui » DROITS DE L ' HoMME
et « de sa mort » a la priorité par rapport à la mort « authen­ ET BONNE VOLONTE
tique ''· Non pas une vie post-mortem, mais la démesure du
sacrifice, la sainteté dans la charité et la miséricorde. Ce
futur de la mort dans le présent de l'amour est probablement
l'un des secrets originels de la temporalité elle-même et au­
delà de toute métaphore. 1

La découverte des droits qui sous le titre de droits de


l'homme s'attachent à la condition même d'être homme,
indépendamment de qualités telles que rang social, force
physique, intellectuelle et morale, vertu et talents, par les­
quels les hommes diffèrent les uns des autres, et l'élévation
de ces droits au rang de principes fondamentaux de la légis­
lation et de l'ordre social, marquent certainement un
moment essentiel de la conscience occidentale. Même si les
impératifs bibliques : « tu ne tueras point >> et « tu aimeras
l'étranger >>, attendaient, depuis des millénaires, l'entrée des
droits, attachés à l'humanité de l'homme, dans le discours
juridique primordial de notre civilisation. L'homme en tant
qu'homme aurait droit à une place exceptionnelle dans
l'être et, par là même, extérieur au déterminisme des phéno­
mènes ; il serait le droit à une indépendance ou à la liberté
de chacun reconnue par chacun. Droit à une p'osition pré­
munie contre l'ordre immédiat des nécessités inscrites dans
les lois naturelles qui commandent les choses, les vivants et
les pensants d'une Nature laquelle, en un sens aussi cepen­
dant, concerne et englobe les humains. Place excep­
tionnelle, droit au vouloir libre, garanti et protégé dans les
lois désormais instituées par l'homme. Droit se révélant dans
l'obligation - incombant pourtant aux hommes libres eux­
mêmes - d'épargner à l'homme une dépendance où il ne
serait que pur moyen d'une finalité dont il ne serait
aucunement la fin. Obligation d'épargner à l'homme les
contraintes et les humiliations de la misère, de l'errance et
même de la douleur et de la torture que comportent encore
les enchaînements des phénomènes naturels - physiques et

231
Entre nous Droits de l'Homme et Bonne Volonté

psychologiques - la violence et la cruauté des intentions réduire à une nécessité obtenue par induction à partir de
méchantes des vivants. l'extension de l'intérêt que soulève le droit de l'homme et du
L'essence formelle des droits de l'homme aperçue à partir consentement général que cette extension suppose.
de la place exceptionnelle de l'homme dans le déterminisme L' « énergie normative » du droit de l'homme ne nous
du réel ' ouvrant droit à une volonté libre, reçoit ainsi une ramène-t-elle pas à la rigueur du raisonnable ? En quoi et
.
caractéristique concrète et un contenu. Il n'est pas tOUJOUrs sous quel mode, en effet, la volonté libre ou autonome que
aisé, dans la défense des droits de l'homme - et c'est un pro­ revendique le droit de l'homme pourrait-elle s'imposer à
blème important, mais pratique - d'établir pour ces droits une autre volonté libre sans que cette imposition implique
concrets un ordre d'urgence. Il peut varier en fonction des un effet, une violence par cette volonté subie ? A moins que
situations de fait dans chaque pays. la décision d'une volonté libre ne se conforme à une
D'où en tout cas une œuvre considérable - et déjà révolu­ maxime d'action qui se laisse universaliser sans se contredire
tionnaire dans les bouleversements inévitables - en faveur et que, révélant ainsi la raison qui habite une volonté libre,
des droits de l'homme. Œuvre que rend possible la science cette volonté ne se fasse respecter par toutes les autres volon­
des temps modernes, science de la nature des choses, des tés, libres de par leur rationalité. Volonté que Kant aura
hommes et des collectivités. Œuvre qu'encourage l'accès appelée raison pratique. A moins que le « sentiment intellec­
aux procédés techniques qu'ouvre la science. Mise au point tuel » du respect ne dessine ici le respect comme modalité du
d'un ordre humain de la liberté par l'élimination de bien des sens véritable de la situation. « Sentiment intellectuel » qui
obstacles matériels du contingent et des structures sociales précisément, comme intellectuel, ne procéderait plus de la
qui embarrassent et faussent l'application et l'exercice des sensibilité, entendue comme source d'hétéronomie par Kant
droits de l'homme. Droits qui ne sauraient pas peut-être et qui, au lieu d'une blessure infligée par une volonté à la
faire disparaître les rigueurs ultimes de l'Inhumain dans liberté de l'autre volonté, atteste la plénitude de la paix dans
l'être qui, de par la fermeté indépassable des coutures conso­ la raison. La volonté qui obéit à l'ordre d'une volonté libre
lidant ses tissus - matériels, physiologiques, psychologiques serait encore une volonté libre comme une raison qui se
et sociaux - contrarie toujours et limite la libre volonté de rend à la raison. L'impératif catégorique serait le principe
l'homme. ultime du droit de l'homme.
De l'homme qui peut aussi s'obstiner à exister dans le
renoncement à l'obtention et à la préservation de difficiles
droits. Comme si leur liberté était elle-même limite à liberté, III
comme si la liberté était elle-même nécessité d'obligation.
Que , signifie le devoir être de ce droit ? Est-il cependant certain que la volonté libre se prête tout
entière à la notion kantienne de la raison pratique-hauteur
de la pensée universelle appelée aussi bonne volonté ? S'y
II laisse-t-elle enfermer sans résistance ? Le respect porté à
l'universalité formelle apaise-t-il la part incoercible de la
Même si la possibilité de la concrétude et de l'expansion spontanéité qui n'est pas aussitôt réductible aux facilités des
des droits de l'homme liée au progrès scientifique de la élans passionnés et sensibles ? Incoercible spontanéité qui
modernité nous semble expliquer le caractère relativement laisse toujours encore distinguer entre le rationalisme rigou­
récent de son actualité et dont l'origine profonde paraît reux de l'intelligence et les risques d'une volonté raison­
acquise nous l'avons dit, au plus tôt de notre destinée occi­ nable. Mais cette incoercible spontanéité du vouloir ne
dentale: la question de la justification ou du devoir être serait-elle pas la bonté elle-même qui, sensibilité par excel­
même de ce droit reste ouverte. La réponse ne peut pas se lence, serait aussi, de l'infinie universalité de la raison que
232 233
Entre nous Droits de l'Homme et Bonne Volonté

requien l'impératif catégorique, l'originel et généreux pro­ par je ne sais quelles subjectivités attendries. Cela signifie
jet ? :Ëlan généreux plutôt que, dans sa sainte imprudence, le tout l'absolu du social, du pour-l'autre qui est probablement
pathologique dénoncé par Kant, qui disqualifie toute le dessein même de l'humain. Cela signifie ce « le plus
libené ! grand ,, dont parle Descartes. Il importe sans doute en bonne
Bonté, venu enfantine ; mais déjà charité et miséricorde et philosophie de ne pas penser les droits de l'homme à partir
responsabilité pour autrui et déjà possibilité du sacrifice où d'un Dieu inconnu. Il est permis d'approcher l'idée de Dieu
l'humanité de l'homme éclate rompant l'économie générale en panant de l'absolu qui se manifeste dans la relation à
du réel et tranchant sur la persévérance des étants s'obsti­ autrui.
nant dans leur être : pour une condition où autrui passe
avant soi-même. Dés-inter-essement de la bonté : autrui
dans sa demande qui est un ordre, autrui comme visage,
autrui qui << me regarde », même quand il ne me regarde pas,
autrui comme prochain et toujours étranger - bonté comme
transcendance ; et moi, le tenu à répondre, l'irremplaçable
et, ainsi, l'élu et ainsi véritablement unique. Bonté pour le
premier venu, droit de l'homme. Droit de l'autre homme
avant tout. Descartes parle de générosité. Il la rattache à la
fois à la << libre disposition de ses volontés » (cf. les Passions
de l'Ame, anicle 1 53) et au fait de << n'estimer rien de plus
grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépri­
ser son propre intérêt pour ce sujet » (id. article 1 56).

IV

On dit en religion ou en théologie que le droit est conféré


par Dieu à l'homme, que le droit de l'homme répond à la
volonté de Dieu. Formules qui attestent, en tout cas,
l'inconditionnel ou l'extraordinaire de ce droit par rappon à
toutes les formes juridiques qui déjà reposent sur les conven­
tions humaines ou sur l'examen de la << nature humaine » .
Mais voici que, sans apponer la fameuse « preuve de l'exis­
tence de Dieu », les droits de l'homme constituent une
conjonction où Dieu vient à l'idée, où la notion de la trans­
cendance cesse de rester purement négative et où l' « au­
delà » abusif de nos conversations se pense positivement à
partir du visage d'autrui. Ce que nous avons appelé inter­
ruption ou rupture de la persévérance des êtres dans leur
être, du conatus essendi dans le dés-inter-essement de la
bonté ne signifie pas que le droit de l'homme quitte son sta­
tut d'absolu pour retomber au niveau des décisions prises

234
DIALOGUE SUR LE PENSER-A-L ' AUTRE

Cité : On sait que la dimension éthique est au cœur de votre


pensée, dimension qui s'inscrit dans le face à face avec autrui.
Mais peut-on se contenter d'un discours abstrait sur l'éthique
lors même que la situation à deux, que vous privilégiez, où le
pardon, l'oublt� le don de soi sans limite sont possibles, n'est pas
la situation sociale réelle ? En bref, ne risque-t-on pas de
demander beaucoup trop à l'éthique ?
Emmanuel Lévinas : Il ne faut pas se laisser impressionner
par la fausse maturité des modernes qui ne trouvent pas
pour l'éthique, dénoncée sous le nom de moralisme, de
place dans un discours raisonnable. Il ne faut peut-être pas
s'inquiéter de l'importance que vient prendre, dans une
réflexion, l'extra-ordinaire de l'éthique, avant de se rendre
compte du sens qu'exprime cette sortie hors l'ordre établi de
la réalité. La réalité - les êtres - cela est. Mais le mot être a
une forme verbale qui devrait signifier, en principe, un faire
ou une histoire. La forme verbale du mot être qui, certes,
n'évoque pas de substantifs, exprime l'advenir ou le fait
même ou l'événement d'être ; elle dit que, dans l'être, il y va
d'être, de se conserver, qu'il y a en lui obstination et effort
d'être, comme si dans le fait d'être résonnait en quelque
façon et menaçait aussi une sorte d'aînesse inoubliable du
ne-pas-être contre lequel l'être s'efforce. D'où, dans l'être en
tant que vie, une contraction sur soi, un pour soi, un « ins­
tinct de conservation ,,, déjà en lutte pour la vie et, dans
l'être pensant, une volonté d'être, intér-essement, égoïsme.
On pourrait se demander si la matérialité de la matière dans
ses ultimes « confinements » sous la solidité de l'atome dont
parlent les physiciens, n'est pas l'analogon de l'intériorité de
l'être pur avant ou sans l'éthique, absorbée dans son conatus
essendi en guise de moi-substance, analogon de la solidité du
solide, de la dureté du dur, déjà métaphore de la cruauté du
cruel dans la lutte pour la vie et l'égoïsme des guerres. Ten-

237
Entre nous Dialogue sur le penser-à-l'autre

tation permanente d'une métaphysique matérialiste ! visage d'autrui. :Ëtat libéral - catégorie constitutive de l' :Ëtat
L'éthique, le souci porté à l'être de l'autre-que-soi-même, la - et non point une contingente possibilité empirique ; :Ëtat
non-indifférence à la mort d'autrui et, dès lors, la possibilité qui admet au-delà de ses institutions la légitimité, fût-elle
de mourir pour autrui, chance de sainteté, serait la détente transpolitique, de la recherche et de la défense des droits de
de cette contraction ontologique que dit le verbe être, le dés­ l'homme. État qui s'étend au-delà de l' État. Par-delà la jus­
inter-essement rompant l'obstination à être, ouvrant l'ordre tice, rappel impérieux de tout ce qui, à ses rigueurs néces­
de l'humain, de la grâce et du sacrifice. saires, doit s'ajouter provenant de l'unicité humaine dans
Cette inversion humaine de l'en-soi et du pour-soi, du chacun des citoyens réunis en nation, provenant des res­
« chacun pour soi », en un moi éthique, en priorité du pour­ sources non déductibles et irréductibles aux généralités
' d'une législation. Ressources de la charité qui n'auront pas
l'autre, cette substitution au po ur-soi de l'obstination ontolo­
gique d'un moi désormais certes unique, mais unique par disparu sous la structure politique des institutions : souffle
son élection à une responsabilité pour l'autre homme - irré­ religieux ou esprit prophétique dans l'homme.
cusable et incessible, ce radical retournement se produirait
dans ce que nous appelons rencontre du visage d'autrui. De - Le moi, en tant que sujet de l'éthique, est responsable de
derrière la contenance qu'il se donne - ou qu'il supporte - tout pour tous, sa responsabilité est infinie. N'est-ce pas dire
dans son apparaître, il m'appelle et m'ordonne du fond de sa que la situation est invivable pour le sujet lui-même, et pour
nudité sans défense, de sa misère, de sa mortalité. C'est dans l'autre que je risque de terroriser par mon volontarisme
la relation personnelle, de moi à l'autre, que l' << événement » éthique ? N'y a-t-il pas dès lors une impuissance de l'éthique
éthique, charité et miséricorde, générosité et obéissance, dans sa volonté à faire le bien ?
mène au-delà ou élève au-dessus de l'être. - Je ne sais pas si cette situation est invivable. Elle n'est
Qu'en est-il alors de l'humanité dans sa multiplicité ? pas ce qu'on appelle l'agréable, certes, elle n'est pas plai­
Qu'en est-il à côté de l'autre, du tiers et, avec lui, de tous les sante, mais elle est le bien. Ce qui est très important - et je
autres ? Cette responsabilité envers l'autre qui me fait face, peux soutenir cela sans être moi-même un saint, et je ne me
cette réponse au visage du prochain peut-elle ignorer le tiers donne pas pour saint - c'est de pouvoir dire que l'homme
qui est aussi mon autre ? Ne me regarde-t-il pas, lui aussi ? véritablement homme, au sens européen du terme, issu des
Dans une spiritualité que je définis par cette responsabi­ Grecs et de la Bible, c'est l'homme qui comprend la sainteté
lité pour autrui - à laquelle le moi est élu - ou condamné - comme l'ultime valeur, comme valeur inattaquable. Bien
appelé à répondre de l'autre (et c'est peut-être cela même sûr, c'est très difficile de prêcher cela, ce n'est pas très popu­
miséricorde et charité) - il faut désormais que je compare; laire que de prêcher et cela fait même rire la société évoluée.
que j é compare les incomparables, les uniques. Pas de retour
au « pour soi de chacun » . Mais il faut juger les autres. Dans - Devant, je vous cite, « l'extravagante générosité du pour
la rencontre du visage, on n'a pas eu à juger : l'autre, l'autre », le politique, en un sens plus précis le droit, ne sont-ils
l'unique, ne supporte pas le jugement, il passe d'emblée pas le seul moyen d'instituer la société? D'ailleurs, cette néces­
avant moi, je suis en allégeance par rapport à lui. Il faut sité de la Lot� cette limitation d'un droit infim� n'est-elle pas
jugement et justice, dès qu'apparaît le tiers. Au nom même une des leçons politiques du Talmud ?
des devoirs absolus à l'égard du prochain, il faut un certain - Je n'ai pas contesté le droit, ni le politique - j'ai même
abandon de l'allégeance absolue qu'il appelle. Voici le pro­ essayé d'en déduire la nécessité - j'en ai montré aussi les
blème d'un ordre nouveau pour lequel il faut des institutions limites éthiques. Ce que vous dites du Talmud est exact,
et une politique, toute l'armature de l' É tat. Mais d'un État mais le Talmud ne s'en tient jamais au concept, qui cepen­
libéral : toujours inquiet de son retard sur l'exigence du dant lui importe. Quand il utilise les concepts, il n'oublie

238 239
Entre nous Dialogue sur le penser-à-l'autre

jamais l'exemple dont le concept a été tiré. « Voilà la loi ­ l'autre au profit du Même, au sens où elle risque de ramener
elle est tout à fait bien, mais que se passera-t-il si.. . » Ce « que tous les individus à un standard ?
se passera-t-il si... » est un cas particulier. La discussion ne le - Pour Tocqueville, la société est certainement un mal
lâche jamais, et souvent le concept est renversé et révèle une nécessaire, et il a d'elle une vision d'aristocrate. Non, on ne
tout autre signification que celle qui « faisait semblant » au peut pas souhaiter l'existence des pauvres pour assurer une
départ. place à la charité ! L'égalitarisme est bien une conception de
la justice. La démocratie y suffit-elle ? Ricœur, dans le
- Finalement, de l'éthique au politique, la première question Monde, parlant des élections anglaises récentes, se désole
de l'interhumain est bien une q�estion de justice. Vous dites à qu'en Angleterre une majorité de gens, ayant ce qu'il leur
ce propos, je vous cite encore : « le fondement de la conscience faut, vote en propriétaires et que personne ne s'occupe ainsi
est la justice et non pas inversement. » Pourriez-vous expli­ des pauvres. Ricœur voit là un des dangers de la démocra­
citer ? tie : exclusion à jamais d'une minorité qui existe toujours.
- Quand on parle de conscience, on parle de savoir : avoir
conscience, c'est savoir; et pour faire la justice, il faut savoir : - Dans quelle mesure le politique peut-il préserver le
« ravissement éthique » ou au contraire détruit-il le « des­
objectiver, comparer, juger, former des concepts, générali­
ser, etc. Devant la multiplicité humaine, ces opérations intéressement » ? Le droit peut-il être un accomplissement de la
s'imposent et la responsabilité pour autrui - qui est charité relation éthique ?
et amour - s'égare et, dès lors, recherche une vérité. Je me - Oui, s'il est complètement moral... Je parlais tout à
suis permis d'écrire que la recherche même d'objectivité sur­ l'heure de l' État libéral : n'est-il pas un permanent retour
git dans le conflit éthique, dont là justice fondée sur le juge­ sur le droit lui-même, réflexion critique sur le droit poli­
ment apaise l'acuité. Ce que j'ai essayé de rappeler tique qui n'est qu'une loi de fait ? Les juristes qui la fondent
aujourd'hui, c'est que la conscience est une spiritualité du sont certes hautement moraux. L'homme qui présidait au
savoir, une spiritualité de vérité, elle n'est pas elle-même procès Barbie est un être moral, mais il n'applique que le
une spiritualité d'amour. De la philosophie, on dit qu'elle droit établi. Mais l' État libéral est aussi un État capable de se
est amour de la sagesse ; et la sagesse, on la pense encore en mettre en question. Je n'ai pas connaissance des voies en
termes de connaissance. Pour la parution de mon livre, quelque façon techniques de la vie et du devenir de la juri­
Totalité et lnfim� en allemand, on m'a demandé une pré­ diction. Mon problème consiste à se demander comment
face 1 ., J'ai dit que mon enseignement reste, en fin de concilier ce que j'appelle l'exigence éthique infinie du
compte, très classique ; il répète après Platon que ce n'est pas visage qui me rencontre, dissimulé par son apparaître et
la conscience qui fonde le Bien, mais que c'est le Bien qui l'apparaître d'autrui comme individu et comme objet ? Com­
appelle la conscience. La sagesse, « c'est ce que le Bien ment entrer dans cette comparaison des incomparables sans
commande. C'est en vue du Bien que toute âme fait ce aliéner les visages ? Car les êtres ne se comparent pas
qu'elle fait , (République? 505 e). comme visages, mais déjà comme citoyens, comme indivi­
dus, comme une multiplicité dans un genre et non pas
- Comme le redoutait Tocqueville, l'État de droit, la société comme des « unicités »,
égalitaire et l'individualisme ne constituent-ils pas en un sens
la mort du souci éthique ? L 'égalité n'est-elle pas la mort de - Dans son visage, autrui est unique, c'est pourquoi il est
1 . Cf. p. 249.
incomparable. . .

241
240
Entre nous Dialogue sur le penser-à-l'autre

- Quand je parle d'unicité, je dis aussi l'altérité d'autrui : non pas à cause du « happy end » de son histoire, mais à
l'unique c'est l'autre de façon éminente : il n'appartient pas cause de la fidélité de cette Histoire aux enseignements de la
à un genre ou ne reste pas dans son genre. Il y a un vieux Thora. Histoire qui est - comme elle fut toujours - une Pas­
texte talmudique qui m'a toujours impressionné : Dieu est sion dans sa fidélité. Histoire qui reste encore Passion depuis
tout à fait extraordinaire. En effet, pour battre monnaie, les la résurrection non pardonnée de l' É tat d'Isra�l. Mais His­
États recourent à un tampon. Avec un tampon unique, ils toire qui ne peut traverser notre époque, ni témoigner de sa
font beaucoup de pièces, qui toutes se ressemblent. Dieu vérité qu'en se donnant, quelque part, des conditions poli­
arrive, avec le tampon imposant son image, à créer une mul­ tiques. C'est pourquoi l' État d'Isra�l est aujourd'hui impor­
tiplicité dissembhible : des moi, les uniques dans leur genre. tant à la Thora d'lsra�l et à sa signification pour tous les
Un rabbin lituanien du xvme siècle, Rabbi Haïm de Volo­ hommes.
zine, en conclut que chacun d'entre eux - homme unique
au monde - est responsable de l'univers tout entier ! Ce qui Propos recueillis par Joël Doutreleau et Pierre Zalio.
veut probablement suggérer aussi que par-delà le droit - et
une fois le droit respecté dans sa rigueur - des ressources
infinies, non déductibles, imprévisibles appartiennent à la
miséricorde de chacun - pouvoirs de l'unique.

- Le professeur Y. Leibovitz insistait récemment sur


l'erreur que ferait Israël à donner une valeur messianique à la
réalisation historique de l'État du peuple juif. Partagez-vous ce
jugement ?
- Le professeur Leibovitz représente la pensée stricte­
ment orthodoxe, pour laquelle le judaïsme tient dans
l'accomplissement des commandements de la Thora. Il
s'oppose dans le sionisme à la forme purement politique,
que celui-ci se serait donnée, pour en attendre l'accomplis­
sement de la destinée d'Isra�l. Selon Leibovitz il y aurait
dans une telle vision une erreur théologique fondamentale.
Le problème juif pour Leibovitz resterait un problème sur­
naturél : la promesse du Messie doit être prise à la lettre,
l'eschatologie n'est pas une politique. Le descendant de
David réunira la dispersion d'Isra�l, mettra fin à l'oppression
et transformera le monde.
Ma position est différente. Auschwitz fut une crise pro­
fonde. Elle concerne la relation même de l'homme à Dieu ;
le problème même de la promesse est posé. Est-on fidèle à la
Thora parce qu'on compte sur la promesse ? N'ai-je pas à
rester fidèle à ses enseignements, même s'il n'y a aucune
promesse ? Il faut vouloir être juif, sans que la promesse faite
à Isra�l soit la raison de cette fidélité. Le judaïsme est valable

242
SUR L ' IDÉE DE L ' INFINI EN NOUS

L'idée de l'infini - dût-elle n'être nommée, reconnue et,


en quelque façon, opératoire qu'à partir de sa signification
et de son usage mathématiques - conserve, pour la réflexion,
le nœud paradoxal qui déjà se noue dans la révélation reli­
gieuse. Celle-ci, liée d'emblée dans sa concrétude à des
commandements envers les humains, est connaissance d'un
Dieu qui, s'offrant dans cette ouverture, demeurerait cepen­
dant aussi absolument autre ou transcendant. La religion ne
serait-elle pas le concours originaire des circonstances où
l'infini vient à l'idée dans son ambiguïté de vérité et de mys­
tère ? Mais est-il sûr, dès lors, que la venue de l'infini à l'idée
soit un fait de connaissance, la manifestation dont l'essence
consisterait à établir l'ordre de l'immanence ? Est-il sûr sur­
tout - comme tend à l'admettre un certain consensus et
peut-être une vénérable tradition - que l'immanence soit la
grâce suprême de l'énergie spirituelle 1, que la révélation
d'un Dieu s'achève dans l'adéquation de la vérité, dans la
prise que la pensée exerce sur le pensé et, ainsi, que le sens ou
l'intelligibilité soit une économie au sens étymologique du
terme, celle d'une maison qu'on habite, d'un chez-soi, une
certaine façon d'investir, de saisir, de posséder et de jouir ?
La pensée finie de l'homme ne saurait tirer d'elle-même
l'idée de l'infini, d'après Descartes, qui l'identifie à l'idée du
parfait et à l'idée de Dieu. Il aurait fallu que Dieu l'eût mise
lui-même en nous. Mais comment cette idée peut-elle tenir
dans une pensée finie ? Quoi qu'il en soit de la « preuve de
l'existence de Dieu » que Descartes prétend déduire de cette
mise de l'idée d'infini en nous, la venue ou la descente ou la
contraction de l'infini dans une pensée finie nomme, en tout
cas, un événement qui décrit le sens de ce qu'on désigne par

1. Cette interrogation ne prétend pas mettre en congé les précieuses


analyses de Michel Henry dans son admirable - et incontournable -

Essence de la Manifestation.

245
Entre nous Sur l'idée de l'infini en nous

existence divine plutôt que la donnée médiate d'un objet tivité ; laquelle ne se ramène pas à celle de la Befindlichkeit
adéquat - ou égalable - à l'intention d'un savoir, plutôt que de Sein und Zeit, où l'angoisse de la Jemeinigkeit pour sa
la présence d'un étant dans le monde, d'un étant s'affirmant, finitude de l'être-à-la-mort vient toujours doubler l'inten­
c'est-à-dire se posant avec fermeté sur la croûte « inébran­ tionnalité du sentiment ému par un étant appartenant au
lable » de la terre, sous la voûte d'un ciel étoilé. Selon un monde. Mfection du fini par l'infini qu'il ne s'agit pas de
mot de la sagesse rabbinique, partout où se dit l'élévation de réduire. Sortie, dans l'idée de l'infini, dans l'affection théo­
Dieu s'énonce déjà son humilité. logique, de la Jemeinigkeit du cogito et de son immanence
Mais l'exception de l'idée de l'infini implique l'éveil d'un prises pour authenticité, vers une pensée qui pense plus
psychisme qui ne se réduit pas à la pure corrélation et au qu'elle ne pense ou qui fait mieux que de penser. Affectivité
parallélisme noético-noématique que l'analyse la moins pré­ dés-inter-essée où la pluralité en guise de proximité 1 n'a pas
venue trouve à la pensée humaine abordée dans le savoir. à s'assembler en unité de l'Un ; ne signifie plus une simple
Voilà une exception renversant la thèse aristotélicienne privation de coïncidence, un pur et simple défaut d'unité :
d'une théologie réservée à Dieu, lequel serait son propre et excellence de l'amour, de la socialité et de la « crainte pour
son unique théologien, le seul capable de se penser, comme les autres » qui n'est pas mon angoisse pour ma mort
l'a souligné Pierre Aubenque. Exception indiquant la pen­ mienne. La transcendance ne serait plus une immanence
sée humaine se nouant précisément comme théologie ! Mais manquée. Elle aurait l'excellence propre de l'Esprit, précisé­
le logos de cette théologie différerait de l'intentionnalité ment la perfection ou le Bien.
théorétique et de l'adéquation de la pensée au pensé, qui Que cette affectivité d'adoration et cette passivité de
s'assure à partir de l'unité de l'aperception transcendantale l'éblouissement puissent admettre une interprétation phéno­
d'un moi souverain dans son isolement exclusif de cogito et ménologique poussée plus loin, ou qu'elles puissent être
de son règne assemblant et synthétique. Exception à la phé­ rejointes à partir d'une analyse se plaçant devant l'ordre
noménologie communément admise de la pensée, laquelle, interpersonnel et l'altérité de l'autre homme mon prochain
dans un sens essentiel, est précisément athée, en tant que et de ma responsabilité pour autrui - tout cela, évidemment,
pensée égalant le pensé qui la comble et la satis-fait, appré­ n'est plus du ressort des textes cartésiens et nous n'allons pas
hendant le donné dans le retournement inévitable de toute le développer ici 2 • Mais faire de la phénoménologie, ce n'est
passivité de l'expérience en activité de la conscience qui pas seulement, contre la subreption, le glissement et la
agrée ce qui la frappe, qui n'est jamais violée. subrogation de sens, garantir la signification du langage
Dans l'idée de l'infini et qui pour autant est l'idée de menacé dans son abstraction ou dans son isolement ; ce n'est
Dieu, se produit précisément l' affection du fini par l'infini, pas seulement le contrôler en interrogeant, dans la
par-delà la simple négation de l'un par l'autre, par-delà la réflexion, les pensées qu'il offusque et fait oublier. C'est sur­
pure contradiction qui les opposerait et les séparerait ou qui tout rechercher et rappeler dans les horizons qui s'ouvrent
exposerait l'autre à l'hégémonie de l'Un entendu comme un autour des premières « intentions » du donné abstrait
« Je pense », Affection qu'il faudrait décrire autrement l' « intrigue humaine » - ou interhumaine - qui est la
qu'un apparaître, autrement qu'une participation à un concrétude de son impensé, qui est la nécessaire « mise en
contenu, qu'une conception, qu'une compréhension. Affec­ scène » dont les abstractions se sont détachées dans le dit des
tion irréversible du fini par l'infini. Passivité qui ne se mots et des propositions. C'est rechercher l'intrigue
récupère pas dans une thématisation, mais où, amour et
1. Voir l'élaboration de ce concept dans J. Libertson, Proximity, dans la
crainte de Dieu - ou adoration et éblouissement dont parle collection Phaenomenologica » publiée chez Nijhoff à La Haye, 1982.
«

Descartes dans le dernier alinéa de la Troisième Méditation 2. Cf. notre livre De Dieu qui vient à l'idée, notamment l'étude Dieu
«

métaphysique -, l'idée de Dieu est, de fond en comble, affec- et la Philosophie "• Vrin, 1982.

246 247
Entre nous

humaine ou interhumaine comme le tissu de l'intelligibilité


ultime. Et c'est peut-être cela aussi la voie de retour de la
sagesse du ciel sur la terre. « ToTALIT� ET INFINI »

Que l'idée de l'infini dans sa passivité ne doive pas être Préface à l'édition allemande
entendue comme le domaine de l'incertitude de la finitude
humaine préoccupée d'elle-même et incapable d'embrasser
l'infini et où le fait d'être frappé par Dieu ne serait qu'un
pis-aller de la finitude - c'est probablement la méconnais­
sance de l'originalité irréductible de l'altérité et de la trans­ Ce livre qui se veut et se sent d'inspiration phénoménolo­
cendance et une interprétation purement négative de la gique procède d'une longue fréquentation des textes husser­
proximité éthique et de l'amour, l'obstination de les dire en liens, et d'une incessante attention à Sein und Zeit. Ni
termes d'immanence, comme si la possession et la fusion - Buber, ni Gabriel Marcel ne sont ignorés dans ce texte où
idéal d'une conscience intentionnelle - épuisaient l'énergie Franz Rosenzweig est évoqué dès la préface. Le livre reven­
spirituelle. Que la proximité de l'infini et la socialité qu'elle dique aussi, dans la pensée contemporaine, une fidélité à
instaure et commande puissent être meilleures que la coïn­ l'œuvre rénovatrice de Henri Bergson qui, notamment, ren­
cidence et l'unité, que la socialité ait, de par sa pluralité dit possible bien des positions essentielles des maîtres de la
même, une excellence propre et irréductible, qu'on ne sache phénoménologie : il a libéré, dans la notion de la durée, le
pas la dire en termes de richesse sans retomber dans temps de son obédience à l'astronomie, la pensée de son
l'énoncé d'une misère ; que la relation ou la non-in­ attachement au spatial et au solide, à ses prolongements
différence à l'autre ne consiste pas, pour l'autre, à se conver­ technologiques et même à son exclusivisme théorétique.
tir au même, que la religion ne soit pas le moment d'une Totalité et Infini, essai sur l'extérion'té, paru en 1 961, ouvre
économie de l'être, que l'amour ne soit pas un demi-dieu - un discours philosophique que prolongeaient Autrement
c'est certainement cela aussi que signifie l'idée de l'infini en qu'être ou au-delà de l'essence, en 1974, et De Dieu qui vient à
nous ou l'humanité de l'homme comprise comme théologie. l'idée, en 1982. Certains thèmes du premier ouvrage sont
Mais peut-être s'annonce-t-elle déjà, dans l'éveil même à repris ou renouvelés ou reviennent sous d'autres formes
l'insomnie du psychisme, avant que la finitude de l'être bles­ dans les deux derniers ; certaines intentions y sont précisées.
sée par l'infini soit portée à se recueillir dans un Moi hégé­ Pour la teneur de ce discours ouvert il y a vingt-cinq ans et
monique et athée. qui est un tout, ce sont des variations non contingentes et
sans doute instructives, mais dont on ne saurait faire état
dans les raccourcis d'une préface. Notons cependant deux
points pour éviter des malentendus. Autrement qu'être ou au­
delà de l'essence évite déjà le langage ontologique - ou, plus
exactement éidique - auquel Totalité et Infini ne cesse de
recourir pour éviter que ses analyses mettant en question le
conatus essendi de l'être ne passent pour reposer sur l'empi­
risme d'une psychologie. Le statut de nécessité de ces ana­
lyses reste, certes, à déterminer malgré son analogie avec
celui de l'essentiel. Il n'y a, d'autre part, aucune différence
terminologique dans Totalité et Infini entre miséricorde ou
charité, source d'un droit d'autrui passant avant le mien,

249
Entre nous « Totalité et Infini »

d'une part, et la justice, d'autre part, où le droit d'autrui - soi de l'être, déjà mendicité, mais déjà aussi impératif qui du
mais obtenu après enquête et jugement - s'impose avant mortel, qui du prochain, me fait répondre, malgré ma
celui du tiers. La notion éthique générale de justice est évo­ propre mort, message de la difficile sainteté, du sacrifice ;
quée dans les deux situations indifféremment. origine de la valeur et du bien, idée de l'ordre humain dans
Voici maintenant quelques indications sur l'esprit général l'ordre donné à l'humain. Langage de l'inaudible, langage
qui caractérise le discours ouvert dans Totalité et Infini. de l'inouï, langage du non-dit. Écriture !
Ce livre conteste que la synthèse du savoir, la totalité de Ordre qui touche le moi dans son individualité d'étant
l'être embrassée par le moi transcendantal, la présence saisie encore enfermé dans le genre auquel il appartient selon
dans la représentation et le concept et l'interrogation sur la l'être, étant encore interchangeable dans la communauté
sémantique de la forme verbâle de l'être - stations inévi­ logique de l'extension du genre, mais déjà réveillé à son uni­
tables de la Raison - soient les instances ultimes du sensé. cité d'irremplaçable, ordonné à l'unicité, logiquement indis­
Ramènent-elles ou mènent-elles à la capacité d'assurer cernable, de monade, à une unicité d'élu, dans la responsa­
l'accord d'un monde et de manifester ainsi la Raison bilité irrécusable qui est amour, en dehors de toute concu­
jusqu'au bout ? La raison jusqu'au bout ou la paix entre les piscence, mais amour qui rattache à l'aimé, c'est-à-dire à
hommes. A cette paix ne suffit peut-être pas de dé-voiler l' « unique au monde » ,
toutes choses et de les affirmer et confirmer, à leur place en D'unicité à unicité - transcendance ; en dehors de toute
soi et pour soi dans le vrai où elles paraissent en original, chez médiation - de toute motivation puisable dans une commu­
elles comme garanties, et où dans leur extériorité même déjà nauté générique - en dehors de toute parenté préalable et de
elles se montrent mais, par là, viennent sous la main et se toute synthèse a priori - amour d'étranger à étranger, meil­
prennent et se comprennent et se disputent entre les leur que la fraternité au sein de la fraternité même. Gratuité
hommes et se possèdent et s'échangent et peuvent être utiles de la transcendance-à-l'autre interrompant l'être toujours
aux uns et aux autres. Mais comment les uns viennent-ils préoccupé de cet être-même et de sa persévérance dans
aux autres ? Le problème de la paix et de la raison est abordé l'être. Interruption absolue de l'onto-logie, mais dans l'un­
dans Totalité et Infini à partir d'une conjoncture différente pour-l'autre de la sainteté, de la proximité, de la socialité, de
et plus ancienne sans doute. la paix. Socialité utopique qui commande cependant toute
Par-delà l'en-soi et le pour-soi du dévoilé, voici la nudité l'humanité en nous et où les Grecs aperçurent l'éthique.
humaine, plus extérieure que le dehors du monde - des pay­ Commandement dans la nudité et la misère de l'autre, qui
sages, des choses et des institutions - la nudité qui crie son ordonne à la responsabilité pour l'autre : au-delà de l'ontolo­
étrangeté au monde, sa solitude, la mort dissimulée dans son gie. Parole de Dieu. Théologie qui ne procède d'aucune spé­
être ..:. elle crie, dans l'apparaître, la honte de sa misère culation sur l'au-delà des arrière-mondes, d'aucun savoir
cachée, elle crie la mort dans l'âme; la nudité humaine transcendant le savoir. Phénoménologie du visage : remon­
m'interpelle - elle interpelle le moi que je suis - elle tée nécessaire à Dieu, qui permettra de reconnaître ou de
m'interpelle de sa faiblesse, sans protection et sans défense, refuser la voix qui, dans les religions positives, parle aux
de nudité ; mais elle m'interpelle aussi d'étrange autorité, enfants ou à l'enfance de chacun d'entre nous, déjà lecteurs
impérative et désarmée, parole de Dieu et verbe dans le du Livre et interprètes de l' É criture.
visage humain. Visage, déjà langage avant les mots, langage La recherche où s'engage Totalité et Infini ne consiste
originel du visage humain dépouillé de la contenance qu'il certes pas à mettre en question la phénoménologie de l'objet
se donne - ou qu'il supporte - sous les noms propres, les embrassé par sa science, de la présence se prêtant à sa saisie,
titres et les genres du monde. Langage originel, déjà de l'être reflété dans son idée - de ce pensé toujours à la
demande, déjà, comme telle précisément, misère, pour l'en mesure de sa pensée - corrélation et correspondance du

250 25 1
Entre nous

rigoureux parallélisme noético-noématique de l'intentionna­


lité animant la conscience transcendante dans l'admirable
œuvre husserlienne. Et sans doute, le théorétique qui, dans L'AUTRE, UTOPIE
toutes les formes de cette conscience (pensées, selon le testa­ ET jUSTICE
ment philosophique de Brentano), reste le fondement indis­
pensable ou le mode privilégié de toute conscience, qu'elle
soit affective, axiologique ou volitive. Mais dans le discours
de Totalité et Infini n'a pas été oublié le fait mémorable que,
dans sa troisième Méditation de la première philosophie, Des­ - Vos premiers travaux philosophiques portent sur la phéno­
cartes rencontrait une pensée, une noèse, qui n'était pas à la ménologie. Votre réflexion s'est-elle formée exclusivement au
mesure de son noème, de son cogitatum. Une idée qui don­ contact de cette tradition ?
nait au philosophe des éblouissements au lieu de se loger dans
l'évidence de l'intuition. Pensée pensant plus - ou pensant Emmanuel Lévinas : J'ai publié l'un des premiers livres
sur la phénoménologie parus en France et écrit, un peu plus
mieux - qu'elle ne pensait selon la vérité. Pensée qui répon­
tard, l'un des premiers articles sur Heidegger. C'est une
dait aussi avec adoration à l'Infini dont elle était la pensée.
vérité purement chronologique ; mais je m'amuse à la rappe­
Pour l'auteur de Totalité et Infini ce fut là un grand étonne­
ler. J'ai raconté ailleurs ma rencontre avec la phénoménolo­
ment après la leçon sur le parallélisme noético-noématique
gie au cours de ma formation à Strasbourg, à l'excellent
dans l'enseignement de son maître Husserl qui se disait, lui­
Institut de philosophie, lieu sacré où les professeurs s'appe­
même, disciple de Descartes ! Il se demanda alors, si à
laient Pradines, Carteron, Charles Blondel et Halbwachs -
l'amour de « l'amour-de-la-sagesse ,,, si à l'amour qu'est la Maurice Halbwachs, résistant, qui n'est pas revenu de dépor­
philosophie venue des Grecs - n'était chère que la certitude tation. J'ai, en revanche, peu souligné l'importance - capi­
des savoirs investissant l'objet ou la certitude plus grande tale pour moi - de la référence, arrière-fond de l'enseigne­
encore de la réflexion sur ces savoirs ; ou si cette sagesse ment de ces maîtres, à Bergson.
aimée et attendue des philosophes n'était pas, par-delà la On cite peu Bergson maintenant. On a oublié l'événe­
sagesse du connaître, la sagesse de l'amour ou la sagesse en ment philosophique majeur qu'il fut pour l'université fran­
guise d'amour. Philosophie comme amour de l'amour. çaise et qu'il reste pour la philosophie mondiale, et la part
Sagesse qu'enseigne le visage de l'autre homme ! N'a-t-elle qui lui revient dans la constitution de la problématique de la
pas été annoncée par le Bien d'au-delà de l'essence et l'au­ modernité. La thématisation ontologique par Heidegger de
dessus des Idées du livre VI de la République de Platon ? l'être dans sa distinction de l'étant, la recherche de l'être sous
Bien, ' par rapport auquel apparaît l'être lui-même. Bien, sa signification verbale, n'est-elle pas déjà agissante dans la
dont l'être tient l'éclairage de sa manifestation et sa force notion bergsonienne de durée, irréductible à la substantialité
ontologique. Bien, en vue duquel « toute âme fait ce qu'elle de l'être ou à la substantivité de l'étant ? Peut-on continuer à
fait » (Rép. 505 e). présenter Bergson selon l'alternative que suggère la formule
banale où la philosophie du devenir est opposée aux philo­
Paris, le 18 janvier 1 987. sophies de l'être ? Ne trouve-t-on pas, d'autre part, dans les
dernières œuvres de Bergson, la critique du rationalisme
technique, si importante dans l'œuvre de Heidegger ?
L'Évolution créatrice est un plaidoyer pour une spiritualité
se libérant de l'humanisme machiniste. Et dans les Deux
Sources de la morale et de la religion, l'intuition, c'est-à-dire

253
Entre nous L'A utre, Utopie et Justice

le vivre même ou le vécu du « temps profond », conscience Les critiques de Husserl lui-même ne sont pas venues
et savoir de la durée, s'interprètent comme relation avec vite. Dès le début, le maître devait être ébloui par la richesse
autrui et avec Dieu. des analyses phénoménologiques de Sein und Zeit encore
Mfection et amour, concrets dans ces relations ! Je me accordables aux gestes, aux possibilités et aux démarches
sens proche de certains thèmes bergsoniens : de la durée où caractéristiques de la méthode husserlienne, malgré ce que,
le spirituel ne se réduit plus à un événement de pur d'une manière géniale, ils ouvrent d'inattendu, fût-il déjà
« savoir », où il serait la transcendance de la relation avec inspiré d'ailleurs. Ce n'est que plus tard, à la relecture du
quelqu'un, avec un autre : amour, amitié, sympathie. Proxi­ livre, que Husserl comprit ou perçut ces éloignements. On
mité irréductible aux catégories spatiales ou à des modes dispose, semble-t-il, d'annotations marginales qui témoi­
d'objectivation et de thématisation. Il y aurait dans le refus gnent de cette lecture critique. Husserl demeurait convaincu
de quérir le sens de la réalité selon la persistance des solides, que Heidegger avait été son disciple le plus doué, mais res­
il y aurait dans la remontée bergsonienne au devenir des tait toujours sensible aux désaccords. De celui qu'il avait
choses, comme l'énoncé de l'être-verbe, de l'être-événement. délibérément choisi comme successeur, il disait au profes­
Bergson est à l'origine de toute une trame de notions philo­ seur Max Muller : « j'ai toujours été fortement impressionné
sophiques contemporaines ; je lui dois sans doute mes par Heidegger, mais jamais influencé. »
modestes initiatives spéculatives. On doit beaucoup à
l'empreinte laissée par le bergsonisme dans l'enseignement - Après le livre de Victor Parias, une discussion a occupé le
et les lectures des années vingt. devant de la scène médiatique en France au sujet du nazisme
de Heiddeger. Quoi qu'on puisse penser de la fécondité de cette
- Revenons à la phénoménologie. C'est aussi au cours de polémique, la question qu'il est tentant de vous poser est : pou­
votre formation à Strasbourg que vous l'avez rencontrée. De vait-on l'anticiper, depuis la découverte précoce de l'œuvre de
Mlle Pfeiffer, qui lisait les Recherches logiques non encore Heidegger ?
traduites à cette époque, vous avez appris le nom de Husserl.
- On savait à peu près tout ce que dit Parias. En France,
Par la suite, vous avez traduit avec elle les Méditations carté­
on connaissait les positions politiques de Heidegger dès
siennes. Votre premier article dans la Revue philosophique,
avant 1933. Il y eut, au lendemain de la guerre à Paris, des
en 1 929, portait sur les Idées d'Edmond Husserl (son œuvre de
discussions qui se sont assouplies ou assoupies et que Parias
1 913). C'est ainsi que vous avez suivi, en 1 928, à Fribourg, le
aura réveillées. En 1 930, il était difficile de prévoir les tenta­
dernier semestre d'enseignement de Husserl, et le premier de
tions que le national-socialisme pouvait représenter pour un
Heidegger. Comment, aujourd'hui, interprétez-vous le passage
Heiddeger ! Dans mon intervention, toute récente, au col­
du fondateur de la méthode phénoménologique à son disciple
loque organisé par le Collège international de philosophie­
réputé le plus original ?
mais encore antérieure au livre de Parias - je rappelais, mal­
- Qu'entendez-vous par ce passage ? Est-ce le fait que gré mon admiration pour Sein und Zeit, ce problème moral.
l'un ou l'autre parlent de phénoménologie ou le fait que les Après Parias, quelques détails se précisent, mais rien n'y est
lecteurs de Husserl se trouvaient préparés à la lecture de essentiellement inédit.
Heidegger ? Il y eut en effet, pour les husserliens lisant en
1927 Sein und Zeit qui venait de paraître, à la fois le senti­ L'essentiel c'est l'œuvre même ou, du moins, Sein und
ment d'une nouveauté du questionnement et de ses horizons Zeit qui reste un des plus grands livres de l'Histoire de la
et la certitude qu'à cette merveille des analyses et des projets, philosophie, même pour ceux qui le refusent ou le
on arrivait brillamment préparé par l'œuvre phénoménolo­ contestent. Il n'y a, certes, dans ses pages, aucune formule
gique de Husserl. expressément référable aux thèses du national-socialisme,

254 255
Entre nous L 'Autre, Utopie et Justice

mais la construction comporte des coins ambigus où elles ports aux autres » et où s'interrompt le sensé de l'être-là.
peuvent se poser. J'évoquerais, pour ma part, la notion, pri­ Redoutable authenticité ! Vous voyez ce que je refuserais.
mordiale dans ce système, celle de l'authenticité, de l'Eigen­ Serais-je, dès lors, ami de l'inauthentique ? Mais l'authen­
tlichkeit - pensée à partir du mien, du tout propre, à partir ticité du moi, son unicité, tient-elle à cette possessive
de la Jemeinigkeit, contraction originelle du moi dans la « mienneté » sans mélange, de soi à soi, fière virilité « plus

mienneté (Sein und Zeit, § 9), à partir d'un à soi et pour soi précieuse que la vie », plus authentique que l'amour ou que
dans leur auto-appartenance inaliénable. On peut en effet le souci pour autrui. Unicité qui ne s'obtient pas sous la dif­
s'étonner que dans l'anthropologie de Sein und Zeit où férence que manifeste untel ou untel distinct des individus
toutes les articulations caractéristiques de la concrétude appartenant à l'extension du même genre logique car,
humaine, par-delà les traditionnels attributs de l' « animal membres de cette extension, ils ne sont pas précisément
raisonnable », sont ramenées, sous le titre d' existentiaux, à uniques dans leur genre.
un niveau ontologique, manque la philosophie de l'échange L'unicité me semble prendre sens à partir de l'impermu­
commercial où les désirs et soucis des hommes se tabilité qui vient ou qui revient au moi dans la concrétude
confrontent et où l'argent - serait-il simple Zuhandenheit ? - d'une responsabilité pour autrui : responsabilité qui
est un mode de la mesure rendant possibles égalité, paix et d'emblée lui incomberait dans la perception même d'autrui,
« juste prix » dans cette confrontation, malgré et avant son mais comme si dans cette représentation, dans cette pré­
Verfallen en capitalisme esclavagiste et en Mammon. Pensée sence, elle précédait déjà cette perception, comme si déjà
à partir de la mienneté, l'authenticité doit rester pure de elle y était plus vieille que le présent et, dès lors, responsabi­
toute influence subie, sans mélange, sans aucune redevance, lité indéclinable, d'un ordre étranger au savoir ; comme si,
en dehors de tout ce qui compromettrait la non­ de toute éternité, le moi était le premier appelé à cette res­
interchangeabilité, l'unicité de ce moi de la « mienneté ». ponsabilité ; impermutable et ainsi, unique, ainsi moi, otage
Moi à préserver par-dessus tout de la banalité vulgaire du élu, l'élu. Éthique de la rencontre, socialité. De toute éter­
pronom indéfini << on » où le moi risque de se dégrader, nité un homme répond d'un autre. D'unique à unique. Qu'il
même si le véhément mépris qu'inspire sa banalité médiocre me regarde ou non, << il me regarde » ; j'ai à répondre de lui.
peut vite s'étendre à la part juste du commun dans l'univer­ J'appelle visage ce qui, ainsi, en autrui, regarde le moi - me
sel de la démocratie. regarde - en rappelant, de derrière la contenance qu'il se
donne dans son portrait, son abandon, son sans-défense et sa
J'appris tout récemment que le philosophe Adorno
mortalité, et son appel à mon antique responsabilité, comme
dénonçait déjà ce jargon de l'authenticité. Ce jargon
s'il était unique au monde - aimé. Appel du visage du pro­
exprime pourtant une << noblesse », celle de sang et d'épée.
chain qui, dans son urgence éthique, ajourne ou efface les
Elle comporte ainsi d'autres menaces dans une philosophie
obligations que le << moi interpellé » se doit à lui-même et où
sans vulgarité. L'unicité du moi humain, que rien ne devrait
le souci de la mort d'autrui peut pourtant importer au moi
aliéner, est ici pensée à partir de la mort : que chacun meurt
avant son souci de moi pour soi. L'authenticité du moi, ce
pour soi. Inaliénable identité dans le mourir ! Se sacrifier serait cette écoute de premier appelé, cette attention à
pour un autre ne rend pas l'autre immortel. Le moi se tient l'autre sans subrogation et, ainsi, déjà, la fidélité aux valeurs
au monde en relation avec les autres, certes, mais où per­ en dépit de sa propre mortalité. Possibilité du sacrifice
sonne ne saurait en vérité mourir pour personne d'autre. Et comme sens de l'aventure humaine ! Du sensé, malgré la
dans cet exister-à-mourir, dans cet être-à-la-mort, la lucidité mort, fût-elle sans résurrection ! Sens ultime de l'amour sans
de l'angoisse accède au néant sans s'en évader vainement concupiscence et d'un moi qui n'est plus haïssable.
dans la peur. Authenticité originaire, mais sans plus, où, J'use apparemment d'une terminologie religieuse : je
pour Heidegger, se dissolvent ou << sautent » tous les << rap- parle de l'unicité du moi à partir de l'élection à laquelle il lui

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Entre nous L'Autre, Utopie et Justice

serait difficile de se dérober, car elle le constitue, d'une dette au philosophe que vous êtes de négliger l'inscription politique
dans le moi, plus vieille que tout emprunt. Cette façon de cette exigence ? Sans doute est-ce là qu'intervient l'idée d'un
d'aborder une notion en faisant valoir la concrétude d'une « tiers » ?
situation où originellement elle prend sens, me semble - Ce que j'appelle responsabilité pour autrui, ou amour
essentielle à la phénoménologie. Elle est présupposée dans sans concupiscence, le moi ne peut en trouver l'exigence
tout ce que je viens de dire. qu'en lui-même ; elle est dans son « me voici » de je , dans
Dans toutes ces réflexions se profile le valoir de la sainteté son unicité non interchangeable d'élu. Elle est originelle­
comme le bouleversement le plus profond de l'être et de la ment sans réciprocité qui risquerait de compromettre sa gra­
pensée à travers l'avènement de l'homme. A l'intéressement tuité ou grâce, ou charité inconditionnelle. Mais l'ordre de
de l'être, à son essence prim6rdiale qui est conatus essendi, la justice des individus responsables les uns envers les autres
persévérance envers et contre tout et tous, obstination à surgit non pas pour rétablir entre le moi et son autre cette
être-là, l'humain - amour de l'autre, responsabilité pour le réciprocité, il surgit du fait du tiers qui, à côté de celui qui
prochain, éventuel mourir-pour-l'autre, le sacrifice jusqu'à m'est un autre, m'est « encore un autre »,
la folle pensée où le mourir de l'autre peut me soucier bien Le moi, précisément en tant que responsable envers
avant, et plus, que ma propre mort - l'humain signifie le l'autre et le tiers, ne peut pas rester indifférent à leurs inter­
commencement d'une rationalité nouvelle et d'au-delà de actions et, dans la charité pour l'un, ne peut se dégager de
l'être. Rationalité du Bien plus haute que toute essence. son amour pour l'autre. Le moi, le je, ne peut s'en tenir à
Intelligibilité de la bonté. Cette possibilité de prêter, dans le l'unicité incomparable de chacun, que le visage de chacun
sacrifice, un sens à l'autre et au monde qui, sans moi, exprime. Derrière les singularités uniques, il faut entrevoir
compte pour moi, et dont je réponds (malgré la grande disso­ des individus du genre, il faut les comparer, juger et condam­
lution, dans le mourir, des relations avec tout autre, que ner. Subtile ambiguïté d'individuel et d'unique, de per­
Heidegger annonce au § 50 de Sein und Zeit) n'est certes pas sonnel et d'absolu, du masque et du visage. Voici l'heure de
le survivre. C'est une extase vers un futur qui compte pour le la justice inévitable qu'exige pourtant la charité elle-même.
moi et dont il a à répondre : mais sans-moi futur, sensé et L'heure de la Justice, de la comparaison des incompa­
futur, qui n'est plus l'à-venir d'un présent protenu. rables se « rassemblant » en espèces et genre humains. Et
Ces analyses réduites à leurs primordiales données l'heure des institutions habilitées à juger et l'heure des États
n'épuisent pas la phénoménologie de l'altérité. Je ne peux où les institutions se consolident et l'heure de la Loi univer­
que mentionner la problématique que j'avais entrevue, il y a selle qui est toujours la dura lex et l'heure des citoyens égaux
quarante ans, dans un petit livre intitulé le Temps et l'Autre, devant la loi.
à travers la réflexion sur l'érotisme et la paternité et où Il faut que ces élus, au-dessus du commun, se trouvent,
la méditation sur l'ambiguïté de la sexualité et de l'amour comme toutes choses, une place dans la hiérarchie des
sans concupiscence de la sainteté ouvre des perspectives à concepts, il faut la réciprocité des devoirs et des droits. Il
explorer. faut qu'à la Bible - qui enseignait, la première, l'inimitable
singularité, l'unicité « semel-factive » de chaque âme - se
- Cette définition de la sainteté nous place dans l'absolu. joignent les écrits grecs, experts en espèces et en genres.
On comprend bien qu 'il s'agisse là d'exigence éthique, via C'est l'heure de l'Occident ! Heure de la justice qu'exigea
l'insistance sur la notion de gratuité et non sur celle de pourtant la charité. Je l'ai dit : c'est au nom de la responsabi­
récompense. Pourtant, en mettant l'accent sur cet aspect, en lité pour autrui, de la miséricorde, de la bonté auxquelles
retenant vous-même le caractère d'impossibilité, ne craignez­ appelle le visage de l'autre homme que tout le discours de la
vous pas qu'on reproche à votre conception d'être utopique, et justice se met en mouvement, quelles que soient les limita-

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Entre nous L 'Autre, Utopie et Justice

tions et les rigueurs de la dura lex qu'il aura apportées à répondant sans raisons ni réserves à l'appel du visage, sait
l'infinie bienveillance envers autrui. Infini inoubliable, trouver des sentiers vers cet autre qui souffre sans pour­
rigueurs toujours à adoucir. Justice toujours à se rendre plus tant démentir le verdict. J'ai toujours admiré l'apologue
savante au nom, en souvenir de la bonté originelle de talmudique qui, au traité Roch Hachana, 17 b, se présente
l'homme envers son autre où, dans un dés-intér-essement comme essai de réduire la contradiction apparente entre
éthique - parole de Dieu ! - s'interrompit l'effort inter-essé deux versets de l' É criture : Deutéronome, 10, 17 et Nombres,
de l'être brut persévérant à être. Justice toujours à parfaire 6, 25. Le premier texte enseignerait la rigueur et l'impartia­
contre ses propres duretés. lité stricte de la justice voulue par Dieu : en est exclue toute
C'est peut-être là l'excellence même de la démocratie acception du visage. Le verset Nombres, 6, 25 tient un autre
dont le foncier libéralisme correspond à l'incessant remords langage. Il prévoit la face lumineuse de Dieu tournée vers
profond de la justice : législation toujours inachevée, tou­ l'homme soumis au jugement, l'éclairant de sa lumière,
jours reprise, législation ouverte au mieux. Elle atteste une l'accueillant dans la grâce. La contradiction se résoudrait
excellence éthique et son origine dans la bonté dont dans la sagesse de Rabbi Aquiba. D'après ce docteur rabbi­
l'éloignent pourtant - toujours un peu moins peut-être - les nique éminent, le premier texte concernerait la justice telle
nécessaires calculs qu'impose une socialité multiple, calculs qu'elle se déroule avant le verdict et le deuxième précise les
qui recommencent sans cesse. Il y aurait ainsi - dans le vécu possibles de l'après-verdict. Justice et charité. Cet après­
du bien sous la liberté des révisions - progrès de la Raison. verdict, avec ses possibilités de miséricorde, appartient
Mauvaise conscience de la Justice ! Elle sait qu'elle n'est pas encore pleinement - de plein droit - à l'œuvre de la justice.
juste autant que la bonté qui la suscite est bonne. Pourtant Faudrait-il dès lors penser que la peine de mort n'appartient
quand elle l'oublie, elle risque de sombrer dans un régime pas au même titre aux catégories de la justice ?
totalitaire et stalinien et de perdre, dans les déductions idéo­ Toute la vie d'une nation, par-delà la formelle addition
logiques, le don de l'invention des formes neuves d'humaine d'individus se posant pour soi, c'est-à-dire habitant et luttant
coexistence. pour leur terre, pour leur lieu, pour leur Da-sein, dissimule
Vassilij Grassmann, dans Vie et Destin - livre si impres­ ou révèle - ou, du moins, laisse entrevoir - des hommes qui,
sionnant au lendemain des crises majeures de notre siècle - avant tout emprunt, ont des dettes, se doivent au prochain,
va plus loin encore. Il pense que la « petite bonté » allant sont responsables - élus et uniques - et dans cette responsa­
d'un homme à son prochain, se perd et se déforme dès bilité veulent la paix, la justice, la raison. Utopie ! Cette
qu'elle se cherche organisation et universalité et système, manière de comprendre le sens de l'humain - le dés-intér­
dès qu'elle se veut doctrine, traité de politique et de théolo­ essement même de leur être - ne commence pas par penser
gie, Parti, É tat et même É glise. Elle resterait pourtant le seul au souci que les hommes prennent des lieux où ils tiennent
refuge du Bien dans l' Être. Invaincue, elle subit la violence à être-pour-être. Je pense avant tout au pour-l'autre en eux
du Mal que, petite bonté, elle ne saurait ni vaincre, ni chas­ où l'humain interrompt, dans l'aventure d'une sainteté pos­
ser. Petite bonté n'allant que d'homme à homme, sans tra­ sible, la pure obstination à être et ses guerres. Je ne peux
verser les lieux et les espaces où se déroulent événements et oublier la pensée de Pascal : « Ma place au soleil. Voilà le
forces ! Remarquable utopie du Bien ou le secret de son au­ commencement et l'image de l'usurpation de toute la
delà. terre. »
Utopie, transcendance. Inspirée par l'amour du pro­
chain, la justice raisonnable est astreinte aux dossiers et - « L'éthique serait le rappel de cette fameuse dette que je
ne peut égaler la bonté qui l'appelle et l'anime. Mais sur­ n'ai jamais contractée. » Vous avez développé cette idée que
gie des ressources infinies du moi singulier, la bonté ma responsabilité m'est rappelée dans le visage de l'autre

260 261
Entre nous L'Autre, Utopie et Justice

homme. Mais tout homme est-il cet « autre » homme ? N'y


- Mon thème de recherche essentiel est celui de la dé­
a-t-il pas, parfois, défection du sens, des visages de brutes ?
formalisation de la notion du temps. Kant le dit forme de
- Jean-Toussaint Desanti demandait à un jeune Japonais toute expérience. Toute expérience humaine revêt en effet
qui commentait mes travaux au cours d'une soutenance de la forme temporelle. La philosophie transcendantale issue
thèse, si un SS a ce que j'entends par un visage. Question de Kant emplissait cette forme de contenu sensible venant
bien troublante qui appelle, à mon sens, une réponse affir­ de l'expérience ou, depuis Hegel, conduisait dialectique­
mative. Réponse affirmative chaque fois douloureuse ! J'ai ment cette forme vers un contenu. Ces philosophes n'ont
pu dire, lors de l'affaire Barbie : Honneur à l'Occident ! jamais exigé pour la constitution de cette forme même de la
Même à l'égard de ceux dont la· « cruauté » n'a jamais passé temporalité une condition dans une certaine conjoncture de
par le tribunal, la justice continue d'être exercée. Le pré­ " matière » ou d'événements, dans un contenu sensé en quel­
venu considéré comme innocent a droit à une défense, à des que façon préalable à la forme. La constitution du temps
égards. Il est admirable que la justice ait fonctionné de cette chez Husserl est encore une constitution du temps à partir
manière-là, malgré l'atmosphère apocalyptique (les Dossiers d'une conscience déjà effective de la présence dans son éva­
du Globe, p. 21). nouissement et dans sa « rétention >> et dans son imminence
Il faut dire aussi que dans ma façon de m'exprimer, le mot et son anticipation - évanouissement et imminence qui déjà
visage ne doit pas être entendu d'une manière étroite. Cette impliquent ce qu'on veut bâtir, sans même que soit fournie
possibilité pour l'humain de signifier dans son unicité, dans aucune indication sur la situation empirique privilégiée à
l'humilité de ses dénuement et mortalité, la seigneurie de laquelle ces modes d'évanouissement dans le passé et de
son rappel - parole de Dieu - de ma responsabilité pour lui, l'imminence dans le futur seraient attachés.
et de mon élection d'unique à cette responsabilité, peut Ce qui paraît dès lors remarquable chez Heidegger, c'est
venir de la nudité d'un bras sculpté par Rodin. précisément le fait de poser la question de savoir quelles
Grossmann raconte dans Vie et Destin comment à la Lou­ sont les situations ou les circonstances caractéristiques de
bianka, à Moscou, devant le fameux guichet où l'on pouvait l'existence concrète auxquelles la passation du passé, la
transmettre lettres ou colis aux parents et amis arrêtés pour (( présentification >> du présent et la futurition du futur -
(( délits politiques » ou prendre de leurs nouvelles, les per­ appelées extases - sont essentiellement et originellement
sonnes faisaient la queue - en lisant, chacun sur la nuque de attachées. Le fait d'être sans avoir eu à le choisir, d'avoir
la personne qui le précédait, les sentiments et les espoirs de affaire à des possibles toujours déjà entamés, sans nous -
sa misère. extase du « d'ores et déjà >> ; le fait d'une emprise sur les
choses, auprès d'elles dans la représentation ou le connaître
- Et la nuque est un visage .. .
- extase du présent ; le fait d'exister-à-la-mort - extase du
futur. Voilà, à peu près, car la philosophie est plus sage,
- Grossmann ne dit pas que la nuque soit un visage, mais l'ouverture heideggerienne.
que sur elle se lit toute la faiblesse, toute la mortalité, toute Franz Rosenzweig, de son côté, et sans recourir à la même
la mortalité nue et désarmée de l'autre. Il ne dit pas cela terminologie ni se référer aux mêmes situations, a égale­
ainsi, mais le visage peut prendre sens sur ce qui est le ment cherché ces " circonstances privilégiées » du vécu où
« contraire » du visage ! Le visage n'est donc pas couleur des se constitue la temporalité. Il pensera le passé à partir de
yeux, forme du nez, fraîcheur des joues, etc. l'idée et de la conscience religieuse, de la création ; le
présent à partir de l'écoute et de l'accueil de la révélation, et
- Une dernière question : quelle est votre préoccupation pri­ l'avenir à partir de l'espérance de la rédemption, élevant
mordiale aujou rd'hui dans votre travail ? ainsi ces références bibliques de la pensée au rang des condi-

262 263
Entre nous

tions de la temporalité elle-même. Les références bibliques


sont revendiquées comme modes de la conscience humaine
originelle, communes à une immense part de l'humanité.
L'audace philosophique de Rosenzweig consiste précisé­
ment à référer le passé à la création et non pas la création au
passé, le présent à la Révélation et non pas la Révélation au
présent, le futur à la Rédemption et non pas la Rédemption
au futur.
Peut-être, mon discours sur ce que je vous ai dit de l'obli­
gation envers autrui antérieure à tout contrat - référence à
un passé qui n'a jamais été présent ! - sur le mourir pour
l'autre - référence à un futur qui ne sera jamais mon présent Annexe
- vous paraîtra-t-il, après cette ultime évocation de Heideg­
ger et de Rosenzweig, comme une préface à des recherches
possibles. (Propos recueillis par J.M. et J.R)
AVANT-PROPOS

Texte publié sous le titre : « De l'être à l'autre " dans le Temps de


la responsabilité, entretiens sur l'éthique sous la direction de Fré­
déric Lenoir, Fayard, 1 990.

L'ONTOLOGIE EST-ELLE FONDAMENTALE ?

Texte publié dans la Revue de métaphysique et de morale, n° 1 ,


janvier-mars 195 1 .

LE MOI E T LA TOTALITË
Texte publié dans la Revue de métaphysique et de morale, n° 4,
octobre-décembre 1954.

L:i!VY- BRUHL ET LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE


Texte paru dans la Revue philosophique de la France et de l'étran­
ger, n° 4, octobre-décembre 1957.

UN DIEu HoMME ?
La conférence ici reproduite a été prononcée lors de la Semaine
des intellectuels catholiques, tenue à Paris en avril 1968, et
QUbliée, la même année, sous le titre Qui est Jésus-Christ ? aux
Editions Desclée de Brouwer, que nous tenons à remercier.

UNE NOUVELLE RATIONALIT:Ë

Allocution prononcée par Emmanuel Lévinas le 1 3 janvier 1975


à la séance de lancement de l'association Gabriel Marcel.

HERM:ËNEUTIQUE ET AU-DELÀ

Texte publié par l'Istituto di Studi Filosofici, à Rome, en 1 977.

LA PHILOSOPHIE ET L' ÉVEIL

Cet exposé présenté au Colloque de Chantilly en septembre


1 976, a été l'objet d'une communication au Centre d'Études des
Religions de la Faculté des Lettres et de Philosophie de l'Univer-

267
sité de Gand (9 mars 1 977) et du Centre international for advan­ DE L'UNICITÉ
ced Research in Phenomenology, à Pérouse, au Monastère de
Monteripido ( 1 0 août 1977). Texte publié dans Archivio di Filosojia, no 1 -3, 1 986.

LA SouFFRANCE INUTILE « MouRIR POUR ••• »

Texte publié dans le Giornale di Metafisica, no 4, en 1982, Texte d'une conférence prononcée en mars 1 987 au Collège
pp. 1 3-26. international de philosophie, présidée par le professeur Miguel
Abensour - alors directeur du Collège - qui présentait le confé­
rencier en rappelant les horizons dramatiques qu'ouvre la
PHILOSOPHIE, JUSTICE ET AMOUR réflexion sur Heidegger.

Propos recueillis par R. Fornet et A. G6mez les 3 et 8 octobre


1982.
DROITS DE L'HOMME ET BONNE VOLONTÉ

Texte publié dans Indivisibilité des droits de l'homme, Éditions


LA CONSCIENCE NON-INTENTIONNELLE
Universitaires, Fribourg (Suisse), 1985.
Paru dans Philosophes critiques d'eux-mêmes publié sous les aus­
pices de la Fédération internationale des Sociétés de Philosophie,
vol. 1 0, Berne, 1 983. Ont été utilisés dans la présente communica­ ToTALITÉ ET INFINI
tion d'une part des textes empruntés à l'étude d'E. Levinas sur le EssAI suR L'EXTÉRIORITÉ
Dialogue parue dans Christlicher Glaube in der modernen Gesells­
chaft publiée par la maison Herder à Fribourg-en-Brisgau ; et Préface à l'édition allemande du 18 janvi�r 1 987.
d'autre part une communication publiée par la Revue Exercice de
la patience dans le numéro dédié à Blanchot.
DIALOGUE SUR LE PENSER-A-L' AUTRE
DE L'UN À L'AUTRE Cité : Revue de la Nouvelle Citoyenneté, 1 7, rue des Petits­
Champs. Texte paru en 1 987.
Texte publié dans Archivio di Filosojia, no 1 -3, 1983, repris et
modifié dans l'Encyclopédie philosophique universelle, PUF, 1 989.

SUR L'IDÉE DE L'INFINI EN NOUS


DIACHRONIE ET REPRËSENTATION
Texte paru dans la Passion et la Raison, PUF, 1 988.
Texte d'une conférence prononcée en l'honneur de Paul
Ricœur, au Canada, publié dans la Revue de l'Université d'Ottawa,
n° 4, octobre-décembre 1985. L'AuTRE, UTOPIE ET JusTicE

Entretien avec la revue Autrement, n° 102, novembre 1 988.


DÉTERMINATION PHILOSOPHIQUE
DE L'IDÉE DE CuLTURE

Texte extrait des actes du XVII• Congrès mondial de philo­


sophie, tenu à Montréal en 1 983 et paru aux Éditions du Beffroi/
Éditions de Montmorency en 1 986.

268
Entre nous

tions de la temporalité elle-même. Les références bibliques


sont revendiquées comme modes de la conscience humaine
originelle, communes à une immense part de l'humanité.
L'audace philosophique de Rosenzweig consiste précisé­
ment à référer le passé à la création et non pas la création au
passé, le présent à la Révélation et non pas la Révélation au
présent, le futur à la Rédemption et non pas la Rédemption
au futur.
Peut-être, mon discours sur ce que je vous ai dit de l'obli­
gation envers autrui antérieure à tout contrat - référence à
un passé qui n'a jamais été présent ! - sur le mourir pour
l'autre - référence à un futur qui ne sera jamais mon présent Annexe
- vous paraîtra-t-il, après cette ultime évocation de Heideg­
ger et de Rosenzweig, comme une préface à des recherches
possibles. (Propos recueillis par J.M. et J.R)
TABLE

Avant-propos, 7

TI !!. REligion,
L'ontologie est-elle fondamentale ? , 1 3 significante,
Le Moi et l a Totalité, 2 5 Visage parle,
ontologìa y
Lévy-Bruhl e t la philosophie contemporaine, 53 violencia,
etc. !
Conrontar con JLM L et les
Théologies b2a Un Dieu Homme ?, 69 1968

Une nouvelle Rationalité. Sur Gabriel Marcel, 77


Herméneutique et au-delà, 8 1
L a Philosophie e t l' gveil, 93
La souffrance inutile, 107
Philosophie, Justice et Amour, 1 2 1
L a conscience non-intentionnelle, 141
De l'Un à l'Autre. Transcendance et Temps, 153
Diachronie et représentation, 1 77
Détermination philosophique de l'Idée de culture, 199
De l'Unicité, 209
« Mourir pour . », 219
..

Droits de l'homme et bonne volonté, 231


Dialogue sur le penser-à-l'autre, 237
Sur l'Idée de l'infini en nous, 245
Totalité et Infini. Préface à l'édition allemande, 249
L'Autre, Utopie et Justice, 253

Annexe, 265
COLLECTION << FIGURES ,
DIRIGÉE PAR BERNARD-HENRI LÉVY

Les Aristocrates libertaires, Manifeste.


Jean-Paul Aron et Roger Kemft, le Pénis et la Démoralisation de
l'Occident.
Dominique Auffret, A lexandre Kojève.
Jean Baudrillard, les Stratégies fatales.
Jean Baudrillard, la Gauche divine.
Jean-Marie Benoist, la Révolution structurale.
Claudie et Jacque Broyelle, Apocalypse Mao.
Claudie et Jacque Broyelle, les Illusions retrouvées.
Madeleine Chapsal, Envoyez la petite musique. . .
François Châtelet, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jean­
François Lyotard, Michel Serres, Politiques de la philosophie
(textes réunis par Dominique Grisoni).
Catherine Clément, Les fils de Freud sont fatigués.
Catherine Clément, l'Opéra ou la Défaite des femmes.
Catherine Clément, Vies et légendes de Jacques Lacan.
Catherine Clément, le Goût du miel.
Catherine Clément, la Syncope.
Bernard Cohen, Portes de Jérusalem
Annie Cohen-Solal, Paul Nizan, communiste impossible.
Christian Delacampagne, A ntipsychiatrie. Les voies du sacré.
Galvano Della Volpe, Rousseau et Marx.
Jean-Toussaint Desanti, Un destin philosophique.
Laurent Dispot, la Machine à Terreur.
Laurent Dispot, Manifeste archarque.
Jean-Paul DoUé, Voie d'accès au plaisir.
Jean-Paul DoUé, l'Odeur de la France.
Jean-Paul DoUé, Danser maintenant. .
Jean-Paul DoUé, Fureurs de ville.
Umberto Eco, Lector in fabula.
Luc Ferry et Alain Renaut, Heidegger et les Modernes.
Michel Guérin, Nietzsche, Socrate hérot'que.
Michel Guérin, Lettres à Wolf ou la Répétition.
Gérard Haddad, Manger le livre.
Gérard Haddad, les Biblioclastes.
Heidegger et la question de Dieu (sous la direction de R. Kearney et
J.S. O'Leary).
Jacques Henric, la Peinture et le Mal.
Jacques Henric, Le roman et le sacré.
L'identité, séminaire dirigé par Claude Lévi-Strauss, 1974-1975.
Christian Jambet, A pologie de Platon.
Christian Jambet et Guy Lardreau, l'Ange.
Christian Jambet et Guy Lardreau, le Monde.
Guy Konopnicki, l'A mour de la politique.
Guy Konopnicki, l'A ge démocratique.
Guy Lardreau, la Mort de Joseph Staline.
Michel Le Bris, l'Homme aux semelles de vent.
Michel Le Bris, le Paradis perdu.
Dominique Lecourt, Bachelard. Le jour et la nuit.
Bernard-Henri Lévy, la Barbarie à visage humain.
Bernard-Henri Lévy, Le testament de Dieu.
Bernard-Henri Lévy, l'Idéologie française.
Bernard-Henri Lévy, Éloge des intellectuels.
Thierry Lévy, le Crime en toute humanité.
Claude Lorin, l'Inachevé (Peinture-Sculpture-Littérature).
Claude Lorin, Pour saint AuguStin.
Jean-Luc Marion, l'Idole et la Distance. Cet ouvrage a été réalisé par la
Jacques Martinez, Moderne for ever. SOCIÉ TÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT
Anne Martin-Fugier, la Bourgeoise. Mesnil-sur-l'Estrée
Anne Martin-Fugier, la Place des bonnes.
pour le compte des Éditions Grasset
Gérard Miller, Du père au pire.
Philippe Nemo, l'Homme structural.
en avril 199 1
Philippe Nemo, Job et l'Excès du mal.
Michel Onfray, le Ventre des philosophes.
Michel Onfray, Cynismes.
Pasolini, séminaire dirigé par Maria Antonietta Macciocchi.
Françoise Paul-Lévy, Karl Marx, histoire d'un bourgeois allemand.
Philippe Roger, Sade. La philosophie dans le pressoir.
Philippe Roger, Roland Barthes, roman.
Guy Scarpetta, l'Artifice.
Guy Scarpetta, Brecht ou le Soldat mort.
Guy Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme.
Guy Scarpetta, l'Impureté.
Michel Serres, Zola. Feux et signaux de brume.
Daniel Sibony, la Juive : une transmission d'inconscient.
Daniel Sibony, l'Amour inconscient.
Daniel Sibony, Jouissances du dire.
Daniel Sibony, Perversions.
Dani�l Sibony, Avec Shakespeare.
Daniel Sibony, Entre dire et faire.
Bernard Sichère, Merleau-Ponty ou le Corps de la philosophie.
Bernard Sichère, le Moment lacanien.
Bernard Sichère, Éloge du sujet.
Alexandre Soljenitsyne, l'Erreur de l'Occident.
Philippe Sollers, Vision à New York.
Gilles Susong, la Politique d'Orphée.
Armando Verdiglione, la Dissidence freudienne.
Armando Verdiglione, Fondation de la psychanalyse. I. Dieu.
Giambattista Vico, Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même. Imprimé en France
Claude Vigée, l'Extase et l'Errance. Dépôt légal : avril 1 99 1
Claude Vigée, le parfum et la Cendre. N " d'édition : 8402 N " d'impression : 1 6540
-

Elie Wiesel, Signes d'exode. ISBN : 2-246-4435 1 -2

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