Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
NOTE CRITIQUE
RÉSUMÉ
Depuis quelques années, en France et dans les pays anglo-saxons, la parenté connaît un
regain d’intérêt et suscite de nouvelles analyses. La parution récente de quatre publications
(trois en français, une en anglais) offre l’occasion de faire un premier bilan de l’évolution
des problématiques, des connaissances et des débats théoriques dans ce domaine de
recherche qui concerne à la fois l’anthropologie et la sociologie. Au terme d’une étude
approfondie des textes, il ressort que les positions contrastées des uns et des autres s’organi-
sent autour d’un ensemble de questions relatives au rapport entre le biologique et le social
soulevées il y a plus de vingt ans par un anthropologue nord-américain atypique et injuste-
ment méconnu en France : David M. Schneider. Son œuvre paraît aujourd’hui avoir marqué
un tournant décisif dans l’histoire récente des études sur la parenté.
(1) Il s’agit par ordre d’entrée en scène de : 2005) ; J. Carsten, After kinship (Cambridge,
Incidence, « Qu’est-ce que la parenté ? Autour Cambridge University Press, 2004).
de l’œuvre de David M. Schneider » (2005, 1) ; (2) En témoigne la disparition de nombreux
M. Godelier, Métamorphoses de la parenté enseignements d’anthropologie de la parenté
(Paris, Fayard, 2004) ; F. Weber, Le sang, le dans les universités nord-américaines et
nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté européennes depuis environ deux décennies.
pratique (Paris, Éditions Aux lieux d’être,
591
Revue française de sociologie
(3) Schneider fait partie des auteurs les plus d’un auteur à travers différents éclairages disci-
cités dans le livre de Zimmermann : 35 fois. Par plinaires et la mise à disposition de textes
comparaison, Dumont ([1971]1988) ne le (inédits ou non encore traduits en français) de
mentionne pas (il est vrai que la première manière à en évaluer l’incidence dans le débat
édition du livre date de 1971, trois ans intellectuel, la communication et l’échange
seulement après la publication de American d’idées. Le numéro 1, intitulé « Qu’est-ce que
kinship de Schneider) ; Deliège (1996) et la parenté ? Autour de l’œuvre de David M.
Ghasarian (1996) ne le citent chacun que 5 fois. Schneider », a été coordonné par l’historien
(4) Incidence se présente comme une J. Wilgaux. Regrettons cependant l’absence de
« revue de philosophie, de littérature et de bibliographie exhaustive des écrits de
sciences humaines et sociales » qui se propose Schneider.
de discuter dans chaque numéro de la pensée
592
Jean-Hugues Déchaux
(5) Citons par exemple : « Yap kinship science (1963, 30, 3, pp. 236-251) ; J. H. M.
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
593
Revue française de sociologie
Le fait que la parenté soit un idiome n’implique en rien qu’elle soit dépourvue
d’un contenu spécifique. Schneider recommandait donc d’étudier la nature
des représentations culturelles constituant l’idiome de la parenté et avançait
l’hypothèse suivante : « Kinship as a symbol system is built on consanguineal
and affinal elements. » (Schneider, 1964, p. 181). Il terminait son article en
proposant de s’intéresser à la parenté dans les sociétés occidentales (États-
Unis, Angleterre ou France) qui, pour des raisons méthodologiques, lui
semblaient offrir le meilleur observatoire, les fonctions politiques, rituelles,
religieuses, économiques étant moins étroitement associées aux relations de
parenté dans ces sociétés que dans celles étudiées traditionnellement par les
anthropologues.
American kinship, publié en 1968 (puis complété en 1980 lors de la
deuxième édition) livre précisément les résultats de cette investigation. En
introduction du numéro d’Incidence, Wilgaux écrit : « Schneider […] déve-
loppe une approche symbolique de la parenté américaine, appréhendant la
culture comme un ensemble de significations et de symboles. » (p. 11).
Comme le souligne C. Salazar (11) dans la même revue, l’influence de la
théorie parsonienne du système culturel est patente (12). La culture, en tant
que système de sens et de symboles, est distincte de la structure sociale.
Schneider rompait ainsi avec l’anthropologie sociale de tradition britannique
(qu’il assimilait à une simple « sociologie comparative ») (13) et défendait
une anthropologie culturelle ou symbolique de la parenté. Dans le chapitre 7,
ajouté dans l’édition de 1980, il revendiquait contre C. Geertz (14) le droit et
la nécessité d’étudier la culture sans étudier l’action sociale (15).
À la question, comment la culture nord-américaine définit-elle un parent ?
Schneider répondit en deux temps (16). Il existe deux ordres symboliques de
la parenté : l’ordre de la nature et celui de la loi. Selon le premier, sont
parents ceux qui partagent des substances naturelles, biogénétiques, symboli-
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
594
Jean-Hugues Déchaux
entre une mère et son enfant), et la parenté « par mariage », fondée sur un
ordre imposé par l’homme et renvoyant à la morale, au droit, à la coutume.
Les relations « par le sang » sont considérées comme supérieures aux rela-
tions « par la loi » : elles en constituent le modèle. La substance biogénétique
partagée l’emporte sur le comportement et les conventions qui en définissent
le contenu (17), créant un état d’identité quasi mystique : « Un lien de sang
est un lien d’identité. Ceux qui sont reliés par le sang sont supposés partager
une identité commune. […] Des traits tels que le caractère, la corpulence, la
physionomie et les habitudes, sont des signes qui permettent de reconnaître
cette constitution biologique partagée, cette identité spécifique qui relie les
parents par le sang entre eux. […] Un parent peut ainsi déclarer, plus particu-
lièrement la mère, que l’enfant est “une part de lui-même”. » (Schneider,
1980, dans Incidence, p. 217).
Dans cette représentation culturelle de la parenté, l’union sexuelle et la
procréation occupent une place centrale. C’est le moment où l’amour relie les
deux aspects de la parenté : celui qui renvoie au partage de la même subs-
tance, à travers l’amour cognatique que parents et enfants se vouent, et celui
qui concerne la loi et les normes de conduite entre parents, à travers l’amour
conjugal. La combinaison de ces deux formes d’amour donne naissance entre
membres de la famille à une « solidarité diffuse et durable » qui implique
confiance, aide et coopération (18). Commentant Schneider, Zimmermann a
raison de parler d’un « biologisme spontané » qui donne aux liens du sang
« un pouvoir législatif sur nos sentiments et nos conduites » (Zimmermann,
1993, p. 185). Plus tard, l’anthropologue américain résumera cette idée par un
aphorisme : « Blood is thicker than water » que l’on peut traduire par : « La
voix du sang est la plus forte ».
Dans son article pour Incidence, Salazar montre bien comment s’opère le
passage de American kinship au livre fondamental de Schneider : A critique of
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
(17) Par exemple, selon cette conception, prévaut cette « solidarité diffuse et durable ».
une mère reste une mère quels que soient ses Une interprétation néo-parsonienne (inspirée
relations et ses sentiments à l’égard de son par la métaphore de l’oignon utilisée par
enfant. Le lien ne peut jamais être rompu Parsons au sujet du système de parenté nord-
puisqu’il est défini comme un fait matériel, américain) est cependant plausible : c’est au
objectif. Nous avons nous-même relevé la sein de l’unité nucléaire (père-mère-enfants)
prégnance de cette représentation dans une qu’elle devrait être la plus forte puisque le
enquête consacrée au souvenir des morts : voir matériel biogénétique partagé y est le plus
Déchaux (1997, en particulier chap. 8 et 9). évident. Au-delà, elle irait en se déclinant sous
(18) Schneider reste très évasif sur les des formes de plus en plus diffuses.
contours du groupe de parenté au sein duquel
595
Revue française de sociologie
596
Jean-Hugues Déchaux
597
Revue française de sociologie
« La mort annoncée n’a donc pas eu lieu ! », écrit M. Godelier dans Méta-
morphoses de la parenté (2004, p. 32). L’ouvrage de Godelier ne s’arrête
évidemment pas à ce constat. Véritable somme de près de 700 pages, il s’agit
(24) Schneider (1957 ; 1976, pp. 149-169). Rivers introduisait celle de consubstantialité en
(25) Ces cas sont aussi largement discutés précisant que ses modalités d’établissement
dans Godelier (2004, en particulier pp. 404- sont diverses et n’impliquent pas toujours la
417). transmission ou l’échange direct d’une
(26) Le commentaire de Porqueres i Géné substance corporelle. L’ethnologue soulignait
rejoint la thèse classique de J. Pitt-Rivers. Dans en particulier le rôle de la commensalité dans
une analyse destinée à cerner la spécificité du certains cas de « parenté fictive ». Voir Pitt-
lien de parenté et après avoir critiqué l’impré- Rivers (1973).
cision de la notion d’« amity » (M. Fortes), Pitt-
598
Jean-Hugues Déchaux
599
Revue française de sociologie
(31) Ainsi, le lien de descendance, qui passe reprises (pp. 30-31, pp. 260-261, p. 333), mais
exclusivement par les hommes, lie des hommes n’y accorde guère d’importance dans la suite de
qui partagent le même sang parce qu’issus du ses analyses, comme le remarque très justement
même sperme. De la même manière, le mariage Allard (2006).
est interdit entre hommes et femmes qui (34) S. P. Montague montre que les
partagent le même sang ou le même sperme. Trobriandais n’ont pas l’équivalent du concept
(32) Godelier observe que dans l’Occident occidental de « parent » et ne croient pas
chrétien, pour sortir du péché originel et retrouver qu’une relation de parenté puisse se fonder sur
la voie du salut, l’enfant va devoir être réengendré le partage d’une même substance biologique
une deuxième fois par Dieu et par l’Église. Cette comme le sperme, le sang ou le lait. En
seconde naissance s’accomplit par le sacrement revanche, le régime alimentaire et les pouvoirs
du baptème (et doit être maintenue toute la vie, magiques qui lui sont associés ainsi que les
chez les catholiques, par la pratique de la relations d’échange dans lesquelles l’individu
confession). En conséquence, l’enfant acquiert de est engagé sont décisifs dans la classification de
nouveaux parents par de purs liens spirituels : son la parenté trobriandaise. Voir l’article de
parrain et sa marraine (ibid., p. 329, pp. 351-360). Montague dans Incidence : « La classification
Voir aussi Fine (1994). de la parenté trobriandaise et le relativisme
(33) Godelier le reconnaît à plusieurs culturel de David M. Schneider » (pp. 51-73).
600
Jean-Hugues Déchaux
mets et de la terre qui, fertilisée par la chair des morts, a porté en elle la subs-
tance de ces aliments. Ces représentations, arbitraires comme les mots d’une
langue, sont évidentes pour les indigènes. Elles se matérialisent dans des
institutions et des pratiques.
Dernier point, le plus fondamental pour Godelier, ces substances (corpo-
relles ou non) nécessaires à la conception des personnes fabriquent des corps
sexués : « [Elles] constituent autant d’attributs sociaux des sexes transformant
les sexes en “genres” » (ibid., p. 337). Elles créent des inégalités fondamen-
tales qui s’expriment par des rapports de domination et de subordination entre
les individus selon leur sexe, comme on le voit chez les Baruya. Les représen-
tations de la conception des humains ne sont pas simplement liées aux
rapports de parenté. Elles répondent à des enjeux sociaux qui dépassent la
seule parenté et concernent l’ordre social et sa reproduction. Les représenta-
tions des corps, des diverses substances qui les composent, participent à l’éla-
boration d’un ordre non seulement sexuel mais aussi social et cosmique. « De
ce fait, le corps humain se trouve au point de rencontre des rapports de
parenté et des rapports politico-religieux (35), marqués par toutes les formes
de pouvoir, quotidienne ou rituelle, qui s’exercent dans les sphères de la vie
publique et privée » (ibid., p. 268). Sont logés au cœur des rapports de
parenté des enjeux sociaux qui n’ont pas leur origine en eux. Mais c’est par
eux que la société peut en partie se reproduire. Dans toute société, une
« double métamorphose » (ibid., p. 508, pp. 528-529) est ainsi à l’œuvre :
d’une part, du social devient du parental, en ce sens que des rapports sociaux
pénètrent dans les rapports de parenté et les subordonnent à leur reproduc-
tion ; d’autre part, tout ce qui devient parenté s’imprime dans les corps, fixe
la différence des sexes et transforme le sexe en genre.
À ce stade, une première confrontation avec Schneider s’impose. Godelier
est d’accord avec lui pour soutenir qu’aucune société, aussi « primitive » soit-
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
(35) Godelier définit le domaine politico- comme un tout. L’enjeu est d’assurer la conti-
religieux, expression qu’il emploie très souvent, nuité des rapports sociaux, la reproduction et la
comme étant l’ensemble des pratiques qui transmission de l’ordre social (ibid., p. 268,
agissent ou prétendent agir sur la société prise pp. 488-489).
601
Revue française de sociologie
602
Jean-Hugues Déchaux
des échanges » entre parents. Sont ainsi repérés différents cadres cognitifs (ou
registres de la filiation) et différentes logiques de fonctionnement collectif qui
parfois se recouvrent et le plus souvent se côtoient de façon complexe.
La méthode d’investigation est originale : elle repose sur l’analyse de huit
cas correspondant à des situations familiales limites où rien ne va de soi. Ces
cas, qui se rapportent à différents moments du cycle de vie (la naissance, l’en-
fance, la dépendance liée au grand âge ou à la maladie, le décès) mettent en
évidence la complexité des sentiments de parenté, leur relative incohérence,
les tensions et les conflits entre protagonistes par exemple à l’occasion des
activités domestiques de prise en charge. Ils forment l’équivalent d’une expé-
rimentation naturelle où l’on peut relever ce qui d’ordinaire est tu ou
confondu. Chaque cas fait l’objet d’une analyse fouillée. Au total, cinq chapi-
tres sur sept leur sont consacrés, ce qui confère à la recherche une orientation
très ethnographique (38). L’auteur en tire cependant divers enseignements
généraux, disséminés au fil des analyses de cas, puis récapitulés pour la
plupart d’entre eux dans les deux derniers chapitres. Ce sont ces
enseignements qui retiendront notre attention.
Reprenant les conclusions de ses travaux antérieurs (Weber, 2002 ;
Gramain et Weber, 2003), F. Weber identifie trois types d’appartenance fami-
liale ou logiques de fonctionnement collectif qui se manifestent à l’occasion
des situations étudiées : la lignée, la parentèle, la maisonnée. Ils coïncident
avec des sentiments de parenté distincts sur le plan analytique. La lignée s’ex-
prime par un sentiment d’affiliation symbolique (là d’où je viens), la paren-
tèle par un sentiment électif (toi et moi) et la maisonnée par un sentiment
d’appartenance quotidienne (chez nous). Fort classiquement, la lignée fait
référence à la transmission et à l’affiliation, et la parentèle à un réseau
égocentré de relations dyadiques (39). Plus originale est la notion de
maisonnée. Le terme, qui met l’accent sur la résidence ou la proximité locale
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
603
Revue française de sociologie
commune peut disparaître et que ses contours ne sont pas fixes. Parmi les
individus qui y participent, certains sont liés par le nom ou le sang, d’autres
uniquement par une relation élective qui ne relève pas de la parenté consan-
guine ou d’alliance (un voisin ou même une personne rémunérée, par exemple
une nourrice). Dans tous les cas, le groupe se fonde sur la division du travail
domestique et la répartition des ressources entre ses membres. Il incarne une
forme de solidarité pratique au quotidien.
L’identification de ces collectifs familiaux, qui ne correspondent que très
rarement aux frontières du ménage (41), est cruciale aux yeux de F. Weber,
car elle permet de prendre la pleine mesure des appartenances dans l’analyse
de la production domestique et plus largement des relations de parenté.
Contrairement aux modélisations économiques, trop promptes à réduire les
liens de parenté aux seules relations interindividuelles, F. Weber cherche à
repérer les différents groupes au nom desquels chacun agit et les places qui
informent les actes. Un dialogue critique est ainsi établi avec l’économie et la
collaboration qui d’ores et déjà s’est engagée avec elle devrait être en mesure
de mieux expliquer ce que font les individus en situation de parenté (42) :
comment les relations se construisent-elles, se transforment-elles en collectifs
(épisodiques ou durables) et quel type de pratiques sociales produisent-elles ?
Afin de comprendre la manière dont se construisent ces collectifs de
parenté, F. Weber s’intéresse aux cadres cognitifs et moraux (43) qui instrui-
sent les actions. Ceux-ci peuvent être rapprochés des symboles de Schneider
(dans American kinship) et des représentations de Godelier. À ceci près toute-
fois qu’ils ne relèvent pas de la seule culture (comme c’est le cas chez l’an-
thropologue américain), qu’ils font intervenir très concrètement différents
aspects du contexte sociopolitique (position de classe, appartenance généra-
tionnelle, droit de la famille, législations sociales, etc.) et ne constituent
qu’exceptionnellement des ensembles cohérents (au contraire des représenta-
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
(41) Plusieurs ménages ou des personnes parvenir à cerner « dans quelles situations – au
membres de plusieurs ménages peuvent très sens ethnographique du terme – un individu,
bien fonctionner comme une seule maisonnée. loin de poursuivre son intérêt “individuel”, se
À certains égards, la famille « matricentrée » trouve chargé, de façon plus ou moins
des ouvriers londoniens étudiés par Firth consciente et plus ou moins volontaire, d’agir
(1956), Bott (1957), Young et Willmott (1957), dans l’intérêt collectif – et dans l’intérêt de quel
fondée sur l’entraide domestique des femmes, collectif » (Gramain, Lacan, Weber et Wittwer,
en est une illustration. Voir à ce sujet Déchaux 2005, p. 482). Voir aussi Weber, Gojard et
(2001, chap. 3, pp. 47-73). Gramain (2003).
(42) Une recherche est entamée en collabo- (43) Les cadres, nous semble-t-il, sont à la
ration avec des économistes en vue de fois cognitifs et moraux parce qu’ils éclairent et
construire une modélisation des décisions instruisent les décisions individuelles d’une part
familiales de prise en charge des personnes et parce qu’ils fournissent des normes morales
âgées dépendantes. L’objectif théorique est de dotées d’une certaine légitimité d’autre part.
604
Jean-Hugues Déchaux
(44) F. Weber note le rôle croissant de naturelle et légitime faisant l’objet d’une inter-
l’expertise psychologique, voire psychanaly- prétation jurisprudentielle qui va dans le sens
tique, dans les débats relatifs au « droit de d’une banalisation des actions de recherche en
chacun à connaître ses origines » (lié à la paternité). Voir sur ce sujet Laborde-Barbanègre
question controversée de l’accouchement sous (1998).
X) ou à l’homoparentalité. Et surtout, elle (45) Curieusement, Schneider est absent de
souligne l’évolution du droit de la filiation la bibliographie de F. Weber.
depuis les années quatre-vingt dans le sens d’un (46) F. Weber majore sans doute le poids
renforcement de la place du sang dans la de la filiation dans son analyse. On peut
définition juridique de la paternité (la loi du regretter que l’alliance n’occupe qu’une faible
3 janvier 1972 relative à l’égalité des filiations place.
605
Revue française de sociologie
606
Jean-Hugues Déchaux
Schneider aurait pu être le fossoyeur des études sur la parenté. Le seul fait
qu’elles aient connu un nouveau souffle à partir des années quatre-vingt ne
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
(48) C’est aussi le point de vue d’A. (50) À ceci près que F. Weber n’entend pas
Cadoret dans Incidence : « Une relecture de récuser toutes les notions établies (le sang, le
David M. Schneider à la lumière des nouvelles nom, le quotidien ; la lignée, la parentèle, la
familles » (pp. 105-121). L’évolution des maisonnée) sous le prétexte qu’elles seraient
formes familiales depuis trois à quatre impropres à l’analyse d’une réalité éminemment
décennies en Occident oblige à remettre en fluide. Dès lors, le problème est de ne pas en
cause le modèle de Schneider dans American faire un usage réifiant. Par exemple, la
kinship. L’émergence d’une procréation sans maisonnée (et la cause commune qui la fonde)
sexualité (rendue possible par les progrès de la n’est que ce que les acteurs en font. Elle ne tient
procréation médicalement assistée), la multipli- que par les compromis et rapports de force entre
cation des familles recomposées, l’apparition acteurs, et les règles, toujours susceptibles d’être
de familles homoparentales contribuent à relati- remises en cause, qui en découlent. Une théorie
viser, sans nécessairement la disqualifier, la de la contingence du système d’action ainsi
traditionnelle rhétorique du sang. constitué reste à produire. Il n’est pas sûr qu’une
(49) Dans les sociétés occidentales, telle perspective d’analyse soit réellement
Godelier note toutefois que « l’exercice de la compatible avec le fait d’estimer que la position
parenté est devenu plus difficile » (2004, p. 15) sociale des individus soit toujours un élément
et que « la parenté revêt […] de plus en plus un décisif dans les rapports de pouvoir qui se
contenu social indépendant du biologique ou du nouent entre parents.
génétique » (ibid., p. 569).
607
Revue française de sociologie
Le néo-classicisme de M. Godelier
(51) C’est évidemment sur ce point que Godelier se différencie le plus des thèses de Schneider
dans A critique of the study of kinship.
608
Jean-Hugues Déchaux
(52) Pour reprendre les expressions de pas de société sans que certaines choses ne
Dumont dans son Introduction à deux théories soient soustraites à la circulation, qu’il s’agisse
d’anthropologie sociale ([1971] 1988). Les de don ou d’échange marchand.
auteurs britanniques sont parmi les plus cités (54) Discussion à laquelle Godelier ne
par Godelier : Fortes, Goody, Leach, Radcliffe- consacre pas moins de 150 pages. L’interpré-
Brown. Lévi-Strauss et Héritier sont aussi très tation conjecturale des origines de la prohibition
souvent mentionnés, mais à des fins critiques. de l’inceste qu’il propose après avoir critiqué
(53) Godelier reprend ici, l’appliquant à la celle de Lévi-Strauss confère à son propos un
parenté, la thèse développée dans son ouvrage incontestable horizon anthropologique, qui ne
précédent : L’énigme du don (1996). Il n’existe manque pas d’impressionner le lecteur.
609
Revue française de sociologie
(55) C’est la raison pour laquelle l’étude Freud et Lévi-Strauss. Les récentes découvertes
des rapports de parenté ne peut être dissociée de primatologiques concernant les primates les
celle des rapports entre les sexes. plus proches de l’homme (chimpanzés et
(56) Dans Totem et tabou ([1913] 1965), le bonobos partagent avec l’homme 98 % de ses
meurtre du père marque l’origine du tabou de chromosomes) tendent à l’infirmer.
l’inceste et le passage de la nature à la culture. (58) Le fait d’être classique n’est
(57) Cette idée que les premiers humains évidemment pas en soi un reproche. Les
ne vivaient pas en société mais en hordes sciences sociales cèdent souvent à l’excès
marquées par la compétition sexuelle pour inverse marqué par une certaine et regrettable
l’accès aux femelles du groupe est commune à amnésie.
610
Jean-Hugues Déchaux
(descent groups) qui voit dans ces groupes et leurs fonctions des pièces essen-
tielles de l’organisation sociale, ce que Fortes appelait « the politico-jural
system » (59). Enfin, il définit la parenté en termes de reproduction humaine
(de la vie et de l’ordre social). Ajoutons que son intérêt le porte surtout à
étudier la parenté non occidentale, domaine de prédilection de toutes les
théories classiques.
Toutefois, il se démarque nettement des standards de l’anthropologie de la
parenté sur d’autres éléments. Il consacre une grande attention aux représen-
tations de la conception des humains, de la personne et au genre, c’est-à-dire
aux thèmes de prédilection des new kinship studies. Il reprend ainsi à son
compte l’idée que la parenté ne s’étudie pas uniquement par ses fonctions
sociales, mais aussi par ses significations et ses symboles. De plus, il relati-
vise la dichotomie nature/culture, en particulier sur la question de l’origine de
la prohibition de l’inceste. Et pour finir, il dénonce à plusieurs reprises la
« sanctuarisation » de la parenté en clamant que cette dernière est de part en
part traversée par des rapports sociaux et qu’aucune société n’est fondée sur
la seule parenté (60). Sur tous ces points, l’influence (directe ou non) de
Schneider est évidente.
L’édifice finalement composé impressionne par son ampleur et l’immense
érudition mobilisée. Mais la combinaison néo-classique d’éléments standards
et d’autres plus récents, nés d’une critique des premiers, ne le rend-elle pas
bancal ? Non, à une condition : que l’on admette que les représentations et
croyances relatives à la conception, au corps, à la personne sont des idéolo-
gies, c’est-à-dire une vision du monde propre à un groupe, une société (61).
Godelier parle à ce sujet de « réalités idéelles » qui se matérialisent. Il insiste
sur le fait que les rapports de parenté naissent de la « mise en pratique » des
principes contenus dans ces croyances : « […] C’est en mettant en pratique,
en actes si l’on préfère, ces principes que les individus produisent entre eux et
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
611
Revue française de sociologie
J. Carsten est avec M. Strathern (64) l’un des chefs de file du courant, prin-
cipalement anglo-saxon, des new kinship studies. Son livre After kinship
(2004) en offre une synthèse (65). Les new kinship studies sont nées d’un
(62) Paradoxalement, car Godelier ne cesse (64) M. Strathern est, comme J. Carsten,
de s’y opposer, la critique vaut aussi pour une spécialiste du monde mélanésien. Elle s’est
Schneider dans American kinship. consacrée par la suite à la parenté en Occident.
(63) Les cas où plusieurs systèmes de Voir Strathern (1992).
représentations coexistent sont présentés (65) Il fait suite à un ouvrage collectif,
comme un tout articulé et fonctionnel. Voir les dirigé par Carsten, qui apparaît comme le
exemples des Khumbo du Népal, des « manifeste » des new kinship studies : Cultures
Telefolmin de Nouvelle-Guinée et du Royaume of relatedness : new approaches to the study of
de Tonga (pp. 287-303). kinship (2002).
612
Jean-Hugues Déchaux
(66) Précisons toutefois que Carsten rejette se détourne des vraies questions : celles des
la division entre parenté occidentale et parenté significations culturelles et des pratiques quoti-
non occidentale. Les illustrations retenues par diennes de la parenté. La plupart des auteurs
Carsten se répartissent équitablement entre ces s’illustrant dans les new kinship studies sont
deux univers, que les new kinship studies des femmes.
s’efforcent très souvent de rapprocher. (68) « The material I present on notions on
(67) Il est frappant de constater l’absence relatedness in Langkawi supports much of
de tout graphe de parenté dans After kinship qui Schneider’s argument. In these idea kinship is
se présente pourtant comme un livre de not always derived from procreation. I would
synthèse. La formalisation technique (souvent nevertheless seek to rescue kinship from its post-
hermétique) est rejetée comme une dérive qui Shneiderian demise. » (Carsten, 1995, p. 224).
613
Revue française de sociologie
(69) Voir les analyses de Pitt-Rivers (1973) au sujet du compradrazgo en Amérique latine.
614
Jean-Hugues Déchaux
(70) Les travaux de Strathern (1988) (71) Ce concept renvoie au verbe to relate
consacrés à la notion mélanésienne de personne qui signifie être lié à. Il figure déjà dans
insistent beaucoup sur le caractère divisible et l’article de Carsten de 1995 consacré aux
composite de la personne (the partible person). conceptions indigènes de la parenté chez les
Elle montre en particulier que les substances Malais de Langkawi. Il est repris dans le titre
qui participent à la conception de la personne du « manifeste » des new kinship studies : voir
comme la nourriture, le sang, le lait, le sperme Carsten (2002).
prennent différentes formes mâles et femelles. (72) Carsten cite C. Geertz et B. Latour
Elles circulent, s’échangent et sont donc parmi les théoriciens qui ont influencé les new
détachables des corps individuels qui n’en sont kinship studies.
que le vecteur.
615
Revue française de sociologie
*
* *
616
Jean-Hugues Déchaux
Jean-Hugues DÉCHAUX
GLYSI-safa – Institut des Sciences de l’Homme
Université Lumière Lyon 2
14, avenue Berthelot – 69363 Lyon cedex 07
Jean-Hugues.Dechaux@univ-lyon2.fr
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
(73) Par exemple, en France dans les paren- Voir Déchaux (1997, chap. 8 et 9, pp. 247-304 ;
tèles contemporaines, le symbolisme du sang et 2006).
de la substance commune peut être associé à (74) Voir en France sur ce sujet : Fine
une « affiliation lignagère » ou au contraire à (1998) ; Fine et Ouellette (2005) ; Mailfert
une « affiliation subjectiviste » dépourvues de (2002) ; Martial (2003).
normes dynastiques visant à perpétuer la lignée.
617
Revue française de sociologie
Carsten J., 1995. – « The substance of kinship and the heat of the hearth : feeding, personhood, and
relatedness among Malays in Pulau Langkawi », American ethnologist, 22, 2, pp. 223-241.
— (ed.), 2002. – Cultures of relatedness : new approaches to the study of kinship, Cambridge,
Cambridge University Press.
— 2004. – After kinship, Cambridge, Cambridge University Press.
Déchaux J.-H., 1997. – Le souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation, Paris, Presses Universi-
taires de France (Le lien social).
— 2001. – Les sciences sociales et la parenté dans les sociétés modernes. Théories et controverses
depuis Parsons, Rapport pour l’habilitation à diriger des recherches, Paris, Université René
Descartes-Paris 5 [multigr].
— 2006. – « Du biocentrisme dans les parentèles contemporaines », Communication au Colloque
international en hommage au Professeur Jean Kellerhals, Genève, 14-15 juin [à paraître].
Deliège R., 1996. – Anthropologie de la parenté, Paris, Armand Colin (Cursus).
Dumont L., [1971] 1988. – Introduction à deux théories d’anthropologie sociale. Groupes de
filiation et alliance de mariage, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales.
Fine A., 1994. – Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Paris, Fayard.
— (dir.), 1998. – Adoptions. Ethnologie des parentés choisies, Paris, Éditions de la Maison des
Sciences de l’Homme.
Fine A., Ouellette F.-R. (dirs.), 2005. – Le nom dans les sociétés occidentales contemporaines,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail.
Firth R. (ed.), 1956. – Two studies of kinship in London, London, Athlone Press.
Freud S., [1913] 1965. – Totem et tabou, Paris, Payot.
Gellner E., 1957. – « Ideal language and kinship structure », Philosophy of science, 24, 3,
pp. 235-242.
— 1960. – « The concept of kinship », Philosophy of science, 27, 2, pp. 187-204.
— 1963. – « Nature and society in social anthropology », Philosophy of science, 30, 3, pp. 236-251.
Geertz C., 1973. – The interpretation of cultures, New York, Basic Books.
Ghasarian C., 1996. – Introduction à l’étude de la parenté, Paris, Le Seuil (Points).
Gramain A., Lacan L., Weber F., Wittwer J., 2005. – « Économie domestique et décisions
familiales dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes. De l’ethnographie à la forma-
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 23/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 85.104.51.49)
618
Jean-Hugues Déchaux
619