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note critique

Les études sur la parenté : néo-classicisme et nouvelle vague


Jean-Hugues Déchaux
Dans Revue française de sociologie 2006/3 (Vol. 47), pages 591 à 619
Éditions Éditions Ophrys
ISSN 0035-2969
DOI 10.3917/rfs.473.0591
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R. franç. sociol., 47-3, 2006, 591-619

NOTE CRITIQUE

Les études sur la parenté :


néo-classicisme et nouvelle vague
par Jean-Hugues DÉCHAUX

RÉSUMÉ
Depuis quelques années, en France et dans les pays anglo-saxons, la parenté connaît un
regain d’intérêt et suscite de nouvelles analyses. La parution récente de quatre publications
(trois en français, une en anglais) offre l’occasion de faire un premier bilan de l’évolution
des problématiques, des connaissances et des débats théoriques dans ce domaine de
recherche qui concerne à la fois l’anthropologie et la sociologie. Au terme d’une étude
approfondie des textes, il ressort que les positions contrastées des uns et des autres s’organi-
sent autour d’un ensemble de questions relatives au rapport entre le biologique et le social
soulevées il y a plus de vingt ans par un anthropologue nord-américain atypique et injuste-
ment méconnu en France : David M. Schneider. Son œuvre paraît aujourd’hui avoir marqué
un tournant décisif dans l’histoire récente des études sur la parenté.

La parution récente de quatre publications (1) relevant des études sur la


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parenté permet de faire le point sur l’évolution des connaissances et l’orienta-
tion des théories dans ce domaine prestigieux des sciences sociales. Après
avoir longtemps occupé une place éminente en anthropologie et été quasiment
absentes en sociologie de la famille, les études sur la parenté ont vu leur posi-
tion au sein de ces deux disciplines reconsidérée lors des deux dernières
décennies. En anthropologie, l’étude de la parenté telle qu’elle était classique-
ment conçue (dans ses versions fonctionnaliste ou structuraliste) s’est
essoufflée (2), victime d’une critique « déconstructiviste » d’inspiration post-
moderniste, alors que dans le même temps son influence gagnait une partie de
la sociologie de la famille invitée à élargir ses investigations aux relations et
réseaux de parenté. De ce fait, la distinction entre les deux disciplines s’est

(1) Il s’agit par ordre d’entrée en scène de : 2005) ; J. Carsten, After kinship (Cambridge,
Incidence, « Qu’est-ce que la parenté ? Autour Cambridge University Press, 2004).
de l’œuvre de David M. Schneider » (2005, 1) ; (2) En témoigne la disparition de nombreux
M. Godelier, Métamorphoses de la parenté enseignements d’anthropologie de la parenté
(Paris, Fayard, 2004) ; F. Weber, Le sang, le dans les universités nord-américaines et
nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté européennes depuis environ deux décennies.
pratique (Paris, Éditions Aux lieux d’être,

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brouillée et l’idée que l’on peut comparer la parenté en Occident et ailleurs


dans le monde n’apparaît plus insensée.
Les ouvrages dont rend compte cette note critique portent la trace de cette
évolution des cadres de pensée. Mais ils annoncent aussi d’autres change-
ments. De nouveaux objets d’étude émergent, des perspectives d’analyse
inédites se fraient un chemin au sein de ce qu’il est désormais plus juste d’ap-
peler les « études de parenté », tant leur inscription disciplinaire en anthro-
pologie ou en sociologie est devenue secondaire. Les études de parenté
connaissent actuellement en France, comme dans les pays anglo-saxons, un
regain d’intérêt. Pourtant ce regain n’est pas immédiatement perceptible, car
l’objet « parenté » s’est déplacé sous d’autres intitulés l’associant à des
problématiques nouvelles comme le genre, la sexualité, les images du corps,
la conception de la personne qui contribuent à le remodeler. Pour prendre la
véritable mesure de cette reconfiguration, il est salutaire de se replonger un
moment dans l’histoire récente des études sur la parenté. Resurgit alors
l’œuvre singulièrement méconnue en France d’un anthropologue atypique,
D. M. Schneider, dont les interrogations soulevées il y a vingt ans retrouvent
une étonnante actualité.

D. M. Schneider : fossoyeur ou rénovateur ?

David M. Schneider (1918-1995) est l’une des grandes figures de l’anthro-


pologie nord-américaine de la parenté. Ses écrits ont été amplement
commentés dans le monde anglo-saxon au cours des années soixante-dix et
quatre-vingt. Lui-même a participé activement aux controverses qui ont
animé la discipline depuis quarante ans. Il reste pourtant largement ignoré en
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France. Aucun de ses livres n’est encore traduit en français et les ouvrages
d’introduction à l’étude de la parenté ne le mentionnent généralement qu’en
quelques lignes, à l’exception notable de F. Zimmermann dans Enquête sur la
parenté (1993) (3). Cette injustice est désormais en partie réparée grâce à
l’initiative d’une toute nouvelle revue, située au carrefour des différentes
sciences humaines et sociales, Incidence (4), qui consacre son premier
numéro (octobre 2005) à l’anthropologue nord-américain. Composé de dix

(3) Schneider fait partie des auteurs les plus d’un auteur à travers différents éclairages disci-
cités dans le livre de Zimmermann : 35 fois. Par plinaires et la mise à disposition de textes
comparaison, Dumont ([1971]1988) ne le (inédits ou non encore traduits en français) de
mentionne pas (il est vrai que la première manière à en évaluer l’incidence dans le débat
édition du livre date de 1971, trois ans intellectuel, la communication et l’échange
seulement après la publication de American d’idées. Le numéro 1, intitulé « Qu’est-ce que
kinship de Schneider) ; Deliège (1996) et la parenté ? Autour de l’œuvre de David M.
Ghasarian (1996) ne le citent chacun que 5 fois. Schneider », a été coordonné par l’historien
(4) Incidence se présente comme une J. Wilgaux. Regrettons cependant l’absence de
« revue de philosophie, de littérature et de bibliographie exhaustive des écrits de
sciences humaines et sociales » qui se propose Schneider.
de discuter dans chaque numéro de la pensée

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articles, le numéro comprend aussi trois « textes de références », traduits en


français, extraits des deux principaux livres de Schneider, ce qui est
évidemment très précieux.
Le premier ouvrage de Schneider parut en 1968 sous le titre American
kinship : a cultural account. À cette date, Schneider était loin d’être un
néophyte. Il était alors connu pour ses travaux sur les Yap (5) (île située dans
l’archipel micronésien en Océanie où il fit son premier terrain au début des
années cinquante), sur la parenté nord-américaine (dont il a étudié le système
terminologique [6] et les relations de germanité [7]) et aussi pour sa contribu-
tion au débat sur la nature de la parenté qui remonte à la publication en 1957
dans Philosophy of science d’un article d’E. Gellner. Cette controverse scien-
tifique, qui durera jusqu’en 1964, portait sur la définition anthropologique de
la parenté et la nécessité ou non de se référer à la dimension biologique
de cette dernière. Plusieurs anthropologues y participèrent : R. Needham,
J. A. Barnes, J. H. M. Beattie et finalement Schneider qui fut le dernier à
prendre position (8). Deux options s’affrontaient. Gellner défendait l’idée que
la dimension sociale de la parenté ne pouvait être correctement étudiée qu’à
condition d’y voir une « fonction » (9) de la parenté biologique. Non pas que
les relations de parenté se confondent avec leur substrat physique, mais elles
s’y réfèrent de façon régulière et systématique, par ajout, omission ou distor-
sion (10). Barnes et Beattie objectaient que l’anthropologie sociale n’a rien à
voir avec ce qui ne relève pas des faits sociaux et soutenaient que la parenté
doit être étudiée comme une pure construction sociale. La contribution de
Schneider (présentée comme une réponse à Beattie) incarnait une sorte de
troisième voie. Elle récusait la thèse de Beattie qui voyait dans la parenté un
simple idiome exprimant les relations politiques, religieuses ou économiques.

(5) Citons par exemple : « Yap kinship science (1963, 30, 3, pp. 236-251) ; J. H. M.
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terminology and kin groups », American anthro- Beattie, « Kinship and social anthropology »,
pologist (1953, 55, 2, pp. 215-236) ; « Political Man (1964, 64, pp. 101-103) ; D. M. Schneider,
organization, supernatural sanctions and the « The nature of kinship », Man (1964, 64,
punishment for incest on Yap », American pp. 180-181). Cette controverse, d’un très haut
anthropologist (1957, 59, 5, pp. 791-800). niveau, avait été oubliée. Elle retrouve
(6) Avec G. C. Homans : « Kinship termi- aujourd’hui une certaine actualité compte tenu
nology and the American kinship system », des orientations nouvelles des études sur la
American anthropologist (1955, 57, 6, pp. 1194- parenté. Voir infra, p. 607 et suivantes.
1208). (9) Gellner utilise ce terme de fonction
(7) Avec E. Cumming : « Sibling solidarity : dans son acception mathématique [y = f(x)] dès
a property of American kinship », American son article de 1957 et y consacre l’essentiel de
anthropologist (1961, 63, 3, pp. 498-507). sa réponse à Needham en 1960.
(8) Par ordre chronologique : E. Gellner, (10) « “Kinship structure” or “descent
« Ideal language and kinship structure », Philo- systems” are, by definition, systems of social
sophy of science (1957, 24, 3, pp. 235-242) ; relationships such as are functions of (are
R. Needham, « Descent systems and ideal regularly related to) physical kinship, bearing
language », Philosophy of science (1960, 27, 1, in mind that the function is not identity […]
pp. 96-101) ; E. Gellner, « The concept of involving additions, omissions and distortions.
kinship », Philosophy of science (1960, 27, 2, […] Kinship structure means the manner in
pp. 187-204) ; J. A. Barnes, « Physical and which a pattern of physical relationship is
social kinship », Philosophy of science (1961, made use of for social purposes. » (Gellner,
28, 3, pp. 296-299) ; E. Gellner, « Nature and 1960, p. 193).
society in social anthropology », Philosophy of

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Le fait que la parenté soit un idiome n’implique en rien qu’elle soit dépourvue
d’un contenu spécifique. Schneider recommandait donc d’étudier la nature
des représentations culturelles constituant l’idiome de la parenté et avançait
l’hypothèse suivante : « Kinship as a symbol system is built on consanguineal
and affinal elements. » (Schneider, 1964, p. 181). Il terminait son article en
proposant de s’intéresser à la parenté dans les sociétés occidentales (États-
Unis, Angleterre ou France) qui, pour des raisons méthodologiques, lui
semblaient offrir le meilleur observatoire, les fonctions politiques, rituelles,
religieuses, économiques étant moins étroitement associées aux relations de
parenté dans ces sociétés que dans celles étudiées traditionnellement par les
anthropologues.
American kinship, publié en 1968 (puis complété en 1980 lors de la
deuxième édition) livre précisément les résultats de cette investigation. En
introduction du numéro d’Incidence, Wilgaux écrit : « Schneider […] déve-
loppe une approche symbolique de la parenté américaine, appréhendant la
culture comme un ensemble de significations et de symboles. » (p. 11).
Comme le souligne C. Salazar (11) dans la même revue, l’influence de la
théorie parsonienne du système culturel est patente (12). La culture, en tant
que système de sens et de symboles, est distincte de la structure sociale.
Schneider rompait ainsi avec l’anthropologie sociale de tradition britannique
(qu’il assimilait à une simple « sociologie comparative ») (13) et défendait
une anthropologie culturelle ou symbolique de la parenté. Dans le chapitre 7,
ajouté dans l’édition de 1980, il revendiquait contre C. Geertz (14) le droit et
la nécessité d’étudier la culture sans étudier l’action sociale (15).
À la question, comment la culture nord-américaine définit-elle un parent ?
Schneider répondit en deux temps (16). Il existe deux ordres symboliques de
la parenté : l’ordre de la nature et celui de la loi. Selon le premier, sont
parents ceux qui partagent des substances naturelles, biogénétiques, symboli-
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sées par le terme indigène « sang ». Selon le second, sont parents ceux qui
respectent un certain code de conduite. S’opposent alors, comme deux ensem-
bles de symboles constituant la parenté nord-américaine, la parenté « par le
sang », matérielle, permanente, inaliénable (par exemple entre deux frères ou

(11) « David M. Schneider et l’anthropo- d’une anthropologie culturelle.


logie de la parenté » (pp. 25-49). (14) Dans The interpretation of cultures
(12) L’influence parsonienne (Parsons, (1973), C. Geertz soutient que les significations
[1943] 1955) était déjà décelable dans les deux culturelles se découvrent dans le déroulement
articles écrits en collaboration avec Homans même de l’action sociale.
(1955) et avec Cumming (en 1961) qui recon- (15) Sur cette question épistémologique du
naissaient au sujet de la parenté américaine, sur primat de la croyance (concepts ou représenta-
le plan de l’analyse terminologique et sur celui tions) versus le primat de la pratique (ou action
des relations et des rôles, la prééminence struc- sociale) et la critique de la première option
turale de l’unité nucléaire et l’orientation égali- dénoncée comme « fallacy on misplaced
taire des relations. abstraction », voir Rawls (2004).
(13) C’était d’ailleurs la position de l’un (16) L’enquête s’appuie sur une centaine
des chefs de file de l’anthropologie sociale, A. d’entretiens réalisés dans la région de Chicago
R. Radcliffe-Brown, pour qui l’anthropologie auprès de familles appartenant aux classes
n’était qu’une « branche de la sociologie moyennes.
comparative » mais qui récusait la pertinence

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Jean-Hugues Déchaux

entre une mère et son enfant), et la parenté « par mariage », fondée sur un
ordre imposé par l’homme et renvoyant à la morale, au droit, à la coutume.
Les relations « par le sang » sont considérées comme supérieures aux rela-
tions « par la loi » : elles en constituent le modèle. La substance biogénétique
partagée l’emporte sur le comportement et les conventions qui en définissent
le contenu (17), créant un état d’identité quasi mystique : « Un lien de sang
est un lien d’identité. Ceux qui sont reliés par le sang sont supposés partager
une identité commune. […] Des traits tels que le caractère, la corpulence, la
physionomie et les habitudes, sont des signes qui permettent de reconnaître
cette constitution biologique partagée, cette identité spécifique qui relie les
parents par le sang entre eux. […] Un parent peut ainsi déclarer, plus particu-
lièrement la mère, que l’enfant est “une part de lui-même”. » (Schneider,
1980, dans Incidence, p. 217).
Dans cette représentation culturelle de la parenté, l’union sexuelle et la
procréation occupent une place centrale. C’est le moment où l’amour relie les
deux aspects de la parenté : celui qui renvoie au partage de la même subs-
tance, à travers l’amour cognatique que parents et enfants se vouent, et celui
qui concerne la loi et les normes de conduite entre parents, à travers l’amour
conjugal. La combinaison de ces deux formes d’amour donne naissance entre
membres de la famille à une « solidarité diffuse et durable » qui implique
confiance, aide et coopération (18). Commentant Schneider, Zimmermann a
raison de parler d’un « biologisme spontané » qui donne aux liens du sang
« un pouvoir législatif sur nos sentiments et nos conduites » (Zimmermann,
1993, p. 185). Plus tard, l’anthropologue américain résumera cette idée par un
aphorisme : « Blood is thicker than water » que l’on peut traduire par : « La
voix du sang est la plus forte ».
Dans son article pour Incidence, Salazar montre bien comment s’opère le
passage de American kinship au livre fondamental de Schneider : A critique of
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the study of kinship (1984). Ce qui pouvait encore être lu, quoique de façon
tendancieuse puisque l’anthropologue se plaçait sur le terrain des symboles
indigènes et non des faits, comme un réductionnisme biologique assez proche
des positions de Gellner, devint en 1984 une critique de fond de toute l’an-
thropologie de la parenté. En 1968, Schneider croyait avoir démontré à partir
du cas nord-américain que la parenté avait un contenu symbolique spécifique.
Peu de temps après, la « solidarité diffuse et durable » ne lui apparaissait plus
comme un trait spécifique de la parenté nord-américaine, la plupart des

(17) Par exemple, selon cette conception, prévaut cette « solidarité diffuse et durable ».
une mère reste une mère quels que soient ses Une interprétation néo-parsonienne (inspirée
relations et ses sentiments à l’égard de son par la métaphore de l’oignon utilisée par
enfant. Le lien ne peut jamais être rompu Parsons au sujet du système de parenté nord-
puisqu’il est défini comme un fait matériel, américain) est cependant plausible : c’est au
objectif. Nous avons nous-même relevé la sein de l’unité nucléaire (père-mère-enfants)
prégnance de cette représentation dans une qu’elle devrait être la plus forte puisque le
enquête consacrée au souvenir des morts : voir matériel biogénétique partagé y est le plus
Déchaux (1997, en particulier chap. 8 et 9). évident. Au-delà, elle irait en se déclinant sous
(18) Schneider reste très évasif sur les des formes de plus en plus diffuses.
contours du groupe de parenté au sein duquel

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symboles se retrouvant aussi dans la nationalité et la religion (Schneider,


[1969], 1987). Dès lors, il mit tout en œuvre pour nier que la parenté consti-
tuât un domaine culturel spécifique en Amérique du Nord. Finalement, il
aboutit à la conclusion radicale que la parenté était un « non-sujet », qu’elle
n’existait ni dans la culture américaine, ni dans aucune autre société humaine.
Si les anthropologues se consacrent pourtant à son étude, c’est qu’ils sont
prisonniers du présupposé naturaliste (décelé dans American kinship) selon
lequel « la voix du sang est la plus forte ». A critique of the study of kinship,
placé sur le terrain de l’épistémologie, portait « l’estocade finale » (Godelier,
2004, p. 28) à l’édifice prestigieux des études sur la parenté. Il est vrai que cet
assaut avait été précédé par quelques critiques déjà fort cinglantes au cours
d’une autre controverse : dès 1961, E. Leach avait montré que la parenté n’est
rien d’autre qu’un langage dans lequel s’expriment des réalités sociales qui
ont plus de poids, comme les rapports à la terre et à la propriété (19). Il
proclamait que les systèmes de parenté n’ont pas de réalité. Dix ans plus tard,
R. Needham terminait sa longue introduction à Rethinking kinship and
marriage (1971) (20) par ces mots : « Le terme “parenté” est donc sans aucun
doute fallacieux et un critère erroné pour la comparaison des faits sociaux. Il
ne désigne aucune classe distincte de phénomènes et aucun type distinct de
théorie. Il ne répond à aucun canon de compétence et d’autorité. » (Needham,
[1971] 1977, p. 95).
Schneider a voulu montrer dans A critique of the study of kinship que toute
l’anthropologie de la parenté depuis L. H. Morgan partage les représentations
occidentales mises en évidence dans American kinship et que « la parenté
n’existe que dans la tête des anthropologues » (Salazar, Incidence, p. 38).
Pour exposer son raisonnement et convaincre le lecteur de l’effet mystifica-
teur des présupposés naturalistes issus de la culture occidentale, il s’est livré à
une autocritique de ses premiers travaux sur les Yap. Il avait alors décrit un
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système de filiation double, fondé sur une unité sociale de base, le tabinau,
assimilé à un patrilignage. Trente ans plus tard, reprenant les analyses des
représentations yap de la procréation, il estimait que cette interprétation était
erronée : ce qui lie les membres d’un même tabinau n’est pas la parenté, mais
la coopération effective dans le travail d’une même parcelle de terre, travail
qui seul fonde le droit pour les individus d’en hériter. Schneider concluait
ainsi à l’absence de patrilignage à Yap. Alors que la théorie classique du
groupe de filiation (descent group) postule la prééminence de l’être sur le
faire, il faudrait en réalité inverser les choses. Pour les Yap, il n’existe pas de
relation généalogique entre les membres d’un même tabinau. Ce qui fait
qu’un « enfant » hérite de son « père », c’est le comportement qu’il adopte
avec lui (la coopération respectueuse et obéissante dans le travail), ce qui
relève du faire plus que de l’être.

(19) Critique de l’anthropologie ([1961] parenté en question. Onze contributions à la


1969). théorie anthropologique ([1971] 1977).
(20) Traduction française sous le titre : La

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Jean-Hugues Déchaux

Le cœur du problème, selon Schneider, est que les théories de la parenté


présupposent l’universalité de la généalogie. Pourquoi considérer que les
liens nés de la procréation et du mariage ont partout une signification cultu-
relle et sont donc commensurables ? Un tel point de vue, qui pose que la
parenté est d’abord une affaire de procréation et de reproduction biologique
des êtres humains, reprend implicitement l’axiome occidental selon lequel
« la voix du sang est la plus forte » et fausse l’analyse des sociétés. L’anthro-
pologie de la parenté depuis ses débuts s’accorderait sur ce que Schneider
nommait « la doctrine de l’unité généalogique du genre humain », c’est-à-dire
l’idée que tout système de parenté est établi sur une structure généalogique
universelle procédant du noyau primitif que constitue la famille
nucléaire (21). N’excluant pas que la parenté ne soit spécifique qu’à la culture
euraméricaine, Schneider récusait « la raison généalogique » (22) et appelait à
refonder l’anthropologie sur des bases nouvelles : « Sa première tâche, préa-
lable à toutes les autres, sera de décrire et de comprendre, pour chaque
culture, les symboles et les significations qui lui sont propres, ainsi que leur
configuration particulière. » (Schneider, 1984, dans Incidence, p. 241). L’an-
thropologie doit donc s’intéresser aux catégories de chaque culture particu-
lière, ne pas faire comme si le différent était semblable, comme s’il existait
pour chaque domaine empirique un vocabulaire et une grammaire universels.
Ainsi la grille généalogique ne peut être appliquée d’entrée de jeu ; elle est au
mieux une hypothèse qu’il convient de vérifier.
Si l’on suit Schneider, toutes les études qui se sont consacrées à la parenté
ont été vaines et n’ont fait que transformer les préjugés occidentaux en vérités
anthropologiques. Cette position radicale a suscité à son tour de nombreuses
critiques. Nous verrons plus bas la réaction de M. Godelier. Contentons-nous
de mentionner celles de Salazar et de E. Porqueres i Géné dans Incidence.
Salazar souligne les apories de l’anthropologie culturelle telle que la conce-
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vait Schneider. Selon ce dernier, rien n’existe en dehors de la culture. Les
liens du sang et plus généralement la nature n’ont aucune existence propre
indépendamment de la manière dont chaque culture les définit. Une telle
approche relativiste n’est pas sans poser problème. La restitution de systèmes
locaux de symboles, qu’il faut comprendre dans leur agencement spécifique,
rend particulièrement délicate, voire impossible, toute traduction et compa-
raison. Chaque « ontologie culturelle » (23) sous-tendant la réalité est une
idiosyncrasie propre à une société particulière et doit être analysée en ses

(21) C’est en vertu de cette doctrine (22) L’expression, empruntée à E. Porqueres


qu’aurait été fondée la méthode d’enquête i Géné dans Incidence (« David M. Schneider et
généalogique mise au point par Morgan, puis les symboles de la parenté : l’inceste et ses
W. H. R. Rivers et réutilisée par tous les ethno- questionnements », pp. 91-103) est définie de la
graphes de la parenté. Comme le souligne façon suivante : « La conception selon laquelle
Zimmermann (1993, p. 28), les définitions le soubassement de toute relation de parenté
successives de la parenté comme système de possible réside en dernière instance dans la
« reconnaissance sociale » des liens du sang référence aux liens généalogiques, ceux-ci étant
(depuis la formulation initiale de Morgan) essentiellement conçus comme des liens de
constituent le fil directeur de la critique de consanguinité » (p. 92).
Schneider. (23) Voir Porqueres i Géné (Incidence, p. 91).

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propres termes. Elle est donc à proprement parler incommensurable. Au


moins la position de Schneider, par sa radicalité même, a-t-elle le mérite
d’avoir montré les impasses du constructivisme poussé jusqu’à ses limites
logiques. De son côté, Porqueres i Géné montre que Schneider lui-même ne
parvient pas tout à fait à se débarrasser de l’élément biologique en particulier
dans ses écrits sur la prohibition de l’inceste (24). Chez les Yap, les interdits
sexuels, comme les mariages entre proches parents dans d’autres populations
(Hawaï, anciens Égyptiens et Iraniens) (25), sont justifiés à travers une rhéto-
rique du sang : association à l’animalité et à l’endocannibalisme dans le
premier cas, souci de maintenir les qualités sacrées véhiculées « dans le
sang » dans le second cas. Force est donc de constater au sujet de la prohibi-
tion de l’inceste, qui pour beaucoup constitue le noyau irréductible de la
parenté, « la présence du référent biologique – la “consubstantialité” : partage
de substances à travers leur transmission par la filiation, le contact sexuel, le
partage de nourriture – dans l’ensemble des droits et des obligations liant les
individus entre eux » (Porqueres i Géné, Incidence, p. 96) (26).
Si l’on prend Schneider au pied de la lettre, il faut dénier à la notion de
parenté toute valeur heuristique et abandonner ces études où l’on ne découvre
dans les autres cultures que ses propres présupposés. Mais une interprétation
plus modérée, faisant la part ce qui relève de la provocation dans les propos
de l’anthropologue américain, en délivre une tout autre image : non plus le
fossoyeur des études sur la parenté, mais l’un de ses rénovateurs. Schneider a
en effet parfaitement souligné combien, dès lors que l’on étudie sérieusement
les représentations culturelles du processus de conception, les rapports généa-
logiques entre les individus ne peuvent être réduits à des rapports biologiques
au sens où l’entend la culture occidentale (i.e. des rapports de sang). La
parenté renvoie bien à un référent biologique ou corporel, mais selon des
modalités qui diffèrent selon les sociétés et les cultures. Aussi les études sur
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la parenté vont-elles explorer à partir des années quatre-vingt et quatre-vingt-
dix les représentations relatives à la conception des humains. Sur ce plan,
l’œuvre de Schneider constitue un réel tournant.

La parenté comme croyance

« La mort annoncée n’a donc pas eu lieu ! », écrit M. Godelier dans Méta-
morphoses de la parenté (2004, p. 32). L’ouvrage de Godelier ne s’arrête
évidemment pas à ce constat. Véritable somme de près de 700 pages, il s’agit

(24) Schneider (1957 ; 1976, pp. 149-169). Rivers introduisait celle de consubstantialité en
(25) Ces cas sont aussi largement discutés précisant que ses modalités d’établissement
dans Godelier (2004, en particulier pp. 404- sont diverses et n’impliquent pas toujours la
417). transmission ou l’échange direct d’une
(26) Le commentaire de Porqueres i Géné substance corporelle. L’ethnologue soulignait
rejoint la thèse classique de J. Pitt-Rivers. Dans en particulier le rôle de la commensalité dans
une analyse destinée à cerner la spécificité du certains cas de « parenté fictive ». Voir Pitt-
lien de parenté et après avoir critiqué l’impré- Rivers (1973).
cision de la notion d’« amity » (M. Fortes), Pitt-

598
Jean-Hugues Déchaux

à la fois d’un traité d’anthropologie de la parenté abordant la plupart des


notions et théories classiques de la discipline (27) et proposant des annexes
fort utiles (glossaire des termes techniques, cartogrammes des sociétés citées,
bibliographie de 800 références, schémas et encadrés, index des notions, des
auteurs et des sociétés), ainsi qu’un livre qui défend une thèse et prend posi-
tion dans les débats relatifs à la parenté. L’ouvrage peut se diviser en quatre
parties : l’exposé des composantes classiques de la parenté (descendance,
alliance, résidence, terminologie) ; l’analyse des représentations de la concep-
tion des humains et de leurs effets sociaux ; la prohibition de l’inceste et son
interprétation, Godelier s’opposant ici à C. Lévi-Strauss ; la parenté dans
l’histoire, ses transformations et son devenir. On ne s’intéressera dans ce
paragraphe qu’au deuxième point, renvoyant les trois autres à la dernière
partie de l’article.
S’appuyant sur une quinzaine d’études de cas, Godelier explore les repré-
sentations de la conception des humains, c’est-à-dire les croyances ethno-
biologiques concernant le corps et la procréation. L’exemple des Baruya de
Nouvelle-Guinée (28) est longuement exposé et sert de paradigme. Dans cette
société à la parenté patrilinéaire, l’union d’un homme et d’une femme est
nécessaire pour faire un enfant : le sperme de l’homme produit les os de l’en-
fant, mais aussi sa chair et son sang ; la femme n’apporte rien (rien ne passe
de son corps à celui de l’enfant) (29), son ventre étant une sorte de réceptacle
dans lequel le sperme pénètre et l’enfant se développe. Toutefois, cette union
sexuelle ne suffit pas : le fœtus resterait privé de nez, d’yeux, de bouche et de
doigts « si le Soleil ne venait façonner dans le ventre de la femme tous ces
organes manquants et donner en outre à ce corps, désormais humain, son
souffle » (Godelier, 2004, p. 256). Une fois l’enfant né, il n’acquiert une âme
que par la nomination : c’est le père qui donne un nom à l’enfant, choisi
parmi un stock de noms propre à son patrilignage, et le rattache ainsi à ses
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ancêtres. Les garçons connaissent un destin différent des filles : ils sont
engendrés deux fois. Une première fois par leurs père et mère ; une seconde
par l’ensemble des hommes adultes, lors des initiations masculines qui s’éta-
lent sur une dizaine d’années à partir de l’âge de neuf ans. L’initiation est
réalisée à l’écart des femmes et contre elles. Elle consiste à débarrasser le
corps des initiés de tout qu’il contient encore de féminin. C’est ainsi que l’on
force le jeune initié à prendre dans sa bouche le pénis des initiés pubères (et
vierges) (30) et à avaler leur semence. Cette « homosexualité rituelle » assure

(27) L’ouvrage de Godelier complète Voir notamment : La production des grands


utilement l’excellent et savant livre de hommes. Pouvoir et domination masculine chez
Zimmermann (Enquête sur la parenté, 1993), les Baruya de Nouvelle-Guinée (1982).
plus centré sur l’histoire de l’anthropologie de (29) Même le lait que la mère donnera à
la parenté. Regrettons seulement quelques son enfant provient de l’homme, car il est une
erreurs de détail. Par exemple, Rodney transformation de son sperme (Godelier, 2004,
Needham devient Robert Needham ; Rethinking p. 258).
anthropology de Leach parut en 1961 et non en (30) N’ayant pas encore eu de rapports
1963 comme indiqué. sexuels avec les femmes, leur sperme est
(28) Société dans laquelle Godelier a fait son considéré comme parfaitement pur (ibid., p. 263,
terrain, y séjournant sept ans entre 1967 et 1988. p. 337).

599
Revue française de sociologie

la circulation de génération en génération, entre les hommes, d’un flux de


semence pure de toute souillure féminine qui nourrit les jeunes garçons et les
réengendre plus forts, plus virils. Au cours de ces rites, le Soleil est constam-
ment invoqué et présent. C’est sans les femmes et avec l’aide du Soleil que le
groupe des jeunes hommes réengendre les garçons. Cet engendrement collectif
est en même temps un événement cosmique. La sacralisation du sperme s’ac-
compagne d’une phobie du sang menstruel, perçu comme l’« antisperme » qui
peut détruire la force des hommes. Au total, dans la société baruya, les
croyances relatives à la conception des humains élèvent définitivement le
monde des hommes au-dessus de celui des femmes et s’accordent avec un
élément essentiel du système de parenté : la patrilinéarité (31).
Après avoir présenté de nombreux autres cas issus de différents continents
(Inuit, Trobriandais, Kako du Gabon, etc.), Godelier dégage quelques ensei-
gnements généraux. Le premier est que « dans aucune société, un homme et
une femme ne suffisent à eux seuls pour faire un enfant » (ibid., p. 325). L’in-
tervention d’autres agents, plus puissants que les hommes, est nécessaire pour
que l’enfant soit complet, viable, c’est-à-dire humain : divinités, esprits et/ou
ancêtres (32). Le deuxième constat est que l’individu ne se réduit jamais aux
substances corporelles qui le composent. Il faut prendre en compte selon les
cas une ou plusieurs âmes, le souffle, la force vitale, bref des composantes
non corporelles qui supposent l’action d’agents non humains. En ce sens, les
croyances relatives à la conception des humains ont pour effet d’inscrire l’in-
dividu dans une totalité sociale et cosmique qui déborde l’univers des
rapports de parenté. Elles légitiment aussi l’appropriation de l’enfant par un
groupe d’adultes et la nature du principe de descendance reconnu dans la
société, bien que la correspondance ne soit pas toujours parfaite (33). Troi-
sième élément, le rôle des substances corporelles a un caractère imaginaire et
renvoie à des croyances. Godelier précise ainsi, en accord sur ce point avec
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Schneider, qu’on ne peut généraliser à toutes les cultures la représentation du
sperme comme semence. Il relève dans certaines sociétés (les îles Trobriand
par exemple) (34) le rôle important de la nourriture, de l’ingestion de certains

(31) Ainsi, le lien de descendance, qui passe reprises (pp. 30-31, pp. 260-261, p. 333), mais
exclusivement par les hommes, lie des hommes n’y accorde guère d’importance dans la suite de
qui partagent le même sang parce qu’issus du ses analyses, comme le remarque très justement
même sperme. De la même manière, le mariage Allard (2006).
est interdit entre hommes et femmes qui (34) S. P. Montague montre que les
partagent le même sang ou le même sperme. Trobriandais n’ont pas l’équivalent du concept
(32) Godelier observe que dans l’Occident occidental de « parent » et ne croient pas
chrétien, pour sortir du péché originel et retrouver qu’une relation de parenté puisse se fonder sur
la voie du salut, l’enfant va devoir être réengendré le partage d’une même substance biologique
une deuxième fois par Dieu et par l’Église. Cette comme le sperme, le sang ou le lait. En
seconde naissance s’accomplit par le sacrement revanche, le régime alimentaire et les pouvoirs
du baptème (et doit être maintenue toute la vie, magiques qui lui sont associés ainsi que les
chez les catholiques, par la pratique de la relations d’échange dans lesquelles l’individu
confession). En conséquence, l’enfant acquiert de est engagé sont décisifs dans la classification de
nouveaux parents par de purs liens spirituels : son la parenté trobriandaise. Voir l’article de
parrain et sa marraine (ibid., p. 329, pp. 351-360). Montague dans Incidence : « La classification
Voir aussi Fine (1994). de la parenté trobriandaise et le relativisme
(33) Godelier le reconnaît à plusieurs culturel de David M. Schneider » (pp. 51-73).

600
Jean-Hugues Déchaux

mets et de la terre qui, fertilisée par la chair des morts, a porté en elle la subs-
tance de ces aliments. Ces représentations, arbitraires comme les mots d’une
langue, sont évidentes pour les indigènes. Elles se matérialisent dans des
institutions et des pratiques.
Dernier point, le plus fondamental pour Godelier, ces substances (corpo-
relles ou non) nécessaires à la conception des personnes fabriquent des corps
sexués : « [Elles] constituent autant d’attributs sociaux des sexes transformant
les sexes en “genres” » (ibid., p. 337). Elles créent des inégalités fondamen-
tales qui s’expriment par des rapports de domination et de subordination entre
les individus selon leur sexe, comme on le voit chez les Baruya. Les représen-
tations de la conception des humains ne sont pas simplement liées aux
rapports de parenté. Elles répondent à des enjeux sociaux qui dépassent la
seule parenté et concernent l’ordre social et sa reproduction. Les représenta-
tions des corps, des diverses substances qui les composent, participent à l’éla-
boration d’un ordre non seulement sexuel mais aussi social et cosmique. « De
ce fait, le corps humain se trouve au point de rencontre des rapports de
parenté et des rapports politico-religieux (35), marqués par toutes les formes
de pouvoir, quotidienne ou rituelle, qui s’exercent dans les sphères de la vie
publique et privée » (ibid., p. 268). Sont logés au cœur des rapports de
parenté des enjeux sociaux qui n’ont pas leur origine en eux. Mais c’est par
eux que la société peut en partie se reproduire. Dans toute société, une
« double métamorphose » (ibid., p. 508, pp. 528-529) est ainsi à l’œuvre :
d’une part, du social devient du parental, en ce sens que des rapports sociaux
pénètrent dans les rapports de parenté et les subordonnent à leur reproduc-
tion ; d’autre part, tout ce qui devient parenté s’imprime dans les corps, fixe
la différence des sexes et transforme le sexe en genre.
À ce stade, une première confrontation avec Schneider s’impose. Godelier
est d’accord avec lui pour soutenir qu’aucune société, aussi « primitive » soit-
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elle, n’est fondée sur la parenté. Les « kin-based societies » n’existent que
dans les comptes rendus ethnographiques. Pour autant, et sur cette question,
Godelier récuse Schneider, la parenté n’est pas qu’une invention des anthro-
pologues occidentaux. Elle existe au croisement des modes de descendance,
des règles de mariage et des représentations de ce qu’est un enfant, renvoyant
à un soubassement à la fois biologique et social, bien que d’autres réalités
(matérielles, politiques, religieuses) soient logées en elle et se reproduisent en
même temps qu’elle. Il résulte de cela que, tout en étant spécifiques, les
rapports de parenté ne sont nulle part complètement autonomes. Les rapports
sociaux qui les investissent leur donnent des contenus à chaque fois diffé-
rents : entre un paysan qui n’a rien à transmettre et un seigneur qui a des
titres, des terres et une généalogie glorieuse à léguer, la parenté n’a évidem-
ment ni le même sens, ni la même fonction sociale. Il faut donc être très

(35) Godelier définit le domaine politico- comme un tout. L’enjeu est d’assurer la conti-
religieux, expression qu’il emploie très souvent, nuité des rapports sociaux, la reproduction et la
comme étant l’ensemble des pratiques qui transmission de l’ordre social (ibid., p. 268,
agissent ou prétendent agir sur la société prise pp. 488-489).

601
Revue française de sociologie

prudent avant de se risquer à toute affirmation générale sur l’importance de la


parenté dans telle ou telle société.
Ces analyses, qui contestent sur certains points la radicalité de
Schneider (36), s’appuient sur les très nombreux travaux qui, dans les études
sur la parenté, se sont consacrés depuis les années quatre-vingt à l’analyse des
représentations de la personne et de la conception des humains. Une bonne
part d’entre eux se réclament pourtant de Schneider, reprenant à leur compte
sa critique de « la raison généalogique ». L’usage qu’en fait Godelier diffère
cependant des objectifs que l’anthropologue américain s’assignait. Les
symboles et les représentations de la culture (par exemple les croyances rela-
tives à la procréation) n’ont pas à être isolés de l’analyse des comportements
sociaux et des nécessités pratiques auxquelles ils répondent. Godelier insiste
avec raison sur le fait que les représentations de la conception des humains
sont investies d’enjeux sociaux et matériels qui les débordent et qui ont trait à
l’ordre social et à sa reproduction. Cela confère à ses analyses une orientation
matérialiste diamétralement opposée à l’intellectualisme de Schneider. Cette
nécessité d’articuler analyse des représentations et analyse des relations,
symboles et actions, est encore plus nettement assumée par des travaux qui
voient dans la parenté le fruit de pratiques et d’expériences socialement
situées, c’est-à-dire d’un processus social qui se construit (et se détruit
parfois) à partir des relations entre les individus.

La parenté comme pratique

Avec Florence Weber, nous changeons d’univers pour nous intéresser à la


parenté en milieu occidental, en France précisément. Le livre, intitulé Le
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sang, le nom, le quotidien (2005), se présente comme « une sociologie de la
parenté pratique ». La « parenté pratique » désigne l’ensemble des obligations
et des sentiments qui donnent sens et efficacité aux liens officiels de parenté
ou qui créent d’autres liens (37). Elle est une somme d’expériences sociales
qui débordent l’ensemble des règles de parenté (morale familiale, droit).
« Analyser la parenté pratique, c’est d’abord restituer les mots de chacun, les
mots de l’expérience, les mots de l’interaction. […] C’est réfléchir sur les
cadres collectifs des expériences et des interactions singulières. » (Weber,
2005, p. 15). La recherche de F. Weber porte donc sur la « genèse des senti-
ments de parenté » et vise à identifier les « cadres cognitifs des interactions et

(36) Godelier critique Schneider de façon des analyses de Schneider et de sa critique du


très véhémente, et ce dès l’introduction du livre « biocentrisme » occidental.
(pp. 28-32). Il est vrai que les points de (37) Voir le glossaire qui figure en intro-
désaccord sont nombreux : la parenté est-elle duction du livre (pp. 7-8). Cette attention à ce
ou non autre chose qu’un mot ? Peut-on dire que l’on fait de la parenté, aux sentiments et
qu’elle ne renvoie à aucun soubassement biolo- obligations forgées dans l’expérience des
gique ? Ceci dit, l’intérêt que manifeste relations de parenté, peut être rapprochée des
Godelier pour l’étude des croyances relatives à positions théoriques de P. Bourdieu dans
la conception des humains est directement issu Raisons pratiques (1994).

602
Jean-Hugues Déchaux

des échanges » entre parents. Sont ainsi repérés différents cadres cognitifs (ou
registres de la filiation) et différentes logiques de fonctionnement collectif qui
parfois se recouvrent et le plus souvent se côtoient de façon complexe.
La méthode d’investigation est originale : elle repose sur l’analyse de huit
cas correspondant à des situations familiales limites où rien ne va de soi. Ces
cas, qui se rapportent à différents moments du cycle de vie (la naissance, l’en-
fance, la dépendance liée au grand âge ou à la maladie, le décès) mettent en
évidence la complexité des sentiments de parenté, leur relative incohérence,
les tensions et les conflits entre protagonistes par exemple à l’occasion des
activités domestiques de prise en charge. Ils forment l’équivalent d’une expé-
rimentation naturelle où l’on peut relever ce qui d’ordinaire est tu ou
confondu. Chaque cas fait l’objet d’une analyse fouillée. Au total, cinq chapi-
tres sur sept leur sont consacrés, ce qui confère à la recherche une orientation
très ethnographique (38). L’auteur en tire cependant divers enseignements
généraux, disséminés au fil des analyses de cas, puis récapitulés pour la
plupart d’entre eux dans les deux derniers chapitres. Ce sont ces
enseignements qui retiendront notre attention.
Reprenant les conclusions de ses travaux antérieurs (Weber, 2002 ;
Gramain et Weber, 2003), F. Weber identifie trois types d’appartenance fami-
liale ou logiques de fonctionnement collectif qui se manifestent à l’occasion
des situations étudiées : la lignée, la parentèle, la maisonnée. Ils coïncident
avec des sentiments de parenté distincts sur le plan analytique. La lignée s’ex-
prime par un sentiment d’affiliation symbolique (là d’où je viens), la paren-
tèle par un sentiment électif (toi et moi) et la maisonnée par un sentiment
d’appartenance quotidienne (chez nous). Fort classiquement, la lignée fait
référence à la transmission et à l’affiliation, et la parentèle à un réseau
égocentré de relations dyadiques (39). Plus originale est la notion de
maisonnée. Le terme, qui met l’accent sur la résidence ou la proximité locale
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ainsi que sur la dimension économique du groupe ainsi constitué, est inspiré
de l’anthropologie économique néo-marxiste des années soixante-dix et
quatre-vingt (40). La maisonnée désigne « un collectif de personnes effective-
ment mobilisé autour d’une cause commune, quel que soit le motif de cette
mobilisation » (ibid., p. 150). Ce peut être la prise en charge d’un malade ou
d’un vieillard, le projet de construction d’une maison, les études ou l’installa-
tion d’un jeune, etc. La maisonnée est un groupe instable, parce que la cause

(38) La succession des analyses de cas, de Godelier. La lignée (plus précisément le


toujours très informées (des graphes de parenté lignage) est un groupe permanent, assimilée
auraient toutefois pu être introduits) obscurcit dans la littérature classique à une « personne
parfois le fil directeur de l’ouvrage. La dissémi- morale » du moins dans ses rapports avec les
nation des enseignements généraux, puis leur autres lignées. Au contraire, la parentèle est un
reprise en fin de livre, donne le sentiment d’une réseau centré sur l’individu, sans permanence et
certaine redondance. Le livre aurait sans doute ouvert, ses limites dépendant d’un grand nombre
pu être plus court et aller plus directement à de facteurs sociaux. Voir Godelier (2004).
l’essentiel. (40) Voir en particulier Meillassoux (1975)
(39) Les deux termes font partie du vocabu- et, plus spécifiquement, Barthélemy (1988) au
laire établi de l’anthropologie de la parenté, sujet de la transmission de l’exploitation en
comme on peut le constater à la lecture du livre milieu agricole.

603
Revue française de sociologie

commune peut disparaître et que ses contours ne sont pas fixes. Parmi les
individus qui y participent, certains sont liés par le nom ou le sang, d’autres
uniquement par une relation élective qui ne relève pas de la parenté consan-
guine ou d’alliance (un voisin ou même une personne rémunérée, par exemple
une nourrice). Dans tous les cas, le groupe se fonde sur la division du travail
domestique et la répartition des ressources entre ses membres. Il incarne une
forme de solidarité pratique au quotidien.
L’identification de ces collectifs familiaux, qui ne correspondent que très
rarement aux frontières du ménage (41), est cruciale aux yeux de F. Weber,
car elle permet de prendre la pleine mesure des appartenances dans l’analyse
de la production domestique et plus largement des relations de parenté.
Contrairement aux modélisations économiques, trop promptes à réduire les
liens de parenté aux seules relations interindividuelles, F. Weber cherche à
repérer les différents groupes au nom desquels chacun agit et les places qui
informent les actes. Un dialogue critique est ainsi établi avec l’économie et la
collaboration qui d’ores et déjà s’est engagée avec elle devrait être en mesure
de mieux expliquer ce que font les individus en situation de parenté (42) :
comment les relations se construisent-elles, se transforment-elles en collectifs
(épisodiques ou durables) et quel type de pratiques sociales produisent-elles ?
Afin de comprendre la manière dont se construisent ces collectifs de
parenté, F. Weber s’intéresse aux cadres cognitifs et moraux (43) qui instrui-
sent les actions. Ceux-ci peuvent être rapprochés des symboles de Schneider
(dans American kinship) et des représentations de Godelier. À ceci près toute-
fois qu’ils ne relèvent pas de la seule culture (comme c’est le cas chez l’an-
thropologue américain), qu’ils font intervenir très concrètement différents
aspects du contexte sociopolitique (position de classe, appartenance généra-
tionnelle, droit de la famille, législations sociales, etc.) et ne constituent
qu’exceptionnellement des ensembles cohérents (au contraire des représenta-
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tions de la conception et du corps chez Godelier). F. Weber distingue trois
cadres ou « registres de la filiation » qui donnent à l’ouvrage son titre. Le lien
du nom est de nature juridique ; il est institué par l’État et régit la transmis-
sion du nom et des biens. Il dépend en France du mariage ou, à défaut de
mariage, de la reconnaissance de l’enfant, acte de volonté qui a pour effet

(41) Plusieurs ménages ou des personnes parvenir à cerner « dans quelles situations – au
membres de plusieurs ménages peuvent très sens ethnographique du terme – un individu,
bien fonctionner comme une seule maisonnée. loin de poursuivre son intérêt “individuel”, se
À certains égards, la famille « matricentrée » trouve chargé, de façon plus ou moins
des ouvriers londoniens étudiés par Firth consciente et plus ou moins volontaire, d’agir
(1956), Bott (1957), Young et Willmott (1957), dans l’intérêt collectif – et dans l’intérêt de quel
fondée sur l’entraide domestique des femmes, collectif » (Gramain, Lacan, Weber et Wittwer,
en est une illustration. Voir à ce sujet Déchaux 2005, p. 482). Voir aussi Weber, Gojard et
(2001, chap. 3, pp. 47-73). Gramain (2003).
(42) Une recherche est entamée en collabo- (43) Les cadres, nous semble-t-il, sont à la
ration avec des économistes en vue de fois cognitifs et moraux parce qu’ils éclairent et
construire une modélisation des décisions instruisent les décisions individuelles d’une part
familiales de prise en charge des personnes et parce qu’ils fournissent des normes morales
âgées dépendantes. L’objectif théorique est de dotées d’une certaine légitimité d’autre part.

604
Jean-Hugues Déchaux

d’inscrire l’enfant dans une lignée et d’entraîner une obligation de soins


(comme le fait le mariage avec les deux lignées des époux). Le lien de sang
est de nature biologique et engage en même temps des affects. Il dépend de
l’évolution des connaissances et des techniques biomédicales (possibilité de
recourir à des tests sanguins pour les recherches de paternité, de dissocier
sexualité et reproduction avec la procréation médicalement assistée), mais
aussi des normes sociales, juridiques et psychologiques (44) relatives à la
parenté. À ces deux registres, le nom et le sang, qui évoquent l’ordre de la loi
et celui de la nature chez Schneider (45), F. Weber en ajoute un troisième,
plus volatile, celui du quotidien. Le lien du quotidien n’a pas la permanence
de la volonté individuelle garantie par l’État, ni celle du fait scientifique : il
est affaire de co-résidence, d’éducation, de liens affectifs et matériels (tâches
domestiques, soins donnés et reçus, etc.). Il est directement confronté au
changement des rôles et des mœurs.
C’est l’articulation de ces trois registres de la filiation (46) qui produit la
parenté pratique. Le sang, le nom et le quotidien, que la famille nucléaire dans
son âge d’or était censée réunir, se superposent rarement dans les cas étudiés,
quelles que soient les étapes du cycle de vie concernées. Les individus font
ainsi l’expérience de l’incohérence de la filiation. De ce fait, les sentiments et
les comportements n’ont rien d’évident. Différentes conceptions, plus ou
moins légitimes, de la parenté s’affrontent : qui doit être considéré comme
proche ? qui doit contribuer à la prise en charge de l’aïeul ou du malade, et
dans quelle proportion ? qui est le « vrai » père, celui dont l’enfant porte le
nom (et qui n’est parfois pas le géniteur de l’enfant) ou celui qui vit ou a vécu
quotidiennement avec lui ? qui a vocation à hériter ? etc. Non seulement les
contours du groupe de parenté sont flous ou différents selon les individus et
leurs expériences, mais ils se révèlent mouvants et malléables. Par exemple,
l’appartenance à une maisonnée repose presque toujours sur l’adoption de
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certains et sur l’exclusion d’autres : des circonstances données (maladie,
divorce, veuvage) fixent pour un temps les frontières du collectif de ceux qui
font cause commune et se mobilisent pour faire face à l’épreuve. D’un autre
côté, cette parenté du quotidien peut être littéralement effacée au moment
d’un décès : les liens du quotidien ne pèsent pas lourd face à la parenté offi-
cielle, aux liens du sang et du nom. La mort peut détruire les maisonnées. Elle
assure la préséance des parents officiels sur les parents de cœur.

(44) F. Weber note le rôle croissant de naturelle et légitime faisant l’objet d’une inter-
l’expertise psychologique, voire psychanaly- prétation jurisprudentielle qui va dans le sens
tique, dans les débats relatifs au « droit de d’une banalisation des actions de recherche en
chacun à connaître ses origines » (lié à la paternité). Voir sur ce sujet Laborde-Barbanègre
question controversée de l’accouchement sous (1998).
X) ou à l’homoparentalité. Et surtout, elle (45) Curieusement, Schneider est absent de
souligne l’évolution du droit de la filiation la bibliographie de F. Weber.
depuis les années quatre-vingt dans le sens d’un (46) F. Weber majore sans doute le poids
renforcement de la place du sang dans la de la filiation dans son analyse. On peut
définition juridique de la paternité (la loi du regretter que l’alliance n’occupe qu’une faible
3 janvier 1972 relative à l’égalité des filiations place.

605
Revue française de sociologie

L’histoire de Violette l’illustre (47). Née en 1957 d’un premier mariage


d’Henriette, Violette fut prise en charge dès l’âge de 18 mois par le second
mari de sa mère, Maurice A., qu’elle considérait comme son père. Trois ans
plus tard, deux jumelles naissaient de ce second mariage. En 1982, Maurice et
Henriette divorcèrent. Violette a continué à voir Maurice après le divorce.
Elle vivait dans la maison familiale située en Provence où Maurice et ses deux
filles passaient trois mois chaque année (y résidaient aussi de façon plus ou
moins épisodique les père et mère de Maurice, son frère, sa sœur mariée et ses
deux enfants, ainsi que par moments la mère d’Henriette). En 1984, puis à
nouveau en 1991, après de vives disputes, Maurice mit Violette à la porte. Il
mourut en 1998. Un nouveau conflit survint alors opposant cette fois Violette
à ses deux demi-sœurs au sujet de la mort de Maurice et de sa succession.
Après avoir été exclue de son ancienne maisonnée par Maurice, Violette fut
exclue par les deux jumelles de la lignée A. L’enjeu du conflit était la maison
familiale que les différents occupants se disputaient. Les obsèques de Maurice
ont mis en lumière l’exclusion et l’illégitimité de Violette. Elle prononça un
discours ce jour-là que ses deux demi-sœurs jugèrent déplacé. Tout droit à
l’héritage lui fut refusé. Plus Violette revendiquait sa place de fille aînée, plus
les autres (les deux jumelles surtout) lui rappelaient que cette place était
usurpée : « Mais tu n’es pas sa fille, tu n’as jamais porté son nom, vous ne
vous êtes jamais entendus, tu ne l’as jamais aimé. » (ibid., p. 80). On mesure
à travers ce cas la précarité des contours de la maisonnée, la préséance des
liens de parenté officiels lors du décès et la complexité des comptes de la
succession : le conflit porte sur les normes de partage et le périmètre des héri-
tiers. Pour schématiser, Violette raisonne en référence à une logique de
maisonnée, là où ses deux demi-sœurs raisonnent en référence à une logique
de lignée.
Dans une tentative pour hiérarchiser les trois registres de la filiation,
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F. Weber souligne la force des liens du sang (à laquelle elle ne s’attendait
pas), mais précise que cette force est surtout négative. Le cas de Violette et
d’autres, relatés dans le livre, montrent que l’absence de lien de sang fragilise
les deux autres composantes de la parenté, surtout lorsqu’elles sont déjà
dissociées. Sans lien de sang, la parenté quotidienne dépourvue de fondement
légal est très affaiblie. Inversement, si les deux autres dimensions sont
absentes, le lien de sang seul ne suffit pas à créer un lien de parenté. La vraie
difficulté, déjà signalée dans d’autres études (Le Gall et Bettahar, 2001), est
de cumuler plusieurs filiations. Plutôt que de se conjuguer, les cadres cogni-
tifs et moraux s’opposent, renforçant l’incohérence de la filiation.
La situation de la parenté dans les sociétés occidentales apparaît finalement
beaucoup plus complexe que la vision binaire et statique qu’en donnait
Schneider en 1968. Tout ne se résume pas à la prévalence du lien biogénétique

(47) Le résumé que nous en faisons simplifie volontairement le cas.

606
Jean-Hugues Déchaux

et aux deux ordres symboliques de la nature et de la loi (48). De plus, la


critique s’adressant cette fois à Godelier (bien que son analyse des représenta-
tions du corps et de la conception des humains porte essentiellement sur les
sociétés non occidentales) (49), du fait de leur coexistence, les cadres n’ont
rien d’évident pour les individus. F. Weber conteste l’idée que la filiation
constitue une totalité cohérente de la naissance à la mort. Elle insiste au
contraire sur son caractère processuel : elle se construit (et peut aussi se
détruire) par moments successifs dans la vie quotidienne, selon les événe-
ments et leurs interprétations par les divers protagonistes. Aux périodes de
routine succèdent parfois des périodes de crise au cours desquelles registres et
contours de la filiation se redéfinissent. Transposant la célèbre critique de
P. Bourdieu au sujet des récits de vie, F. Weber écrit : « Comme l’illusion
biographique, l’illusion familiale fabrique du continu avec du discontinu »
(ibid., p. 254). À l’inverse des théories classiques de la parenté, il convient
donc de privilégier le faire sur l’être, ce qui se construit à travers ce que font
les individus plutôt que ce qui est donné, à l’instar de ce qu’avait fait
Schneider dans A critique of the study of kinship reprenant l’analyse du
tabinau chez les Yap. En ce sens, les recherches entreprises par F. Weber
s’inscrivent dans un tournant post-schneiderien et peuvent être rapprochées
des new kinship studies anglo-saxonnes (50). Au centre des débats, revient la
question de la nature de la parenté, qui avait fait l’objet de très vives discus-
sions dans les années soixante.

Qu’est-ce que la parenté ?

Schneider aurait pu être le fossoyeur des études sur la parenté. Le seul fait
qu’elles aient connu un nouveau souffle à partir des années quatre-vingt ne
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doit rien au hasard et suggère que son influence a plutôt été celle d’un

(48) C’est aussi le point de vue d’A. (50) À ceci près que F. Weber n’entend pas
Cadoret dans Incidence : « Une relecture de récuser toutes les notions établies (le sang, le
David M. Schneider à la lumière des nouvelles nom, le quotidien ; la lignée, la parentèle, la
familles » (pp. 105-121). L’évolution des maisonnée) sous le prétexte qu’elles seraient
formes familiales depuis trois à quatre impropres à l’analyse d’une réalité éminemment
décennies en Occident oblige à remettre en fluide. Dès lors, le problème est de ne pas en
cause le modèle de Schneider dans American faire un usage réifiant. Par exemple, la
kinship. L’émergence d’une procréation sans maisonnée (et la cause commune qui la fonde)
sexualité (rendue possible par les progrès de la n’est que ce que les acteurs en font. Elle ne tient
procréation médicalement assistée), la multipli- que par les compromis et rapports de force entre
cation des familles recomposées, l’apparition acteurs, et les règles, toujours susceptibles d’être
de familles homoparentales contribuent à relati- remises en cause, qui en découlent. Une théorie
viser, sans nécessairement la disqualifier, la de la contingence du système d’action ainsi
traditionnelle rhétorique du sang. constitué reste à produire. Il n’est pas sûr qu’une
(49) Dans les sociétés occidentales, telle perspective d’analyse soit réellement
Godelier note toutefois que « l’exercice de la compatible avec le fait d’estimer que la position
parenté est devenu plus difficile » (2004, p. 15) sociale des individus soit toujours un élément
et que « la parenté revêt […] de plus en plus un décisif dans les rapports de pouvoir qui se
contenu social indépendant du biologique ou du nouent entre parents.
génétique » (ibid., p. 569).

607
Revue française de sociologie

rénovateur. En effet, ses contributions, en particulier sur le problème du


rapport entre le biologique et le social, offrent un excellent analyseur des
positionnements théoriques actuels dans le domaine des études sur la parenté.
Illustrons-le en confrontant les analyses de Godelier à celles des new kinship
studies présentées par J. Carsten dans son dernier livre : After kinship (2004).
Face à la « nouvelle vague » qu’incarne Carsten, Godelier figure un certain
néo-classicisme, qui rénove sur certains points l’édifice classique mais lui
reste globalement fidèle.

Le néo-classicisme de M. Godelier

La thèse centrale de Godelier, déclinée dans les différentes parties de son


ouvrage, est que les rapports de parenté « n’existent pas seulement entre les
individus (et entre les groupes auxquels ceux-ci appartiennent, famille,
lignage, maison, caste, etc.) [mais] aussi, et en même temps, en eux »
(Godelier, 2004, p. 92). Ce sont donc à la fois des rapports sociaux (de
descendance, d’alliance, de résidence), ce qu’a toujours étudié l’anthropo-
logie classique, attentive aux fonctions sociales de la parenté, et des représen-
tations relatives à ce que signifie être fils, père, fille ou mère. Celles-ci sont
constituées d’une terminologie de parenté qui permet à chacun de se situer
dans un ensemble de croyances concernant la conception des humains :
comment est conçu un fils, quelle est la part qu’il reçoit de son père, de sa
mère, des ancêtres paternels et/ou maternels, des esprits, etc. ? Selon
Godelier, il est impossible de comprendre la nature et le fonctionnement des
rapports de parenté si on les disjoint des manières dont ils sont pensés et
vécus par les individus. Ces représentations sont intériorisées et incorporées.
« Réalités idéelles », leurs effets dans la vie sociale sont bien réels : elles
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contribuent à produire des rapports de parenté parce qu’elles instaurent entre
les sexes des rapports de complémentarité, d’autorité et de domination, qui
s’exercent dans la parenté et au-delà dans la vie économique, politique,
religieuse.
Le deuxième point-clé de la thèse de Godelier est que la parenté est
ordonnée à la reproduction de la vie. C’est la raison pour laquelle elle ne peut
être dissociée des rapports entre les sexes. Le soubassement des rapports de
parenté est à la fois biologique et social (51). L’anthropologue veut sortir du
« faux débat » (ibid., p. 127) entre les partisans d’une théorie exclusivement
généalogique (i.e. biologique en dernière instance) de la parenté et les parti-
sans d’une théorie exclusivement sociale. On ne peut détacher la parenté de la
sexualité et de la reproduction de la vie : c’est par les rapports de parenté que
les hommes établissent entre eux que la vie humaine se perpétue, que les
sociétés parviennent à régler la succession des générations et l’appropriation
des enfants qui naissent à chacune d’elles. Godelier précise bien que les
représentations de la conception des humains ne relèvent pas de la biologie,

(51) C’est évidemment sur ce point que Godelier se différencie le plus des thèses de Schneider
dans A critique of the study of kinship.

608
Jean-Hugues Déchaux

mais des croyances ethnobiologiques des sociétés. Ce sont en partie des


fictions qui appartiennent à l’idéologie. Par exemple, le concept de sang ou
celui de sperme permet d’écarter certains individus (pourtant parents biologi-
ques) de la formation et de la reproduction des groupes de parenté, et de légi-
timer cette exclusion. C’est en ce sens que la parenté a fort à voir avec les
rapports politico-religieux qui caractérisent la répartition des ressources et des
pouvoirs dans une société. La parenté est donc subordonnée au « système
politico-rituel qui fait exister la société comme telle, comme un tout » (ibid.,
p. 108). Loin d’être un simple « langage » (comme Leach ou Lévi-Strauss
l’ont affirmé), elle fonctionne comme un ensemble de rapports matériels,
concrets, concourant à la reproduction de la vie et de la société.
Cette interprétation qui revient à insister sur la transmission et le rôle de la
parenté dans l’organisation politico-religieuse est plus proche de l’anthro-
pologie sociale britannique (M. Fortes, A. R. Radcliffe-Brown), que de la
théorie structuraliste de l’alliance de mariage (52). Elle conduit naturellement
à une critique de Lévi-Strauss. Godelier affirme à plusieurs reprises que
l’échange, c’est-à-dire l’alliance de mariage, ne peut offrir la seule base théo-
rique à l’analyse de la parenté (ibid., p. 143, pp. 443-459). Pour que la culture
et la société existent, il ne suffit pas de renoncer à épouser ses sœurs et de les
échanger par le mariage, il importe aussi de « s’obliger à ne pas donner ce
qu’il faut conserver pour le transmettre » (53) (ibid., p. 458). Les formes de la
descendance sont d’ailleurs tout aussi culturelles que celles de l’alliance :
elles dépendent de représentations et touchent à des enjeux sociaux relatifs à
l’ordre social.
La critique de Lévi-Strauss se poursuit avec la question de la prohibition
de l’inceste, qui constitue le cœur de la théorie lévi-straussienne (Lévi-
Strauss, [1949] 1967). Sans entrer dans les détails de cette discussion (54),
contentons-nous de souligner ce qui lie la position de Godelier sur l’inceste à
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sa vision plus générale de la parenté. Les deux anthropologues sont d’accord
pour considérer que l’inceste est le noyau de tout système de parenté, mais
pour des raisons différentes. Pour Godelier, la prohibition de l’inceste met en
évidence non pas l’obligation d’alliance par l’échange des femmes (i.e. l’exo-
gamie), mais la nécessité absolue de réguler la sexualité. En effet, la sexualité
humaine présente des caractères spécifiques qui séparent plus nettement que
chez les autres primates la « sexualité désir » et la « sexualité reproduction ».
Suivant en cela Freud, l’anthropologue souligne que le désir sexuel est une
passion égoïste qui divise les individus plus qu’elle ne les unit. En raison de

(52) Pour reprendre les expressions de pas de société sans que certaines choses ne
Dumont dans son Introduction à deux théories soient soustraites à la circulation, qu’il s’agisse
d’anthropologie sociale ([1971] 1988). Les de don ou d’échange marchand.
auteurs britanniques sont parmi les plus cités (54) Discussion à laquelle Godelier ne
par Godelier : Fortes, Goody, Leach, Radcliffe- consacre pas moins de 150 pages. L’interpré-
Brown. Lévi-Strauss et Héritier sont aussi très tation conjecturale des origines de la prohibition
souvent mentionnés, mais à des fins critiques. de l’inceste qu’il propose après avoir critiqué
(53) Godelier reprend ici, l’appliquant à la celle de Lévi-Strauss confère à son propos un
parenté, la thèse développée dans son ouvrage incontestable horizon anthropologique, qui ne
précédent : L’énigme du don (1996). Il n’existe manque pas d’impressionner le lecteur.

609
Revue française de sociologie

son caractère asocial, la sexualité humaine représente une menace pour la


coopération et la solidarité sociales. Dès lors, un travail de socialisation de la
sexualité est indispensable pour assurer la reproduction de l’ordre social.
L’explication n’est donc pas à rechercher dans la biologie ou dans l’émer-
gence de la pensée symbolique (comme chez Lévi-Strauss). Seules des
« raisons sociales » expliquent l’interdit de l’inceste. On comprend ainsi
pourquoi, comme le montre l’analyse des représentations de la conception des
humains, l’ordre social est en même temps un ordre sexuel (55). La prohibi-
tion de l’inceste est au cœur de la parenté, mais ce n’est pas un pur problème
de parenté. Car la parenté est une réponse à la nécessité d’organiser la repro-
duction de la vie et de l’ordre social. L’enjeu social permanent de tout
système de parenté, qui implique de définir des règles organisant la sexualité
humaine, est l’appropriation des enfants par tel ou tel groupe d’adultes.
L’autre point sur lequel Godelier se démarque de Lévi-Strauss (comme
d’ailleurs de Freud) (56) est qu’il conteste que la prohibition de l’inceste soit
le signe du passage de la nature à la culture. La différence avec les primates
les plus proches de l’homme (chimpanzés, bonobos) n’est que de degré.
Certes, la parenté n’existe pas chez ces primates, mais la « promiscuité primi-
tive » qui ferait que tous peuvent s’unir avec tous non plus (57). Selon les
primatologues, les accouplements entre « mère » et « fils » sont très excep-
tionnels et cela semble découler de facteurs sociaux plutôt que biologiques :
l’évitement des accouplements consanguins chez les primates répondrait au
souci de ne pas mettre en péril la bande en avivant les conflits entre mâles.
Ainsi, la prohibition de l’inceste chez les humains n’aurait fait que reprendre
des mécanismes apparus dans la nature, présents chez certains primates, en les
intégrant à des objectifs nouveaux, proprement humains : organiser la coopé-
ration des deux sexes dans l’élevage des enfants et transmettre à ces derniers
des ressources (savoirs, valeurs, richesses, titres, etc.) en vue d’assurer la
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reproduction des rapports sociaux. Loin d’être une rupture radicale, le
passage de la nature à la culture serait donc « une transformation à la fois
continue et discontinue entre l’animalité et l’humanité » (ibid., p. 474).
Au total, sur de nombreux points Godelier est un classique (58) et s’inscrit
clairement dans la tradition anthropologique. Sur la question fondamentale du
rapport entre le biologique et le social, il est l’héritier de la conception,
formulée il y a près de cent cinquante ans par Morgan, selon laquelle la
parenté consiste « en la reconnaissance sociale des faits biologiques ». Il reste
aussi très proche de la théorie britannique des groupes de descendance

(55) C’est la raison pour laquelle l’étude Freud et Lévi-Strauss. Les récentes découvertes
des rapports de parenté ne peut être dissociée de primatologiques concernant les primates les
celle des rapports entre les sexes. plus proches de l’homme (chimpanzés et
(56) Dans Totem et tabou ([1913] 1965), le bonobos partagent avec l’homme 98 % de ses
meurtre du père marque l’origine du tabou de chromosomes) tendent à l’infirmer.
l’inceste et le passage de la nature à la culture. (58) Le fait d’être classique n’est
(57) Cette idée que les premiers humains évidemment pas en soi un reproche. Les
ne vivaient pas en société mais en hordes sciences sociales cèdent souvent à l’excès
marquées par la compétition sexuelle pour inverse marqué par une certaine et regrettable
l’accès aux femelles du groupe est commune à amnésie.

610
Jean-Hugues Déchaux

(descent groups) qui voit dans ces groupes et leurs fonctions des pièces essen-
tielles de l’organisation sociale, ce que Fortes appelait « the politico-jural
system » (59). Enfin, il définit la parenté en termes de reproduction humaine
(de la vie et de l’ordre social). Ajoutons que son intérêt le porte surtout à
étudier la parenté non occidentale, domaine de prédilection de toutes les
théories classiques.
Toutefois, il se démarque nettement des standards de l’anthropologie de la
parenté sur d’autres éléments. Il consacre une grande attention aux représen-
tations de la conception des humains, de la personne et au genre, c’est-à-dire
aux thèmes de prédilection des new kinship studies. Il reprend ainsi à son
compte l’idée que la parenté ne s’étudie pas uniquement par ses fonctions
sociales, mais aussi par ses significations et ses symboles. De plus, il relati-
vise la dichotomie nature/culture, en particulier sur la question de l’origine de
la prohibition de l’inceste. Et pour finir, il dénonce à plusieurs reprises la
« sanctuarisation » de la parenté en clamant que cette dernière est de part en
part traversée par des rapports sociaux et qu’aucune société n’est fondée sur
la seule parenté (60). Sur tous ces points, l’influence (directe ou non) de
Schneider est évidente.
L’édifice finalement composé impressionne par son ampleur et l’immense
érudition mobilisée. Mais la combinaison néo-classique d’éléments standards
et d’autres plus récents, nés d’une critique des premiers, ne le rend-elle pas
bancal ? Non, à une condition : que l’on admette que les représentations et
croyances relatives à la conception, au corps, à la personne sont des idéolo-
gies, c’est-à-dire une vision du monde propre à un groupe, une société (61).
Godelier parle à ce sujet de « réalités idéelles » qui se matérialisent. Il insiste
sur le fait que les rapports de parenté naissent de la « mise en pratique » des
principes contenus dans ces croyances : « […] C’est en mettant en pratique,
en actes si l’on préfère, ces principes que les individus produisent entre eux et
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entre les groupes sociaux auxquels ils appartiennent par la naissance
(familles, maisons, clans, lignages, etc.) des rapports sociaux spécifiques qui
sont précisément les rapports sociaux dits de parenté » (ibid., p. 118). Sans
surprise, puisque les représentations sont supposées produire et justifier les
rapports sociaux, Godelier souligne la correspondance entre les croyances
indigènes et l’ordre politico-religieux ou au minimum le mode de filiation du
système de parenté. Le corps et la sexualité sont mis au service de l’ordre

(59) Ce que Godelier nomme le « politico- parenté à travers l’histoire plurimillénaire,


religieux » ou le « politico-rituel » (voir supra Godelier rejoint les positions de l’anthropologie
note 35) s’apparente au « politico-jural » de néo-marxiste, celle d’un Meillassoux par
l’anthropologie structuro-fonctionnaliste britan- exemple. Les développements consacrés à
nique. On y retrouve la même insistance sur les l’inceste (la mobilisation des données de la
droits et les devoirs liés à l’appartenance aux primatologie, le caractère déterminant des
groupes de descendance et aux positions facteurs sociaux à l’origine de la prohibition de
occupées en leur sein. l’inceste) renforcent cette orientation matérialiste.
(60) En soulignant combien la parenté est à (61) Par idéologie, nous entendons à la
la fois conditionnée par la reproduction sociale suite de K. Mannheim l’univers mental d’un
et y contribue, en concluant son livre en groupe, d’une société, la structure générale des
montrant l’ampleur des transformations de la idées et des croyances partagées en son sein.

611
Revue française de sociologie

social, de son impératif de reproduction. Comme le note O. Allard (2006),


cette argumentation à la fois fonctionnaliste et marxiste évoque Bourdieu,
jusque dans l’importance conférée au corps : les croyances sont incorporées,
elles fabriquent notamment des corps sexués.
Deux critiques peuvent être adressées à cette thèse générale. D’abord,
Godelier passe trop vite sur les incohérences ou les contradictions qui existent
dans les représentations indigènes (62). Il fait comme si ces réalités idéelles
constituaient dans toute société un ensemble homogène. C’est pourquoi il ne
s’appesantit pas sur les cas contraires (63). C’est sans doute aussi pour cette
raison que son analyse de la parenté en milieu occidental déçoit et paraît en
retrait par rapport au reste de la thèse. Il est difficile en effet d’imaginer que
les croyances relatives à la conception, au corps, au partage de substances par
la filiation et plus généralement à ce qui produit le lien de parenté forment un
tout homogène dans les sociétés occidentales modernes. Au contraire, ces
croyances constituent un ensemble flou, composite, changeant, comme le
montre F. Weber. Le cas occidental met donc à mal le modèle de Godelier,
d’où sa relative discrétion sur le sujet : les vingt pages finales (pp. 565-588)
consacrées à « ce qui a changé en Occident » ne proposent guère plus qu’un
état des lieux sans réelle ambition théorique. La deuxième critique touche à
l’impératif de reproduction sociale qui est posé comme une évidence et n’est
jamais discuté. Contre cette vision holistique dans laquelle la société est
d’emblée un tout cohérent qui aspire à se reproduire dans ses structures, on
peut estimer que tout système social (et tout système de parenté) est un ordre
approximatif, un agencement provisoire, non une configuration stable et équi-
librée. Godelier a d’ailleurs du mal à expliquer d’où provient l’impulsion qui
fait évoluer les systèmes de parenté à travers l’histoire. Il avoue ne pas savoir
(ibid., p. 539) et mentionne seulement le rôle des religions en s’appuyant sur
les travaux de Goody ([1983] 1985). Nonobstant ces deux réserves, l’ouvrage
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de Godelier est si riche qu’il s’impose à l’évidence comme une référence
incontournable.

La nouvelle vague des new kinship studies

J. Carsten est avec M. Strathern (64) l’un des chefs de file du courant, prin-
cipalement anglo-saxon, des new kinship studies. Son livre After kinship
(2004) en offre une synthèse (65). Les new kinship studies sont nées d’un

(62) Paradoxalement, car Godelier ne cesse (64) M. Strathern est, comme J. Carsten,
de s’y opposer, la critique vaut aussi pour une spécialiste du monde mélanésien. Elle s’est
Schneider dans American kinship. consacrée par la suite à la parenté en Occident.
(63) Les cas où plusieurs systèmes de Voir Strathern (1992).
représentations coexistent sont présentés (65) Il fait suite à un ouvrage collectif,
comme un tout articulé et fonctionnel. Voir les dirigé par Carsten, qui apparaît comme le
exemples des Khumbo du Népal, des « manifeste » des new kinship studies : Cultures
Telefolmin de Nouvelle-Guinée et du Royaume of relatedness : new approaches to the study of
de Tonga (pp. 287-303). kinship (2002).

612
Jean-Hugues Déchaux

constat : depuis le milieu du XXe siècle, l’anthropologie de la parenté a connu


une dérive techniciste ; elle est devenue un pur savoir académique qui se
détourne de l’expérience familiale ordinaire des gens. Elle a d’ailleurs perdu
la place prestigieuse qu’elle occupait naguère dans la discipline. Les new
kinship studies veulent faire renaître les études sur la parenté en s’intéressant
à des questions négligées par la tradition anthropologique, mais dont l’impor-
tance est aujourd’hui d’autant plus grande qu’elles sont directement liées aux
transformations que connaît la parenté, notamment dans le monde occidental
(recompositions familiales, homoparentalité, procréation médicalement
assistée, etc.) (66). L’expression « after kinship » doit être comprise de deux
façons : une reformulation de ce qu’est devenue la parenté et de la manière
dont elle doit être étudiée (67).
Selon Carsten, les trois concepts-clés des new kinship studies sont le genre,
la substance et la personne (personhood). La question de la signification
culturelle de la parenté est cruciale : comprendre ce qu’est la parenté exige de
s’intéresser aux symboles et catégories indigènes relatifs à la conception de la
personne, au partage de substances, au corps, au genre par l’intermédiaire
desquels les individus donnent sens à leurs liens. Dans cette démarche, la
référence à Schneider est fondamentale : « [He] founded a new kind of study
in the field of kinship. Here the generation of cultural meanings was the
central problem, rather than either the functioning of social groups or the
comparative analysis of kinship terminologies. » (Carsten, 2004, p. 18). L’an-
thropologue américain a ouvert une voie nouvelle mais s’est révélé incapable
de la mettre en œuvre, soit parce qu’il récusait le concept même de parenté,
soit parce qu’il restait prisonnier d’une vision excessivement dualiste l’empê-
chant de saisir la complexité des articulations entre ce qui relève du
biologique et ce qui relève du social.
Ainsi dans son analyse, devenue classique, de la parenté des Malais de l’île
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Langkawi, Carsten (1995) reprend à son compte la critique de « la raison
généalogique » opérée par Schneider, mais se refuse à rejeter la notion de
parenté (68). Elle en propose une approche flexible et processuelle, mettant
en rapport les symboles avec ce que font les individus dans leurs pratiques
quotidiennes : elle souligne le rôle de l’espace domestique, de la commensa-
lité et de la nourriture partagée, en particulier du riz, en montrant qu’existe un
continuum entre le riz, le lait et le sang. Le partage répété du riz au sein d’un
même espace domestique crée des substances corporelles communes (le lait

(66) Précisons toutefois que Carsten rejette se détourne des vraies questions : celles des
la division entre parenté occidentale et parenté significations culturelles et des pratiques quoti-
non occidentale. Les illustrations retenues par diennes de la parenté. La plupart des auteurs
Carsten se répartissent équitablement entre ces s’illustrant dans les new kinship studies sont
deux univers, que les new kinship studies des femmes.
s’efforcent très souvent de rapprocher. (68) « The material I present on notions on
(67) Il est frappant de constater l’absence relatedness in Langkawi supports much of
de tout graphe de parenté dans After kinship qui Schneider’s argument. In these idea kinship is
se présente pourtant comme un livre de not always derived from procreation. I would
synthèse. La formalisation technique (souvent nevertheless seek to rescue kinship from its post-
hermétique) est rejetée comme une dérive qui Shneiderian demise. » (Carsten, 1995, p. 224).

613
Revue française de sociologie

maternel, le sang), donc de la parenté. Celle-ci ne dérive donc pas uniquement


de la procréation. Biologie et pratiques sociales s’interpénètrent au point
qu’elles ne sont plus dissociables : « Blood is not simply a substance with
which one is born – it is continuously produced and transformed from food
that is eaten. » (Carsten, 1995, p. 234).
Dans le même ordre d’idée, Carsten considère que l’opposition faite par
Schneider entre l’ordre de la nature et l’ordre de la loi à propos de la parenté
euraméricaine est réductrice. Le sang et les substances biogénétiques sont des
symboles à part entière qui demandent à être explorés. Les enquêtes effec-
tuées en Occident montrent d’une part la variété des croyances et d’autre part
l’interpénétration des deux dimensions : celle de la nature, de ce qui est
donné, et celle de la loi, de ce qui est construit, choisi. Par exemple, les jeunes
de Southall, quartier populaire de Londres, utilisent le vocabulaire du cousi-
nage pour désigner différentes relations qui ne relèvent pas toutes de la
parenté généalogique : « Cousins are friends who are kin and kin who are
friends. » (Baumann, 1995, cité par Carsten, 2004, p. 115, pp. 142-144).
Autre illustration, les homosexuels nord-américains s’aménagent une parenté
de substitut entièrement fondée sur des relations électives, mais qui reven-
dique une solidarité et une permanence caractérisant d’ordinaire les relations
de sang (Weston, 1991, cité par Carsten, 2004, p. 115, pp. 144-146). Dans les
deux cas, les registres de la nature et du choix sont mêlés. Parler de parenté
« fictive » ou de « pseudo-parenté », termes parfois utilisés en anthropologie
pour qualifier la parenté spirituelle ou d’autres formes de parrainage (69) est
impropre, car cela présuppose que la parenté « réelle » est celle qui repose sur
les liens biologiques. Ce type de dichotomie est précisément ce que rejettent
les new kinship studies.
Les new kinship studies développent une approche relativiste et culturaliste
dont l’orientation est clairement anti-dualiste. Toutes les oppositions analyti-
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ques à partir desquelles l’anthropologie de la parenté s’est forgée sont criti-
quées comme étant incapables de traduire la façon dont la parenté est
conceptualisée et construite par les indigènes : le donné et l’acquis, le biolo-
gique et le social, la substance et la relation, la nature et la technique, le sang
et la nourriture, et même le sexe et le genre, toutes ces dichotomies sont
jugées réifiantes et condamnées. Dans la réalité, les frontières sont perméa-
bles, malléables. Dans le chapitre consacré au genre, Carsten se fait l’écho de
positions assez radicales qui récusent l’idée que le sexe soit du côté de ce qui
est donné, et donc la pertinence de la distinction entre le sexe (i.e. le donné
biologique) et le genre (i.e. le rôle social). Elle montre que, dans ce domaine
des relations, tout est socialement construit et que les oppositions de genre
dans la parenté sont plus ou moins marquées selon les moments de l’existence
ou les circonstances de la vie familiale : à Langkawi, lors de la naissance et de
la mort, les différences de genre sont très tranchées ; à l’inverse, au cours de
l’enfance et de la vieillesse, elles sont « relativement insignifiantes » (ibid.,
p. 72). De la même façon, la notion de personne doit être purgée des

(69) Voir les analyses de Pitt-Rivers (1973) au sujet du compradrazgo en Amérique latine.

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Jean-Hugues Déchaux

présupposés qui lui sont attachés, surtout en Occident : l’unité et l’intégrité de


la personne. Par le jeu subtil des substances corporelles, de la manière dont
elles se transmettent, se convertissent, se transforment par la procréation, la
commensalité, l’hospitalité, etc., la personne ainsi constituée recouvre une
entité divisible, composite, aux frontières poreuses. Cette malléabilité de la
personne, mise en évidence par l’ethnographie indienne ou mélané-
sienne (70), vaut aussi pour les sociétés occidentales. Par exemple, la
recherche par des personnes adoptées de leurs parents biologiques n’implique
la plupart du temps aucun déni du rôle des parents adoptifs. Un certain
nombre d’entre eux vont même jusqu’à déceler une ressemblance physique
avec leurs parents adoptifs et leurs parents de naissance (ibid., pp. 146-153).
Ce cas illustre la porosité de la notion de personne, mais aussi la fluidité des
frontières entre le biologique et le social, le donné et le construit.
L’attention aux processus, à ce qui relève non pas de l’être mais du faire,
l’intérêt pour ce qui se déroule à l’intérieur de l’espace domestique (sacrifié
au domaine « politico-jural » des clans et des lignages dans l’anthropologie
classique) et plus généralement pour les pratiques quotidiennes, conduisent à
préférer au concept de parenté, qui reste marqué par le biocentrisme, celui
plus franchement sociologique de « relatedness » (71). Il s’agira donc d’étu-
dier comment les individus entrent en rapport les uns avec les autres, établis-
sent entre eux similitudes et différences en se fondant sur des idiomes ou des
ontologies culturelles, bref comment ils construisent leurs liens et leur
donnent sens. Parenté, commensalité, amitié, ethnicité, nationalité n’ont plus
à être opposées a priori. Elles sont autant de modalités, plus ou moins diffé-
rentes ou similaires, de « relatedness » que le chercheur rapproche, confronte.
Incontestablement, les new kinship studies rompent avec la tradition de
l’anthropologie de la parenté en poursuivant l’entreprise de déconstruction
entamée par Schneider. Leur investigation se situe clairement sur le terrain
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des symboles et des catégories culturelles qui sont au fondement de la parenté
dans telle ou telle société. Elles décrivent « un monde purement processuel,
où rien n’est pensé comme donné » (Allard, 2006, p. 19). Sur ce plan, Carsten
s’oppose à Godelier qui, lui, se refuse à éliminer toute référence à la repro-
duction de la vie. Il y a là, dans ce rapport à l’anthropologie standard de la
parenté, une profonde ligne de clivage. Si stimulants soient-ils, les choix
théoriques audacieux des new kinship studies posent cependant quelques
problèmes épineux. Inspirés par le courant post-moderniste (72), rétif à tout

(70) Les travaux de Strathern (1988) (71) Ce concept renvoie au verbe to relate
consacrés à la notion mélanésienne de personne qui signifie être lié à. Il figure déjà dans
insistent beaucoup sur le caractère divisible et l’article de Carsten de 1995 consacré aux
composite de la personne (the partible person). conceptions indigènes de la parenté chez les
Elle montre en particulier que les substances Malais de Langkawi. Il est repris dans le titre
qui participent à la conception de la personne du « manifeste » des new kinship studies : voir
comme la nourriture, le sang, le lait, le sperme Carsten (2002).
prennent différentes formes mâles et femelles. (72) Carsten cite C. Geertz et B. Latour
Elles circulent, s’échangent et sont donc parmi les théoriciens qui ont influencé les new
détachables des corps individuels qui n’en sont kinship studies.
que le vecteur.

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Revue française de sociologie

substantialisme, ils se figurent le réel sous le prisme de la fluidité, de la


malléabilité, du relationnel. Tout est mouvement, processus. Même le donné
est construit, précisément comme quelque chose de donné. Cette approche
tend à diluer toutes les catégories analytiques, toujours suspectées de réifier le
cours fluide du réel. Ce dernier paraît alors insaisissable et, à la limite, inqua-
lifiable. Ne reste donc que l’analyse des idiomes indigènes. Toute référence
précise aux pratiques et aux structures réelles se perd dans un océan de
discours, comme le remarque très justement Godelier (2004, p. 117). La
recherche du sens a effacé celle des fonctions. Ainsi, dès lors que l’on consi-
dère que le sexe est socialement construit, que cette construction est un
processus changeant et contingent, comment qualifier les êtres et les relations
étudiés ? S’agit-il de zombis à défaut de savoir s’ils sont hommes ou
femmes ? En quels sens parler de relations de sexe ou de genre ? Et plus
globalement où situer les limites du concept de « relatedness » ? En résumé,
du fait des postulats épistémologiques retenus, la mise en catégorie du réel
(en quoi consiste, au moins pour une part, la science) est rendue impossible,
au même titre d’ailleurs que la comparaison qui a toujours été au cœur des
études anthropologiques.

*
* *

La confrontation des quatre ouvrages présentés dans cette note critique


confirme ce que nous annoncions en introduction : les développements
récents des études de parenté marquent un tournant. La parenté n’est plus
simplement abordée sous l’angle des fonctions et des structures comme une
pièce importante de l’organisation sociale. Elle est aussi envisagée comme un
ensemble de symboles, de catégories, de représentations et de croyances par
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l’intermédiaire desquels les individus construisent les liens de parenté et leur
donnent sens. Cette nouvelle perspective doit beaucoup à Schneider et aux
discussions y compris critiques que son œuvre a suscitées. Naguère très ancré
au sein de l’anthropologie sociale, l’objet « parenté » a migré vers une anthro-
pologie culturelle d’inspiration plus ou moins post-moderniste.
L’évolution des problématiques, compte tenu de certains excès « décons-
tructivistes » des new kinship studies soulignés plus haut, nous invite à
défendre une voie médiane nécessitant d’articuler fermement analyse des
représentations culturelles et analyse des relations sociales. La parenté est un
système d’action parce qu’elle est une configuration relationnelle dans
laquelle toute action de A dépend de celle des autres et les influence à son
tour ; elle est aussi un système de symboles parce que les relations entre
parents (i.e. les actions engagées par les uns et les autres) sont indissociables
d’un ensemble de concepts indigènes qui définissent ce qu’est la parenté pour
les individus. Cette volonté de prendre en compte les deux niveaux d’analyse
(assez banale dans les intentions affichées, moins dans les réalisations empiri-
ques) est présente chez Godelier et surtout chez F. Weber. Mais le simple
constat de tensions et de contradictions normatives, de l’instabilité et de la

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Jean-Hugues Déchaux

variété des groupes de parenté constitués fragilise l’hypothèse trop mécaniste


qui doterait les symboles d’une fonction idéologique destinée à légitimer le
système d’action.
Ce type d’investigation consistant à aborder la parenté comme système
d’action et comme système de symboles sans préjuger a priori de leur
congruence (73) convient tout particulièrement au contexte occidental actuel.
La parenté occidentale se caractérise en effet depuis deux à trois décennies
par un affaiblissement institutionnel, une perte d’emprise des normes statu-
taires (légales ou non), situation qui oblige l’analyste à être très attentif à la
manière dont les individus construisent leur parenté. La nécessité d’articuler
action et pensée, pratiques et symboles apparaît cruciale dans l’analyse des
nouvelles formes de parenté résultant des familles recomposées, « homopa-
rentales » ou des aides médicales à la procréation avec dons de gamètes (74).
Désormais, les principaux enjeux en matière d’étude de la parenté (en
Occident du moins) se situent sans doute ici.

Jean-Hugues DÉCHAUX
GLYSI-safa – Institut des Sciences de l’Homme
Université Lumière Lyon 2
14, avenue Berthelot – 69363 Lyon cedex 07

Jean-Hugues.Dechaux@univ-lyon2.fr

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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(73) Par exemple, en France dans les paren- Voir Déchaux (1997, chap. 8 et 9, pp. 247-304 ;
tèles contemporaines, le symbolisme du sang et 2006).
de la substance commune peut être associé à (74) Voir en France sur ce sujet : Fine
une « affiliation lignagère » ou au contraire à (1998) ; Fine et Ouellette (2005) ; Mailfert
une « affiliation subjectiviste » dépourvues de (2002) ; Martial (2003).
normes dynastiques visant à perpétuer la lignée.

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