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Collège Saint-Étienne

Économie, Sociologie et Histoire du monde contemporain


Ecg 1_2023-2024
J.-P. Kempf

Module 2. Croissance et développement


2.1/ La croissance et le développement depuis le XIXe siècle
2.1.1. La croissance économique

Ouvrages recommandés :
 Oded Galor, Le Voyage de l’humanité. Aux origines de la richesse et des inégalités,
Denoël, Août 2022.
 Philippe Aghion, Céline Antonin, Simon Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice.
Innovation, croissance et avenir du capitalisme, Odile Jacob, Octobre 2020.

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I. Les caractéristiques de la « croissance économique » depuis la « Révolution
industrielle »

A/ La « croissance économique » : définition(s) et caractéristiques empiriques

1. La « croissance économique » : définitions

Document 1 La « croissance économique » : une définition usuelle


Le terme « croissance » désigne généralement l'augmentation du volume de la production de biens
et de services d'une année sur l'autre. Les chroniqueurs économiques parlent ainsi d'accélération ou de
ralentissement de la croissance pour caractériser une année particulière.
Toutefois, les économistes préfèrent réserver le terme de croissance à une augmentation tendancielle
de la production par tête, qui entraîne sur une longue période une multiplication du volume de biens et
de services disponibles en moyenne pour un habitant d'un pays.
Source : Jean-Olivier Hairault, « Croissance économique », in Encyclopaedia Universalis, Décembre 2023.

Questions :
1) La « croissance économique » au sens des économistes a-t-elle une acception différente de celle
utilisée dans les médias ou dans le langage courant ?
2) Que signifie le terme « tendanciel », et à quel instrument de mesure de la croissance cela
correspond-il ?
3) De quels autres termes, caractérisant une variation de la production sur courte période, la
« croissance économique » doit-elle être distinguée ?

Document 2 La « croissance économique » selon les économistes : les définitions de F.


Perroux et S. Kuznets
En 1961, dans L’Économie du XXe siècle, François Perroux définit la « croissance économique »
comme « l’augmentation soutenue durant une ou plusieurs périodes longues [...] d’un indicateur de
dimension pour la nation : le produit global brut ou net, en termes réels ». Il l’assimile donc à une
amélioration purement quantitative.

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Dans son ouvrage, le développement désigne en revanche « la combinaison des changements
mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement,
son produit réel global ». Bien que distincts, ces deux phénomènes sont cependant liés car, précise
l’auteur, « aucune croissance observée n’est homothétique ; la croissance s’opère dans et par des
changements de structure ».
Ces deux dimensions, quantitative et qualitative, sont présentes et s’entrecroisent dans la notion de
croissance économique moderne mise en avant par Simon Kuznets. Dans son discours de réception du
prix Nobel en Décembre 1971, il avance que « la croissance économique d’un pays peut être définie
comme une hausse de long terme de sa capacité d’offrir à sa population une gamme sans cesse élargie
de biens économiques ; cette capacité croissante est fondée sur le progrès technique et les ajustements
institutionnels et idéologiques qu’elle requiert. Ces trois composantes de la définition, gamme
croissante, progrès technique et ajustement, revêtent la même importance. L’augmentation constante
de l’offre de biens est le résultat de la croissance économique, mais elle lui est identifiée. »
La croissance économique désigne donc un processus d’augmentation continue du volume de la
production de biens et de services, et s’accompagne de leur diversification illimitée. Ce processus qui
dure depuis la « Révolution industrielle » a permis de faire reculer sans cesse le mur de la rareté. Il paraît
désormais irréversible et d’autant plus souhaitable qu’il permet de créer de l’emploi et d’assurer la
progression des niveaux de vie.
À l’échelle historique, une telle évolution de nos sociétés est pourtant récente : selon les estimations
d’Angus Maddison, le PIB mondial aurait crû en moyenne annuelle de 0,33 % entre 1500 et 1820. Mais
entre 1820 et 1992, ce chiffre passe à 2,17 % par an : il est donc multiplié par plus de 8. Il ne s’agit que
d’ordres de grandeur. Ils n’en sont pas moins éclairants. Avec un taux de croissance de 0,33 %, il faut
près de 250 ans à une grandeur pour doubler. S’il s’élève à 2,17 %, un peu plus de trente ans suffisent.
En outre, cette dernière valeur est supérieure à la vitesse d’accroissement du nombre des hommes et
autorise donc la hausse durable et significative du PIB par tête.
Dans son discours de réception à l’Académie Nobel, Simon Kuznets précise ce que recouvre sa
conception de la croissance, en indiquant que les deux premières caractéristiques [1] du processus sont
des taux élevés de croissance du produit par tête et de la population d’une part, de la productivité d’autre
part. À titre de troisième caractéristique, il évoque un rythme rapide des transformations structurelles de
l’économie en citant en particulier les transferts de main-d’œuvre du primaire vers le secondaire et le
tertiaire, la concentration des entreprises, l’extension du salariat et les mutations de la structure de la
consommation. Il poursuit son énumération de la manière suivante : « Quatrième caractéristique :
mutations rapides des structures sociales et de l’idéologie qui leur est apparentée. L’urbanisation et la
laïcisation viennent aisément à l’esprit comme éléments du processus de modernisation décrit par les
sociologues. Cinquième : par leurs pouvoirs techniques accrus, en particulier les moyens de transport
et de communication (à la fois pacifiques et militaires), les pays économiquement développés ont
tendance à s’étendre au reste du monde ; ils modèlent ainsi un seul monde, ce qui n’a jamais existé aux
ères pré-modernes. Sixième caractéristique : malgré cet impact planétaire partiel, la diffusion de la
croissance économique moderne est limitée ; les trois quarts de la population mondiale sont encore très
au-dessous des niveaux minima accessibles grâce au potentiel technique moderne. »
Du texte de Kuznets, il ressort que la croissance économique moderne est un phénomène qui va bien
au-delà de l’augmentation des quantités produites et que la difficulté pour les économistes est de rendre
compte non pas de la croissance du PIB global, mais de celle du PIB par tête.
Source : Pierre Robert, « La définition et les caractéristiques de la croissance », in Croissance et crises, Pearson
Education, 2010.

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[1]
Ces caractéristiques peuvent être assimilées à ce que S. Kuznets a nommé les « faits stylisés » de la croissance
(Kaldor N. (1961), « Capital Accumulation and Economic Growth », in F.A. Lutz and D.C. Hague, The Theory of
Capital). Pour davantage de développements sur les « faits stylisés » de la croissance établis par Kaldor, vous
référer au paragraphe I/.A.3. ci-après).

Questions :
1) Quelles sont les différences et points communs entre les deux définitions de la « croissance
économique » proposées par F. Perroux et S. Kuznets ?
2) La « croissance économique » est-elle un processus universel ? Un processus irréversible ?
3) À quoi la « quatrième caractéristique » correspond-elle ?

2. Une ère de croissance rapide depuis la « révolution industrielle »

2.1. Une approche empirique de la « croissance économique » : une relative stagnation


jusqu’au XVIIIe siècle, une inflexion à partir de la « révolution industrielle »

2.1.1. Une stagnation de la production et du niveau de vie jusqu’à la première « Révolution


industrielle »

Document 3 Une croissance quasiment inexistante avant le XVIe siècle


Selon Angus Maddison, la « croissance économique » constitue un phénomène récent dans l’histoire
de l’humanité. Sur la période qu’il qualifie d’« agraire » (de 500 à 1 500), la « croissance économique »
est quasiment inexistante. Par la suite (XVIe et XVIIe siècles), une légère inflexion du taux de croissance
se produit mais elle reste marginale. Les niveaux de vie n’augmentent que très peu. Le XVIIIe siècle
voit une accélération du rythme de croissance ; période que Maddison désigne par « capitalisme
commercial ». Mais c’est bien à partir du XIXe siècle que le rythme de croissance s’accélère, associé à
une élévation du niveau de vie. La croissance est donc un phénomène récent.

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Les grandes phases de la croissance économique

Taux de croissance annuel


Population PIB par tête PIB total
moyen (en %)

Période agraire
0 0 0
(500 – 1500)

Période agraire progressive


0,2 0,1 0,3
(1500 – 1700)

Capitalisme commercial
0,4 0,2 0,6
(1700 – 1820)

Capitalisme
0,9 1,6 2,5
(1820-1980)

Source : Alain Beitone [dir.], Armand Colin, coll. « U », Mai 2016 (2ème édition), p. 172.

Questions :
1) Peut-on parler de « stagnation » avant le XVIIIe siècle ?
2) Calculez l’accroissement du PIB par tête dans la période du « capitalisme commercial » et
comparez-le avec l’accroissement constaté depuis 1820.

2.1.2. La « croissance économique » démarre réellement à partir de 1820 d’après les


données de l’économiste américain Angus Maddison

Document 4 La « croissance économique » : qui, quand, combien ?


L’économiste américain Angus Maddison [1] a résumé les caractéristiques séculaires de la croissance
de 1820 à 2000. Il n’y a eu que deux époques ou se sont imposés des pays leaders : le Royaume Uni de
1820 à 1890 et les États-Unis de 1945 à 2005. […] Les États-Unis ont atteint le sommet de leur
hégémonie en 1950, après 50 ans de croissance deux fois plus rapide que l’Europe. […] Les autres
époques ont été celles d’un monde traversé de fortes rivalités entre puissances industrielles. Les deux
empires constitués par l’unification allemande de 1871 et la révolution Meiji au Japon en 1868. Les
trente dernières années ont vu la montée en puissance, puis l’affirmation sur la scène internationale de
la Chine qui a su reconstituer et moderniser le pouvoir centralisé hérité de l’Empire du Milieu [2].

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Les facteurs stratégiques du développement depuis 1820 sont au nombre de trois.
 Le premier est l’accroissement continu de l’« intensité capitalistique ». Le stock de capital/PIB a été
multiplié par 16 au Royaume Uni et aux États-Unis entre 1820 et 2000, par un chiffre voisin entre 1890
et 2000 au Japon et en Allemagne ;
 Le second est l’énorme accroissement du « capital humain ». Mesuré par le niveau d’éducation en
années de formation, il a été multiplié par 8 au Royaume Uni et par 11 aux États-Unis et au Japon ;
 Enfin le troisième est l’intensification des échanges internationaux. Le ratio du commerce extérieur
au PIB est passé de 3 à 27 % au Royaume Uni, de 2 à 10 % aux États-Unis et de 0,2 à 13 % au Japon.
Une autre caractéristique essentielle a été la persistance de la disparité des niveaux de développement
et le degré limité de convergence au XXe siècle : cette convergence vers le niveau de production de
richesses des États-Unis s’est manifestée surtout en Europe dans la période 1950-1975 et en Asie en
deux temps : Japon (1950-1980) et Corée du Sud (1960-1990), puis Chine (1990-2005).
Source : Michel Aglietta [dir.], « Transformer le régime de croissance », in Rapport pour l’Institut CDC pour la
Recherche, Caisse des Dépôts et Consignations, Octobre 2018, p. 29.

[1]
Angus Maddison, L'économie mondiale : une perspective millénaire, OCDE, Septembre 2001.
[2]
M. Aglietta et G. Bai, China’s Way: Capitalism and Empire, 2012.

Questions :
1) Rappelez (ou cherchez) les définitions des notions suivantes : « intensité capitalistique », « capital
humain ».
2) La croissance s’opère « dans et par des changements de structure » selon l’économiste du
développement français François Perroux : identifiez quelles transformations structurelles
accompagnent le processus d’accroissement des richesses produites sur longue période.
3) À l’aide des données du document statistique ci-après, faites des calculs appropriés pour vérifier
empiriquement les constats faits dans le dernier paragraphe.

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Document 5 Disparités de « développement économique » et convergence des économies
au XXe siècle

Croissance du PIB par tête (taux


PIB par tête (en $ constants de 1990)
de croissance annuel moyen)

1900- 1950- 1990-


1900 1950 1990 2000
1950 1990 2000

Europe de
2 893 4 579 15 966 19 256 0,9 3,2 1,7
l’Ouest

États-Unis 4 091 9 561 23 201 27 948 1,7 2,2 1,7

Japon 1 180 1 921 18 789 20 683 1,0 5,9 0,9

Amérique
1 109 2 506 5 053 5 811 1,6 1,8 1,3
latine

Chine 545 439 1 858 3 583 -0,4 3,7 6,2

Autre Asie 802 918 3 084 3 997 0,3 3,1 4,3

Afrique 601 894 1 444 1 489 0,8 1,2 0,3

Source : Angus Maddison, The World Economy, Chapter 3, 2006, pp. 125-130, repris par Michel Aglietta [dir.],
« Transformer le régime de croissance », in Rapport pour l’Institut CDC pour la Recherche, Caisse des Dépôts
et Consignations, Octobre 2018, p. 29.

Questions :
1) Que signifie « PIB par tête (en $ constants de 1990) » ?
2) Rédigez une phrase permettant d’exprimer la signification de chacune des données en rouge.

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Document 6 Croissance du PIB mondial par tête, selon les siècles, en %

Source : Jacques Brasseul, « La dynamique de l’innovation », in Alternatives Économiques « Le capitalisme »,


Hors-série n°65, 3ème trimestre 2005.

Document 7 Évolution du PIB mondial, 1820-2000 (en millions de dollars internationaux


Geary-Khamis de 1990)

Source : Données Angus Maddison, (L’économie mondiale : statistiques historiques, OCDE, 2003), repris dans
Denis Clerc, « Une brève histoire de la croissance », in Alternatives Économiques « Faut-il dire adieu à la
croissance ? », Hors-série n°97, 3ème Trimestre 2013.

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Questions sur les documents 6-7 :
1) À partir de quelle période constate-t-on la « croissance économique » ?
2) Peut-on périodiser la « croissance économique » ?

Document 8 Évolution du PIB mondial par habitant en dollars de 1990 (de – 100 000 avant
J.-C à 2000

Source : d’après DeLong, « Estimating world GDP, one million B.C. – present », reproduit par Agnès Bénassy-
Quéré, Benoît Coeuré, Pierre Jacquet et Jean Pisani-Ferry, Politique économique, De Boeck Supérieur, coll.
« Ouvertures économiques », 2005 (1ère édition).

Questions :
1) De quoi le « PIB mondial par habitant » est-il l’indicateur ? Que suppose implicitement son
augmentation ?
2) Commentez l’unité utilisée pour mesurer le PIB mondial par habitant sur longue période.
3) À partir de quelle période constate-t-on la « croissance économique » ?

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2.2. La croissance depuis la « révolution industrielle » : un processus inégal dans le temps
et dans l’espace

Document 9 La « croissance économique » : un processus variable dans le temps et dans


l’espace
La « croissance économique » est un phénomène variable à la fois dans le temps et dans l’espace
comme l’a montré Angus Maddison dans son ouvrage « L’économie mondiale : une perspective
millénaire » (2001).
C’est tout d’abord un phénomène relativement récent. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que le taux
de croissance économique s’élève de manière significative. Par ailleurs, la croissance est un phénomène
instable, marqué notamment par d’importantes fluctuations au cours des XIXe et XXe siècles.
La croissance économique est également un phénomène variable dans l’espace. Il est ainsi possible
de repérer des écarts de richesses très importants d’une zone géographique à une autre. Par exemple, en
Afrique et en Asie, le PIB par habitant a toujours été bien plus faible qu’en Europe de l’Ouest ou dans
les pays anglo-saxons. Certains écarts ont eu tendance à augmenter dans le temps tandis que d’autres
ont eu tendance à se réduire (notamment ceux entre la Chine et les pays occidentaux).
On note à partir du XIXe siècle une accélération très forte du rythme de la croissance économique,
liée à la « révolution industrielle ». La croissance n’est cependant pas un processus uniforme : tous les
territoires ne sont pas concernés en même temps et avec la même intensité.
Source : « CPGE ECG : La croissance économique depuis le XIXe siècle », in Le Figaro Étudiant, Publié le 16
Avril 2021.

Questions :
1) Justifiez à partir du document et des statistiques précédentes le titre du paragraphe 2.2.
2) Commentez chacun des deux passages soulignés.

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2.2.1. L’analyse d’Angus Maddison : cinq phases de « croissance économique » mondiale
se sont succédées depuis 1820

Document 10 « Taux de croissance annuels moyens » du commerce et de la production par


période (d’après Angus Maddison)

Source : Michel Bernard [dir.], Économie aux concours des grandes écoles, 1re & 2e années, Économie,
sociologie et histoire du monde contemporain, Nathan, coll. « Prépas commerciales », Mai 2021, p. 225.

Questions :
1) Quelle période semble être l’apogée de la « croissance économique » mondiale ?
2) Observe-t-on une corrélation entre les TCAM respectifs de la production mondiale et du
commerce ?
3) Comment peut-on l’interpréter ?

Document 11 La « croissance économique » mondiale : l’analyse d’Angus Maddison


En 2001, Angus Maddison a publié, pour le compte de l’OCDE, une grande étude sur la « croissance
économique », intitulée « L’Économie mondiale. Une perspective millénaire ». Pour la période
concernée, 1820-1992, l’auteur distingue cinq phases de croissance, les deux première pour le XIXe
siècle, les trois suivantes pour le XXe siècle, qui ne correspondent pas exactement aux grandes « étapes
de la croissance économique » que Walt Whitman Rostow [1] avait cherché à mettre en évidence, ni aux
cycles longs [2]. […]

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1820-1870 : « L’impulsion britannique »
Durant cette période, la croissance de l’économie européenne représente plus de 60 % de la
croissance mondiale. L’étude de Maddison conteste les données mises en évidence par Rostow dans Les
Étapes de la croissance économique. Pour Maddison, il n’y pas de décollages échelonnés, la proximité
géographique fait qu’après l’impulsion donnée par la Grande-Bretagne, les différents pays européens
connaissent à leur tour la « révolution industrielle », essentiellement grâce à la diffusion du progrès
technique. Dans ce domaine, la période est dominée par le Royaume-Uni, qui opère toutes les percées
majeures (textile, métallurgie, chemin de fer. L’Angleterre occupe aussi la première place pour les
services (flotte, assurance maritime, courtage, financement). Les régions extra-européennes ont connu
des sorts variés. L’Asie et l’Afrique ont peu progressé, la croissance de l’Amérique du Sud a été lente,
celle des « pays neufs », en particulier les États-Unis, a été vive. Le contexte général est marqué par une
libéralisation progressive du commerce dans le sillage des décisions libre-échangistes des Britanniques,
après 1846 (abolition des Corn Laws). En 1870, le contexte est donc à l’ouverture (le meilleur exemple
est le traité franco-anglais de 1860). Les relations commerciales se développent du fait de la révolution
des transports : la progression du commerce international est quatre fois plus rapide que celle de la
production.
1870-1913 : « L’apogée de l’Europe »
Maddison qualifie cette période de relativement calme et prospère. Elle débute à la fin de la guerre
franco-prussienne de 1870 et s’achève avec la Première Guerre mondiale. Elle est marquée par une
accélération générale de la croissance. Ce qui est vrai sur le plan économique l’est aussi sur le plan
démographique. La révolution des transports s’accélère, les transferts de capitaux se développent. Cela
est largement dû à l’affirmation de grandes puissances financières que sont le Royaume-Uni et la France,
et, à un degré moindre, l’Allemagne. Ces flux sont généralement liés à la construction des grands réseaux
de chemin de fer. Les « emprunts franco-russes » financent le Transsibérien, les capitaux britanniques
s’investissent en Amérique du Sud et aux États-Unis, et les Allemands sont les chevilles ouvrières du
« BagdadBahn » (la ligne de chemin de fer qui relie Berlin à Bagdad).
Le développement des transports est à l’origine de l’accélération des flux migratoires. Ils sont
essentiellement le fait de l’émigration européenne vers le Nouveau Monde (18 millions de personnes de
1870 à 1914), même s’il ne faut pas négliger les mouvements inter-asiatiques. Les flux commerciaux se
développent en revanche moins vite qu’auparavant. Il faut dire que les difficultés économiques liées à
la « Grande Dépression » (1873-1896) provoquent un retour au protectionnisme. C’est le Reich
allemand qui durcit ses tarifs en 1879, suivi par la France avec Jules Méline (l’instauration des « Tarifs
Méline » en 1892) et les États-Unis (tarifs McKinley en 1890 et Dingley en 1897). Cette période
correspond aussi à la dernière grande phase de l’expansion coloniale : les grands empires coloniaux
atteignent leur apogée et, dans le même temps, de nouvelles puissances s’affirment. En Asie, le Japon
est la première puissance non occidentale à s’industrialiser (sa croissance démarre, pendant l’ère Meiji,
qui s’étend de 1868 à 1912).
Sur le plan financier, la puissance de l’Europe est à son sommet. Les capitaux anglais irriguent
l’économie mondiale, la Livre Sterling est la première monnaie du monde. Toutes les grandes économies
mondiales se sont rapprochées des conceptions monétaires britanniques et le GSS (Gold Standard
System) fonctionne jusqu’en 1914, sans qu’il y ait d’accords internationaux. Hormis dans des pays à
croissance tardive, comme l’Allemagne ou le Japon, la puissance publique intervient peu.

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1913-1950 : « Turbulences et domination américaine »
C’est la période des grandes perturbations. Il est possible de considérer qu’entre 1914 et 1945 se
déroule un seul et unique conflit interrompu par une trêve fragile, elle-même marquée par la crise de
1929 et la « Grande Dépression » des années 1930. C’est le passage de témoin de l’Europe, ravagée par
les guerres, aux États-Unis. Malgré les difficultés, c’est une période d’accélération du progrès technique.
Elle correspond à la mise en œuvre de l’« organisation scientifique du travail » [3] (OST), qui contribue
à l’augmentation de la productivité, beaucoup plus forte aux États-Unis qu’en Europe. L’économie
américaine pèse à elle seule l’équivalent de l’Angleterre et de l’Allemagne réunies en 1913 et dépasse
celle de l’ensemble de l’Europe occidentale.
Au cœur de la croissance américaine se trouve le progrès technique. En dehors de l’organisation de
la production, les innovations de produits se font de plus en plus sur la rive occidentale de l’Atlantique :
par exemple, Ford met au point la « Model T », première automobile produite en masse à partir de 1908
et pour laquelle la première chaîne de production est inaugurée en 1913. C’est aussi aux États-Unis que
naissent la lampe incandescente (l’ampoule), le téléphone, etc. En effet, à l’exception de la période des
années 1930, le marché intérieur est porteur et la norme de consommation beaucoup plus élevée que sur
le Vieux Continent. Ce dynamisme est porté par de grandes entreprises qui bénéficient de
l’assouplissement de la législation anti-trust pendant le « New Deal ». Elles jouent un très grand rôle
dans la normalisation et l’extension des marchés. L’adaptation de leurs méthodes de production à l’effort
de guerre contribue à leur développement, qui s’accélère dans les années 1920. Elles développent de
nouvelles techniques de commercialisation en innovant en matière de marketing ou de publicité, et
poussent la standardisation plus loin qu’on ne l’avait jamais fait. C’est particulièrement net dans
l’automobile : en 1935, les firmes d’outre-Atlantique produisent dix fois plus de véhicules que celles de
Grande-Bretagne et vingt-trois fois plus que la France : entre 1908 et 1927, Ford produit 16,5 millions
de sa fameuse Ford T (« Model T »).
Dans le même temps, le rôle de l’État dans l’économie s’affirme en raison des nécessités de la mise
en place d’économies de guerre, mais aussi dans le cadre de la lutte contre la « Grande Dépression » des
années 1930. De très libérale, la conception dominante devient favorable à l’intervention de la puissance
publique. Pour le courant de l’« École de la Régulation », la régulation concurrentielle laisse place à la
régulation monopoliste et fordiste bâtie sur l’existence d’un État interventionniste, de grandes
entreprises fordistes et de syndicats de travailleurs puissants et structurés. C’est leur « entente
conflictuelle » qui jette les bases de la croissance d’après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, ces
évolutions se font dans un cadre où, après la Première Guerre mondiale, le libéralisme et le capitalisme
ne sont plus seuls. Un autre mode d’organisation prétend fournir une alternative au modèle qui a
triomphé au XIXe siècle. C’est en Union soviétique que se développe le « socialisme réel ». Il acquiert
ses caractères fondamentaux après le lancement du premier « plan quinquennal » en URSS (1929-1933).
Les promesses sociales, la vigueur, réelle ou supposée, du rattrapage soviétique quand les économies
capitalistes s’enlisent dans la crise provoquent l’adhésion d’une part non-négligeable de travailleurs et
d’intellectuels occidentaux aux thèses marxistes-léninistes. La montée en puissance des organisations
ouvrières comme les syndicats (en 1921, les communistes de la CGT fondent la CGTU – Confédération
générale du travail unitaire – qui adhère au Komintern, comme l’avait fait un an plus tôt la SFIC –
Section française de l’Internationale communiste, futur PCF : Parti communiste français) et la diffusion
des thèses socialistes et communistes jouent un rôle évident d’aiguillon en faveur des réformes sociales.

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1950-1973 : « Les Trente Glorieuses »
Les années 1950-1973 sont une période que Jean Fourastié a qualifiée de « Trente Glorieuses ».
Selon les termes d’Angus Maddison, elles correspondent à un « âge d’or sans précédent ». Le PIB
mondial par habitant y croît de 2,9 % par an, l’Asie et l’Europe faisant mieux que le reste du monde.
La croissance se fait, en Occident, dans un cadre reconstruit par les vainqueurs de 1945. Ils fondent
un nouveau SMI (Système Monétaire International) dès 1944 avec les accords de Bretton Woods et
créent le FMI (Fonds Monétaire International). Les accords du GATT (General Agreement on Tariffs
and Trade), qui promeuvent le libre-échange, sont signés en 1947. Les Européens commencent à
s’organiser dès l’après-guerre, d’abord à l’initiative des États-Unis pour se répartir l’aide Marshall
(OECE en 1948), puis pour créer une solidarité économique et politique afin de prévenir les conflits et
de favoriser la croissance. C’est ainsi que sont signés les traités de Paris en 1951 (CECA : Communauté
Européenne du Charbon et de l’Acier) et, surtout de Rome, qui, le 25 Mars 1957, crée la CEE
(Communauté Économique Européenne). En Asie, la croissance japonaise repart lorsque le pays passe
du statut d’ennemi vaincu à celui d’allié des États-Unis dans le Pacifique. Le monde occidental se
structure sous le leadership des États-Unis. Il faut dire que la guerre froide est un ciment assez puissant.
Les États-Unis assument pleinement leur rôle de meneur. Ils diffusent largement les dollars
nécessaires à la reconstruction, leur monnaie restant solide jusqu’aux années 1970, malgré quelques
difficultés. En ouvrant leur économie, ils permettent à leurs partenaires de combler le « gap »
technologique qui les en sépare. Ils favorisent les « transferts de technologie » (plus de 500 missions de
productivité sont organisées aux États-Unis pour des dirigeants, cadres, techniciens, mais aussi
travailleurs et syndicalistes français entre 1949 et 1959) et l’implantation des FMN (Firmes
multinationales) américaines en Europe accélère le progrès technique. Partout les nouveautés se
diffusent, permettant d’augmenter considérablement le potentiel de l’offre ; les biens de consommation
durable (automobile, équipement du logement) deviennent les moteurs de la croissance. Cela s’accorde
avec les politiques keynésiennes qui sont menées dans les pays développés. La recherche du plein-
emploi et les modalités du partage des gains de productivité favorisent l’expansion de la demande.
L’explosion démographique due au baby-boom et la mise en place, en Europe, d’un « État-providence »
qui protège contre les grands « risques sociaux » sont autant de stimulants pour la croissance
économique. Celle-ci atteint des taux historiques et les fluctuations sont faibles. Les perspectives
favorables dopent les investissements, qui atteignent des niveaux record et sont financés grâce au
développement bancaire et aux politiques de crédit. Les marchés financiers ne montent vraiment en
puissance qu’à partir des années 1960.
1973-fin du XXe siècle : « Les remises en question »
Après 25 ans de très forte croissance économique, le choc pétrolier de 1973 marque un sensible
retournement de tendance. Pour Maddison, il s’agit d’une phase durant laquelle l’économie mondiale a
fonctionné en deçà de ses capacités : aux États-Unis et en Europe occidentale, le chômage augmente,
tout comme le rapport stock de capital/PIB.
Si, au début des années 1970, l’économie mondiale se trouve en surchauffe, ce dont atteste
l’accélération de l’inflation, quelques années après, le ralentissement est très net. La stabilité monétaire
n’est plus, le système monétaire international (SMI) de Bretton Woods disparaît définitivement entre
1971 (fin de la convertibilité-or du dollar annoncée par le président américain Nixon) et 1976 (signature
des accords de la Jamaïque, qui consacrent la mise en place d’un système de changes « flottants »).

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La montée de l’instabilité et des incertitudes provoque un retournement politique majeur. Le plein-
emploi et la croissance ne sont plus l’objectif majeur des politiques économiques, qui se concentrent sur
la lutte contre l’inflation. La conjonction du ralentissement économique et les effets des politiques
monétaristes expliquent la montée du chômage qui touche toutes les grandes économies occidentales.
Le taux de chômage moyen dans les pays de l’OCDE (Organisation de Coopération et de
Développement Économiques) était de 2,4 % entre 1950 et 1973, il passe à presque 7 % pour la période
étudiée. Les systèmes de « protection sociale » sont parvenus à amortir les effets de la crise, mais les
difficultés financières des États se sont accrues, à tel point qu’à partir des années 1980, c’est l’État lui-
même qui finit par être remis en cause. Le retournement doctrinal est complet et les thèses néo-classiques
s’imposent.
Le modèle de développement des grandes firmes occidentales est remis en question par les succès
des Japonais et leur organisation « post-fordiste ». Au-delà des difficultés conjoncturelles, les pays
occidentaux butent sur le ralentissement des gains de productivité : malgré le développement de la R &
D (Recherche & Développement), jamais ils n’ont été aussi faibles depuis les années 1870.
Dans le même temps, le monde a changé. Tout d’abord, le « bloc soviétique » a disparu. La crise
économique et sociale des pays de l’Est a abouti à l’effondrement de ce que l’économiste János Kornai
appelle l’« économie de pénurie » (Socialisme et économie de la pénurie, 1984). Les efforts faits par
Mikhaïl Gorbatchev pour sauver ce qui reste de l’économie centralisée et planifiée ont échoué et ne
peuvent empêcher la chute du mur de Berlin, la réunification de l’Allemagne et la disparition de l’URSS
(Union des Républiques Socialistes Soviétiques). Plus largement, cela permet la réunification du
continent européen dans son ensemble. À partir des années 1980, la construction européenne est relancée
avec la signature de l’Acte Unique en 1986 (sous l’impulsion du président de la Commission
européenne, le français Jacques Delors) et celle du traité de Maastricht (qui prévoit la mise en place
d’une Union Économique et Monétaire : UEM) et donc le passage à la monnaie unique. L’Europe
poursuit aussi son élargissement, passant de 6 à 12 États membres. En 1992, l’ALENA (Accord de libre-
échange nord-américain) est créée : l’Amérique du Nord (plus le Mexique) devient une « zone de libre-
échange ».
La disparition du modèle soviétique aboutit à la victoire de l’économie de marché. Ce modèle est
porté par les grandes instances internationales, du FMI au GATT en passant par l’OCDE. Même la
Chine populaire, qui reste gouvernée par le Parti Communiste Chinois, se convertit à ce que Deng
Xiaoping appelle l’« économie socialiste de marché ». Au même moment, les quatre « dragons »
asiatiques (Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour) commencent à faire figure de concurrents
sérieux pour les pays développés.
C’est à la fin des années 1980 et au début des années 1990 que le terme « mondialisation » fait son
apparition dans le vocabulaire courant. La signature de l’Uruguay Round en 1994 ouvre la voie à une
libéralisation sans précédent des échanges commerciaux à l’échelle mondiale.
Source : Michel Bernard [dir.], Économie aux concours des grandes écoles, 1re & 2e années, Économie,
sociologie et histoire du monde contemporain, Nathan, coll. « Prépas commerciales », Mai 2021, pp. 225-229.

Page 15 sur 66
[1]
Walt Whitman Rostow, Les étapes de la croissance économique, 1960 (titre originel : The Stages of Economic
Growth. A non-communist Manifesto).
[2]
Référence aux cycles longs de Kondratiev (mis en évidence par J. Schumpeter, et correspondant aux vagues
d’innovations successives ayant provoqué les « révolutions industrielles » successives).
[3]
L’OST est un modèle d’organisation du travail mis en place sous l’influence du théoricien classique des
organisations Frederick W. Taylor (pour davantage de développements, voir le module 2.3. « Entreprise et
organisations »).

Questions :
1) La « croissance économique » est-elle un phénomène linéaire ?
2) Identifiez dans la description proposée par Maddison les principales « sources de la croissance ».
3) Comment peut-on expliquer l’existence de cinq phases de croissance différentes, et quelles sont
leurs caractéristiques respectives ?

2.2.2. Les travaux de Maddison montrent que la « croissance économique » est un


processus irrégulier dans le temps, mais aussi dans l’espace

a. Des rythmes de croissance inégaux selon les pays et les zones

Document 12 Une accélération de la croissance en Occident à partir de la fin du XVIIIe


siècle
Jamais dans l'histoire de l'humanité la croissance économique n'avait été aussi rapide que depuis la
révolution industrielle en Occident. Entre 1780 et 1880 la croissance annuelle du produit intérieur brut
de la Grande-Bretagne était de 1,3 % ; aux États-Unis et en France, de 1,7 % entre 1840 et 1960 ; au
Japon, de 2,6 % entre 1880 et 1960 ; en Russie, elle fut de 1,4 % de 1860 à 1913, puis de 2,7 % entre
1913 et 1960. En Europe, l'industrialisation a donc donné à la croissance économique un rythme très
supérieur à celui de la révolution agricole des XVIIe et XVIIIe siècles, qui, sans doute, avait toujours été
inférieur à 0,5 % par an.
L'accélération progressive de cette croissance au cours du XIXe siècle a modifié les comportements
essentiels : à l'échelle des masses la prise de conscience du changement continu dans les modes de vie
est apparue pour la première fois dans l'histoire. La période de 1880 à 1913, qui fut celle de l'apogée du
système capitaliste « classique », a été caractérisée par cette prise de conscience, associée à une
appropriation effective du monde entier par les nations industrialisées [1].

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Et si la période suivante, de 1913 à 1950, fut relativement stagnante, marquée par les deux guerres
mondiales et la crise des années trente, depuis 1950, l'industrialisation s'est de nouveau accélérée, la
deuxième révolution industrielle a été achevée en Occident et au Japon et l'amorce de la troisième
révolution s'est dessinée. Cette seconde vague en profondeur a porté les taux de croissance en Occident
et au Japon à des niveaux encore jamais atteints, allant jusqu'à 10 % (Italie et Japon), rarement inférieurs
à 3 %, avec une moyenne pondérée de 4,4 % de 1954 à 1966 pour l'ensemble du monde industriel
d'Occident et de 7,8 % pour les pays de l'Est européen, dont respectivement 5,6 % et 9,3 % pour
l'industrie.
Source : Samir Amin, « Industrie – Industrialisation et formes de société », in Encyclopædia Universalis,
Décembre 2023.

Comme l’a montré Suzanne Berger avec son concept de « première mondialisation » (dans son ouvrage « Notre
[1]

première mondialisation. Leçons d’un échec oublié », Seuil - La République des idées, Août 2003).

Document 13 La « croissance économique » depuis la « révolution industrielle »


Entre la fin du XIIIe siècle et 1700, le revenu par habitant a augmenté en Grande-Bretagne de 0,2 %
par an. Cet enrichissement à petits pas a surtout reposé sur une augmentation des heures travaillées et
un développement du commerce. La « révolution industrielle » [ne doit pas être conçue] comme un
moment de rupture violent : au milieu du XIXe siècle, l'Angleterre employait encore plus de personnes
dans les services que dans l'industrie et, jusqu'en 1830, la principale source d'énergie était l'eau et non
la machine à vapeur. Certes, on peut montrer statistiquement que le changement technologique a bien
été la principale source de l'accroissement de la productivité au cours du XIXe siècle. Mais il a touché
peu de secteurs : les transports et une petite partie de l'industrie, représentant moins de 15 % de l'emploi
total. Et sa diffusion a pris du temps.
À la veille de la Première Guerre mondiale, l'Angleterre est toujours le pays le plus avancé d'Europe,
mais les pays du continent ont réduit l'écart et les États-Unis sont devenus le leader de l'industrie
mondiale. Les gains de productivité de l'économie américaine s'expliquent surtout par une forte
amélioration dans le secteur des services et par le développement de grandes entreprises nationales et
multinationales, bientôt engagées dans une organisation du travail destinée à une production et une
consommation de masse. […]
Le XXe siècle sera bien entendu celui des États-Unis. Le pays a commencé à s'imposer dans la
première moitié du siècle, en commercialisant des produits inventés en Europe, comme la voiture, par
exemple. Après la Seconde Guerre mondiale, son leadership repose sur une immense capacité
d'innovation, qui peut notamment se mesurer par l'importance des dépenses de recherche et
développement : en 1969, elles étaient équivalentes à plus du double des dépenses de l'Allemagne, de la
France, du Japon et du Royaume-Uni réunis.
Source : Christian Chavagneux, “Twentieth Century Growth”, in Alternatives Économiques, n°329, Novembre
2013.

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Questions sur les documents 12-13 :
1) Peut-on parler de « révolution industrielle » ?
2) Classez les pays par ordre d’apparition du processus de « croissance économique ».
3) Quelles sont, d’après les documents, les sources de cette « croissance économique » qui apparaît à
la fin du XVIIIe siècle ?

b. Après deux millénaires de relative égalité des niveaux de vie, les inégalités se creusent
entre l’Occident et les autres zones géographiques

Document 15 Revenu par habitant, An 1-2001, base 100 = centre développé

1 1000 1700 1820 1870 1913 1950 1973 2001


Centre
100 100 100 100 100 100 100 100 100
développé
Amérique
89 100 51 58 26 37 40 34 25
latine
Asie 100 112 56 48 27 17 11 13 17

Afrique 96 106 41 35 24 16 14 11 7

Monde 99 109 60 55 43 38 34 31 27

Source : Angus Maddison, L’Économie mondiale, une perspective millénaire, OCDE, 2001.

Document 16 La « croissance économique » et les inégalités


Après avoir connu un régime stationnaire avant la « révolution industrielle » de la fin du XVIIIe
siècle, la production par tête [1] des pays développés a été multipliée par plus de 15, en moyenne, en
moins de deux siècles. Derrière cette croissance prodigieuse du revenu moyen se cachent des inégalités
entre individus, voire la pauvreté. Toutefois, le niveau de vie de la grande majorité des habitants de ces
pays est sans conteste largement supérieur à celui de leurs ascendants. […]
D'autres pays n'ont pu profiter de cette longue période de croissance et sont encore en voie de
développement. Ils connaissent des taux de croissance faibles, voire négatifs, qui ne sont pas sans
rappeler les taux qui caractérisaient les pays développés avant la révolution industrielle. Les écarts de
revenu par tête, loin de se réduire, se sont creusés au cours du dernier siècle avec la majorité des pays
africains et sud-américains. Pourtant, certains pays ont réussi à décoller grâce à une longue période de
croissance.

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C'est le cas de pays du Sud-Est asiatique (Corée du Sud, Taiwan...), dont l'expérience souligne qu'il
est toujours possible d'espérer prendre en route le train de la croissance, même deux siècles après la
révolution industrielle.
Source : Jean-Olivier Hairault, « Croissance économique », in Encyclopaedia Universalis, Décembre 2023.

[1]
La production par tête est plus communément nommée la « productivité du travail par tête ».

Questions sur les documents 15-16 :


1) Faites une phrase permettant d’expliquer la signification des chiffres encadrés.
2) Le niveau de vie des habitants de l’Afrique a-t-il baissé de 1820 à 2001 ? Justifiez.
3) Que signifie implicitement le passage souligné ?
4) Analysez la dynamique des inégalités mondiales dues aux rythmes de croissance différents des
zones géographiques.
5) Ces inégalités sont-elles synonymes de dégradation de la situation des pays les plus pauvres ?

3. Les « faits stylisés » de la « croissance économique »

Document 17 Qu’est-ce qu’un « fait stylisé » ?


Le terme de « fait stylisé » a été introduit par Nicholas Kaldor (1908-1986) [1] pour désigner certains
faits « typiques » qui semblent significatifs sans forcément pouvoir être chiffrés avec exactitude. C’est
essentiellement la macro-économie qui cherche à dégager, puis à expliquer, des « faits stylisés » : ceux-
ci portent alors sur des agrégats (dont la mesure nécessite déjà bien des approximations).
L’étude de séries chronologiques (qui donnent l’évolution dans le temps d’un indicateur
économique) a souvent pour but premier d’essayer de dégager des « faits stylisés » (tendances, cycles,
etc.).
Source : Bernard Guerrien, Ozgur Gun, « Faits stylisés », in Dictionnaire d’Analyse économique, La
Découverte, coll. « Grands repères », Septembre 2012 (4ème édition), p. 217.

Questions :
1) Qu’appelle-t-on « fait stylisé » ?
2) Quel est l’intérêt de dégager les « faits stylisés » de la croissance ?

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Document 18 Les caractéristiques majeures de la croissance à long terme : les « faits
stylisés » de N. Kaldor (1)
Nicholas Kaldor établit en 1961 [1] des « faits stylisés » pour caractériser les tendances les plus
marquantes de la croissance au XXe siècle :
 Une hausse de la productivité du travail (1) ;
 Une hausse du capital par travailleur (2) ;
 Une stabilité relative du rapport entre capital et production (« coefficient de capital ») (3) ;
 Une répartition des revenus également stable entre salaires et profits, avec un taux de marge plus ou
moins proche de 30 %, confirmé dans le cas de la France par Thomas Piketty (Les hauts revenus en
France au XXe siècle – Inégalités et redistributions, 1901-1998, 2001) (4) ;
 Un taux de croissance de la production par habitant très inégal selon les pays.
Pour mieux en cerner les enjeux, on peut décomposer le taux de rentabilité du capital, le ratio
Excédent Brut d’Exploitation / K : avec EBE/VA = « taux de marge », VA/L = « productivité du
travail », et K/L = « intensité capitalistique ».
D’une part, si K/VA est stable (3), alors la « productivité du capital » l’est également. Cela signifie
que VA/L (la productivité du travail) augmente (1) au même rythme que K/L (l’« intensité
capitalistique ») (2). D’autre part, si EBE/VA (le taux de marge) est également stable sur longue période
(4), alors EBE/K peut être également stable, ce qui infirme la prédiction marxiste.
Source : Gabriel Leconte, Économie, Sociologie et Histoire du monde contemporain. L'essentiel en 10 thèmes et
20 questions, Ellipses, Mai 2021.

Document 19 Les caractéristiques majeures de la croissance à long terme : les « faits


stylisés » de N. Kaldor (2)
Les économistes ont tenté d’établir une liste complète des traits caractéristiques de la croissance
moderne. En 1961 [1], Nicholas Kaldor propose une liste de six traits marquants, qu’il qualifie de « faits
stylisés de la croissance économique », dont cinq ont, sur la durée, été validés par des recherches plus
récentes. Ces faits sont des régularités établies statistiquement ; ce ne sont pas des lois absolues mais
des tendances fortes :
 La hausse de la productivité du travail est le premier « fait stylisé » remarqué par Kaldor. La hausse
de la production ne s’effectue donc pas d’abord grâce à une hausse de la quantité de travail, c’est ce qui
permet la hausse des niveaux de vie.
 La hausse du capital par travailleur, c’est-à-dire l’élévation de l’« intensité capitalistique » des
combinaisons productives. Les travailleurs bénéficient chacun en moyenne d’un capital à mettre en
œuvre plus important, ce qui contribue à rendre le travail plus efficace.
 Le rapport entre le capital mis en œuvre et la production réalisée (le « coefficient de capital ») est
relativement stable. Ce qui ne doit pas être interprété comme une qualité du capital technique mis en
œuvre qui resterait inchangée. Cela ne signifie pas néanmoins que la qualité du capital reste constante :
si la productivité apparente du capital est en moyenne stable, l’amélioration qualitative du capital
compense l’impact productif marginal décroissant de sa hausse quantitative.

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 Une répartition des revenus assez stable entre salaires et profits, ce qui renvoie à une stabilité sur le
long terme du partage de la valeur ajoutée. Le taux de marge est ainsi, depuis un siècle, plus ou moins
proche de 30 % dans les pays avancés, au-delà des variations de moyen terme parfois assez amples. Les
explications de cette relative stabilité et universalité ne sont pas encore bien établies.
 Le taux de croissance de la production par habitant est très inégal selon les pays. « Fait stylisé » qui
illustre à la fois la progression des écarts de niveaux de vie entre pays depuis deux siècles et les
phénomènes spectaculaires de rattrapage qui ont parfois se produire.
Parmi les travaux les plus récents sur la croissance mondiale, ceux de Paul Romer (1989) ont conduit
à compléter la liste des « faits stylisés », notamment :
 Le taux de croissance économique n’est pas corrélé au niveau de revenu par habitant. C’est une
précision du dernier fait stylisé de Kaldor : les pays avancés ne croissent pas nécessairement plus
vite ou moins vite que les pays où le niveau de vie est plus bas. Ce fait stylisé reflète donc à la fois
les phénomènes de hausse des inégalités entre pays, mais aussi l’existence de rattrapages
spectaculaires.
 La croissance de la population est corrélée négativement avec le niveau de revenu par tête. Ce fait
stylisé renvoie notamment à l’observation selon laquelle la hausse du revenu par tête s’accompagne
de changements dans les comportements de fécondité.
 La croissance économique et le développement du commerce international sont corrélés
positivement. Ce qui en soi ne suffit pas à établir un lien de causalité univoque entre ces deux
phénomènes.
 La hausse du stock de capital n’explique pas la totalité de la croissance de la production. Ce qui
souligne indirectement les causes complexes de la croissance économique, puisque celle-ci ne
dépend pas seulement de la hausse du volume des facteurs de production.
Source : Stéphane Moussiegt, « Croissance et fluctuations depuis le XIXe siècle », in Pierre-André Corpron
[dir.], « Économie, Sociologie et Histoire du monde contemporain », Bréal, Juillet 2013, p. 183.

[1]
Kaldor N. (1961), « Capital Accumulation and Economic Growth », in F.A. Lutz and D.C. Hague, The Theory
of Capital.

Questions sur les documents 18-19 :


1) Analysez, reformulez et expliquez chacun des « faits stylisés » à l’aide de vos connaissances.
2) Analysez les interactions entre les « faits stylisés ».
3) Illustrez le passage encadré.
4) Rappelez le sens du passage souligné (au besoin, référez-vous à la partie Science économique 1
« Quels sont les sources et défis de la croissance économique ? » du programme de spécialité SES
de Terminale).

Page 21 sur 66
B/ Les interprétations de la « croissance économique » dans le contexte des
« révolutions industrielles »

1. Un tissu productif pré-industriel multiple et complexe existe avant la « révolution


industrielle »

Document 20 Le tissu pré-industriel en France au XVIIIe siècle


L’artisanat et la petite industrie, dans la France du XVIIIe siècle, sont à la fois omniprésents et diffus.
[…] Géographiquement, la plupart de ces industries se caractérisent par une forte dispersion. C’est le
cas, bien sûr, pour le bâtiment. Mais la métallurgie, elle aussi, reste très éparpillée. Les hauts fourneaux
utilisent le minerai de fer d’une multitude de petits gisements ; leur localisation dépend surtout de
l’abondance des forêts (qui fournissent le combustible), de sorte que les provinces boisées du Nord-Est
de la France – Franche-Comté, Bourgogne, confins de la Champagne et de la Lorraine – viennent en
tête ; mais il n’existe pas encore de véritable bassin métallurgique. Les forges sont bien plus dispersées
encore : la France compte un millier de maîtres de forge, répartis à travers plus de 700 paroisses ; une
multitude de très petits établissements emploient typiquement entre 3 et 10 travailleurs. Le textile est un
peu plus concentré : Lyon pour la soie, la Champagne pour la laine, les provinces du Nord-Ouest (de la
Bretagne à la Flandre) pour le lin constituent les principaux centres ; mais il n’y a pratiquement aucune
province qui ne compte des centaines de métiers à tisser. […]
Ce tissu industriel ancien se caractérise par la coexistence de trois secteurs – artisanat urbain,
manufactures et « production rurale diffuse » – dont le dernier est paradoxalement le plus dynamique
pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle.
L’artisanat urbain est caractérisé par les « corporations », dont l’origine remonte au Moyen-Âge […].
La « corporation » réunit l’ensemble des artisans qui pratiquent le même métier dans la même ville, au
sein d’une organisation hiérarchisée : maîtres jurés [1] (les chefs de la corporation), maîtres (les
employeurs), compagnons (les ouvriers), apprentis. La fonction des corporations est de soumettre leurs
membres à une discipline collective, destinée en principe à protéger le consommateur [2] (en assurant le
respect de la qualité et du juste prix), mais qui sert surtout à défendre les privilèges des membres de la
corporation contre toute concurrence extérieure. D’où les conditions très strictes fixées pour
l’apprentissage et plus encore pour l’accès à la maîtrise. Au XVIIIe siècle, les « corporations » sont
encore puissantes (dans l’industrie de la laine, notamment), mais elles apparaissent vite comme une
institution sclérosée, en perte de vitesse. […]
Les « manufactures », à la différence de l’artisanat des corporations, constituent une forme de
production en grand, puisque, dès le début du XVIIIe siècle, elles réunissent souvent plusieurs centaines
d’ouvriers. On ne doit pas, pour autant, se représenter le secteur des manufactures dans son ensemble
comme un secteur progressif, tourné vers l’innovation et annonçant la révolution industrielle.

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Les manufactures les plus célèbres remontent à la politique de Colbert. Certaines sont des manufactures
d’État : c’est le cas de la manufacture de tapisserie des Gobelins, de la manufacture des glaces de Saint-
Gobain, d’un certain nombre d’arsenaux et manufactures d’armement. Il existe aussi des « manufactures
royales », appartenant à des industriels privés, mais qui ont bénéficié au départ d’un « privilège royal »,
et souvent de participations en capital, d’exonérations fiscales, de commandes… […]
Même dans l’industrie textile, où les manufactures sont les plus nombreuses […], la manufacture est
encore loin d’étendre son emprise à l’ensemble de la production ; bien plus, on ne distingue pas de
tendance vraiment nette à une progression des manufactures au détriment de la petite production
dispersée. Plusieurs types de raisons expliquent cette relative stabilité. Des raisons économiques,
d’abord : le marché est étroit, tant en raison du cloisonnement géographique que de la faiblesse générale
du pouvoir d’achat. Des raisons techniques, aussi : car le regroupement de la main-d’œuvre, s’il permet
une surveillance plus stricte, ne suffit pas à donner aux manufactures une supériorité décisive, aussi
longtemps que la production repose entièrement sur le travail manuel (comme l’indique le nom même
de « manufacture »). […] Des raisons institutionnelles, enfin : les manufactures sont, elles aussi,
enserrées dans une réglementation stricte ; elles sont soumises depuis Colbert à la surveillance d’un
corps d’inspecteurs des manufactures […].
L’artisanat local a toujours apporté une contribution déterminante à l’approvisionnement des régions
rurales en articles de consommation courante, mais le fait majeur est que la petite industrie rurale tend
à prendre au XVIIIe siècle une place croissante dans la production d’articles manufacturés pour la vente
à longue distance. Ce développement se fait dans le cadre d’un « capitalisme marchand », dont le
personnage central est l’« entrepreneur » [3] : l’entrepreneur organise l’approvisionnement en matières
premières et l’écoulement, sans participer directement à la production. Sa situation lui assure deux
avantages essentiels : il bénéficie de l’abondance et du bon marché de la main-d’œuvre en milieu rural
[…], ainsi que de la possibilité d’échapper largement aux règlements et aux contrôles. Le principe de
liberté du travail dans les campagnes, proclamé en 1762, est avant tout la consécration d’un état de fait
dont les origines sont sans doute bien antérieures.
L’implantation rurale est parfois inévitable, dans les conditions de l’époque, pour des raisons
techniques : c’est le cas pour les papeteries (dépendantes des cours d’eau), pour les hauts fourneaux et
les forges (dépendant des forêts). Mais l’essor le plus remarquable est celui de la production textile
rurale, y compris dans le cas de productions spécialisées pour l’exportation. Ainsi la production de draps
du Languedoc se disperse en des centaines de villages, des Cévennes aux Pyrénées. […]
Dans ces conditions, la naissance de l’industrie moderne en France n’a rien à voir avec une création
ex nihilo ; elle s’insère dans un milieu pré-industriel complexe et évolué. Des formes d’industrie très
différentes sont appelées à coexister pendant une longue période, et les progrès de l’industrialisation
dépendent tout autant du comportement des activités traditionnelles que de la percée de l’industrie
moderne dans quelques branches.
Source : Jean-Charles Asselain, Histoire économique de la France du XVIIIe siècle à nos jours. Tome 1. De
l’Ancien Régime à la Première Guerre mondiale, Seuil, coll. « Points Histoire », Février 1984, pp. 73-79.

Page 23 sur 66
[1]
En référence à la « jurande », terme utilisé au XVIIIe siècle pour qualifier les « corporations », terme plus récent.
[2]
La production artisanale devait être visible dans les ateliers.
C’est la figure du « marchand-fabricant » qui caractérise ici le concept d’« entrepreneur », qui sera étudié en
[3]

détail dans le cadre du module 2.3. « Entreprise et organisations ».

Questions :
1) Quelles activités industrielles sont déjà présentes avant la période de la « première révolution
industrielle » ?
2) Montrez, à partir du texte, que le tissu productif industriel était peu concentré avant le début de la
« première révolution industrielle ». Comment peut-on l’expliquer ?
3) Quelles sont les trois composantes qui structuraient l’industrie au XVIIIe siècle ? Laquelle
s’imposera petit à petit ?
4) Recherchez la définition des « corporations » et décrivez leur mode de fonctionnement. Précisez à
quelle date ce régime juridique de l’organisation de la production artisanale a été aboli.
5) Identifiez les caractéristiques des manufactures, et distinguez-les de l’organisation artisanale
corporatiste.
6) La manufacture fonctionne-t-elle selon le principe de la division technique du travail ?
7) Rappelez en quoi la création des manufactures s’inscrit dans la politique mercantiliste française
(souvent qualifiée de « colbertisme »).
8) Parmi les trois composantes qui structuraient l’industrie au XVIIIe siècle, laquelle s’imposera petit
à petit ? Pour quelle(s) raison(s) ?
9) D’après la description proposée par l’historien Jean-Charles Asselain, peut-on réellement parler
d’une « révolution industrielle » ?

Document 21 La « proto-industrialisation » est issue du « putting out system »


Le « putting-out system » fonctionne grâce au « marchand-fabricant » qui collecte la production
auprès de plusieurs centaines de familles pour la vendre en ville, paye les producteurs, contrôle la
qualité, et fournit les matières premières dont il reste propriétaire. Peu à peu le fabricant va tomber sous
la domination de ce marchand capitaliste qui avance les fonds, les produits bruts et l'outillage, et devenir
un salarié, sans cependant être soumis à la discipline de l'usine : « le marchand, d'abord simple acheteur,
se rend peu à peu maître de toute la production » (Mantoux [1]). Les salaires (surtout à la pièce) sont
payés à chaque étape du processus de transformation, depuis la matière première jusqu'au produit fini.
Ils vont baisser au fur et à mesure que la dépendance vis-à-vis du Merchant-manufacturer s'accroît,
formant un « système d'exploitation impitoyable » (Mantoux), le fameux « sweating system » de triste
mémoire, qui n'a rien à envier aux conditions de travail inhumaines des usines du XIXe siècle.

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La proto-industrialisation suit le « putting-out system » : on y trouve en plus la vente des produits à
l'exportation, la complémentarité de la production entre les villes et les campagnes organisée par le
marchand-fabricant, et des activités agricoles pionnières qui s'y déroulent en même temps et permettent
une hausse des revenus. Elle constitue une étape transitoire qui, dans certains cas, va faciliter le passage
vers la grande industrie : les régions de « proto-industrialisation » seront souvent les premières régions
industrielles modernes au XIXe. Les Flandres et le Lancashire fournissent des exemples d'évolution
réussie vers le « factory system » grâce à l'expérience accumulée des ouvriers et des entrepreneurs.
La « proto-industrialisation » connaît évidemment des limites et sera remplacée peu à peu par la
grande industrie concentrée : tout d'abord la dispersion des activités tendait à élever les coûts, à cause
des transports et de l'impossibilité d'accroître l'échelle de production, et ensuite l'absence de
spécialisation de la main d'œuvre et l'irrégularité du travail non contrôlé empêchait une qualité
homogène et des délais de production précis et rigoureux. La discipline de travail avec des méthodes
mécanisées dans les usines qui apparaissent à la fin du XVIIIe siècle résoudra ces difficultés du système
industriel naissant.
Source : Jacques Brasseul, « Les grandes interprétations de la Révolution Industrielle », in Économie &
Sociétés, n°31, INED (Institut National des Études Démographiques), Juin 2004.

[1]
Paul Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle, essai sur les commencements de la grande industrie
moderne en Angleterre, 1906.

Questions :
1) Expliquez l’expression « proto-industrialisation » forgée par l’historien américain Franklin
Mendels (Industrialization and Population Pressure in XVIIIth Century Flanders, 1969).
2) En quoi la « proto-industrie » a-t-elle favorisé l’essor du « factory system » qui lui succèdera
progressivement ?
3) Quelles étaient les limites de la « proto-industrie » rurale ?

2. Les questionnements autour du concept de « révolution(s) industrielle(s) » : rupture ou


continuité ? Quel(s) facteur(s) explicatif(s) ?

Pour davantage de développements, voir le document complémentaire « Peut-on


vraiment parler de « révolution industrielle » ? », tiré de l’article de référence de
François Caron, « Diffusion du changement technique : le cas des révolutions
industrielles », in Cahiers français « Croissance et innovation », n°323, La
documentation française, Novembre-Décembre 2004, pp. 74-78. (Extraits)

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Document 22 La « révolution industrielle » : une explication monocausale selon l’inventeur
du terme (Adolphe Blanqui)
Le terme de « révolution industrielle » est employé pour la première fois par Adolphe Blanqui
(Histoire de l’économie politique en Europe depuis les Anciens jusqu’à nos jours, 1837) : « Tandis que
la Révolution française faisait ses grandes expériences sociales sur un volcan, l’Angleterre commençait
les siennes sur le terrain de l’industrie. La fin du XVIIIe siècle y était signalée par des découvertes
admirables, destinées à changer la face du monde et à accroître d’une manière inespérée la puissance
de leurs inventeurs. La génération contemporaine, plus occupée de recueillir les profits de ces
conquêtes, que d’en rechercher les causes, ne paraît pas avoir apprécié à leur juste valeur les embarras
qu’elles traînaient à leur suite. Cette transformation du travail patriarcal en féodalité industrielle, où
l’ouvrier, nouveau serf de l’atelier, semble attaché à la glèbe du salaire, n’alarmait point les
producteurs anglais ; quoiqu’elle ait un caractère de soudaineté bien capable de troubler leurs
habitudes. Ils étaient loin de penser que leurs machines leur apporteraient tant de puissance et tant de
soucis. Le paupérisme ne leur apparaissait pas encore sous les formes menaçantes qu’il a revêtues
depuis, et les métiers mécaniques n’avaient pas développé cette puissance de travail qui devait être
momentanément si fatale à tant de travailleurs. Cependant, à peine éclose de ces deux hommes de génie,
Watt et Arkwright, la révolution industrielle se mit en possession de l’Angleterre. »
Ainsi, la principale dimension du phénomène est donc technique, même si l’auteur n’ignore pas ses
incidences sociales.
Source : Gabriel Leconte, Gabriel, thème « Révolution industrielle », in Économie, Sociologie et Histoire (ESH).
Un tour du monde contemporain en 80 thèmes – Tout le programme ECE 1 et ECE 2, Ellipses, Juillet 2016, p.
157.

Questions :
1) Quelle est l’explication privilégiée de la « révolution industrielle » selon A. Blanqui ?
2) Quelles sont les conséquences sociales de la « révolution industrielle » selon Blanqui ? Dans quel
courant de pensée peut-on le « ranger » de ce point de vue ?

Document 23 La « révolution industrielle » : rupture ou continuité ?


Dans son acception habituelle, la « révolution industrielle » est un processus de long terme qui est
marqué par des transformations structurelles et l’augmentation des taux de croissance avec des phases
d’accélération et de ralentissement. Si le terme suggère un caractère soudain, force est de constater que,
dans les faits, les transformations s’observent sur une longue période. Comme le dit l’historien Fernand
Braudel, « la révolution industrielle […] est double pour le moins. Révolution au sens ordinaire du mot,
emplissant de ses mutations les temps courts successifs, elle est aussi un processus de très longue durée,
progressif, discret, silencieux, souvent peu discernable » (Fernand Braudel, Le Temps du monde, 1979).

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La part de l’agriculture dans le produit et dans la population active diminue et la croissance devient
intensive grâce à l’utilisation de moyens nouveaux. Phyllis Deane (The First Industrial Revolution,
1979) définit ainsi la « révolution industrielle » :
 Utilisation du progrès technique ;
 Extension et spécialisation des marchés nationaux et internationaux ;
 Développement des villes et passage au « factory system » ;
 Mise en œuvre d’un processus d’accumulation du capital technique ;
 Apparition de classes sociales nouvelles qui ne sont plus liées à la terre mais au capital.
Il semble établi que l’Angleterre a réussi une agrégation de facteurs qui ont fait d’elle le pays pionnier
de la révolution industrielle. Depuis le XIIIe siècle, un long processus d’affirmation des libertés
personnelles s’est développé [1]. Les révolutions du XVIIe siècle [2] ont débouché sur la mise en place
d’une « monarchie constitutionnelle » qui tranche avec l’absolutisme français.
Max Weber (L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905) considère quant à lui que
l’adoption du protestantisme à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle a été un facteur décisif
en mettant à mal les préventions chrétiennes vis-à-vis de l’enrichissement personnel. Un cadre favorable
au développement des affaires apparaîtrait donc, engendrant des comportements industrieux et ouvrant
les esprits au progrès.
L’Angleterre aurait donc atteint, avant les autres pays l’« état de masse critique » : David S. Landes
(L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré, 1969) puis François Crouzet (The First Industrialists.
The Problem of Origins, 1985) expliquent ainsi le basculement britannique vers la « révolution
industrielle » par l’accumulation, sur la longue durée, de petits avantages : aucun d’entre eux seul
n’aurait pu conduire à la transformation économique mais, cumulés les uns aux autres, ils auraient
permis un phénomène de cristallisation.
Pour en arriver là, il a fallu un certain nombre de conditions préalables. En 1906, Paul Mantoux (La
Révolution industrielle au XVIIIe siècle) insiste sur le rôle de la transformation des modes de production
et sur celui de la grande industrie. L’exploitation de cette analyse fait du passage du « putting-out
system » (industrie domestique rurale, parfois appelée « manufacture dispersée ») au « factory system »
le caractère décisif de la rupture avec l’ancienne organisation économique. La division du travail
augmente dans le cadre de ce que Franklin Mendels (Industrialization and Population Pressure in
Eighteen-Century Flanders, 1969) appelle la « proto-industrialisation ». Il y a séparation du capital et
du travail : matières premières et circuits commerciaux sont contrôlés par le « marchand-fabricant » ;
l’ouvrier à domicile, qui est aussi un paysan, est propriétaire de son outillage et est payé « à façon » ; la
production est destinée à être exportée. Cette organisation a aussi la propriété d’échapper aux règlements
corporatistes en vigueur dans les villes. Elle se développe en parallèle avec la modernisation agricole et
occupe, au XVIIIe siècle, des dizaines de milliers de travailleurs ruraux en Angleterre et sur le continent.
C’est la généralisation de la machine à vapeur, la nécessité d’introduire la discipline au travail qui
conduisent ensuite au développement de la grande industrie : les « rapports sociaux » en sont
bouleversés ; dans les usines, la norme devient le salaire horaire ou quotidien. Pendant tout le XIXe
siècle, les deux modes d’organisation cohabitent, le « factory system » ne l’emportant qu’après 1870.

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Dans L’Europe technicienne, David S. Landes insiste sur les ruptures décisives qui viennent des
transformations des processus productifs. La force mécanique se substitue à la force musculaire, de
nouvelles matières premières sont utilisées. Pour que les transformations s’enclenchent, il a aussi fallu
trouver les financements nécessaires.
Une des visions les plus courantes repose sur le concept d’« accumulation primitive » du capital qui
est forgé par Karl Marx dans Le Capital. Critique de l’économie politique (1867). Les fonds nécessaires
à l’industrialisation auraient été préalablement accumulés dans l’agriculture grâce à l’expulsion des
« cottagers » et à la privatisation des terres qu’autorisent les « enclosures ». L’autre source de capital
serait le négoce. Paul Bairoch considère lui aussi que c’est dans le secteur agricole que sont réunis les
fonds qui permettent le développement des manufactures (Révolution industrielle et sous-
développement, 1963).
Cette vision, fondée sur des transformations assez brutales, est cependant contestée par des
économistes et des historiens qui pensent que le processus a été long et qu’il est impossible d’attribuer
à quelques éléments clairement identifiés l’explication de la transformation. L’idée essentielle est donc
que les transformations ont été lentes, et que les taux de croissance sont longtemps restés modestes.
Patrick Verley (La Première Révolution industrielle, 1750-1880, 1999) montre que les causes sont
complexes et qu’il est vraiment difficile d’en avancer une en particulier. Les travaux des cliométriciens
(historiens et économistes qui s’appuient sur les statistiques et les théories économiques dans le sillage
de la New Economic History) montrent aussi l’absence de rupture. Les taux de croissance sont longtemps
restés modestes avant 1830 et il est vraiment difficile d’identifier une phase de démarrage marquée,
même en Angleterre.
Source : Michel Bernard [dir.], Économie aux concours des grandes écoles, 1re & 2e années, Économie,
sociologie et histoire du monde contemporain, Nathan, coll. « Prépas commerciales », Mai 2021, pp. 232-242.

[1]
Notamment l’« Habeas Corpus », loi votée en 1679 qui empêche qu’un individu puisse être emprisonné sans
jugement. Le Royaume-Uni est ainsi un exemple pour les philosophes des Lumières.
[2]
Référence au « Bill of Rights » de Février 1689 : cette Déclaration des droits est une étape primordiale dans
l'établissement du régime parlementaire en Grande-Bretagne. Désormais, les lois ne pourront être adoptées
qu'après avoir été votées par les chambres et sanctionnées par le roi, qui ne peut ni les faire seul, ni en suspendre
l'exécution.

Questions :
1) Peut-on réellement parler d’une « révolution industrielle » ou est-il plus pertinent d’évoquer une
« première industrialisation » pour qualifier le processus qu’a connu la Grande-Bretagne à partir de
la seconde moitié du XVIIIe siècle ?
2) L’analyse monocausale généralement retenue pour expliquer le décollage économique (« take off »)
de la Grande-Bretagne (un déterminisme technologique) est-elle pertinente d’après les historiens ?
3) Quelles sont les « conditions préalables » à la « révolution industrielle » ?

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Document 24 La « révolution industrielle » : un mythe ?
Par certains aspects, l’industrialisation apparaît comme progressive. Fernand Braudel (Le Temps du
monde, 1979) soulignait l’ambivalence du phénomène : « La révolution industrielle est […] double pour
le moins. Révolution au sens ordinaire du mot, emplissant de ses mutations les temps courts successifs,
elle est aussi un processus de très longue durée, progressif, discret, silencieux, souvent peu
discernable… » Il semble que dans les pays d’industrialisation précoce, le processus ait été plus évolutif
que révolutionnaire.
On peut établir ici un parallèle avec l’analyse en termes de « take-off » (décollage) effectuée par Walt
W. Rostow (Les étapes de la croissance économique, 1960) : « Le démarrage est la période pendant
laquelle la société finit par renverser les obstacles et les barrages qui s’opposaient à sa croissance
régulière. […] on peut situer approximativement le démarrage de l’économie britannique aux vingt
dernières années du XVIIIe siècle ; celui de la France et des États-Unis, à la période de 1830 à 1860 ;
celui de l’Allemagne, au troisième quart du XIXe siècle ; celui du Japon, aux vingt-cinq dernières années
du XIXe siècle ; celui de la Russie et du Canada, à la période de 1890 à 1914. » Il caractérise cette
période par un « décollage » du taux d’investissement de 5 à 10 %, qui de ce fait, « déborde nettement
la pression démographique ». Ce rôle crucial de l’investissement est l’oeuvre d’une « nouvelle classe
d’entrepreneurs » dans des « secteurs leaders ».
Toutefois, la réalité empirique d’un tel décollage a été très discutée parmi les historiens. En
contradiction avec l’essai de Phyllis Deane et W.A. Cole (British economic Growth 1688-1959, 1962),
Nicholas F. R. Crafts (British economic Growth during the industrial Revolution, 1984) affirme par
exemple qu’il n’y a pas eu de « take-off », ni de discontinuité majeure dans le taux d’investissement à
la fin du XVIIIe siècle, taux qui augmente alors effectivement mais lentement. La croissance n’aurait
été que de 0,17 % par an entre 1760 et 1800, de 0,5 % entre 1800 et 1830 ; il aurait donc fallu attendre
la période 1830-1870 pour qu’elle atteigne presque 2 % en moyenne annuelle… Selon cette thèse, la
croissance industrielle n’aurait finalement eu que des effets d’entraînement tardifs sur la production dans
son ensemble.
Source : Gabriel Leconte, Gabriel, thème « Révolution industrielle », in Économie, Sociologie et Histoire (ESH).
Un tour du monde contemporain en 80 thèmes – Tout le programme ECE 1 et ECE 2, Ellipses, Juillet 2016, p.
159.

Questions :
1) La mise en exergue d’un « décollage industriel » décrit par W.W. Rostow est-elle validée
empiriquement ?
2) Peut-on réellement parler de « révolution industrielle » ?

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3. La « révolution industrielle » est expliquée par de nombreux processus et évolutions
structurelles qui interagissent

3.1. Les effets positifs de la « révolution agricole » : l’antériorité de la « révolution


agricole » sur la « révolution industrielle »

Document 25 Les transformations agraires en Grande-Bretagne : la « révolution agricole »


en Grande-Bretagne
Les principales innovations dans l’agriculture prennent place au début du XVIIIe siècle, bien avant
les changements industriels. L’agronomie est alors à la mode dans toutes les sphères de la société,
jusqu’aux souverains comme George III (Farmer George). Mais ce sont surtout des « landlords »
(propriétaires fonciers) pionniers de l’agriculture scientifique et de grands propriétaires comme Jethro
Tull qui innovent. Cette vogue n’est guère étonnante car les gens ont conscience de vivre une période
unique de l’histoire. Celle où grâce à la maîtrise qu’il acquiert sur l’environnement, l’homme peut enfin
se libérer de millénaires de pénuries, durant lesquels la survie même de l’espèce était toujours en danger
où la vie pouvait être constamment menacée par l’insuffisance de nourriture. Au lieu de subir la nature
et ses caprices, il pourra la contrôler et produire la quantité de nourriture nécessaire. C’est évidemment
une révolution et on comprend mieux alors cet engouement pour tout ce qui concerne l’agriculture et
cette sorte de légèreté et d’euphorie du siècle, très nouvelle par rapport aux époques précédentes.
Les « enclosures » s’accélèrent jusqu’à la disparition presque totale de l’« Open Field » au XIXe
siècle. Elles ont permis la multiplication des innovations agraires en même temps que le remembrement
des terres et la création de grands domaines. Le fermier seul peut décider d’une innovation sans avoir
l’accord de la communauté, et il est d’autant plus incité à le faire que les bénéfices éventuels lui
reviendront. Les domaines passent d’une moyenne de 25 hectares au début du XVIIIe siècle à 60 hectares
en 1800. Les grands propriétaires rachètent les petites exploitations et les petits tenanciers libres (les
« yeomen ») disparaissent peu à peu. La concentration permet la rationalisation et l’application des
nouvelles méthodes, car le grand domaine peut plus facilement réunir les capitaux nécessaires aux
investissements.
L’aspect le plus marquant des innovations est la disparition de l’assolement triennal avec des
rotations culturales de plus en plus complexes. On passe ainsi à l’assolement quadriennal, quinquennal,
puis à la disparition totale de la jachère avec par exemple deux à trois céréales (blé, orge, froment, seigle
ou avoine) cultivées en rotation avec deux à trois plantes à fourrage (trèfle, luzerne, sainfoin, chou-rave)
ou encore des pommes de terre, des navets, des betteraves qui présentent en plus l’avantage d’enrichir
les sols. La rotation dite du « Norfolk » (navet-blé-trèfle-orge) devient classique. Toute la terre est
cultivée en permanence et la production peut donc augmenter. Un des plus fameux landlords, Charles
Townshend, se fait l’avocat de la culture du navet, d’où son surnom de « Turnip Townshend ». Ce
légume contribue à l’abandon de la jachère en faveur de rotations continues.

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Les plantes fourragères permettent en outre de développer l’élevage et donc d’avoir plus de fumures
(fumier) et d’accroître les rendements, en même temps qu’on ajoute des productions animales
alimentaires (viande, lait, beurre, etc.) ou industrielles (peaux, laines) qui fournissent des revenus
permettant d’améliorer le domaine et d’acheter des outils (herses, sarcloirs, rouleaux, charrues
nouvelles) et plus tard des machines.
C’est un véritable cercle vertueux qui entraîne la production à la hausse, et qui s’oppose au
traditionnel cercle vicieux de la « jachère ». Des méthodes diverses sont appliquées pour accroître la
fertilité des sols : l’irrigation, d’autres engrais naturels comme les algues, les déchets de poisson, les
produits de vidange, le guano, mais aussi les techniques d’amendement des terres par mélange de marne,
de chaux, de gypse ou de sable, qui permettent un enrichissement des sols. Les semences et les animaux
sont sélectionnés. On choisit les variétés de grains plus résistantes et plus productives. Les croisements
permettent d’obtenir de nouvelles espèces plus fortes et plus grasses de bovins, de chevaux, de porcs et
surtout de moutons, et la consommation de viande se répand dans le pays.
Les résultats de la « révolution agricole »
La production a augmenté au XVIIIe siècle grâce aux nouvelles méthodes, mais aussi par la mise en
exploitation de davantage de terres. Les terres cultivées passent de 11 millions d’acres à 15 millions de
1700 à 1850, par la réduction des friches, des forêts et de la jachère. L’emploi agricole est à peu près
stable et se situe aux alentours de 1,5 million de personnes dans la même période. Le déclin agricole est
relatif, et non absolu, les autres secteurs connaissent une croissance plus forte et voient leurs emplois
augmenter plus rapidement.

Répartition de la population active par secteur d’activité et origine du revenu national en % du total

1700 1760 1800 1840


Emploi agricole 61,2 52,8 40,8 28,6
Emploi industriel 18,5 23,8 29,5 47,3
Revenu agricole 37,4 37,5 36,1 24,9
Revenu industriel 20,0 20,0 19,8 31,5

Source : Crafts, 1994.

La production agricole totale aurait à peu près doublé du début à la fin du XVIIIe siècle : de 32
millions de boisseaux à 654 millions pour les grains et de 370 à 888 millions de livres pour la production
de viande. Les estimations de taux de croissance annuels donnent un trend ascendant de l’ordre de 0,5 à
1 % entre 1700 et 1831. Les « rendements » (production par unité de surface) ont augmenté d’environ
15 boisseaux de blé à l’acre vers 1750 à 20 en 1800 et 28 en 1850. La « productivité par tête »
(production par travailleur) aurait augmenté de plus de 60 % entre 1650 et 1800, contre moins de 20 %
en France. La production par agriculteur (« productivité agricole par tête ») aurait ainsi été d’un tiers
plus élevée pour des rendements équivalents, ce qui implique moins d’hommes nécessaires par unité de
surface en Angleterre pour une même production, et donc une plus grande libération de main-d’œuvre
pour d’autres activités.

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L’augmentation des « rendements » correspond au passage à une « agriculture intensive »,
l’augmentation de la productivité s’explique par la mise en application de plus de capital technique,
c’est-à-dire par la « mécanisation » de l’agriculture. La combinaison de ces deux phénomènes,
intensification et « mécanisation », a permis l’augmentation de la production en même temps que la
réduction relative de l’emploi agricole, et donc le développement des autres secteurs.

Croissance de la production agricole de 1700 à 1831, en % annuel

Deane et Cole (1962) Crafts et Harley (1992)


1700-1760 0,2 0,6
1760-1780 0,5 0,1
1780-1801 0,6 0,8
1801-1831 1,6 1,2

Source : Floud/McCloskey, 1994.

Source : Jacques Brasseul, Petite histoire des faits économiques. Des origines à nos jours, Armand Colin, coll.
« U histoire », Juillet 2013 (3ème édition), pp. 81-83.

Questions :
1) Quelles sont les mutations de l’agriculture qui permettent de parler d’une « révolution agricole » à
partir du XVIIIe siècle ?
2) Comment expliquer la forte vague d’innovations dans l’agriculture à partir de cette période ?

Document 26 La « révolution agricole » a-t-elle entraîné la révolution industrielle ?


La « révolution agricole » se déroule dans de nombreux pays avant la révolution industrielle. En
Grande-Bretagne, elle a lieu entre le début et le milieu du XVIIIe siècle. En France, elle se déroule plutôt
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La disparition de l’« assolement triennal », remplacé par un
assolement quadriennal ou quinquennal, permet d’augmenter la surface des terres cultivées et entraîne
ainsi une hausse des rendements. Le mouvement des « enclosures » qui se développe en Grande-
Bretagne permet, grâce à la privatisation des parcelles (par les éleveurs puis les cultivateurs), de stimuler
l’innovation agraire et donc la hausse des rendements.
Dans son ouvrage Révolution industrielle et sous-développement (1963), Paul Bairoch explique que
la « révolution agricole » constitue un préalable à la « révolution industrielle ». Selon lui, la hausse des
rendements agricoles a permis de transférer de la main-d’œuvre au secteur industriel, tout en continuant
à nourrir la population.

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Par ailleurs, la hausse des revenus agricoles induite par la hausse des rendements aurait permis de
soutenir la demande de biens manufacturés dans les secteurs du textile et de la sidérurgie. Enfin, les
premiers entrepreneurs, d’origine paysanne, auraient été en capacité de réunir le capital nécessaire au
lancement d’industries.
Source : « CPGE ECG : La croissance économique depuis le XIXe siècle », in Le Figaro Étudiant, Publié le 16
Avril 2021.

Document 27 La « révolution agricole » en Grande-Bretagne : le « chaînon manquant » de la


« révolution industrielle » ?
Selon bon nombre d’historiens, c’est la vigueur des transformations agricoles entre 1650 et 1750 qui
constitue la singularité majeure de l'évolution anglaise : partant d'une productivité moyenne proche de
la France (vers 1600, 100 agriculteurs « nourrissent » 143 personnes en Angleterre, 145 en France),
l'agriculture anglaise a creusé un écart considérable en sa faveur dès le milieu du XVIIIe siècle
(l'indicateur progresse de 143 à 219 en 1750 en Angleterre, de 145 à 158 seulement en France). La
transposition en Angleterre des méthodes intensives de l'agriculture flamande et hollandaise,
l'amendement des sols, le recul de la jachère, l'association étroite entre l'agriculture et l'élevage (mixed
Farming) se traduisent par une somme de progrès d'abord localisés et graduels, mais dont l'effet cumulé
devient de plus en plus sensible à long terme.
Formulée en 1963 par Paul Bairoch [1], la thèse du rôle déterminant de la « révolution agricole » dans
le déclenchement de la révolution industrielle a suscité un feu roulant de critiques, et il est facile
d'ironiser sur l'emploi du terme « révolution » lorsque les taux de croissance agricole culminent autour
de 0,5 - 0,7 % par an de 1700 à 1750. Mais on ne conteste plus aujourd'hui la réalité des gains de
productivité agricole, permettant l'expansion des autres secteurs au sein d'une population active totale
quasi constante. C'est précisément la conjonction entre une interruption prolongée de la croissance
démographique (de 1650 à 1730 environ) et une croissance agricole soutenue qui permet à la « courbe
des subsistances » de prendre de l'avance pour la première fois sur la courbe de la population :
l'Angleterre connaît durant la première moitié du XVIIIe siècle, de façon tout à fait insolite dans son
histoire, une période d'excédents céréaliers croissants, les exportations nettes atteignant vers 1750 près
de 15 % de la production nationale.
L'abondance relative des produits agricoles se traduit par une baisse de leur prix réel et par une
augmentation générale du pouvoir d'achat : en un siècle (1650-1750), la hausse des salaires réels atteint
70 %. Les observateurs contemporains – les étrangers comme les anglais – s'étonnent de voir le niveau
de vie des classes moyennes et populaires dépasser de manière significative ce que nous appellerions le
minimum de subsistance : « Grâce à leur salaire, ils peuvent vivre dans l'abondance et c'est l'opulence
de leur mode de vie qui porte la consommation nationale [...] à une magnitude aussi prodigieuse »
(Daniel Defoe, 1728, cité par David S. Landes [2], 1998). En augmentant, la consommation se diversifie
et se porte sur toute une gamme de produits manufacturés de bonne qualité courante, dont la production
mécanisée et standardisée sera au coeur de la révolution industrielle.
Source : Jean-Charles Asselain, article « Révolution industrielle », in Encyclopædia Universalis, Décembre
2023, pp. 13-14.

Page 33 sur 66
[1]
Paul Bairoch, Révolution industrielle et sous-développement, 1963.
[2]
David S. Landes, The Wealth and Poverty of Nations: Why Some Are So Rich and Some So Poor (1998).

Questions sur les documents 26-27 :


1) Montrez que les « institutions » ont joué un grand rôle dans la « révolution agricole » en Grande-
Bretagne.
2) Comment peut-on expliquer l’accroissement de la productivité (du capital et du travail) dans
l’agriculture en Grande-Bretagne ?
3) Quelles ont pu être les conséquences de la « révolution agricole » sur le processus
d’« industrialisation » ?

3.2. Une « révolution industrielle » liée au « progrès technique »

Document 28 Une accélération du progrès technique en Grande-Bretagne


Pour citer l’historienne de l’économie Deirdre McCloskey, « la révolution industrielle n’a été ni
l’âge de la vapeur, ni l’âge du coton, ni l’âge du fer. Elle a été l’âge du progrès » [1].
Le progrès à cette époque a pris diverses formes, dont une qui est très manifestement liée au
phénomène de l’industrialisation : une stupéfiante accélération de l’innovation technique, encore jamais
vue dans l’histoire. Chacune des innovations apparues au cours de cette période mérite une place
d’honneur dans les annales des avancées techniques de l’humanité. La poussée presque inimaginable du
rythme du progrès technique s’accéléra encore à partir du siècle des Lumières et, au fil du siècle suivant,
le nombre d’inventions importantes en Europe et en Amérique du Nord dépassa la somme de toutes les
inventions de la civilisation humaine au cours des deux millénaires précédents. Le paysage technique
de ces régions s’en trouva totalement transformé.
Ce véritable tsunami d’idées en un laps de temps aussi court et dans une zone géographique aussi
limitée est plus remarquable encore. Une fois de plus, cependant, il est impossible d’identifier une
« secousse » particulière, ou une seule invention qui ait catalysé la vague. Dès la veille de la révolution
industrielle puis tout au long de ses diverses phases, la productivité de la Grande-Bretagne s’est
améliorée progressivement et continûment.
La science a évolué aussi à toute vitesse sur le continent européen, tandis que l’art, la littérature et la
musique et la musique connaissaient pareillement un épanouissement sans précédent des talents et des
avant-gardes. En vérité, le processus débuta au XVIIe siècle, quand les grands philosophes occidentaux
commencèrent à délaisser les anciennes traditions grecques et chrétiennes pour composer de
passionnants traités sur la nature humaine et le monde.
L’une des inventions les plus importantes de la période n’en fut pas moins une innovation
industrielle : la machine à vapeur. Mise au point par le mécanicien britannique Thomas Newcomen, elle
trouve son premier usage commercial en 1712. Sa finalité était fort simple et banale : pomper l’eau pour
extraire des mines de charbon – tâche complexe qui au XVIIIe siècle exigeait une grande force de travail.

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Dans les années 1763-1775, l’ingénieur écossais James Watt perfectionna cette nouvelle technique en
l’adaptant au fonctionnement des machines en usine, ce qui accéléra son usage commercial.
Le fonctionnement répétitif de la machine à vapeur a pu sembler aussi peu inspirant que le contenu
des premiers documents écrits de l’histoire humaine : les tablettes sumériennes consignant des
transactions économiques ordinaires et des taxes, autour de 3 400 avant notre ère. Ces écrits donnèrent
toutefois le coup d’envoi à un processus qui, en l’espace de quelques milliers d’années, allait conduire
à l’Épopée de Gilgamesh, au Mahabharata, aux Mille et Une Nuits, à l’Énéide de Virgile, au Dit du
Genji de Murasaki Shikibu, à la Divine Comédie de Dante, au Hamlet de Shakespeare, au Don Quichotte
de Cervantès, au Faust de Goethe, aux Misérables de Victor Hugo et à Crime et Châtiment de
Dostoïevski. De son côté, la machine à vapeur de de Newcomen déclencha le bond technologique qui,
en seulement deux cent cinquante années, allait permettre aux Soviétiques de lancer leur Spoutnik dans
l’espace et aux Américains d’envoyer des hommes sur la Lune à bord d’Apollo 11.
L’industrie textile a constitué l’avant-garde de la révolution industrielle, le secteur high-tech de son
temps. Un panthéon d’inventeurs britanniques – avant tout John Kay, Richard Arkwright, James
Hargreaves, Edmund Cartwright et Samuel Crompton – mit au point des machines sophistiquées qui
automatisèrent une bonne partie de la chaîne de fabrication des textiles. En réduisant drastiquement le
nombre d’heures de travail nécessaires pour produire un rouleau de tissu abaissa le prix de vêtements et
permit aux familles pauvres de l’Europe et de ses colonies d’acheter des habits de qualité supérieure.
Dans un premier temps, les nouvelles machines fonctionnèrent avec des roues à aube, dans des usines
bâties à proximité de rivières et de chutes d’eau. L’avènement de la machine à vapeur libéra l’industrie
de sa dépendance à l’eau courante et rendit possible l’essor de villes industrielles à travers l’Europe et
l’Amérique du Nord, seule la proximité des mines de charbon demeurant nécessaire.
Le progrès technique gagna aussi la construction de structures à grande échelle, ainsi que les
transports terrestres, maritimes et aériens. Cela commença au début du XVIIIe siècle, quand le
métallurgiste Abraham Darby inventa une nouvelle méthode, meilleur marché, pour produire de la fonte
à partir de charbon, ce qui en généralisa l’utilisation et lança l’édification de ponts et bientôt de gratte-
ciels. Au milieu du XIXe siècle, l’inventeur et industriel Henry Bessemer mit au point un procédé peu
coûteux et rapide pour produire de l’acier robuste et souple. Ces progrès de la métallurgie débouchèrent
sur l’élaboration de nouveaux outils de coupe et d’usinage qui eurent un impact sensible sur diverses
industries et contribuèrent notamment à l’essor des locomotives à vapeur, lesquelles, à leur tour,
réduisirent de façon spectaculaire la durée des voyages à longue distance. Au début du XIXe siècle, il
fallait presque six semaines pour aller de New York à ce qui deviendrait bientôt Chicago, en 1857, les
chemins de fer avaient raccourci le voyage à deux jours seulement. Le bateau à vapeur écourta
pareillement les distances et le temps de voyage à travers les mers, ce qui libéra le commerce maritime
de sa dépendance aux vents et accéléra considérablement le rythme de la mondialisation.
Cette période vit aussi d’autres percées dans le domaine des communications.. L’inventeur américain
Samuel Morse construisit en 1844 le premier télégraphe électrique à usage commercial ; en trois
décennies seulement, les principales artères du monde allaient être bordées de fils de télégraphe, les
message traverseraient mers et océans en l’espace de quelques minutes. En 1877, un autre inventeur
américain, Thomas Edison, acheva la mise au point du phonographe, premier appareil d’enregistrement
sonore de l’histoire ; deux ans plus tard, il inventa ou, plus exactement, améliora l’ampoule créée par
ses prédécesseurs.

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Au moment d’allumer son ampoule, Edison proclama : « Nous allons rendre la lumière électrique si
bon marché que seuls les riches brûleront des chandelles », soulignant ainsi le formidable impact de
cette innovation. Edison créa ensuite, à New York en 1882, la première centrale électrique commerciale.
L’énergie électrique fut bientôt adoptée dans un grand nombre de domaines et remplaça progressivement
la machine à vapeur dans les usines. La fin du XIXe siècle vit par ailleurs l’invention du moteur à
combustion interne, et les automobiles éclipsèrent les calèches en tant que moyen de transport ordinaire.
Cette liste partielle d’innovations ne rend pas justice à la pléthore de progrès réalisés dans les
domaines de la chimie, de l’agriculture, du travail du bois, de l’extraction minière, du creusement de
canaux et de la production de matériaux comme le béton, le verre et le papier ; ni aux nombreuses autres
inventions révolutionnaires comme la bicyclette, la chaîne de production industrielle et l’ascenseur (qui
facilita la construction de gratte-ciels) ; sans compter la multitude de procédés financiers inédits élaborés
pour soutenir ces projets. Quasiment tous les secteurs de l’activité humaine se trouvèrent transformés
du tout au tout au cours de cet âge d’innovation.
La puissance technique des nations européennes et des États-Unis modifia le rapport de force à
travers le monde. Le changement fut si rapide qu’il prit même au dépourvu des sociétés développées ; à
court de ressources pour résister aux forces armées européennes, leurs populations furent soumises à
l’oppression et à l’exploitation. Un exemple parlant : les souverains de la dynastie Qing, qui décidèrent
en 1839 d’interdire le commerce avec les marchands britanniques inondant la Chine d’opium,
découvrirent rapidement que la marine impériale rouillée de l’Empire du Milieu n’était pas de taille face
à la petite flotte de canonnières britanniques, ses machines à vapeur et ses blindages en acier. La victoire
britannique dans la première guerre de l’Opium (1839-1842) paraît particulièrement paradoxale quand
on sait que la poudre à canon et le placage en acier, qui ont consolidé l’avantage de la Grande-Bretagne,
étaient le fruit de techniques apparues en Chine des siècles auparavant.
Source : Oded Galor, Le voyage de l’humanité. Aux origines de la richesse et des inégalités, Denoël, Août 2022,
pp. 64-68.

[1]
Deirdre McCloskey, « The Industrial Revolution : A Survey », in The Economic History of Britain Since 1700,
1981.

Questions :
1) Peut-on dire que l’innovation est cumulative ?
2) Les innovations ne sont-elles que technologiques ?
3) La mondialisation est-elle liée au progrès technique ?
4) Le progrès technique favorise-t-il la puissance ?

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Document 29 La « révolution industrielle » en Angleterre : quatre secteurs-clés
Une accélération sans précédent du « progrès technique » commence à partir de 1760 et fait basculer
le monde d’un temps où la stabilité des techniques était la règle à un temps, qui est toujours le nôtre, où
le changement devient permanent. Ce basculement est bien sûr au cœur de la révolution industrielle.
Quatre secteurs-clés – le coton, le fer, le charbon, la vapeur – sont véritablement mis en phase dans
ces années-là, grâce à une série d’inventions dont les effets se renforcent et qui produiront l’industrie
moderne. Les machines textiles et les machines à vapeur sont construites par les industries mécaniques,
celles-ci ont besoin du fer produit par les fonderies et les forges ; le fer requiert le coke obtenu à partir
de la distillation de la houille (charbon de terre). Pour sa fabrication, le coke permet de faire fonctionner
les machines à vapeur qui font tourner les métiers textiles, les pompes des mines, les soufflets et les
marteaux des forges, et bientôt les machines de toutes les industries.
Au XIXe siècle pour finir, la combinaison fer-charbon-vapeur trouvera sa principale application dans
le chemin de fer qui remplacera le coton comme secteur leader et donnera son second souffle à la
révolution industrielle.
Source : Jacques Brasseul, Petite histoire des faits économiques des origines à nos jours, Armand Colin, coll.
« U histoire », Juillet 2013 (3ème édition), pp. 94-95.

Document 30 La « révolution industrielle » en Angleterre : un nouveau paradigme technique


Selon l’historien Bertrand Gille, la croissance de la « révolution industrielle » s’appuie sur un
nouveau « système technique » qui émerge progressivement au XIXe siècle. Un système technique
renvoie à la combinaison cohérente de techniques, matériaux, moyens de transport et de secteurs de
consommation. Le système technique de la « révolution industrielle » est ainsi fondé sur l’utilisation
simultanée du charbon, de la machine à vapeur et du chemin de fer.
Le charbon alimente les machines à vapeur et sert à la fabrication de la fonte et du fer (nécessaires à
l’industrie sidérurgique et notamment au secteur ferroviaire). Ainsi, entre 1840 et 1860, la production
européenne de charbon passe de 40 à 100 millions de tonnes. L’essentiel de la production est réalisée
en Grande-Bretagne qui dispose de gisements importants.
Par ailleurs, la « révolution industrielle » est caractérisée par de nombreuses innovations dans les
techniques de production qui génèrent d’importants « gains de productivité » pour les entreprises dans
différents secteurs. Dans l’industrie textile, les « innovations de procédé » permettent d’améliorer la
productivité et favorisent la croissance de l’industrie cotonnière. En 1733, John Kay invente par exemple
la « navette volante », un métier à tisser semi-automatique qui double la productivité des travailleurs.
Plusieurs innovations majeures ont lieu également dans l’industrie sidérurgique, comme le « procédé
Darby » qui permet de produire de la fonte à partir de charbon de terre (houille).
Dans le secteur du transport, les innovations permettent le développement du chemin de fer et des
navires à vapeur. Le chemin de fer contribue à unifier le marché intérieur (les premières grandes lignes
commerciales apparaissent dans les années 1830). Les innovations dans ce secteur permettent
d’augmenter la vitesse des trains (de 40 à 75 kms/h vers 1880) et le poids tracté. L’utilisation des navires
à vapeur se développe au cours du XIXe siècle, portée par certaines invention comme celle de l’hélice,
en 1832 par Frédéric Sauvage, ainsi que par l’utilisation du fer et de l’acier dans la construction des
navires.
Source : « CPGE ECG : La croissance économique depuis le XIXe siècle », in Le Figaro Étudiant, Publié le 16
Avril 2021.

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Document 31 Selon Joseph Schumpeter, la vapeur et le coton constituent les deux piliers du
premier cycle Kondratiev
La technologie de la vapeur trouve ses origines dans les mines de charbon, alors que la pénurie de
bois dynamise l’extraction de « charbon de terre », grillé et transformé en coke grâce au procédé mis au
point par le maître de forges Abraham Darby dès 1709, pour réaliser la fusion du minerai de fer dans les
hauts fourneaux. En effet, divers problèmes apparaissent dans les galeries souterraines, concernant
notamment le pompage de l’eau quand elles s’engorgent, ou l’évacuation du charbon. Dans les deux
cas, la « pompe à feu » imaginée par Newcomen en 1712, fait l’affaire. Mais la puissance de cette
machine est limitée, ce qui en limite le champ des applications. La machine développée plus tard par
James Watt répond à ces limites, et va permettre réellement une extension des usages industriels de cette
technologie. Après avoir déposé un premier brevet en 1769, il commercialise la machine en association
avec Matthew Boulton, aidé également par le sidérurgiste John Wilkinson pour la production des pièces
nécessaires à la fabrication.
L’une des applications les plus remarquables concerne la première branche motrice, le textile,
représentant à elle seule près de 50 % de la croissance britannique dans la première moitié du XIXe
siècle, et plus particulièrement les cotonnades. Pour répondre à la demande croissante, John Kay met au
point une « Flying Shuttle », une « navette volante » pour laquelle il dépose un brevet en 1733. Il en
résulte une forte progression de la productivité dans le tissage, qui entraîne un « goulet d’étranglement »
au stade du filage. Les délais de livraison des filés augmentant, les prix aussi : il faut au moins cinq
fileuses au rouet pour alimenter un métier à tisser. Les innovations s’enchaînent alors à ce niveau de la
filière dans les années 1760 et 1770 : Richard Arkwright dépose un brevet en 1769 pour son « Water
frame », mû par l’énergie hydraulique, qui permet à ses ouvriers d’actionner huit, puis seize, et jusqu’à
soixante broches à la fois. Mais la « Mule Jenny » de Samuel Crompton nécessite l’usage de la vapeur,
tout comme le « Power Loom » de Cartwright, un métier à tisser mécanique inventé en 1785, et destiné
à rattraper le retard pris cette fois dans le filage. Plus tard, au XIXe siècle, l’industrie textile rencontre
de nouveaux « goulets d’étranglement » en aval de la filière, notamment au niveau du blanchiment des
tentures. On passe d’abord de l’usage du lait caillé à l’emploi de la soude, produite notamment à partir
des cendres d’une plante rare, la salicorne, qui vient à manquer.
En France, l’Académie des sciences offre en 1783 un prix de 2 400 livres à qui trouvera une méthode
pour obtenir du carbonate de sodium à partir de sel marin. La solution est trouvée en 1789 par le chimiste
Nicolas Leblanc après une recherche initiée en 1771. L’industrie est opérationnelle en 1791. Mais
Leblanc perd rapidement ses droits de « propriété intellectuelle » dans le chaos de la Révolution. Les
anglais, qui le considèrent comme un véritable bienfaiteur, produisent sur la base de son procédé presque
deux fois plus de soude que les Français au milieu du XIXe siècle, avant que le procédé par l’ammoniac
de Solvay ne se montre plus efficace à partir des années 1870. Autre défi pour l’industrie chimique : la
coloration. La première teinture synthétique, commercialisée en 1856, est due au chimiste anglais W.
H. Perkins.
Source : Gabriel Leconte, Gabriel, thème « Révolution industrielle », in Économie, Sociologie et Histoire (ESH).
Un tour du monde contemporain en 80 thèmes – Tout le programme ECE 1 et ECE 2, Ellipses, Juillet 2016, pp.
157-158.

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Document 32 L’industrie du coton : phases, caractéristiques, innovations

Phases Caractéristiques Innovations

Matière première :  Eli Whitney (1793) : égreneuse


Importation (Liverpool) :
Coton brut cultivé (Cotton Gin) qui sert à séparer les
Egypte, Antilles, colonies
dans les régions filaments de coton des grains, permet
américaines, puis États-Unis
tropicales et une hausse des exportations
du Sud
subtropicales américaines vers la Grande-Bretagne

Rouet ou quenouille,
 Lewis Paul/John Wyatt, 1738, 1ère
industrie domestique autour
machine à filer ;
de Manchester (Lancashire),
 J. Heargraves, 1764, Spinning Jenny,
climat humide favorable ;
fil fin (trame) ;
Filage : production de fil insuffisante
 R. Arkwright, 1769, Waterframe, fil
Production de fil qui incite à une mécanisation
solide (chaîne) ;
progressive au XVIIIe siècle,
 S. Crompton, 1779, Mule Jenny, fil
apparition des premières
résistant et fin, énergie : eau, machine
filatures et passage au
à vapeur
« factory system »

Tissage :
 John Kay, 1733, navette volante
Assemblage des fils Armée des artisans
(Flying Shuttle), métier à tisser semi-
pour la fabrication tisserands ruraux, capacité
mécanique ;
d’étoffes et tissus de production suffisante et
 E. Cartwright, 1785, métier à tisser
(cotonnades, calicots, maintien du système
mécanique (Power Loom), avec la
indiennes, futaines, domestique au XVIIIe siècle,
machine à vapeur en 1789 ;
mousseline percale, mécanisation progressive au
 Joseph Marie Jacquard, 1801, métier à
coutil, velours, XIXe, après 1810
tisser automatique
batiste, etc.)

Procédés traditionnels :
 J. Roebuck, acide sulfurique ;
étendage au soleil,
 C. Berthollet, 1784, blanchiment au
Blanchissement : impression manuelle,
chlore (Javel) ;
Teinte, impression colorants végétaux,
 T. Bell, 1783, cylindres imprimeurs,
mécanisation et introduction
colorants chimiques (sulfates)
de la chimie à la fin du siècle

Industrie du Travail manuel, industrie  E. Howe, I. M. Singer, 1846, machine


vêtement domestique jusque vers 1850 à coudre

Source : Jacques Brasseul, Petite histoire des faits économiques. Des origines à nos jours, Armand Colin, coll.
« U histoire », Juillet 2013 (3ème édition), p. 97.

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Questions sur les documents 29 à 32 :
1) Quelles sont les activités motrices de la « première révolution industrielle » ?
2) À l’aide des documents, montrez qu’il existe des synergies entre les différentes activités motrices
de la « première révolution industrielle ». Expliquez en particulier le rôle joué par les « goulets
d’étranglement » dans le secteur textile.
3) En quoi peut-on parler d’une « révolution technologique » concernant la « première révolution
industrielle » ?

Document 33 Le rôle central du progrès technique dans la dynamique de la croissance


économique
Les voies du progrès technique diffèrent selon les branches : on peut néanmoins dégager quelques
lignes de force. L'innovation intervient typiquement sur des marchés en expansion, en réponse à des
« goulets d'étranglement » (comme ceux qui affectent tour à tour dans les textiles la filature et le tissage),
imposant parfois le recours à des importations croissantes (par exemple pour le fer jusque vers 1760).
Chacune des avancées majeures à un stade donné de la production entraîne dans son sillage un
cortège de « micro-inventions », comme en témoigne globalement l'ascension rapide de la courbe des
brevets à partir de 1760. La modernisation tend ainsi à s'étendre à l'ensemble du processus au sein d'une
même branche (avec parfois un raccourcissement remarquable du délai qui sépare l'invention
proprement dite de l'application industrielle), tout en suscitant des efforts d'adaptation et de transposition
dans d'autres branches.
L'innovation assure une régularisation des rythmes de production, une qualité homogène, et surtout
des gains de productivité qui, dans les conditions concurrentielles de l'époque, se traduisent non pas par
la hausse des salaires, mais par la baisse des prix. Baisse impressionnante sur certains biens
intermédiaires (le prix du coton filé chute de 75 % entre 1786 et 1800), et encore très sensible sur le
produit final, ce qui permet aux industries les plus innovantes d'accroître très vite leur part de marché et
le volume des ventes.
Source : Jean-Charles Asselain, article « Révolution industrielle », in Encyclopædia Universalis, Décembre
2023, p. 5.

Questions :
1) Quelles sont les conséquences positives des innovations dans la dynamique de la croissance
économique ?
2) À quel concept schumpetérien le passage souligné fait-il implicitement référence ?

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3.3. Le « progrès technique » a été encouragé par une « révolution socio-culturelle » :
l’approche « culturaliste »

Document 34 La culture influence-t-elle la croissance ? L’explication « culturaliste »


Pourquoi la croissance est-elle si différente d’un pays à l’autre ? Pourquoi la révolution industrielle
et le développement se produisent-ils dans certaines sociétés et pas dans d’autres ? Telles sont les
questions fondamentales posées à l’économie politique depuis ses origines. Les économistes repèrent et
mesurent des facteurs économiques à l’origine de la croissance, comme l’accumulation de capital ou le
progrès technique, mais ils ne font que déplacer la question : pourquoi l’accumulation est-elle plus
rapide dans certaines sociétés que dans d’autres ? Pourquoi le dynamisme économique est-il si variable ?
Il faut chercher derrière les causes immédiates de la croissance ses causes ultimes, pour reprendre
l’expression de l’économiste anglais Angus Maddison.
L’explication « culturaliste »
En première approximation, on peut distinguer trois groupes de réponses à ces questions : les pays
qui se sont développés les premiers orientent les échanges selon leur intérêt et bloquent le
développement des autres ; certains systèmes politiques entravent le développement ; toutes les cultures
ne favorisent pas également les comportements favorables à la croissance. Ces trois explications peuvent
se compléter, mais elles sont généralement concurrentes.
Une vieille énigme historique illustre cette diversité de réponses : pourquoi la Chine, qui semblait
avoir toutes les cartes en main, n’a-t-elle pu se développer avant la fin du XXe siècle ? Certains insistent
sur l’action des pays développés, comme les guerres de l’opium, par lesquelles l’Angleterre a fait de la
Chine une société ravagée par la drogue. L’historien Fernand Braudel ou le sinologue Étienne Balazs
accusent l’omniprésence d’un État étouffant et arbitraire (il n’y a pas de droit commercial, par exemple),
empêchant l’accumulation de fortunes privées. D’autres, enfin, notamment Max Weber, mettent en
cause la culture chinoise, le confucianisme étant hostile à l’économie et les religions populaires reposant
sur la superstition.
L’hypothèse d’une explication culturaliste du développement est donc ancienne, puisque Weber l’a
appliquée il y a un siècle au développement de l’Europe. Elle est pourtant longtemps restée en marge,
parce qu’elle s’opposait à la fois à l’économie néo-classique (qui suppose que tous les pays atteignent
les mêmes performances s’ils disposent des mêmes facteurs) et au marxisme (Marx estime que la culture
dépend des conditions matérielles et non l’inverse). D’autre part, la culture, c’est-à-dire l’ensemble des
valeurs, normes et pratiques caractéristiques d’une société, est indissociable de cette société, ce qui
pourrait accréditer l’idée que certains peuples sont inaptes au développement. L’explication culturaliste
risque donc de tomber dans le fatalisme, voire une forme de racisme qui a poussé certains à la refuser a
priori.
Rationalisation, confiance et accumulation
Pourtant, les mentalités et les valeurs influencent l’ensemble des comportements économiques.
Prenons pour l’illustrer trois points essentiels : la rationalisation, la confiance et l’accumulation.

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Weber a mis l’accent sur la « rationalisation » croissante des « activités sociales ». Il faut entendre
par là qu’elles sont méthodiquement organisées en fonction du but à atteindre. Ainsi, les données
chiffrées précises issues de la comptabilité se substituent à l’habitude et à l’intuition, éclairant les
décisions des entreprises. Le monde n’est plus jugé magique ou enchanté, mais explicable, ce qui permet
la démarche scientifique. Les décisions arbitraires du souverain sont remplacées par le droit, ce qui
permet aux individus de faire des projets et des calculs. Cette recherche de l’efficacité rompt avec la
tradition : le savant qui risque une explication nouvelle ou l’entrepreneur qui essaye une nouvelle
méthode de production bouleversent les habitudes et même la représentation du monde. Ils ne peuvent
réussir que dans une société qui accepte la nouveauté, qui est prête à changer ses croyances, à
abandonner des explications religieuses du monde physique ou des rapports sociaux.
Un second trait culturel essentiel à la réussite économique est la confiance. L’économiste américain
Kenneth Arrow a été l’un des premiers à insister sur son importance. Comment échanger si on n’est pas
sûr que le contrat sera correctement exécuté ? Il est certes possible de récupérer une créance en faisant
appel à la justice (ou à un tueur à gages), mais ces méthodes sont lentes ou très coûteuses. La vie des
affaires est donc plus facile dans une société de confiance. Weber affirme que c’est un avantage essentiel
des sociétés protestantes qu’il a étudiées. La réussite des Chinois d’outre-mer est également souvent
attribuée à la confiance totale qui unit les membres d’une même famille ou d’un même clan, fruit d’une
longue histoire où les persécutions du pouvoir politique jouent un grand rôle. On raconte ainsi que des
opérations immobilières énormes se décident sur une simple poignée de main entre tycoons [1] de
Hongkong.
Les économistes classiques insistent sur l’importance de l’accumulation du capital pour la croissance.
Mais comment accumuler le capital dans un pays pauvre ? Il faut, dit Fernand Braudel, la longue
patience des grandes familles de marchands ou d’industriels. Un système de valeurs est donc nécessaire,
qui valorise l’enrichissement et décourage la dépense. Pour Weber, les protestants sont poussés à
l’épargne parce que la réussite économique est signe d’élection divine et que la consommation est
réprouvée ; chez les catholiques, au contraire, l’enrichissement est méprisé (" les premiers seront les
derniers "). Dans le monde chinois, le culte des ancêtres, base de la religion, est assuré par les
descendants. Un chef de famille se doit donc d’assurer l’avenir de ses descendants s’il veut que ceux-ci
puissent l’honorer après sa mort, ce qui le conduit à épargner. Dans certaines sociétés africaines, au
contraire, l’obligation du partage des richesses acquises empêche l’accumulation.
Source : Arnaud Parienty, « La culture influence-t-elle la croissance ? », in Alternatives Économiques « La
croissance », Hors-série n°53, 3ème trimestre 2002, pp. 38-39.

[1]
Groupes mafieux.

Questions :
1) Quelle thèse défendent les partisans d’une approche « culturaliste » concernant la « révolution
industrielle » ?
2) Quelles valeurs semblent favoriser le développement économique des sociétés ?
3) De quelle autre approche du capitalisme industriel l’approche culturaliste (proposée notamment par
le sociologue allemand M. Weber) se départit-elle ?
4) L’analyse de Max Weber concernant le confucianisme est-elle transposable à d’autres religions ?

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3.3.1. L’analyse de Joel Mokyr (« La culture de la croissance. Les origines de l’économie
moderne », 2017)

Document 35 La « révolution industrielle » serait issue d’une « révolution des mentalités » :


l’analyse de l’économiste Joël Mokyr (« La culture de la croissance. Les origines de l’économie
moderne », 2017)
Si les nations et leurs économies croissent, c’est en partie parce qu’elles augmentent leur savoir
collectif sur la nature et leur environnement et qu’elles parviennent à diriger ce savoir à des fins
productives. Mais l’émergence de ce savoir ne va pas de soi. Alors que la plupart des sociétés ont su
engendrer un certain progrès technique, celui-ci consistait typiquement en avancées limitées, non
récurrentes, et aux conséquences restreintes ; le progrès en question ne tardait pas à s’installer et la
croissance qu’il engendrait s’essoufflait. Une fois seulement, pareille accumulation de savoir s’est
révélée durable et s’est autopropulsée au point de devenir explosive et de changer la base matérielle de
l’existence humaine plus profondément et rapidement que cela ne s’était jamais produit dans l’histoire
des hommes sur cette planète. Ce cas unique est celui de l’Europe occidentale au cours de la Révolution
industrielle et après.
De nombreux facteurs concoururent à cet événement unique, et la transformation des croyances
culturelles de l’élite dans les siècles précédant la Révolution industrielle n’est que l’un d’entre eux. La
grosse différence entre l’Europe et le reste du monde, ce sont les Lumières et leurs implications pour le
progrès scientifique et technique. Mais l’essor des Lumières à la fin du XVIIe siècle a été le point
culminant d’un processus séculaire de changement intellectuel au sein de l’élite lettrée européenne. Les
changements affectant le marché des idées sont les événements cruciaux qui distinguèrent l’Europe du
reste du monde.
L’Europe n’était pas à tous égards une société mieux organisée ou plus dynamique que les autres
sociétés eurasiennes. En 1660, suggère Goldstone, le « mouvement intellectuel amorcé autour de 1500
[...], et limité des siècles durant à un petit cercle de savants et de théologiens, avait commencé à produire
des changements significatifs dans la manière dont les élites acquéraient et validaient le savoir ».
Pendant un temps, les changements de croyances culturelles pouvaient rester presque indépendants
des changements d’autres variables économiques comme la commercialisation, l’urbanisation et la
croissance économique. Mais ils devaient finalement rétroagir sur l’économie dans un sens et avec une
ampleur que n’aurait pu imaginer le plus exubérant des Modernes du XVIIe siècle ou le plus fervent
croyant au progrès. En ce sens, tout au moins, cela apporte une correction majeure à l’idée que la
« Grande Divergence » serait un phénomène tardif et temporaire essentiellement dû à des différences
géographiques accidentelles et assez mineures. Tout compte fait, la culture a eu son importance.
Source : Joel Mokyr, La culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des Histoires », Février 2020, pp. 517-518.

Questions :
1) Quelles sont, d’après l’analyse proposée par J. Mokyr en 2017, les manifestations des
transformations des croyances observables à partir du XVIe siècle en Occident ?
2) En quoi sont-elles favorables à la « révolution industrielle » ?

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3.3.2. La montée de l’« individualisme » en Occident

Document 36 La montée de l’« individualisme » en Occident


La notion d’« individualisme » désigne, en sociologie, […] une propriété que certains sociologues
tiennent pour caractéristique de certaines sociétés et particulièrement des sociétés industrielles
modernes : dans ces sociétés, l’individu est considéré comme une unité de référence fondamentale, à la
fois pour lui-même et pour la société. C’est l’individu qui décide de son métier, qui choisit son conjoint.
Il assume « en toute liberté » ses croyances, ses opinions. Son autonomie est plus grande que dans les
sociétés « traditionnelles ». […]
Il paraît acceptable de tenir les sociétés industrielles pour plus « individualistes », au sens ici donné
au mot, que les sociétés traditionnelles, dans la mesure du moins où une distinction stricte peut être
introduite entre sociétés « traditionnelles » et sociétés « modernes » ou « industrielles ».
C’est à Durkheim qu’on doit les réflexions et travaux les plus importants et en tout cas les plus
influents sur le sujet de l’« individualisme » et particulièrement sur le développement de
l’« individualisme » dans les sociétés modernes. Mais d’autres auteurs méritent également d’être cités à
cet égard : le Tocqueville de La démocratie en Amérique [1] et le Simmel des Grundfragen et de
Philosophie des Geldes [2] entre autres. […]
Georg Simmel, dans Philosophie des Geldes, analyse l’influence du développement de la circulation
monétaire sur les relations inter-individuelles : symbole neutre et abstrait, l’argent tend à donner une
tonalité elle-même abstraite et neutre aux relations interpersonnelles, contribuant ainsi au
développement de l’« individualisme ». […]
Il existe donc un large accord entre sociologues pour admettre une liaison de cause à effet entre la
complexité des sociétés et le développement de l’« individualisme ».
Source : Raymond Boudon et François Bourricaud, « Individualisme (méthodologique) », in Dictionnaire
critique de la sociologie, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Février 2000 (4ème édition), pp.
301-305.

[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (2 tomes, 1835 et 1840).


[2] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, 1900.

Questions :
1) Quel sens faut-il donner au terme d’« individualisme » ?
2) Quelles sont les matérialisations concrètes de cette montée de l’« individualisme » en Occident ?
3) Quels sociologues ont mis en évidence l’importance de l’« individualisme » dans l’avènement de
la double révolution (politique et industrielle) qu’ont connue bon nombre de pays occidentaux dans
la seconde moitié du deuxième millénaire ?

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3.3.3. L’analyse du sociologue allemand M. Weber : l’« éthique protestante » aurait
favorisé l’« esprit capitaliste »

a. L’« esprit capitaliste », symbole de la rationalisation des « activités sociales » selon


Max Weber

Document 37 L’« idéal-type » de l’« esprit capitaliste » selon le sociologue Max Weber
La « soif d’acquérir », la « recherche du profit », de l’argent, de la plus grande quantité d’argent
possible, n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de café, médecins, cochers,
artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripot, mendiants, tous
peuvent être possédés de cette même soif –comme ont pu l’être ou l’ont été des gens de conditions
variées à toutes les époques et en tous lieux, partout où existent ou ont existé les conditions objectives
de cet état de choses. […] L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins
encore son « esprit ». Le capitalisme s’identifierait plutôt avec la domination, à tout le moins avec la
modération rationnelle de cette impulsion irrationnelle. Mais il est vrai que le capitalisme est identique
à la recherche du profit, d’un profit toujours renouvelé, dans une entreprise continue, rationnelle et
capitaliste- il est recherche de la rentabilité. Il y est obligé. Là où toute l’économie est soumise à l’ordre
capitaliste, une entreprise capitaliste individuelle qui ne serait pas animée par la recherche de la
rentabilité serait condamnée à disparaître.
Définissons à présent nos termes d’une façon plus précise qu’on ne le fait d’ordinaire. Nous
appellerons action économique « capitaliste » celle qui repose sur l’espoir d’un profit par l’exploitation
des possibilités d’échange, c’est-à-dire sur des chances (formellement) pacifiques de profit.
L’acquisition par la force (formelle et réelle) suit ses propres lois et il n’est pas opportun (mais comment
l’interdire à quiconque ?) de la placer dans la même catégorie que l’action orientée (en dernière analyse)
vers le profit provenant de l’échange. Si l’acquisition capitaliste est recherchée rationnellement, l’action
correspondante s’analysera en un calcul effectué en termes de capital. Ce qui signifie que si l’action
utilise méthodiquement des matières ou des services personnels comme moyen d’acquisition, le bilan
de l’entreprise chiffré en argent à la fin d’une période d’activité (ou la valeur de l’actif évalué
périodiquement dans le cas d’une entreprise continue) devra excéder le capital, c’est-à-dire la valeur des
moyens matériels de production mis en œuvre pour l’acquisition par voie d’échange.
Source : Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905.

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Document 38 Religions et capitalisme
C’est en 1905, presque quarante ans après la publication du premier livre du « Capital » de Karl Marx
(Le capital. Critique de l’économie politique, 1867) que Max Weber publie une étude dont le
retentissement sera considérable au XXe siècle : « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ».
Très influencé par K. Marx, dont il ne partage pourtant pas les conclusions, M. Weber cite d’emblée de
jeu Benjamin Franklin, le célèbre rédacteur de la Constitution américaine : « Souviens-toi que le temps,
c’est de l’argent. Celui qui, pouvant gagner 10 shillings par jour en travaillant, se promène ou reste
dans sa chambre à paresser la moitié du temps […] a dépensé […], jeté plutôt 5 shillings […]. Celui
qui assassine une pièce de 5 shillings détruit toute ce qu’elle aurait pu produire : des monceaux de
livres sterling. »
Voilà, conclut M. Weber, l’« esprit du capitalisme » : pas seulement gagner de l’argent – l’attrait du
lucre a toujours existé -, même pas le dépenser, mais d’abord l’investir, ou pour reprendre le vocabulaire
de K. Marx, l’accumuler pour qu’il donne naissance à encore plus d’argent.
Or, avance M. Weber, cela requiert un état d’esprit particulier. Car, dans toutes les sociétés, l’appât
du gain a pour motivation le désir de dépenser de façon ostentatoire, d’accéder au pouvoir ou de jouer
les puissants. Pour que le capitalisme puisse s’épanouir et prospérer, il faut autre chose : le désir
d’accumuler.
Source : Denis Clerc, « Religions et capitalisme », in Alternatives Économiques « Le capitalisme », Hors-série
n°65, 3ème trimestre 2005, p. 46.

Questions sur les documents 37-38 :


1) Qu’est-ce qui caractérise l’« esprit capitaliste » selon Max Weber ?
2) Quel groupe social incarne cet « esprit capitaliste »

Document 39 Refus ascétique du gaspillage et désir d’acquérir


L’ascétisme protestant, agissant à l’intérieur du monde, s’opposa avec une grande efficacité à la
jouissance spontanée des richesses et freina la consommation, notamment celle des objets de luxe. En
revanche, il eut pour effet psychologique de débarrasser des inhibitions de l’éthique traditionaliste le
désir d’acquérir. Il a rompu les chaînes qui entravaient pareille tendance à acquérir, non seulement en la
légalisant, mais aussi, comme nous l’avons exposé, en la considérant comme directement voulue par
Dieu. […]
Si pareil frein à la consommation s’unit à pareille poursuite débridée du gain, le résultat pratique va
de soi : le capital se forme par l’épargne forcée ascétique. Il est clair que les obstacles qui s’opposaient
à la consommation des biens acquis favorisaient leur emploi productif en tant que capital à investir.
On peut dire qu’aussi loin que s’est étendue l’influence de la conception puritaine de l’existence - et
ceci est autrement important que le simple encouragement à l’accumulation du capital -, cette conception
a favorisé la tendance à une vie bourgeoise, économiquement plus rationnelle ; elle en fut le facteur le
plus important et, surtout, le seul qui fût conséquent. Bref, elle a veillé sur le berceau de l’« homo
oeconomicus » moderne.
Source : Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905.

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Questions :
1) Recherchez ce qu’est l’« ascétisme » qui caractérise selon Weber la religion protestante (le
calvinisme).
2) Expliquez et reformulez le passage souligné.
3) Qu’est-ce qui caractérise la bourgeoisie selon M. Weber ?

b. Selon Weber, l’Occident est touché par un processus d’« intellectualisation » qui
favorise la « rationalité » des comportements et engendre un « désenchantement du
monde »

Document 40 « Intellectualisation », rationalisation et « désenchantement du monde »


Le progrès scientifique est un fragment, le plus important il est vrai, de ce processus
d’« intellectualisation » auquel nous sommes soumis depuis des millénaires et à l’égard duquel certaines
personnes adoptent de nos jours une position étrangement négative.
Essayons d’abord de voir clairement ce que signifie en pratique cette rationalisation intellectualiste
que nous devons à la science et à la technique scientifique. Signifierait-elle par hasard que tous ceux qui
sont assis dans cette salle possèdent sur leurs conditions de vie une connaissance supérieure à celle qu’un
Indien ou qu’un Hottentot [1] peut avoir des siennes ?
Cela est peu probable. Celui d’entre nous qui prend le tramway n’a aucune notion du mécanisme qui
permet à la voiture de se mettre en marche – à moins d’être un physicien de métier. Nous n’avons
d’ailleurs pas besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir « compter » sur le tramway et d’orienter en
conséquence notre comportement ; mais nous ne savons pas comment on construit une telle machine en
état de rouler. Le sauvage au contraire connaît incomparablement mieux ses outils. Lorsque aujourd’hui
nous dépensons une somme d’argent, je parierais que chacun ou presque de mes collègues économistes,
s’ils sont présents dans cette salle, donneraient une réponse différente à la question ; comment se fait-il
qu’avec la même somme d’argent on peut acheter une quantité de choses tantôt considérable tantôt
minime ? Mais le sauvage sait parfaitement comment s’y prendre pour se procurer sa nourriture
quotidienne et il sait quelles sont les institutions qui l’y aident.
L’« intellectualisation » et la « rationalisation » croissantes ne signifient donc nullement une
connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt
que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous
le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui
interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pourrions maîtriser toute chose par la prévision.
Mais cela revient à « désenchanter le monde ». Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage,
de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits mais de recourir à la technique et
à la prévision. Telle est la signification essentielle de l’« intellectualisation ».
Source : Max Weber, « Le métier et la vocation de savant » (1919), in Le savant et le politique, Plon, 1959,
repris dans Claude-Danièle Échaudemaison [dir.], « Les grands textes de l’économie et de la sociologie »,
Nathan, Avril 1996, pp. 298-299.

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[1]
Hottentot : peuple nomade vivant en Namibie.

Questions :
1) La rationalisation s’accompagne-t-elle selon Weber d’une meilleure compréhension du monde pour
l’individu ?
2) Qu’entend Max Weber par « désenchantement du monde » ?

3.4. La dynamique de la « première industrialisation » : facteurs d’offre ou rôle central de


la demande ? L’analyse de l’historien Patrick Verley

Document 41 Les innovations : « techno push » ou « demand pull » ? L’analyse de Giovanni


Dosi
Dans les années 1980, Giovanni Dosi met en évidence l’existence de ce qu’il appelle les
« paradigmes techno-économiques ». Ce que veut l’auteur, c’est montrer les limites des approches
traditionnelles de l’innovation.
En effet, deux grandes familles d’interprétation existent : on peut penser, comme le fait Schumpeter,
que l’innovation provient de l’entrepreneur qui applique de manière pratique les avancées de la science
et de la technologie. Dans ce cas, on dit que le processus d’innovation est « techno push », ce qui revient
à dire que c’est l’offre qui gouverne puisque c’est l’entreprise qui introduit, à son rythme, la nouveauté
dans la sphère économique.
À l’inverse, on peut considérer que les agents économiques ont un appétit de produits nouveaux.
Dans ce cas-là, l’innovation est « demand pull », c’est-à-dire provoquée par la demande des
consommateurs.
Source : Claude-Danièle Échaudemaison [dir.], Économie aux concours des grandes écoles, Économie,
Sociologie et Histoire du monde contemporain, Nathan, Mai 2017, p. 171.

Questions :
1) Traduisez les expressions « techno push » et « demand pull » pour en analyser le sens économique.
2) Donnez un exemple de chacun de ces deux types d’innovations.
3) Quel est l’intérêt de cette typologie ?

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Document 42 Le rôle central des facteurs de demande dans la dynamique de la « première
industrialisation » (1)
Au XVIIIe siècle, la Hollande est en avance sur les autres pays d'Europe et dispose de nombreux
atouts pour s'engager dans la voie de l'industrialisation. En effet, elle possède un grand centre financier,
la confiance des négociants due à la tolérance politique, une main-d'œuvre qualifiée, des savoir-faire
techniques, des réseaux commerciaux, du combustible à bon marché (tourbière). Elle possède enfin une
production de qualité dans plusieurs secteurs clés : tuileries, brasserie, teintures, draperies, porcelaine
de Delft, textiles. Pourtant, l'économie hollandaise va perdre de son dynamisme dès le début du XIX e
siècle. Pourquoi ? L’historien français F. Braudel souligne une raison majeure : l'absence de marché
intérieur suffisamment puissant et la restriction des marchés extérieurs due aux guerres et
bouleversements politiques.
Les exemples anglais et hollandais illustrent bien le rôle essentiel joué par la demande dans
l'industrialisation. Ce facteur est trop négligé par les explications traditionnelles qui mettent en effet
l'accent sur le rôle de l'offre : techniques, capitaux, main-d'œuvre, entrepreneurs.
C’est un aspect méconnu de l'industrialisation. Dès la fin du XVIIe siècle, et donc bien avant le
décollage technologique, on constate en Grande-Bretagne une augmentation de la consommation de
biens manufacturés - vêtements, ameublement, alimentation - qui s'étend dans les larges couches de
populations. Quels sont les éléments déterminants de cette nouvelle consommation ? Plusieurs types de
produits jouent un rôle stimulant. Les produits de luxe pour les classes aisées sont des marqueurs sociaux
qui traduisent, dans les familles aristocratiques, une consommation ostentatoire. Les ventes des produits
« féminins », de type savons, ustensiles de cuisine, gants, bonneterie, soieries, augmentent de façon
considérable.
Dans les classes intermédiaires se développent une consommation de produits imitant les produits de
luxe : soie mélangée, orfèvrerie d'argent plaqué, bijouterie en faux... Ce mécanisme d'émulation sociale
est un des ressorts puissants de l'« extension des marchés ». Témoin : l'industrie des indiennes, (toile de
coton légère imprimée par impression) servant à la confection des jabots, des manchettes et autres
accessoires raffinés, connaît un succès foudroyant. La production des indiennes, premier produit
industriel de consommation de masse dont le marché dépasse le cadre national, donne naissance, dans
toute l'Europe, à de nombreuses entreprises importantes pour l'époque, qui emploient souvent entre cent
et mille ouvriers et qui, de surcroît, s'organisent et fonctionnent de manière similaire. Elle est un point
de départ de l'industrialisation dans le textile, la branche industrielle la plus importante durant la plus
grande partie du XIXe siècle.
Les classes populaires n'accèdent à la consommation industrielle que grâce à l'augmentation des
revenus du ménage liée à l'entrée des femmes et des enfants sur le marché du travail. Cela permet un
gonflement de la consommation populaire des produits industriels : ustensiles de cuisines, outils de
bricolage ou de couture, de tissus et parfois de chaussures.
L'extension du marché intérieur, la diffusion de nouveaux produits et de nouveaux modèles de
consommation n'auraient pas été possibles sans le développement des moyens de transport et l'invention
de nouveaux circuits de distribution.
Source : Jean-François Dortier, « L'échelle du monde. Essai sur l'industrialisation de l'Occident », in Sciences
humaines, n°81, Mars 1988.

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Document 43 Le rôle central des facteurs de demande dans la dynamique de la « première
industrialisation » : l’analyse de Patrick Verley
L’industrialisation est en fait un maillon d’un processus plus large de développement social et
économique de longue durée, plongeant ses racines au cœur de l’époque moderne. Les pays en
industrialisation au XIXe siècle sont ceux dont l’économie et la société étaient déjà très avancées un ou
deux siècles plus tôt. La croissance du XVIIIe siècle, qui double la production industrielle en France ou
en Grande-Bretagne, se fait sans rupture technologique, par une extension de la force de travail proto-
industrielle. Le labeur rémunéré des femmes et des enfants fournit un autre appoint de main-d’œuvre.
Cet accroissement de travail augmente peu à peu le pouvoir d’achat des ménages, soit leur capacité à
consommer davantage. En même temps apparaît un nouveau rapport aux biens matériels. Il fait de la
consommation un objectif auquel même les plus modestes cherchent à participer, petitement.
Manufacturiers et commerçants suscitent ce désir par la publicité, l’exposition des produits en magasins,
l’innovation de produits, l’invention de la mode.
Lorsque la proto-industrie trouve ses limites, faute de pouvoir s’étendre encore, surtout en Angleterre
où le coût du travail, plus élevé qu’ailleurs en Europe, ne permet guère de concurrencer les tissus indiens
bon marché très à la mode, les entrepreneurs économisent le travail grâce aux machines et concentrent
leurs travailleurs en fabriques pour mieux les contrôler. Ils se transforment en industriels. Le secteur qui
connaît l’impulsion la plus rapide est celui du coton. Parti de l’imitation des indiennes, il remonte la
filière productive vers l’amont. Comme pour la porcelaine, l’industrie cotonnière révèle une
industrialisation par substitution d’importations venues d’Asie dont on copie les produits et les
techniques.
Source : Patrick Verley, « La révolution industrielle a-t-elle eu lieu ? », in Sciences Humaines « La grande
histoire du capitalisme », n° spécial n°11, Mai-Juin 2010.

Questions sur les documents 42-43 :


1) Qu’a-t-il manqué à la Hollande pour être en mesure d’être le berceau de la « révolution industrielle »
en lieu et place de la Grande-Bretagne ?
2) Selon l’historien français Patrick Verley, les innovations dans le textile sont-elles « techno push »
ou « demand pull » ? Justifiez à partir de passages du texte.
3) Quelle analyse fait l’auteur de la dynamique de la demande de produits textiles et autres biens de
consommation courante ?
4) Illustrez le passage souligné.

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3.5. La « révolution industrielle » est liée à la « révolution des transports »

Document 44 Les transports à l’origine d’une économie d’échanges


Dans les représentations mentales que nous nous faisons de la civilisation industrielle, trois images
dominent : les foules misérables de femmes et d’enfants employés aux filatures, la fonte incandescente
jaillissant du trou de coulée percé à grands coups de ringard par le fondeur, et la puissante locomotive,
soufflant, crachant fumées et vapeurs, dans un effort intense pour arracher à l’immobilité un
interminable train de wagons surchargés. Il revient aux Britanniques d’avoir, non seulement inventé
rails en fer et locomotives, et pratiqué le transport ferroviaire à grande échelle, mais aussi donné à la
mythologie de la révolution industrielle sa force à la fois imaginaire et agissante, cette « Railway
mania » sans laquelle la croissance économique n’aurait pas été aussi soutenue. […]
Quand un groupe de négociants de Liverpool obtient en 1826 l’autorisation de construire une ligne
ouverte au public pour relier leur ville à Manchester, ils ne savent pas encore sur quel matériel ils
pourront compter. […] En 1829, ne sachant quel système de traction adopter, les promoteurs de la ligne
Liverpool-Manchester lancent un concours, gagné par la célèbre Rocket, que G. Stephenson, aidé de son
fils Robert, a mise au point. L’année suivante c’est la Planet, qui équipera ensuite bien d’autres lignes,
tant en Grande-Bretagne qu’en Belgique ou en France. Après l’inauguration de la ligne en septembre
1830, c’est un afflux de voyageurs inespéré qui permet à la compagnie d’être rapidement rentable. Ce
succès public est évidemment un encouragement : les initiatives de construction explosent littéralement
jusque vers 1850, où un léger ralentissement se fait sentir.
Les difficultés techniques de construction sont parfois considérables. Nous avons peine à croire
aujourd’hui que les chantiers de terrassement et de pose des rails étaient faits pratiquement sans aucun
engin de travaux publics, uniquement par le travail manuel. Les ouvrages d’art posaient aux ingénieurs
des défis chaque fois renouvelés : rampes, quais, ponts, tunnels et gares ont stimulé le secteur de la
construction, par augmentation des commandes, mais aussi, facteur moins mesurable mais décisif, par
incitation à imaginer des techniques nouvelles, notamment dans l’emploi du fer et de l’acier dans les
ouvrages d’art. D’autres facteurs auraient pu ralentir l’effort de construction, mais à chaque fois, les
difficultés se sont tournées en leur contraire, et ont été dépassées. Plusieurs crises financières ont conduit
à la faillite des compagnies aventurées sans arrières dans des chantiers trop coûteux. Ces crises, comme
celle de 1838 qui achève la première « fièvre » ferroviaire (avec la construction de la ligne Londres-
Birmingham, elle-même reliée au Liverpool-Manchester) sont violentes mais brèves. Filles de la
spéculation [1], elles ne l’arrêtent pas, mais lui donnent un second souffle.
En 1843, on compte 200 compagnies exploitant ou faisant construire des lignes. La concurrence
tourne parfois à l’aberration, avec des lignes différentes desservant les mêmes villes, utilisant des tracés
parallèles, aboutissant à des gares parfois distantes de quelques centaines de mètres. […] Bref, un
minimum de rationalisation de l’exploitation des lignes et du trafic s’imposait, si l’on voulait que le
chemin de fer remplisse son office : rendre toute portion du territoire potentiellement accessible à toute
autre, répondre aux besoins du trafic, assurer la mobilité des flux. […]

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La logique même de la concurrence aboutit à un processus de concentration, accompagné de
spectaculaires et héroïques disputes entre quelques « rois du rail », parmi lesquels émerge le nom de
George Hudson, dirigeant le Midland Railway qui en absorba bien d’autres. En 1904, le nombre de
compagnies est réduit à 100, ce qui est encore beaucoup – mais les quatre premières assurent les deux
tiers des recettes totales du réseau.
Les effets des chemins de fer (construction et exploitation) sur les autres secteurs de l’économie, et
surtout sur les structures globales, ne sont pas toujours faciles à évaluer. Au plus fort de la fièvre, entre
1844 et 1851, les infrastructures ferroviaires absorbent près du cinquième de la production de fonte –
moins de 10 % dans les 10 années suivantes. Après 1870, la sidérurgie anglaise a continué de progresser,
mais sans le chemin de fer. La baisse des coûts de transport des pondéreux est indéniable, mais, plus
encore, c’est l’accessibilité aux sites industriels, et la desserte multipliée des lieux de consommation qui
est décisive. Le chemin de fer représente à la fois un avantage, et une incitation. Les deux combinés
rendent son usage indispensable à l’économie et à la société dans leur ensemble. […] Quantitativement,
le chemin de fer ajoute quelque chose. En 1830, il faut 12 heures pour aller de Londres à Birmingham.
En 1855, 3 heures suffisent. Le gain de temps est mesurable économiquement. Dans les grandes
agglomérations avec faubourgs et banlieues qui s’étendent, le recours au tramway ou au train de banlieue
est indispensable à l’ouvrier qui va travailler. […]
À ce réseau ferré d’une exceptionnelle densité, il faut ajouter routes et voies d’eau qui, quoique plus
traditionnelles, connurent néanmoins un développement notable. […]
La croissance anglaise, inséparable de l’accélération des échanges extérieurs, est aussi à mettre en
rapport avec les échanges extérieurs, où, là encore, l’insularité britannique peut être considérée à certains
égards comme un avantage : la mer joue comme une infrastructure de transport « toute prête », mis à
part les aménagements portuaires. Le second avantage, construit celui-là depuis le XVIIe siècle, est la
possession d’une marine marchande capable d’assurer elle-même approvisionnements et expéditions
extérieures. […] Le rythme de croissance du commerce extérieur est plus rapide que celui du PNB, de
l’ordre de 4 % par an de 1811 à 1881, et fléchit ensuite, sous le coup de facteurs internes, une certaine
baisse de compétitivité des produits britanniques exportés, et l’accessibilité aux marchés étrangers plus
difficile en raison du protectionnisme ambient. Le rythme de croissance le plus rapide correspond aux
années 1840-1870, où il atteint 4,7 % par an.
Source : Chantal Beauchamp, Révolution industrielle et croissance économique au XIX e siècle, Ellipses, coll.
« Les Économiques », Février 1997, pp. 39-41.

Les investissements dans le chemin de fer ont été à l’origine de la formation de bulles spéculatives, qui
[1]

engendreront parmi les premières crises financières majeures depuis la « révolution industrielle ».

Questions :
1) Quelles sont les activités de transport qui ont révolutionné la mobilité des hommes et des produits ?
2) Montrez que la « révolution des transports » (notamment ferroviaires) est liée à d’autres innovations
technologiques de la première révolution industrielle.
3) Quels ont été les effets économiques et sociaux de cette révolution des transports ?

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3.6. Les « institutions » ont joué un rôle central dans les processus qui ont favorisé la
« révolution industrielle »

3.6.1. L’institutionnalisation du marché et le rôle central de l’État dans ce processus : la


« grande transformation » mise en évidence par le socio-économiste hongrois Karl
Polanyi (1844)

Document 45 L’analyse de l’« économie de marché » par Karl Polanyi


L’économie de marché suppose un système auto-régulateur de marchés ; pour employer des termes
un peu plus techniques, il s’agit d’une économie gouvernée par les prix du marché et par eux seuls. On
peut assurément dire d’un tel système, capable d’organiser la totalité de la vie économique sans aide ou
intervention extérieure, qu’il est auto-régulateur. […]
Aucune société ne saurait naturellement vivre, même pour peu de temps, sans posséder une économie
d’une sorte ou d’une autre ; mais avant notre époque, aucune économie n’a jamais existé qui fût, même
en principe, sous la dépendance des marchés. […] Le gain et le profit tiré des échanges n’avaient jamais
joué auparavant un rôle important dans l’économie humaine. Quoique l’institution du marché ait été tout
à fait courante depuis la fin de l’Âge de pierre, son rôle n’avait été que secondaire dans la vie
économique. […]
L’histoire économique révèle que les marchés nationaux ne sont pas du tout apparus du fait que la
sphère économique s’émancipait progressivement et spontanément du contrôle gouvernemental. Au
contraire, le marché a été la conséquence d’une intervention consciente et souvent violente de l’État, qui
a imposé l’organisation de marché à la société pour des fins non économiques. Et, lorsqu’on y regarde
de plus près, on constate que le marché auto-régulateur du XIXe siècle diffère radicalement de celui qui
l’a précédé, même du prédécesseur le plus immédiat, en ce qu’il compte sur l’égoïsme économique pour
assurer sa régulation.
Source : Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, 1944.

Document 46 Le « désencastrement » : l’analyse du socio-économiste hongrois Karl Polanyi


Karl Polanyi (La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps,
1944) étudie l’économie occidentale du XVIe siècle à la Seconde Guerre mondiale. Distinguant la
modernité apparue avec le libéralisme du XIXe siècle de la non-modernité « holiste » des sociétés
traditionnelles, Polanyi avance la thèse du « désencastrement » (disembeddedness). Progressivement,
l’économie s’émancipe du reste des relations sociales : les mécanismes de marché se mettent lentement
en place ; les facteurs de production, terre, travail, capital, se monétisent.

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Deux éléments principaux provoquent cette évolution : en Angleterre, les « enclosures » aboutissent à
la privatisation de la terre et les métaux précieux venus d’Amérique espagnole accroissent la quantité
de monnaie disponible. Les produits sont destinés à être vendus et ne sont plus l’incarnation du pouvoir
et du prestige social. D’auxiliaire de la société, l’économie en devient le coeur et la finalité, ce qui donne
naissance à l’« économie de marché ». Elle se traduit par l’absence de contrôle étatique de l’activité et
atteint son apogée entre 1830 et 1930, puis s’effondre avec la grande crise des années 1930, qui aboutit
à la ruine de la démocratie qu’incarnent conjointement le soviétisme et le fascisme. La leçon à retenir,
selon Polanyi, est que le marché « autorégulateur » des classiques n’est qu’un mythe et qu’il n’existe
pas de « lois naturelles » en économie (« rien n’est plus compliqué que de rendre la liberté « simple et
naturelle » »).
Source : Michel Bernard [dir.], Économie aux concours des grandes écoles, 1re & 2e années, Économie,
sociologie et histoire du monde contemporain, Nathan, coll. « Prépas commerciales », Mai 2021, pp. 232-242.

Questions sur les documents 45-46 :


1) Quel changement majeur marque, selon l’analyse de K. Polanyi, le passage des « sociétés
traditionnelles » à l’« économie de marché » ?
2) Qu’entend K. Polanyi par « désencastrement du marché » ?
3) Quel rôle l’État a-t-il joué dans ce processus selon K. Polanyi ?
4) Expliquez et illustrez le passage souligné du document.

3.6.2. Le rôle central des institutions dans le processus d’industrialisation de la Grande-


Bretagne a été réactualisé par les travaux de Douglass North et de la Nouvelle
Économie Institutionnelle (NEI)

Document 47 Les « institutions » : la définition de Douglass North, prix Nobel d’économie


1993
Selon D. North, les « institutions » sont les règles du jeu dans une société, ou plus formellement, ce
sont les contraintes humainement conçues qui déterminent les « interactions humaines ». Par
conséquent, les « institutions » structurent les incitations dans les échanges humains, aussi bien dans le
domaine politique, économique et social. Par ailleurs, les « institutions » ont pour nature de réduire
l’incertitude dans la vie de tous les jours (D. North, 1990).
On distingue les « institutions formelles » des « institutions informelles ». Les « institutions
formelles » sont l’ensemble des contrats, règles politiques, juridiques et économiques écrits, explicites
et dont l’exécution devrait être assurée par une entité, généralement l’État ou ses administrations.

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En revanche, les « institutions informelles » ne sont pas écrites, elles sont des règles implicites dont
l’exécution est assurée de façon endogène par les individus appartenant à un même groupe ou à une
même communauté. Les institutions « informelles » sont un ensemble de coutumes, de conventions, de
normes ou de codes de conduite dans la société (North, 1990).
Source : Abdoul’ Ganiou Mijiyawa, « Institutions et développement : analyse des effets macro-économiques des
institutions et des réformes institutionnelles dans les pays en développement », Centre d’Études et de Recherches
sur le Développement International (CERDI), 18 Mai 2010.

Document 48 La « révolution industrielle », conséquence de mutations institutionnelles ?


Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, l’Europe a connu ce qu’il est convenu d’appeler la
« révolution industrielle » : apparition de nouvelles technologies de production, gains de productivité,
mécanisation, moindre importance de l’agriculture… Mais pourquoi le berceau de cette révolution a-t-
il été l’Angleterre, et pas l’Allemagne ou l’Italie par exemple ? Est-ce parce que les Anglais étaient plus
inventifs, plus rationnels, voire meilleurs entrepreneurs ?
Pour Douglass North [1], rien de tout cela. La vraie raison, c’est que l’Angleterre a été le premier pays
à reconnaître et à garantir aux innovateurs, dès 1624, un « brevet industriel », autrement dit un « droit
de propriété » sur leur innovation, alors qu’ils étaient jusque-là soumis au bon vouloir de la monarchie.
L’absence de cette forme de « propriété intellectuelle » désincitait les entrepreneurs, qui risquaient à
tout moment de se voir confisquer le fruit de leurs efforts. « La révolution industrielle n’est pas la cause
de la croissance. Elle n’est qu’une des manifestations, l’un des signes révélateurs d’un phénomène
nouveau, la croissance économique, dont les origines remontent beaucoup plus loin, à la lente mise en
place à travers les siècles qui précèdent d’une structure de droits de propriété créant les conditions
d’un fonctionnement social favorable à une meilleure allocation des ressources de la société. »
Pour D. North, les échanges économiques ne peuvent se résumer à une coordination spontanée
d’acteurs rationnels via les mécanismes du marché. Il faut aussi des « institutions », dont les « droits de
propriété » sont un exemple, c’est-à-dire des « contraintes créées par l’homme et qui structurent les
interactions politiques, économiques et sociales ». Ces contraintes peuvent être formelles (États, lois,
droits) ou informelles (traditions, interdits, valeurs…). […]
« Des droits de propriété bien spécifiés, qui récompensent l’activité créatrice et productive, un
système légal qui leur donne vigueur à moindre coût, et des codes de conduite internes complétant de
telles règles formelles sont les supports essentiels des économies productives. »
Source : Xavier Molénat, Xavier de la Vega et Jean-François Dortier, « Les mots de la socio-économie », in
Sciences Humaines « Les ressorts invisibles de l’économie », Grands dossiers, n°16, Septembre-Octobre-
Novembre 2009.

[1]
The Rise of the Western World: A new economic history, Douglass C. North et Robert P. Thomas, Cambridge
University Press, 1973.

Question :
1) Quelle est l’explication de la « révolution industrielle » privilégiée par D. North ?

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Document 49 Le « courant institutionnaliste » : le rôle des « institutions » dans la
« croissance économique »
Au début du XIXe siècle, les fondateurs de l’économie politique classique plaçaient la croissance et
les institutions au centre de leurs préoccupations. Cent ans plus tard, les premiers économistes
institutionnalistes [1] confirmaient l’importance des institutions pour comprendre les comportements des
agents économiques et l’évolution du capitalisme. […] Depuis trente ans, les théoriciens de la
croissance, d’un côté, les institutionnalistes, de l’autre, ont renoué avec la sagesse des anciens et
redécouvert l’union sacrée entre « institutions » et croissance, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives.
[…]
Si l’idée que les « institutions » importent [2] en matière de croissance apparaît comme un sous-
produit des théories (néo-classiques) de la « croissance endogène », pour les différents courants
institutionnalistes, il s’agit plutôt d’un point de départ.
Douglass North, par exemple, l’un des pionniers de la « Nouvelle Économie Institutionnaliste »
(NEI), prix Nobel 1993, défend depuis les années 1970 que l’explication principale de la croissance ne
doit pas être recherchée exclusivement dans l’« accumulation du capital », fût-il physique, humain ou
technologique, mais bien dans les « institutions » qui les sous-tendent. Pourquoi ? Parce que les
« institutions » déterminent les « coûts de transaction » (les coûts associés au système d’échange) et de
production, et donc la rentabilité de toute activité économique.
Plus généralement, elles définissent les règles du jeu économique et la structure des incitations, qui
motivent les agents individuels et les organisations (les firmes) à s’engager de manière efficace dans les
activités productives qui soutiennent la croissance économique.
Source : Éric Magnin, « Le rôle des institutions », in Alternatives Économiques « La croissance », Hors-série
n°53, 3ème trimestre 2002.

[1]
John R. Commons, puis John Kenneth Galbraith. Le courant institutionnaliste a connu un renouvellement depuis
les années 1980 avec, à la suite des analyses de Ronald Coase, les travaux de Douglass North, Oliver Williamson,
Masahilo Aoki, puis Edmond Phelps et Dani Rodrik dans les années 1990 et 2000
[2]
Selon l’expression de Douglass North lui-même : « Institutions matter ».

Questions :
1) Quel type de coût est dépendant des « institutions » ?
2) Donnez des exemples de « règles du jeu économique » qui peuvent créer un environnement
économique et juridique favorable à la croissance économique.

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Document 50 Le rôle des « institutions » dans la « révolution industrielle » en Occident
Pour Nathan Rosenberg et Luther E. Birdzell (How the West Grew Rich, 1986), la croissance
occidentale est due à des transformations institutionnelles qui favorisent l’« accumulation du capital ».
C’est en particulier le cas de la fiscalité, qui devient plus régulière et moins spoliatrice et arbitraire. De
la même manière, la remise en cause progressive des interdits religieux et sociaux favorise la croissance :
le « prêt à intérêt » et le profit se légitiment peu à peu. Le cadre concurrentiel stimule la créativité et ces
transformations se combinent avec les avancées techniques et la naissance de l’esprit scientifique, […].
De son côté, Douglass North (« Economic Performance through Time », in American Economic
Review, 1993) insiste sur les modifications des règles en vigueur. Il dépasse la conception qui fait de
l’« accumulation du capital », du « capital humain » et du progrès technique les facteurs principaux de
la croissance. Il insiste sur l’existence de contraintes qui pèsent sur les échanges. Elles sont de deux
ordres : « informelles » (sanctions, croyances, traditions, coutumes, règles de comportement) ou
« formelles » (constitutions, lois, droits de propriété). L’évolution des institutions donne la clé de
l’efficacité des économies. North prend en compte les « coûts de transaction » et les « coûts de
production » dans une perspective néo-classique globale et est amené à intégrer les services qui facilitent
les transactions sans qu’ils interviennent directement dans la production physique : ils permettent le
financement, la contractualisation, l’accès à l’information. Il constate que ce sont les sociétés qui ont
réussi à mettre en place des institutions efficaces accompagnant la complexification de la société qui
connaissent les taux de croissance les plus élevés. Selon lui, les « coûts de production » baissent dans la
longue durée grâce aux innovations alors que les « coûts de transaction » augmentent, menaçant parfois
les acquis de la baisse des premiers : ce sont les institutions adaptées qui permettent de s’en affranchir.
Il s’éloigne ainsi du modèle néo-classique, dans lequel la mise en oeuvre des mécanismes de marché
n’induit pas de coûts particuliers : les biens sont immédiatement disponibles sans coût de transport,
l’information et les services échangeables sont gratuits comme l’enregistrement des « droits de
propriété ». Alors que dans les sociétés primitives, les « coûts de production » sont très élevés du fait de
la faible « division du travail » et des techniques artisanales de production, les « coûts de transaction »
y sont faibles : les marchés sont peu étendus, les agents se connaissent et se font confiance de manière
tacite.
À l’inverse, dans les sociétés développées, si les « coûts de production » baissent considérablement
en raison des innovations et des gains de productivité, les « coûts de transaction » sont très élevés
(d’après les calculs de North, ils auraient représenté 40 % du PIB américain à la fin des années 1970).
En effet, les co-échangistes ne se connaissent pas, ils sont souvent éloignés, les risques de fraude
augmentent et la grande variété des produits disponibles sur le marché rend l’accès à l’information plus
difficile. La seule solution possible est de se doter d’institutions adaptées.

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C’est ce qui expliquerait que la « révolution industrielle » se soit produite en Europe où, dès la fin
du Moyen Âge, se mettent en place des systèmes juridiques (en particulier les notaires), des banques
puis des marchés de capitaux régis par des règles stables et connues des agents. L’affirmation des
administrations publiques est déterminante, à condition qu’elles favorisent l’initiative individuelle et
l’esprit d’entreprise. C’est le cas des systèmes de brevets (loi de 1791 en France) et de la fixation des
« droits de propriété ». Sur ce point particulier, North montre que la première révolution économique
date de la sédentarisation, qui marque l’appropriation du sol (néolithique) et la seconde de la fin du XIXe
siècle, avec le triomphe du progrès technique totalement combiné à la recherche scientifique. […]
La question des « droits de propriété » est également centrale chez North : la mise en place d’un
système qui garantit la protection, la sécurité et l’efficacité des « droits de propriété » enclenche, selon
lui, le processus de croissance. Ce serait une des conditions permissives de la « révolution agricole » :
en affirmant la propriété pleine et entière du sol, le mouvement des « enclosures » en Angleterre favorise
l’apparition d’une agriculture commerciale. Elle-même aboutit à y favoriser la révolution industrielle.
Source : Michel Bernard [dir.], Économie aux concours des grandes écoles, 1re & 2e années, Économie,
sociologie et histoire du monde contemporain, Nathan, coll. « Prépas commerciales », Mai 2021, pp. 232-242.

Questions :
1) Donnez la définition de la notion d’« institutions » au sens de D. North.
2) Quelles sont les « institutions » ayant favorisé l’« accumulation du capital » favorable à
l’industrialisation ?
3) Montrez que, selon l’analyse proposée par D. North, des « institutions efficaces » sont nécessaires
à la dynamique de la croissance, en précisant quelle est la condition de l’efficacité de telles
« institutions ».

4. La « révolution industrielle » : pourquoi la Grande-Bretagne ?

Document 51 La « révolution industrielle » : pourquoi la Grande-Bretagne, et pourquoi au


XVIIIe siècle ?
« Expliquer » la révolution industrielle peut s'entendre en deux sens distincts, bien que
complémentaires : il s'agit soit de dégager les mécanismes qui interviennent directement à l'origine de
l'industrialisation, soit de remonter – parfois plusieurs siècles en amont – aux conditions préalables qui
ont rendu possible la maturation du processus. Le débat sur les origines, plus vivant que jamais, a
progressé au fur et à mesure que le cas singulier de la Grande-Bretagne était replacé dans une perspective
comparative plus large.

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Pourquoi la révolution industrielle n'est-elle pas advenue en France, plus vaste, plus peuplée et encore
à tous égards nettement plus puissante que sa rivale au seuil du XVIIIe siècle ? Aurait-elle pu éclore
dans un autre foyer industriel de l'Europe des Lumières, ou plus tôt encore au sein de ce continent qui,
dès le Moyen Âge, démontre avec éclat sa capacité d'innovation ? D’autres civilisations, telle la Chine,
longtemps la plus avancée de toutes, n'auraient-elles pas pu devenir le berceau de l'industrie moderne
avant même l'éveil de l'Europe ? En bref : pourquoi l’Europe ? pourquoi l’Angleterre ? et pourquoi
précisément au XVIIIe siècle, à ce stade de l'évolution anglaise ?
Source : Jean-Charles Asselain, article « Révolution industrielle », in Encyclopædia Universalis, Décembre
2023, p. 11.

Questions :
1) L’auteur évoque des « conditions préalables » pour expliquer la « révolution industrielle » : quelles
sont ces « conditions préalables » évoquées dans les paragraphes précédents ?
2) Quels autres pays ou zones géographiques auraient, en vertu de leurs caractéristiques et de leurs
atouts, pu prétendre à connaître le processus d’industrialisation avant la Grande-Bretagne ?
3) Quelle explication peut-on avancer pour comprendre la primauté de la Grande-Bretagne dans ce
processus ?

4.1. Les historiens relèvent un faisceau de facteurs propices à l’industrialisation en


Grande-Bretagne

Document 52 La « révolution industrielle » : pourquoi la Grande-Bretagne ? (1)


Si l'Angleterre, la première, a connu entre 1780 et 1800 un véritable décollage fondé d'abord sur
l'industrie du coton, c'est qu'il existait un marché très porteur, engendrant d'importants profits pour
l'industrie (un taux de 20 à 30 % les premières décennies). C'est aussi que la demande était au rendez-
vous, grâce d'abord au rôle unificateur et conquérant de l'État.
Demande intérieure d'abord. « Le plus grand marché homogène du monde » (David S. Landes) s'est
constitué à travers l'élimination de toute douane intérieure, un dense réseau de routes et de canaux. Les
marchandises peuvent ainsi atteindre l'ensemble d'une population en forte croissance (qui passe de 11
millions en 1760 à plus de 20 millions en 1820), dont le revenu moyen semble avoir doublé au XVIIIe
siècle. L'auto-consommation a reculé dans des campagnes dominées par des Farmers qui produisent
pour le marché et un salariat agricole demandeur de produits industriels. Dans les villes (22 % de la
population en 1800, contre 11 % en France), la population offre un marché en croissance rapide, chacun
ayant profité, à son niveau, des capitaux accumulés (commerce, industrie à domicile, rentes diverses).

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Demande extérieure aussi. Elle est constituée par les vastes marchés, coloniaux ou non (Amérique -
même après l'indépendance des États-Unis -, Inde, Chine), desservis par une importante flotte de voiliers
partie de grands ports comme Londres et Liverpool où prospèrent des maisons de commerce
expérimentées et dispensées par l'État de toutes taxes à l'exportation. D'autre part, guerres et traités
permettent de dominer d'importants marchés européens, de la péninsule ibérique au nord de l'Europe.
Deuxième facteur clé : l'innovation. La demande croissante et la relative pénurie de main-d’œuvre
(malgré les « enclosures » qui ont éliminé peu à peu les terres collectives et chassé des ruraux et les lois
contre le vagabondage) la stimulent. L'investissement initial dans l'industrie textile étant modeste et les
profits au rendez-vous, les innovations anciennes ou nouvelles sont alors appliquées à grande échelle,
successivement à la filature et au tissage du coton. Un processus est déclenché qui gagnera d'autres
filières et d'abord l'ensemble charbon-sidérurgie-chemin de fer.
Le contexte politique et économique est favorable. L'État anglais, dont la politique a joué en faveur
du décollage industriel, le stimule d'abord par une politique protectionniste puis, l'avance étant assurée,
par le libre-échange. L'idéologie du temps favorise l'entreprise et le profit individuel. Les vertus
protestantes, soulignées par Max Weber et plus pratiquement par l'Américain Carnegie (l’Évangile de
la richesse !), vont dans le même sens. Enfin, les capitaux accumulés auparavant permettront les
investissements nécessaires à l'expansion de l'industrialisation.
Source : « Un faisceau de facteurs favorables à l'Angleterre », in Alternatives Économiques, Hors-série « 500
ans de capitalisme », n°33, Juillet 1997.

Document 53 La « révolution industrielle » : pourquoi la Grande-Bretagne ? (1)


Alors que le déclenchement de la révolution industrielle, tournant majeur de l’histoire économique,
peut être précisément daté (vers 1770, en Angleterre), il demeurera toujours difficile, voire arbitraire de
prétendre assigner un point de départ à la formation du capitalisme. Marx, après avoir évoqué des
origines bien plus précoces (XIe-XIIIe siècles), retient finalement le début du XVIe siècle (début de
l’« accumulation primitive » [1]et de l’expropriation des paysans). Mais si on identifie le capitalisme au
calcul économique et à la recherche rationnelle du profit, on devra remonter à la Mésopotamie antique
pour en trouver les prodromes (Jean Baechler) : « banques » pratiquant le prêt à intérêt, marchands qui
détiennent des comptes de dépôts et opèrent des règlements multilatéraux, et parfois même déjà des
investissements productifs. Des cités phéniciennes et grecques jusqu’à la Chine des Song, en passant
par le monde abbasside, nombreux sont les exemples où l’essor d’un commerce à longue distance donne
naissance à diverses innovations préfigurant directement les traits d’un capitalisme avancé (sociétés de
capitaux, assurances maritimes, lettres de change…). Le fait est pourtant que les phases d’essor et de
déclin poursuivent leur alternance séculaire. Cette absence de progrès cumulatif est particulièrement
frappante dans le cas des Empires, où l’existence d’un gouvernement fort a pu favoriser des réalisations
économiques de grande ampleur, mais bride le développement urbain et maintient la classe des
marchands dans une position inférieure : c’est le cas notamment en Chine, où la toute-puissance de la
bureaucratie finit par étouffer toute initiative économique, tandis que la société japonaise reste dominée
par les valeurs militaires et aristocratiques.

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La mise en place de conditions favorables à l’émergence du capitalisme à partir du XIe siècle
Ces précédents anciens d’activités capitalistes ne doivent pas occulter la singularité du processus qui
s’amorce en Europe occidentale vers le XIe siècle et qui conduira à réunir progressivement les conditions
politiques, économiques, culturelles et techniques de l’émergence du capitalisme industriel. La
fragmentation du pouvoir politique, depuis la fin de l’Empire romain, favorise l’essor de cités-États
voués au grand commerce maritime (telles Venise et Gênes, engagées dans une rivalité séculaire), puis
le mouvement d’émancipation communale au sein des États nationaux en voie de formation. Le pouvoir
royal, en lutte contre la féodalité, s’appuie sur la bourgeoisie naissante ; l’accumulation de capitaux
d’origine commerciale contribue au financement des dépenses régaliennes, et du même coup à la
diversification des activités financières. Cette conjonction d’intérêts prend une dimension nouvelle au
XVIe siècle, avec le renforcement des grandes monarchies et la découverte du Nouveau Monde, qui
donne une impulsion sans précédent aux échanges internationaux (à la lettre, une première
mondialisation). L’État mercantiliste, convaincu que l’abondance monétaire conditionne l’activité
économique, voit dans la réalisation d’excédents extérieurs un facteur essentiel de puissance ; il
s’attache à renforcer les positions commerciales détenues par ses nationaux, à encourager un premier
essor manufacturier. Le développement urbain repose sur une diversification continue des initiatives
économiques. Les Provinces-Unies sont devenues au XVIIe siècle une République marchande aux
activités financières remarquablement évoluées, quoique vulnérables. Tandis que la stabilité et la paix
intérieures favorisent l’unification (graduelle) des marchés nationaux, les guerres récurrentes perturbent
gravement le commerce international ; mais elles n’empêchent pas la circulation des idées au sein de
l’Europe occidentale. L’héritage de la civilisation latine, l’unité culturelle de l’Europe chrétienne ont
donné naissance à des cultures nationales largement ouvertes sur l’extérieur ; et la Réforme, en
accentuant un processus de laïcisation de la société déjà bien engagé, ne constitue pas une rupture à cet
égard. L’esprit de rationalité progresse sur un large front, comme en témoignent le caractère
international des avancées scientifiques des XVIe et XVIIe siècles, mais aussi les cheminements du
progrès technique. Non bien sûr que l’Europe ait eu le monopole des inventions, mais elle peut être
créditée d’avoir « inventé l’invention » (David S. Landes), en ce sens que l’enchaînement des progrès
tend à devenir cumulatif et continu. C’est le cas, entre autres, pour la construction navale, ou encore
pour la mesure du temps, à partir de la construction des premières horloges mécaniques (vers 1300,
presque au même moment en Italie et en Angleterre), qui ouvrira la voie plus tard à la mesure des gains
de productivité. Plus significatif encore : l’exemple de l’imprimerie, invention d’origine chinoise, mais
qui connaît en Europe une diffusion d’une tout autre ampleur, grâce à des perfectionnements décisifs,
et aussi parce qu’elle répond à une large demande préalable de connaissances, tout en contribuant à
accélérer les progrès à long terme de l’alphabétisation.
Mais que l’on se garde de tout anachronisme ! Le développement séculaire d’un capitalisme
commercial et financier ne signifie pas que l’Europe, vers 1750, ait accédé à un mode de production
capitaliste. L’économie de marché laisse encore un vaste espace à l’économie agricole de subsistance.
La production artisanale urbaine reste en partie enserrée dans les règlementations. Quant à l’initiative
« capitaliste » des marchands, qui font travailler à façon des ouvriers à domicile dispersés dans les
campagnes (« proto-industrialisation » textile), elle n’est nullement synonyme de productivité élevée.
Le revenu par tête des Européens ne dépasse encore que faiblement la moyenne mondiale. L’essentiel
reste à accomplir.

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La révolution industrielle anglaise : une rupture majeure
La révolution industrielle anglaise, amorcée durant le dernier tiers du XVIIIe siècle, doit être
considérée comme la « rupture » majeure (Paul Bairoch), la « grande discontinuité » (François Crouzet),
la « percée » décisive (David S. Landes) qui donne naissance au capitalisme industriel (le mode de
production capitaliste de Marx).
Elle se manifeste d’abord par une conjonction exceptionnelle d’inventions dans l’industrie
cotonnière et la métallurgie. La courbe de dépôts de brevets s’élève brusquement dès 1760, mais le
moment crucial peut être daté des années 1780, lorsque les trois grands axes d’innovation – mécanisation
des textiles, métallurgie au coke et machine à vapeur – se rejoignent pour former un système cohérent,
associant le « machinisme », l’usage de l’énergie minérale, la maîtrise des processus chimiques et la
concentration de la production. L’usine, qui emploie déjà parfois des centaines d’ouvriers, l’emporte sur
l’atelier domestique [2].
Le caractère capitaliste de la production s’affirme, à la fois au sens technique du terme et quant à
l’importance des capitaux investis. Le délai qui sépare l’invention de l’innovation – son application à
l’échelle industrielle – tend à se raccourcir, et on assiste à une accélération auto-entretenue des progrès
techniques. Ils se généralisent au sein de chaque industrie, souvent sous la pression de la demande, en
réponse à des goulets d’étranglement, et se diffusent progressivement à toute l’économie, au point
d’englober en fin de compte l’ensemble des activités : mais il aura fallu tout de même un siècle.
Que cette mutation ait eu pour foyer l’Angleterre n’est pas le fruit du hasard, puisqu’elle détient au
degré le plus élevé presque tous les avantages (formation précoce d’un Etat-nation garantissant les
libertés et les « droits de propriété », ouverture internationale, expansion commerciale, progrès de
l’alphabétisation depuis le siècle de la Réforme). Et il a fallu en outre des facteurs plus spécifiques,
comme la présence du charbon et surtout les gains de productivité agricole qui ont rendu possible à la
fois l’élargissement des marchés, l’avancée de l’urbanisation et une progression soutenue des salaires
réels (1650-1750). […] Dès la première moitié du XIXe siècle, la révolution industrielle place
l’Angleterre en tête de toutes les puissances : vers 1850, la production de ses industries modernes
dépasse celle de toutes les autres nations réunies.
Tout au long du XIXe siècle, le capitalisme ne cesse de progresser à travers le monde. D’abord en
Europe occidentale et aux États-Unis, autrement dit dans les pays les plus proches de l’Angleterre, du
point de vue culturel et politique, sinon géographique : ce qui confirme bien l’importance des conditions
préalables à l’éclosion du capitalisme […]. La révolution des transports modernes – chemin de fer et
navigation à vapeur – donne une impulsion encore plus large, il est vrai, à l’expansion du capitalisme,
puisque les premières lignes ferroviaires s’ouvrent dès 1850-1854 au Mexique, au Chili, au Brésil, en
Inde et en Australie comme dans plusieurs pays d’Europe.
Source : Jean-Charles Asselain, « Le destin du capitalisme : des origines au XXe siècle », in Cahiers français
« Le capitalisme : mutations et diversité », n°349, La Documentation française, Mars-Avril 2009, pp. 3-8.

[1]
Terme utilisé par K. Marx (voir la partie III/ du module 1.1.3. « Les grands courants de la pensée économique
depuis le XVIe siècle »).
[2]
Référence implicite du passage du « domestic system » au « factory system ».

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Questions sur les documents 52-53 :
1) Peut-on attribuer un rôle majeur au progrès technique dans l’essor de l’industrie anglaise aux XVIIIe
et XIXe siècles ?
2) Comment peut-on expliquer que l’Angleterre ait été le « berceau » d’origine du capitalisme ?
3) La Grande-Bretagne a-t-elle connu une véritable « révolution industrielle » ou peut-on plutôt parler
d’une « première industrialisation » ?

4.2. L’analyse de l’historien Karl Pomeranz invalide le schéma d’une conjonction


favorable de facteurs multiples (technologiques, institutionnels, socio-culturels…) qui
auraient engendré un cercle vertueux favorable à la Grande-Bretagne

Document 54 L’explication de l’industrialisation en Occident : l’analyse alternative de


l’historien américain K. Pomeranz (1)
Pourquoi la première révolution industrielle, celle du charbon, de la vapeur et des mécaniques
textiles, a-t-elle eu lieu en Angleterre plutôt qu'en Chine ?, s'interrogeait l'historien Fernand Braudel.
Loin de l'image d’Épinal d'un empire arriéré et perclus par la bureaucratie, la Chine du XVIIIe siècle
comptait des régions aussi développées que l'Angleterre. Les explications les plus courantes à la
divergence de destins entre ces deux pays mettent en avant l'idée que la société anglaise aurait combiné
un univers socio-culturel favorable à l'innovation et au progrès technique avec une mentalité
précocement capitaliste.
L'historien David S. Landes souligne aussi le rôle des institutions, la liberté et les droits de propriété
garantis grâce au régime de type quasi parlementaire établi dès 1688 en Angleterre avec la « Glorieuse
Révolution » ayant contribué à rendre plus sûrs les investissements pour la production de biens et de
services.
Pour Karl Pomeranz au contraire, avant 1800, « il n'existe guère d'éléments suggérant que l'économie
européenne était pourvue d'avantages décisifs, que ce soit en capital accumulé ou en institutions
économiques, de nature à rendre l'industrialisation hautement probable à cet endroit et peu probable
ailleurs ». Selon lui, le triomphe industriel de l'Angleterre tient à deux atouts dont était dépourvue la
Chine. D'une part, un accès facile à l'énergie grâce à la disponibilité du charbon britannique et, d'autre
part, l'accès aux hectares de terres de l'empire américain qui fournissent, en s'appuyant sur l'esclavage,
le coton, matière première essentielle de l'époque. Une explication de la révolution industrielle, où
l'énergie et l'écologie jouent un rôle déterminant.
Source : Marc Chevallier, encadré « Pourquoi l’Angleterre ? », in Denis Clerc, « Une brève histoire de la
croissance », in Alternatives Économiques « Faut-il dire adieu à la croissance ? », Hors-série n°97, 3ème
trimestre 2013, p. 17.

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Document 55 L’explication de l’industrialisation en Occident : l’analyse alternative de
l’historien américain K. Pomeranz (2)
La Grande-Bretagne, vite rejointe au XIXe siècle sur le chemin de l’industrialisation par d’autres
États européens, dicte sa loi au Monde. Comment expliquer cette avancée, qualifiée de « miracle
européen » ?
Classiquement, les historiens et les économistes insistent sur des qualités propres à l’Europe, qui se
seraient condensées dans l’Angleterre au XIXe siècle : l’innovation technologique, renforcée par
l’accumulation du capital aux mains de grands entrepreneurs bénéficiant du soutien de leur État ; la
croissance démographique liée à l’amélioration des conditions de vie ; la présence d’institutions garantes
de la liberté d’entreprendre ; l’essor technologique assurant à l’Etat des moyens militaires considérables.
Dans Une Grande divergence (2000), l’historien états-unien Kenneth Pomeranz estime pour sa part
que l’Angleterre ne peut accomplir La Révolution industrielle que grâce à la combinaison de deux
avantages environnementaux : la présence de gisements de charbon proches de ses centres de
production, évitant la déforestation pour produire industriellement ; et la réserve de terres agricoles que
lui confèrent ses colonies, qui lui font bénéficier de quelque 10 à 12 millions d’« hectares fantômes ».
Les pâturages d’Australie pour la laine, les plantations des Amériques pour le sucre, d’Inde pour le thé
et le coton, les champs d’Irlande pour les pommes de terre…, sont autant de terres agricoles mobilisées
pour le seul bénéfice de l’Angleterre. […]
Pour K Pomeranz, les ressources externes de l’Angleterre ont fait la différence. […] Le coton d’Inde
remplace avantageusement la laine ou le lin. Plus lisse, il laisse moins de prise aux poux et aux puces,
propagateurs de maladies. L’hygiène s’améliore, l’espérance de vie augmente. Les plantations indiennes
de coton libèrent des millions d’hectares britanniques de la production textile. […] En se substituant au
charbon de bois, le charbon de bois épargne aussi des surfaces conséquentes de terre anglaises. Le
modèle industriel britannique est fondé sur la combinaison de la production sidérurgique (charbon plus
fonte) et d’un approvisionnement en fibres textiles faciles à travailler. Il débouche sur un remplacement
du travail par le capital, sous la forme d’une mécanisation – les métiers à vapeur.
Source : Laurent Testot, « La Révolution industrielle », in Sciences Humaines « La nouvelle histoire du
monde », in Les Grands dossiers des sciences humaines, Hors-série Histoire n°3, Décembre 2014-Janvier 2015,
pp. 72-75.

Questions sur les documents 54-55 :


1) Quelles sont les explications habituellement avancées par les historiens pour justifier la supériorité
anglaise en matière de processus d’industrialisation ?
2) En quoi l’analyse proposée par l’historien américain Kenneth Pomeranz remet-elle en cause cette
approche ? Quels sont les éléments qui, selon lui, ont donné une avance décisive à la Grande-
Bretagne sur certaines régions de Chine ou les Pays-Bas ?

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5. Un processus d’industrialisation différent dans les pays qui s’industrialisent plus
tardivement ? La « théorie du retard » d’Alexander Gerschenkron

Document 56 Le processus d’industrialisation des « followers » ou des « latecomers »


présente-t-il des spécificités ? (1)
Le rôle de l'État dans l'industrialisation diffère selon les pays et les époques. Il se concrétise par le
choix économique du libre-échange en Angleterre, une fois l'avance industrielle acquise, et du
protectionnisme pour la plupart des autres pays, avec une brève période d'ouverture libérale, entre 1860
et 1875. Mais l'État intervient aussi comme investisseur. Le rail en est un exemple. Plus généralement,
son intervention est d'autant plus importante que le pays accuse un retard industriel, même si les
stratégies divergent, comme en témoignent le Japon et la Russie.
Le décollage japonais est fondé sur la mobilisation de l'épargne nationale, l'autosuffisance agricole
et la dynamique exportatrice du textile après la révolution Meiji de 1868.
À l'opposé, l'industrialisation russe s'appuie sur le capital étranger, l'exportation de céréales, de bois
et de pétrole et privilégie l'industrie lourde. Les deux modèles accordent néanmoins une égale
importance à l'industrie d'armement, terrestre et maritime. Mais le Japon saura, mieux que la Russie,
tirer parti de la deuxième révolution industrielle.
Source : Gérard Vindt, « Deux cents ans de ruptures et de bouleversements », in Alternatives Économiques
« Comment sauver l’industrie ? », Hors-série n°93, Mai 2012.

Document 57 Le processus d’industrialisation des « followers » ou des « latecomers »


présente-t-il des spécificités ? (2)
C'est vers la fin du XIXe siècle que le processus d'industrialisation tend à gagner, au-delà des sociétés
occidentales, des nations « périphériques », « attardées » en ce sens qu'une partie au moins des
conditions préalables au développement de l'économie de marché (droits et libertés, niveau éducatif,
capacités d'épargne et d'entreprise, progrès agricole et unification du marché...) ne sont pas réunies au
départ.
Le démarrage de l'industrie moderne est alors appelé à s'effectuer selon un modèle volontariste,
caractérisé par une forte implication de l'État (Gerschenkron, 1962), à qui il incombe de mobiliser les
énergies, de mener une politique propre à stimuler l'initiative privée (protection du marché national,
commandes publiques), voire de s'y substituer en partie – notamment par l'usage de la fiscalité comme
instrument d'épargne forcée, à l'exemple de la Russie et du Japon.
L'action de l'État s'appuie sur des banques directement liées à l'industrie, selon le modèle allemand,
dont les crédits servent à accélérer la formation de capital industriel ; l'ouverture aux activités des
banques étrangères peut être acceptée comme un moyen de favoriser à la fois un apport de capitaux
internationaux (autre substitut à l'insuffisance de l'épargne intérieure) et l'accès aux technologies les plus
avancées.

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En donnant la priorité à l'accumulation et aux industries de base sur le secteur des biens de
consommation, en permettant de passer directement aux formes de production les plus concentrées et
les plus productives, un tel modèle serait capable de donner tout son élan à l'industrialisation (big spurt)
et d'assurer aux pays « tard venus » à la croissance (« latecomers ») un rattrapage accéléré des vieilles
nations industrielles.
Ce schéma, largement inspiré par les débuts de l'industrie moderne en Russie (et dont certains traits
se retrouveront, encore durcis, dans le modèle soviétique), caractérise bien l'expérience d'une nouvelle
génération de pays industriels.
Source : Jean-Charles Asselain, article « Révolution industrielle », in Encyclopædia Universalis, Décembre
2023, pp. 18-19.

Document 58 Alexander Gerschenkron et les effets du « retard économique »


Dans son ouvrage Economic Backwardness in Historical Perspective (1962), Alexander
Gerschenkron montre que tous les pays n’ont pas suivi la même trajectoire d’industrialisation.
Il distingue ainsi deux types de pays. Les pays à « industrialisation précoce » (Grande-Bretagne et
France) ont connu une croissance plus lente que celle des pays à « industrialisation tardive ». Les pays
à « industrialisation tardive » (Allemagne, Japon, États-Unis et Russie) sont caractérisés par une
croissance plus forte que dans les pays à « industrialisation précoce », ce qui peut être expliqué par un
phénomène de rattrapage.
Gerschenkron explique que les pays à « industrialisation tardive » ont pris, pour rattraper leur retard,
une voie différente du modèle britannique, en s’appuyant notamment sur une forte intervention publique
et l’importation de techniques modernes de production. Ces pays n’ont ainsi pas eu à refaire tout le
cheminement des pays à industrialisation précoce. L’État a joué un rôle fondamental dans le processus
de rattrapage de ces pays à travers notamment la mise en place de politiques protectionnistes, le
développement d’infrastructures créant les conditions de la croissance ainsi qu’un important
investissement dans l’éducation (et notamment l’enseignement technique).
Source : « CPGE ECG : La croissance économique depuis le XIXe siècle », in Le Figaro Étudiant, Publié le 16
Avril 2021.

Questions sur les documents 56-57-58 :


1) Quels pays ont connu le processus d’industrialisation plus tardivement que la Grande-Bretagne ?
2) Leurs processus d’industrialisation présentent-ils des caractéristiques différentes de celles des pays
du « Early Start » ? En quoi ces processus d’industrialisation diffèrent-ils du « modèle » anglais ?
3) Que faut-il retenir de l’analyse proposée par A. Gerschenkron dans son ouvrage Economic
Backwardness in Historical Perspective (1962) ?

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