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SCHOLA CANTORUM

Diplôme Supérieur de Danse-Thérapie


Décembre 2010

Le Corps qui chante - la Voix qui danse


Le pouvoir libérateur du chant et de la danse
Cornélia Lesauvage

Sous la direction de Sylvie Garnero


Avec la collaboration de Catherine Deschamps
Introduction........................................................................................................................1

I « Le Corps qui chante - la Voix qui danse »................................................3


1. Exercices et expériences en groupe......................................................................................3

1.1 Ressourcement par les sons et la danse................................................................. 3

1.2 Analyse et réflexion................................................................................................. 4

2. Une expérience en cours individuel : Martha et la femme loup.......................................6

2.1 Exploration des sons graves................................................................................... 6

2.2 A pas d’éléphant...................................................................................................... 7

2.3 La Femme Sauvage................................................................................................. 7

II Intervention dans une clinique psychosomatique.................................9


1. Le cadre..................................................................................................................................9

2. Jeu de balle............................................................................................................................9

2.1 Présentation de l’exercice.....................................................................................10

2.2 Reflexion et analyse...............................................................................................11

2.2.1 1ère séquence..........................................................................................11

2.2.2 2ème séquence ..................................................................................... 13


2.2.3 3ème séquence.........................................................................................15

2.2.4 4ème séquence ..................................................................................... 15


2.2.5 5ème séquence.........................................................................................17

3. Un parcours en danse-thérapie avec Sabine.....................................................................19

3.1 Anamnèse............................................................................................................... 19

3.2 Son parcours thérapeutique à la clinique........................................................... 19

3.3 La danse-thérapie basée sur des hypothèses.......................................................20

III Un atelier auprès d’enfants autistes.......................................................... 28


1. Présentation de l’association..............................................................................................28

2. L’objectif de l’association...................................................................................................28
3. Atelier « Musique, gestes et expression »..........................................................................28

3.1 Le cadre..................................................................................................................28

3.2 Les objectifs de l’atelier........................................................................................29

3.3 Déroulement de l’atelier....................................................................................... 29

3.4 Analyse – questionnement – étayage théorique..................................................31

3.4.1 1ère séquence : accueil..............................................................................31

3.4.2 2ème séquence : bercement........................................................................31

3.4.3 3ème séquence : le cerceau et le balancement...........................................33

3.4.4 4ème séquence : chant et rythme...............................................................36

3.4.5 5ème séquence : « petit train »...................................................................42

4. A la rencontre d’Arwin.......................................................................................................45

4.1 Anamnèse............................................................................................................... 46

4.2 Observations d’Arwin pendant l’atelier............................................................. 46

4.3 Analyse et réflexion............................................................................................... 47

4.3.1 La peau psychique : quand la première enveloppe fait défaut................47

4.3.2 Constitution saine d’une enveloppe psychique.......................................49

4.3.3 Les fonctions du Moi-peau......................................................................50

Conclusion.........................................................................................................................52
Introduction
En tant que musicienne, j’ai d’abord enseigné la flûte traversière, le chant et le solfège. Je me
suis aperçue que mes élèves adultes présentaient des problèmes de rythmes importants.
Cela m’avait incitée à créer des ateliers intitulés « Le Corps qui chante - la Voix qui danse »
qui proposaient un éveil musical pour adulte. Cet atelier avait, en plus du travail de rythme et
de la technique vocale, l’objectif de permettre à la personne de se détendre et de s’épanouir
par le chant et la danse. En parallèle j’ai donné des cours de chant aux enfants et aux adultes.

Au fil des années, je me suis aperçue qu’une synergie entre la voix et le mouvement, dans un
cadre à la fois bienveillant et ludique, tout en utilisant la relaxation, pouvait avoir des effets
libérateurs en dénouant les tensions physiques et psychiques chez les participants.
Encouragée par les bénéfices du chant et de la danse, je souhaitais aller plus loin dans mon
désir d’aider les personnes à se libérer de leurs inhibitions et manque de confiance, afin
qu’elles puissent devenir plus créatives et épanouies.

Je me suis demandée, à l’époque, si certains de leurs blocages provenaient de leur


inconscient. Pour trouver une réponse, j’ai effectué une formation en art-thérapie qui utilise
essentiellement le « dessin non-guidé », les instruments de musique et l’analyse des rêves.
Quelques années plus tard, en exerçant en tant qu’art-thérapeute, je souhaitais proposer des
ateliers incluant la danse comme médiation. Ayant moi-même, en dansant, expérimenté la
possibilité d’exprimer mes émotions et ma « force de vie », je me suis interrogée sur les
effets libérateurs et thérapeutiques de la danse. Ce questionnement m’a conduit à la
formation en danse-thérapie. Cette formation m’a amenée à côtoyer deux publics; lors de
mon premier stage j’ai rencontré des personnes avec des « troubles du comportement et des
conduites » et durant le deuxième stage, des enfants autistes.

Je me suis donc posé la question : en quoi le chant et la danse peuvent-ils interagir sur ces
divers publics ? Pour trouver des réponses, je vais m’appuyer sur mes deux stages ainsi que
sur mes expériences dans le domaine du « bien-être ». Les auteurs France Schott-Billmann,
Trudi Schoop et Benoît Lesage utilisent des outils de médiation semblables aux miens. Je me
suis donc inspirée de leurs expériences et de leur théorie pour étayer mes réflexions.

Le chant et la danse ne seront pas abordés ici sous leurs aspects techniques ou artistiques.

Ce qui me paraît important, c’est d’utiliser le chant et la danse comme des médiateurs qui
facilitent l’émergence de l’inconscient. Pour cela, il est nécessaire que l’impulsion vienne de
l’intérieur (de la personne). Le chant et la danse sont donc vus ici comme des outils
imprévisibles et instinctifs, dont le but est l’expression de l’Etre pour une meilleure
connaissance de soi et un meilleur rapport au monde. Je rejoins Rudolf Laban lorsqu’il dit
que la danse est un outil pour « révéler et équilibrer l’être profond de chacun par une
pratique appropriée, en utilisant la danse comme instrument de connaissance et
d’harmonisation1 ». J’élargis également cette citation au niveau du chant.

Pour mettre en avant les aspects spontanés des vecteurs chant et danse, je préfère
l’utilisation des expressions « mouvement dansé » et « voix chantée ». Ils sont des outils
privilégiés pour exprimer notre sensibilité, ce sont des médiateurs chargés en émotion plus
ou moins retenue et refoulée. Mon approche par ces deux moyens d’expression est en
premier lieu une rencontre avec soi-même.

Pour mon étude, j’ai choisi de m’appuyer sur mes pratiques et d’en dégager les liens
théorico-cliniques afin de spécifier les apports du chant et de la danse auprès de divers
publics.

Je développerai dans une première partie un atelier proposé dans une maison de quartier,
suivi d’un cours de chant en individuel. La seconde partie portera sur un stage effectué dans
une clinique psychosomatique en Allemagne, où je détaillerai plus particulièrement un
travail en groupe. Dans ce cadre, je présenterai la problématique d’une patiente, puis
j’évoquerai l’hypothèse d’un parcours en danse–thérapie avec elle. En troisième partie,
j’aborderai mon stage avec les enfants autistes, où je mène un atelier autour de la musique
et du mouvement. Dans ce chapitre j’étudierai plus particulièrement le cas d’Arwin. En
conclusion, je dégagerai les éléments spécifiques qui émanent de mes observations et qui
montrent les bénéfices et les limites de ma démarche.

1
Rudolf Laban, La danse moderne éducative, 2003, Ed. Complexe et Centre national de la danse, pp. 8, 10
I « Le Corps qui chante - la Voix qui danse »

La première fois où j’ai pu me rendre compte du pouvoir libérateur du chant et de la danse a


été en tant que professeur de chant. Je vais ici relater deux expériences : l’une, dans le cadre
de mes ateliers collectifs « le Corps qui chante - la Voix qui danse », l’autre, dans un cours
individuel.

1. Exercices et expériences en groupe

Les exercices expérimentés au sein de mon atelier hebdomadaire, réunissant le chant et la


danse, m’ont montré les nombreux bénéfices pour mes participants. Dans l’exercice suivant,
j’évoque la synergie entre la voix, la respiration, la visualisation et la relaxation. S’ajoutent
dans un deuxième temps (à l’intérieur d’un même exercice), le mouvement dansé et la
musique.

1.1 Ressourcement par les sons et la danse

L’exercice commence par une relaxation en position allongée sur un tapis de sol. Je nomme
une par une les différentes parties du corps de mes participants. Ensuite je leur demande
d’inspirer profondément et d’imaginer l’oxygène emplissant leur bras gauche, comme s’ils
voulaient remplir chaque cellule. Sur tout le temps de l’expiration, ils chantent le son
phonétique « ayom ». Pendant l’émission de ce son, ils restent présents mentalement dans
leur bras gauche. Ce parcours se répète quatre fois. S’en suit la proposition de comparer les
deux bras au niveau des sensations (souvent ils ressentent le bras gauche plus vivant, plus
« vibrant » et plus présent). Ils continuent de chanter à nouveau quatre fois dans le bras
droit, ensuite dans les jambes, le dos, le ventre, le ventre combiné avec l’estomac, la poitrine
et la tête, etc. Je leur suggère d’être attentif à d’éventuelles manifestations au niveau des
sensations dans leur corps et dans leur respiration et d’observer leur « qualité de présence ».
Après quelques instants de silence, je fais sonner un bol chantant, qui leur permet de se
laisser envelopper par ces sons apaisants et harmonisants (les sons du bol chantant ont la
propriété de permettre à la personne de se sentir enveloppée et unifiée, ces vibrations
bienfaisantes facilitent un « lâcher prise » au niveau d’un mental qui veut tout contrôler).

Pour permettre à mes participants de se resituer dans l’espace et dans le temps, je nomme
les différentes parties du corps qui sont en contact avec le sol ou avec la chaise. Puis, en
bougeant les doigts et les orteils et en prenant une grande respiration, j’invite chacun à
s’étirer, à bailler et, tout en étant à l’écoute de son corps, à bouger.

Dans la suite de la relaxation, je leur propose de se mettre, en binôme debout, face à face, à
environ deux mètres de distance. Je choisis une musique lente et planante. Le partenaire A
du binôme, s’inspirant de la musique, crée avec ses bras et ses mains des mouvements lents,
représentant des formes géométriques simples dans l’espace : des cercles, des carrés, des
triangles, des spirales, des lignes horizontales et verticales… Les deux mains peuvent faire
des mouvements en opposé, ou en parallèle. Le partenaire B imite le mouvement de A, sans
chercher à bien faire. Petit à petit, les mouvements géométriques font place à des
mouvements inspirés et libres. Le bas du corps suit peu à peu les mouvements du haut du
corps. Il s’agit d’entrer dans une danse lente en accompagnant chaque geste par d’amples
respirations. Après quelques minutes d’improvisation libre, les rôles s’inversent. A la fin de
l’exercice, un échange verbal a lieu entre les deux partenaires et un partage du vécu avec
tout le groupe termine l’exercice. J’ai recueilli leurs témoignages : « j’habite davantage mon
corps » ; « il y a un silence agréable dans ma tête » ; « je me suis senti dans une autre
dimension » ; « je me sens plus ancrée » ; « je me sens léger et j’ai l’impression de voler » ;
« je me sens plus rassemblée » ; « je me sens plus paisible » ; « je me suis senti libre » ; « je
pouvais laisser aller mon corps ».

1.2 Analyse et réflexion


Synergie

Cette synergie entre la respiration, les sons, la visualisation, la lenteur et les mouvements
dansés permet au « chanteur » d’avoir accès à son ressenti et de « s’habiter » à nouveau. Je
vais tenter d’expliquer ce qui se passe plus précisément.

Il est essentiel, de donner de l’importance à son corps et à ce qu’on ressent à travers lui. En
visualisant par exemple pendant quelques minutes un trajet dans le bras gauche, rythmé par
la respiration et les sons, la conscience corporelle dans ce bras augmente. Plus le
« chanteur » reste concentré sur ce trajet, plus la sensation dans le bras devient vivante,
vibrante et chaude. Ensuite, il suffit d’inciter le chanteur à laisser danser ses bras librement
en restant toujours relié à son ressenti, pour que les bras se lèvent sans intervention du
mental, sans effort. C’est comme si les bras avaient leur propre vie, possédaient une forme
d’intelligence émotionnelle et une forme d’intuition. Si le « chanteur » est capable de faire
confiance aux mouvements de ses bras, il entre dans un véritable « lâcher prise » qui va le
détendre physiquement et psychiquement. La respiration se calme, en devenant de plus en
plus profonde, elle éloigne le besoin de penser à quoi que ce soit. Les sens tactiles, l’ouïe et
l’odorat s’aiguisent. Le chanteur vit un état d’être, que des personnes, qui font du qi gong, du
tai chi, ou encore du « yoga du son » connaissent. Cette technique se rapproche de la
méditation active ou de la méditation dynamique.

Le mouvement lent et conscient réveille des blocages énergétiques qui sont reliés à la
mémoire corporelle. Le besoin de faire tel ou tel mouvement se fait sentir et cela se fait
inconsciemment. Ces mouvements lents peuvent faire émerger des douleurs ou des tensions
physiques. Ces douleurs sont l’expression d’émotions refoulées. La danse libre,
aboutissement de ces mouvements lents, libère souvent la personne des douleurs et des
émotions.

L’importance d’une chronologie


Je souhaite expliquer la raison pour laquelle je commence un atelier par la relaxation et non
par la danse libre.

L’efficacité de cet exercice et ses effets libérateurs résident à la fois dans la chronologie des
composants et dans leur synergie : la plupart des participants de mon atelier viennent dans
un état de stress et de fatigue important. Pour profiter des effets libérateurs de la danse, ils
doivent d’abord se retrouver avec eux-mêmes en s’intériorisant par la respiration lente et
consciente. En étant attentif à leur « état intérieur », c'est-à-dire à l’écoute des éventuelles
tensions ou douleurs dans le corps et en observant également leur « qualité d’être » du
moment, un lien entre le corps et l’esprit peut se faire. Ce lien facilite le vécu corporel au
moment de la danse.

Avant d’entrer dans une improvisation libre, il est également important pour moi de
proposer d’abord, ce qu’Elke Willke2 appelle « die inhaltsgebundene Improvisation », qu’on
pourrait traduire par « une improvisation liée à un contenu ». Elke Willke explique que
beaucoup de patients se sentent trop sollicités dans des improvisations libres et vivent de la
peur et de l’impuissance. C’est pourquoi je fais précéder l’improvisation libre de
mouvements des bras en formes géométriques dans mon exercice.

Conclusion

Le chant relié à la visualisation réveille donc les sensations du corps et produit un effet de
détente et de dynamisation de la personne. Les mouvements lents dansés, en interaction
avec un partenaire, sont souvent vécus comme un outil d’ancrage, facilitant en même temps
une sensation de légèreté d’être. Il est arrivé qu’un participant débutant s’étonne de son
manque de créativité ou d’un corps trop enfermé dans des stéréotypes de mouvements
répétitifs. Ces prises de conscience leur permettent, à ce moment là, de progresser à leur
rythme tout au long de l’année. Dans les partages de fin d’atelier, les participants évoquent
souvent l’effet libérateur que produisent la combinaison et la variété des exercices proposés.

Les différents éléments de l’exercice sont applicables en danse-thérapie. La partie


« mouvements dansés » peut évoluer vers la technique du « mirroring »3. Je pense tout
particulièrement à des personnes souffrant de troubles névrotiques et psychosomatiques.
Compte tenu des tensions physiques et psychiques qu’elles subissent, la détente,
l’intériorisation et l’expression de soi par la voix et les mouvements dansés peuvent les aider
à se poser. L’exploration des deux médiateurs leur apporte une meilleure connaissance de soi
grâce à une écoute de leurs sensations. En respectant une certaine chronologie, adaptée aux
capacités de la personne, cet exercice peut également être proposé en gériatrie ou avec les
personnes à mobilité réduite, car il peut se pratiquer assis.
2
Tanztherapie, 2007, p. 193
3
Le « mirroring » a été développé par M. Chace et T. Schoop avec des patients essentiellement psychotiques.
Dans cette technique, le thérapeute essaye de « ressentir » son patient en reprenant ses mouvements, son tonus
corporel. Dans un souci d’empathie kinésique, il amène le patient à se sentir compris et accueilli. Un des
objectifs est de proposer d’autres qualités dynamiques du mouvement et des variations dans l’amplitude
kinésique, (que le patient reprend à son tour), pour l’ouvrir à un nouveau vécu.
2. Une expérience en cours individuel : Martha et la femme loup
Je souhaite ensuite parler d’une expérience vécue dans le cadre de mes cours de chant
individuels.

2.1 Exploration des sons graves


Je reçois Martha en cours de chant régulièrement. C’est une femme de 49 ans, longiligne,
dont la voix aigüe traduit un manque d’énergie « yang4 ». Dans sa vie quotidienne, elle
chante des comptines à des enfants. Elle me dit être épuisée et avoir perdu depuis des
années sa jolie voix chantée. Je découvre surtout quelqu’un de très exigeant envers elle-
même, ayant gardé sa voix de petite fille. Lui faisant remarquer sa voix aiguë, elle me parle
de son aversion envers les sons graves et sa peur, depuis toujours, de devenir « une
Madame ». En l’observant, je constate une respiration presque exclusivement costale et
claviculaire. Nous commençons ensemble la séance par des respirations profondes, et donc
ventrales, pour développer davantage la conscience corporelle du bas du corps. Elle
s’aperçoit que son énergie vitale circule essentiellement dans le haut du corps et que le bas
est « peu irrigué ». Puis, en explorant progressivement les sons graves chantés ensemble, elle
réveille sa belle énergie vitale. Par le biais des sons et du chant, elle découvre un accès à des
forces et des puissances en elle qu’elle n’imaginait pas. Elle comprend que son état de
fatigue est relié au fait qu’elle « atrophie » une partie d’elle-même. On pourrait parler ici du
vécu de la « femme-loup » ou de la « femme ancestrale5 » (voir paragraphe suivant) qui a
besoin d’exprimer ses émotions, ses pulsions et son feu vivant. Elle avait bloqué cette énergie
en elle et s’était affaiblie. En laissant monter ces sons puissants du tréfonds de son Être, elle
retrouve le contact avec ses instincts, son intuition et sa force originelle. Après quelques
séances, Martha se réconcilie avec sa partie « yang » et elle constate qu’elle peut garder son
côté candide malgré une voix profonde et posée.

2.2 A pas d’éléphant


Sur le plan moteur, j’invite Martha à faire des grands pas d’éléphant en écoutant le morceau
« les éléphants » du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns. Je l’incite à attraper le
tissu de son pantalon au niveau de la cuisse et en tirant vers le haut, à soulever sa jambe
pour la laisser reposer un peu plus loin, comme si on posait un gros sac de pommes de terre.
Ainsi, en changeant de jambe, elle continue ces pas lourds pendant quelques minutes. A mi-
temps, je l’invite à ajouter des sons graves au moment de poser la jambe. A la fin de
l’exercice, je lui demande comment elle se sent. Elle constate qu’elle se sent plus proche du
sol, davantage enracinée, sereine et puissante.

4
Yang : principe solaire, actif, et masculin en nous (phil. Taoiste)
5
Femmes qui courent avec les loups, Clarissa Pinkola–Estés, 1992, pp. 16-30
2.3 La Femme Sauvage
Clarissa Pinkola-Estés6, analyste jungienne et ethnopsychologue clinicienne, affirme la
possibilité de « restaurer la vitalité faiblissante des femmes en se livrant à des
fouilles "psycho-archéologiques" des ruines de leur monde souterrain ». Le but de ses
fouilles est de retrouver les voies de la psyché instinctive naturelle. Dans les histoires et
mythes qu’elle raconte dans son livre, elle parle de l’archétype de la Femme Sauvage qu’elle
appelle aussi le « Soi instinctuel » ou encore le « Soi sauvage et profond ». D’après elle, la
femme instinctive se bat pour sa nature sauvage et pour sa force originelle, car avec elles, sa
vie créative s’épanouit. Cette nature sauvage lui « insuffle une vie vibrante au monde
intérieur et au monde extérieur ». Au Tibet, on nomme la Femme Sauvage « Dakini » : « c’est
la puissance dansante qui fait voir clair aux femmes ». Pour Clarissa Pinkola-Estés, une
femme qui se sent stérile, lessivée et déprimée, s’est coupée de sa source fondamentale, de
tout ce qui est de l’ordre de l’instinct.

Ainsi pour Martha, qui se sentait dans une certaine vitalité faiblissante, ces exercices vocaux,
la respiration profonde ainsi que les mouvements corporels, lui ont permis de retrouver sa
puissance instinctive.

6
Ibidem
II Intervention dans une clinique psychosomatique

1. Le cadre
J’ai effectué un stage de 4 semaines en Allemagne, dans une clinique comportant deux
services de soins psychosomatiques. Elle accueille des patients en situation de crise comme,
par exemple, après le deuil d’un proche ou un traumatisme. Elle s’adresse aussi aux patients
avec des maladies psychosomatiques comme l’anorexie, la dépression, la fatigue et la
douleur chronique. Le séjour d’un patient dure entre 4 et 5 semaines.

Médecins psychiatres, psychologues, psychothérapeutes, kinésithérapeutes, art-thérapeutes


et praticiens en thérapies corporelles animent des ateliers comme la méthode « Alexander »,
la méthode « Feldenkrais », la relaxation, l’expression-danse, la respiration, le shiatsu dans
l’eau et le qi gong. Durant ce stage, j’ai participé à diverses formes de thérapie, comme les
arts martiaux, l’atelier rythmique, l’atelier « perception », la sophrologie, la gestion des
traumatismes et le groupe de parole. À plusieurs reprises j’ai eu l’occasion d’animer, parfois
l’échauffement, parfois un atelier dans son intégralité en « expression-danse » et en
« perception ». Les ateliers ont eu lieu deux fois par semaine pendant 1 h 30, composés de 8
à 12 patients.

2. Jeu de balle

Lors de mon stage, j’ai remarqué que les patients sont souvent enfermés dans leur monde ;
un monde de détresse, d’espoir déçu, de combats incessants. Ils sont parfois las de se battre
ou encore enfermés dans un cercle vicieux sans savoir comment s’en sortir. A l’aide d’une
expérience de « jeu de balle », j’ai souhaité amener les patients à découvrir le plaisir d’une
activité ludique, afin de stimuler en eux la pulsion de vie.

J’ai proposé ce jeu dans le cadre d’un atelier bihebdomadaire, intitulé « l’expression-danse ».
J’aimerais évoquer les atouts du jeu ludique et ses intérêts thérapeutiques à travers l’effet
libérateur. Dans un premier temps, je parlerai du déroulement de la séance, et dans un
second temps, je développerai pour chaque séquence les bénéfices et les limites de cette
approche. Pour une meilleure compréhension sur le plan psychopédagogique, j’explique à
certains moments mes intentions pendant le déroulement du jeu.

2.1 Présentation de l’exercice

Les patients, une dizaine de personnes, sont assis par terre en cercle. Nous commençons par
un tour de « météo intérieure » : chacun exprime son état émotionnel et physique, et
partage éventuellement le vécu d’un événement qui l’a marqué dernièrement. A tour de
rôle, ils expriment leurs envies et leurs besoins pour cet atelier.
1ère séquence

J’invite le groupe à se mettre debout en cercle, et à faire passer une balle, en prenant
quelques instants pour être attentif à sa texture, son poids, sa forme, sa taille, ses couleurs.
Puis je leur demande de fermer les yeux, pour sentir si cette balle évoque quelque chose en
eux comme souvenirs, émotions ou sensations.

L’objet que je leur ai proposé, est formé d’une housse en tissu multicolore avec une fente en
haut, dans laquelle j’ai inséré un ballon de baudruche, que j’ai gonflé jusqu’à ce qu’il
remplisse la housse et lui donne un diamètre de 25 cm. La housse donne au ballon de
baudruche un peu de poids, une belle rondeur, des couleurs, une texture agréable à toucher
et plus de solidité.

2ème séquence

Ensuite nous commençons à lancer la balle dans le cercle. Je demande au groupe de ne pas
lancer la balle d'emblée à son voisin direct, mais à la personne suivante, la nommant par son
prénom. Ainsi je souhaite éviter que ce jeu paraisse trop enfantin, ce qui empêcherait
l’engagement du patient. La consigne supplémentaire est la suivante : au moment où
quelqu’un du groupe tape dans les mains une fois, la personne qui a la balle, doit la lancer à
son voisin direct. Cela permet que chacun ait la balle à un moment ou à un autre. Après
quelques tours, pour les amener un peu plus loin, j’ajoute la consigne suivante : si quelqu’un
tape deux fois dans les mains, il faut lancer la balle à la personne en face de soi. Il n’est plus
nécessaire de nommer l’autre par son prénom. Le jeu de balle s’accélère.

3ème séquence

Je demande à tout le monde de marcher librement dans la salle en remplissant les espaces
vides. Je nomme une personne par son prénom, demandant aux autres de s’en approcher
tout en marchant le plus près possible d’elle.

4ème séquence

Je leur demande de se positionner dans la salle de sorte que ceux qui ont des facilités pour
se déplacer rapidement, se mettent plutôt loin du centre de la salle, et que ceux qui ont une
motricité plus réduite ou plus lente, se mettent plus vers le centre. Une personne, située au
centre, lance la balle vers le plafond, ayant appelé quelqu’un par son prénom juste avant de
la lancer. La personne appelée court pour attraper la balle avant qu’elle ne touche terre, et
ainsi de suite.
5ème séquence

L’atelier se termine de nouveau en cercle. Je donne la consigne de passer la balle à son


voisin, sans utiliser les mains. Toutes les autres parties du corps peuvent être utilisées. Un
partage collectif sur leur vécu clôt l’atelier.

2.2 Réflexion et analyse


Ce qui m’avait interpelée au moment de la « météo intérieure », c’était l’envie de 90% des
patients de faire quelque chose de calme, ou de retourner dans leur lit. Sachant que l’envie
de bouger chez ces patients était plutôt rare, j’ai tenté de faire un essai en proposant des
jeux avec une balle. On peut se demander pourquoi j’ai maintenu cette idée, qui était
pourtant contraire à leurs besoins. En effet, j’avais déjà remarqué dans des ateliers
antérieurs, qu’au moment où le thérapeute faisait exprimer aux patients leurs envies, c’était
souvent l’envie de ne rien faire qui revenait. Pour moi, le fait d’aller à l’encontre de leurs
désirs était une forme de pari.

Un atelier autour des jeux avec une balle allait-il leur apporter un élan de vie et un
dépassement de soi ? Cette expérience ludique leur permettrait-elle d’éventuelles prises de
conscience sur leur état apathique ? Saurais-je susciter en eux « le côté enfant » en incluant
plus de moments ludiques dans leur quotidien par la suite ?

2.2.1 1ère séquence

Le cercle

Nous nous mettons en cercle, debout. Commencer un atelier en cercle présente l’avantage
pour tout le monde de se voir. On forme une unité, une sorte de communauté qui peut
sécuriser le patient. Le cercle est aussi une contrainte : si quelqu’un se retire ou avance, cela
est tout de suite repéré par les autres et par le thérapeute ; on pourrait octroyer au cercle
une fonction de « garde-fou ». Se trouver dans un cercle avec une douzaine de personnes
peut être également angoissant. Le patient peut sentir comme une appréhension d’être vu
par tout le monde sans pouvoir s’échapper. Chacun a une place dans le cercle et un voisin à
sa gauche et à sa droite. Tout le monde a une position spatiale égalitaire. En même temps, de
part sa forme, le cercle est la matrice du ventre maternel qui, de ce fait, a une fonction de
contenant.

La phase sensorielle

La phase sensorielle de la proposition permet d’amener les patients en douceur de leur état
flegmatique vers l’activité motrice. Après avoir fait passer la balle dans le cercle, les
impressions des patients sont les suivantes : « une sensation de douceur et de légèreté »,
« les couleurs font du bien », « la balle donne envie de la lancer en l’air ». Pour la phase
sensorielle, sentir l’objet en fermant les yeux donne l’occasion au patient de se relier à lui-
même et à son ressenti, ce qui lui fait souvent défaut : est-ce que je ressens quelque chose ?
Sinon, qu’est-ce que ça crée en moi ? Un vide ? Une angoisse qui monte ? Ou plutôt une
envie de caresser, le besoin d’être caressé ? La balle provoque-t-elle en moi une réaction
motrice, une envie, un désir ? En serrant la balle dans mes bras, cela me donne une
sensation de plénitude, de sécurité ? Une impression d’être enceinte ?

L’objet

Quels sont les atouts thérapeutiques d’un objet ? Utiliser un objet au sein d’un atelier en
« expression-danse », permet aux patients de focaliser leur attention sur quelque chose de
concret. Le patient doit s’adapter à l’objet, car l’objet ne s’adaptera pas à lui. Par sa forme,
son poids, son volume et sa taille, l’objet demande chez le patient une certaine adaptabilité
et flexibilité. Le groupe est à la fois une contrainte supplémentaire par rapport à l’objet
manipulé et en même temps un enrichissement : dans un groupe, quand nous prenons
l’exemple de jeux de balle, le patient doit partager l’espace avec les autres et mesurer la
distance à garder avec un autre joueur. La balle agit comme un médiateur entre le sujet et
l’autre, entre soi-même et le monde extérieur.

2.2.2 2ème séquence

Le prénom

Appeler l’autre par son prénom a un effet socialisant. Le patient doit s’intéresser aux autres
membres du groupe et faire un effort pour retenir les prénoms. Quand c’est à son tour d’être
nommé par quelqu'un du groupe, cela lui apporte reconnaissance et attention de la part des
autres : « je suis vu, je fais partie d’un groupe, quelqu’un a retenu mon prénom, j’existe parce
que l’autre m’a vu ». Il arrive dans la vie d’une personne de ne quasiment jamais être appelée
par son prénom : une mère au foyer ou un employé habitant seul, appelé par son nom de
famille à son travail, etc. Le prénom est propre à notre identité, contrairement au nom de
famille qui est partagé avec d’autres personnes. Comme il est rattaché à l’enfance, il fait lien
avec un matériel inconscient qui peut émerger à cette occasion.

Le plan horizontal
Lorsque nous lançons la balle en cercle, nous nous trouvons au niveau de la kinesphère sur
un « plan horizontal », ce qu’on appelle aussi «le plan de table ». La kinesphère est l’espace
défini par les membres du corps en extension. C’est la bulle, l’espace personnel que l’on
transporte autour de soi. Elle reflète l’attitude de l’individu par rapport à l’environnement 7.
Son centre se situe au niveau du ventre. Le plan horizontal divise le corps en une partie
supérieure et une partie inférieure. « Ce plan est exploré en premier lieu par l’enfant durant
le stade oral (de zéro à un an et demi). C’est dans ce plan qu’il interagit avec la mère » (Judith
Kestenberg, 1975). Dans le jeu de balle, le plan horizontal favorise la communication chez le
patient. Lancer la balle à quelqu’un et l’attraper demande au corps une extension et une
rétraction. Sur le plan psychocorporel, le patient est constamment dans le « lâcher » et le
« reprendre ».

Les Efforts

Nous utilisons aussi les « efforts » (« Antrieb » en allemand). Ce sont des impulsions
intérieures qui donnent naissance au mouvement. L’effort décrit la qualité dynamique
présente dans tout mouvement de façon consciente et volontaire, ou non8. Les efforts
renvoient aux capacités d’adaptation de la personne. En l’occurrence, dans notre jeu de balle
en cercle, il s’agit de « l’effort espace direct », c’est à dire : de quelle manière je m’oriente
dans l’espace. Lorsque le mouvement est direct, ce qui veut dire en ligne droite, il est
caractérisé par une orientation précise et convergente. La notion d’espace se réfère aux
qualités d’attention, d’organisation et d’exploration.

Pendant la deuxième partie, la balle est lancée à la personne qui se trouve en face d’elle.
Même s’il s’agit encore d’un plan horizontal, une notion d’élévation surgit. Il faut lancer plus
haut pour que la balle puisse être rattrapée par la personne se situant en face. Cela prépare
une transition vers la 4ème séquence.

Au cours de la séance, j’ai interrompu le jeu pour demander à chacun de « ressentir »


l’ambiance au sein du groupe et de la salle. Ils m’ont fait part d’un changement dans
l’atmosphère : quelque chose de fin, de subtil, avec plus de sensibilité et de présence.

Jessica, une femme traumatisée

Quand nous reprîmes le jeu, la balle gagna en vitesse. C’est à ce moment là qu’il y eût un
incident. Pour comprendre cet incident, je dois préalablement parler de Jessica, une
patiente, qui participait pour la première fois à cet atelier : c’était une femme élancée, d’une
cinquantaine d’années, très blonde et bien maquillée, montrant ses longues et belles jambes
7
LABAN R., 1963, La danse moderne éducative, édition Complexe et Centre national de la danse, 2003, pp. 71-
104.
8
Ibidem.
au travers d’un short moulant et très court. Elle faisait un séjour dans cet hôpital pour des
symptômes post-traumatiques persistants. Elle avait été victime de plusieurs agressions au
cours de sa vie. Il y avait une forte contradiction entre son allure physique « regardez-moi »
et l’expression de son regard qui montrait la peur, la terreur, la méfiance et un certain repli
sur elle-même.

Au début de l’atelier, Jessica ne s’intègre pas complètement dans le cercle, elle reste un peu
en dehors. Au moment de la « météo intérieure », elle dit de ne pas se sentir bien dans le
groupe, elle trouve qu’il y a trop de personnes et que la salle est trop petite. Mon maître de
stage, Rosemarie, lui propose de choisir un endroit dans la salle où elle se sentirait mieux.
Elle se lève et choisit des matelas empilés dans un coin de la salle. Elle dit que l’endroit lui
convient mieux. Pendant le jeu de balle en cercle, quelqu’un qui ne se trouve pas loin de
Jessica lui lance la balle pour l’intégrer. A ma surprise, elle l’attrape et la lance au prochain
joueur. Quelques tours plus tard, au moment où le jeu gagne en vitesse, Jessica reçoit tout
d’un coup la balle un peu brusquement. Terrorisée, elle se lève d’un bond et quitte la salle.
Rosemarie la suit.

L’ambiance dans le groupe s’alourdit subitement, et la personne qui lui avait lancé la balle se
culpabilise. Je prends le temps de la rassurer et le jeu peut reprendre dans une ambiance
enjouée.

Pour préparer les patients à une forme de jeu plus individualisée, je propose la 3ème
séquence, qui leur permet de se retrouver avec soi-même en prenant en même temps
conscience de la taille de la salle, des objets posés par terre, comme des matelas ou des
chaises et de l’espace disponible pour marcher.

2.2.3 3ème séquence

Apprivoiser l’espace
Nous abandonnons la structure en cercle. Le fait de ne plus être en cercle peut être vécu par
certains comme un soulagement, et pour d’autres entraine une perte de repères et de
sécurité. Leur demander de remplir les espaces vides de la salle les oblige à se repérer dans
l’espace et à s’adapter, à chaque instant, à une nouvelle disposition du fait d’être à plusieurs.
Un espace vide dans une salle peut être vécu d’une manière très différente par chacun.
Certains trouvent des espaces vides un peu partout et d’autres ont besoin de davantage de
surface pour se sentir dans un espace vide. Occuper l’espace vide par sa présence peut être
considéré comme un soulagement : « J’ai mis les autres à distance ». Cela peut être aussi
inquiétant : « Je me perds dans cet espace vide et ça me fait ressentir le vide à l’intérieur de
moi ». Le même dilemme peut être vécu par la personne appelée par son prénom et qui
devient le centre du groupe : « Je n’aime pas être le centre du monde, je me sens étouffé,
etc. Ou au contraire : « Je me sens valorisé, je suis leader, etc. ». A nouveau les patients
peuvent vivre une forme d’extension et de rétraction au moment du rapprochement et de
l’éloignement du groupe. Ce moment peut être repris lors d’un autre atelier comme une
respiration : j’inspire et mes poumons sont en extension, j’expire et mes poumons se
rétractent.

2.2.4 4ème séquence

Le poids léger
La raison pour laquelle je demande aux patients de se positionner dans la salle, selon leurs
capacités psychomotrices, est de donner à chacun la possibilité de prendre du plaisir à jouer
en groupe. Le risque de cette séquence pourrait être d’entrer dans un esprit de compétition.
Etant donné que les patients remarquent mon intention de donner une chance à chacun, un
esprit de bienveillance et d’entraide peut émerger. Il s’agit à nouveau d’une forme de
socialisation. En se plaçant dans la salle, il peut être intéressant pour le patient d’observer s’il
s’est surestimé ou sous-estimé dans ses capacités.
Lancer la balle en hauteur nous ramène à nouveau aux qualités de mouvements selon Laban
et à la kinesphère. Nous sommes dans l’effort « poids » avec les « actions de base directe,
légère, rapide ». Le poids léger amène une sensation d’élévation.

La synchronisation
Beaucoup de patients, à tendance dépressive ou suicidaire, ont perdu le réflexe de regarder
vers le haut. Le poids de leur vie est devenu trop lourd. Le fait de déployer son corps en
lançant les bras vers le haut, donne une légèreté au corps et renvoie à une sensation de
légèreté intérieure. Nous pouvons observer cette attitude chez un petit enfant qui déploie
son corps, sort la poitrine et lève les bras quand il est content. Regarder en haut donne une
autre vision à la personne. Pour lancer la balle très haut, le patient doit plier ses genoux pour
donner un élan au corps. Une synchronisation entre les différentes intentions et les
déplacements corporels est nécessaire : choisir une personne dans la salle et ensuite se
rappeler de son prénom, puis plier les genoux et descendre les bras, inspirer, dire le prénom
de la personne choisie, déployer son corps « en cherchant son poids » dans sa partie
inférieure et s’éloigner de quelques pas pour permettre à la personne appelée de se
positionner sous la balle pour la rattraper. Sur le plan intrapsychique, cela demande au
patient diverses « qualités intérieures », comme une certaine sensibilité et une certaine
attention pour s’adapter aux capacités de l’autre et aux siennes. Il est confronté à « je veux
réussir, mais pas au détriment de l’autre ».

Le plan vertical
Concernant le plan de la kinesphère, nous nous trouvons dans le plan vertical. Il divise le
corps en une partie antérieure et une partie postérieure. C’est le « plan de la porte ». Il est
exploré chez l’enfant durant le stade anal (un an et demi à trois ans). « Le tout petit fait
l’expérience de son corps comme une unité de résistance contre la gravité lorsqu’il se
maintient debout » (Judith Kestenberg, 1975). Le plan vertical, donc la position debout,
demande au patient un positionnement assuré vis-à-vis de l’autre : « Comment je me
présente au monde ? Avec quelle intention je me mets debout ? » Dans le jeu, il est face aux
autres et pendant quelques instants, il est « le centre du monde ». Il est également amené à
choisir quelqu’un dans la salle. Du fait « d’être dans le feu de l’action », il va surmonter plus
facilement d’éventuelles appréhensions et peut se libérer de sa timidité.

Le plan sagittal
Lors de la 4ème séquence, la personne appelée court le plus vite possible pour attraper la balle
avant qu’elle ne touche terre. C’est le troisième plan qui est exploré : le « plan sagittal ». Il
divise le corps en une partie droite et une partie gauche. Il est également appelé « plan de la
roue ». C’est vers trois, quatre ans que l’enfant l’expérimente lorsqu’il s’élance, avance ou
recule. En terme de repères psychodynamiques, l’enfant se trouve dans le stade urétral. « Le
plan sagittal induit la fonction temporelle à l’intérieur du moi qui permet à l’individu de
planifier, décider et mener à bien ses projets » (Judith Kestenberg, 1975). En attrapant la
balle, les patients développent leur réactivité, la notion du temps qui s’écoule, la capacité de
s’arrêter à temps et la coordination entre le bas et le haut du corps. Ils développent
également une faculté d’empathie envers ceux qui ont un handicap.
Ce qui m’a particulièrement marquée pendant la quatrième séquence, ce sont les nombreux
moments de rire et les yeux lumineux chez les patients. « Ils se laissaient prendre au jeu » en
dégageant de l’insouciance et de l’entrain, en donnant le meilleur d’eux-mêmes. Je me suis
interrogée sur le phénomène du rire que peut provoquer ce jeu de balle. Je reparlerai de
cette question un peu plus loin.

2.2.5 5ème séquence


Explorer

A nouveau en cercle, un par un, les patients passent la balle à leur voisin sans utiliser les
mains. Cette proposition fait particulièrement référence au schéma corporel. Elle est plus
impliquante et plus intime de par la proximité corporelle qui en résulte. Passer la balle sans
les mains fait appel à la créativité, à l’audace et au « lâcher-prise », car il est inévitable que la
balle tombe régulièrement par terre. Les chemins corporels sont souvent bien complexes et
d’autant plus enrichissants sur le plan de la conscience corporelle, des appuis que chacun
utilise, ainsi que de l’imagination et de l’exploration. A nouveau, cela demande aux patients
de l’attention et une faculté à adapter ses mouvements corporels aux mouvements de
l’autre.

J’attends presque la fin pour proposer cette séquence, profitant des nombreux échanges
libérateurs de regard, de lancers de balle, de courses effrénées et de rires multiples qui se
sont déjà produits tout au long de la séance, mettant en confiance les patients.
L’atelier se termine par un partage verbal, assis en cercle. Chacun, à tour de rôle, exprime son
vécu, ses prises de conscience et son ressenti. Les termes qui reviennent le plus souvent sont
une sensation de légèreté, d’éveil, d’insouciance et de partage. Certains expriment le
souhait, une fois rentrés chez eux, de « jouer » plus souvent. Le lendemain, j’ai eu le
témoignage de deux participants, disant que les bons effets de l’atelier perduraient. Ils se
sentaient également plus entreprenants.

Conclusion

Au sein d’un atelier, il est thérapeutique pour les patients de retrouver un esprit
communautaire dans un cadre clair et bienveillant, avec des consignes de jeu précis, où ils
peuvent vivre un « lâcher prise » et retrouver un élan de vie. Grâce aux effets stimulants du
jeu de balle, ils développent et explorent davantage les mouvements corporels, les sauts et
les extensions des membres du corps. C’est dans la nature de l’objet « balle » de nous inciter
à la lancer et à l’attraper, il s’agit là d’une « pulsion » universelle. La balle a une fonction de
médiateur et en même temps un effet canalisateur ; tout le monde a le même but et « se
laisse prendre au jeu ».

Le rire qui accompagne les mouvements corporels est thérapeutique. Les émotions comme
la joie et l’exaltation peuvent surgir, mais aussi la tristesse ou la colère. L’émergence des
envies et des désirs peut rendre le sujet plus vivant, plus réactif en se sentant davantage
exister.

Ce sont tous les composants ensemble, comme le cadre sécurisant, les mouvements
corporels, les déplacements dans l’espace, l’objet « balle » et les rires, qui donnent à la
proposition un pouvoir libérateur important. En l’occurrence, le patient peut aussi prendre
conscience d’un corps limité dans ses mouvements à cause d’un handicap, des médicaments,
d’une dépression grave ou encore d’un deuil trop lourd…, ce qui peut provoquer la peur ou
favoriser l’inhibition. Au-delà d’une ouverture aux autres, sa vision sur lui-même et sur le
monde qui l’entoure peut s’élargir. L’envie de réussir peut provoquer chez le patient un
dépassement de soi et le désir de gagner. Il s’agit donc de paramètres qui ont beaucoup
d’importance pour réussir sa vie.

3. Un parcours en danse-thérapie avec Sabine

3.1 Anamnèse
J’ai rencontré Sabine lors de mon stage de quatre semaines dans la clinique en Allemagne.
Sabine a 41 ans, elle est ingénieur et célibataire. Suite à un licenciement soudain, après un
an et demi de difficultés avec sa responsable, elle a vécu une décompensation. Elle ne
s’alimentait plus et passait ses journées au lit. Son médecin traitant lui a recommandé un
séjour de 5 semaines dans une clinique ayant un service « psychosomatique ».

Sabine est prise en charge par un médecin psychothérapeute et par une psychologue au sein
de la clinique. D’un commun accord, Sabine participe à divers ateliers comme l’art-thérapie
(peinture), le groupe « rythme » (djembé), l’atelier « expression-danse » (danse-thérapie),
l’atelier « perception » (sophrologie, Feldenkrais) et à un groupe de parole quasi quotidien.
D’après son médecin psychothérapeute, elle avait un rapport chaleureux avec son père,
décédé subitement quand elle avait 15 ans, et il lui manque beaucoup.

Sa mère, une femme froide et rationnelle, l’avait mise à la porte à 18 ans. Sabine a
probablement revécu symboliquement cet événement à travers le licenciement. Selon son
médecin psychothérapeute, le sens à la fois symbolique et psychique pourrait être : « On m’a
enlevé ma base d’existence – je sais mieux le faire en décidant de ne plus m’alimenter. Je sais
me nuire plus que mes ennemis, donc j’ai le contrôle ». Par ailleurs, elle est chroniquement
dépressive avec une tendance autodestructrice (sans pour autant présenter de tendances
« borderline »). Elle a un besoin énorme d’une figure parentale chaleureuse et sécurisante.

3.2 Son parcours thérapeutique à la clinique


Un entretien dans le parc
Un entretien avec elle dans le parc de la clinique me permet de la connaître un peu mieux et
de lui poser la question : en quoi son séjour est-il bénéfique ? Elle me parle de l’atelier « art-
thérapie », où elle peut exprimer en peinture ses émotions et son mal-être sans retenue. En
jouant du djembé en groupe, elle se sent vibrer. L’atelier « expression-danse » lui fait
découvrir des perceptions fines de son corps. Elle a plaisir à « bouger » avec la musique.

L’atelier « expression-danse » en groupe


En effet, l’atelier « expression- danse » aide Sabine à mieux ressentir son corps. A long
terme, cet atelier peut l’amener à plus de douceur, d’attention et de respect pour elle-
même. Entre autres, il lui permet de « prendre davantage sa place » et de retrouver la joie
de vivre par le jeu et les interactions dans le groupe. L’atelier « expression-danse », en lien
avec l’atelier perception, l’aide à exprimer symboliquement sa souffrance et ses besoins.

Observations dans le groupe « expression-danse »


Lors de cet atelier, je remarque que Sabine n’est pas à l’aise en bougeant sur une musique.
Une légère hypertonicité dans un corps « peu habité », des mouvements un peu raides et
timides montrent qu’elle a une image d’elle-même peu valorisante. Son regard est à certains
moments sans expression et à d’autres, inquiet. Est-ce le groupe, ou le fait de danser qui lui
fait peur ?
Il se peut que le travail en groupe soit trop précoce pour Sabine. Elle, qui ne connaît que le
sport extrême, se met facilement en compétition avec d’autres. Un regard peu bienveillant
et jugeant de l’extérieur pourrait renforcer ses défenses. A partir de ces observations nait en
moi une réflexion sur les éventuels bénéfices d’une danse-thérapie en individuel, avant de la
pratiquer en groupe. Commencer par des séances en individuel lui permettrait de créer une
relation objectale de confiance et un transfert sain et réparateur avec un danse-thérapeute.

Le groupe de parole
Je voudrais étayer mes réflexions à l’aide de quelques expressions verbales de Sabine,
recueillies lors des nombreux groupes de parole qui ont eu lieu pendant son séjour : à un
moment donné, elle énonce qu’elle ne trouve accès ni à elle-même ni à sa vitalité ; elle a
l’impression de « fonctionner ». Un autre jour elle évoque sa haine et son dégoût envers
elle-même et elle ressent une certaine honte en parlant. D’autres réflexions, comme « je
n’ai pas de place dans ma vie, je me sens impuissante », et encore « ça m’énerve d’avoir des
émotions », m’invite à imaginer un parcours en danse-thérapie, envisageable en théorie.

3.3 La danse-thérapie basée sur des hypothèses


Je me suis donc mise à réfléchir à la façon dont j’aborderais des séances de danse-thérapie
en individuel avec Sabine, en partant de l’idée qu’elle aurait donné son accord.

Mes réflexions se basent donc sur des hypothèses à partir de trois peintures réalisées par
Sabine dans le groupe d’art-thérapie, ainsi que sur un entretien avec son médecin-
psychothérapeute et sur les échanges qu’il y a eu dans des groupes de parole auxquels j’ai
participé. Entre autres, l’entretien avec elle m’avait donné des éclairages sur son histoire et
sur son vécu.

Les débuts d’une danse-thérapie imaginée

Pour commencer une séance en individuel, je pose d’abord un cadre sécurisant et clair en
tenant compte des besoins de Sabine.

L’une des possibilités pour aborder ce travail pourrait être de lui proposer des musiques très
diverses et de danser sur ces musiques seule ou en l’accompagnant (pour la mettre à l’aise).
Dans un deuxième temps, je l’invite à observer si elle fait les mêmes mouvements à chaque
morceau de musique ou s’il y a des différences dans la manière de bouger son corps. Après
une verbalisation du vécu, je peux lui proposer d’amplifier ou de diminuer l’ampleur de
certains mouvements, si la musique l’y incite. Je lui suggère ensuite d’observer s’il y a des
sensations de bien-être ou de mal-être, des élans ou des blocages qui se manifestent dans
son corps.

Etant donné que Sabine a très peur de ses émotions, en les refoulant ou en les vivant dans
des sensations fortes par la pratique des sports extrêmes, il me semble important de lui faire
découvrir d’abord des sensations corporelles et de ne pas provoquer trop vite d’éventuelles
émotions qui surgiraient en dansant.
Le danger d’un vécu émotionnel ressenti trop tôt dans le processus thérapeutique peut
provoquer un renforcement des défenses du patient, ce qui pourrait se traduire par une
incapacité à s’ouvrir au vécu corporel, car trop douloureux et chaotique.

Une autre approche peut être de reprendre des gestes de la vie quotidienne. Etant donné
que Sabine a un chien, on peut imaginer qu’elle est en train de le laver. En l’accompagnant,
nous pouvons, au fur et à mesure, modifier les aspects temporels en accélérant ou en
ralentissant les gestes. Ensuite nous pouvons varier l’aspect spatial en diminuant et en
augmentant la kinesphère des membres du corps en imaginant un chien géant ou
minuscule, ou encore modifier la notion de poids en soulevant les pattes avant d’un chien de
différentes tailles (et pourquoi pas imaginer de danser et de jouer avec différents animaux
imaginaires). Etant donné que Sabine aime bien rire, l’aspect ludique peut être un facteur
libérateur ; en ce sens il peut agir positivement sur ses tensions corporelles et psychiques.

Un autre jeu/exercice pourrait être de proposer à Sabine d’inventer un mouvement dansé et


répété, que je reprends ensuite. A un moment donné je modifie le mouvement dansé, en
donnant par exemple plus d’ampleur au mouvement du haut du corps ou en changeant la
direction de mes bras, ou encore je change du plan vertical pour danser davantage dans le
plan horizontal. Sabine reprend le changement que je lui propose et un peu plus tard,
invente à son tour un changement dans sa danse, que je reprends, et ainsi de suite.

Ces exercices ont l’avantage pour le patient de faire connaissance avec son corps, d’affiner sa
proprioception, d’amplifier sa kinesphère et de commencer à prendre conscience des
blocages corporels ou des préférences pour telle ou telle qualité de mouvement. La question
peut être posée au patient de savoir s’il perçoit son corps comme un ami, un ennemi ou un
étranger. Peut-il établir des liens entre son mental et les différentes parties de son corps ?
Existe-t-il des parties qu’il occulte ? Quelles sont les parties de son corps qu’il peut
ressentir ? Peut-il repérer les endroits du corps qui sont vivants et ceux qui sont inertes ?

Le rythme de la musique, si l’on s’en sert, peut aussi influencer le ressenti du patient. Le
rythme binaire (par exemple la marche) aura un autre impact sur lui par rapport au rythme
ternaire (par exemple la valse).

C’est le moment de découvrir les combinaisons possibles dans la qualité dynamique du


mouvement (selon les « efforts » de Laban) et d’intégrer les huit actions de base qui
dérivent de la danse. Le rythme binaire se prête à expérimenter les actions de base comme
« frapper, tapoter, presser, et glisser ». Le rythme ternaire invite le danseur plutôt à « flotter,
à tordre, à fouetter et à épousseter »9.

Sachant que chaque impulsion qui donne naissance à un mouvement a un impact sur la vie
psychique du patient, il est important de ne proposer que peu de combinaisons.

Ces jeux de mouvements dansés n’ont pas d’enjeux de réussite et ne cherchent pas à
résoudre une problématique chez le patient (à ce stade de la thérapie). Avec une certaine
innocence, il apprivoise son corps et ses mouvements créant un lien entre le corps et

9
Rudolf Laban, 1963, La danse moderne éducative, édition Complexe et Centre national de la danse, 2003, pp.
71-104
l’esprit. Ce lien prépare l’étape où, dans des associations libres, les émotions et les pulsions
qui sont en contact étroit avec son histoire peuvent émerger. Trudi Schoop voit le corps et
l’esprit en interaction permanente : ce qui est vécu à l’intérieur de soi a une répercussion sur
le corps et l’expérience du corps influence notre état intérieur10.

Le voyage imaginaire

Quand le corps commence à devenir un allié et quand une relation de confiance entre le
thérapeute et le patient est établie, il est possible d’aborder la problématique du patient.
Cela peut être un sujet qui le préoccupe actuellement, ou encore un but thérapeutique qu’il
s’est donné. Il se peut que les défenses et le mal-être de la personne soient tels, qu’il est
préférable d’utiliser des médiateurs comme un voyage imaginaire suggéré par le thérapeute
et exprimé en dansant par le patient. Le thème, par exemple, pour une personne qui a peu
de confiance en elle et qui se dévalorise, pourrait être : « l’arbre qui avait oublié qu’il était
un chêne (hêtre…) ». Le symbole de l’arbre en danse-thérapie a énormément d’atouts et
permet de travailler différents modes du corps : pousser avec le corps vers le haut, travailler
la dissociation entre le haut et le bas du corps, se sentir « en entier », synchroniser tout le
corps, relier les membres avec le torse. L’image de l’arbre invite aussi à s’ancrer dans le sol, à
trouver le centre de son corps, à solidifier la sensation de plan vertical, à respirer plus
amplement et à prendre conscience du tonus musculaire de son corps.

On peut aussi commencer par la petite graine qui s’enfouit dans la terre et en sort au
prochain rayon de soleil. En prenant soin de ce petit arbre (cela peut être le rôle du
thérapeute), l’arbre grandit et s’épanouit. Cela permet au patient de s’interroger sur ses
besoins et ses manques. Ces expériences réparatrices donnent au patient un regard
nouveau sur lui-même et sur son environnement.

La mère destructrice

Pour revenir à la danse-thérapie imaginée avec Sabine, après avoir établi une relation de
confiance avec elle, je lui propose d’aborder le « mouvement dansé » en m’appuyant sur
ses peintures réalisées à l’atelier d’art-thérapie. Il est intéressant de partir de la peinture
d’un patient. Le danse-thérapeute pose la question au patient : « quel est votre ressenti
quand vous regardez votre peinture ? Y-a-t-il un endroit qui vous interpelle en particulier ? »
La peinture lui permet de projeter à l’extérieur de lui-même une problématique souvent
encore inconsciente11. Cette extériorisation est également recherchée en danse-thérapie. Le
patient passe de l’expression en bidimensionnel (peinture) à l’expression en tridimensionnel
(danse). La tridimensionnalité apporterait-elle un élargissement du vécu ?

10
Trudi Schoop, “…komm und tanz mit mir !“, 1981, p. 46
11
Elke Willke, Tanztherapie, 2007, p. 338 en allemand : „Das Bild wird als die bestmögliche Repräsentation von
unbewusstem und bewusstem Material gesehen“ (La peinture est perçue comme la représentation la meilleure
possible du matériel inconscient et conscient.)
Le danse-thérapeute peut suggérer au patient de prendre des poses reflétant son ressenti,
d’exprimer une émotion dans une improvisation libre, ou encore ne rien induire et de
proposer au patient de laisser réagir son corps librement12.

Je choisis tout d’abord la peinture (annexe 1) où Sabine s’est représentée en toute petite
fille. Elle est complètement apeurée et perd presque l’équilibre corporel, en subissant les
cris d’une mère géante et destructrice. Elle n’ose pas bouger. Elle est comme figée, coupée
d’elle-même et de ses besoins. La peur, la honte et la culpabilité dominent.

Je pars de l’idée que Sabine se sent prête à partager avec moi ce que sa peinture évoque en
elle.

Je lui propose de choisir un objet dans la salle qui pourrait représenter sa mère. Je
l’encourage, éventuellement accompagnée par une musique, à observer ce qui se passe
dans son corps, la distance qu’elle souhaite mettre entre elle et sa mère symbolique et à
laisser venir spontanément des mouvements qui pourront aboutir à une danse.

En prenant beaucoup de temps pendant ce processus délicat, il s’agit déjà pour Sabine
d’accueillir tout ce qui se présente comme sensations corporelles et comme émotions à
l’intérieur d’elle-même. C’est au danse-thérapeute de sentir si elle a besoin d’une présence
sécurisante et soutenante à côté d’elle en tant que « témoin », ou s’il est souhaitable
d’entrer avec elle dans une danse autour du symbole de la mère.

Confronté à la figure maternelle, le patient peut éprouver une peur, une terreur ou encore
une haine telle, qu’elle le paralyse. A ce moment là il est possible, en plus d’un échange
verbal nécessaire, de symboliser cette émotion à nouveau par un objet et de danser avec lui,
afin qu’il ne soit pas submergé par le ressenti.

Une autre manière d’aborder ce travail par rapport à la mère destructrice serait d’utiliser la
danse primitive.

La danse primitive et l’autonomie

Le danse-thérapeute, dans un effort « d’empathie kinésique » envers le patient, peut


proposer un petit enchaînement de mouvements qui sera dansé avec le patient de façon
répétée : accompagné d’une musique en rythme binaire, il l’invite à marquer un tempo de
base avec ses pieds en se balançant. S’ajoutent aux mouvements des pieds les bras qui
peuvent faire des figures en opposé ou en parallèle. Pour des personnes, qui ont, soit un
répertoire de mouvement restreint, soit des blocages émotionnels importants, ou encore un
rapport au corps conflictuel, la répétition des mouvements dansés peut les aider à
apprivoiser leur corps et à aborder la synchronisation de leurs membres. Nous rencontrons
les mouvements répétitifs dans la technique de la danse primitive. Selon Freud, cité par
France Schott-Billmann13, la répétition est le « moteur » de la pulsion. Il la situe « au-delà du
principe de plaisir ». Le pas du danseur alterne dans un « rebond » du mouvement et

12
Ibid. p. 146
13
Quand la danse guérit, p. 116
l’entraine dans une dynamique répétitive. Les mouvements s’intensifient et réveillent en lui
des sensations et des émotions.

D’après France Schott-Billmann14, la répétition du geste dansé a un caractère jubilatoire et


libérateur, aidant le danseur à s’approprier de plus en plus son corps et la force de vie qui
s’en dégage. Le geste répété prend de la vigueur au fur et à mesure. Le patient a la
possibilité d’agir plutôt que de subir. Une musique basée sur des percussions dans des
registres graves, renforce l’effet de dynamisation du corps et du geste. France Schott-
Billmann voit dans les mouvements à répétition la préparation à l’autonomie : l’un des
objectifs thérapeutiques est « la mobilisation par destruction de l’objet hypnotique [mère] :
tentative de briser le « Un » fascinant [mère et Sabine confondues psychiquement] qui ne
laisse pas de place à l’émergence du sujet [Sabine]. Le corps n’étant plus capté par l’image
qui l’assujettit, peut sortir de sa passivité ».

Les sabots brûlants

Cela nous met en rapport avec la deuxième peinture (annexe 2) de Sabine. Dans cette
peinture, elle représente sa haine contre elle-même et commente : « je fais tout pour me
nuire ». La danse primitive peut lui permettre de prendre conscience de la haine et du
dégoût qu’elle ressent pour elle-même et qui sont en fait dirigés vers sa mère.

Des cris libérateurs et une respiration amplifiée pendant la danse peuvent être salutaires
dans l’expression des émotions et des pulsions destructrices.

Les défenses de la pieuvre

Dans un troisième dessin (annexe 3), Sabine s’identifie à une pieuvre, entourée d’un nuage
noir qui représente l’encre qu’elle dégage. Elle commente : « grâce à cette encre je peux
disparaître devant mes ennemis et mes nombreux bras me servent à fuir ».

Sa peinture et son commentaire montrent clairement un Moi peu construit et peu solide.
Elle vit des difficultés pour se positionner. La pieuvre n’a pas d’ancrage, aucune base de
sécurité et flotte dans l’obscurité, toujours prête à s’enfuir. Ce manque d’ancrage s’énonce
encore dans une parole, partagée lors d’un groupe : « je n’ai pas de place dans la vie, je me
sens impuissante ».

Si Sabine a pu investir le lien entre elle et moi, et si un transfert constructif a pu mûrir au fil
des séances, un travail sur la notion de l’espace peut être abordé.

Le danse-thérapeute peut demander au patient de réfléchir comment il se sent dans son


espace chez lui à la maison, en face d’une personne aimée, confronté à un groupe, etc. Sent-
il un espace habité à l’intérieur de lui, ou perçoit-il un vide ? De quel espace a-t-il besoin
autour de lui pour se sentir bien ? Il est également intéressant de lui demander d’estimer la
distance idéale entre lui et son thérapeute pour ne se sentir ni envahi ni abandonné. Ceci
14
Ibid., pp. 120-127
peut s’expérimenter avec des cordes et des tissus qu’on pose autour de soi sur le sol pour
délimiter son espace. Le thérapeute peut inviter le patient à danser à l’intérieur de son
espace et à partager verbalement ensuite sur son vécu. Agrandir et rétrécir son espace peut
faire émerger d’autres associations, précieuses pour des prises de conscience. Tenir
l’extrémité d’un tissu peut servir de pont entre le thérapeute et le patient. Chanter et danser
comme des indiens guerriers en défendant « son village » qui est représenté par son espace
délimité, peut être amusant. Puis des « transgressions de territoire » peuvent être
expérimentées où, à la fois le corps et la voix expriment clairement un « non » ou un « oui ».

Au fil des séances, grâce à l’accompagnement contenant et fidèle du thérapeute, peut naître
une sécurité intérieure qu’on peut aussi appeler un espace habité. Une fois cette sécurité
gagnée, les délimitations extérieures peuvent devenir plus souples et le patient gagne en
adaptabilité et devient capable de créer l’espace dont il a besoin.

Conclusion

Pour conclure, je reprendrai l’affirmation de Trudi Schoop15 expliquant la nécessité de vivre


activement l’espace, donc « d’agir » avec son corps, afin que l’espace perde de son aspect de
« néant » et menaçant.

La danse-thérapie associée à d’autres pratiques telles que la peinture permet de mettre en


œuvre ces approches, libérant par là-même des blocages psychiques et physiques.

15
Trudi Schoop, „…komm und tanz mit mir!“, 1981, p. 109
III Un atelier auprès d’enfants autistes

1. Présentation de l’association
J’ai effectué un stage au sein d’un Institut Médico-Educatif (IME) accueillant des enfants et
adolescents autistes âgés de 4 à 20 ans. L’établissement a été créé en 1996 et dépend d’une
association mise en place par des parents d’enfants autistes et des professionnels. Il
comprend un département pour les enfants et un département pour les adolescents
autistes. L’équipe, pluridisciplinaire, se compose de médecins pédopsychiatres, de
psychologues, de psychomotriciens, d’orthophonistes, d’éducateurs spécialisés, d’AMP16 et
d‘instituteurs spécialisés. Les enfants sont pris en charge du lundi au vendredi de 9h à 16h.
Ces prises en charge intègrent des aspects psychothérapeutiques, éducatifs, rééducatifs et
pédagogiques s’appuyant sur des concepts psychanalytiques. L’équipe de l’IME s’inspire aussi
de la Méthode « Montessori » ; cette pédagogie offre à l’enfant la possibilité de s’épanouir
dans sa globalité.

2. L’objectif de l’association
L’établissement se fixe comme objectif général de faciliter et développer l’intégration des
enfants et des adolescents autistes dans les structures d’accueil ordinaires, qu’elles soient
scolaires, périscolaires ou associatives.

3. Atelier « Musique, gestes et expression »

3.1 Le cadre
J’ai animé un atelier hebdomadaire intitulé « Musique, gestes et expression ». L’équipe qui
accompagnait les enfants autistes lors de cet atelier était constituée d’une
psychomotricienne, d’une AMP et d’une ou plusieurs éducatrices spécialisées. Nous
accompagnions un groupe de 5 enfants, âgés de 7 à 11 ans. La plupart du temps, il y avait un
adulte pour un enfant autiste. Cet atelier a été proposé un vendredi par semaine pendant
1h30. Les séances se sont déroulées de façon identique, afin de permettre aux enfants de
renforcer peu à peu leurs repères pendant la séance. L’objectif était de mettre en place un
contenant sécurisant et bienveillant. Nous avions une salle polyvalente à notre disposition.
Elle avait l’avantage d’avoir une taille suffisante et était non meublée, à l'exception d'un
canapé et de quelques tables et chaises. Sachant que les enfants autistes se distraient
rapidement, le fait qu’elle soit quasiment vide avait une grande importance.

16
Aide médico-psychologique
3.2. Les objectifs de l’atelier
Les objectifs de cet atelier étaient de développer la capacité de communication gestuelle et
vocale, d’utiliser le corps comme moyen de relation à l’autre, d’améliorer la sensibilité
corporelle et sensorielle, de sentir davantage les limites de son corps, d’accéder à plus de
conscience des deux hémicorps assemblés et de pouvoir exprimer ses émotions.

3.3 Déroulement de l’atelier


En commençant cet atelier, j’ai été consciente, du fait qu’il s’agissait exclusivement d’enfants
autistes qui n’avaient pas accès au langage parlé, des éventuelles difficultés à faire émerger
des réactions, des sensations et des interactions nouvelles. L’homogénéité de la pathologie
pouvait susciter des effets de résonance et d’amplification des troubles. Comme notre atelier
était le dernier d’une semaine déjà bien chargée, il fallait également tenir compte de la
fatigue accumulée des enfants.

Cette expérience en IME m'a amenée à me questionner sur les effets libérateurs du
bercement, du chant et du rythme. Je vais donc dans un premier temps présenter le
déroulement d’un atelier avec ses différentes séquences, puis j’énoncerai les questions que
cela suscite en moi et enfin j'étayerai, par un apport théorique, des réponses à ces questions.

L’atelier se partage en 5 séquences

 Accueil
 Bercement
 Cerceau
 Chant et rythme
 « Petit train »

1ère séquence : accueil

J’accueille les enfants et les accompagnateurs avec une musique calme. Je dis bonjour et
laisse quelques instants à chacun pour prendre possession de l’espace dans la salle.

2ème séquence : bercement

Chaque adulte s’assied au sol et propose à un enfant de s’installer entre ses genoux, le dos
appuyé contre le devant de son corps. L’adulte entoure l’enfant avec ses bras ou par
moments le contient avec ses genoux en fléchissant les jambes. Au rythme de la musique,
l’adulte fait un mouvement de balancement et amène l’enfant dans un bercement. Nous
alternons des berceuses du monde écoutées sur un disque avec des berceuses chantées très
simples. Nous profitons du fait d’avoir un contact physique proche avec les enfants pour
nommer en chantant les différentes parties de leur corps.

3ème séquence : cerceau

Debout en cercle, nous nous tenons tous à un grand cerceau. Quand un enfant a tendance à
s’enfuir, ou s’angoisse, nous le contenons en l’entourant et en posant nos mains sur les
siennes. D’autres berceuses nous invitent à nous balancer. A tour de rôle, il est proposé à
chaque enfant la possibilité d’aller à l’intérieur du cerceau et d’en ressortir.

4ème séquence : chant et rythme

Je fais écouter aux enfants différents instruments mélodiques et rythmiques et leur donne
l’occasion de les essayer et de les écouter. Puis je propose des chansons très rythmées en
alternance avec des chansons calmes accompagnées à la guitare. Les accompagnatrices
proposent des instruments de rythme aux enfants afin d'accompagner les chants.

5ème séquence : « petit train »

Nous nous mettons les uns derrière les autres en nous tenant par la taille ou par les épaules
pour faire « le petit train ». « Le conducteur » met un chapeau sur la tête et en chantant
« Petit train, petit train, ma main sur ton épaule, petit train, petit train fait son chemin »,
nous faisons des parcours entre des chaises réparties dans la salle.

Nous terminons l’atelier par un temps calme en chantant aux enfants des comptines
accompagnées à la guitare.

3.4. Analyse – questionnement – étayage théorique

3.4.1. 1ère séquence : accueil


Pour chaque atelier, je veille à préparer la salle avant l'arrivée des enfants afin d’être au
maximum disponible pour eux. En leur disant bonjour, je cherche à ressentir comment ils
vont et rapidement je débute l’atelier. En effet, les enfants autistes ont une capacité de
concentration très limitée, ce qui nous oblige à les canaliser le plus possible.

3.4.2 2ème séquence : bercement


Une fois installés au sol, les enfants posés contre nous, nous écoutons d’abord des berceuses
du monde. Avec un petit bercement latéral nous cherchons à les calmer et à les canaliser. Le
bercement est un moment de centrage où l’enfant se retrouve avec lui-même, contenu par le
corps de l’adulte. Il est amené dans un mouvement de va-et-vient qui évoque le bercement
du bébé par la mère. Cela peut être sécurisant et apaisant pour l’enfant. Je me suis
interrogée sur les conditions nécessaires pour que le bercement ait des effets calmants : il
doit durer assez longtemps pour que l’enfant puisse se laisser aller, il y a donc une notion de
temps qui entre en jeu. L’envergure du mouvement latéral ne doit être ni trop grande ni trop
petite, et toujours régulière. C’est l’association de la répétition dans le temps et de la
limitation dans l’espace qui permet l’effet calmant. Le chant et la musique créent une
enveloppe sonore, ayant également une fonction de contenant. Chant et bercement sont
rythmiquement coordonnés. La synchronisation entre les deux éléments peut rappeler les
stimuli sensori-moteurs que l’enfant reçoit dans le ventre de sa mère. France Schott-
Billmann17 parle de la vie intra-utérine où le fœtus est bercé par des rythmes neurovégétatifs
maternels. Selon elle, ce type de communication dans cette relation archaïque est donc
rythmique. On peut le définir comme « une mise en phase des rythmes de la mère et de
ceux de l’enfant. »

J’ai été interpellée par la difficulté vécue par certains enfants à plier les genoux pour
s’asseoir. Les membres inférieurs sont en permanence emmêlés et présentent une raideur
constante. Cette auto-tenue hypertonique paraît être le signe d’une incapacité à se poser au
sol, à « lâcher prise ». Elle serait une recherche de carapace tonique pour lutter contre la
construction d’un « Moi-corporel » insuffisant.

Pour l’enfant autiste, la position assise par terre, appuyé contre le corps de l’adulte, est une
sorte d’enroulement. Cette position implique une proximité entre le haut et le bas de son
corps. Dans cette position, l’enfant voit et regarde ses jambes. Les enfants autistes ont une
représentation de leur corps perturbée, notamment dans la perception des liens entre le
haut et le bas du corps. L’enroulement les rapproche du centre de leur corps et peut donner
un éprouvé de poids. C’est en effet le poids du corps posé au sol et le contenant sécurisant
amené par l’adulte qui permet à l’autiste de s’ancrer et de se relâcher.

Selon Benoît Lesage, l’enroulement apporté par la mère, lorsqu’elle porte son bébé, lui
permet d’acquérir une sécurité de base. L’enroulement est aussi à l’ origine de l’expérience
du blottissement. Selon Bachelard, cité par Benoît Lesage18, le blottissement appartient à la
phénoménologie du verbe « habiter » : « n’habite avec intensité que celui qui a su se
blottir ». L’enroulement permet au bébé de ressentir et de faire des expériences.

J’ai pu observer au fur et à mesure que cette séquence permettait aux enfants et aux adultes
de se poser et de lâcher des tensions intérieures. L’enfant est porté par la voix de l’adulte. Il
ressent les vibrations des sons de l’adulte résonner dans son corps. L’ensemble de ces
sensations vécues pendant le bercement et particulièrement l’enveloppe sonore, le contact
avec le corps de l’adulte, les vibrations, les mouvements et la relation forment un contenant
qui crée à la fois une enveloppe psychique et physique.

17
Le primitivisme en danse, 1989, p.72
18
Article « Etapes d’un parcours psychocorporel », paru dans la revue « Thérapie Psychomotricité et
Recherches » n° 117-1999
Nous profitons du contact proche et individualisé avec l’enfant pour nommer en chantant
différentes parties de son corps en les touchant. C’est un moment ludique où l’enfant rit et se
détend. Un jeu relationnel peut s’installer. A un moment donné, nous faisons la différence
entre la partie gauche et la partie droite du corps. La comptine en rythme binaire que nous
chantons évoque les deux hémicorps : « Pe-tit train, pe-tit train, mes mains sur tes ge-noux,
gauche et droite, gauche et droite et le voi-là. » Au tempo de la chanson, l’animateur alterne
avec ses deux mains sur chaque genou de l’enfant et termine par trois petites tapes
simultanées sur les genoux en chantant « le voi-là ». Les autistes ont peu de conscience
corporelle. Ils souffrent de l’angoisse d’un corps morcelé. Cela peut se manifester par la
sensation que les deux moitiés du corps ne sont pas « collées ». (Je développerai davantage
dans le prochain paragraphe). Nommer les parties du corps qui se trouvent par paire leur
permet de les visualiser, de les percevoir tactilement et de se sentir plus unifié.

Le système ostéo-fibreux

Pour approfondir et élargir les effets thérapeutiques de cette séquence, le travail sur le
système ostéo-fibreux19 est d’une grande aide. Benoît Lesage l’appelle aussi la charpente
ostéo-fibreuse. Ce squelette ostéo-fibreux20 définit les axes et longueurs des segments
corporels et permet une cohérence interne. C’est aussi ce système qui permet de déterminer
des lignes de mouvements, dans la mesure où les os sont des leviers qui donnent appui pour
définir l’espace. Une défaillance dans le système ostéo-fibreux pénalise le sujet dans la
construction de son schéma et dans son axe corporel.

Pour faire sentir aux enfants autistes leurs système ostéo-fibreux, Benoît Lesage conseille de
poser les mains sur les surfaces et crêtes osseuses. Un appui net et profond avec la main,
accompagné de mots rassurants qui expliquent à l’enfant les intentions du thérapeute, lui
procure du solide, une forme de base. Quand l’enfant entend des paroles ou des sons, ses os
vibrent, renforçant la sensation d’unité. On peut faire vibrer aussi les os avec des tambours,
bols tibétains, diapasons, triangles etc.

En effet, les sons (voix, instruments), générateurs de vibrations en périphérie du corps,


complétés de pressions de la main, créent une enveloppe acoustique. C’est ainsi que le
toucher relié aux sons, favorise un échange riche entre l’enfant autiste et le thérapeute.

3.4.3 3ème séquence : le cerceau et le balancement


Dans la progression de la construction de mon atelier, il était important pour moi de ne pas
imposer aux enfants des changements trop brusques afin de ne pas susciter d’angoisses chez
eux, avec le risque d'une fuite dans leur monde. Comme nous venions de vivre des
balancements latéraux assis, il était plus facile aux enfants de se balancer maintenant

19
Benoît Lesage, article « Etayage et structure corporelle », dans la revue « Thérapie Psychomotricité et
Recherche » n°149, année 2004, p. 7
20
Il comprend l’os, les capsules, les ligaments et une partie des fascias
debout. Néanmoins, en plus du changement de médiation (cerceau), les balancements se
faisaient cette fois-ci essentiellement avec le bas du corps.

Pour Geneviève Haag21, les autistes souffrent d’un clivage vertical de l’image du corps. Ils
vivent la peur que leur deux hémicorps soient « mal-collés » et de ce fait ont besoin de
contrôler en permanence leur axe sagittal. Cette peur vient du fantasme d’un hémicorps
confondu à l’hémicorps de la personne maternante. Les autistes ont vécu la séparation
physique comme si un de leur hémicorps avait été coupé d’eux-mêmes.

Le nourrisson vit son corps comme morcelé. La symétrie n’existe pas encore. La jonction
entre les deux hémicorps se construit petit à petit chez le tout petit bébé. D’après Geneviève
Haag la jonction des deux hémicorps se passe bien si l’enfant a reçu les soins nourriciers et
l’attention nécessaire à ses besoins.

J’ai été touchée par un exemple22 clinique qu’elle relate : un bébé de trois mois et demi se
trouvant seul sur un tapis pendant environ 30 minutes, essayait en vain de joindre les deux
mains. Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, le bébé se sentait de plus en plus
désemparé. Quand la mère fut de retour, quelques secondes suffirent pour que la jonction
d’auto-emprise des deux mains ait eu lieu. Les jonctions d’auto-emprise ont un effet calmant
et sécurisant chez le bébé.

De plus, les sujets autistes souffrent d’une angoisse de morcèlement. Ils ne perçoivent pas
leur corps comme étant unifié. Ils craignent de se morceler, d’éclater hors de leur enveloppe
et de disparaître. S’ajoute chez eux les troubles de l’image du corps et la mauvaise
intériorisation des limites psychocorporelles qui s’expriment au travers des angoisses. Ils
peuvent vivre des peurs de perte d’équilibre, déjà précaire. C’est pour ces raisons que le
mouvement latéral pendant le balancement aide les autistes à mieux conscientiser leur axe
vertical. Leurs deux hémicorps se trouvent ainsi rassemblés autour de cet axe.

D’autre part, France Schott-Billmann23 évoque la double fonction du balancement dans les
danses primitives. Elles comportent la fonction maternelle, donc fusionnelle, et en même
temps la fonction paternelle qui est dynamisante et symbolise la séparation. Les danses
primitives permettraient « au danseur de réassurer ses fondements, de renforcer le lien qui
l’articule au monde, aux autres et à lui-même24. » Le balancement crée une bipolarité. Il s’agit
d’un rythme à deux temps : un temps pour l’aller et un temps pour le retour. Les deux temps
ne sont pas investis de la même façon par le danseur. Chacun a une signification différente.
Au moment du temps fort, le danseur va vers l’extérieur, vers l’autre et s’ouvre au monde. Au
moment du temps faible il revient vers lui-même. Dans ce rythme binaire, le danseur peut
vivre un « dehors-dedans » et expérimente le « Je et l’Autre ». On peut faire ici un parallèle
avec les stéréotypies des sujets autistes, où le balancement est un éternel essai de « Je-
Autre » qui échoue à chaque fois25. D’après France Schott-Billmann, la bipolarité est

21
Geneviève Haag, article « Contribution à la compréhension des identifications en jeu dans le moi corporel »,
publié dans le journal « La psychanalyse de l’enfant » n°20, 1997, p. 115-116
22
Ibid. p. 117
23
France Schott-Billmann, Quand la danse guérit, p.136
24
Ibid. p.136
25
France Schott-Billmann, Quand la danse guérit, p.133
structurante et donc thérapeutique pour les malades qui ont un rapport au monde extérieur
défaillant, ce qui est le cas des autistes. La bipolarité, donc l’aller–retour, s’installe pendant
les balancements autour de la symétrie du corps. Il s’agit d’un dédoublement du
mouvement. Cette forme de danse permet au sujet de sentir ses deux hémicorps, pour les
relier et ensuite se sentir plus unifié.

L’aspect «spatio-temporel » de cette séquence me semble particulièrement intéressant : le


chant nous impose à tous un tempo. Comme nous, les enfants se tiennent avec les mains au
cerceau. Nos balancements font tourner le cerceau vers la gauche et vers la droite, au
rythme du chant. Notre corps, en se balançant, doit suivre le mouvement du cerceau. Si un
enfant ne peut ni s’adapter à la vitesse avec laquelle le cerceau bouge, ni se balancer dans le
même sens que les autres, tout son corps est tiraillé et « écartelé » par le contresens, ce qui
est forcement perturbant pour lui. L’enfant autiste est donc amené à quitter son monde
interne pour prendre conscience du mouvement du groupe. Ensuite, il doit amener son
attention sur lui-même pour accorder son balancement à celui des autres.

Le cerceau comme médiateur a une fonction groupale ; le sujet doit s’adapter au mouvement
général s’il ne veut pas subir. Le cerceau et le balancement combinés relient à la fois chacun
au groupe, à soi-même et à l’autre, créent une appartenance à une communauté et
s’inscrivent, grâce à la musique choisie, dans un contexte culturel et social. Par sa forme
ronde, l’enfant voit les autres du groupe et il est vu par les autres. Cette forme maternelle a
un effet contenant sur l’autiste. L’enfant a le choix de se mettre à l’intérieur du cercle et d’en
ressortir pour se retrouver à nouveau à la périphérie. Positionné au centre, tous les regards
se posent sur lui. C’est l’occasion d’inventer une petite comptine intégrant son prénom pour
le valoriser.

Pendant nos ateliers, certains enfants n’avaient aucune réticence pour aller à l’intérieur sans
pour autant y rester longtemps et d’autres enfants étaient déjà angoissés en posant les
mains sur le cerceau. Quand plusieurs enfants se trouvaient à l’intérieur du cerceau il fallait
partager l’espace restreint. Malgré l’inégalité du poids et de la taille des enfants, il ne s'est
produit aucun contact physique douloureux. Pour partager l’espace disponible avec les
autres, il faut déjà avoir une conscience de l’espace que prend son propre corps. Ce jeu
« dedans-dehors » avait donc permis aux enfants d’améliorer leur conscience corporelle, de
s’ajuster à l’espace disponible, de savoir partager et prendre son espace et de mieux
appréhender le passage du dedans au dehors du cerceau. Grâce à la succession des séances,
nous donnions la possibilité aux enfants d’apprivoiser ce jeu corporel et musical, où les
notions d’interaction et d’interrelation jouent un rôle important.

3.4.4. 4ème séquence : chant et rythme


Au fur et à mesure de mon expérience au sein des ateliers, j'ai pu constater que l’approche
par le chant et le rythme auprès des enfants autistes pouvait avoir les bénéfices suivants :

 Développer une motricité plus fine


 Entrer en communication avec les enfants par la voix, les sons, les instruments et la
danse (trouver d’autres canaux de communication que la parole)

 Sortir les enfants de leur monde de « stéréotypies »

 Permettre aux enfants d’appréhender et d’approcher le monde sensoriel extérieur


avec plus de confiance et plus de joie

 Améliorer la coordination des membres supérieurs

 Créer des liens entre la voix et le corps

 Exprimer les émotions par la musique

 Découvrir divers médiateurs non-verbaux

 Créer une enveloppe sonore, sécurisante et canalisante

 Stimuler leur prise d’initiative

 Atteindre la sphère émotionnelle des enfants par la voix chantée et par les
médiateurs non-verbaux, comme les instruments et la danse

 Entrer en contact avec eux par le rythme (en utilisant les mains)

 Favoriser le développement du langage via la musique

 Extraire les enfants de leur milieu et contexte médical en découvrant un monde


sonore par lequel ils peuvent s’exprimer d’une manière ludique

Découvrir des instruments mélodiques et rythmiques (voir photo annexe n°4)

Le disque qui tourne

Après une séquence collective, je propose à chaque enfant individuellement divers


instruments à écouter et à manipuler. J’utilise en partie des instruments que j’ai fabriqué
moi-même comme par exemple un disque en métal, suspendu à un fil, que l’on peut faire
résonner comme un triangle. Lorsque l'on frappe le disque avec une mailloche, il se met à
tourner et à résonner un certain temps. Les enfants autistes se focalisent souvent sur les
objets qui tournent, ce qu’on appelle des stéréotypies. Les stéréotypies permettent la mise
en place d'une entrée sensorielle permanente, rassurant l’autiste sur son sentiment continu
d’exister (j’en parlerai davantage dans la rubrique « Arwin et les maracas »). Un instrument
comme le disque en métal, par la possibilité que l’on a de le faire tourner, peut permettre
d’entrer en contact avec l’enfant et ainsi créer un pont entre l’enfant, le disque et l’adulte qui
le tient par la ficelle. Il faut frapper au bon moment et au bon endroit du disque pour
entendre un son. L’enfant, captivé par le mouvement et le son du disque affine sa motricité,
apprend à gérer l’espace et le temps pour maintenir le mouvement et le son. En
accompagnant l’enfant par des paroles rassurantes et encourageantes, il peut expérimenter
qu’il n’y a pas de danger à être en lien avec l’adulte. Je me suis posée la question de savoir, si
en répétant régulièrement ce genre d’exercices, cela permettrait à l’enfant de diminuer ses
angoisses, de réduire ses stéréotypies ? A long terme, serait-il possible de réduire le temps
que l’enfant passe avec l’instrument en augmentant le temps d’échange avec l’adulte (ou un
autre enfant) ? Pourrait-ce être un moyen de socialisation pour l’enfant autiste ?

Le carillon pentatonique

Le carillon pentatonique contient 8 lames accordées en une gamme pentatonique. La gamme


pentatonique est constituée de 5 tons entiers, c'est-à-dire sans demi-tons. L’avantage de
cette gamme, qu’on retrouve souvent dans la musique asiatique, réside dans la possibilité de
pouvoir improviser sans jamais faire de « fausses notes ». Cela évite tout jugement de « bien
faire ou pas ». La coordination entre la mailloche et les lames demande une motricité fine et
de la concentration. Le carillon pentatonique permet de jouer, soit seul, soit en alternance ou
encore en même temps que l’adulte. L’enfant peut prendre des initiatives, suivre ou imiter.
Les sons doux et cristallins touchent certains sujets autistes. C’est un temps riche en
échanges.

Tuyau de communication

Pour favoriser la communication, je propose à l’enfant un tuyau en plastique souple d’un bon
mètre de long. J’émets des sons vocaux à travers le tuyau et j’appelle l’enfant par son
prénom. Il les réceptionne en posant son oreille à l’autre extrémité. Ensuite je l’invite à
envoyer des sons vers moi. Il faut plusieurs séances pour que les enfants comprennent
suffisamment ce jeu. Une fois acquis, l’enfant y prend plaisir et parfois une belle complicité
peut naître.

La guitare

L’instrument qui les fascine le plus est la guitare. En effet, elle a l’avantage d’être un
instrument polyphonique. Cet instrument permet de jouer des accords constitués de
plusieurs notes. Ces accords ont un effet harmonisant. Il est facile à la guitare de créer des
états émotionnels différents en jouant des accords soit en majeur soit en mineur. En jouant
des airs en majeur, on peut stimuler l’enfant dans l’envie de bouger, donc de s’extérioriser.
Les airs en mineur ont un effet plutôt « intériorisant », touchant plus facilement les états
émotionnels comme la tristesse et la nostalgie. Le Dr Pamela Heaton et son équipe26, en
travaillant avec des autistes, ont découvert que ces derniers peuvent être touchés
émotionnellement par la musique, mais ne ressentent pas les émotions des personnes qui
les entourent.

La caisse en bois creuse de la guitare à l'avantage de procurer une belle résonance. Ses sons
sont à la fois doux, pleins et parfois dynamisants. Ses formes rondes lui donnent un aspect
maternant. A de nombreuses reprises, j’ai remarqué à quel point les sons de la guitare

26
Heaton P., Allen R., Williams K. & Cummins O. & Happé F., 2008 Do social and cognitive deficits
curtail musical understanding? Evidence from autism and Down syndrome. British Journal of
Developmental Psychology, 26, 171-182.
touchaient et pénétraient les enfants d’une manière positive. Je donne l’occasion à l’enfant
de glisser avec les doigts sur ses cordes, de poser son oreille sur sa caisse ou encore de
mettre différentes parties de son corps en contact avec elle. Il arrive qu’un enfant se laisse
mettre le bandeau de la guitare autour du cou. On peut sentir une certaine fierté à ce
moment là. Aucun enfant n’avait éprouvé d’angoisses ni envers la guitare ni envers les sons.
Peut-on en conclure que cet instrument est particulièrement adapté au besoin des
enfants autistes ?

Après avoir écouté et expérimenté plusieurs instruments, les adultes choisissent avec l’enfant
un instrument de rythme. En m’accompagnant à la guitare, j’entonne des chansons avec des
rythmes essentiellement africains pour solliciter l’envie des enfants de m’accompagner sur
leur instrument. En les regardant jouer, j’ai été surprise de la facilité de plusieurs enfants à
rester en rythme tout au long de la chanson. Petit à petit, nous devenons un « vrai petit
orchestre ». Les enfants comme les adultes prennent plaisir à chanter et à faire de la
musique ensemble. L’envie de bouger se manifeste. Un adulte après l’autre se laisse
« contaminer » par ces rythmes enjoués et propose aux enfants de danser avec eux. Une
ambiance festive s’installe et les rires se multiplient. Ce passage du rythme vers la danse me
fait penser aux écrits de Annie Stammler27 : « le rythme constitue l’ossature de la musique.
Le rythme est la base de la danse ».

Le « Oh lé lé » de Tayan

Tayan, 10 ans, est un enfant qui a une certaine prestance de par sa grande taille et son poids.
Il a besoin de contrôler son environnement et exprime par moments des montées de
décharge motrices incontrôlées. Quand on l’appelle par son prénom, il faut insister, car il ne
réagit pas spontanément. Il est attiré par des nouveautés, mais se lasse très vite. Soit tout
son être et tout son corps sont sans cesse en mouvement, soit il s’allonge et s’endort (ce qui
peut être lié aux médicaments qu’il prend). Il est dans son monde et interagit peu avec les
autres. Les chants africains lui plaisent et « lui parlent » d’une certaine manière. Est-ce à
cause des ses origines africaines ? La guitare l’intéresse particulièrement. De temps en temps
il vient me voir, essaie de m’arracher la guitare, ou essaie seulement de « gratter » les cordes
de la guitare pendant quelques secondes. Ses gestes brusques et sa corpulence me font
craindre pour ma guitare et ses cordes. A plusieurs reprises, je fais comprendre à Tayan que
je ne veux pas lui donner la guitare s’il ne sait pas la manipuler doucement. Au fil des
séances ses gestes deviennent plus mesurés et plus fins. Je suis étonnée qu’il tienne compte
de ma demande et lui prête ensuite la guitare volontiers.

Après avoir chanté un petit chant africain « oh lé lé… », Tayan s’empare de la guitare. Il la met
autour de son cou et en « grattant » les cordes se met à chanter « oh lé lé, oh lé lé ». Très
surpris, les adultes qui s’occupent de Tayan à l’IME m’ont dit après l’atelier, qu’ils ne l’avaient
pas entendu parler ni chanter depuis des années. Qu’est-ce qui s’est passé pour Tayan ? Est-
ce un souvenir de sa petite enfance ? Une mémoire qui « remonte » ? Ou a-t-il vu des
guitaristes-chanteurs à la télévision et les imitent-ils ? En tout cas, ce fut le seul instant où j’ai

27
Annie Stammler, Handicap profond et musique, 2009, Ed. Campagne Première, p. 105
pu observer chez un enfant autiste la capacité de coordonner les mouvements des bras, des
mains et des doigts, tout en chantant.

Arwin et le chant

Un autre enfant autiste, Arwin, que je n’avais jusque là jamais entendu émettre un son ou un
mot, laisse échapper un son à un moment de la chanson qui correspond exactement à la
hauteur que nous étions en train de chanter. Les deux exemples montrent à quel point l’effet
du rythme et du chant peut être stimulant pour eux.

Des portes d’entrée au monde des enfants autistes

Les situations décrites ci-dessus, comme celles présentées ci-après, permettent d'énoncer
que le chant et le rythme sont des portes d’entrée au monde des enfants autistes. Annie
Stammler28 nous relate le cas d’Yvan, un garçon aux traits autistiques : Yvan s’isole ou tourne
le dos aux adultes dès qu’il les entend parler ou lorsqu’on lui adresse la parole. Alors qu’il
était perdu dans ses stéréotypies, Annie Stammler a eu l’idée de chanter. Ce fut
spectaculaire. Aussitôt il arrêta ses activités stéréotypées pour s’asseoir à coté d’elle. Elle
analysa la situation ainsi : Yvan avait mis une sorte de barrière entre son monde et celui des
adultes en se rendant sourd au langage parlé.

Dans son livre, Annie Stammler29 parle d’une autre expérience avec un enfant atteint d’une
maladie orpheline et ayant des comportements autistiques. Cet enfant était sombre,
mutique, immobile et pourtant sensible et intelligent. En écoutant les sons du violon sur
lequel Annie Stammler jouait, elle constata que le visage de cet enfant s’était éclairé. Elle
énonce « que la musique avait agi telle une lumière » et « transformé l'enfant ». Elle
explique que, souvent, les enfants autistes ne réagissent plus aux paroles. La parole leur
demande une trop grande concentration. Ils vivent de ce fait la parole comme une menace. A
contrario, la musique peut se situer comme un vecteur de communication entre l'adulte et
l’autiste. Elle atténue les défenses de l'enfant et l'amène vers une attitude plus ouverte.
Annie Stammler ajoute : en jouant du violon devant les enfants, ni l’archet ni l’instrument ne
leur faisaient peur. En l’occurrence, ils montraient une fascination pour les sons qui se
dégageaient du violon et leurs visages s’éclairaient. Pour elle, ces enfants sont perméables
aux vibrations sonores. Ces dernières stoppent très souvent et instantanément leurs
stéréotypies. L’adulte peut de ce fait utiliser avec l'enfant cet autre canal de communication
et faire ainsi émerger chez lui des émotions. Les vibrations sonores agissent comme un fil
invisible entre l’enfant et l’adulte. Annie Stammler parle d’un « transfert musical », qui ouvre
à un espace « chantant », où colère, terreur, angoisse et maladie sont mises de côté pour
vivre un moment « hors du temps » et hors danger. La musique apporte de la légèreté à la
fois à l’équipe soignante et à l’enfant. La musique, sous forme d’un instrument ou de
chansons, peut également les amener à la danse, autre vecteur d'ouverture.

28
Ibid. p. 108
29
Ibid. p. 141
Nico apprivoise les instruments

Pendant mes premières semaines d’observations à l’IME, je me suis sentie un peu mal à l’aise
avec Nico, un petit garçon de 8 ans. En l’observant, nous pouvions penser qu’il se trouvait
encore au stade oral. Il mettait tout ce qu’il trouvait, crayons, ficelle, poussières… dans sa
bouche. Il était sans repos, le regard neutre et il était impossible de le canaliser, de
l’interpeller ou de l’intéresser à une activité manuelle. Il refusait tout contact tactile
prolongé. Le quasi seul « échange» entre les adultes et lui, était de lui enlever les objets de la
bouche ou de l’empêcher de les y mettre.

En commençant les ateliers « Musique, gestes et expression », nous ne savions pas du tout
comment il allait accepter les activités proposées. Comme je l’ai dit auparavant, la salle dans
laquelle l’atelier avait lieu était quasiment vide. Nous espérions que Nico serait moins distrait
par des objets divers.

Au début, très hésitant et même anxieux, il ne montrait aucun intérêt pour la musique.
Emmuré dans un monde de silence, il n’avait que peu d’accès au monde sonore. C’est
seulement petit à petit qu’il a osé essayer un instrument pendant quelques secondes. Puis,
au fur et à mesure des ateliers, quelque chose s'est transformé en lui. Les adultes qui
l’accompagnaient le trouvaient plus présent et plus posé. Un autre changement s’opérait peu
à peu : au départ il fuyait les instruments après les avoir approchés pendant quelques
secondes et puis, petit à petit, il s’y est intéressé, en décalage, plutôt vers la fin de l’atelier. Il
commençait à être plus audacieux, courait tout d’un coup vers ma guitare, sur laquelle j’étais
en train de jouer en chantant, pour glisser furtivement ses doigts sur les cordes avec son
petit sourire à la fois chaleureux et espiègle. Concernant ses stéréotypies pendant l’atelier,
elles avaient nettement diminué. Le plus beau moment vécu avec Nico fut lorsqu'il
m'accueillit au début d’un atelier. Il est entré en contact avec moi d’une manière spontanée :
tendant ses mains vers moi, il m’invitait à faire du rythme en tapant sur mes mains et en me
regardant dans les yeux, comme je l’avais déjà fait à plusieurs reprises avec lui auparavant.

Mes expériences à l’IME m'ont permis de me rendre compte que la musique peut être un
canal de communication efficace entre l’enfant autiste et l’adulte. Je me suis donc demandée
dans quelle mesure la musique était un meilleur vecteur que la parole pour atteindre l’enfant
dans son monde. Pour trouver une réponse, je cite à nouveau Annie Stammler30, qui relate
son travail avec un enfant autiste qu’elle a réussi à atteindre par le chant et par le rythme et
non par la parole. Pour elle, en utilisant des mots chantés, la parole n’est plus dangereuse et
permet ainsi un accès au monde de l’enfant. Elle s’était rendu compte que les paroles
chantées avaient un autre impact sur l’enfant que la voix parlée. Pour étayer son expérience,
elle cite Théodore Reik31: « L’air exprime quelque chose d’autre que les mots. Dans l’action
libératrice de chanter une chanson, l’émotion est déchargée davantage par la musique que
par les paroles. La mélodie n’accompagne pas seulement le texte, elle exprime quelque
chose de plus que les paroles ».

30
Ibid p. 109
31
Théodore Reik, Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler, Paris, Denoël, p. 48
3.4.5 5ème séquence : « petit train »
Voici une autre proposition où la communication non-verbale prend beaucoup de place : en
chantant « pe-tit train, pe-tit train, mes mains sur ton épaul-e, pe-tit train, pe-tit train fait son
chemin », les enfants et les adultes se mettent en marche en traçant un parcours dans la
salle entre les chaises. Le chant facilite la mise en mouvement, il crée un cadre sonore. Que
se passe-t-il pour l’enfant autiste pendant cette proposition bien complexe pour lui ?

« Raccrocher les wagons »

La première difficulté se présente à l’enfant au moment où nous l’invitons à s’accrocher à la


personne devant lui. Il s’agit d’un adulte et il faut rester agrippé à lui tout le long du parcours.
Pendant les premières séances, l’enfant ne comprend pas forcement la nécessité de rester
accroché. Petit à petit il s’aperçoit que s’il lâche la personne à la quelle il s’était accroché, cela
le fait ainsi se couper d’elle, de toutes les personnes placées derrière lui, et de toutes les
personnes placées devant lui. C’est seulement en répétant plusieurs fois « le petit train »,
qu’il peut développer une sensibilité pour une cohérence groupale. Au fur et à mesure, il se
rend compte qu’il a un impact sur le groupe. On compte sur lui, sur sa persévérance et sa
coopération. Ce jeu le met en relation avec les autres.

Pour habituer les enfants à cette activité, nous commençons par tracer de grands cercles
dans la salle. Lorsque nous percevons que tous les enfants sont capables « de rester
accrochés », le conducteur du train passe entre les chaises décrivant ainsi des virages. Le
parcours devient de plus en plus insolite et imprévu. Si c’est un enfant autiste qui conduit le
train, nous l’aidons à prendre des risques, en respectant toutefois sa capacité à mener, ainsi
que la capacité des autres enfants à suivre.

Démarrage

La seconde difficulté que l’enfant autiste rencontre, se situe au moment du démarrage du


train. Comme il ne perçoit pas l’unité de son corps, il ne peut pas, d’emblée, relier l’action de
ses membres supérieurs avec celles de ses membres inférieurs. Un déséquilibre postural
apparaît. Pendant que le haut du corps est tiré vers l’avant au moment du démarrage du
train, le bas du corps ne suit pas. Le poids et le centre de gravité du corps se déplacent dans
le haut du corps et obligent l’enfant, s’il ne veut pas tomber, à se relier à ses jambes et à ses
pieds. Il doit les faire avancer en même temps que le haut du corps. Les membres inférieurs
suivent les membres supérieurs et le tronc, dans un même mouvement global, et avancent
dans une même direction. Le déséquilibre postural exige une réponse pour conserver
l’équilibre global du corps. Donner et lâcher du poids demande à l’enfant une certaine
sensibilité et une écoute intérieure (proprioception). Il doit à la fois différencier, coordonner
et relâcher suffisamment son tonus musculaire pour pouvoir avancer. Ce jeu lui demande en
permanence un réajustement tonique. Sa capacité d’adaptation à des changements de poids,
de vitesse et de force musculaire est mise à rude d’épreuve et peut seulement s’améliorer
dans la répétition de cet exercice au fil des mois.

La capacité à s’adapter

Sur le plan moteur, l’enfant est sollicité différemment en fonction de l’endroit où il se trouve
dans le train. S’il se trouve parmi « les premiers voyageurs », il sera davantage tiré en arrière.
S’il se trouve plutôt parmi les derniers, il sera davantage tiré en avant. Cet exercice demande
à l’enfant de faire des compromis et donc sollicite chez lui sa capacité à s’adapter.

Je me suis posé la question suivante : l’enfant autiste, ayant vécu les différents
positionnements dans le train pourrait-il, à long terme, trouver du plaisir à « tirer » ou à être
tiré par les autres « wagons » ? Ces tiraillements qu’il vit lui procure un ressenti corporel
important. Les vit-il comme des stimulis sensori-corporels, qui lui apportent un sentiment
continu d’exister grâce à la présence de l’autre ? L’enfant doit également s’adapter au tempo
de ses camarades et au tempo donné par le chant. Cela le fait sortir de son rythme habituel.
Ce changement de rythme peut avoir des effets positifs sur la plasticité cérébrale.

Un langage non-verbal

Dans ce cadre riche en relationnel l’enfant est confronté à un langage non-verbal corporel et
musical. Ces langages non-verbaux enrichissent l’enfant dans ses perceptions auditives,
kinésiques, tactiles, visuelles et proprioceptives.

Identité nouvelle

Le chant relié à la marche rythmique berce l’enfant et le dynamise. Il se laisse porter,


« transporter » par le mouvement du groupe. En faisant partie du train, il est acteur. Il a
donc une place et une identité dans un groupe, même s’il ne comprend pas son rôle de
« voyageur en train », car il n’a pas accès au symbolisme.

L’enfant autiste fait partie d’un groupe et doit garder son identité s’il veut « voyager avec le
train ». Ce genre d’exercice pratiqué pendant un certain temps pourrait-il participer à une
socialisation de l’enfant autiste, en trouvant sa place au sein de sa famille, dans l’école et
donc dans la société ?

Savoir jouer

Même si l’exercice est riche de propositions, un processus thérapeutique peut seulement


s’enclencher si les adultes trouvent des mots simples et clairs pour expliquer ce jeu, s’ils
aident l’enfant à s’intégrer et à dépasser ses difficultés dans une attitude d’encouragement et
de patience. Une autre condition pour obtenir des effets thérapeutiques est la capacité de
l’adulte de pouvoir jouer et s’amuser. Pour Donald Winnicott32, jouer est une thérapie en soi.
« Jouer, c’est une expérience créative, une expérience qui se situe dans le continuum espace-
temps, une forme fondamentale de la vie ». Il insiste sur la nécessité de savoir jouer en tant
que thérapeute et de faire tout son possible pour aider le patient à acquérir cette capacité.

Conclusion

La danse-thérapie permet à l’enfant autiste de découvrir son corps et ses possibilités


physiques en prenant plaisir à bouger. Grâce à un éventail de mouvements mieux explorés et
mieux coordonnés, il peut agrandir ses capacités relationnelles.
En effet, au fil des séances l’équipe soignante a remarqué des améliorations au niveau des
comportements des enfants : elle les sentait plus posés, plus concentrés et plus faciles à
canaliser. Ils étaient davantage entreprenants, osaient plus et montraient de l’endurance. Elle
a aussi constaté que les différents médiateurs avaient un vecteur contenant et sécurisant
important.
Par ailleurs, tous les enfants autistes ne sont pas pareils, loin de là. Leur seuil de perception
sensorielle peut varier d’un extrême à l’autre. Il y a des enfants qui réagissent tellement fort
à certains bruits ou lumières, qu’ils peuvent provoquer des peurs. D’autres enfants y prêtent
à peine attention. C’est en les observant qu’il faut adapter les exercices sensoriels au besoin
de chaque enfant.
La proposition « le petit train » est très riche en interaction sur le plan psychocorporel et
sensoriel, ainsi qu’en expression corporelle. Néanmoins, elle ne convient pas à tous. Par sa
complexité et les tiraillements qu’elle provoque, l’enfant autiste peut être surmené et sentir
des angoisses, ce qui peut provoquer sa fuite ou une rigidité psychocorporelle. C’est au
personnel soignant d’étudier cas par cas, si tel exercice est approprié pour l’enfant ou non.
Certains enfants auront besoin d’une approche plus individualisée, cadrante et
enveloppante, alors que d’autres auront besoin d’une stimulation via une activité groupale.

4. A la rencontre d’Arwin
La rencontre avec Arwin m’a permis d’observer à quel point son enveloppe psychocorporelle
est fragile et comment il s’en défend par l’adoption d’enveloppes de substitution visant à
lutter contre cette défaillance. Cette observation m’a amenée à m’intéresser davantage à la
fois à la construction saine et à la pathologie de l’enveloppe psychocorporelle.

4.1 Anamnèse
Arwin a 9 ans et présente des troubles précoces et envahissants du développement mental
global. Il a bénéficié à l’âge de trois ans de soins psychologiques dans un hôpital de jour et a
été ensuite intégré dans une école maternelle. Il a été pris en charge en 2009 par un

32
Donald Winnicott, Jeu et réalité, 1975, Paris, p. 71 et 76
SESSAD33 via des interventions à domicile et a bénéficié d’un suivi à l’école. Depuis début
2010, il a intégré l’IME. Il est le second d’une fratrie de 4 enfants (constituée d’une sœur
aînée et de deux jumelles cadettes).

D’après sa psychologue, il fonctionne peu avec le langage oral. Les quelques mots qu’il utilise
sont employés d’une manière adaptée. Souvent, les sons et les gestes qu’il émet, sont sous
forme d’écholalie34. Elle remarque des difficultés pour se concentrer. Elle relève également
un évitement du regard. Il peut facilement entrer en contact avec l’autre à travers le langage
gestuel. Il se sert énormément de ses sens pour explorer une situation.

4.2 Observations d’Arwin pendant l’atelier


Mon premier contact avec Arwin a lieu lors des bercements assis. Je suis frappée par son
attitude hypertonique et auto-tenue au moment de s’asseoir. Il montre des difficultés pour
plier les jambes. Arwin appuyé contre mon thorax, nous faisons connaissance à travers des
bercements. Etant donné que c’est nouveau pour lui, tout son corps se raidit et par moment
il se met à trembler. J’essaye de le rassurer avec mon regard auquel il répond timidement.

Lors de la troisième séance, au moment de nommer les différentes parties du corps en


chantant, en étant toujours dans la même posture, Arwin entoure mes poignets avec ses
mains et serre fort. En alternance, il frappe ses cuisses avec mes mains comme il m’a vu le
faire auparavant. Je suis un peu désemparée quand il commence à frapper ses cuisses de
plus en plus fort et je m’interroge sur ses perceptions qu’il a à cet instant. J’interromps les
mouvements avec mes mains par peur de lui faire mal.

Au fil des séances, lors de cette séquence, Arwin cherche de temps à autre mon regard et ses
yeux lumineux me montrent qu’il a moins peur et y prend même du plaisir.

Un autre moment marquant s’est produit pendant la séquence « chant et rythme » : je pose
la guitare sur les jambes d’Arwin, je glisse avec mes doigts sur les cordes et l’invite à faire la
même chose. Aussitôt il imite mes gestes. En l’observant, je me rends compte qu’il est
complètement absorbé par les sons qu’il entend. Tout son corps se met à trembler et on
pourrait même dire à vibrer. Une soignante qui connaît bien Arwin lui dit : « Arwin, tu n’es
pas la guitare » ! Rien d’autre que les sons et la vibration qui émanent de la guitare n’existe
pour lui. En lui parlant, je fais la tentative de lui reprendre la guitare. Lui, si doux et si gentil
d’habitude, écarte mon bras avec un geste autoritaire. Il faudra encore quelques paroles
pour qu’Arwin lâche la guitare.

Quand nous chantons, les enfants nous accompagnent avec les instruments de rythme.
Arwin aime bien les maracas. Il est aussitôt dans le bon tempo de la chanson. Je suis à la fois
surprise de cette justesse rythmique et de la persévérance qu’il montre.

33
Service d'Éducation Spéciale et de Soins à Domicile
34
Répétition automatique des paroles avec la même intonation
A la fin de l’atelier, Arwin vient spontanément vers moi, m’entoure avec ses bras et me
traversant avec son regard, me serre fort. Cela ne dure que quelques secondes. Soudain il se
laisse tomber sans défaire ses bras, puis les relâche, reprend son auto-tenue et s’en va.

4.3 Analyse et réflexion


Arwin m’apparaît comme un enfant vivant dans un corps en souffrance et dont l’hypertonie
serait peut-être le moyen de protection contre des angoisses de morcèlement et de
liquéfaction ou de perte d’un sentiment continu d’exister. Cette hypertonicité, ne serait-elle
pas une recherche de substitut d’enveloppe tonique afin de lutter contre des angoisses
archaïques ? Arwin semble dans l’incapacité de pouvoir faire face à ses angoisses corporelles
et met alors en place des enveloppes « pathologiques » telles que son hypertonicité, ses
auto-agrippements ou ses stéréotypies, lui permettant probablement de lutter contre
l’effondrement d’un Moi trop fragile.

En partant de mon expérience avec Arwin, j’aborderai les enveloppes pathologiques chez les
sujets autistes. Ensuite, je parlerai de la constitution des enveloppes psychocorporelles
saines à l’aide du concept du « Moi-peau » de Didier Anzieu.

4.3.1 La peau psychique : quand la première enveloppe fait défaut

Esther Bick 35 décrit la fonction psychique de la peau dans le développement du bébé. Elle
montre l’importance d’un objet contenant auquel l’enfant pourrait s’identifier et qu’il
pourrait introjecter afin de se sentir suffisamment sécurisé et contenu « dans sa propre
peau ». L’objet contenant, une fois introjecté, est en effet ressenti comme une peau et prend
la fonction de « peau psychique ».

Lorsque cette expérience de rassemblement fait défaut, le bébé vient s’accrocher à des
sensations, à des « objets-sensations » qui maintiendront provisoirement l’illusion d’une
unité corporelle.

C’est peut-être ce qui s’est produit chez Arwin lorsqu’il glissait avec ses doigts sur les cordes
de la guitare en étant submergé par les vibrations externes et internes. Elle représentait à ce
moment là un objet-sensation. Arwin ne se différencie pas de la guitare, il est la guitare. La
guitare et les sons deviennent un prolongement de lui-même. Dans cet agrippement
sensoriel, Arwin est-il plutôt en recherche de sensations ou bien d’émotions ? Ces éprouvés
corporels lui procurent-ils une enveloppe sonore, une sensation de contenance qui lui
permette ainsi de maintenir un sentiment continu d’exister ? Son enveloppe
psychocorporelle est trop fragile pour assurer la frontière entre l’extérieur et l’intérieur. Les
sensations le submergent.

35
Esther Bick, 1967, « L’expérience de la Peau dans les relations d’Objet Précoces », in HARRIS WILLIAMS
M., Les écrits de Martha Harris et d’Esther Bick, Ed. du Hublot, 1998, Larmor-Plage, pp. 135-139.
Lorsque j’essaie de lui retirer la guitare, Arwin repousse mon bras énergiquement. Perdu
dans son monde unisensoriel, il a complètement désinvesti le lien avec les personnes qui
l’entourent. Le sortir de son monde voudrait dire pour lui vivre des angoisses de liquéfaction
et de chute. Ainsi, il manifeste par cette dépendance spécifique à l’objet (la guitare) son
intolérance à la frustration (en refusant de restituer la guitare).

J’essaie par la parole, le regard et en touchant son bras de rétablir une relation. Le bain de
paroles, associé au toucher et au regard, semble lui redonner une contenance corporelle. Il
est alors capable de porter son attention sur ma voix et mon toucher. Avec douceur je peux
enfin reprendre la guitare.

Lorsque la fonction psychique de la peau fait défaut, et c’est le cas chez les sujets autistes, le
patient crée des enveloppes pathologiques de substitution. Ainsi Arwin se crée une seconde
peau sur un mode musculaire hypertonique comme une carapace. Il adopte le monde
unisensoriel des sons de la guitare comme une seconde peau. A ce moment là cette seconde
peau rétablit une fonction contenante du psychisme.

Cette forme d’enveloppe pathologique s’est manifestée à nouveau à la fin de l’atelier, au


moment où Arwin est venu vers moi spontanément, en m’entourant avec ses bras. En me
serrant fort, il devient « mou », puis s’avachit et se laisse complètement aller. J’ai alors
l’impression que sans la présence de mon corps, il chuterait et s’effondrerait sur le sol. Je n’ai
pas l’impression d’exister comme un Autre différencié, mais simplement comme un pilier (se
situant à l’intérieur de lui ?), qui viendrait le soutenir, le protéger de toute chute éventuelle,
qui le sécuriserait dans le maintien de son corps. Arwin, en s’accrochant à moi s’est senti
porté physiquement. Quand il a senti du « dur » pour se soutenir, il a pu lâcher de son
hypertonicité, qui a cédé la place à une hypotonicité. Mais, une fois détaché de moi, en
l’absence d’un extérieur sécurisant, il reprend immédiatement son attitude en
hyperextension, comme par peur de se sentir s’effondrer. Il m’utilise comme faisant partie de
lui-même, comme étant un prolongement de son propre corps qui lui donnerait un
sentiment de sécurité interne.

Ayant vécu ces deux expériences du phénomène d’une enveloppe psychocorporelle


pathologique, je me suis intéressée à la constitution des enveloppes psychocorporelles
saines.

4.3.2 Constitution saine d’une enveloppe psychique

Comme je le disais auparavant, pour constituer une peau psychique, le bébé a besoin du
contact et des soins de sa mère. C’est dans les moments de nourrissage, par
l’interpénétration des regards entre la mère et le bébé et en même temps le soutien du dos
par le bras de la mère, bercé dans un bain de paroles, que peut s’intérioriser chez le bébé ce
que James S. Grotstein36a appelé « la présence d’arrière-plan ».

36
James S. GROTSTEIN, Splitting and projective identification, pp. 77-89 Jason Aronson, New York, 1981
Le contact de son corps avec celui de sa mère, conduit le bébé à différencier une surface
comportant une face externe et interne, à distinguer un dehors et un dedans. Dans le cadre
d’une relation sécurisante d’attachement avec la mère, il acquiert la perception de la peau
comme une surface, ce qui engendre d’une part, la notion d’une limite entre l’intérieur et
l’extérieur et d’autre part, un sentiment d’intégrité de l’enveloppe corporelle. De là apparaît
la première enveloppe psychique : l’enveloppe narcissique, qui donne à l’appareil psychique
un certain bien-être de base, c'est-à-dire que l’enveloppe narcissique se construit à travers
l’intériorisation du sentiment d’intégrité de l’enveloppe corporelle – d’où l’idée du « Moi-
peau », développé par Didier Anzieu37.

4.3.3 Les fonctions du Moi-peau

Didier Anzieu attribue 8 fonctions au Moi-peau. Je m’attarderai sur les trois premières qui me
paraissent essentielles à développer pour mon sujet.

Fonction de maintenance

La fonction psychique de la peau « se développe par intériorisation du holding38 maternel ».


Le Moi-peau devient alors une partie de la mère qui est intériorisée et qui maintient le bébé
dans une unité corporelle solide. Le rôle du Moi-peau est la « maintenance du psychisme39. »

Pendant l’atelier, au moment des bercements assis, les soignants soutiennent le dos des
enfants. Pourrait-on parler d’un « effet holding » qui s’intérioriserait au fil des séances ? De
même, je me pose la question de savoir si les échanges de regards entre soignants et enfants
pourraient se rapprocher du phénomène de l’interpénétration des regards entre la mère et le
bébé ?

Fonction de contenance

La fonction de contenance correspond à l’intériorisation du « handling40» maternel. Le Moi-


peau est à percevoir comme un sac contenant les sensations, les représentations, les affects
et les pulsions. Le Moi-peau comme représentation psychique naît des jeux entre le corps de
la mère et celui de l’enfant, ainsi que des réponses apportées par la mère aux émotions et
sensations du bébé. Pour Didier Houzel41 cette fonction de contenance permettrait « d’éviter
l’éparpillement des objets internes dans un espace sans frontière ».

Cette fonction de contenant paraît alors essentielle à développer pendant les séquences de
bercement et de balancement avec les enfants autistes pour les aider à progressivement

37
Le Moi-peau, 1985, p.39
38
Le « holding », selon Winnicott, correspond à la manière dont l’enfant est porté
39
Didier Anzieu, Le Moi-peau, 1985, pp.97 et 121
40
Le « handling », selon Winnicott, correspond à la manière dont l’enfant et traité et manipulé
41
L’enfant, ses parents et le psychanalyste, Ed Bayard Centurion et d’autres auteurs, 2000, p.70
construire un Moi confiant et un espace psychique sans se laisser submerger par des
angoisses archaïques.

Fonction de pare-excitation

La mère sert de pare-excitation42 auxiliaire du bébé, jusqu’à ce que son Moi, suffisamment
élaboré, puisse trouver sur sa propre peau un étayage suffisant pour assurer cette fonction.

Ne pourrions-nous pas rapprocher cette fonction de celle assurée par les personnes qui
accompagnent les enfants autistes pendant les ateliers ? Ces derniers servent de filtre aux
expériences trop angoissantes, car elles contiennent et étayent par leurs mots et par leurs
regards.

Grâce au Moi-peau vont naître certaines enveloppes psychiques, telles que le sentiment de
sécurité. Le Moi-peau est donc un contenant narcissique fondamental, qui permet la
naissance de l’espace psychique où se développeront pensées et vie fantasmatique.

Conclusion

Mon étude des théories sur la constitution des enveloppes psychocorporelles m’a permis de
comprendre les manifestations corporelles et relationnelles que j’ai observées chez Arwin
mais aussi chez d’autres enfants autistes. De plus, cela m’a apporté un étayage clinique riche
qui m’a donné un aperçu de l’approche thérapeutique auprès de ces patients.

42
La fonction de pare-excitation consiste à protéger l’organisme contre les excitations en provenance du monde
extérieur qui, par leur intensité, risqueraient de le détruire (Vocabulaire de la psychanalyse, p. 302, Laplanche /
Pontalis)
Conclusion
En guise de conclusion, je commencerai par préciser le terme « d’effet libérateur », puis je
reprendrai les éléments significatifs pour montrer le pouvoir libérateur du chant et de la
danse. Ensuite je parlerai de la synergie entre ces deux médiateurs, ainsi que les limites de
cette approche. Pour étayer mon étude j’ai élaboré un questionnaire (annexe 5), auquel
plusieurs de mes élèves et patients ont répondu.

Je vais tenter de clarifier ce que j’entends par « effet libérateur » en rapport avec le terme
« effet thérapeutique ». Un effet libérateur peut se produire par exemple chez une personne
qui danse durant une heure et se sent par la suite dégagée de ses tensions. D’un autre côté,
lorsqu’un patient exprime des émotions grâce à la danse ou au chant, il libère du matériel
psychique qui pourra être repris avec le thérapeute. Ainsi, le chant et la danse ont un effet
libérateur (expression de ses émotions) qui devient thérapeutique grâce à l’interaction avec
le thérapeute. En l’occurrence, dans un cadre de « bien-être » (comme mon atelier « le corps
qui chante – la voix qui danse »), les émotions libérées ne sont pas reprises de manière
thérapeutique. Nous retrouvons donc un effet libérateur mais sans but thérapeutique.

Cet effet libérateur se produit quand le sujet est dans « l’instant présent » : quand nous
chantons et dansons, nous ne pouvons nous préoccuper de l’avenir, ni ressasser le passé.
C’est cette présence à soi-même et aux sensations de notre corps qui produit un véritable
lâcher prise et une détente à la fois physique et psychique. Trudi Schoop43 explique : « Plus
longtemps une personne supporte l’absence de contrôle du mental, plus l’émotion se libère.
L’émotion se transforme en mouvements. » C’est dans ces moments là que le pouvoir
libérateur se vit à travers des mouvements et des sons imprévisibles, inhabituels et
spontanés qui désinhibent la personne.

Utiliser la voix et le corps dans des jeux d’interaction favorisent la réactivité du sujet. Le côté
ludique et entraînant apporte un élan de vie et un dépassement de soi : chez l’enfant autiste,
cela s’est manifesté par des rires et des échanges relationnels importants lors de la séance où
nous chantions et dansions avec eux sur le rythme de la guitare.

Développer ses facultés d’imagination, d’anticipation, d’exploration et d’adaptation, amène le


patient à s’ouvrir plus aux autres et au monde. Il retrouve le désir et la confiance de réussir
dans sa vie : dans mon exemple du « jeu de balle », le sujet est amené à réagir
instantanément. C’est dans la nature de ce jeu de se laisser entrainer par sa dynamique. Le
sujet « se laisse prendre au jeu » et a envie de s’investir. Pendant ce vécu, il n’est pas
préoccupé par son quotidien. Il peut se laisser aller dans une forme d’insouciance. De
nombreux déplacements avec son corps lui procurent une légèreté d’être. Agrandir sa
capacité à observer, à ressentir et à agir, lui donne une plus grande souplesse psychique pour
répondre aux exigences de la vie : il ne subit plus une émotion ou une pulsion, il la vit et puis
la transmute avec l’aide du thérapeute en une énergie positive.
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Trudi Schoop, “…komm und tanz mit mir !“, 1981, p. 117
Danser et chanter, en habitant son corps et son Etre, réveille des blocages énergétiques reliés
à la mémoire corporelle. Dans un cadre thérapeutique, cela donne la possibilité au patient de
laisser émerger un matériel inconscient. Des émotions et des pulsions sont exprimées avec
son corps et sa voix, reflétées par un thérapeute. Le sujet prend alors conscience de ses
traumatismes, de ses blocages, de ses manques et de ses envies en se libérant de sa
souffrance. C’est avec plus d’attention et de respect envers lui-même qu’il peut grandir en
autonomie et envisager sa vie avec plus de sérénité. Dans l’exemple de Sabine, je tente de
montrer un possible cheminement en danse-thérapie, où la danse l’aiderait à prendre
conscience de son mal-être à travers des sensations corporelles nouvelles. Grâce aux
différents médiateurs et à un cadre contenant, elle pourrait trouver une douceur et une
sécurité intérieure qui lui permettraient de savoir ce qui est bon pour elle et ce qui ne l’est
pas.

Quel est le bénéfice de l’utilisation simultanée de la voix chantée et du mouvement dansé ?

Les mouvements dansés permettent de trouver des appuis dans le sol et facilitent ainsi une
expression vocale puissante et libre. Le tonus musculaire du corps « porte » la voix et lui
donne une force et une certaine dynamique. La respiration se place naturellement. Dans
l’exemple de Martha, nous voyons l’intérêt de relier la voix aux mouvements dansés, afin de
retrouver « la source fondamentale », créatrice de la puissance qui est en nous.

La chronologie dans les exercices au sein d’un atelier a un rôle important : dans un premier
temps, le but est de s’intérioriser puis de s’exprimer. Nous observons la nécessité de se
recentrer avant de s’extérioriser dans le chapitre I, « ressourcement par le chant et la
danse ». Les participants à l’atelier arrivent le soir, la tête encombrée de mille soucis. Avant
de pouvoir se ressourcer par la danse, il est donc capital de se détendre et de se poser à
l’aide de respirations profondes et des sons. C’est en écoutant les sensations de leur corps, et
en apaisant le mental, qu’ils peuvent retrouver un accès à leur sensibilité sensorielle. Dans
un corps à nouveau habité, ils peuvent s’exprimer en dansant d’une manière libre et pleine.
L’enchaînement des exercices peut être vécu comme une méditation dynamique où un lien
entre le corps et l’esprit se crée. Mes participants évoquent souvent l’effet libérateur que
produisent la combinaison et la variété des propositions. L’exploration des deux médiateurs
leur apporte une meilleure connaissance de soi grâce à une écoute plus fine dans leur
ressenti.

Il n’y a pas d’obligation d’utiliser ces deux médiateurs simultanément. Nous pouvons alors
nous poser la question de savoir à quel moment le médiateur chant est plus approprié que le
médiateur danse. De mon point de vue nous n’avons pas à choisir entre les deux. Ils sont
complémentaires et peuvent davantage convenir à certains moments, plutôt qu’à d’autres,
durant une thérapie. Un patient peut, à un certain stade de sa thérapie avoir plus besoin de
danser que de chanter (et vice versa).

Malgré les nombreux bénéfices du chant et de la danse, il existe des situations où ces
médiateurs peuvent inhiber le sujet : les sons qui sortent de notre bouche sont les reflets de
qui nous sommes. Ce que nous exprimons vocalement est intime et ne peut pas toujours
être maîtrisé. Influencé par des valeurs socioculturelles, où la plupart du temps le chant est
synonyme de « beau », le sujet peut redouter le fait de ne pas produire quelque chose
d’esthétique ou de chanter faux. Une autre forme de frein est la peur de se ridiculiser devant
l’autre, ce qui peut engendrer une dégradation de l’image de soi, suivi par un
découragement.

De la même façon, la danse renvoie à l’image de soi avec, en plus, l’image corporelle. Une
impression « de se donner en spectacle » peut paralyser le sujet.

L’exemple de Jessica dans le « jeu de balle » (chapitre II, 2.) m’a fait comprendre, que l’aspect
ludique et entraînant d’une proposition n’est pas adapté à tous les patients : Jessica, qui a
été victime de diverses agressions dans sa vie, a vécu la force et la vitesse de la balle comme
un acte violent contre sa personne.

Concernant les enfants autistes, l’équipe soignante m’a fait part des bénéfices remarqués
suite aux ateliers. Je me pose cependant la question de savoir si l’aspect nouveauté des
médiateurs utilisés n’est pas en partie responsable de ces améliorations constatées. En effet,
une grande partie des réactions fortes aux propositions se sont produites lors des premières
séances. Il serait donc intéressant d’observer les résultats sur une longue période.

A la clinique psychosomatique en Allemagne, entourée d’une équipe de thérapeutes, les


patients ont eu à leur disposition plusieurs outils pour retrouver une santé physique et
psychique. Au moment de leur sortie, ils ne profitent plus de cet accompagnement. Être à
nouveau confronté à leur quotidien peut fragiliser leurs acquis voire même entraîner une
rechute. Ma réflexion se porte donc sur la nécessité de la création d’un lieu où une approche
notamment par le chant et la danse, sous forme d’atelier, les aiderait à continuer à
s’exprimer. Ce suivi pourrait être un soutien pour les accompagner dans leur projet de vie.

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