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Biographie de Baudelaire

Voici un extrait de l’article d’Alain Vaillant sur la vie de Baudelaire


Après l’avoir lu, résumez dans un tableau à trois colonnes, les éléments qui vous
paraissent importants dans cette biographie, que vous mettrez chacun en regard avec un
poème (ou une strophe de poème) et vous expliquerez brièvement comment cet élément
biographique a pu influencer le poème. :

Contexte Poèmes et explication


Evénements personnels
Evénements historique
et politiques
Evénements littéraires
Les données de son
caractère

Vie de Baudelaire
Que dire donc de l’enfance et de l’adolescence de Charles ? Elles ont sans doute été
semblables à celles de ces rejetons de la bourgeoisie du premier XIXe siècle, où l’on
retrouve
les mêmes stigmates : les séquelles de l’Histoire – la Révolution et l’Empire –, la
froideur
convenue des manifestations d’affection parentale, qui froisse secrètement l’enfant
tout en
développant en lui une sentimentalité inassouvie et excessive, le lien inégal au père
(absent,
occupé ailleurs, vieux ou mort) et à la mère (d’autant plus proche de ses enfants
qu’elle a en
commun avec eux l’infériorité sociale), et, par-dessus tout, l’ennui que distillent,
notamment
dans les villes de province, une vie trop bien réglée et l’ambiance carcérale des
établissements d’enseignement. Donc, le père de Charles, François Baudelaire, né en
1759,
est l’un de ces innombrables clercs du XVIIIe siècle, ecclésiastiques par vocation
intellectuelle
mais vivant, comme précepteur dans son cas, dans les parages de la haute
aristocratie. Il
rentre dans le siècle à la faveur de la Révolution mais continue son préceptorat, se
marie une
première fois en 1797 avec une demoiselle Janin dont il aura en 1805 un fils,
Alphonse : les
deux époux, le fait vaut d’être noté, se disent peintres selon les termes du contrat
de
mariage. Mais François commence une carrière très honorable dans l’administration.
Veuf en
1814, il se remarie cinq ans plus tard – à l’âge de soixante ans – avec Caroline
Defayis, qui est
alors âgée de vingt-six ans. Son début d’existence a été lui aussi mouvementé : elle
est née
en1793 à Londres – autre détail d’importance – et y vivra jusqu’à l’âge de sept ans,
où elle
revient en France pour y assister, en 1800, à la mort de sa mère depuis longtemps
malade.
Elle est alors providentiellement recueillie dans la maison du riche avocat Pérignon –
un ami
de la famille –, dont François Baudelaire est un familier : ainsi arrangeait-on alors le
mariage
et l’avenir des jeunes filles pauvres mais de bonne naissance.
Charles naît le 9 avril 1821, à Paris – il est, avec Musset, le seul parisien de
naissance parmi
les grands poètes du XIXe siècle – ; il perd son père alors qu’il a six ans, en 1827 ; sa
mère,
enceinte, se remarie le 8 novembre 1828 avec le commandant Aupick, mais donne
naissance,
moins d’un mois après le mariage, à un enfant mort-né, et n’aura donc pas d’autre
descendant que Charles. Pour le reste, rien que de très banal. Pour autant qu’on le
sache,
Jacques Aupick fut un beau-père attentif et soucieux de ses responsabilités
éducatives : sa
longue carrière, d’officier puis de diplomate, permet d’ailleurs d’esquisser le portrait
d’un
homme d’ordre sans aucun doute, mais capable d’intelligence et d’appréciation des
situations
dans l’exercice de son autorité. Quant à Charles, il a, comme la plupart des jeunes
bourgeois
de son époque, passé les plus claires années de son enfance et de son adolescence
en
pension – à Lyon, puis à Paris. Et, la vie de collège étant ce qu’elle était, il est exclu
pour
indiscipline en 1839 de son collège – le futur lycée Louis-le-Grand –, la même
année que
Gustave Flaubert, son exact contemporain, et passe donc lui aussi le baccalauréat
comme
candidat libre. Par ailleurs, deux traits caractérisent l’élève. Pour les premières
années, on
dirait, selon le langage convenu des bulletins scolaires, que, doué mais paresseux, il
« pourrait mieux faire » : on est frappé, dans ses lettres à son frère Alphonse ou à sa
mère,
du nombre de déclarations de repentance et de promesses de s’amender,
d’améliorer ses
notes et ses classements, de mériter l’affection de ses proches – tous engagements
solennels
accompagnant des requêtes immédiates et concrètes. Sa correspondance d’adulte
sera pleine,
elle aussi, de ces serments pathétiques et humiliants, où le poète fera
invariablement attendre
du travail, des livres, du succès, pour obtenir, sans délai, un peu d’argent.
Cependant, à partir de la troisième, Charles fait indiscutablement figure, malgré son
manque
d’acharnement, d’élève brillant. D’élève brillant, c’est-à-dire, comme ce sera le cas
de
Rimbaud, autre fort en thème, d’expert passionné de rhétorique et de latin, selon
les normes
scolaires de l’époque. Là est peut-être l’essentiel, trop négligé par rapport aux
habituelles
explorations psychologiques. Baudelaire est un très habile faiseur de vers et de
discours, mais
il a intériorisé et s’est totalement assimilé – pour ainsi dire incorporé –, avec cette
passion
exclusive que tout brillant élève met à ses apprentissages, les ressorts secrets ou
fantasmés
de la langue et de la poésie latines, puis les a reportés, avec toute la charge
d’imagination et
d’investissement affectif qu’on devine seulement, sur le français. Il faudra le garder
en esprit
dans les chapitres à venir : la technique métrico-discursive n’est pas – pas plus pour
Baudelaire que pour les autres grands du XIXe siècle (Hugo, Rimbaud, Mallarmé)
exception
faite de Verlaine, mauvais latiniste – un instrument accessoire et extérieur, mais elle
est une
passion, qui plonge ses racines dans les couches les plus profondes et les plus
obscures de
l’adolescence lycéenne.
En 1839, Charles, bachelier, a donc échappé depuis plusieurs mois déjà à la tutelle
scolaire et
vit dans une pension de famille une existence très libre et déjà dissolue, entre la
lecture de la
littérature contemporaine, les joies conviviales de la camaraderie et les plaisirs plus
clandestins, quoique parfaitement habituels et tolérés, de la prostitution parisienne.
En
somme, il s’apprête à suivre la voie qu’empruntent en même temps que lui, dans
l’ambiance
de gaieté désabusée qui caractérise la monarchie de Juillet, tous les candidats à la
bohème
dorée, jeunes bourgeois en rupture de classe qui survivent en se contentant de peu
et en
obtenant quelques subsides de la petite presse littéraire et artistique. Cependant,
par ses
origines sociales et parisiennes, Baudelaire appartient à la frange supérieure de
cette bohème
et a, plus que la plupart des autres, les moyens de ses extravagances et de ses
luxueuses
fantaisies : à défaut d’avoir de l’argent, il offre suffisamment de garanties pour faire
des
dettes, et il ne s’en prive pas. On ne comprendrait pas la singularité du poète, ni
surtout son
désir obsessionnel de singularisation, si l’on oubliait qu’il n’est ni un marginal ni,
selon le
mot de Vallès, un « réfractaire », mais un déclassé, souffrant à vif de son
déclassement,
malgré toutes ses dénégations.
Très tôt, Baudelaire dépense donc beaucoup, systématiquement, excessivement,
emporté par
un double mouvement de dissolution et d’exhibition de lui-même. Mais cette
compulsion de
dépense ostentatoire, sur fond de comportement artiste, n’a rien non plus
d’original, et paraît
tout droit sortie de La Comédie humaine. En fait, les vraies originalités
biographiques de
Baudelaire résident moins dans la figure de dandy excentrique qu’il se construit
d’emblée,
que dans les secrètes limites, judiciaires et médicales, qui s’imposent à lui dès les
années
1840.
Dépenser et s’endetter caractérisent, il est vrai, le comportement fashionable – selon
le mot à
la mode – du jeune désœuvré louis-philippard. Mais alors, de deux choses l’une.
Soit le jeune
bourgeois est muni d’un père, dépense ce que ce père lui octroie, ou s’endette en
proportion
de ce que les prêteurs le savent capable d’obtenir de sa famille : la dépense reste
alors dans
des limites raisonnables, ou à peu près. Soit le jeune est maître de son patrimoine,
comme
Eugène Sue, orphelin de père et de mère en 1830, qui dilapide en quelques années
une
immense fortune avant de se mettre au travail et de gagner sa vie comme romancier
à succès.
Baudelaire, lui, est orphelin de père : il peut s’endetter beaucoup, grâce à la garantie
qu’offre
l’héritage paternel – attendu pour 1842, à l’âge de la majorité légale. Mais il ne peut
se
ruiner, car il a une mère, un beau-père (général !) et un beau-frère (magistrat !)
précautionneux : c’est l’épisode de la mise sous tutelle, dont il ne faut surtout pas
sous-estimer les conséquences et qu’il convient de rappeler ici.
Le 9 avril 1842, Charles, revenu depuis moins de deux mois d’un voyage vers l’Inde
que son
beau-père voulait lui imposer et qu’il a pris l’initiative d’interrompre à l’île de la
Réunion,
entre ainsi en possession de l’héritage paternel : commencent deux années de folles
dépenses (livres, vêtements, mobilier… et le reste), qui ont entamé le capital d’un
bon tiers.
S’ensuivent, entre la mère et le fils, tractations, suppliques et menaces, qui ne
suffisent pas à
rassurer la famille. Le 20 août 1844, Charles est assigné en justice, première étape
de la mise
sous tutelle. Quelques jours après, il écrit une longue lettre à sa mère, où on peut
lire ces
mots :
Tu regardes, m’as-tu dit, ma colère et mon chagrin, comme tout passagers ; tu présumes
que tu
ne me fais un bobo d’enfant que pour mon bien. Mais persuade-toi donc bien une chose,
que tu
sembles toujours ignorer, c’est que vraiment pour mon malheur, je ne suis pas fait comme
les
autres hommes. – Ce que tu regardes comme une nécessité, et une douleur de circonstance,
je ne
peux pas, je ne peux pas le supporter.
Il est difficile de mesurer la réalité de l’indignation, dans ces lettres d’un fils unique
à sa mère
où le chantage sentimental se mêlera, jusqu’à la fin, à la colère enfantine. Restent
les faits : le
21 septembre, maître Ancelle, notaire de la famille, est officiellement désigné
comme conseil
judiciaire. Baudelaire sera désormais mis sous tutelle jusqu’à sa mort, et sa vie
matérielle
dépendra de la pension mensuelle de 200 francs, versée par Me Ancelle. Faire une
œuvre, se
faire reconnaître comme écrivain – mieux, comme auteur célèbre – auprès de la
postérité, du
public, des confrères mais aussi (et d’abord, peut-être) de la famille et de la mère
sera la
seule manière d’accéder à l’indépendance et à la majorité que son régime juridique
lui dénie.
Manière toute symbolique, cependant : selon les calculs de Claude Pichois et de Jean
Ziegler7,
la totalité des droits touchés par Baudelaire n’atteindra pas 10 000 francs, soit
moins du
quart des revenus de l’héritage paternel.
Le sort matériel de Baudelaire est donc scellé dès 1844. Son destin physique l’avait
été encore
plus tôt, sans doute en 1841, par la contamination syphilitique qui, après une série
de
rechutes menaçantes (notamment en 1849, 1861 et, surtout en 1862, où, selon ses
propres
termes, il a senti « le vent de l’aile de l’imbécillité » [I, p. 668]), l’entraînera
doucement vers sa
fin pathétique : l’hémiplégie et l’aphasie, survenues en Belgique en mars 1866, puis
la mort à
peu près solitaire, à la clinique du docteur Duval, le 31 août 1867. Bien sûr, la
syphilis n’était
pas le SIDA : l’évolution de la maladie était très lente, sujette à rémissions
provisoires et à
très longs répits, qu’on pouvait encore prolonger par des traitements au mercure.
Cependant,
le souci moralisateur – mais curieusement déguisé par la critique moderne en
plaidoyer
artistique contre la censure impériale – ne doit pas cacher l’évidence : Les Fleurs du
Mal trahissent, sous le masque de l’ironie, l’obsession du pourrissement des corps,
de
l’empoisonnement du sang, de la blessure et de la mort infligées par le sexe. Par
ailleurs,
Baudelaire n’a jamais eu d’autre relation intime qu’avec les femmes de la rue ou du
demi-monde : prostituées, comédiennes, maîtresses partagées, courtisanes…
Malgré la dilection
proclamée pour l’univers de la prostitution, il n’est pas interdit de penser que la
conscience
de la maladie transmissible a largement contribué à transformer en système de vie
une
préférence alors assez largement professée. Même si la course contre la montre est
longue, et
au tempo imprévisible, Baudelaire sait qu’elle est engagée, et que, sur ce plan aussi,
seule
l’œuvre, réalisée et reconnue, aura le pouvoir de prouver définitivement que le jeu
en valait
vraiment la chandelle :
– Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! [« L’Ennemi », v. 12-14]
Voilà que l’esquisse biographique prend déjà l’allure d’un récit héroïque,
extrapolant à partir
de données factuelles très lacunaires – malgré un siècle et demi d’érudition, qui
parvient
parfois à arracher au néant du passé quelques petites bribes de connaissances alors
inévitablement surexploitées et surinterprétées selon l’idiosyncrasie propre du
biographe – et
s’écrivant anachroniquement à la lumière du recueil de 1857 et du mythe littéraire
construit
par la postérité. Il faut donc se contenter de résumer en quelques étapes grossières
le
parcours d’une vie écourtée par la maladie – en 1867. Jusqu’à la Révolution de
1848,
Baudelaire est un bohémien dandy ; il achète des œuvres d’art, se constitue une
collection,
fréquente les peintres et les poètes, et publie quelques rares articles de critique
dans la petite
presse – outre les Salons de 1845 et 1846 – ; amateur d’art, il est aussi sensible,
comme une
grande partie de la jeunesse, à la montée des idées républicaines et de la
contestation
sociale, et il se rapproche des milieux fouriéristes. Mais il compose aussi beaucoup
de
poèmes, qui se retrouveront pour une bonne part dans Les Fleurs du Mal. La
Révolution de
1848 se marque, pour Baudelaire, par une grande flambée de passion politique : il
participe
aux émeutes le fusil à la main selon la légende, bat le pavé parisien, rêve de
socialisme, tente
d’approcher Proudhon. Mais l’échec de 1848, brutalement signifié par les journées
sanglantes
de juin et confirmé par le Coup d’État du 2 décembre, carbonise toutes ses velléités
d’idéalisme politique et d’espérance dans le progrès historique. Il lui en restera une
immense
rancœur, contre les autres et contre lui-même qui a voulu y croire, et un goût
d’amertume
dont on retrouve la trace dans telle formule des Journaux intimes :
1848 ne fut amusant que parce que chacun y faisait des utopies comme des châteaux en
Espagne.
1848 ne fut charmant que par l’excès même du ridicule. [I, p. 680]
Ou par telle autre, où la plaisanterie scatologique en dit long sur la gravité du dépit
politique :
[…] qu’est-ce qui n’est pas une prière ? – Chier est une prière, à ce que disent les
démocrates
quand ils chient. [I, p. 665]
Désormais, l’écrivain, privé de ligne de fuite politique, est seul face à lui-même et à
son
œuvre, qui reste presque entièrement à faire – du moins à publier. Il est aussi
intimement
convaincu que le monde a changé, que la joyeuse insouciance et les plaisirs
d’imagination qui
permettaient encore, avant 1848, de s’accommoder des choses réelles ont vécu. Il le
redira en
1857, dans un article consacré à son alter ego en prose, Gustave Flaubert :
Depuis plusieurs années, la part d’intérêt que le public accorde aux choses spirituelles était
singulièrement diminuée ; son budget d’enthousiasme allait se rétrécissant toujours. Les
dernières années de Louis-Philippe avaient vu les dernières explosions d’un esprit encore
excitable par les jeux de l’imagination […]. [II, p. 79]
Deux convictions obsessionnelles reviennent alors sous la plume de Baudelaire, et
occupent
son esprit. D’une part, il supporte de plus en plus mal la solitude pesante dans
laquelle la
société bourgeoise enferme l’artiste et qui, selon lui, l’empêche de gérer et de
digérer les
phases d’excitation indispensables à la création. Baudelaire en fait une affaire
d’hygiène
mentale, allant jusqu’à justifier par cet isolement social l’alcoolisme pathologique
du poète
moderne. D’autre part et surtout, alors qu’il vient de passer le cap de la trentaine, il
paraît de plus enplus pressé de prouver – aux yeux du public, de ses camarades en
journalisme, de sa mère et
de lui-même – que l’œuvre toujours annoncée, promise mais retardée existe
réellement, qu’il
ne sera pas un de ces poètes virtuels, de ces matamores de la plume ou du pinceau
qui
encombrent Paris et dont Flaubert a fixé le portrait avec le peintre Pellerin de
L’Éducation
sentimentale. Les années qui suivent le Coup d’État apparaissent comme les plus
riches en
publications : entre autres, les traductions de Poe à partir d’avril 1852, des poèmes
divers
dans plusieurs périodiques – dont « Les Fleurs du Mal », dix-huit poèmes parus en
1855 dans
la Revue des Deux Mondes, De l’essence du rire la même année, les Histoires
extraordinaires de Poe en volume chez Michel Lévy en 1856, et, le 25 juin 1857, le
recueil
des Fleurs du Mal : moment de scandale, et début de la consécration.
Si le procès et la condamnation indignent et bouleversent profondément Baudelaire
– sans
compter les désagréments financiers occasionnés par l’amende de 300 francs, que
Baudelaire
supplie l’impératrice, avec succès, de faire réduire –, leur écho médiatique assure au
poète,
comme il l’a fait quelques semaines auparavant à Flaubert, la notoriété. Le poète,
reconnu au
moins du milieu littéraire et figure du tout-Paris journalistique, semble
provisoirement
réconcilié avec son temps et retire les dividendes – modestes, il est vrai – de ses
années de
procrastination. Il publie de plus en plus de poèmes dans les revues, écrit le Salon
de 1859,
donne la deuxième édition des Fleurs du Mal, prend le parti de Wagner et donne ses
premiers
poèmes en prose à la Revue fantaisiste en 1861, fait paraître en 1863 Le Peintre de
la vie
moderne et en 1864 une nouvelle série de poèmes en prose sous le titre Le Spleen
de Paris : il
fait presque figure d’ancien et d’autorité tutélaire pour la nouvelle génération de
poètes.
27Pourquoi décide-t-il dans ces conditions, en avril 1864, de partir en Belgique
pour laquelle
il ne cessera de dire, avec une compulsivité pathologique, sa haine et son mépris et,
pourtant,
d’où il ne reviendra qu’en 1866 pour mourir, après la crise hémiplégique qui l’a
frappé à
Bruxelles ? Toutes les raisons sont conjecturables. La fatigue physique, d’abord,
alors qu’il
sait, depuis 1862, que la maladie l’a rattrapé et ne se fait sans doute plus oublier.
La
lassitude morale, ensuite : Baudelaire a quarante-trois ans lorsqu’il part, il a plus
que jamais
des problèmes d’argent et le sentiment vraisemblable d’une réussite bien fragile et
médiocre
alors que sa vie en est déjà à son déclin ; en somme, le vieux cabotin veut quitter la
scène.
Sentiment de piétinement artistique, encore : qu’écrire après Les Fleurs du Mal et les
extraordinaires nouveautés de l’édition de 1861 ? Il faut toute la « métricophobie »
d’aujourd’hui pour croire que le poème en prose pourrait suffire à le combler.
Toutes ces
raisons sont possibles, et bien d’autres encore : contentons-nous de reconnaître
que nous
n’en savons rien et d’enregistrer que, le 31 août 1867, il reçoit les derniers
sacrements avant
de mourir, interné à la clinique du docteur Duval.
Vie littéraire, journalistique et critique
Ces rappels auront leur utilité à leur heure, et revenons maintenant en arrière : tous
les
spécialistes sont d’accord pour souligner l’importance capitale, pour la formation de
l’esthétique baudelairienne, des années quarante, pendant lesquelles est composée,
du moins
dans une première version, une bonne part des futures Fleurs du Mal. Pourtant, si
l’on fait
abstraction du recueil à venir, quelle image donne le jeune Baudelaire ? Seulement
celle d’un
poète-journaliste parmi tant d’autres, d’un écrivain de la petite presse, d’un
amateur d’art au
moment de la vogue bourgeoise pour la peinture et les Salons, d’un joyeux
compagnon de
bohème. Rien là, répétons-le, que d’apparemment banal, et l’on retrouve chez lui,
un peu
plus accusés, les trois traits qui caractérisent le petit monde des lettres parisien, en
ces temps
d’ironie désabusée.
La monarchie de Juillet, en même temps qu’elle a fait entrer la France dans l’ère du
libéralisme économique, a inauguré notre moderne culture médiatique. Alors que
l’édition de
livres, qui n’a pas fini de se remettre de quarante années de désorganisation
révolutionnaire
et de surveillance administrative, en est encore à l’âge artisanal, la presse moderne

diversifiée, curieuse, satirique, moqueuse, raconteuse –, partie à peu près de rien,
vient enfin
offrir à la bourgeoisie du XIXe siècle la provende de lecture quotidienne qui va
désormais,
avec les plaisirs du théâtre, de la table et du libertinage mercenaire, remplir le
temps du loisir
et du divertissement8. Naissent la caricature, le fait divers, la chronique, le feuilleton
et le
roman-feuilleton, la critique d’art. Et, avec eux, de nouvelles figures de
professionnels de la
littérature, dont les vedettes seront Balzac, Sand, Dumas, Gautier, Sue, entourées
d’un
myriade de seconds rôles, qui passent de journal en journal, fréquentent les mêmes
cafés, se
racontent les mêmes blagues. On connaît trop bien l’image d’Épinal représentant,
pour la
postérité, l’écrivain romantique seul – abandonné face au monde qui l’entoure ou,
pour
quelques élus, isolé du fait même de sa supériorité glorieuse – : cette image a sa
part de
vérité, dans la mesure où elle traduit le nouveau face-à-face entre l’auteur et le
public, alors
qu’ont disparu le dense réseau aristocratique qui constituait, sous l’Ancien Régime,
le terreau
indispensable et pour ainsi dire naturel de l’activité littéraire. Mais elle masque
l’essentiel : à
partir de la fin des années vingt – lorsque la jeunesse romantique, qui n’a pas
participé à
l’Empire et qui a l’appétit de toutes les jeunesses d’après-guerre, conquiert le
pouvoir
culturel contre les plus vieux (les « classiques ») –, la vie de la littérature, irriguée
par la
nouvelle presse, est essentiellement collective, faite de complicités et de
camaraderies, grâce
aux puissants liens que permettent de tisser les pratiques de convivialité, les plaisirs
de la
conversation et le communautarisme bohémien. Le Charles Baudelaire de 1840 est
un parfait
représentant et un participant très actif de cette société informelle et joyeuse ; sa vie
est
essentiellement remplie de conversations à bâtons rompus, de projets collectifs
d’avenir, de
services rendus, de déambulations amicales, diurnes ou nocturnes, à l’intérieur de
l’espace
parisien ou à ses limites suburbaines. Comme tout un chacun, il circule au milieu
d’une
nébuleuse de jeunes candidats à la littérature et à l’art, dont on peut citer, en vrac :
Prarond,
Le Vavasseur, le peintre Deroy (auquel on doit le premier portrait de Baudelaire,
avant celui de
Courbet), Pierre Dupont (le futur auteur du « Chant des ouvriers », en 1848),
Banville,
Asselineau, Privat, Louis Ulbach, Nadar, Louis Ménard, Champfleury… Laissons les
noms, et
retenons que Baudelaire a appartenu, avec plaisir et conviction, à ces micro-
collectivités
successives ou simultanées qui ont contribué à le constituer comme auteur. Il n’y a
donc
aucune ironie – sinon celle du ton, cette solennité vaguement suspecte qu’il adopte
dans ses
articles de journaux – lorsqu’il prend parti, dans ses « Conseils aux jeunes
littérateurs » qu’il
publie dans L’Esprit public en 1846 (à l’âge de 25 ans !) en faveur de la «
camaraderie »
littéraire :
[…] j’admets et j’admire la camaraderie, en tant qu’elle est fondée sur des rapports
essentiels
de raison et de tempérament. Elle est une des saintes manifestations de la nature, une des
nombreuses applications de ce proverbe sacré : l’union fait la force. [II, p. 15]
Ces communautés d’auteurs se constituent, on l’a vu, à cause du développement de
la
nouvelle industrie culturelle du périodique et donc, indirectement, grâce au public.
Mais
aussi, pour cette même raison, contre ce public : l’écrivain d’après 1830 se
désespère de tenir
sa fonction – les revenus qui en découlent mais, davantage encore, la
reconnaissance sociale
– du public qui, en toute hypothèse, stupide ou intelligent, ignorant ou instruit,
n’attend de la
littérature qu’un plaisir de pure consommation et qu’aucune vraie connivence ne
saurait
rapprocher des créateurs eux-mêmes. C’est ce public que l’écrivain assimile alors
métonymiquement au « Bourgeois » et qu’il se sent accablé – c’est le deuxième trait
d’époque
– d’avoir pour interlocuteur. Il s’adresse alors à lui – puisqu’il le faut –, mais
s’ingénie à lui
montrer de quelque manière qu’il le méprise, sans pour autant renoncer à faire ce
qu’il a à
faire et ce pourquoi il est rémunéré. Il s’ensuit une curieuse contorsion d’esprit, que
Baudelaire décrit avec beaucoup de précision et de finesse, d’abord en 1852 puis
une
deuxième fois en 1856, à propos de l’étrange éloquence de Poe. Poe, explique-t-il,
parlait en
public avec beaucoup de science et de maîtrise. En revanche, se répandant dans les
tavernes
parfois les plus mal famées, il ne se souciait absolument pas du public auquel il
s’adressait,
qu’il effaçait littéralement par son mépris. Poe parlant, c’est, en somme, l’écrivain-
journaliste
de ce milieu de siècle, tel qu’idéalisé par Baudelaire et tel qu’il veut aussi l’incarner.
Ici, dans
la version de 1856 :
Sa conversation était des plus remarquables et essentiellement nourrissante. Il n’était pas ce
qu’on appelle un beau parleur, – une chose horrible, – et d’ailleurs sa parole comme sa
plume
avait horreur du convenu ; mais un vaste savoir, une linguistique puissante, de fortes études,
des impressions ramassées dans plusieurs pays faisaient de cette parole un enseignement.
[…]
Son éloquence, essentiellement poétique, pleine de méthode, et se mouvant toutefois hors
de
toute méthode connue, un arsenal d’images tirées d’un monde peu fréquenté par la foule
des
esprits, un art prodigieux à déduire d’une proposition évidente et absolument acceptable
des
aperçus secrets et nouveaux, à ouvrir d’étonnantes perspectives, et, en un mot, l’art de ravir,
de faire penser, de faire rêver, d’arracher les âmes des bourbes de la routine, telles étaient
les
éblouissantes facultés dont beaucoup de gens ont gardé le souvenir. […] C’est d’ailleurs une
chose à noter, qu’il était fort peu difficile dans le choix de ses auditeurs, et je crois que le
lecteur trouvera sans peine dans l’histoire d’autres intelligences grandes et originales, pour
qui
toute compagnie est bonne. Certains esprits, solitaires au milieu de la foule, et qui se
repaissent dans le monologue, n’ont que faire de la délicatesse en matière de public. C’est,
en
somme, une espèce de fraternité basée sur le mépris. [II, p. 313 ; souligné par moi]
« Une espèce de fraternité basée sur le mépris » : le ton rappelle la formule qui clôt
le poème
d’adresse au lecteur qui ouvre Les Fleurs du Mal (« – Hypocrite lecteur, – mon
semblable, –
mon frère ! »). La formule est bien connue, mais le plus souvent mal lue. Si l’auteur
est le
frère et le semblable de l’« hypocrite » lecteur, c’est qu’il est aussi hypocrite que
lui ; mais
comment croire, dans ces conditions, à cette protestation de fraternité ? Baudelaire
traduit ici
en termes d’hypocrisie le classique paradoxe du menteur (si un menteur dit « je
mens », il dit
la vérité et contredit alors sa nature ; mais s’il ment en parlant, il faut aussi en
conclure qu’il
ne ment pas et qu’il se contredit encore) : on aura compris que Baudelaire, avec sa
protestation de fraternité, se moque royalement de son lecteur.
De ce mépris latent, de cette infraction imperceptible au fameux principe de
coopération
communicationnelle du linguiste Grice (qui veut que celui qui parle fasse tout ce
qu’il faut
pour être compris) découle une troisième caractéristique, la curieuse schizophrénie
dont
paraît atteinte la meilleure littérature de la monarchie de Juillet et du Second
Empire : tout en
feignant de s’adresser au public (à cet éternel intrus de la communication littéraire),
l’écrivain
parle en fait, obliquement, à ses confrères en écriture, à la tribu d’artistes, de
poètes et
d’auteurs qu’il connaît et qui sauront retrouver derrière ses mots la conversation
implicite
qu’il engage avec eux, cette fois en parfaite intelligence. Comme pour se prémunir
de la
transformation de l’art d’écrire à cause des contraintes nouvelles liées au règne de
la
publication, les professionnels de la littérature-journalisme s’adoubent et se
reconnaissent
par diverses formes de complicité, constituent des sociétés secrètes à l’intérieur de
l’espace
public de la culture. Le signe social et l’instrument comportemental de ce
dédoublement
conscient et ironique est la mystification, érigée précisément à cette époque en rite
initiatique
et en jeu de rôle collectif. Mystifier le Bourgeois, c’est se payer sa tête, offrir à la
collectivité
complice de ses camarades le spectacle d’un Joseph Prudhomme piégé par
l’apparence du
sérieux. Tous ces écrivains-journalistes sont des mystificateurs en puissance, dans
leur vie
comme dans leurs textes, mais Baudelaire est l’un des maîtres incontestés de la
mystification,
parce qu’il joue de la provocation par l’horrible et le sadisme souriant.
Très tôt les anecdotes ont circulé sur les mystifications faites par Baudelaire, sur ses
mille et
une manières d’épater le compère en effarouchant le bourgeois : inutile de les
rapporter, et
d’autant plus inutile qu’elles sont pour la plupart inventées, et que la « blague »
(autre mot
d’époque) est plus souvent constituée par le récit lui-même que par l’événement
qu’il est
censé rapporter. Il est incontestable, en revanche, que le jeune Charles s’est très tôt
construit,
de façon concertée et raffinée, un personnage, et qu’il a utilisé pour cette
construction qui fut
chronologiquement sa première œuvre tous les éléments matériels ou
comportementaux à sa
disposition : son ameublement (ainsi les murs tendus de rouge et de noir, dans son
appartement de l’île Saint-Louis), son habillement (les célèbres gants jaunes…), sa
coiffure (le
cheveu ras qu’il adopte avant 1847 et qui, dit-on, lui donne l’allure d’un
condamné), sa
diction, ses condamnations tranchantes, ses manières abruptes dans les cafés, ses
exigences
tatillonnes, etc. Baudelaire a constitué artistiquement son image, et l’a donnée en
spectacle –
au point que les critiques les moins bienveillants ont jugé que le recueil lui-même
des Fleurs
du Mal n’était que la plus extrême et la plus réussie de ces mystifications : mais une
mystification seulement, d’un poète de second ordre, en mal de notoriété.

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