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INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS

FACULTÉ DE SCIENCES SOCIALES ET ÉCONOMIQUES

Licence en droit - Droit public et Science politique

Année Universitaire 2022-2023

D ROIT
C ONSTITUTIONNEL
C O U R S D E M. O L I V I E R É C H A P P É

Fascicule de Travaux Dirigés

Séminaires de

M Estelle Bomberger
me

M. Thibault Desmoulins
M. Williane Goliasse
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B IBLIOGRAPHIE

Manuels

ARDANT P. et MATHIEU B., Droit constitutionnel, Paris LGDJ, 2018, 616 p.


BOUDON J., Manuel de droit constitutionnel, Paris, PUF, 2015, 2 vol.
CHAGNOLLAUD D., Droit constitutionnel contemporain, Paris, Dalloz, 2017, 2 vol.
FAVOREU L. et alii, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2019, 1136 p.
GOHIN O., Droit constitutionnel, Paris, LexisNexis, 2016, 1331 p.
HAMON M. et TROPER M., Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 2017, 886 p.
PACTET P., Droit constitutionnel, Paris, Sirey, 2019, 726 p.
PORTELLI H., Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2017, 500 p.
TURK P., Éléments fondamentaux de droit constitutionnel, Paris, Gualino, 2017, 240 p.
VERPEAUX M., Droit constitutionnel, Paris, PUF, 2015, 290 p.

Monographies

BARANGER D., Droit constitutionnel, Paris, PUF, 2017, 128 p.


BEAUD O., La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, 512 p.
CARCASSONNE G. et GUILLAUME M., La Constitution, Paris, Seuil, 2017, 496 p.
LOUGHLIN M., Foundations of public law, Oxford, OUP, 2010, 528 p.
RIALS S. (dir.), Textes constitutionnels français, Paris, PUF, 2018.
SCHMITT C., Théorie de la constitution (1928) Paris, PUF, 2013, 573 p.
TROPER M. et CHAGNOLLAUD D., Traité international de droit constitutionnel, Dalloz, 2012, 3 vol.
TROPER M., La théorie du droit, le droit, l’État, Paris, PUF, 2001, 334 p.
TROPER M., Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, 360 p.

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PREMIÈRE SÉANCE

L’ÉT A T

TEXTES À ÉTUDIER

DOCUMENT 1 : R. CARRÉ DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’État (1920) Paris,


CNRS, 1962, p. 1-10.

DOCUMENT 2 : T. HOBBES, Léviathan (1650) Paris, Dalloz, 2004, p. 107 (part. I, ch. XIII).

DOCUMENT 3 : G. BURDEAU, De l’État, Paris, Seuil, 1970, p. 75-77.

DOCUMENT 4 : H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, La Baconnière, 1953, p. 154-156.

DOCUMENT 5 : G. BURDEAU, Traité de science politique, Paris, LGDJ, 1980, t. 2, p. 388.

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

O. BEAUD, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, 512 p.

O. BEAUD, Théorie de la fédération, Paris, PUF, 2009, 447 p.

G. BERGERON, Petit traité de l’État, Paris, PUF, 1990, 263 p.

P. BRAUD, Penser l’État, Paris, Seuil, 2004, 256 p.

J. CHEVALLIER, L’État, Paris, Dalloz, 1999, 125 p.

S. RIALS, Destin du fédéralisme, Paris, LGDJ, 1986, 78 p.

M. TROPER, Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, 360 p.

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DOCUMENT 1 : R. CARRÉ DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’État
(1920) rééd. Paris, CNRS, 1962, p. 1-10.

1. – Toute étude du droit public en général et du droit constitutionnel en particulier engage


et présuppose la notion d’État. En effet, d’après la définition la plus répandue, il faut entendre
par droit public le droit de l’État (Staatrecht), c’est-à-dire le droit applicable à tous les rapports
humains ou sociaux dans lesquels l’État entre directement en jeu. Quant au droit
constitutionnel, c’est – ainsi que son nom l’indique – la partie du droit public qui comprend
les règles ou les institutions dont l’ensemble forme dans chaque milieu étatique la Constitution
de l’État. On ne peut donc pas aborder l’étude du droit public ou de la Constitution de l’État
sans être amené à se demander aussitôt quelle est l’idée qu’il convient de se faire de l’État lui-
même. Préciser cette idée, tel est aussi le but, l’objet propre, de la Théorie générale de l’État. Tous
les problèmes qu’agite cette théorie, se ramènent essentiellement à la question suivante :
Qu’est-ce qu’un État (in concreto) ? Ou mieux qu’est-ce que l’État (in abstracto) ?

2. – Si l’on examine les faits, c’est-à-dire les diverses formations politiques auxquelles
l’usage s’est établi de donner le nom d’État, on constate que les éléments constitutifs dont
chaque État est formé, se ramènent essentiellement à trois :

Dans chaque État on trouve d’abord un certain nombre d’hommes. Ce nombre peut être
plus ou moins considérable : il suffit que ces hommes soient parvenus en fait à former un corps
politique autonome, c’est-à-dire distinct des groupes étatiques voisins. Un État, c’est donc
avant tout une communauté humaine. L’État est une forme de groupement social. Ce qui
caractérise cette sorte de communauté, c’est qu’elle est une collectivité publique, se
superposant à tous les groupements particuliers, d’ordre domestique ou d’intérêt privé, ou
même d’intérêt public local, qui peuvent exister entre ses membres. Tandis qu’à l’origine les
individus n’ont vécu que par petits groupes sociaux, famille, tribus, gens, isolés les uns des
autres quoique juxtaposés sur le même sol, et ne connaissant chacun que son intérêt particulier,
les communautés étatiques se sont formées en englobant tous les individus qui peuplaient un
territoire déterminé, en une corporation unique, fondée sur la base de l’intérêt général et
commun qui unit entre eux, malgré toutes les différences qui les séparent, les hommes vivant
côte à côte en un même pays : corporation supérieure et générale qui a constitué dès lors un
peuple, une nation. La nation, c’est l’ensemble d’hommes et de populations concourant à
former un État et qui sont la substance humaine de l’État. Et quant à ces hommes pris
individuellement, ils portent le nom de nationaux ou encore de citoyens au sens romain du
mot civis : expression qui désigne précisément le lien social qui, par-dessus tous leurs rapports
particuliers et tous leurs groupements partiels, rattache tous les membres de la nation à un
corps unique de société publique.

Le second élément constitutif des États, c’est le territoire. Déjà on vient de voir qu’un
rapport de liaison nationale ne peut prendre de consistance qu’entre hommes qui se trouvent
mis en contact par le fait même de leur cohabitation fixe sur un ou plusieurs territoires
communs : le territoire est donc l’un des éléments qui permettent à la nation de réaliser son
unité. Mais en outre une communauté nationale n’est apte à former un État qu’autant qu’elle
possède une surface de sol sur laquelle elle puisse s’affirmer comme maîtresse d’elle-même et
indépendante, c’est-à-dire sur laquelle elle puisse tout à la fois imposer sa propre puissance et
repousser l’intervention de toute puissance étrangère. L’État a essentiellement besoin d’avoir
un territoire à soi, parce que telle est la condition même de toute puissance étatique. Si par
exemple l’État possède quelque puissance sur ceux de ses nationaux situés à l’étranger, c’est

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dans la mesure seulement où il lui est possible de leur appliquer sur son propre territoire la
sanction des prescriptions qu’il prétend leur imposer durant leur séjour au dehors. En
revanche, sur son territoire, la puissance de l’État s’étend sur tous les individus, étrangers
comme nationaux.

Les auteurs modernes s’accordent à dire que la relation juridique qui s’établit entre l’État et
son territoire ne consiste pas en un droit de dominium, mais bien d’imperium : l’État n’a pas sur
son sol une propriété, mais seulement une puissance de domination, à laquelle on donne
habituellement dans la terminologie française le nom de souveraineté territoriale. Mais pour
le surplus il subsiste des dissentiments sur la nature de ce pouvoir territorial. Une première
doctrine admet que le territoire est pour l’État l’objet d’un droit spécial de souveraineté, en
sorte qu’il y aurait dans la puissance étatique deux pouvoirs distincts, l’un portant sur les
personnes, l’autre portant spécialement sur le territoire et qui formerait ainsi une sorte de
puissance réelle, c’est-à-dire comparable à un droit réel de l’État sur le sol national. Il semble
plus exact d’admettre, avec une seconde opinion, que le territoire envisagé en lui-même n’est
aucunement un objet de maîtrise pour l’État ; mais son étendue détermine simplement le cadre
dans lequel est capable de s’exercer la puissance étatique ou imperium, laquelle n’est de sa
nature qu’un pouvoir sur les personnes. Par souveraineté territoriale il ne faut donc pas
entendre une branche à part du pouvoir de l’État, comportant à son profit un ensemble
particulier de droits territoriaux. La territorialité n’est pas une partie spéciale du contenu de la
puissance étatique, mais uniquement une condition et une qualité de cette puissance.

Dans cet ordre d’idées il convient d’ajouter que le cadre d’exercice de la puissance de l’État
ne se restreint pas au territoire, c’est-à-dire à la surface ou au tréfonds du sol national : mais il
comprend aussi la couche atmosphérique située au-dessus de ce sol et les portions de mer qui
baignent le territoire de l’État, ou du moins dans la mesure où l’État peut en fait exercer sur
ces portions atmosphériques ou maritimes son action dominatrice. La véritable idée à laquelle
il faut s’arrêter à cet égard est donc que la sphère de puissance de l’État coïncide avec l’espace
sur lequel s’étendent ses moyens de domination. En d’autres termes, l’État exerce sa puissance
non pas seulement sur un territoire, mais sur un espace, espace qui, il est vrai, a pour base de
détermination le territoire lui-même.

Enfin et par-dessus tout, ce qui fait un État, c’est l’établissement au sein de la nation d’une
puissance publique s’exerçant supérieurement sur tous les individus qui font partie du groupe
national ou qui résident seulement sur le sol national. L’examen des États sous ce rapport
révèle que cette puissance publique tire son exigence précisément d’une certaine organisation
du corps national : organisation par laquelle d’abord se trouve définitivement réalisée l’unité
nationale, et dont aussi le but essentiel est de créer dans la nation une volonté capable de
prendre pour le compte de celle-ci toutes les décisions que nécessite la gestion de ses intérêts
généraux : enfin, organisation d’où résulte un pouvoir coercitif permettant à la volonté ainsi
constituée de s’imposer aux individus avec une force irrésistible. Ainsi cette volonté directrice
et dominatrice s’exerce dans un double but : d’une part elle fait les affaires de la communauté ;
d’autre part elle fait des actes d’autorité consistant soit à émettre des prescriptions impératives
et obligatoires, soit à faire exécuter ces prescriptions.

En tenant compte de ces divers éléments fournis par l’observation des faits, on pourrait
donc définir chacun des États in concreto une communauté d’hommes, fixée sur un territoire
propre et possédant une organisation d’où résulte pour le groupe envisagé dans ses rapports
avec ses membres une puissance supérieure d’action, de commandement et de coercition.

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DOCUMENT 2 : T. HOBBES, Léviathan (1650) Paris, Dalloz, 2004, p. 107 (part. I, ch. XIII).

Il est donc manifeste que, tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les
maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle la guerre, et qui est la
guerre de chacun contre chacun.

Une autre conséquence de cette guerre de chacun contre chacun est que rien ne peut être
injuste. Les notions de droit et de tort, de la justice et de l’injustice n’ont point place dans cette
condition. Là où il n’y a pas de puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi,
il n’y a pas d’injustice.

La justice et la propriété commencent avec la constitution de l’État… Avant donc que l’on
puisse user des mots juste et injuste, il faut qu’il y ait une puissance coercitive, d’une part, pour
contraindre également les hommes à l’exécution de leurs pactes par la terreur de quelque
punition plus grande que le bénéfice qu’ils attendent du fait de les rompre, d’autre part, pour
leur confirmer la propriété de ce qu’ils acquièrent par contrat mutuel en compensation du
droit universel qu’ils abandonnent ; et une telle puissance, il n’y en a point avant
l’établissement de l’État.

DOCUMENT 3 : G. BURDEAU, De l’État, Paris, Seuil, 1970, p. 75-77.

Les gouvernants n’exercent pas le Pouvoir à titre de prérogative personnelle ; ils sont
assujettis à une fonction, soumis à un statut que détermine l’agencement de l’institution.

Le droit de commander et de contraindre n’a qu’un titulaire permanent et exclusif, c’est


l’État. Cependant cette autorité ne peut demeurer virtuelle ; dans le régime d’État comme dans
celui du Pouvoir personnel, il faut qu’elle se fasse sentir par des interventions constantes et
sanctionnées. C’est dire qu’elle doit avoir recours à des volontés et à des actes humains pour
s’extérioriser, faute de quoi la société mourrait dans l’anarchie. Ces volontés et ces actes ce sont
ceux des gouvernants ; ils demeurent extérieurement les mêmes qu’ils étaient avant
l’institutionnalisation, doués de la même initiative, subordonnés aux mêmes conditions. Il n’y
a de nouveau que le titre en vertu duquel ils interviennent : ils ne mettent plus en œuvre un
pouvoir qui leur est propre, ils sont les représentants ou les organes de l’institution.

Il en résulte que les gouvernants n’ont aucun droit subjectif à l’exercice du commandement.
Ils sont investis d’une compétence, c’est-à-dire d’une aptitude légale à accomplir certains actes.
Or, qui dit compétence sous-entend le but en vue duquel elle peut être régulièrement utilisée.
La fonction des gouvernants, tout comme celle des agents administratifs, est subordonnée à la
loi du service qui est le bien public. Ils n’ont qualité pour agir que dans la mesure où ils servent
l’institution. Cette mesure, elle est souvent déterminée dans une constitution formelle qui
constitue alors le titre concret de leur compétence, mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit
ainsi. Même en l’absence d’un statut écrit, les gouvernants ne peuvent mettre en œuvre qu’une
autorité qui leur est déléguée, celle dont le titulaire est l’institution étatique. Avant
l’institutionnalisation, ils pouvaient encore, dans leur activité, mêler ce qui était
l’accomplissement de l’idée de droit et ce qui était service de leurs intérêts personnels. À
condition que leur autorité fut suffisamment établie, leur titre de chef recouvrait tout. Avec
l’existence de l’État, il cesse d’en être ainsi ; les gouvernants ne peuvent plus que servir l’idée

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de droit qui s’est incarnée dans l’institution, car ils n’ont compétence – donc autorité – qu’à cet
effet. Détachés de cette idée, leurs ordres et leurs actes perdent non seulement toute légitimité,
mais encore toute qualité juridique. S’il s’agissait d’un agent administratif, pareil agissement
serait qualifié de voie de fait. S’agissant des gouvernants, la sanction pourra être la résistance
à l’oppression ou la révolution.

Ces observations ne diminuent en rien la libre initiative des gouvernants ; elles limitent
seulement le cadre dans lequel elle doit se maintenir. Cadre souple car, si l’idée de droit doit
être la préoccupation constante des gouvernants, il ne leur est pas interdit d’agir sur elle pour
l’enrichir ou la développer.

DOCUMENT 4 : H. KELSEN, Théorie pure du droit, trad. H. Thévenaz, Paris, La Baconnière,


1953, p. 154-156.

Pour la doctrine traditionnelle l’État est une entité distincte du droit, tout en étant une entité
juridique. Il est une personne et un sujet de droits et d’obligations, mais en même temps son
existence est indépendante de l’ordre juridique. De même pour certains théoriciens du droit
privé, la personnalité juridique de l’individu est logiquement et chronologiquement antérieure
au droit objectif, donc à l’ordre juridique ; pour les théoriciens du droit public l’État, entité
collective et capable de vouloir et d’agir, est indépendant du droit et a même existé avant lui.
Ils enseignent que l’État remplit sa mission historique en créant le droit, « son » droit, soit
l’ordre juridique objectif, et en s’y soumettant lui-même, puisque son propre droit lui confère
des droits et des obligations. Ainsi conçu comme une entité métajuridique, une sorte de
surhomme tout puissant ou d’organisme social, l’État serait à la fois la condition du droit et
un sujet conditionné par le droit. […]

Une théorie de l’État débarrassée de tout élément idéologique, métaphysique ou mystique


ne peut comprendre la nature de cette institution sociale qu’en la considérant comme un ordre
réglant la conduite des hommes. L’analyse révèle que cet ordre organise la contrainte sociale
et qu’il doit être identique à l’ordre juridique, car il est caractérisé par les mêmes actes de
contrainte et une seule et même communauté sociale ne peut être constituée par deux ordres
différents. L’État est donc un ordre juridique, mais tout ordre juridique n’est pas un État. Il ne
le devient qu’au moment où il établit certains organes spécialisés pour la création et
l’application des normes qui le constituent. Il faut par conséquent qu’il ait atteint un certain
degré de centralisation. […]

En tant qu’organisation politique, l’État est un ordre juridique. Mais tout ordre juridique
n’est pas un État ; ni l’ordre juridique pré-étatique des sociétés primitives, ni l’ordre juridique
international, supra-étatique ou inter étatique ne représente un État. Pour être un État, il faut
que l’ordre juridique ait le caractère d’une organisation au sens le plus étroit et le plus
spécifique de ce mot, c’est-à-dire qu’il institue pour la création et l’application des normes qui
le constituent des organes spécialisés ; il faut qu’il présente un certain degré de centralisation.
L’État est un ordre juridique relativement centralisé […] Le problème de la qualité de personne
juridique de l’État [est celui] de sa qualité de sujet agissant et de sujet d’obligations et de droits.

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DOCUMENT 5 : G. BURDEAU, Traité de science politique, Paris, LGDJ, 1980, t. 2, p. 388.

258. – Si diligents que soient les agents du Pouvoir, ils ne peuvent à partir d’un centre
unique, pourvoir à toutes les tâches qui leur incombent. C’est pourquoi il existe toujours des
relais de la puissance. […] Le pouvoir demeure unitaire, c’est son exercice qui est démultiplié
par la personne d’un agent qu’il dépêche au point où il y a lieu de décider. Il y a ce que l’on
appelle déconcentration.

Toute autre est l’idée qui préside à la décentralisation. Une activité est dite décentralisée
lorsque les règles qui la commandent sont édictées par des autorités émanant du groupe
qu’elle concerne. Ce qui caractérise donc un groupement – quelle que soit sa nature :
territoriale, corporative ou autre – lorsqu’il est décentralisé, c’est son affranchissement, quant
à l’activité visée, à l’égard du pouvoir central. À l’origine de l’idée de décentralisation il y a
ainsi une reconnaissance de la liberté de l’organisme qui en bénéficie, liberté qui s’analyse
juridiquement dans la faculté dont il jouit de se donner à soi-même les normes qui le régissent.
[…] Étant donné le lien qui s’établit entre décentralisation et répartition des compétences, il
apparaît tout de suite que la décentralisation peut, du moins théoriquement, être absolue ou
relative. Elle sera absolue lorsque toutes les autorités du groupe considéré ne dépendront que
de lui ; elle sera relative si certaines de ses activités seulement seront soustraites à l’emprise
d’une autorité extérieure. En fait, comme bien on pense, il n’existe que des cas de
décentralisation relative.

Tandis que les services centralisés constituent un ensemble unique hiérarchisé et dirigé par
les organes supérieurs de l’État, la décentralisation distingue les activités juridiques et remet
la charge de certaines d’entre elles à des administrations ayant, dans leur sphère, une certaine
liberté d’action. Assurément le pouvoir central ne disparaît pas, mais il n’assume plus
directement la gestion du service, il surveille seulement la manière dont les autorités
décentralisées pourvoient à son fonctionnement. Au point de vue juridique la décentralisation
se reconnaît à la juxtaposition de centres de décision relativement indépendants des organes
de l’État. […]

259. – On considère généralement la décentralisation sous son aspect géographique et on la


justifie par des considérations d’opportunité liées aux modalités d’administration de
territoires divers par leurs besoins, leurs traditions ou leurs intérêts. Sans doute ce point de
vue n’est pas faux ; il est seulement trop superficiel pour permettre de rendre compte de la
signification profonde de la décentralisation.

En effet, si on ne l’envisageait que sous son aspect géographique, force serait d’admettre
que la raison d’être de la décentralisation a été profondément affectée par l’évolution
économique et sociale depuis une vingtaine d’années. On pouvait admettre naguère que
certaines collectivités locales formaient, de par leur histoire, leurs ressources, leur mode de vie,
des unités relativement autonomes. Dans ces conditions, décentraliser c’était consacrer un
particularisme. L’homogénéisation des collectivités nationales, l’uniformisation liée aux
développements des techniques, la dimension des espaces qu’implique leur utilisation
rationnelle condamnent les originalités locales. Aujourd’hui le particularisme n’est plus que le
triste privilège de la pauvreté et du sous-développement. Il ne s’en suit pas, cependant, que
toute décentralisation soit archaïque car les mêmes facteurs qui l’excluent au plan d’une
délimitation territoriale, la justifie comme formule de gestion d’entreprises intéressant la
totalité de la population nationale. Par conséquent, ce qui est dit ici du fondement de la
décentralisation doit être entendu moins dans l’optique d’une décentralisation par

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circonscriptions géographiques que par rapport à une décentralisation technique, par services,
ou comme on dit maintenant : fonctionnelle.

La décentralisation est essentiellement une forme d’aménagement du Pouvoir qui permet


de l’adapter aux conditions de formation des systèmes juridiques. Sur le plan de l’organisation
politique, la décentralisation correspond à la variété des sources originaires du droit. Nous
savons les multiples groupements dans lesquels l’homme s’intègre spontanément produisent
tous des déterminations juridiques qui s’agencent en système de règles valables et obligatoires
pour la collectivité considérée ; la décentralisation est précisément le procédé qui permet de
sauvegarder l’autonomie de ces sources originaires du droit, éventuellement même de
stimuler leur productivité, tout en maintenant leur coordination à l’intérieur de l’ordre
juridique étatique.

En ce sens la décentralisation n’est pas seulement une faculté pour les gouvernants, une
recette, parmi d’autres, relative à l’organisation administrative. C’est, pour le Pouvoir
soucieux de conserver à la société la santé qu’elle doit à l’accomplissement naturel de ses
fonctions, une nécessité inéluctable. S’il est vrai que le Pouvoir doit veiller à ce que ni
l’individu ni les cellules sociales n’offensent les principes juridiques fondamentaux dont il a la
garde, il ne doit pas moins s’employer à favoriser leur activité et spécialement celle qui,
orientée vers la productivité juridique, a un caractère normatif. Aussi bien, ce devoir qui
s’impose à l’État est pour lui la condition d’un équilibre qui lui est indispensable pour
accomplir ses tâches avec l’appui de toutes les énergies sociales.

11
12
DEUXIÈME SÉANCE

LA SO U V E R A I N ET É

TEXTES À ÉTUDIER

DOCUMENT 1 : J-J. ROUSSEAU, Contrat social (1762) Paris, Gallimard, 1964, t. 3, (liv. III, ch. XV).

DOCUMENT 2 : A. ESMEIN, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Paris, Sirey, 1914,
p. 1-4.

DOCUMENT 3 : R. CARRÉ DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey,


1920, t. 1, p. 86-88.

DOCUMENT 4 : M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929, p. 89-90.

DOCUMENT 5 : J. BODIN, Les six livres de la République (1570), liv. I, ch. VIII.

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

G. DELEMESTRE, Les deux souverainetés et leur destin, Paris, Cerf, 2011, 288 p.

B. DE JOUVENEL, De la souveraineté, Paris, Génin, 1955, 377 p.

J-F. SPITZ, Bodin et la souveraineté, Paris, PUF, 1998, 126 p.

13
DOCUMENT 1 : J-J. ROUSSEAU, Contrat social (1762) Paris, Gallimard, 1964, t. 3 :

Liv. III, ch. XV (p. 429-431) : La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison
qu'elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté
ne se représente point : elle est la même ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés
du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ;
ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée
est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort : il ne l’est
que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est
rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde.

L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet
inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée et où le nom
d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques, et même dans les monarchies,
jamais le peuple n’eut de représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là. Il est très singulier
qu’à Rome, où les tribuns étaient si sacrés, on n’ait pas même imaginé qu’ils pussent usurper
les fonctions du peuple, et qu’au milieu d’une si grande multitude ils n’aient jamais tenté de
passer de leur chef un seul plébiscite. Qu’on juge cependant de l’embarras que causait
quelquefois la foule par ce qui arriva du temps des Gracques, où une partie des citoyens
donnait son suffrage de dessus les toits.

Où le droit et la liberté sont toutes choses, les inconvénients ne sont rien. Chez ce sage
peuple, tout était mis à sa juste mesure ; il laissait faire à ses licteurs ce que ses tribuns n’eussent
osé faire : il ne craignait pas que ses licteurs voulussent le représenter.

Pour expliquer cependant comment les tribuns le représentaient quelquefois, il suffit de


concevoir comment le gouvernement représente le souverain. La loi n’étant que la déclaration
de la volonté générale, il est clair que, dans la puissance législative, le peuple ne peut être
représenté ; mais il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force
appliquée à la loi. Ceci fait voir qu’en examinant bien les choses on trouverait que très peu de
nations ont des lois. Quoi qu’il en soit, il est sûr que les tribuns, n’ayant aucune partie du
pouvoir exécutif, ne purent jamais représenter le peuple romain par les droits de leurs charges,
mais seulement en usurpant sur ceux du sénat.

Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même ; il était sans
cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux ; il n’était point avide ; des esclaves
faisaient ses travaux ; sa grande affaire était sa liberté. N’ayant plus les mêmes avantages,
comment conserver les mêmes droits ? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins ;
six mois de l’année, la place publique n’est pas tenable ; vos langues sourdes ne peuvent se
faire entendre en plein air ; vous donnez plus à votre gain qu’à votre liberté, et vous craignez
bien moins l’esclavage que la misère.

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Liv. III, ch. 4 (p. 404-405) : Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit
être exécutée et interprétée. Il semble donc qu'on ne saurait avoir une meilleure constitution
que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif ; mais c'est cela même qui rend ce
gouvernement insuffisant à certains égards, parce que les choses qui doivent être distinguées
ne le sont pas, et que le prince et le souverain, n'étant que la même personne, ne forment, pour
ainsi dire, qu'un gouvernement sans gouvernement.

Il n'est pas bon que celui qui fait les lois les exécute, ni que le corps du peuple détourne son
attention des vues générales pour la donner aux objets particuliers. Rien n'est plus dangereux
que l'influence des intérêts privés dans les affaires publiques, et l'abus des lois par le
gouvernement est un mal moindre que la corruption du législateur, suite infaillible des vues
particulières. Alors, l'État étant altéré dans sa substance, toute réforme devient impossible. Un
peuple qui n'abuserait jamais du gouvernement n'abuserait pas non plus de l'indépendance ;
un peuple qui gouvernerait toujours bien n'aurait pas besoin d'être gouverné.

À prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable


démocratie, et il n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne
et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé
pour vaquer aux affaires publiques, et l'on voit aisément qu'il ne saurait établir pour cela des
commissions sans que la forme de l'administration change.

En effet, je crois pouvoir poser en principe que, quand les fonctions du gouvernement sont
partagées entre plusieurs tribunaux, les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus grande
autorité, ne fût-ce qu'à cause de la facilité d'expédier les affaires, qui les y amène naturellement.

D'ailleurs, que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement !


Premièrement, un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen
puisse aisément connaître tous les autres; secondement, une grande simplicité de mœurs, qui
prévienne la multitude d'affaires et les discussions épineuses ; ensuite, beaucoup d'égalité
dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l'égalité ne saurait subsister longtemps dans les
droits et l'autorité ; enfin, peu ou point de luxe, car ou le luxe est l'effet des richesses ou il les
rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la
convoitise ; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité ; il ôte à l'État tous ses citoyens pour les
asservir les uns aux autres, et tous à l'opinion.

Voilà pourquoi un auteur célèbre a donné la vertu pour principe à la république, car toutes
ces conditions ne sauraient subsister sans la vertu ; mais, faute d'avoir fait les distinctions
nécessaires, ce beau génie a manqué souvent de justesse, quelquefois de clarté, et n'a pas vu
que, l'autorité souveraine étant partout la même, le même principe doit avoir lieu dans tout
État bien constitué, plus ou moins, il est vrai, selon la forme du gouvernement.

Ajoutons qu'il n'y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations
intestines que le démocratique ou populaire, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement
et si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance et de courage pour
être maintenu dans la sienne. C'est surtout dans cette constitution que le citoyen doit s'armer
de force et de constance, et dire chaque jour de sa vie, au fond de son cœur, ce que disait un
vertueux palatin dans la Diète de Pologne : Malo periculosam libertatem quam quietum servitium.

S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si


parfait ne convient pas à des hommes.

15
DOCUMENT 2 : A. ESMEIN, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Paris,
Sirey, 1914, p. 1-4.

L’État est la personnalité juridique d’une nation, c’est l’existence, dans cette société
d’hommes, d’une autorité supérieure aux volonté individuelle. Cette autorité, qui
naturellement ne reconnait point de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports
qu’elle régit s’appelle souveraineté. Elle a deux faces : la souveraineté intérieure, ou le droit de
commander à tous les citoyens composant la nation et même à tous ceux qui résident sur le
territoire national ; la souveraineté extérieure, ou le droit de représenter la nation et de l’engager
dans ses rapports avec les autres nations.

Le fondement même du droit public consiste en ce qu’il donne à la souveraineté, en dehors


et au-dessus des personnes qui l’exercent à tel ou tel moment, un sujet ou titulaire idéal et
permanent, qui personnifie la nation entière : cette personne morale, c’est l’État, qui se confond
ainsi avec la souveraineté, celle-ci étant sa qualité essentielle. Mais cette abstraction puissante
et féconde est un produit lentement dégagé de la civilisation : souvent et longtemps les
hommes ont confondu la souveraineté avec le chef ou l’assemblée qui l’exerçait. Cependant
l’antiquité classique s’était élevée déjà à la véritable conception de l’État ; les Romains en
particulier, grâce peut-être au génie juridique qui les distingue, semblent l’avoir dégagé de
très bonne heure et presque d’instinct. Mais dans la décomposition lente, qui produisit la
société féodale, cette idée disparut, subit une longue éclipse, et c’est par une nouvelle
élaboration qu’elle a pris sa place dans le droit moderne.

L’État est aussi la traduction juridique de l’idée de patrie : il résume tous les devoirs et tous
les droits qui s’y rattachent. On ne saurait même établir autrement un rapport direct et précis
entre le citoyen et sa patrie, sauf dans une monarchie absolue, où la patrie s’incarne et
s’absorbe en quelque sorte dans le monarque. […]

De cette conception découlent deux conséquences capitales :

1° L’autorité publique, la souveraineté ne doit jamais être exercée que dans l’intérêt de tous :
c’est ce qu’on atteste en lui donnant pour sujet une personne fictive, distincte de tous les
individus qui composent la nation, distincte des magistrats et des chefs aussi bien que des
simples citoyens.

2° L’État, de sa nature, est perpétuel et son existence juridique n’admet aucune


discontinuité. Personnifiant la nation, il est destiné à durer autant que la nation elle-même.
Sans doute la forme de l’État, les personnes réelles en qui la souveraineté s’incarne
momentanément, peuvent changer avec le temps et par l’effet des révolutions. Mais cela
n’altère pas l’essence même de l’État, cela ne rompt pas la continuité de son existence, par plus
que la vie nationale de se fractionne ou ne s’interrompt par le renouvellement des générations
successives. De cette perpétuité découlent un certain nombre de conséquences secondaires.

a) Les traités qui ont été conclus avec les puissances étrangères au nom de l’État, alors que
celui-ci avait une certaine forme, demeurent valables et obligatoires, malgré les changements
de forme qui peuvent l’affecter dans la suite ;

b) Les lois, régulièrement édictées et promulguées au nom de l’État, sous une forme d’État
déterminée, restent en vigueur, alors même que cette forme d’État vient à changer, à moins

16
qu’elles ne soient abrogées ou qu’elles soient inconciliables avec les lois nouvelles, ce qui
équivaut à une abrogation. […]

c) Les obligations pécuniaires, contractées au nom de l’État subsistent et restent


obligatoires, alors même que disparaît la forme d’État sous laquelle elles ont été contractées.

Mais si l’État persiste ainsi, perpétuel et immuable, identique toujours à lui-même, tant que
subsiste la nation, la forme de l’État, comme je viens de le dire, peut changer au contraire. Que
faut-il entendre par là ?

L’État, sujet et titulaire de la souveraineté, n’étant qu’une personne morale, une fiction
juridique, il faut que la souveraineté soit exercée en son nom par des personnes physiques,
une ou plusieurs, qui veuillent et agissent pour lui. Il est naturel et nécessaire que la
souveraineté, à côté de son titulaire perpétuel et fictif, ait un autre titulaire, actuel et agissant,
en qui résidera nécessairement le libre exercice de la souveraineté. C’est celui-là que l’on
appelle proprement le souverain en droit constitutionnel et déterminer quel est le souverain,
ainsi compris, c’est déterminer la forme de l’État.

DOCUMENT 3 : R. CARRÉ DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’État,


Paris, Sirey, 1920, t. 1, p. 86-88.

Il va de soi cependant qu’en cette matière comme en toute autre matière juridique, la
terminologie ne peut être satisfaisante qu’à la condition de comporter un terme propre pour
chaque concept spécial. Le danger des mots à double sens, c’est d’amener la confusion dans
les idées. Malheureusement, la langue française est ici assez pauvre de moyens. Le vocabulaire
juridique allemand offre plus de ressources et permet plus de clarté dans les théories du droit
public. Les Allemands ont à leur service trois termes correspondant aux trois notions distinctes
que la littérature française confond sous l’expression unique de souveraineté. Ils ont d’abord
le mot Souveränität, qu’ils ont pris à la langue française et qu’ils appliquent à la puissance
étatique lorsqu’ils veulent marquer son absolue indépendance. Ils ont ensuite le mot
Staatsgewalt, qui désigne la puissance de l’État, en tant que celle-ci consiste en pouvoirs
effectifs. Enfin quant aux organes, ils se servent, tout au moins pour désigner le monarque, du
mot Herrscher, que M. Esmein traduit par Maître, et qui éveille en effet l’idée d’un pouvoir de
domination et de maîtrise. Malgré tout, la langue française se prêterait, elle aussi, à certaines
distinctions nécessaires. S’il convient de garder le vieux mot français de souveraineté dans son
sens de puissance superlative, il faut s’abstenir de ce mot quand on veut désigner, non plus la
qualité suprême du pouvoir des États souveraines, mais ce pouvoir lui-même envisagé dans
ses éléments actifs : le terme le mieux approprié est ici celui de puissance d’État.

Quant à l’organe suprême de l’État, il peut d’abord sembler parfaitement légitime de le


qualifier de souverain. La souveraineté est en effet le caractère d’une puissance qui ne relève
d’aucune autre. Or, la puissance dont l’organe suprême a l’exercice, est bien, quant à l’exercice
du moins, une puissance superlative, puisque cet organe ne relève d’aucun autre qui lui soit
supérieur et qu’il a le pouvoir de vouloir d’une façon absolument libre pour l’État. À côté de
la souveraineté de l’État, il semble donc qu’il ne soit pas incorrect de parler, avec M. Esmein
et avec G. Meyer, d’une souveraineté dans l’État, c’est-à-dire de la souveraineté d’un organe.
C’est ainsi que Jellinek lui-même a appliqué la dénomination de souverain à la personne qui
détient le pouvoir le plus haut dans l’État. Le droit public français a pris dans cette question

17
une toute autre position. Le principe fondamental dégagé à cet égard par la Révolution
française, c’est que la nation seule est souveraine ; et par nation, les fondamentaux du principe
de la souveraineté nationale ont entendu la collectivité « indivisible » des citoyens, c’est-à-dire
une entité extra-individuelle, donc aussi un être abstrait, celui-là même en définitive qui
trouve en l’État sa personnification. Seule cette personne nationale et étatique est reconnue
souveraine ; Et les textes précités spécifient qu’en raison de la souveraineté exclusive de la
nation, nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qu’en vertu d’une concession et
délégation nationales. Dans ces conditions, l’organe suprême de la nation lui-même ne saurait
être qualifié de souverain : car son pouvoir qui descend de la Constitution nationale, relève
aussi des conditions que la Constitution a mises à son exercice. Il n’est point, dans le système
français de la souveraineté nationale, d’organe qui détienne une puissance entièrement
indépendante et inconditionnée. C’est ainsi que d’après la Constitution de 1875, même
l’organe constituant ne possède, suivant l’opinion prédominante, qu’une puissance de
révision limitée, c’est-à-dire conditionnée par les résolutions préalables des Chambres portant
qu’il y a lieu à révision. Si donc l’on a pu critiquer la terminologie française en tant qu’elle
confond les concepts de souveraineté et de puissance étatique, il faut en revanche reconnaître
que le point de vue adopté par les fondateurs du droit public français moderne en ce qui
concerne le siège de la souveraineté est irréprochable, puisqu’il consiste à rapporter la
souveraineté, d’une façon exclusive, à la nation elle-même, à la collectivité unifiée, sans que
celle-ci puisse jamais s’en trouver dessaisie au profit de qui que ce soit.

DOCUMENT 4 : M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929 :

p. 89-90 : Nous arrivons maintenant à la grosse question du pouvoir que la communauté


nationale puise dans sa sujétion consentie, et que nous qualifions de souveraineté de sujétion.

La communauté nationale avait besoin du gouvernement central, mais celui-ci avait besoin
aussi de la communauté nationale.

Il n’aurait pas pu s’établir d’une façon durable sans son consentement et sans les ressources
qu’elle lui fournissait en hommes, en argent, en installations et prestations de toutes sortes.
Cette situation bilatérale, quant aux besoins réciproques des deux parties en présence, se
continue et poursuit durant toute l’existence de l’État. Il en résulte que le gouvernement central
a sur la nation un pouvoir de centralisation et de commandement correspondant au besoin
qu’a celle-ci d’être centralisée et commandée et qu’en retour la nation a sur son gouvernement
un pouvoir résultant du fait que les sujets peuvent donner ou refuser leur consentement
volontaire au gouvernement, et correspondant au besoin qu’a le gouvernement de
l’assentiment volontaire de la grande majorité des sujets.

Ce pouvoir de sujétion, qui prend sa source dans les libertés de la vie civile que possédait
d’avance la communauté nationale, devient une souveraineté de sujétion, si l’on réfléchit que la
redoutable faculté de refuser son assentiment rend la nation aussi forte que son gouvernement.
À la souveraineté de gouvernement répond donc la souveraineté de sujétion. Si ces deux
souverainetés sont d’accord, si, dans une circonstance donnée, le gouvernement a, comme on
dit, le pays derrière lui, le résultat est une grande force (dirigée par exemple contre l’étranger).
Si, au contraire, dans une circonstance donnée, le gouvernement a contre lui l’opposition de la
nation, sa faiblesse devient grande.

18
La souveraineté de sujétion n’est pas une simple force ; elle est un principe juridique,
d’abord ; en régime démocratique, ce que l’on appelle souveraineté nationale n’est pas autre
chose que la souveraineté de sujétion. C’est la nation sujette qui reçoit la propriété des
pouvoirs de gouvernement, sauf à en déléguer l’exercice aux institutions gouvernementales.

Ensuite, la souveraineté de sujétion est le principe juridique en vertu duquel les libertés
individuelles du citoyen sont opposables au gouvernement de l’État, sont, non pas concédées
mais simplement reconnues et organisées par lui, car seule une forme de la souveraineté est
juridiquement opposable à une autre forme de la souveraineté.

p. 174-175 : Il faut cependant expliquer comment la nation est devenue maîtresse de son
gouvernement, même en ce qui concerne les compétences. Voici donc la véritable explication.
Le pouvoir minoritaire accumulé dans les institutions est un héritage du passé ; c’est un capital
de compétences impersonnelles constitué au long des âges aristocratiques, il se conserve et il
s’accroît par la collaboration constante des élites, sans cesse renouvelées qui participent au jeu
de ces institutions.

Ce capital de compétences n’émane donc pas de la nation, mais, sous les régimes de
souveraineté nationale, il va vers la nation, parce que celle-ci nationalise progressivement toutes les
institutions gouvernementales en s’appropriant tous leurs éléments et qu’ainsi la nation marche vers
la propriété des institutions gouvernementales avec leurs pouvoirs minoritaires et leurs
compétences techniques.

Les citoyens qui composent la nation tendent vers la même situation que les actionnaires
d’une société anonyme ; ceux-ci sont propriétaires d’une entreprise qu’ils seraient bien
incapables de gérer eux-mêmes.

[Il y a trois] procédés par lesquels la souveraineté nationale réalise l’appropriation des compétences
de gouvernement : 1° la nationalisation des institutions gouvernementales et du personnel
politique et gouvernemental ; 2° la participation du pouvoir majoritaire aux opérations du
pouvoir minoritaire ; 3° l’organisation de la confiance témoignée au pouvoir minoritaire par
le pouvoir majoritaire.

DOCUMENT 5 : J. BODIN, Les six livres de la République (1570), liv. I, ch. VIII.

La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d'une République, que les Latins
appellent majestatem, […] les Italiens segnoria, duquel mot ils usent aussi envers les particuliers,
et envers ceux-là qui manient toutes les affaires d'état d'une République […].

J'ai dit que cette puissance est perpétuelle, parce qu'il se peut faire qu'on donne puissance
absolue à un ou plusieurs à certain temps, lequel expiré, ils ne sont plus rien que sujets ; et tant
qu'ils sont en puissance, ils ne se peuvent appeler Princes souverains, vu qu'ils ne sont que
dépositaires, et gardes de cette puissance, jusqu'à ce qu'il plaise au peuple ou au Prince la
révoquer, qui en demeure toujours saisi […].

Poursuivons maintenant l'autre partie de notre définition, et disons que signifient ces mots,
PUISSANCE ABSOLUE. Car le peuple ou les seigneurs d'une République peuvent donner

19
purement et simplement la puissance souveraine et perpétuelle à quelqu'un pour disposer des
biens, des personnes, et de tout l'état à son plaisir, et puis le laisser à qui il voudra, et tout ainsi
que le propriétaire peut donner son bien purement et simplement, sans autre cause que de sa
libéralité, qui est la vraie donation, et qui ne reçoit plus de conditions, étant une fois parfaite
et accomplie, attendu que les autres donations, qui portent charge et condition, ne sont pas
vraies donations. […]

Et en quelque sorte que ce soit, le sujet, qui est exempté de la puissance des lois, demeure
toujours en la sujétion et obéissance de ceux qui ont la souveraineté. Or il faut que ceux-là qui
sont souverains ne soient aucunement sujets aux commandements d'autrui, et qu'ils puissent
donner loi aux sujets, et casser ou anéantir les lois inutiles, pour en faire d'autres : ce que ne
peut faire celui qui est sujet aux lois, ou à ceux qui ont commandement sur lui. C'est pourquoi
la loi dit que le Prince est absous de la puissance des lois, et ce mot de loi emporte aussi en
Latin le commandement de celui qui a la souveraineté.

20
TROISIÈME SÉANCE

CO N S T I T U T I O N
ET PO U V O I R C O N ST I T U A NT

TEXTES À ÉTUDIER

DOCUMENT 1 : P. BASTID, L’idée de constitution, Paris, Economica, 1985, p. 19-24.

DOCUMENT 2 : P. ARDANT, « Le contenu des Constitutions : variables et constantes », Pouvoirs,


n° 50, p. 31.

DOCUMENT 3 : E. SIÉYÈS, Qu’est-ce que le Tiers-État ? (1788) ch. 5.

DOCUMENT 4 : H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, La Baconnière, 1953, p. 113-123.

DOCUMENT 5 : J. BRYCE, « Constitutions souples et constitutions rigides » (1884) Jus Politicum,


n° 11.

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

O. BEAUD, « Constitution et constitutionnalisme », in : Dictionnaire de philosophie politique, Paris,


PUF, 1996, p. 133-142.

M. TROPER (dir.), « Souveraineté de l’État et hiérarchie des normes dans la jurisprudence


constitutionnelle », Cahiers du Conseil Constitutionnel, 2000, n° 9.

M. TROPER, « Le concept de constitutionnalisme et la théorie moderne du droit », in : Id., Pour


une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 203-221.

21
DOCUMENT 1 : P. BASTID, L’idée de constitution, Paris, Economica, 1985, p. 19-24.

11. – Si maintenant nous nous tournons vers un pays comme la France qui, à l’inverse de
l’Angleterre, possède la superstition des textes, nous nous apercevons que la pratique y a
souvent modifié, infléchi ou annulé les prescriptions rédigées en la forme la plus solennelle.
Parmi celles de nos constituions qui ont duré, il n’en est guère qui soient restées à l’usage ce
qu’elles paraissaient entre lors de leur confection. Le cas le plus frappant et le plus classique à
cet égard, est celui de la constitution de 1875, dont la physionomie, des origines à 1940, a
complètement changé. Ce ne sont certes pas les trois révisions qu’elle a subies qui ont amené
une pareille transformation. Ces révisions, même celle de 1884, qui est de beaucoup la moins
insignifiante, n’ont porté que sur des points tout à fait secondaires. Mais une métamorphose
graduelle des institutions s’est produite à partir de 1879 parce que les républicains, une fois
arrivés au pouvoir, se sont appropriés des institutions établies par une assemblée en majorité
monarchiste et les ont accommodées peu à peu au gré de leurs conceptions et de leurs besoins.
L’abaissement de la présidence, la désuétude de la dissolution, l’exaltation de la chambre des
députes issue du suffrage universel ont enté les traits marquants de cette évolution. Cela s’est
fait presque insensiblement et en tout cas sans heurts, par l’établissement progressif d’usages
nouveaux, d’une signification singulièrement plus riche que les menues corrections apportées
au libellé initial de certains articles des trois lois de 1875. Des controverses se sont enlevées à
ce sujet entre juristes sur le rôle exact de la coutume en droit constitutionnel français et sur sa
portée. Nous y reviendrons ultérieurement. Le fait en tout cas est incontestable d’une nouvelle
orientation survenue dans le fonctionnement du régime, et personne n’a songé à le nier.

Avant la constitution de 1875, la Charte de 1814 avait enté elle aussi triturée par la
jurisprudence parlementaire, qui en avait fait sortir des innovations non toujours autorisées
par son texte et certainement contraires à l’esprit de ses rédacteurs. C’est ainsi que la
responsabilité politique des ministres, devenue ultérieurement la pierre angulaire du
fonctionnement des pouvoirs publics, a été créée par la pratique. Cependant, elle n’avait pas
été prévue par la charte, qui parlait seulement de leur responsabilité pénale, et il était même
douteux qu’elle fût compatible avec la conception de la monarchie qui avait prévalu en 1814.

12. – Des considérations de cet ordre pourraient d’ailleurs être élargies et généralisées. Dans
toute constitution écrite, quelle qu’en soit, il y a des parties mortes et des parties vivantes. Le
pouvoir, l’influence ne résident pas toujours en fait dans les organes que les textes consacrent
comme prépondérants. C’est précisément l’aspect concret de la vie des institutions qu’étudie
la science politique, dont ses critères diffèrent souvent de ceux du droit constitutionnel et les
complètent. […]

La constitution de l’an VIII, tout en assignant au Premier Consul une position très forte,
n’avait pas envisagé qu’il put devenir la seule autorité effective de l’État. Notamment, les
déclarations de guerre et les traités de paix, d’alliance et de commerce, susceptibles de
l’intéresser au premier chef, étaient soumis à la procédure législative. La domination exclusive
de Bonaparte a résulté de sa personnalité dévorante beaucoup plus que des textes ultérieurs
qui l’ont institué consul à vie, puis empereur, et qui ont augmenté ses attributions en attribuant
par exemple, pour ce qui concerne les traités, le simple avis du conseil privé au vote nécessaire
d’une loi. Il a constamment outrepassé les prérogatives croissantes qui lui avaient été
reconnues. À l’inverse, le Sénat Conservateur avait été conçu en l’an VIII, comme un organe
considérable, en mesure de tenir dans l’État une place éminente. […]

22
Le cas des institutions napoléoniennes n’est d’ailleurs qu’un exemple particulièrement
saisissant. On pourrait en trouver beaucoup d’autres attestant une évolution plus ou moins
attendue des pouvoirs officiels. Est-il besoin de rappeler par exemple qu’aux termes de la
constitution de 1958, c’est le gouvernement, responsable devant le Parlement, qui détermine
et conduit la politique de la nation, et qu’en fait celle-ci a toujours été déterminée et conduite
par le seul Chef de l’État ?

13. – Mais le plus souvent les forces politiques, au sens concret du mot, apparaissent en
dehors du cadre constitutionnel, comme de véritables moteurs auxiliaires, non négligeables,
de la vie publique nationale. […]

Il y a donc, à côté des pouvoirs légaux, des pouvoirs paralégaux, que le caractère de leur
propagande ne permet pas toujours de qualifier d’occultes, mais dont l’autorité, bien que très
réelle, n’est pas publiquement reconnue. Ce sont là des éléments qui doivent compter par suite
dans la description des mécanismes qui président au fonctionnement de l’État. Le droit
constitutionnel, qui dépasse l’étude de la constitution proprement dite, ne peut les ignorer.

14. — Si l’on se place maintenant à un tout autre point de vue, la catégorie des constitutions
écrites apparaît un ensemble artificiel, parce que dépourvu d’unité, et son opposition à la
catégorie des constitutions coutumières manque également par-delà rigueur désirable. On
pourrait penser qu’une constitution écrite, au contraire de celles qui sont fondées sur la
tradition et la coutume et dont les contours demeurent par la force des choses assez flous, ne
saurait toucher avec précision qu’à un petit nombre de règles concernant les pouvoirs publics
et les libertés individuelles. Or, on observe là encore la plus grande diversité. Les trois lois de
1875, qui ne traitaient d’ailleurs pas des libertés, étaient très brèves : 34 articles en tout,
diminuées encore de 8 par les deux révisions de 1879 et 1884 ; et celle de 1926 n’en n’a ajouté
qu’un. À l’inverse, la constitution de 1791 et celle de l’an III étaient infiniment plus
développées, la seconde ne comportait pas moins de 377 articles. C’étaient l’une et l’autre de
véritables petits codes de droit public, entrant par exemple dans les détails de l’administration
locale et d’autre matières extérieures à l’ordre constitutionnel proprement dit. Certaines
constitutions étrangères, à peine moins abondantes et beaucoup moins ordonnées, touchent
aussi à des sujets multiples, souvent sans rapport avec l’organisation de l’État. La constitution
suisse s’occupe par exemple de l’abattage du bétail pour interdire les boucheries juives, ou
encore de l’utilisation de l’énergie hydraulique. Plusieurs de ces constitutions présentent, non
sans quelque fouillis, comme une revue des conceptions sociales qui animent le peuple auquel
elles s’appliquent. On se rapproche ainsi des régimes dans lesquels toute l’histoire nationale
s’exprime par la coutume sur laquelle ils sont fondes. Bien plus, les textes font parfois référence
expresse à la tradition. C’est le cas des textes espagnols franquistes (qui d’ailleurs ne sont pas
spécialement développes). La charte du travail, rangée au nombre des lois fondamentales,
parle de la tradition catholique propre à l’Espagne, et la loi de succession de 1947 déclare que
l’Espagne, d’accord avec sa tradition, se constitue en royaume.

15. – Toutes ces extrapolations, toutes les incursions hors du domaine des prescriptions
précises et limitées que l’on s’attendrait seulement à trouver dans les constitutions écrites, sont
liées d’ailleurs au système qui assure aux lois fondamentales une valeur de supralégalité.

Il parait normal que dans un pays de droit écrit, on ménage aux règles concernant
l’organisation des pouvoirs publics et les libertés des citoyens une place de choix, qu’on leur
attribue une valeur particulière dépassant celle des lois courantes : il s’agit en effet du foyer
même l’État, dont tout le reste n’est qu’une émanation subordonnée. Ces règles doivent
évidemment dominer la vie nationale ; il faut qu’aucune autre ne puisse les contredire et

23
qu’elles soient dotées aussi d’une stabilité plus grande. Mais la tentation de soustraire aux
inévitables variations législatives d’autres principes dépourvus de lien, même indirect, avec la
charpente de la société́ politique, s’est constamment manifestée elle aussi. À côté des règles
constitutionnelles à la fois par leur matière et par leur forme sont apparues des règles
constitutionnelles par leur forme seule.

Il y’en a eu plusieurs exemples dans les constitutions françaises. Le plus célèbre est l’article
75 de la constitution de l’an VIII, aux termes duquel les agents du gouvernement autres que
les ministres ne pouvaient entre poursuivis pour des faits relatifs à leur fonction qu’en vertu
d’une décision du Conseil d’État. Encore ne faisait-on en statuant sur un pareil sujet, que
reprendre la tradition des assemblées révolutionnaires qui s’entaient occupées de
l’administration du pays autant que de sa direction politique. Mais un cas beaucoup plus
significatif est fourni par la loi du 10 aout 1926, complétant la loi constitutionnelle du 25 février
1875 ; elle a constitutionnalisé l’autonomie de la caisse de gestion des bons de la défense
nationale et d’amortissement de la dette publique, en affectant notamment à cette caisse les
recettes nettes de la vente des tabacs. Il n’y a évidemment aucun rapport entre le contenu de
ce texte et la loi du 25 février, qui fixe en un schéma très sommaire l’organisation des pouvoirs
publics. Simplement, on a voulu préserver la dotation de la caisse des dilapidations
éventuelles du législateur. L’exemple déjà̀ cité des boucheries juives condamnées par la
constitution suisse est plus frappant encore, puisque tout à fait estranger à l’administration
publique.

DOCUMENT 2 : P. ARDANT, « Le contenu des Constitutions : variables et constantes »,


Pouvoirs, n° 50, p. 31.

Que mettent les Français dans leurs continuelle à une conjoncture constamment
Constitutions ? L'inventaire des treize renouvelée.
textes qui se sont succèdé depuis 1791 et
des révisions partielles encore plus Comment s’étonner alors que les
nombreuses, révèle des matériaux Constitutions se ressemblent si peu ?
étonnamment divers. La souveraine liberté Certes, des affinités apparaissent, et des
des Constituants les a autorisés à composer parentés étroites même lorsqu'un texte a
leur œuvre à leur idée sans souci des servi de canevas à un autre : an VIII et 1852,
frontières, de schémas, de volumes – de 34 1814 et 1830, mais ces influences s'épuisent
(1875) à 377 articles (an III) – en fonction de d'un coup, les correspondances
ce que leur paraissaient justifier les rapprochent deux textes au plus, aussi dans
circonstances. Car un des caractères de l'ensemble les différences l'emportent et de
notre histoire constitutionnelle est qu'elle beaucoup. À qui en douterait, il suffit de
ne s'analyse pas comme la recherche lire par exemple les textes de 1793 et de l'an
persévérante de la perfection ou III, de 1791 et de 1958, la Constitution de
d'institutions idéales, elle doit peu aux 1848 après les lois constitutionnelles de
théories et elle ne s'apprécie pas en termes 1875 ; impossible ensuite de parler de
de progrès. Elle est avant tout une suite de moule commun ou de Constitution à la
réponses données, dans la hâte souvent, à française.
des problèmes concrets poses à un pouvoir Pourtant, si on examine les
cherchant à assurer ses assises. Sa richesse Constitutions non plus séparément mais
est due d'abord à son adaptation dans leur succession, si on les replace dans

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la durée (cent soixante-sept ans entre les et politique. La Constitution s'imposait
deux maillons extrêmes), on s'aperçoit que comme l'instrument privilégié de ces
leur contenu ne varie pas seulement au gré changements. Confiants dans le droit, dans
des circonstances, que les changements ont l'écrit, dans le caractère solennel du texte,
un sens, et qu'à travers les contrastes et les les hommes de la Révolution y inscrivent
oppositions des évolutions s'affirment. tout ce qu'il leur paraît indispensable de
consacrer et dans le détail : la Constitution
La matière constitutionnelle tout est la mise en forme du contrat social. Il en
d'abord s'est considérablement décantée, résulte un texte long, minutieux, concret,
épurée, allégée. Le droit constitutionnel est au contenu dépassant délibérément la seule
probablement la seule branche du droit qui organisation des pouvoirs publics.
soit moins complexe aujourd'hui qu'il y a
deux siècles. Depuis les textes de la De cette première expérience aurait pu
Révolution nos Constitutions régissent des naître une tradition de Constitutions larges,
domaines moins nombreux, moins vastes à vocation globale, ancrées dans une société
et les organisent en profondeur. La matière déterminée à l'image de celles qu'on trouve
constitutionnelle se réduit à un fonds aujourd'hui dans beaucoup de régimes
commun composé autour du chef de l'État, marxistes et d'États du Tiers Monde : les
du Gouvernement et du Parlement, pièces dispositions concernant les institutions y
d'un puzzle susceptible de configurations côtoient des règles touchant la vie sociale,
multiples à travers des modifications de économique, voire culturelle, le rappel du
leur statut, de leurs relations et de leurs passé national s'y mêle à l'exposé de la
attributions. En même temps elle s'enrichit conception des relations internationales. Et
par intermittence grâce à l'apparition de c'est bien dans cette voie qu'ont semblé
nouveaux protagonistes comme par l'appel s'engager à la suite du texte de 1791 les
à des principes inédits. Ce contenu Constitutions de la période
commun à toutes les Constitutions n'est révolutionnaire. Moins celle assez brève de
donc pas immuable ou figé, lui-même a 1793 (la rupture avec l'Ancien Régime était
connu en deux cents ans des accomplie, il restait à en finir avec la
transformations remarquables. Aussi, Royauté) que la plus prolixe de notre
l'appauvrissement de la matière histoire, celle de l'an III. Mais dès l'an VIII
constitutionnelle va-t-il de pair avec son une évolution s'amorce. En dépit de
renouvellement. sursauts : 1848, 1946, le contenu se resserre,
le souci du détail s'atténue, les
Constitutions finissent par devenir tout à
L'APPAUVRISSEMENT DE LA MATIERE fait abstraites et presque exclusivement
CONSTITUTIONNELLE fonctionnelles. […]

En 1789 les Constituants n'avaient pas


une vue bien arrêtée de ce qu'il convenait LA DECONSTITUTIONNALISATION
de mettre dans la Constitution. Ils savaient
seulement qu'ils voulaient rompre avec le Changer la société d'Ancien Régime
passé et poser les bases d'un ordre n'allait pas sans rebâtir l'État. Il fallait
nouveau. Ils comprenaient que leur projet concevoir un système de Gouvernement en
de société ne se réaliserait pas par un rupture avec le pouvoir absolu et donc sans
simple changement du système de guère de possibilité de se reporter à
Gouvernement, mais qu'il impliquait une l'expérience et à des pratiques éprouvées.
transformation en profondeur des relations Du passé est véritablement fait table rase
entre les hommes dans tous les domaines : (surtout à partir de 1793), il faut innover,
familial, social, professionnel, économique créer de toutes pièces des institutions et des

25
règles. Les Constitutions voient en grand et d'un trop grand pointillisme. Dans les
rédigent de véritables Codes généraux de domaines qu'il conserve, le Constituant se
droit public. cantonne à un certain niveau de généralité
au-dessous duquel le Parlement devient
La Constitution englobera l'État dans compétent. Par exemple, lorsqu'il évoque la
toutes ses dimensions : son organisation et justice ou l'armée, il se contente de
son fonctionnement bien entendu, mais formuler des principes et les précisions
aussi ses institutions sous leurs divers chiffrées concernent essentiellement les
aspects. Des chapitres ou des dispositions modalités de procédure (délais,
concerneront les contributions publiques, majorité…).
la Trésorerie nationale et la comptabilité ;
d'autres la Garde nationale ou l'instruction Démêler le délibéré du spontané dans
publique ; elles créeront un service de cette réduction de la matière
pensions militaires, prévoiront l'institution constitutionnelle est difficile. En fait, deux
de services publics d'assistance, se conceptions de la Constitution s'affrontent
préoccuperont de la recherche et des arts à : l'une attachée à une prise en charge de la
travers l'Institut de France. Le système société dans son ensemble, l'autre favorable
électoral a droit à de longs développements à la formulation des seules règles
à côté d'éléments de Codes de procédure essentielles au fonctionnement des
pénale et de la nationalité. De 1791 à l'an pouvoirs publics. La seconde l'a emporté,
VIII ce contenu ne se retrouve pas toujours car elle avait pour elle d'éviter que la charte
identique mais le principe est le même : la solennelle ne s'abaisse à régler des
Constitution a vocation à aménager toutes questions subalternes et aussi parce que le
les fonctions de l'État, droit public et droit transfert de compétence au législateur
constitutionnel coïncident largement. […] facilitait les adaptations. Mais des arrière-
pensées plus suspectes s'y mêlaient :
Cette matière constitutionnelle étendue Bonaparte justifiait en l'an VIII le
et riche devait subir un double mouvement raccourcissement du texte par la nécessité
de réduction, par lequel le législateur allait de laisser une « large voie aux
progressivement conquérir des améliorations » et Louis Napoléon en 1852
compétences jusqu'à jouer un rôle majeur précisait qu'il ne fallait retenir que « ce qu'il
dans l'élaboration du droit public. Un était impossible de laisser incertain ». On
phénomène de déclassement a transféré tout sait ce qu'il en advint.
d'abord des matières du domaine de la
Constitution à celui de la loi ou du Quoi qu'il en soit, la matière
règlement intérieur des Assemblées. Dès la constitutionnelle présente aujourd'hui des
Charte il n'est plus question de la contours plus nets, elle s'est dégraissée. Le
nationalité, les services financiers Constituant n'y met plus ses rêves, ses
disparaissent aussi et l'instruction publique espoirs, ses projets, il n'y exprime plus ses
ne sera mentionnée, en 1848 et 1946 peurs et ses rejets, son œuvre est
seulement, qu'au milieu des droits procédurale et quelque peu prosaïque. En
proclamés. Il en sera de même pour les ce sens nos Constitutions se sont détachées
autres fonctions de la puissance publique et de la réalité française. Les mentions à un
la Constitution ne cherchera pas à suivre contexte géographique et à une époque
l'État dans la multiplication des ses définis y sont peu abondantes. Il suffirait de
interventions, à tel point que la lecture des retirer du texte de 1958 les quelques
textes contemporains pourrait donner mentions à la France et aux Français (6 au
l'impression d'un État moins présent dans total) pour le rendre applicable n'importe
la société. D'autre part, se manifeste le refus où. […]

26
DOCUMENT 3 : E. SIÉYÈS, Qu’est-ce que le Tiers-État ? (1788) ch. 5.

Il est impossible de créer un corps pour une fin, sans lui donner une organisation, des
formes et des lois propres à lui faire remplir les fonctions auxquelles on a voulu le destiner.
C’est ce qu’on appelle la constitution de ce corps. Il est évident qu’il ne peut pas exister sans
elle. Il l’est donc aussi que tout Gouvernement commis doit avoir sa constitution ; et ce qui est
vrai du Gouvernement en général, l’est aussi de toutes les parties qui le composent. Ainsi le
corps des Représentants, à qui est confié le pouvoir législatif ou l’exercice de la volonté
commune, n’existe qu’avec la manière d’être que la Nation a voulu lui donner. Il n’est rien
sans ses formes constitutives ; il n’agit, il ne se dirige, il ne commande que par elles.

A cette nécessité d’organiser le corps du Gouvernement, si on veut qu’il existe ou qu’il


s’agisse, il faut ajouter l’intérêt qu’a la Nation à ce que le pouvoir public délégué ne puisse
jamais devenir nuisible à ses commettants. De là, une multitude de précautions politiques
qu’on a mêlées à la constitution, et qui sont autant de règles essentielles au gouvernement,
sans lesquelles l’exercice du pouvoir deviendrait illégal.

On sent donc la double nécessité de soumettre le Gouvernement à des formes certaines, soit
intérieures, soit extérieures, qui garantissent son aptitude à la fin pour laquelle il est établi, et
son impuissance à s’en écarter.

Mais qu’on nous dise d’après quelles vues, d’après quel intérêt on aurait pu donner une
constitution à la Nation elle-même. La Nation existe avant tout, elle est l’origine de tout. Sa
volonté est toujours légale, elle est la Loi elle-même. Avant elle, et au-dessus d’elle il n’y a que
le droit naturel. Si nous voulons nous former une idée juste de la suite des lois positives qui ne
peuvent émaner que de sa volonté, nous voyons en première ligne les lois constitutionnelles,
qui se divisent en deux parties : les unes règlent l’organisation et les fonctions du corps
législatif ; les autres déterminent l’organisation et les fonctions des différents corps actifs. Ces
lois sont dites fondamentales, non pas en ce sens, qu’elles puissent devenir indépendantes de la
volonté nationale, mais parce que les corps qui existent et agissent par elles, ne peuvent point
y toucher. Dans chaque partie, la constitution n’est pas l’ouvrage du pouvoir constitué, mais
du pouvoir constituant. Aucune sorte de pouvoir délégué ne peut rien changer aux conditions
de sa délégation. C’est ainsi, et non autrement, que les lois constitutionnelles sont
fondamentales. Les premières, celles qui établissent la législature, sont fondées par la volonté
nationale avant toute constitution ; elles en forment le premier degré. Les secondes doivent
être établies de même par une volonté représentative spéciale. Ainsi toutes les parties du
Gouvernement se répondent et dépendent en dernière analyse de la Nation. Nous n’offrons
ici qu’une idée fugitive, mais elle est exacte.

27
DOCUMENT 4 : H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, La Baconnière, 1953, p. 113-123.

Un ordre juridique étant un système de normes, une première question se pose : qu'est-ce
qui constitue l'unité d'une pluralité de normes juridiques, pourquoi telle norme appartient-
elle à tel ordre juridique ?

Une pluralité de normes constitue une unité, un système ou un ordre, quand leur validité
repose en dernière analyse sur une norme unique. Cette norme fondamentale est la source
commune de la validité de toutes les normes appartenant au même ordre et elle en constitue
l'unité. L'appartenance d'une norme á un ordre déterminé résulte uniquement de la possibilité
de faire dépendre sa validité de la norme fondamentale qui est à la base de cet ordre.

Suivant la nature de cette norme fondamentale, de ce principe supérieur de validité, on


peut distinguer deux groupes d'ordres ou de systèmes normatifs. Dans le premier la validité
des normes résulte de leur contenu, la conduite prescrite par chacune d'elles ayant une qualité
immédiatement évidente, celle de pouvoir être rattachée à la norme fondamentale comme un
concept particulier est subsumé sous un concept générique.

Telles sont, par exemple, les normes morales interdisant le mensonge, la tromperie ou le
parjure ; elles sont déduites d'une norme fondamentale prescrivant de dire la vérité. De même,
à la norme fondamentale prescrivant l'amour du prochain se rattachent le devoir moral de ne
pas léser autrui et celui d'aider ceux qui sont dans le besoin. […]

L'analyse qui met en lumière la fonction de la norme fondamentale fait aussi apparaitre
cette particularité du droit qu'il règle lui-même sa propre création, une norme déterminant
comment une autre norme doit être créée et aussi, mais dans une mesure variable, quel en doit
être le contenu. En raison du caractère dynamique du droit une norme n'est valable que si et
dans la mesure où elle a été créée de la manière déterminée par une autre norme. […]

Si pour commencer l'on se borne à l'ordre juridique national, on peut schématiquement


décrire sa structure hiérarchique de la façon suivante : après la norme fondamentale, dont nous
avons déjà défini le caractère hypothétique, le degré supérieur du droit positif est la
constitution, entendue au sens matériel du mot, dont la fonction essentielle est de désigner les
organes chargés de la création des normes générales et de déterminer la procédure qu'ils
doivent suivre. Ces normes générales forment ce qu'on appelle la législation. La constitution
peut aussi déterminer le contenu de certaines lois futures en prescrivant ou interdisant tel ou
tel contenu. La prescription d'un contenu déterminé équivaut le plus souvent à la promesse
d’édicter une loi, car la technique juridique ne permet guère de prévoir une sanction pour le
cas oú une telle loi ne serait pas édictée.

28
DOCUMENT 5 : J. BRYCE, « Constitutions souples et constitutions rigides » (1884) trad. A.
Le Divellec, T. Desmoulins, S. Dubiton, Jus Politicum, n° 11 (extraits).

I. LES CONSTITUTIONS européennes semblables par leur structure


DE ROME ET D’ANGLETERRE constitutionnelle à celle de l’Angleterre et qui
semblaient promettre tout autant de liberté et
Les constitutions des États romain et anglais de richesse. De ces républiques, seule Rome a
ont été du plus grand intérêt pour le monde et survécu, détruisant ou absorbant toutes les
elles ont exercé une grande influence sur lui. À autres. De ces monarchies, l’Angleterre est la
partir d’une république installée sur les rives du seule qui, à la fin du XVIIIe siècle, soit devenue
Tibre, Cité dont les terres rurales alentours un système à la fois étendu et fort, assurant à la
n’étaient pas plus grandes que Surrey ou le fois l'ordre public et la liberté de chaque
Rhode Island, s’est formé un Empire mondial citoyen, et dans lequel le peuple pouvait faire
dont la structure a conservé, jusqu’à sa fin, les entendre sa voix et influencer le déroulement de
grands traits des institutions ayant permis à la la politique nationale. Les autres connurent le
petite république, alors entourée d’une horde despotisme ou restèrent en comparaison
d’États hostiles, de se révéler être la plus forte arriérés et sous-développés. Par conséquent,
de tous. En Angleterre, s’est développé le lorsque la marée de la conquête napoléonienne
Second Empire mondial, d’un type entièrement s’est retirée, les peuples du continent européen
nouveau, à partir d’une toute petite monarchie qui commencèrent à s’essayer à la mise en place
qui fut d’abord tribale puis féodale, alors même de Constitutions libres, trouvèrent dans celle de
que cette forme ancienne de gouvernement, à l’Angleterre le meilleur modèle à suivre et
partir d’une série de luttes et d’efforts guidés tentèrent d’adapter ses principes dans leur
par un but semi-conscient, s’est transformée en propre situation.
un système monarchique qui n’a de
monarchique que le nom. Ce système est Mais c’est encore dans un sens plus profond
devenu au XVIIIe siècle le point de départ de que l’Angleterre est la mère des gouvernements
toute la philosophie politique moderne et au libres. Même si elle n’a pas, à l’instar de Rome,
XIXe siècle, un modèle pour presque tous les étendu son système de gouvernement jusqu’à
projets de gouvernement libre et représentatif ce qu’il embrasse le monde entier, elle l’a
qui ont émergé aussi bien dans le vieux monde reproduit aux endroits de ses possessions
que dans de nombreux nouveaux pays. océaniques où ses enfants se sont montrés
capables de se gouverner eux même. Des
Cependant, ce n’est pas seulement l’étendue modèles réduits de la Constitution britannique
de leur influence ni le fait que, comme la ont ainsi été créés dans dix-sept colonies
Constitution romaine avait influencé le monde autonomes. En Amérique du Nord, sept d’entre
ancien, la Constitution anglaise a influencé elles se sont unies dans une Fédération dont la
l’ensemble du monde moderne, qui justifie structure gouvernementale est d’origine
l’étude approfondie et renouvelée de ces deux britannique. En Australie, six autres ont été
systèmes. Les Constitutions sont l’expression également regroupées dans un autre système
d’un caractère national de la même manière de gouvernement fédéral non moins
que, réciproquement, elles modèlent le distinctement britannique. Et une république
caractère de leurs nationaux ; et les mêmes indépendante, beaucoup plus large par sa
raisons qui ont fait la grandeur de ces deux population que toutes ces colonies réunies, a
peuples ont fait la force et la richesse de leurs reproduit moins précisément, mais dans leurs
institutions politiques, particulièrement grandes lignes, les principes des institutions de
instructives de tout temps et pour toutes les la mère patrie sans en conserver la forme. Par
nations. Il y avait au Ve siècle av. J.-C. des conséquent, c’est vers Rome et l’Angleterre que
centaines de communautés politiques le regard de celui qui étudie les constitutions
[Commonwealths] dans les pays méditerranéens politiques se tournera le plus souvent. Elles
disposant de formes républicaines de représentent les exemples les plus
gouvernement, nombre d’entre elles présentant remarquables de vie politique ordonnée,
des caractères communs avec Rome. Il existait respectivement pour l’ancien et pour le
au XIVe siècle plusieurs monarchies

29
nouveau monde. Et quiconque voudrait formées à partir de coutumes, contiennent
s’essayer à classifier les Constitutions et pourtant toujours des lois. En outre, ces noms,
consigner les traits distinctifs de leurs qui se fondent sur une distinction superficielle,
principales sortes trouvera que les illustrations ignorent une autre distinction proposée par le
proviennent le plus souvent et le plus présent essai. Essayons donc de trouver une
pertinemment de Rome et d’Angleterre. meilleure classification.

Si nous examinons les Constitutions en


général, dans le passé ainsi que dans le présent,
II. LA CLASSIFICATION TRADITIONNELLE nous constaterons qu’elles correspondent à l’un
DES CONSTITUTIONS ou l’autre de ces deux types constitutionnels
principaux. Comme elles connaissent un
La classification ancienne des Constitutions
développement qui leur est propre, elles en
qui est parvenue jusqu’à nous, est fondée sur la
diffèrent à la fois dans leur forme et dans leur
distinction entre le droit écrit et le droit non
contenu. Elles se composent d’une variété de
écrit, qui est elle-même une distinction mal
textes spécifiques ou d’accords d’époques
formulée et qui prête à confusion, parce que le
différentes, qui peuvent provenir de sources
ius non scriptum est censé désigner les
diverses, mélangés avec des règles coutumières
coutumes : et lorsque les coutumes sont
issues exclusivement de la tradition ou d’un
consignées par écrit, elles ne peuvent que
précédent, auxquelles on accorde une autorité
difficilement continuer d’être considérées
pratiquement égale. D’autres Constitutions
comme « non écrites ». Cette classification
sont l’œuvre d’un travail conscient, c’est-à-dire
propose de ranger dans la catégorie des
qu’elles résultent d’un effort volontaire de la
Constitutions écrites toutes ces Constitutions
part de l’État d’établir une fois pour toutes un
qui sont expressément exposées dans un
corps de règles cohérentes sous lesquelles son
document ou un ensemble de documents dotés
gouvernement devrait être établi et conduit. De
d’une importance particulière ; de même, sont
telles Constitutions sont souvent composées
classées dans la catégorie des Constitutions non
d’un acte juridique – et parfois même de
écrites, celles dont la naissance ne résulte pas
plusieurs – solennellement édicté et dont la
d’un accord formel, mais de la pratique [usage].
forme et le titre le distinguent des lois
Ces usages qui vivaient dans les souvenirs des
ordinaires. On pourrait qualifier
hommes et qui, même quand ils ont été dans
provisoirement ces deux types de Constitution,
une grande mesure définis et mis à l’abri de
de primitif [Old] et de moderne [New], car
l’erreur par leur mise par écrit, sont entendus
toutes les constitutions anciennes et médiévales
comme renfermant le produit de l’observation
de même que certaines constitutions récentes
des hommes, et ces derniers continueront
appartiennent au premier type tandis que la
vraisemblablement de les observer, mais non de
plupart des Constitutions modernes
la même manière que lorsqu’ils se lient
appartiennent au second type. Cette distinction
formellement par une loi.
correspond à peu près à celle qui est établie en
Cependant, le choix de ces termes n’est pas Angleterre et en Amérique entre la Common
totalement satisfaisant, bien que la distinction Law et la loi écrite ou à la distinction romaine
qu’ils visent à établir corresponde à une entre ius et lex de sorte que l’on pourrait décrire
distinction tout à fait réelle. La ligne distinctive ces deux types, respectivement, comme les
entre les deux types de Constitution qu’ils Constitutions de Common Law et les
essaient d’établir est une ligne qui n’est ni claire, Constitutions de droit écrit [Statutory
ni nette, car dans toutes les Constitutions écrites Constitution]. Pourtant la frontière entre ces
il existe et il doit y exister, comme nous le deux types n’est pas toujours très claire. Dans
verrons dans le présent essai, un élément de les pays dotés des Constitutions de type
pratique non écrite ; tandis que dans ces Common Law, les lois sont souvent adoptées en
prétendues Constitutions non écrites, on a déclarant, en modifiant, ou même en éteignant
tendance à considérer comme obligatoire la une pratique antérieure qui supplante ou
trace écrite de la coutume ou du précédent. Ces remplace en partie, potentiellement larges, des
traces écrites équivalent presque une loi maximes de Common Law de sorte que
formellement adoptée. De surcroît, les finalement, la plupart des règles essentielles
Constitutions non écrites, bien qu’elles se soient [leading rules] soit consignée dans quelques

30
grandes lois. D’autre part, les Constitutions de personne spéciale ou ce corps spécial. Lorsque
droit écrit [Statutory Constitutions] se sont vu l’une de ses dispositions est en conflit avec une
appliquer par le biais de l’interprétation, quelconque disposition de la loi ordinaire, elle
délimitées par les décisions, étendues ou prévaut et la loi ordinaire doit être écartée. Tels
malmenées par la coutume, de sorte qu’après sont les critères, tantôt politiques, tantôt
un certain temps, ce n’est plus la lettre du texte juridiques qui permettent de différencier ces
qui est le vecteur principal de leur effet. Il est deux types de Constitutions ; et malgré le fait
donc souhaitable de parvenir à un test ou à un que dans certains cas, la question de
critère plus précis et plus fin grâce auxquels on l’appartenance de la constitution d’un État
pourrait distinguer les deux types de particulier à l’une ou l’autre des catégories
constitution qui viennent d’être décrits en des serait complexe, il reste que les critères
termes généraux. juridiques applicables seront clairs et précis.
Dans un État doté d’une Constitution du
premier type - primitif -, toutes les lois (à
l’exclusion bien évidemment des règlements,
III. PROPOSITION D’UNE NOUVELLE
des arrêtés municipaux, etc.) sont du même
CLASSIFICATION DES CONSTITUTIONS
niveau et exercent la même force. Il y a, par
Un tel critère pourrait être identifié dans la ailleurs, une seule autorité législative qui
relation que chaque Constitution entretient dispose de la compétence d’adopter des lois
avec les lois ordinaires de l’État et avec dans toutes matières et à toutes fins. En
l’autorité ordinaire qui promulgue ces lois. revanche, dans le cas d’une Constitution du
Certaines Constitutions, y compris toutes celles deuxième type - moderne - on peut observer
qui appartiennent au type ancien ou de deux types de lois, l’un étant supérieur à l’autre,
Common Law, sont au même niveau que toutes et disposant d’une autorité universelle [and
les autres lois du pays, qu’elles existent more universally potent] ; et il existe également
exclusivement sous la forme des lois ordinaires deux autorités législatives, la première est
ou sous la forme de décisions enregistrées, capable de légiférer à toutes fins utiles et la
définissant ou confirmant une coutume. Les seconde, inférieure, est capable de légiférer
Constitutions de ce type proviennent des seulement dans la mesure où l’autorité
mêmes autorités qui élaborent les lois supérieure lui a donné le droit et la mission de
ordinaires et elles sont promulguées ou le faire.
abrogées de la même manière que ces lois Quelques exemples illustreront mieux la
ordinaires. Dans ce cas, le terme « Constitution différence entre ces deux types de constitution.
» ne désigne rien de plus que toutes celles parmi À Rome, pendant le deuxième siècle av. J-C., il
des lois et des coutumes du pays qui n’y avait qu’un seul type de promulgation.
déterminent également la forme et Toutes les leges, adoptées par une assemblée
l’organisation de son système politique. Et générale (soit par comitia centuriata soit par
(comme il apparaîtra plus bas), il est souvent comitia tributa) étaient du même degré de
difficile de dire d’une loi particulière si elle fait généralité et avaient la même force. Il n’y avait
partie ou non de la constitution politique. qu’une seule autorité législative, le peuple
Les autres Constitutions, la plupart d’entre votant dans les comitia. Depuis plusieurs siècles,
elles appartient au genre nouveau ou de droit en Angleterre, il n’a existé qu’une autorité
écrit [statutory class], se situent au-dessus des législative, autrement dit, le Parlement, qui est
autres lois du pays qu’elles régissent. Le (ou les) l’institution suprême et dont les actes disposent
actes juridiques dans lesquels une telle d’une force obligatoire pour tous les citoyens,
constitution s’incarne, émanent d’une source partout dans le pays. En Angleterre, par
distincte de celle des autres lois, sont abrogés conséquent, les lois dites constitutionnelles
d’une manière différente et possèdent une diffèrent de toutes les autres lois seulement à
autorité supérieure à elles. Elle est adoptée, non raison de leur contenu, mais n’appartiennent
par l’autorité législative ordinaire, mais par une pas pour autant à un ordre supérieur. Chacune
personne ou un corps en quelque sorte de ces lois, même si on a l’habitude d’appeler
supérieur ou spécialement habilité. Si elle est l’ensemble qu’elles forment « la Constitution
susceptible de changer, elle ne peut être britannique », est susceptible d’être modifiée
modifiée que par cette autorité ou par cette par l’autorité législative ordinaire à tout

31
moment, comme toutes les autres lois. En J’ai cherché dans de nombreux domaines
d’autres termes, il n’existe aucune différence afin de trouver des termes, des termes
que ce soit au niveau de la forme juridique ou nécessairement métaphoriques, qui
du degré d’autorité entre une loi [Act] réglant la conviendraient pour décrire ces deux types de
construction d’un chemin de fer de Manchester Constitution. Elles pourraient être qualifiées
à Liverpool et une autre prolongeant le suffrage d’animée [Moving] et d’inanimée [Stationary]
électoral à tous les ménages ou une loi car les Constitutions primitives ne sont jamais
émancipant l’Église épiscopale Protestante en arrêtées [at rest], mais connaissent toujours une
Irlande. Toutefois, le cas est différent en Suisse sorte d’évolution, bien que légère, au cours de
et en France. La Constitution de la l’activité législative ordinaire, alors que celles
Confédération suisse est un document qui fut modernes demeurent immuables et inchangées.
adopté par le peuple, et tout amendement doit Les premières pourraient encore être vues
être adopté de la même manière tandis que les comme fluides [Fluid] et les autres comme
lois ordinaires sont promulguées, au contraire, solides [Solid] et cristallisées [Crystallized].
par la législature fédérale des deux chambres. Quand un homme souhaite changer la
La Constitution actuelle de la République composition d’un liquide, il verse dedans un
française fut édictée par les deux Chambres autre liquide ou dissout un solide dans le
réunies et siégeant en Assemblée constituante et liquide et agite la solution pour la mélanger. En
ne peut être révisée que par ces deux Chambres revanche, celui qui souhaite modifier la
réunies à cette fin, après que chacune d’elles a composition d’un solide doit d’abord le
décidé indépendamment de la nécessité de la dissoudre ou le faire fondre et, après l’avoir fait
révision, tandis que les lois ordinaires sont passer à l’état liquide ou gazeux, doit ensuite le
adoptées par les deux Chambres siégeant mélanger ou en extraire (selon le cas) l’autre
séparément. Il y a donc une distinction en substance. L’analogie entre ces deux
Suisse comme en France quant à l’autorité qui procédures et celles par lesquelles une
édicte les normes, et quant à la qualité et la force constitution primitive et moderne sont
des lois édictées, la loi appelée Constitution respectivement modifiées pourrait justifier ces
étant entièrement supérieure aux autres, appellations. Toutefois, il y a aussi une autre
adoptées par le corps législatif en session métaphore plus simple qui, même si elle ne
ordinaire. semble pas complètement parfaite, parait plus
préférable dans son ensemble. Les
Ce qui détermine dans le cas de chaque État Constitutions primitives pourraient être
du second type, moderne, l’autorité suprême qualifiées de flexibles [Flexible], parce qu’elles
compétente pour promulguer une constitution ont une certaine élasticité, qu’elles peuvent être
dépend des dispositions de chacun de ces infléchies et changées dans leur forme tout en
systèmes. Cela peut être le peuple tout entier, gardant leurs principales caractéristiques. Les
s’exprimant à travers, ce qui est parfois Constitutions modernes ne le peuvent pas, car
maladroitement appelé, un plébiscite. Cela peut leurs dispositions sont fixes et figées. Par
aussi être une assemblée spécialement élue à cet conséquent, elles pourraient être qualifiées de
effet qui se dissout lorsque sa tâche est constitutions rigides [Rigid constitutions] : je
accomplie. Cela peut être aussi différentes propose donc d’utiliser ces deux appellations
assemblées locales, se prononçant chacune pour les besoins de cette étude. Et si les
séparément sur le même acte juridique qui leur caractéristiques des deux types n’ont pas encore
est soumis. Cela peut être, comme en France, le suffisamment été clarifiées par ce qui a déjà été
corps législatif ordinaire siégeant de manière dit, elles le deviendront probablement par la
particulière, requérant une majorité qualifiée, suite, grâce à un examen plus approfondi,
ou votant de manière concordante lors de auquel nous allons à présent nous livrer.
plusieurs lectures successives à intervalles
réguliers. Toutes ces questions sont Je commence par les Constitutions souples,
d’importance mineure. Le point essentiel est non seulement parce qu’elles sont plus
qu’au sein d’États dotés de Constitutions familières aux étudiants d’histoire romaine
modernes, cette loi suprême ou fondamentale, ainsi qu’aux Anglais, mais aussi parce qu’elles
appelée Constitution, prévaut sur toutes les lois précèdent chronologiquement les autres. Elles
ordinaires et ne peut pas être modifiée par sont en effet les seules Constitutions que le
l’autorité législative ordinaire. monde ancien ait connues. Bien qu’en l’absence

32
du fameux traité d’Aristote « La Politique », tel que l’« Act of Union with Scotland » (3 Anne,
nous savons relativement peu de choses sur la c. 6, art. XXV).
majorité de ces constitutions, même des plus
célèbres cités grecques (à l’exception L’objection consiste donc à dire qu’on ne
d’Athènes) et pratiquement rien au sujet des peut pas faire une distinction technique entre
autres, à l’exception de Rome et de Carthage, il les lois constitutionnelles et les autres lois. Il n’y
existe certaines raisons, que nous allons donner, aurait pas eu de Constitution romaine à
expliquant pourquoi on peut supposer sans proprement parler. Et il n’y aurait pas de
risque que la totalité d’entre elles s’apparentait Constitution britannique. C’est-à-dire qu’il
au type flexible. Mais elles sont devenues rares n’est pas possible d’identifier nettement des lois
dans le monde moderne. À l’exception des pays fondamentales, définissant et distribuant les
gouvernés par des régimes despotiques, pouvoirs du gouvernement, le mode de
comme la Russie, la Turquie et le Monténégro, création des autorités publiques, les droits et les
il y a seulement trois pays européens, le immunités des citoyens. Ce qu’on appelle la
Royaume-Uni, la Hongrie — dotée d’une Constitution de l’Empire Romain et ce qu’on
ancienne Constitution très intéressante, appelle actuellement la Constitution du
présentant des analogies remarquables avec Royaume-Uni, est en effet une masse de
celle de l’Angleterre — et l’Italie, dont la précédents portés par la mémoire des hommes
Constitution, établie à l’origine dans un seul ou consignés par écrit, ainsi que des opinions de
document, a été tellement modifiée par la juristes ou d’hommes d’État, de coutumes,
législation qu’on pourrait même penser qu’elle d’usages, de compréhensions et de croyances
appartient au type de la Constitution flexible. qui impriment leur marque sur les méthodes de
Partout ailleurs qu’en Europe, toutes les gouvernement, avec un certain nombre de lois.
Constitutions sembleraient rigides. Certaines d’entre elles règlent des affaires de
moindre importance tandis que d’autres
Pourtant, sur ce point-ci, une objection relèvent tant du droit privé que du droit public.
préalable mérite d’être examinée. Est-il juste de Pratiquement toutes ces lois supposent
parler d’une Constitution tout court pour tous l’existence de précédents et de coutumes avec
les États qui, comme Rome et l’Angleterre, ne lesquels elles peuvent aller jusqu’à se fondre.
font aucune distinction formelle et technique Elles font de plus toutes l’objet d’une sorte de
entre les lois des différents types ? Puisqu’il n’y développement parasite d’actes juridiques et
avait à Rome et aujourd’hui en Angleterre d’habitudes politiques, sans lesquelles celles-ci
qu’une seule autorité législative, dont toutes les seraient inapplicables ou à tout le moins
lois tirent une force égale, comment distinguer appliquées de manière étrangère à leur nature.
celles qui forment le cadre du gouvernement de Même le recensement le plus habile (de cette
celles qui comportent des détails mineurs masse de précédents, portés par la mémoire des
relatifs à l’administration ? Le grand « Reform Hommes ou consignés par écrit) ne pourrait pas
Act » de 1832 par exemple – ainsi que les lois de en dresser une liste exhaustive sans qu’elle ne
réforme parlementaire de 1867 et de 1884 – était soit infirmée par les Constitutions romaine et
clairement une loi constitutionnelle. Pourtant, il britannique, où la Constitution de ces deux
contenait seulement des dispositions mineures États s’incarne dans les lois [statutes] : et même
qui en aucun cas ne pouvaient être considérées si une telle liste était préparée, elles
comme fondamentales, et certaines d’entre elles échoueraient, car les lois ainsi classées ne
furent bientôt modifiées par d’autres lois qui pourraient pas rendre compte de certaines
peuvent difficilement être considérées comme doctrines et règles capitales. Par exemple, une
constitutionnelles. Il existe beaucoup de lois, liste de lois de cette sorte en Grande-Bretagne
comme le « Municipal Reform Act » de 1834 ne contiendrait rien sur le Cabinet et très peu
(auquel j’ajouterais le « Local Government sur les relations entre la Chambre des
Act » de 1888 et 1894), pour lesquelles il semble Communes et la Chambre des Lords. Aucune
vraiment difficile de déterminer s’ils sont ou lumière ne serait apportée sur des sujets comme
non de nature constitutionnelle ; en outre, il y a le contrôle de la Chambre des Communes sur
également des lois qui ne pourraient pas être les affaires étrangères, ou l’obligation ou le
appelées constitutionnelles (comme le droit de la Couronne de passer outre l’avis de
« Scottish University Act » de 1852) qui ont en ses ministres dans certaines situations. Malgré
réalité modifié un acte constitutionnel capital tout, les lois forment la partie la plus claire et la

33
plus accessible de ce qui forme la constitution colline et une plaine est une plaine même s’il
britannique. Ces autres règles dont nous avons parait difficile de fixer le point où la colline se
parlé sont, de par leur nature, très vagues et transforme en plaine. L’ensemble des lois et des
indéterminées, insusceptibles de rentrer dans coutumes qui conditionnent la vie politique
une classification, et très souvent il est d’un État pourrait très bien être qualifié de
impossible de les fixer dans des règles arrêtées. constitution ; même des expressions encore plus
Une partie d’entre elles est déjà obsolète, ou est vagues, comme « Esprit de la Constitution » ou
en passe de le devenir. L’autre partie est sujette « Principes de la Constitution », peuvent être
à controverse entre différentes écoles de juristes correctement employées, puisqu’elles aussi
ou d’historiens. La même chose était vraie de décrivent une qualité générale ou une tendance
Rome, car il semble qu’aucune loi ne définissait qui transcende l’ensemble des lois et des
le pouvoir des consuls, ni leur relation avec le coutumes qui règlent un État. Ces expressions,
Sénat, ni ne fixait de limites à l’autorité quasi aussi, confèrent à cette masse (de précédents)
législative de ce grand magistrat qu’était le une nature différente de celle des Constitutions
Préteur. Les pouvoirs du Sénat étaient très loin des autres États ; tout comme chaque nation a
d’être établis, et au temps de Cicéron la un Caractère National [National Character],
question de savoir si ses décrets avaient ou non même s’il est plus facile de reconnaître ce
une valeur juridique faisait l’objet d’un débat caractère que de le définir. […]
constitutionnel ; et les hommes ont pris l’un ou
l’autre des deux camps selon leurs tendances
politiques, tout comme en Angleterre les avis se
V. AVANTAGES ET FAIBLESSES DES
sont partagés sur la compétence de la Chambre
CONSTITUTIONS SOUPLES
des Lords à l’occasion des projets de loi de
finances. Les termes « souple » [flexible] ou «
changeant » [fluid] que je propose pour les
Aujourd’hui, les faits mentionnés ici
Constitutions de ce type impliquent que celles-
semblent sans doute assez évidents pour tout
ci ne sont pas stables, et n’ont aucune garantie
avocat anglais et pour tous ces profanes ayant
d’immuabilité et de permanence. Elles se
un tant soit peu de connaissances historiques et
trouvent dans un état d’évolution perpétuelle,
juridiques. Il en va autrement pour le sens
comme la rivière d’Héraclite, dans laquelle
commun, pour lequel le terme Constitution
personne ne peut se baigner deux fois. Non
semble désigner quelque chose de bien défini et
seulement de nouvelles lois sont adoptées
de positif. Une grande partie de la présente
continuellement et peuvent plus ou moins
discussion sur le danger d’une altération de la
affecter ces constitutions, mais leur propre
Constitution britannique semble provenir de la
fonctionnement peut quotidiennement mener à
conception selon laquelle le nom représente une
leur transformation. De même que la
chose concrète, un corps défini, vérifiable et
personnalité de chaque homme change peu à
positif, de règles posées noir sur blanc. Les
peu chaque jour à raison de ses propres actions,
Romains n’avaient pas de mot pour décrire ce
de ses réflexions, des émotions que chaque
qu’on entend par « Constitution ». Même
nouvelle expérience de la vie fait naître, de
pendant les derniers jours de la République,
même, chaque décennie influençait-elle la
Cicéron devait utiliser des termes comme forma
constitution de Rome et continue d’influencer la
ou ratio ou genus rei publicae ou leges et instituta ;
Constitution d’Angleterre, celle-ci étant un peu
et ce qu’on appelle « droit constitutionnel »
différente à la fin d’une période, même courte,
apparaissait aux yeux des juristes de l’Empire
de ce qu’elle était à son début. Même une
comme ius quod at statum rei Romanae spectat.
politique volontairement conservatrice ne peut
Pourtant, l’objection que nous avons pas arrêter ce processus de variation. Si le
envisagée provient de malentendus pouvant changement n’apparaît pas pendant un temps
naître du mot « Constitution », et non de son dans les lois, celui-ci reste en maturation dans
usage, pour peu qu’un tel mot soit la pensée des hommes et peut avoir des
indispensable. La chose existe et, par répercussions d’autant plus violentes qu’il va se
conséquent, il faut un mot pour la nommer. Une traduire dans la législation. Un changement, tel
chose n’en sera pas moins réelle si on ne peut que celui mené par Lucius Cornelius Sylla à
pas en définir ses contours. Une colline est une Rome ou même celui qui a suivi la chute du
Protectorat Cromwellien en Angleterre, peut se

34
montrer aussi fécond en termes de développer ; ce tempérament la soutient et la
changements qu’une période révolutionnaire. nourrit. Le seul fait que le droit d’opérer
Le passé ne peut jamais être oublié étant donné d’importants changements ait longtemps existé
que son souvenir contribue à déterminer sans que l’on n’en ait jamais abusé incite
l’avenir, et les mesures prises afin de restaurer l’assemblée à être prudente et modérée en ce
un statu quo ante contiennent toujours de qui concerne son application. Ceux qui ont
nombreux d’éléments qui ne faisaient pas partie toujours détenu un pouvoir sont moins enclins
de ce statu quo ante, mais qui sont nouveaux et à s’en servir abusivement. Cette vérité pourrait
eux-mêmes sources d’autres nouveautés. Les bien être illustrée tant par l’exemple de Rome
seuls cas dans lesquels on peut considérer que que celui de l’Angleterre ; tel était aussi le cas
l’évolution constitutionnelle s’est arrêtée sont de la Suisse. Dans ces communautés rurales où
ceux où une oligarchie, comme à Venise ou chacun était citoyen et aisé de manière presque
dans quelques cités suisses du bas Moyen-âge, égale, on ne retrouve pas les motifs habituels
obtient le contrôle du gouvernement et, en produisant des changements politiques, bien
effaçant de l’esprit et des usages la liberté, que Sir H. Maine et d’autres aient poussé trop
entrave le processus naturel du mouvement et loin l’idée que le conservatisme naïf de la
du développement jusqu’à ce qu’un voisin démocratie provient des habitudes des
puissant renverse cet État ou que les communautés rurales suisses.
changements économiques internes
provoquent une révolution. Même sous un Une explication supplémentaire réside dans
régime despotique, le système de le fait que la constitution existante sous la forme
gouvernement change insensiblement d’un d’une grande masse de lois, précédents et
siècle à l’autre, comme ce fut le cas de l’ancienne coutumes, n’est pas seulement plus
monarchie française et plus récemment d’un mystérieuse, et par conséquent plus auguste
peuple aussi inactif que les Turcs. Cependant, dans l’esprit des citoyens ordinaires, que celle
les systèmes despotiques, comme il est difficile qu’ils peuvent lire dans un seul document ; elle
de considérer qu’ils sont constitutionnels, ne n’est pas non plus ressentie comme étant à la
feront pas partie de la présente étude. […] merci de leur volonté pour continuer à exister.
Une constitution incorporée dans un document
Une Constitution souple, ou une que les citoyens ont vu se créer et qu’ils ont
Constitution de Common Law, doit parfois sa adoptée par un vote ne dispose d’aucune part
stabilité aux conditions mêmes qui lui ont de mystère et de passé. Elle dérive de la
permis de se développer à partir de lois éparses souveraineté du peuple, elle lui rappelle sa
et de simples usages, pour devenir un Cadre de souveraineté, elle ne lui propose rien de plus
Gouvernement solidement établi. Il y eut sans exaltant. Elle peut-être la réalisation d’un seul
doute plusieurs cas, comme celui de la plupart parti au sein de l’État ; et si ce parti se discrédite,
des villes de la Grèce antique, où il peut partager ce discrédit. La dignité conférée
l’enthousiasme de l’esprit critique des hommes aux constitutions ainsi qu'aux familles royales
ainsi que la violence des factions n’ont jamais en raison de leur origine lointaine et presque
laissé à un système de gouvernement assez de mythique était renforcée dans le monde antique
temps pour s’enraciner profondément. Ces ainsi qu’au Moyen Âge par des associations
Constitutions se composaient le plus souvent religieuses. En Grèce et en Italie, les divinités
d’un seul document, et leurs citoyens en ont fait tutélaires de la cité veillaient lois anciennes. Au
une constitution Rigide pourvu qu’ils aient su Moyen Âge, l’ordre de l’État paraissait comme
comment le faire. Elles n'étaient que rarement le l’expression de la Volonté de Dieu. Bien que
résultat de l’évolution d’anciens usages. tous ces sentiments aient disparu du monde
Cependant, les meilleurs exemples de moderne, le fait qu’une constitution primitive
Constitutions Souples sont ceux qui sont représente un long développement progressif,
apparus et se sont développés au sein de ou dans des termes quelque peu vulgaires un
nations assez conservatrices, qui respectaient chemin de l’évolution lui confère un poids
l’Antiquité, donnaient valeur aux précédents et certain au sein des esprits philosophiques et
choisissaient de continuer à faire les choses de imaginatifs. Ces sources de conviction morale
la même manière que leurs parents avant eux. ont été jugées suffisantes dans plusieurs pays
Ce type de tempérament national est celui qui pour garantir une vie durable à leurs
permet à une Constitution Souple de se institutions politiques, lesquelles pouvaient

35
être changées par le peuple ou le corps législatif, par la soumission en pratique d’une des parties
et dans certains cas remplacées par d’autres au conflit, cette soumission étant reconnue
institutions plus adaptées à un environnement comme un précédent qui sera suivi même si
modifié. aucune loi ni aucun autre document officiel ne
le consacrent. La suppression du droit de
Par conséquent, il ne serait pas juste de dire modification des lois de finances dont la
que les constitutions souples sont instables. Chambre des Lords prétendait disposer
Leur singularité véritable, leur mérite distinctif, auparavant en est un exemple. Mais il peut
est qu'elles restent élastiques. Elles peuvent arriver que l’on fasse évoluer un organe qui,
s’étirer ou se plier afin de s’adapter à des cas bien que véritablement nouveau, atténue ce
d’urgence sans perdre leur propre structure ; et caractère en conservant sa teinte originelle et
lorsque l’hypothèse d’un cas d’urgence touche continue de fonctionner sans aucune rupture
sa fin, elles reviennent à leur forme initiale, frappante avec ce qui précède. Savoir qu’une
exactement comme les extrémités des branches constitution peut être modifiée sans effort
d’un arbre se plient d’un côté pour laisser prodigieux permet de calmer la violence des
passer un véhicule. En raison donc du fait que partisans de la révolution ainsi que
leur forme n’est pas fixée de manière rigide, un l’obstination des partisans de la résistance,
changement temporaire n’est pas considéré parce qu’il permet le compromis. À Rome, le
comme un changement sérieux. Le sentiment recours contre la désignation d’un tribun
du respect de l’ordre public établi n’est pas militaire, disposant de pouvoirs consulaires,
ébranlé. Les anciennes habitudes sont lorsque la plèbe le demandait et que les
sauvegardées et la machine, peut-être patriciens ne consentaient pas encore à
légèrement modifiée dans quelques détails que l’élection d’un Consul plébéien, retardait les
la grande majorité du peuple perçoit à peine, révolutions jusqu’au moment où l’opinion avait
semble continuer à fonctionner exactement si considérablement changé que le danger
comme auparavant. […] d’une révolution disparaissait. Par la suite, le
compromis grâce auquel le Préteur fut créé – un
Le mérite de cette élasticité, présente dans
Consul doté d’une série des devoirs spéciaux –
les Constitutions Romaines et Britannique par
apaisa les craintes conservatrices et adoucit le
exemple, est qu’elle offre un moyen de prévenir
passage de l’ancien ordre au nouveau.
ou de contenir des révolutions en les arrêtant à
L’histoire de la Constitution Anglaise est une
mi-chemin. Notons maintenant, comment
histoire des petits changements constants dont
chaque type de Constitution, la Constitution
aucun, pas même le Bill of Rights à l’époque de
Rigide et la Constitution Souple, se comporte
la prétendue Révolution, ou Reform Act de 1832,
quand il survient une grande crise, quand une
ne parvint à changer l’essentiel du régime. Il ne
partie de la nation souhaite changer la
fait aucun doute que quelque chose a été coupé
Constitution, tandis qu’une autre souhaite
et quelque chose d’autre ajouté, mais l’édifice
qu’elle continue d’exister exactement comme
institutionnel dans son ensemble semblait
elle est. Une Constitution rigide résiste aux
intact parce qu’on conservait bien plus de
pressions si les moyens juridiques prévus pour
l’ancien qu’on n’ajoutait du nouveau.
sa modification ne peuvent pas être utilisés à la
discrétion de la majorité requise. Elle peut
probablement résister avec succès, mais dans ce
cas, devrait surmonter un conflit qui menacerait
l’État et provoquerait un sentiment d’hostilité
contre ce dernier dans les esprits d’une grande
partie de la population. Cependant, si les forces
adverses sont très puissantes, elle pourrait être
rompue et dans c cas modifiée. Toutefois, une
Constitution Souple, étant plus facilement et
rapidement modifiable, et étant très souvent
d’une structure moins solide et cohésive, peut
se plier sans être rompue, être modifiée de telle
manière que les demandes populaires soient
satisfaites. Elle pourrait éviter des révolutions

36
QUATRIÈME SÉANCE

L E S M O D ES D E SC R U T I N

TEXTES À ÉTUDIER

DOCUMENT 1 : J-C. COLLIARD, « Les systèmes électoraux dans les Constitutions des pays de
l'Union européenne », Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 13, 2003.

DOCUMENT 2 : G. BURDEAU, Traité de science politique, Paris, LGDJ, 1952, t. 4, n° 165.

DOCUMENT 3 : G. BURDEAU, Traité de science politique, Paris, LGDJ, 1952, t. 4, n° 164.

DOCUMENT 4 : Les changements de modes de scrutin en France de 1791 à aujourd’hui


(http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/citoyen/participation/voter/droit-
vote/etapes-conquete-du-droit-vote.html)

DOCUMENT 5 : S. AROMATARIO, « L’absence traditionnelle du mode de scrutin dans la


Constitution française : cause de l’instabilité chronique des modes de scrutin législatifs », in :
Revue Française de Droit Constitutionnel, 2007/3, n. 71, p. 601-622 (extrait).

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

P. PAUVERT, Élections et modes de scrutin, Paris, L’Harmattan, 2007, 94 p.

P. MARTIN, Les systèmes électoraux et les modes de scrutin, Paris, Montchrestien, 2006, 155 p.

J-L. BOURSIN, Les paradoxes du vote, Paris, Jacob, 2004, 253 p.

J-L. PEZANT, J-P. DELANNOY, J-P CAMBY, L’élection des députés, Paris, Assemblée Nationale,
1997 (http://www.assemblee-nationale.fr/connaissance/collection/8.asp).
DOCUMENT 1 : J-C. COLLIARD, « Les systèmes électoraux dans les Constitutions des pays
de l'Union européenne », Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 13, 2003.

Si la définition de la démocratie, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, est plus difficile


à établir qu'il n'y paraît, et peut-être même impossible à écrire de façon concise, il y a au moins
un point sur lequel tous s'accordent : l'attribution du pouvoir par le jeu d'élections libres et
disputées. Ce n'est sans doute pas suffisant, car reste le problème de savoir si la volonté de
l'électeur se traduit effectivement ou se perd dans les arcanes du jeu évoqué, mais c'est
essentiel.

Et si la Constitution fixe le statut du pouvoir dans l'État, suivant la formule classique de


Georges Burdeau, elle devrait déterminer de façon aussi précise que possible les conditions
mêmes de l'attribution de ce pouvoir, autrement dit les modalités d'organisation de ces
élections qui vont en être le fait générateur.

On se propose donc de regarder ici comment et dans quelle mesure les constitutions
déterminent les règles électorales, en limitant l'exercice aux pays de l'Union européenne.
Remarquons tout de suite que ces quinze pays ont tous adopté le régime parlementaire, défini
par le critère juridique de la responsabilité du gouvernement devant le Parlement, laquelle
oblige, on le sait bien, à ce que le gouvernement reflète avec exactitude, généralement dans sa
composition même, une majorité parlementaire constituée par un ou si nécessaire plusieurs
partis. Si ce caractère a pu être discuté pour la Ve République, trois cohabitations successives,
pour ne prendre que cette référence, ont montré que oui, décidément, la composition de
l'Assemblée nationale était l'élément déterminant dans l'attribution du pouvoir
gouvernemental. Et donc, pour répondre à la question posée on peut se contenter de retenir
ce qui concerne les élections parlementaires en laissant de côté les dispositions relatives à
l'élection présidentielle là où elle existe (1), celles concernant les pouvoirs locaux et même
celles qui s'appliquent aux Chambres dites hautes par tradition puisque n'existe plus devant
elles, sauf en Italie, la mise en cause de l'existence du gouvernement.

Si l'on regarde ainsi les textes constitutionnels stricto sensu on peut relever une grande
parenté dans les caractéristiques du suffrage mais aussi une grande variété dans la
détermination du mode de scrutin, ce qui explique pour une bonne partie la diversité des effets
que l'on peut constater.

I. – LES CARACTÉRISTIQUES DU SUFFRAGE

On peut ranger là d'une part les principes fondamentaux relatifs à l'exercice du droit de
vote et d'autre part la question de la périodicité avec laquelle il est exercé.

Les principes fondamentaux sont parfaitement et totalement communs. Dans un article faisant
le bilan de dix ans d'expérience de la Commission de Venise dans le domaine électoral, Pierre
Garrone a recensé ce qui dans le " patrimoine électoral européen " (2) relève des principes
constitutionnels du droit électoral : le suffrage universel, égal, libre, secret et direct. Les
constitutions européennes contiennent pour la plupart ces principes, sans que l'on puisse
garantir que ce dépouillement (3) soit exhaustif car ces principes sont parfois dispersés dans
des articles différents. L'Allemagne (art. 38), l'Autriche (art. 26), l'Espagne (art. 68), la Suède
(art. 1 et ch. III-1) proclament effectivement ces cinq principes, d'autres se contentent de quatre

38
(le Portugal où l'article 10 ne mentionne pas le caractère libre, même si celui-ci peut bien
entendu se déduire d'autres dispositions), voire trois seulement, ainsi la Belgique (art. 61 et 62)
ou le Danemark (art. 31) qui mentionnent universel, secret et direct, même si les autres
caractéristiques existent évidemment aussi.

Si l'on essaye de faire le dépouillement dans l'autre sens, on constatera que c'est le principe
du secret qui est le plus fréquemment mentionné (quatorze cas en admettant qu'il figure dans
la Constitution coutumière du Royaume-Uni, la seule exception étant le Luxembourg) puis le
caractère direct (treize cas), universel (douze), égal (neuf), libre n'apparaissant que dans cinq
cas. Mais précisons que bien entendu, même s'ils ne sont pas formellement proclamés dans
l'article qui traite du droit de vote, tous ces principes sont évidemment reconnus avec une
valeur constitutionnelle égale.

On remarquera que la Constitution française semble être la seule à considérer que, si le


suffrage " est toujours universel, égal et secret ", il " peut être direct ou indirect " (art. 3), l'article
24 précisant que l'Assemblée nationale est bien élue au suffrage direct. Et on ajoutera qu'un
caractère supplémentaire est parfois affirmé, celui de l'obligation que l'on trouve en Belgique
(art. 62) et en Grèce (art. 51-5), tandis que la Constitution italienne se contente de souligner que
l'exercice du vote " est un devoir civique ". L'obligation signalée aussi au Danemark et au
Luxembourg (4) ne semble pas être posée dans le texte même de la Constitution.

En ce qui concerne les principes c'est donc ce seul ajout de l'obligation qui peut distinguer
certains États européens des autres ; pour le reste il y bien patrimoine commun, même si les
formulations nationales sont plus ou moins précises.

La périodicité des élections, autrement dit la question de la durée du mandat de la Chambre,


est également fixée, en règle générale, par la Constitution, la Constitution du Portugal ajoutant
aux principes ci-dessus que le vote doit être périodique (art. 10 et 116).

La durée retenue par la plupart est de quatre ans, ce pour dix pays : Allemagne (art. 39),
Autriche (art. 27), Belgique (art. 65), Danemark (art. 32), Espagne (art. 68), Finlande (art. 24),
Grèce (art. 53), Pays-Bas (art. 52), Portugal (art. 174) et Suède (ch. III-3).

Trois autres textes constitutionnels prévoient quant à eux un mandat de cinq ans : la
Grande-Bretagne (Parliament Act de 1911 modifiant l'Act de 1715 qui prévoyait sept ans),
l'Italie (art. 60) et le Luxembourg (art. 56) qui a pu ainsi prendre l'habitude de tenir le même
jour élections nationales et élections européennes. Quant à l'Irlande si l'article 16-5 prévoit que
la même assemblée " ne continuera pas à siéger plus de sept ans à partir de la date de sa
première séance ", c'est pour préciser aussitôt que " la loi peut fixer une période de législature
plus courte " ; de fait la durée est maintenant établie à cinq ans. C'est aussi la solution française
mais qui n'est pas contenue dans la Constitution puisque l'article 25 se contente de renvoyer à
une loi organique pour fixer " la durée des pouvoirs de chaque Assemblée ", et le principe des
cinq ans sera fixé par l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique relative à la
composition et à la durée des pouvoirs de l'Assemblée nationale.

Au total donc cinq mandats de cinq ans et dix mandats de quatre ans qui semblent pouvoir
être considérés comme une limite difficile à franchir puisque la Suède, qui avait choisi un
mandat très court de trois ans dans la refonte constitutionnelle de 1970, y a renoncé pour
revenir à partir de 1994 à quatre ans. Naturellement cette durée peut être abrégée par l'exercice
du droit de dissolution qui existe partout, même si les conditions de son exercice sont
différentes et plus ou moins exigeantes, sujet que l'on n'abordera pas davantage ici (5).

39
Mais si jusque-là les ressemblances sont très fortes, les divergences se font jour lorsqu'il
s'agit de passer au stade suivant, c'est-à-dire à la détermination des règles qui font passer de
l'expression du suffrage au choix des représentants.

II. – LA DÉTERMINATION DU MODE DE SCRUTIN

La première question est naturellement celle de la logique utilisée, majoritaire ou


proportionnelle ; le choix de la seconde amène à poser le problème du mode de calcul car il y
a presque autant de proportionnelles différentes que de pays concernés. Enfin, dans l'un et
l'autre cas, le découpage d'éventuelles circonscriptions est une variable qui peut être
déterminante.

Pour ce qui est de la logique, la grande division reste celle qui existe entre une logique
proportionnelle et une logique majoritaire. La première l'emporte très largement dans les pays
de l'Union puisque le principe de la représentation proportionnelle est posé dans la
Constitution de dix États : l'Autriche (art. 26), la Belgique (art. 62), le Danemark (art. 31),
l'Espagne (art. 68), la Finlande (art. 25), l'Irlande (art. 16), le Luxembourg (art. 51), les Pays-Bas
(art. 53), la Suède (ch. III-8) et enfin le Portugal (art. 116 et 155). Dans ce dernier cas la
proportionnelle est même sacralisée puisqu'elle ne peut être mise en cause par une révision
constitutionnelle (art. 288, limites matérielles de la révision, point h). En revanche les autres
constitutions sont muettes sauf à considérer, ce qui est tout à fait possible, que la Constitution
coutumière du Royaume-Uni donne valeur constitutionnelle au scrutin uninominal à un tour,
le fameux FPTP (First past the post), mais sous cette réserve, aucune constitution ne consacre le
principe majoritaire et elles renvoient à la loi la détermination du mode de scrutin. Ainsi, en
Allemagne, l'article 38-3 prévoit que les modalités de l'élection seront réglées par une loi
fédérale, comme en Grèce l'article 54, même si l'indication du " nombre de députés par
circonscription " et de la possibilité d'instituer pour une partie de la Chambre une
circonscription nationale sont autant d'indications pour la proportionnelle. De fait la loi
électorale grecque, souvent modifiée, sera toujours principalement proportionnelle, la loi
allemande l'étant toujours même si la technique du double vote permet une proportionnelle
personnalisée.

En Italie, l'article 56 est muet même s'il laisse entendre que les circonscriptions seront
plurinominales et penche ainsi vers la proportionnelle: de fait la règle sera proportionnelle
jusqu'à ce qu'un référendum abrogatif amène à adopter à partir des élections de 1994 un
système mixte, cas unique dans l'Union (6), dans lequel 475 députés sont élus au scrutin
majoritaire uninominal à un tour et 155 à la proportionnelle sur des listes régionales; le simple
énoncé de ces chiffres montre que c'est la logique majoritaire qui est désormais dominante et
il a d'ailleurs été proposé d'abolir la part proportionnelle, mais les référendums abrogatifs qui
tentent de le faire échouent les 18 avril 1999 et 21 mai 2000 puisque, si la réponse est très
largement favorable à l'abrogation, la participation n'atteint pas les 50 % des électeurs
nécessaires pour que la décision soit valide.

Le cas de la France est assez curieux du point de vue de la technique juridique puisque, si
l'article 25 de la Constitution renvoie à une loi organique la détermination du nombre des
membres de l'Assemblée, il ne dit rien du régime électoral que l'article 34 attribue à la loi
ordinaire, alors que cet élément a certainement plus d'importance que le précédent. Pour cette
raison, lorsqu'il rétablit en 1986 le scrutin majoritaire (7), le gouvernement de Jacques Chirac,
qui n'était pas sûr de trouver la majorité nécessaire pour une loi organique, conserve les 577
sièges prévus par la loi proportionnelle de 1985.

40
Le bilan total, outre qu'il fait ressortir le curieux silence des constitutions sur la logique
majoritaire, montre que le principe proportionnel est proclamé ou pratiqué par douze États de
l'Union alors que deux seulement ont un système majoritaire, à un tour en Grande-Bretagne,
à deux tours en France, l'Italie connaissant donc un système mixte qui à dire vrai est à forte
dominante majoritaire.

La question des modes de calcul, importante dans la représentation proportionnelle, se pose


donc dans douze pays et elle est réglée de façon différente. À vrai dire il est rare que la question
soit résolue au niveau de la Constitution qui renvoie là généralement à la loi électorale sauf au
Luxembourg (art. 51.5: le principe du plus petit quotient électoral), en Suède (ch. III-8-3 la
méthode des nombres impairs avec ajustement à 1,4) et surtout au Portugal où l'article 155
prévoit expressément " la méthode de la plus forte moyenne de Hondt " avant de proscrire
l'instauration d'un seuil minimal.

Sans entrer dans des détails compliqués (8) on signalera qu'est principalement retenue la
classique méthode d'Hondt (division des suffrages obtenus par chaque liste par 1... 2... 3... 4...,
etc. et attribution dans l'ordre décroissant des quotients jusqu'à concurrence du nombre de
sièges à pourvoir), soit expressément, soit par un mode de calcul qui donne exactement les
mêmes résultats. Il en va ainsi en Autriche, en Belgique, en Espagne, en Finlande, au
Luxembourg, aux Pays-Bas et au Portugal.

Les pays scandinaves, très attachés à une proportionnalité aussi exacte que possible
préfèrent une autre méthode par diviseur, celle dite de Sainte-Lagüe ajustée, où les diviseurs
sont les nombres impairs, l'ajustement étant dans le choix du premier diviseur à 1,4 suivi donc
de 3... 5... 7..., etc. ce qui avantage évidemment les partis moyens, puisque leur premier
quotient a plus de chances de l'emporter sur les quotients concurrents des grands partis,
divisés par 3... 5... 7... au lieu de l'être par 2... 3... 4, etc. (9).

Restent quelques cas particuliers et fort complexes : l'Irlande avec le système de Hare (vote
unique transférable dit single transferable vote ou SVT), la Grèce avec une proportionnelle dite
ajustée qui favorise les grands partis à tel point qu'il a fallu ajouter en 1993 une clause de "
normalisation " qui garantit aux petits partis une proportion en sièges égale à au moins 70 %
de leur proportion en voix. On n'en dira pas plus car il faudrait plusieurs pages pour exposer
avec une précision qui resterait relative les subtilités de l'un et de l'autre. En revanche on
insistera sur le dernier cas, celui de l'Allemagne, car le système est souvent présenté, à tort,
comme mixte, alors qu'il est en réalité totalement proportionnel. Certes il y a deux votes et la
moitié des membres du Bundestag est élue au scrutin uninominal à un tour mais l'autre moitié
est attribuée non pas à la proportionnelle mais de manière à ce que l'ensemble soit
proportionnel. Le résultat final de ce système dit de Hare-Niemeyer est que chaque parti a une
proportion de sièges aussi proche que possible de la proportion des voix qu'il a recueillies sur
le territoire fédéral. Il s'agit des secondes voix, celles exprimées sur les listes servant à la
compensation proportionnelle. En fait la proportionnalité est légèrement atténuée par deux
éléments, d'abord l'existence d'une barre minimale de 5 % calculée au niveau fédéral (elle sera
fatale au PDS en 2002) qui permet aux partis qualifiés de se partager les dépouilles de ceux qui
ne le sont pas, et ensuite celle des Überhangmandate qui a pris ces dernières années une
importance particulière. On peut traduire le terme par mandats de surreprésentation ou de
surattribution et ils se rencontrent lorsqu'un parti a obtenu dans un Land, par le jeu des
premières voix, plus de mandats directs que le nombre qui aurait dû être le sien en raison de
la proportion de ses secondes voix qui détermine comme on l'a dit la répartition finale. En ce
cas il garde ces mandats supplémentaires et le nombre de membres du Bundestag s'en trouve
légèrement augmenté : 13, tous SPD en 1998, ce qui permet à la coalition gouvernementale

41
avec 341 sièges de dépasser la majorité absolue de 335, et 5, 4 SPD et 1 CDU en 2002 où la
coalition a 306 sièges pour une majorité absolue de 302, on voit l'importance du phénomène.
La cour constitutionnelle de Karlsruhe, saisie du problème, n'a pas déclaré l'existence de ces
mandats contraire à la Constitution et a refusé par un vote partagé, quatre contre quatre, que
leur soient obligatoirement adjoints des mandats de compensation (Ausgleichmandate) ce qui
se pratique pour les élections locales dans certains Länder (10).

Cette diversité dans les modes de calcul se retrouve dans la question plus importante encore
du découpage des circonscriptions.

Le nombre de sièges à répartir par circonscription est, comme l'a prouvé Douglas W. Rae (11),
le facteur essentiel de la proportionnalité d'un système. On peut montrer sans peine que dans
une circonscription ou 100 sièges sont à répartir un parti est certain d'être représenté lorsqu'il
obtient 1 % des voix (s'il n'y a pas de barre minimale) alors que s'il y a quatre sièges à pourvoir
il faudra sans doute qu'il dépasse les 20 % ; d'une manière générale la limite théorique de non-
représentation est donnée par la formule L = [100 % / (n + 1)] - 1 où n est le nombre de sièges
à pourvoir.

Ce que l'on peut appeler amplitude ou magnitude (terme de Douglas W. Rae) est donc
déterminant. Si les constitutions n'en parlent pas avec précision il est fréquent qu'elles posent
le principe d'égalité démographique pour les circonscriptions en prévoyant que le nombre des
sièges doit être proportionnel aux chiffres des populations concernées et en ajoutant souvent
quelques précisions pour des régions et qui du fait de leur faible peuplement pourraient se
trouver écartées de la représentation. Ces principes du découpage se trouvent ainsi dans les
constitutions d'Autriche (art. 26), de Belgique (art. 63), du Danemark (art. 31), d'Espagne (art.
68), de Finlande (art. 25), de Grèce (art. 54), d'Irlande (art. 16), d'Italie (art. 56), du Luxembourg
(art. 51-6), du Portugal (art. 152) et de la Suède (ch. III-6). Les cours constitutionnelles ont été
amenées à veiller au respect de ce principe, ainsi la Cour constitutionnelle allemande (décision
du 22 mai 1963), voire à le poser, ainsi le Conseil constitutionnel dans ses décisions 8 et 23 août
1985, Nouvelle-Calédonie et 1-2 juillet 1986, Loi sur le rétablissement du scrutin majoritaire.

Sans entrer dans le détail complexe de l'allocation territoriale des sièges (12), on signalera
quelques traits saillants pour les pays concernés. La circonscription nationale (une seule pour
les 150 sièges à pourvoir) n'existe qu'aux Pays-Bas, mais il faut ajouter qu'arrivent
pratiquement au même résultat la méthode de calcul des sièges au niveau national utilisée en
Allemagne et la circonscription nationale de compensation utilisée en Suède (39 sièges ajoutés
aux 310 répartis) et au Danemark (40 sièges ajoutés aux 139 répartis). Pour les autres pays,
l'amplitude est extrêmement variable : si l'on retient le critère de l'amplitude moyenne
proposée par Douglas W. Rae, soit le nombre total de sièges divisé par le nombre total de
circonscriptions, critère qui n'est pas très satisfaisant mais on n'a pas encore trouvé mieux, il
peut être relativement élevé (15,2 au Luxembourg, 13,3 en Finlande, 10,7 au Portugal) ou plus
faible (6,7 en Espagne, 4,0 en Irlande), pour ne citer que les cas où le calcul est simple. La
proportionnalité s'en trouve évidemment affectée comme on le verra plus loin.

Pour terminer sur ce point il faudrait ajouter que le principe d'égalité démographique
suppose, pour être maintenu, qu'une refonte périodique soit effectuée et pour ce qui est du
découpage, notamment pour le scrutin majoritaire, qu'il soit réalisé dans des conditions qui
garantissent son caractère objectif, par exemple en le confiant à une commission indépendante
(ainsi les Independant Boundary Commissionsau Royaume-Uni). On n'en dira pas plus sur cette
question qui mériterait une étude à elle toute seule, préférant pour finir montrer quel est l'effet
des dispositions électorales relatées.

42
III. – LA DIVERSITÉ DES EFFETS

Puisqu'on sort ici des dispositions constitutionnelles, on ne traitera ce point que


rapidement, même s'il est évident que tout ce qui vient d'être dit n'a d'intérêt que par rapport
aux conséquences produites sur la représentation.

Toute représentation, parce qu'elle consiste par essence à réduire la diversité qui caractérise
plusieurs millions d'électeurs à celle, forcément moins élevée, qui sera incarnée par quelques
centaines de représentants, emporte une déformation de l'opinion. L'éternelle question, qui ne
sera sans doute jamais résolue, est de savoir s'il faut tendre à respecter au mieux cette diversité,
quitte à avoir un Parlement très fractionné et des difficultés pour y faire apparaître clairement
une majorité, ou s'il faut accepter, voire renforcer la déformation, pour créer une majorité et
favoriser ainsi la gouvernabilité. Et c'est là que, par-delà les principes communs, les
philosophies divergent entre les États de l'Union. Si tous les systèmes électoraux aboutissent à
la surreprésentation du premier parti, ils résolvent dans des termes différents le problème
central de la majorité.

LA SURREPRÉSENTATION DU PREMIER PARTI AUX DERNIÈRES ÉLECTIONS :

Pays Date des élections SR 1 SIT 2

France 9-16 juin 2002 UMP + 31,9 PS + 2,6

Royaume-Uni 7 juin 2001 Trav. + 19,5 Conserv. - 7,5

Italie 13 mai 2001 M. Lib. + 8,9 Oliv. + 4,2

Grèce 9 avril 2000 PASOK + 8,9 ND - 1,0

Espagne 12 mars 2000 PP + 7,7 PSOE + 1,6

Irlande 17 mai 2002 FF + 7,6 FG - 3,7

Portugal 17 mars 2002 PSD + 5,6 PS + 3,8

Allemagne 22 septembre 2002 SPD + 3,1 CDU/CSU + 2,6

Belgique 13 juin 1999 Lib. + 3,0 CS + 1,3

Luxembourg 13 juin 1999 CS + 2,7 Soc. - 2,4

Finlande 21 mars 1999 SD + 2,6 Centre + 1,6

Autriche 3 octobre 1999 SPÖ + 2,3 FPÖ +1,5

Suède 15 septembre 2002 SD + 1,4 Conserv. + 0,7

Danemark 20 novembre 2001 Lib. + 0,7 Soc. + 0,6

Pays-Bas 15 mai 2002 CDA + 0,7 Pop. + 0,4

Moyenne + 7,1 + 0,4

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Le tableau que l'on a dressé selon un procédé très simple montre cette surreprésentation du
premier parti en calculant, pour chaque pays et pour sa dernière élection, la différence en
points de pourcentage entre sa proportion de voix et sa proportion de sièges (colonne SR 1 ou
surreprésentation du premier parti) ; on y a ajouté la situation du 2e parti (SIT 2) qui est
généralement le principal parti d'opposition pour apprécier si c'est lui qui fait les frais de
l'opération.

On voit clairement que les effets supposés se vérifient : la surreprésentation du premier


parti est générale, elle s'établit en moyenne à 7,1 points, en étant beaucoup plus forte pour les
scrutins majoritaires (+ 20,1 en y comptant l'Italie) que pour les scrutins proportionnels (+ 3,9).
Ce sont en effet, sans surprise, les scrutins majoritaires qui arrivent en tête: d'abord le système
à deux tours puisque le parti gagnant se nourrit d'une part de sa victoire absolue sur l'autre
coalition, d'autre part de sa victoire relative sur ses alliés (le même phénomène aurait existé
pour le PS si on avait pris en compte les élections de 1997), ensuite le système britannique à un
tour, enfin l'Italie où la prime majoritaire est réduite par le fait qu'un quart des sièges est réparti
à la proportionnelle. Quant aux scrutins proportionnels, les différences s'expliquent par le
caractère « majoritarisant » de certains d'entre eux (proportionnelle renforcée en Grèce, faible
amplitude des circonscriptions en Espagne et en Irlande, etc.) ou, au contraire, la volonté de
donner autant que faire se peut sa juste part à chacun (circonscription nationale aux Pays-Bas,
compensation nationale en Suède et au Danemark, diviseurs de Sainte-Lagüe ajustés dans ces
deux derniers cas, etc.).

Jusqu'à la moitié du tableau (Portugal) on peut considérer que le mode de scrutin aide
grandement le premier parti à obtenir une majorité : c'est d'ailleurs dans ces pays, et ceux-là
seulement, qu'il est en mesure de gouverner seul ou pratiquement seul. Pour autant, sauf dans
le cas du Royaume-Uni en raison de l'écart important qui existe actuellement entre
conservateurs et travaillistes, ce n'est pas le second parti, principal parti de l'opposition qui
paye la surreprésentation du premier, ce sont les autres, les petits qui sont éventuellement
réduits. Mais après tout favoriser à la fois la majorité, renforcée, et l'opposition, confirmée, ce
n'est pas si mauvais pour la démocratie !

La question de la gouvernabilité n'est cependant que partiellement résolue. Elle l'est bien, par
l'obtention d'une majorité pour les sept premiers pays du tableau. Elle l'est encore, moins
automatiquement, pour l'Allemagne où le système à deux voix favorise les accords électoraux
(par un splitting vote entre les deux parties du bulletin) rapprochant un grand et un petit parti
ayant l'intention de gouverner ensemble, ainsi ces dernières années les deux coalitions SPD-
Verts et CDU/CSU-FDP dont l'une a, sauf succès d'un tiers (qui aurait pu être le PDS en 2002),
la majorité.

Mais, en deçà, les proportionnelles, quelle que soit la méthode utilisée, n'incitent pas à
l'alliance électorale et la formation du gouvernement, souvent longue et complexe (notamment
aux Pays-Bas), relève alors de simples alliances parlementaires, évidemment plus fragiles. Cela
conduit d'ailleurs à tempérer le sentiment que l'on peut avoir sur « l'exemplarité
démocratique » de ces représentations très exactes car, revers de la médaille, cette précision
même fait que la désignation du gouvernement procède moins de la volonté de l'électeur,
renforcée certes par la loi électorale, que des combinaisons, le terme qui aurait pu rester
arithmétique est devenu péjoratif, des partis et de leurs groupes parlementaires. Nous avons
pu ainsi montrer (13) que dans trois cas certains pour ce qui concerne les récentes élections
(Luxembourg, Belgique, Autriche qui figurent bien dans la deuxième partie du tableau), le
corps électoral n'était pas clairement averti des résultats potentiels de son vote pour ce qui est
du choix du gouvernement. On peut y ajouter d'ailleurs, à la lumière d'élections postérieures,

44
les cas du Danemark et des Pays-Bas, ce qui amène à la quasi-totalité du bas du tableau, sous
réserve de la Suède et de la Finlande, où existe une forte bipolarisation entre deux coalitions
assez nettement circonscrites.

Cela conduit à ajouter, au risque d'affaiblir la démonstration, que le système électoral


n'explique pas tout et qu'il peut se combiner avec d'autres éléments, notamment la polarisation
du système politique, phénomène qui tend à se généraliser dans les conditions
contemporaines du combat politique. Mais c'est à nouveau là une autre question que l'on
n'abordera pas davantage.

Communauté des principes, variété des méthodes, diversité des effets, tels sont les traits
que l'on a pu constater à l'occasion de ce rapide examen. On aura pu remarquer que les textes
constitutionnels sont volontiers diserts sur le premier point mais moins sur le second en
renvoyant à la loi beaucoup des modalités d'application.

Toutes ces règles cherchent, de manière différente, à assurer l'effectivité et la sincérité d'un
scrutin qui va déterminer non seulement qui seront les représentants mais, par voie de
conséquence, qui seront les gouvernants. Reste cependant à vérifier que la pratique électorale
aura respecté les règles posées et ce rôle échoit parfois aux Cours constitutionnelles, que ce soit
en première ou en dernière instance (14). Cet aspect, parmi d'autres, de la judiciarisation de la
vie politique est présenté dans plusieurs contributions rassemblées dans ces Cahiers.

(1) Ce qui est plus fréquent qu'on ne le croit généralement en France : sur les huit Républiques de
l'Union cinq élisent leur président au suffrage universel direct (Autriche, Finlande, France, Irlande,
Portugal) et trois seulement par une assemblée parlementaire ou de type parlementaire (Allemagne,
Grèce, Italie).
(2) Pierre Garrone, " Le patrimoine électoral européen, une décennie d'expérience de la Commission
de Venise dans le domaine électoral ", RD publ. 2001, n° 5, pp. 1417-1454.
(3) Établi à partir du précieux recueil de Constance Grewe et Henri Oberdoff, Les Constitutions des
États de l'Union européenne, La Documentation française, 2e éd., 1999, 511 p. Et pour la Finlande d'après
le texte de la nouvelle Constitution entrée en vigueur le 1er mars 2000.
(4) V. Christian Bidégaray, " Vote obligatoire " pp. 700-701, in Pascal Perrineau et Dominique Reynié,
éd., Dictionnaire du vote, PUF, 2001, 997 p.
(5) Mais que l'on trouvera largement traité in Philippe Lauvaux, La dissolution des Assemblées
parlementaires, Economica, 1983, 519 p
(6) Mais qui s'est beaucoup développé ces dernières années, ainsi, par exemple au Japon, en Russie,
en Andorre, etc.
(7) Loi déclarée non contraire à la Constitution, sous quelques réserves d'interprétation, par le
Conseil constitutionnel dans sa décision des 1 et 2 juillet 1986.
er

(8) Que l'on pourra trouver, pour l'essentiel, dans l'ouvrage d'Antoine Pantélis et Stéphanos
Koutsoubinas, Les régimes électoraux des pays de l'Union européenne, Londres, Esperia publications, 1998,
555 p.
(9) Sur ces méthodes (pp. 81-83) et d'une manière générale sur les aspects techniques des scrutins, v.
le précieux livre de Pierre Martin, Les systèmes électoraux et les modes de scrutin, Montchrestien, " Points-
politique ", 2e éd., 1997, 160 p.
(10) Décision du 10 avril 1997, in Entscheidungen des BVG ; 95 Band, vol. 1-3, pp. 335-407.
(11) V. Douglas W. Rae, The political consequences of electoral laws, New Haven and London, Yale
University Press, 1967, 173 p.
(12) Et des procédés qui permettent de parvenir à une répartition équitable, sur lesquels on pourra
consulter l'article très stimulant de Michel Balinski, " Répartitions des sièges ", pp. 52-57, in Pour la
science, avr. 2002.
(13) V. notre article : " L'élection du Premier ministre et la théorie du régime parlementaire ", pp. 517-
531, in " La République ", Mélanges Pierre Avril, Montchrestien, 2001, 632 p.
(14) Pour un aperçu d'ensemble des divers modes de règlement des litiges électoraux ; v. Francis
Delpérée, Le contentieux électoral, PUF, " Que sais-je ? " n° 3334, 1998, 128 p.

45
DOCUMENT 2 : G. BURDEAU, Traité de science politique, Paris, LGDJ, 1952, t. 4, n° 165.

À l’inverse de ce qui se passe avec la RP, le scrutin majoritaire favorise les larges
mouvements d’opinion et assoit ce qui deviendra volonté dirigeante dans les assemblées et les
conseils gouvernementaux sur une assise électorale large et non équivoque. Mais ne doit-on
pas redouter alors que la technique majoritaire n’enfle exagérément les oppositions de
tendances qui existent dans le corps électoral et n’aggrave le risque d’écrasement des minorités
par le caractère artificiel de la majorité qui écrase ? L’objection, qui est classique, doit être
examinée en distinguant l’hypothèse du scrutin à tour unique et celle où le scrutin de ballotage
est possible.

Il semble de prime abord que l’élection à la pluralité des voix à un seul tour, provoquant en
fait le two party system, cristallise une division tranchée de l’opinion, division qui serait
beaucoup moins nette si les électeurs avaient le choix dans une gamme de partis. Mais, en
réalité, la rigueur externe de l’opposition des deux partis ne reflète pas nécessairement une
cassure aussi brutale dans l’opinion. En effet la victoire allant au parti qui, dans chaque
circonscription, atteint d’emblée le maximum de vois, chaque parti va s’efforcer, tout en
conservant ses militants fidèles, de rallier les hésitants. Si bien que c’est en considération de
cette masse flottante d’électeurs que chaque parti va infléchir son programme. Bien loin d’en
accuser les originalités, il en adoucira les arêtes, de telle sorte qu’en fin de compte l’opposition
des doctrines se fera plus réservée, et l’opinion moyenne qu’on eût pu croire condamnée à ne
pas trouver de moyen d’expression sera représentée effectivement en dépit du système
majoritaire à un tour.

Elle ne le sera toutefois que dans ses aspirations les plus générales. Et c’est ici que le second
tour est susceptible d’apporter quelques corrections heureuses au simplisme du tour unique.
Théoriquement, en effet, le scrutin majoritaire à plusieurs tours est favorable à la multiplicité
des partis. Par conséquent, lors du premier vote les électeurs se trouveront dans une situation
analogue à celle que leur offre la RP : un éventail largement ouvert se propose à leur choix.
Les nuances peuvent s’exprimer, les programmes peuvent corser leur originalité. Mais, au
moment du ballottage, les alliances s’imposent et l’on peut rationnellement supposer qu’elles
s’établiront par rapport à quelques lignes de force essentielles qui contiendront l’électeur à
faire connaître cette volonté nationale que la RP seule est incapable de dégager. Bref, avec le
scrutin majoritaire à deux tours, le premier permettrait l’extériorisation de la richesse des
opinions, tandis que le second leur fournirait l’occasion de se regrouper en une volonté
nationale plus cohérente. La réalité cependant ne répond pas toujours à ce tableau séduisant
et, si elle s’en écarte, c’est, me semble-t-il, parce que les positions adoptées par les partis au
premier tour sont établies en fonction du second. Il en résulte ces tractations et ces
marchandages qu’incriminent les adversaires du scrutin de ballottage et qui, de fait, effectuées
loin du regard des électeurs, risquent de compromettre le sens qu’ils ont entendu donner à
leur vote.

46
DOCUMENT 3 : G. BURDEAU, Traité de science politique, Paris, LGDJ, 1952, t. 4, n° 164.

Que la RP soit incompatible avec le fondement original du régime représentatif tel que la
pensée révolutionnaire l’a introduit dans le droit public classique, cela a été démontré avec
une telle pertinence qu’il est superflu d’y revenir. Mais il y a lieu d’aller plus loin et de
rechercher si, abstraction faite de toute théorie préconçue sur la représentation, la RP est apte
à dégager une véritable volonté nationale.

Assurément on ne saurait douter de son efficacité à mettre en relief la diversité des


exigences de groupes ou le particularisme des revendications d’intérêts. Seulement le caractère
de la volonté nationale n’est-il pas d’être une volonté unifiée ? Non pas, certes, une volonté
monocorde, sans nuance et sans densité, mais une volonté en laquelle la richesse des
aspirations particulières se fond en une tendance dominante ; une volonté où une multitude
de vouloirs à objectifs limités s’agencent et se hiérarchisent de telle sorte que, dans la ligne
d’ensemble, nul ne soit ni totalement exclu, ni absolument prépondérant. Synthèse ou
combinaison, résultante ou effet d’un phénomène de compensation, d’alliance ou d’équilibre,
peu importe, il ne saurait y avoir de volonté nationale que transcendant aux opinions
particulières. Et c’est bien pourquoi les hommes de la Révolution imaginèrent leur conception
et la représentation qui n’extériorise la volonté nationale qu’après qu’elle a subi l’affrontement
des idées au sein de l’assemblée. Qu’on objecte pas à cette conception d’une volonté unifiée
son irréalisme, car enfin, quelles que soient les divisions de l’opinion, c’est tout de même une
volonté unie qui donne son impulsion à l’activité gouvernementale. Par conséquent il arrive
toujours un moment où l’idée d’une volonté nationale unifiée cesse d’être la généreuse et
gratuite rêverie qu’on lui reproche d’être, pour devenir une nécessité. Bref, si la volonté
nationale n’est pas unifiée naturellement au moment où l’élection la dégage, elle devra l’être
artificiellement au moment où l’élection la dégage, elle devra l’être artificiellement au moment
où il s’agira de gouverner. Et c’est ici précisément que la RP, par un paradoxe qu’explique son
mécanisme, s’avère impuissante, du fait de son exactitude même, à donner forme à la volonté
nationale. Offrant à l’électeur la possibilité de trouver un programme et un parti traduisant
aussi exactement que possible les nuances de sa pensée politique, elle le dispense d’opérer lui-
même la distinction de l’essentiel et de l’accessoire, de s’interroger sur ce qui le rapproche ou
l’écarte fondamentalement des partis voisins, bref de réaliser en lui-même cette synthèse
d’aspirations sans laquelle il ne saurait y avoir de volonté nationale.

Or, c’est un fait révélé par l’expérience la plus courante et confirmé par les études de
sociologie politique qu’il existe un clivage essentiel qui, dans chaque pays, répartit les opinions
en un très petit nombre de lignes de force. Clivage qui est le fait plus encore des tempéraments
que d’une pensée politique parfaitement consciente et qu’illustre l’opposition entre le
réactionnaire et le progressiste, entre le conservateur et le radical, ou en France, entre la droite
et la gauche, entre l’ordre et le mouvement. C’est cette donnée fondamentale que la RP tend à
minimiser en grossissant arbitrairement les divergences de détails. Elle n’invite pas, d’une
façon suffisamment pressante, l’électeur à se situer, à se définir ; elle individualise à l’excès des
volontés qu’il faudra, tôt ou tard, regrouper. Or, ce regroupement c’est, à l’intérieur des
organes étatiques, aux formations parlementaires ou aux comités directeurs des partis qu’il
appartiendra de l’effectuer pour mettre sur pied une majorité gouvernementale. Si bien que,
pour avoir prétendu donner une expression exacte de la volonté nationale, la RP conduit en
définitive à laisser largement celle-ci à la discrétion des oligarchies politiques.

47
DOCUMENT 4 : Les changements de modes de scrutin en France de 1791 à aujourd’hui
(http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/citoyen/participation/voter/droit-
vote/etapes-conquete-du-droit-vote.html)

1791 : suffrage censitaire et indirect

La Constitution du 3 septembre 1791 met en place une monarchie constitutionnelle. Dans


ce régime, la souveraineté appartient à la Nation mais le droit de vote est restreint. Le suffrage
est dit censitaire. Seuls les hommes de plus de 25 ans payant un impôt direct (un cens) égal à
la valeur de trois journées de travail ont le droit de voter. Ils sont appelés « citoyens actifs ».
Les autres, les « citoyens passifs », ne peuvent pas participer aux élections. Le suffrage est
aussi indirect car les citoyens actifs élisent des électeurs du second degré, disposant de revenus
plus élevés, qui à leur tour élisent les députés à l’Assemblée nationale législative.

Après une brève application du suffrage universel masculin pour élire la Convention en
1792, le suffrage censitaire et indirect est rétabli par le Directoire (Constitution du 5 fructidor
an III) en 1795. Il existe toujours des électeurs de premier et de second degré. Pour être électeur
du premier degré, il faut payer des impôts ou avoir participé à une campagne militaire. Les
électeurs du second degré doivent être titulaires de revenus élevés, évalués entre 100 et
200 journées de travail selon les cas. Par ailleurs, pour être élu, il faut être âgé de 30 ans
minimum pour siéger au Conseil des Cinq-Cents et de 40 ans pour le Conseil des Anciens.

1799 : suffrage universel masculin mais limité

La Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) établit le régime du


Consulat. Elle institue le suffrage universel masculin et donne le droit de vote à tous les
hommes de plus de 21 ans ayant demeuré pendant un an sur le territoire.

Mais ce droit est limité par le système dit des listes de confiance. Il s’agit d’un scrutin à trois
degrés : les électeurs désignent au suffrage universel un dixième d’entre eux pour figurer sur
les listes de confiance communales, ces derniers choisissent ensuite un dixième d’entre eux
pour l’établissement des listes départementales, qui eux-mêmes élisent un dixième d’entre eux
pour former une liste nationale. Le Sénat conservateur (dont les membres sont nommés à vie)
choisit ensuite sur cette liste nationale notamment les membres des assemblées législatives
(Tribunat et Corps législatif). Le peuple ne désigne donc pas encore directement ses
représentants.

Quant à l’exécutif, les trois consuls – terme inspiré de la Rome antique et censé rassurer –
sont nommément désignés dans la Constitution. Au terme des modifications (sénatus-
consultes et plébiscites) de l’an X (1802, Bonaparte Premier consul à vie) et de l’an XII (1804),
le Consulat fait place au Premier Empire.

1815 : suffrage censitaire

La défaite de Napoléon Ier à Waterloo (18 juin 1815) entraîne la chute définitive de l’Empire
et permet le rétablissement d’une monarchie constitutionnelle, avec le retour de la dynastie
des Bourbons : c’est la Restauration. Le suffrage universel masculin est aboli et le suffrage
censitaire rétabli. Seuls les hommes de trente ans payant une contribution directe de 300 francs
ont le droit de vote. Pour être élu, il faut avoir 40 ans et payer au moins 1 000 francs de
contributions directes.

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La loi électorale du 29 juin 1820 du double vote permet aux électeurs les plus imposés de
voter deux fois. Ces mesures cherchent à avantager les grands propriétaires fonciers, c’est-à-
dire l’aristocratie conservatrice et légitimiste.

Après la révolution des Trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet 1830), la Restauration fait place à
la Monarchie de Juillet (Louis-Philippe Ier). Le droit de vote est élargi. Si le suffrage est
toujours censitaire, le cens nécessaire pour être électeur passe de 300 à 200 francs (ou 100 francs
pour des cas particuliers) et de 1 000 à 500 francs pour être élu (loi du 19 avril 1831). De même,
l’âge minimum pour voter est abaissé de 30 à 25 ans et celui pour être élu de 40 à 30 ans. Enfin,
la loi du double vote est supprimée.

1848 : suffrage universel masculin et vote secret

Le mouvement révolutionnaire qui éclate en février 1848 met fin à la Monarchie de Juillet
et institue la République. Le suffrage universel masculin est alors adopté par le décret du
5 mars 1848 : il ne sera plus remis en cause. Sont électeurs tous les Français âgés de 21 ans et
jouissant de leurs droits civils et politiques. Le droit d’être élu est accordé à tout électeur de
plus de 25 ans. Le vote devient secret.

Cependant Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la République en 1848 se maintient


au pouvoir par le biais d’un coup d’État, le 2 décembre 1851, puis fait approuver un an plus
tard (plébiscite du 2 décembre 1852) le rétablissement de l’Empire. C’est deux jours après la
défaite militaire du Second Empire, à Sedan, que la IIIe République sera proclamée le 4
septembre 1870. La décennie 1870 verra la mise en place des institutions du régime républicain,
qui, contrairement à la brève expérience de 1848, s’enracine progressivement.

Ainsi, hormis la parenthèse du régime de Vichy (le 10 juillet 1940, le Maréchal Pétain se voit
remettre les pleins pouvoirs constituants par une Assemblée élue au suffrage universel), la
forme républicaine du gouvernement et l’exercice du droit de suffrage ne seront plus remis en
cause et iront désormais de pair. Une seule exception, durable : par la loi du 27 juillet 1872, le
droit de vote est refusé aux militaires (d’où l’image de l’armée, « Grande muette »).

1944 : droit de vote des femmes et suffrage universel

Pendant longtemps le droit de vote avait été refusé aux femmes en raison d’arguments
misogynes : les femmes seraient faites pour être des mères et de bonnes épouses, ce qui ne
serait pas compatible avec l’exercice du droit de vote ou d’un mandat politique. Par ailleurs,
certains redoutaient l’influence de l’Église sur le vote féminin. Après la Première Guerre
mondiale, puis l’apparition des suffragettes (militantes du droit de vote féminin), le débat
évolue progressivement, mais l’opposition du Sénat fait échec à toute évolution dans l’entre-
deux-guerres.

L’ordonnance du 21 avril 1944 du Gouvernement provisoire de la République française,


signée par Charles de Gaulle, donne aux femmes le droit de vote, rendant ainsi le droit de
suffrage réellement universel, par son article 17 qui dispose simplement : « Les femmes sont
électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ». Dans les faits, les
Françaises votent pour la première fois aux élections municipales d’avril-mai 1945. […]

1974 : droit de vote à 18 ans

Le président de la République Valéry Giscard-d’Estaing abaisse, par la loi du 5 juillet 1974,


l’âge d’obtention du droit de vote à 18 ans au lieu de 21.

49
1992 : naissance de la citoyenneté de l’Union européenne

Le traité de Maastricht institue une citoyenneté européenne. Tous les citoyens étrangers
ayant la nationalité d’un des pays membres de l’UE peuvent, lors des élections municipales et
européennes, voter et se présenter dans l’État membre où ils résident. Cependant, la
Constitution (art. 88-3) précise qu’ils ne peuvent devenir ni maires, ni adjoints.

DOCUMENT 5 : S. AROMATARIO, « L’absence traditionnelle du mode de scrutin dans la


Constitution française : cause de l’instabilité chronique des modes de scrutin
législatifs », in : RFDC, 2007/3, n. 71, p. 601-622 (extrait).

LA CONSTITUTIONNALISATION DU MODE DE SCRUTIN COMME PANACÉE À L’INSTABILITÉ

Si le débat hexagonal sur la réforme des d’experts du 12 juin 1958 d’inclure la loi
institutions semble participer d’une électorale parmi les lois organiques [62]. Michel
controverse doctrinale récurrente, celui relatif à Debré, dirigeant ce comité d’experts chargés
l’inscription du mode de scrutin dans la d’inspirer les principaux avant-projets de la
Constitution est inexistant. Que ce soit la Constitution, avait toujours défendu l’idée que
doctrine, ou les hommes politiques eux-mêmes, le scrutin majoritaire était au cœur du régime
tous ne semblent pas s’émouvoir de cette parlementaire [63], et il voulait l’inscrire dans la
carence constitutionnelle. Il ne faut pas Constitution [64]. Sachant la chose difficile, il ne
remonter très loin pour trouver un professeur proposait pas de choix entre scrutin à un tour
de droit ou un homme politique plaider pour ou à deux tours, entre scrutin uninominal ou de
cette idée. Seuls René Capitant et Michel Debré liste. Seul aurait été inscrit la prohibition
réclament après la guerre un mode de scrutin définitive de la proportionnelle et l’affirmation
inscrit dans la Constitution [57]. du « caractère obligatoirement majoritaire du
mode de scrutin » [65]. Mais devant les
Auparavant la IIIe République a connu membres du Comité consultatif constitutionnel,
différents débats sur le choix entre scrutin cette proposition n’est pas prise en compte,
majoritaire ou proportionnel, principalement principalement en raison des arrières pensées
durant les années 1930 et notamment par la politiciennes de la plupart de ses membres,
commission Marchandeau appelée à établir un soucieux de respecter la tradition française qui
projet de réforme constitutionnelle [58], mais veut que la loi électorale soit fonction des
rien à propos de cette question alors qu’un circonstances. Le général de Gaulle quant à lui
certain nombre de pays européens avait opté se rend facilement à l’argument avancé par ses
après la Première Guerre mondiale pour prédécesseurs selon lequel une telle
l’inscription constitutionnelle du scrutin [59]. modification ne serait pas conforme à la
Les débats mettent toujours en avant la tradition républicaine. Résultat, alors que
tradition républicaine qui veut que la Chambre l’article 25 de la Constitution renvoie à une loi
soit libre d’adopter sa loi électorale [60], en organique la détermination du nombre de
dehors de tout principe inscrit dans la sièges, il ne dit rien sur le régime électoral que
Constitution. Il en fut de même lors de la IVe l’article 34 attribue à la loi ordinaire, élément
République. Même si la majorité des pourtant bien plus important que le précédent.
constituants adoptèrent la représentation
proportionnelle, ce fut au sein d’une loi Plus près de nous le rapport du comité Vedel
électorale. Un consensus de l’ensemble de la « recommande que soit insérée une disposition
classe politique s’est établi pour « refuser de tendant à faire adopter à la majorité les deux
constitutionnaliser » [61] tout mode de scrutin. tiers des suffrages exprimés à l’Assemblée
L’idée n’est pas non plus envisagée par les nationale les éléments fondamentaux du mode
travaux préparatoires de la Constitution. Tout de scrutin comportant la définition du scrutin
au plus est-il question dans la séance du groupe lui-même » [66]. Autrement dit, la modification

50
de la loi électorale doit être rendue plus difficile. de ces scrutins, seuls le scrutin législatif et le
Un aspect qui serait automatique si le mode de scrutin départemental n’ont pas de
scrutin était inscrit dans la Constitution. Ne représentation proportionnelle en leur sein. Or,
faudrait-il alors pas compléter ce qui aurait dû il est difficile voire impossible de laisser
être fait depuis l’origine ? La coexister deux modes de scrutins d’essence
constitutionnalisation du mode de scrutin opposée. Ce postulat fait qu’une assemblée en
majoritaire s’inscrit en outre dans la logique de partie élue à la proportionnelle à côté d’une
la rationalisation du parlementarisme français assemblée désignée selon une règle majoritaire
tel qu’il a été voulu par la Cinquième n’est pas compatible avec la réalité politique.
République. Le mode de scrutin actuel,
majoritaire à deux tours, ne devrait-il pas être Mais, une fois encore les responsables
constitutionnalisé ? politiques ne sont pas favorables à une
inscription constitutionnelle. Qu’il s’agisse
En effet, loin d’être frappés d’illégitimité, les d’une révision de la Constitution ou d’une
députés français dans ce système « sont parmi nouvelle Constitution pour une VIe
les seuls au monde à être élus en ayant réuni sur République, aucun parti n’appelle à inscrire le
leur nom la majorité absolue des suffrages mode de scrutin dans le texte constitutionnel.
exprimés. Cette brutale efficacité a fait franchir Une absence qui est pour le moins regrettable.
à la France l’étape de la démocratie moderne. Constitutionnaliser le mode de scrutin rendra
Tandis que dans d’autres modes de scrutin les les changements plus difficiles, car nécessitant à
électeurs ont un choix beaucoup plus ouvert chaque fois une procédure de révision
mais, finalement, une influence beaucoup plus constitutionnelle plus délicate qu’un simple
réduite puisque leur choix ne se traduira pas changement de loi électorale [71]. Il pourrait
immédiatement en termes d’attribution du même être envisagé de le sacraliser en
pouvoir gouvernemental (laquelle résultera interdisant sa révision constitutionnelle comme
d’accords passés entre les partis après les c’est par exemple le cas pour la Constitution
élections), le système actuel réduit certes le grecque [72]. On peut d’ailleurs constater que si
choix au second tour mais le rend parfaitement dans les pays de l’Union européenne seulement
effectif puisque ce sont les Français qui décident une dizaine d’États ont inscrit le mode de
ainsi eux-mêmes et clairement qui gouvernera scrutin dans leur Constitution, cela s’est fait
» [67]. pour la plupart depuis près d’un siècle. Dans ce
cas c’est le plus souvent la représentation
Néanmoins, de nombreux partis politiques
proportionnelle qui a été
appellent à plus de représentativité. Et d’ores et
constitutionnalisée [73]. Et si elle apparaît
déjà tout semble montrer que l’on se dirige non
aujourd’hui comme étant le droit commun
pas vers un choix entre scrutin proportionnel et
européen en la matière, c’est justement son
scrutin majoritaire, mais vers leur association
inscription constitutionnelle [74] et sa
au sein d’un scrutin mixte tel qu’il existe déjà
procédure de modification plus rigide qui a
pour les élections municipales et régionales. Le
conduit à ce résultat. Seuls les modes de calcul
parti socialiste appelle à « l’introduction d’une
sont bien souvent exclus des inscriptions
dose de proportionnelle dans les élections
constitutionnelles [75].
législatives » [68]. Il en va de même pour les
Centristes [69], d’une partie de l’UMP qui La fixation du mode de scrutin, et donc de la
n’écarte pas la possibilité [70], mais aussi du principale règle du jeu électorale, relève d’une
parti communiste et du mouvement écologiste exigence citoyenne. La population ne devrait
qui réclament la réforme depuis déjà pas subir les aléas de la conjoncture politique
longtemps. Il faut en effet prendre en compte par des changements de régimes électoraux qui
les composantes de l’opinion publique tout en sont pour le moins anti-démocratiques. En
gardant le système majoritaire. Cette double outre si le nombre de modifications de scrutins
exigence inconciliable avec un même mode de locaux a été des plus réduits, depuis la seconde
scrutin est possible avec un scrutin mixte. phase de décentralisation entamée par la
D’ailleurs ce système s’impose désormais tant réforme constitutionnelle de mars 2003 où les
pour les élections municipales que pour les compétences des collectivités territoriales
élections régionales, les élections sénatoriales deviennent plus importantes, et où la moindre
en disposent également depuis peu. Aux vues élection est tournée par la population en

51
question nationale, les modifications pourraient d’une part les démocraties qui ont un mode de
être plus nombreuses. Les enjeux sont scrutin changeant, et d’autre part, les
désormais aussi importants que des élections démocraties fondées avant tout sur un mode de
parlementaires. scrutin stable et respecté. Dans le premier cas le
scrutin peut toujours être au service du pouvoir
En définitive, à côté des formes diverses de en place, c’est-à-dire au service de ses ambitions
régime politique au sein des démocraties et de ses luttes, dans le second, le scrutin
libérales rangées selon la division des pouvoirs organise durablement le régime. Ne serait-ce
: régime parlementaire, régime présidentiel, pas en effet cette absence de mode de scrutin
régime d’assemblée, ne faudrait-il pas ajouter fixe qui aurait contribué à favoriser la
une division peut-être encore plus pertinente : multiplication de nos Constitutions ?

[57] Cf. René Capitant, « Nation et démocratie », Esprit, 1955, p. 311-315 ; et Michel Debré, « Scrutin,
partis, institutions », Les cahiers politiques, n° 22, juillet 1946, p. 8-25.
[58] Cf. Jean Gicquel et Lucien Sfez, Le problème de la réforme de l’État en 1934, PUF, 1965, p. 67 et s.
[59] Il s’agissait en l’occurrence de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Pologne et de la Tchécoslovaquie.
Tous avaient opté pour l’inscription constitutionnelle de la représentation proportionnelle. Cf. Boris
Mirkine-Guetzévitch, Les constitutions de l’Europe nouvelle, Librairie Delagrave, 1929, p. 21 et s.
[60] Prétendue tradition si l’on songe à Gambetta en 1881, Poincaré en 1912 et Briand en 1913. Cf.
Jean Gicquel et Lucien Sfez, op. cit., p. 69.
[61] Jeannette Bougrab, Aux origines de la Constitution de la IVe République, Dalloz, 2002, p. 361.
[62] Jean-Louis Debré, La Constitution de la Ve République, PUF, 1975, p. 42.
[63] Pour constitutionnaliser un régime parlementaire trois pièces sont nécessaires : « la dissolution,
un chef d’État non issu du Parlement et l’instauration d’un mode de scrutin majoritaire » (Rapport de
Michel Debré pour la commission du suffrage universel, JOCR, 3 mars 1949, Doc. Parlementaire n°202.).
[64] Déjà durant la guerre, il avait proposé sans succès que le scrutin majoritaire soit inscrit dans le
projet du Comité général d’études. Ses projets préparatoires de juillet et août 1943 énonce en son article
15 que « l’élection se fait au scrutin de liste par département. Il n’y a lieu qu’à un tour de scrutin. Sont
élus les candidats qui ont réuni le plus grand nombre de suffrages », FNSP CHEVS 1 DE 14 « Projets
constitutionnels ». Pour plus de détails sur ce point, voir notre thèse, La pensée politique et constitutionnelle
de Michel Debré, LGDJ, 2006, p. 88-89.
[65] Cf. Michel Debré, Mémoires, Albin Michel, 1989, tome 2, p. 393.
[66] « Rapport Vedel », Journal officiel du 16 févier 1993, p. 2547.
[67] Guy Carcassonne, La Constitution, op. cit., p. 139.
[68] Cf. « Le projet socialiste pour la France » (http://projet.parti-socialiste.fr/).
[69] Appel des parlementaires UDF, « La VIe République sera la véritable démocratie en France »,
30 mai 2006.
[70] « Il faudra à l’avenir envisager une dose de proportionnelle dans les élections législatives »,
Nicolas Sarkozy, Paris, 8e salle Gaveau, 12 janvier 2006 ; et Témoignages, XO éditions, 2006.
[71] Selon l’article 89 de la Constitution de 1958 le changement de mode de scrutin devra ou recueillir
l’assentiment du peuple par référendum (majorité simple) ou celui du Congrès (qui nécessite les 3/5e
des suffrages exprimés).
[72] L’article 288 de la Constitution grecque impose des limites matérielles de la révision parmi
lesquelles en son point h l’impossible révision de la proportionnelle. Cf. Jean-Claude Colliard, « Les
systèmes électoraux dans les Constitutions des pays de l’Union européenne », Les cahiers du Conseil
constitutionnel, n° 13, 2002, p. 70.
[73] « L’Autriche (art. 26), la Belgique (art. 62), le Danemark (art. 31), l’Espagne (art.68), la Finlande
(art. 25), l’Irlande (art. 16), le Luxembourg (art. 51), les Pays-Bas (art. 53), la Suède (ch. III-8) et enfin le
Portugal (art. 116 et 155) », ibid.
[74] La plupart des États européens à l’exception du Royaume-Uni, de la France et de l’Italie avec
quelques variations ont adopté la représentation proportionnelle. Cf. Jacques Cadart, Les modes de scrutin
des dix-huit pays libres de l’Europe occidentale. Leurs résultats et leurs effets comparés, PUF, 1983, p. 20 et s.
[75] « Sauf au Luxembourg l’article 51.5 énonce le principe du plus petit quotient électoral, en Suède
où le chapitre III-8-3 énonce la méthode des nombres impairs avec ajustement à 1,4 et surtout, au
Portugal où l’article 155 prévoit expressément “la méthode de la plus forte moyenne de Hondt” avant
de proscrire l’instauration d’un seuil minimal » (Ibid., p. 71.).

52
CINQUIÈME SÉANCE

LA S É P A R A T I O N
DE S P OU V O I R S

TEXTES À ÉTUDIER

DOCUMENT 1 : C-L. DE MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, liv. 11, ch. 6 (extraits).

DOCUMENT 2 : M. TROPER, « La séparation des pouvoirs », Dictionnaire électronique Montesquieu,


(http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376427308/fr).

DOCUMENT 3 : C-M. PIMENTEL, « Le sanctuaire vide : la séparation des pouvoirs comme


superstitution juridique ? », Pouvoirs, 2002/3, n° 102, p. 119-131.

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

E. CARCASSONNE, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, Paris,


1927 (reprint Genève, Slatkine, 1970).

M. LAHMER, « Le Moment 1789 et la séparation des pouvoirs », Jus Politicum, n° 12


(http:/juspoliticum.com/article/le-moment-1789-et-la-separation-des-pouvoirs-887.html).

M. TROPER, « Actualité de la séparation des pouvoirs », in : Id., Pour une théorie juridique de
l’État, Paris, PUF, 1994, p. 223-236.

M. TROPER, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française, Paris, LGDJ, 1973,
251 p.

53
DOCUMENT 1 : C-L. DE MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, liv. 11, ch. 1-6 (extraits).

– LIVRE XI –
DES LOIX QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE,
DANS SON RAPPORT AVEC LA CONSTITUTION

CHAPITRE I . IDÉE GÉNÉRALE


ER

Je distingue les loix qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution,
d’avec celles qui la forment dans son rapport avec le citoyen. Les premieres seront le sujet de
ce livre-ci ; je traiterai des secondes dans le livre suivant.

CHAPITRE II. DIVERSES SIGNIFICATIONS DONNÉES AU MOT DE LIBERTÉ

Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, & qui ait frappé les esprits
de tant de manieres, que celui de liberté. Les uns l’ont pris pour la facilité de déposer celui à
qui ils avoient donné un pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d’élire celui à qui ils
devoient obéir ; d’autres, pour le droit d’être armés, & de pouvoir exercer la violence ; ceux-ci,
pour le privilege de n’être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres
loix ( ). Certain peuple a long-temps pris la liberté, pour l’usage de porter une longue barbe
[305]

( ). Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, & en ont exclu les autres. Ceux
[306]

qui avoient goûté du gouvernement républicain, l’ont mise dans ce gouvernement ; ceux qui
avoient joui du gouvernement monarchique, l’ont placée dans la monarchie ( ). Enfin chacun
[307]

a appellé liberté le gouvernement qui étoit conforme à ses coutumes ou à ses inclinations. Et
comme, dans une république, on n’a pas toujours devant les yeux, & d’une maniere si présente,
les instrumens des maux dont on se plaint, & que même les loix paroissent y parler plus, & les
exécuteurs de la loi y parler moins ; on la place ordinairement dans les républiques, & on l’a
exclue des monarchies. Enfin, comme, dans les démocraties, le peuple paroît à peu près faire
ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernemens ; & on a confondu le pouvoir
du peuple, avec la liberté du peuple.

CHAPITRE III. CE QUE C’EST QUE LA LIBERTÉ

Il est vrai que, dans les démocraties, le peuple paroît faire ce qu’il veut : mais la liberté
politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un état, c’est-à-dire, dans une société
ou il y a des loix, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, & à
n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit, pas vouloir. Il faut se mettre dans l’esprit ce
que c’est que l’indépendance, & ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout
ce que les loix permettent : &, si un citoyen pouvoit faire ce qu’elles défendent, ils n’auroient
plus de liberté, parce que les autres auroient, tout de même ce pouvoir.

54
CHAPITRE IV. CONTINUATION DU MÊME SUJET

La démocratie & l’aristocratie ne sont point des états libres par leur nature. La liberté
politique ne se trouve que dans les gouvernemens modérés. Mais elle n’est pas toujours dans
les états modérés. Elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir : mais c’est une expérience
éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve
des limites. Qui le diroit ! la vertu même a besoin de limites.

Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le
pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de
faire les choses auxquelles la loi ne l’oblige pas, & à ne point faire celles que la loi lui permet.

CHAPITRE V. DE L’OBJET DES ÉTATS DIVERS

Quoique tous les états aient, en général, un même objet, qui est de se maintenir, chaque état
en a pourtant un qui lui est particulier. L’agrandissement étoit l’objet de Rome ; la guerre, celui
de Lacédémone ; la religion, celui des loix Judaïques ; le commerce, celui de Marseille ; la
tranquillité publique, celui des loix de la Chine ( ) ; la navigation, celui des loix des Rhodiens ;
[308]

la liberté naturelle, l’objet de la police des sauvages ; en général, les délices du prince, celui des
états despotiques ; sa gloire & celle de l’état, celui des monarchies : l’indépendance de chaque
particulier est l’objet des loix de Pologne ; & ce qui en résulte, l’oppression de tous ( ).
[309]

Il y a aussi une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté
politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle la fonde. S’ils sont bons, la
liberté y paroîtra comme dans un miroir.

Pour découvrir la liberté politique dans la constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on
peut la voir où elle est, si on l’a trouvée, pourquoi la chercher ?

CHAPITRE VI. DE LA CONSTITUTION D’ANGLETERRE

Il y a, dans chaque état, trois sortes de pouvoirs ; la puissance législative, la puissance


exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, & la puissance exécutrice de celles qui
dépendent du droit civil.

Par la premiere, le prince ou le magistrat fait des loix pour un temps ou pour toujours, &
corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou
reçoit des ambassades, établit, la sûreté, prévient les invasions. Par la troisieme, il punit les
crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette derniere la puissance de
juger ; & l’autre, simplement la puissance exécutrice de l’état.

La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion
que chacun a de sa sûreté : &, pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel,
qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.

Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance


législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut
craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des loix tyranniques, pour les
exécuter tyranniquement.

55
Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance
législative, & de l’exécutrice. Si elle étoit jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie
& la liberté des citoyens seroit arbitraire ; car le juge seroit législateur. Si elle étoit jointe à la
puissance exécutrice, le juge pourroit avoir la force d’un oppresseur.

Tout seroit perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou
du peuple, exerçoient ces trois pouvoirs ; celui de faire des loix, celui d’exécuter les résolutions
publiques, & celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.

DOCUMENT 2 : M. TROPER, « La séparation des pouvoirs », Dictionnaire électronique


Montesquieu, (http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376427308/fr/).

La séparation des pouvoirs, l’un des répartir pour garantir la liberté, tout en
principes fondamentaux du préservant l’efficacité du pouvoir et en évitant
constitutionnalisme moderne et de l’État de les risques de paralysie ? À ces questions
droit est indissociable du nom de Montesquieu. Montesquieu apporte une réponse, dont la
Quand on écrit sur la séparation des pouvoirs, pertinence et la spécificité apparaissent plus
on ne manque jamais de citer le nom du baron clairement lorsqu’on la confronte à d’autres
de la Brède ou le chapitre 6 du livre XI de doctrines qui, sous le nom de séparation des
L’Esprit des lois, « De la constitution pouvoirs, se donnent à tort pour des variations
d’Angleterre », et à l’inverse, quand on évoque sur le thème développé dans le chapitre 6 du
l’œuvre de Montesquieu, c’est la séparation des livre XI de L’Esprit des lois et présentent
pouvoirs qui vient d’abord à l’esprit. À vrai d’ailleurs de très graves défauts.
dire, cette association ne va pas sans difficultés.
Le malentendu ne provient pas, comme on
l’écrit parfois, de ce que Montesquieu n’emploie
LA CONCEPTION CLASSIQUE
pas l’expression « séparation des pouvoirs ». Il
DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS
est vrai qu’il ne l’emploie pas — bien qu’il
écrive que « il n’y a point encore de liberté si la On appellera ici « classique » la conception
puissance de juger n’est pas séparée de la de la séparation des pouvoirs que l’on
puis-sance législative et de l’exécutrice » — rencontre, notamment dans les ouvrages de
mais il pourrait parfaitement être l’inventeur de droit public, depuis le milieu du XIX siècle.
e

la doctrine qu’on a plus tard désignée de cette Selon cette conception, qui comporte d’ailleurs
manière et la nommer autrement ou ne pas la plusieurs variantes, la séparation des pouvoirs
nommer du tout. On ne peut donc découvrir le est une technique d’ingénierie constitutionnelle
lien véritable entre Montesquieu et la — ou, comme on préfère dire, une maxime d’art
séparation des pouvoirs qu’en recherchant politique — visant à garantir la liberté. On
d’abord ce qu’on entend habituellement par impute sa découverte à Montesquieu et on
séparation des pouvoirs, puis en examinant si l’expose généralement à l’aide de citations
c’est bien cette doctrine qui est exposée par tirées de L’Esprit des lois et elle consiste dans la
Montesquieu dans L’Esprit des lois. L’intérêt de « séparation », c’est-à-dire dans un certain
la question ne se borne pas à un point d’histoire mode de distribution ou de répartition des
de la philosophie politique et il ne s’agit pas fonctions de l’État entre plusieurs autorités.
seulement de savoir s’il est bien l’inventeur de
cette théorie ou si le mérite — ou le cas échéant
l’erreur — doit être imputée à un autre.
LES POUVOIRS
La discussion sur la paternité de
Montesquieu touche en réalité des questions de L’État exerce une grande variété de
fond théoriques et pratiques. Quelles sont les fonctions d’ordre socio-politique — faire la
fonctions de l’État ? Comment faut-il les guerre, rendre la justice, maintenir l’ordre et la

56
sécurité, etc… — mais il le fait par le droit, en doit y avoir autant d’autorités ou organes de
produisant des règles générales et des l’État que de fonctions et chaque autorité doit
commandements particuliers, c’est-à-dire en être spécialisée dans l’une des fonctions, c’est-à-
exerçant différentes fonctions juridiques. dire exercer une fonction et l’exercer seule, ne
participer en rien à l’exercice des autres
Dans la langue juridique, autant que dans la fonctions. Quant à l’indépendance elle signifie
langue ordinaire, le mot pouvoir a une multitude que chaque autorité doit être à l’abri de toute
de significations. Il désigne tantôt l’une de ces influence des autres, faute de quoi il n’y aurait
fonctions juridiques, tantôt la puissance pas de spécialisation. L’indépendance provient
nécessaire pour l’exercer, tantôt l’autorité ou avant tout de l’absence de pouvoir de
organe qui en est investie. Le pouvoir législatif révocation d’une autorité sur une autre, mais
est ainsi ou bien la fonction législative ou bien accessoirement une autorité est aussi
le pouvoir confié à une autorité pour lui indépendante si elle ne doit pas sa nomination
permettre de faire les lois ou bien encore cette à une autre, si son budget ne lui vient pas d’une
autorité elle-même, le Parlement par exemple autre ou encore si des poursuites judiciaires ne
dans les démocraties modernes. Dès lors peuvent être exercées contre elle par l’une des
l’expression « séparation des pouvoirs » autres. On voit par-là que l’indépendance totale
désigne aussi bien une simple distribution des n’est pas possible et qu’il y a seulement un
fonctions qu’une séparation des organes et l’on degré plus ou moins élevé d’indépendance.
parle de séparation fonctionnelle ou de Chacune des autorités indépendantes est ainsi
séparation organique. un véritable « pouvoir ».
Lorsqu’on distingue deux fonctions, il s’agit De la mise en œuvre de ces deux règles, on
de la fonction législative, consistant à faire des attend un bénéfice considérable. Chacun des
lois, c’est-à-dire des règles générales et pouvoirs sera en mesure de s’opposer à l’autre
impersonnelles, et la fonction exécutive, par (ou aux autres), s’il s’avisait de vouloir devenir
laquelle les lois sont appliquées à des cas despotique, de sorte que, grâce à cet équilibre,
concrets, soit par des actes matériels (construire la liberté sera préservée. Telle est la thèse
des routes, employer la force pour assurer traditionnellement imputée à Montesquieu.
l’ordre public), soit par des décisions
particulières. À vrai dire, on ne l’invoque pas toujours de
manière parfaitement rigoureuse et il se trouve
Lorsqu’il est question d’une troisième des auteurs pour parler aussi de séparation des
fonction, c’est de la fonction judiciaire ou pouvoirs pour désigner seulement soit la
juridictionnelle qu’il s’agit. Si l’on refuse de la spécialisation d’autorités qui ne sont pas
traiter comme une troisième fonction, c’est indépendantes, soit l’indépendance mutuelle
qu’on estime qu’elle consiste à trancher des d’autorités non spécialisées, soit encore
litiges par l’application de la loi, ce qui en fait n’importe quel équilibre obtenu sans
une simple branche de la fonction exécutive. Si spécialisation ni indépendance. Contre toute
l’on considère au contraire que les litiges ne attente, ils estiment que l’application de l’une
peuvent ou ne doivent pas être tranchés seulement des deux règles qui forment le
exclusivement par l’application des lois, mais principe de la séparation des pouvoirs ne
que les juges disposent en fait ou doivent constitue pas un rejet de ce principe, mais une
disposer d’un large pouvoir d’appréciation, on forme atténuée ou une conception large et
conclut qu’on est bien en présence d’une qu’elle permet en tout état de cause d’obtenir
troisième fonction. l’équilibre recherché. Cette attitude n’a qu’un
intérêt rhétorique, puisqu’elle permet de
prétendre que, sauf le despotisme absolu et la
LA SÉPARATION démocratie directe, la plupart des régimes
satisfont d’une manière ou d’une autre au
Sur ce fondement théorique, le principe principe de la séparation des pouvoirs.
d’ingénierie s’énonce dans la doctrine classique
comme la combinaison de deux règles Mais le principe est aussi employé pour
distinctes, la règle de la spécialisation, la règle réaliser une classification générale des
de l’indépendance. La première est simple. Il constitutions. Les juristes distinguent ainsi les
systèmes de confusion des pouvoirs, les

57
systèmes de séparation absolue des pouvoirs et Chambre des communes — que le régime
enfin ceux qui l’appliquent de façon atténuée et présidentiel, dans lequel les autorités sont
réalisent une séparation des pouvoirs dite indépendantes, puisque le président n’est pas
souple ou encore une collaboration des révocable par le Congrès et ne peut pas le
pouvoirs. Bien qu’il puisse y avoir des dissoudre, mais non spécialisées.
divergences sur le classement, c’est-à-dire sur
l’affectation de telle ou telle constitution à l’une Si Montesquieu apparaît ainsi comme l’un
ou l’autre des catégories, cette classification est des pères du constitutionnalisme moderne,
aujourd’hui largement dominante. c’est parce qu’il aurait été l’un des premiers à
formuler cette idée que le pouvoir devrait être
Les systèmes de confusion des pouvoirs sont organisé de manière à préserver la liberté, que
ceux dans lesquels une seule autorité exerce cette organisation devrait s’exprimer dans une
toutes les fonctions ou contrôle leur exercice. règle qui est la constitution et que celle-ci
On oppose quelquefois la confusion réalisée au devrait instituer des pouvoirs spécialisés et
profit de l’exécutif — on cite les dictatures indépendants. Il aurait ainsi établi entre
militaires — et la confusion réalisée au profit de constitution et séparation des pouvoirs un
pouvoir législatif, aussi appelée « régime rapport essentiel, au point que le respect du
d’assemblée » dont il existe peu d’exemples à principe de la séparation des pouvoirs allait
part la Convention nationale de 1792-1795. Ces devenir la pierre de touche d’une constitution
termes sont évidemment dépourvus de digne de ce nom. C’est du moins ainsi que la
pertinence, puisque, en cas de confusion, il n’y doctrine classique interprète la formule de
a plus ni exécutif, ni législatif. l’article 16 de la Déclaration des droits de
l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Toute société
Les systèmes de séparation absolue ou dans laquelle la garantie des droits n’est pas
rigide des pouvoirs sont ceux dans lesquels les assurée ni la séparation des pouvoirs
autorités sont à la fois spécialisées et déterminée, n’a point de constitution ».
indépendantes et dans lesquels la spécialisation
et l’indépendance sont appliquées de manière Sans doute, comme il arrive pour toutes les
excessivement rigoureuse, sans aucune théories, la paternité de Montesquieu est-elle
exception. Les auteurs français rangent dans parfois discutée et l’on a attribué le mérite
cette catégorie les constitutions françaises de d’avoir découvert la séparation des pouvoirs à
1791 et de l’an III, dont ils disent même parfois d’autres auteurs comme Locke ou Bolingbroke.
qu’elle va jusqu’à réaliser un isolement des Bien entendu, ces discussions sont sans objet s’il
pouvoirs. Ils estiment en général dans les deux s’avère que la séparation des pouvoirs est une
cas, que les constituants ont été influencés par mauvaise doctrine. Or, c’est un fait que, ainsi
Montesquieu, mais guidés par une présentée, elle a suscité de nombreuses
interprétation erronée et dogmatique de critiques.
L’Esprit des lois. Certains auteurs ajoutent à la
catégorie la constitution de 1848 et la
constitution américaine, mais ces classements
LES CRITIQUES
sont rejetés par d’autres. Les auteurs américains
CONTRE CETTE DOCTRINE
en revanche considèrent pour la plupart que la
séparation des pouvoirs organisée par leur Certaines de ces critiques, qu’on rattache
constitution n’est pas rigide. parfois au nom de J.-J. Rousseau, sont fondées
sur la théorie de la souveraineté, une et
Tous les autres régimes appartiendraient
indivisible. L’indivisibilité ne signifie pas qu’il
donc à la catégorie des régimes de séparation
est déconseillé ou interdit de diviser la
souple des pouvoirs ou de collaboration. Il
s’agit en réalité d’une catégorie hétérogène, souveraineté, mais littéralement qu’il est
impossible de le faire et que toute tentative
puisqu’elle regroupe tous les systèmes
représentatifs, aussi bien les régimes aboutirait immanquablement soit à une
destruction, qui serait celle de l’État lui-même,
parlementaires à l’anglaise, qui réalisent une
c’est-à-dire à la paralysie du pouvoir ou à
spécialisation d’autorités mutuellement
dépendantes — la Chambre des communes l’anarchie, soit à sa reconstitution par la réunion
de tous les pouvoirs entre les mains d’un seul.
peut destituer le cabinet, tandis que le Premier
Ministre peut déclencher la dissolution de la D’autres auteurs se placent sur le terrain

58
pratique et assurent que, si les pouvoirs LA CONCEPTION DE MONTESQUIEU
peuvent s’arrêter l’un l’autre, il en résultera des
situations de blocage institutionnel qui ne La démonstration est assez simple : En
pourront être résolues que par des coups d’État premier lieu, Montesquieu est parfaitement
répétés. Ils invoquent l’exemple de conscient de la hiérarchie des fonctions. Sans
constitutions fondées sur la séparation des doute, sa classification des fonctions juridiques
pouvoirs ou tout au moins sur une de l’État — en particulier sa définition de la
interprétation excessivement rigide de ce fonction exécutive — n’est ni précise, ni
principe. Ainsi, à cause de la séparation des cohérente. Il distingue au début du chapitre
pouvoirs, le régime issu de la constitution entre « la puissance législative, la puissance
française de l’an III aurait conduit au 18 exécutrice des choses qui dépendent du droit
brumaire et à la dictature de Bonaparte, la- des gens, et la puissance exécutrice des choses
Seconde République au 2 décembre. qui dépendent du droit civil ». La troisième est
appelée aussi « puissance de juger » et la
Cependant, ces critiques s’effondrent si on seconde « puissance exécutrice de l’État ». On
les confronte à une seconde critique, décisive pourrait donc penser que la puissance
celle-là, dirigée contre Montesquieu par le plus exécutrice porte exclusivement sur les relations
grand juriste français du XX siècle, Raymond
e
internationales. Pourtant, quelques lignes plus
Carré de Malberg : des autorités spécialisées ne loin, il écrit que « si la puissance législative est
pourraient se faire équilibre qu’à la condition réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de
que leurs pouvoirs soient équivalents. Or, les liberté ; parce qu’on peut craindre que le même
fonctions sont au contraire hiérarchisées, car monarque ou le même sénat de fasse des lois
l’exécution des lois est bien évidemment tyranniques pour les exécuter
subordonnée aux lois elles-mêmes. Si les tyranniquement ». C’est donc que la puissance
autorités sont spécialisées, l’autorité exécutive exécutrice ne consiste pas seulement dans
sera étroitement subordonnée à la fonction l’exécution des choses qui dépendent du droit
législative. La hiérarchie des organes suit la des gens, mais aussi dans l’exécution de lois
hiérarchie des fonctions et jamais un pouvoir positives internes. Dans tout le reste du
subordonné ne pourra arrêter un pouvoir chapitre, c’est en ce sens qu’est employée
supérieur. La séparation des pouvoirs ne porte l’expression de « puissance exécutrice » et il
donc pas atteinte à l’unité de la souveraineté, précise même que la puissance législative n’est
car il reste toujours un pouvoir souverain et que « la volonté générale de l’État et l’autre que
c’est le pouvoir législatif. Une constitution l’exécution de cette volonté générale ». Il aurait
fondée sur la séparation des pouvoirs donc été parfaitement contradictoire de vouloir
n’entraîne donc aucun risque de blocage ou de organiser un équilibre entre un organe chargé
coup d’État, et si le pouvoir exécutif a recours à d’énoncer la volonté de l’État et un autre chargé
la force, c’est seulement comme un subordonné de l’exécuter.
qui se rebelle contre un pouvoir supérieur.
Un tel équilibre n’est concevable qu’entre
La critique formulée par Carré de Malberg des autorités non spécialisées et non
est irréfutable, mais faut-il admettre que indépendantes et justement, dans la
Montesquieu s’est gravement trompé et à sa constitution d’Angleterre telle que
suite les auteurs des nombreuses constitutions, Montesquieu la décrit, les autorités ne sont ni
qui se réclament de lui ? C’est le mérite de spécialisées, ni indépendantes.
Charles Eisenmann que d’avoir démontré que
la thèse contenue dans le chapitre 6 du livre XI Elles ne sont pas spécialisées, car le pouvoir
de L’Esprit des lois est profondément différente législatif est confié non pas à une, mais à trois
de la séparation des pouvoirs telle qu’on la autorités distinctes, une assemblée composée
concevait classiquement et qu’elle échappait de représentants du peuple, une assemblée de
donc à la critique. nobles et enfin le roi, qui dispose d’une faculté
d’empêcher, c’est-à-dire d’un droit de veto
absolu. Une loi ne peut être adoptée qu’après
avoir obtenu le consentement de ces trois
autorités et une seule peut s’y opposer. Cette
structure est bien celle de la constitution
anglaise telle que la décrivaient les

59
contemporains et les successeurs de la liberté politique. Le livre XI est d’ailleurs
Montesquieu : le pouvoir législatif y appartient intitulé « De la liberté politique dans son
au Parlement, composé de la Chambre des rapport avec la constitution ». Or, la liberté
communes, de la Chambre des lords et du Roi. politique est bien différente de la liberté civile.
Celui-ci est donc une partie du Parlement, Ce n’est pas l’indépendance, ni la jouissance de
comme le montre l’expression « the King in ses droits, mais, dit-il, une situation dans
Parliament ». Or, chacune de ces trois autorités, laquelle on n’obéit qu’aux lois. On peut bien
loin d’être spécialisée, exerce aussi une autre concevoir le rapport du pouvoir à la liberté
fonction. Le roi exerce la fonction exécutive, la civile comme un jeu à somme nulle, dans lequel
Chambre des lords une partie de la fonction la liberté est d’autant plus grande que le
judiciaire et la Chambre des communes peut pouvoir est plus limité et le pouvoir d’autant
exercer l’accusation dans les affaires publiques plus fort que la liberté est restreinte, mais la
et contrôler la manière dont les lois sont liberté politique, ainsi définie comme
exécutées. l’obéissance aux lois, ne peut varier en fonction
de l’extension de la sphère ou de l’intensité du
Qu’en est-il de l’indépendance ? Outre ce pouvoir.
contrôle de la Chambre sur l’exécution des lois,
qui peut aboutir à une mise en accusation des On peut alors, à la suite d’Eisenmann,
ministres, il faut souligner le pouvoir du roi de constater que Montesquieu préconise en réalité
convoquer ou ajourner les Chambres. l’application de deux principes différents. Le
premier peut être appelé « séparation des
Ainsi, loin de préconiser la spécialisation et pouvoirs », bien que l’auteur de L’Esprit des lois
l’indépendance, Montesquieu fait l’éloge d’un n’emploie pas cette expression. Il ne prescrit ni
système, qui justement est fondé sur un la spécialisation, ni l’indépendance. À vrai dire,
principe contraire : « Voici donc la constitution il ne prescrit rien, car il s’agit d’un principe
fondamentale du gouvernement dont nous purement négatif, c’est-à-dire d’un principe
parlons. Le corps législatif y étant composé de dont le seul objet est d’indiquer ce qu’il ne faut
deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa pas faire. Ce qu’il convient d’éviter, c’est tout
faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux simplement la confusion des pouvoirs ou la
seront liées par la puissance exécutrice, qui le réunion des pouvoirs entre les mains d’un seul.
sera elle-même par la législative. » Il faut « Lorsque, dans la même personne ou dans le
souligner que si la puissance exécutrice peut même corps de magistrature, la puis-sance
ainsi lier les deux parties du corps législatif, législative est réunie à la puissance exécutrice,
c’est-à-dire les deux Chambres, ce n’est pas il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut
réellement en tant que puissance exécutrice — craindre que le même monarque ou le même
en tant que puissance exécutrice, elle est sénat ne fasse des lois tyran-niques pour les
subordonnée — mais en tant qu’elle est elle- exécuter tyranniquement »(EL, XI, 6).
même, par le droit de veto, une partie du
pouvoir législatif. Le verbe séparer qu’il emploie parfois ne
signifie nullement isoler. C’est seulement chez
Eisenmann observe d’ailleurs que aucun de lui l’antonyme de confondre ou de réunir.
ceux qui, dans la seconde moitié du XVIII siècle
e
Quand il écrit : « il n’y a point encore de liberté
et dans la première moitié du XIX , se sont
e
si la puissance de juger n’est pas séparée de la
explicitement réclamés de lui, n’a pensé que puis-sance législative et de l’exécutrice », c’est
L’Esprit des lois préconisait la spécialisation et pour opposer cette situation à celle où cette
l’indépendance des pouvoirs, ni Blackstone, ni puissance « est jointe à la puissance
de Lolme, ni les auteurs du Fédéraliste, ni le législative ». Parfois même séparer a seulement
groupe des monarchiens à l’Assemblée le sens de distinguer, comme dans le titre d’un
constituante de 1789, ni Benjamin Constant. On chapitre du livre XXIX, « Qu’il ne faut point
peut souligner encore que la doctrine décrite séparer les lois de l’objet pour lequel elles sont
sous le nom de séparation des pouvoirs par les faites ». Ainsi, pour que les pouvoirs soient
juristes français du XX siècle présuppose une
e
séparés, il suffit qu’ils ne soient pas réunis.
conception de la liberté très différente de celle
qu’expose Montesquieu : pour l’auteur de Cependant, si Montesquieu est
L’Esprit des lois, la liberté qu’il s’agit de incontestablement un partisan de la séparation
préserver par la séparation des pouvoirs, c’est des pouvoirs, ainsi entendue dans un sens très

60
différent de la doctrine juridique du XX siècle,
e
souverain n’étant que la même personne ne
il n’en est ni l’inventeur, ni le seul défenseur. Il forment, pour ainsi dire, qu’un gouvernement
s’agit même au siècle des lumières d’un lieu sans gouvernement. Il n’est pas bon que celui
commun de la philosophie politique, qui est qui fait les lois les exécute, ni que le corps du
même exprimé de façon semblable par de peuple détourne son attention des vues
nombreux auteurs, dont le seul point commun générales pour les donner aux objets
est que l’hostilité au despotisme. On le trouve particuliers (Jean-Jacques Rousseau Du contrat
par exemple chez Merchamont Nedham, un social ou principes du droit politique (1762), livre
écrivain anglais du XVII siècle, qui écrivait : « A
e
III, chap. IV).
fifth Errour in Policy hath been this, viz. a
permitting of the Legislative and Executive Ce principe négatif est donc au siècle des
Powers of a State, to rest in one and the same lumières un véritable lieu commun. Sa
hands and persons » (The Excellency of a Free justification est simple et réside dans une
State, 1656), ou encore chez Locke : « Comme ce conception très semblable de la liberté
pourrait être une grande tentation pour la politique. Si la liberté politique est la
fragi-lité humaine et pour ces personnes qui ont soumission aux lois — et Rousseau en donne la
le pouvoir de faire des lois, d’avoir aussi entre même définition que Montesquieu —, le
leurs mains le pouvoir de les faire exécuter, principe négatif est bien la garantie de la liberté,
dont elles pourraient se servir pour s’exempter car si celui qui fait la loi ne peut l’exécuter et si
elles-mêmes de l’obéissance due à ces lois celui qui l’exécute ne peut la refaire, alors les
qu’elles auraient faites, et être portées à ne se sujets, en obéissant à l’autorité exécutive,
proposer, soit en les faisant, soit lorsqu’il resteront indirectement soumis exclusivement à
s’agirait de les exécuter, que leur propre la loi. Ce principe ne saurait se confondre avec
avantage, et à avoir des intérêts distincts et la spécialisation. Sans doute est-il satisfait si les
séparés des intérêts du reste de la communauté, autorités sont spécialisées, mais il l’est
et contraires à la fin de la société et du également si une autorité exerce une fonction
gouvernement : c’est, pour cette raison, que tout entière et participe de plus à l’exercice
dans les États bien réglés, où le bien public est d’une autre, par exemple si l’autorité exécutive
considéré comme il doit être, le pouvoir participe à la formation des lois puisque, même
législatif est remis entre les mains de diverses dans ce cas, elle ne peut modifier seule la loi
personnes, qui dûment assemblées, ont elles selon ses caprices au moment de l’exécution et
seules, ou conjointe-ment avec d’autres, le ne pourra donc réunir tous les pouvoirs entre
pouvoir de faire des lois, auxquelles, après ses mains.
qu’elles les ont faites et qu’elles se sont
Il suffit par conséquent que les diverses
séparées, elles sont elles-mêmes sujettes; ce qui
compétences soient réparties d’une manière
est un motif nouveau et bien fort pour les
quelconque entre plusieurs autorités. Ainsi
engager à ne faire de lois que pour le bien
comprise, la séparation des pouvoirs se confond
public » (Traité du gouvernement civil, 1690,
purement et simplement avec la constitution,
chapitre XII, « Du pouvoir législatif, exécutif et
puisqu’une constitution est justement une règle
fédératif d’un État »).
qui a pour objet de répartir les compétences.
Même un philosophe comme Rousseau, L’article 16 de la Déclaration des droits de
généralement présenté comme un adversaire de l’homme n’est donc pas destiné à fixer, comme
la séparation des pouvoirs — ce qui serait exact on le croit trop souvent, les critères d’une bonne
si la séparation des pouvoirs visait à garantir la constitution, à indiquer ce qu’est une
liberté par l’équilibre des pouvoirs — rappelle constitution « digne de ce nom », mais
le principe négatif : « Celui qui fait la loi sait seulement à donner la définition d’une
mieux que personne comment elle doit être constitution. Il aurait d’ailleurs été étonnant
exécutée et interprétée. Il semble donc qu’on ne qu’on ait formulé dans la Déclaration des droits
saurait avoir une meilleure constitution que de l’homme l’idée qu’une bonne constitution
celle où le pouvoir exécutif est joint au devait créer des organes spécialisés et
législatif : mais c’est cela même qui rend ce indépendants, alors que cette déclaration a été
gouvernement insuffisant à certains égards, adoptée au moment d’élaborer une constitution
parce que les choses qui doivent être qui faisait tout le contraire.
distinguées ne le sont pas, et que le prince et le

61
Cela dit, ce premier principe, purement seulement du nombre des gouvernants (un
négatif, qu’acceptent tous ceux qui ne sont pas seul, tous, quelques-uns), et par l’utilisation de
de partisans de l’absolutisme, en appelle critères multiples : la monarchie est ainsi le
nécessairement un second, destiné à déterminer gouvernement d’un seul, mais par des lois, le
ce que doit être la répartition des compétences. despotisme est aussi le gouvernement d’un
À cet égard, il existe au XVIII siècle deux
e
seul, mais selon les caprices du prince. Par
principes rivaux, dont l’un seulement peut être ailleurs, chaque gouvernement se définit par sa
attribué à Montesquieu. nature, mais se caractérise par son principe et
par son objet. Sa nature, c’est son essence, ce qui
Celui qui vient immédiatement à l’esprit, car le fait être tel. Ainsi, pour la monarchie, sa nature
c’est le plus simple, est le principe de est justement d’être le gouvernement d’un seul,
spécialisation. C’est celui qui sera adopté par mais par des lois. Le principe ou ressort est ce
Rousseau et plus tard par la Convention qui lui permet de fonctionner conformément à
nationale en 1793, précisément en raison de la sa nature. La monarchie a ainsi pour principe
hiérarchie des fonctions. Si les organes sont l’honneur et le despotisme la crainte, la
spécialisés, celui qui exerce le pouvoir législatif république la vertu. Quant à l’objet, c’est ce vers
dominera l’organe du pouvoir exécutif et, pour quoi tend un gouvernement, ce qu’il produit en
les partisans de la spécialisation, il est bon qu’il vertu de sa nature. Pour la monarchie, c’est la
en soit ainsi, parce que le pouvoir législatif n’est gloire du prince et de l’État, pour le despotisme,
autre que le peuple lui-même, c’est-à-dire le ses plaisirs. Il y a donc une relation mécanique
souverain (chez Rousseau) ou son représentant entre nature et principe d’une part et objet
(chez les conventionnels). Il serait donc étrange d’autre part. Connaissant les deux premiers, il
que le pouvoir exécutif puisse s’opposer au est facile de déterminer le troisième.
souverain. La spécialisation est ainsi un
système démocratique. C’est cette relation que Montesquieu se
propose de renverser. Supposons un
Dès lors ses adversaires s’y opposent pour gouvernement qui aurait pour objet la liberté
des raisons idéologiques et politiques. Ils politique, quels seraient sa nature et son
redoutent la démocratie. Mais ils peuvent faire principe ? Comme il ne peut s’agir de la
valoir aussi des arguments techniques : la monarchie, du despotisme ou de la république,
spécialisation est un système autodestructeur. qui ont d’autres objets, ce gouvernement ne
En effet, si le pouvoir législatif domine tous les peut être qu’une quatrième forme, un mixte. On
autres, il est en mesure de s’approprier leurs pourrait l’inventer, mais Montesquieu estime
fonctions et de les exercer seul. Il n’y aura alors que ce n’est pas nécessaire parce qu’il existe.
plus de spécialisation, ni d’ailleurs de C’est le gouvernement d’Angleterre, tel qu’il
séparation des pouvoirs, entendue dans son l’analyse. « Il y a aussi une nation dans le
sens négatif. monde qui a pour objet direct de sa constitution
la liberté politique. Nous allons examiner les
Montesquieu fait partie de ces adversaires et
principes sur lesquels elle la fonde. S’ils sont
le système qu’il préconise est tout différent :
bons, la liberté y paraîtra comme dans un
c’est celui de la balance des pouvoirs. Celui-là,
miroir » (EL, XI, 5).
loin de se détruire lui-même, est conçu comme
capable de se réguler et de se conserver À vrai dire, là encore, l’originalité n’est pas
automatiquement, en vertu de sa seule grande. D’abord parce qu’il existait depuis
organisation interne. Selon les termes de l’un longtemps, au moins depuis Charles I , des er

des révolutionnaires américains, grands interprétations de la constitution anglaise


lecteurs de l’Esprit des Lois, une constitution comme un gouvernement mixte. D’autre part
construite selon ce principe sera « a machine parce que Montesquieu pouvait se rattacher à
that would go for itself ». une tradition remontant à l’Antiquité, qui vante
les mérites du gouvernement mixte, en
Cette recherche d’un principe automatique,
affirmant qu’il présente les avantages de
qui est la grande originalité de Montesquieu, se
chacune des formes simples, sans aucun de ses
rattache à sa théorie des formes de
inconvénients.
gouvernement. Sa distinction de la monarchie,
du despotisme et de la république, diffère des Il est d’ailleurs aisé de présenter le
autres d’abord par son refus d’un critère tiré gouvernement d’Angleterre comme un

62
gouvernement mixte, puisque la Chambre des lois qui les menaceraient. C’est en ce sens que la
communes représente un élément constitution d’Angleterre, telle que la décrit
démocratique, la Chambre des lords l’élément Montesquieu, n’est pas seulement la
aristocratique, et qu’il y a un roi. Si la nature de constitution de l’État, mais bien la constitution
ce gouvernement est mixte, quel est son de la société et c’est précisément pour cette
principe ? C’est le conflit des intérêts. Les trois raison que, selon la formule déjà citée, l’article
organes qui se partagent le pouvoir législatif 16 de la Déclaration des droits de l’homme
ont intérêt à s’opposer les uns aux autres. Ainsi, proclame que « toute société dans laquelle la
le roi s’opposera aux deux Chambres pour garantie des droits n’est pas assurée ni la
préserver son pouvoir exécutif, la Chambre des séparation des pouvoirs déterminée, n’a point
lords à la Chambre des communes pour de constitution. »
défendre les privilèges de la naissance ou de la
fortune, les Communes pour défendre les Du point de vue de la technique
contribuables. Selon une célèbre formule de constitutionnelle, le résultat est obtenu non par
Montesquieu « il faut que, par la disposition des la spécialisation et l’indépendance, mais au
choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (EL, XI, 4). contraire par la collaboration de plusieurs
Mais le principe de la séparation des pouvoirs organes à chacune des fonctions et par
(au sens négatif) est bien préservé, puisque si l’interdépendance des autorités. C’est d’ailleurs
ces trois organes exercent bien ensemble le bien ainsi que Montesquieu a été compris, avant
pouvoir législatif, ils n’exercent pas le pouvoir que cette interprétation ait été oubliée et jusqu’à
exécutif, qui relève du roi seul, ni le pouvoir ce que Charles Eisenmann la retrouve. C’est
judiciaire tout entier, bien qu’ils collaborent à ainsi qu’il a été lu au XVIII siècle ; c’est cette
e

ces deux fonctions. doctrine de la balance des pouvoirs qui a inspiré


les constituants de Philadelphie, puis
L’objet sera réalisé de deux manières. D’une l’Assemblée constituante de 1789 et encore les
part, le principe de séparation des pouvoirs est diverses constitutions monarchiques du début
non seulement respecté, comme on vient de le du XIX siècle.
e

voir, mais le système de la balance des pouvoirs


en garantit la préservation, contrairement à la Si elle a été oubliée et si ce système perd ses
spécialisation, puisque en raison du rôle que adeptes, c’est qu’il était radicalement
joue le roi par son droit de veto dans l’exercice incompatible avec le développement de la
de la fonction législative, jamais le pouvoir démocratie représentative et son triomphe non
législatif ne pourra s’emparer du pouvoir seulement sur la monarchie et l’aristocratie,
exécutif. Le roi lui-même exécutera fidèlement mais aussi sur le gouvernement mixte. Il est en
les lois, puisqu’il y aura consenti et qu’elles effet inadmissible du point de vue
exprimeront sa propre volonté. En obéissant au démocratique que les représentants du peuple
roi, on n’obéira donc qu’à la loi et la liberté partagent le pouvoir législatif, c’est-à-dire le
politique sera donc établie. Mais d’autre part, la pouvoir suprême, avec des éléments non
loi à laquelle on sera soumis sera modérée car, démocratiques. Les constitutions modernes ne
en raison de l’opposition des intérêts au sein du se réclament donc plus expressément de la
pouvoir législatif, elle ne pourra être adoptée balance des pouvoirs. Comment comprend-on
qu’à la suite de compromis. aujourd’hui la séparation des pouvoirs ?

Ce résultat n’est cependant pas attendu


exclusivement du jeu savant des freins et des
LA SÉPARATION DES POUVOIRS
contrepoids, c’est-à-dire par la seule ingénierie
AUJOURD’HUI
constitutionnelle. Il dépend aussi de
l’opposition d’intérêts économiques et sociaux, Les différents principes qu’on désigne par
représentés dans les différents organes séparation des pouvoirs ont naturellement
législatifs. C’est donc l’équilibre social qui est la connu des destins différents. Celui qui était le
garantie de l’équilibre constitutionnel. Mais la moins discuté au XVIII siècle, le principe
e

réciproque est également vraie, car les intérêts négatif, n’a guère été contesté par la suite que
économiques et sociaux ne peuvent être par les régimes autoritaires, au nom de l’unité
préservés que s’ils sont représentés par l’un des du pouvoir d’État. Mais il constitue le dogme
organes législatifs, capable de s’opposer aux fondamental des régimes représentatifs sous le

63
nom de doctrine de l’État de droit. C’est bien du donc en réalité du pouvoir exécutif et du
même principe qu’il s’agit en substance pouvoir législatif. Ce qui distingue ce régime
puisque, selon la doctrine de l’État de droit, les du despotisme — au sens de Montesquieu,
autorités de l’État ne peuvent agir que c’est-à-dire d’un régime dans lequel un seul
conformément au droit, c’est-à-dire à une règle gouverne selon ses caprices — et conduit à la
supérieure, cette règle supérieure étant cette modération est le rapport de forces au sein de la
fois non la loi, mais la constitution. Il n’est donc majorité, l’existence d’élections régulières et la
que la formulation sur le mode prescriptif de possibilité d’une alternance. Mais on voit bien
l’idée que le système juridique est hiérarchisé. qu’il ne s’agit plus de répartition des fonctions
juridiques de l’État. Certains sont alors tentés
Le principe, dans son sens classique, c’est-à- de dire que la séparation des pouvoirs est
dire la thèse absurde et faussement attribuée à remplacée soit par l’équilibre entre la majorité
Montesquieu que les organes de l’État doivent et l’opposition, soit par un équilibre entre les
être spécialisés et indépendants pour se faire différentes composantes de la majorité.
équilibre, est encore invoqué par la doctrine, Cependant, cet équilibre n’en est pas réellement
mais il est assorti d’exceptions et de nuances de un, car tant que l’alternance ne s’est pas réalisée,
toutes sortes. Tantôt l’on constate que la tant que le Premier Ministre n’a pas été chassé
spécialisation n’est pas nécessaire et l’on par les élections ou par une révolution de
affirme que les différents organes doivent palais, il exerce bien la totalité du pouvoir.
collaborer à l’exercice de plusieurs fonctions.
On attend alors l’équilibre de l’indépendance On parle aussi de séparation des pouvoirs à
des organes, par l’absence de moyens d’action propos du fédéralisme, dans la mesure où il
réciproques, comme aux États-Unis où le constitue une répartition des compétences entre
président est irrévocable et ne dispose pas du l’État fédéral et les États membres. On dit alors
droit de dissolution. Tantôt on maintient la qu’il s’agit d’une séparation verticale. Mais dans
spécialisation et l’équilibre doit venir des ce cas non plus, il n’y a pas d’équilibre réel, car
exceptions à l’indépendance, c’est-à-dire de les pouvoirs restent hiérarchisés. Les États
moyens d’action réciproques, comme dans les membres disposent sans doute d’une
régimes parlementaires dans lesquels une autonomie considérable, mais cette autonomie
assemblée législative peut révoquer les est concédée par l’État fédéral, dont le droit
autorités exécutives, tandis que celles-ci l’emporte sur celui des États.
peuvent dissoudre cette assemblée.
C’est paradoxalement une variété de
Cependant, même dans cette version balance des pouvoirs à la Montesquieu qui
atténuée, le principe de la séparation des survit le mieux. Assurément pas comme la
pouvoirs et d’une manière plus générale toutes décrit L’Esprit des lois, c’est-à-dire entre une
les formes de répartition des compétences sont Chambre nobiliaire, une Chambre élue et un roi
faussées par l’évolution des systèmes armé du veto, mais on en connaît aujourd’hui
démocratiques et le développement des partis une autre forme. Dans la plupart des pays, le
politiques. Si en effet les différentes autorités pouvoir législatif est aujourd’hui partagé entre
sont composées de représentants des mêmes les assemblées parlementaires et les cours
partis politiques, les partis ou les coalitions constitutionnelles. Et si l’on propose plusieurs
majoritaires concentrent rapidement l’essentiel justifications du contrôle de constitutionnalité
du pouvoir. Cette concentration peut même des lois, la plus répandue et la plus efficace est
aboutir à renverser les hiérarchies. C’est encore de loin celle qui fait des cours des contre-
l’Angleterre qui en offre le meilleur exemple : la pouvoirs. Montesquieu n’a évidemment rien dit
Chambre des communes dispose du pouvoir des cours constitutionnelles, mais cette
législatif et le cabinet du pouvoir exécutif, la justification peut se réclamer de lui à plusieurs
Chambre des communes peut révoquer le titres: elle permet, dit-on, de préserver la liberté
cabinet à tout moment et celui-ci peut politique conçue comme soumission à la loi,
demander à la reine de dissoudre la Chambre. entendue dans un sens large, c’est-à-dire
En réalité, comme le Premier Ministre est le chef comme soumission à la constitution ; elle
de la majorité à la Chambre, celle-ci adopte consiste à faire en sorte que le pouvoir arrête le
toutes les lois proposées par le cabinet et ne le pouvoir ; elle permet de ramener le contrôle de
révoque jamais. Le Premier Ministre dispose constitutionnalité à une forme de

64
gouvernement mixte, puisque la volonté de la cependant d’assumer entièrement l’héritage de
majorité parlementaire du moment, l’élément Montesquieu sur deux points principaux : la
démocratique, est contrôlée par une cour conception de la puissance de juger comme
composée de personnes choisies en raison de nulle et donc incapable de jouer un rôle dans la
leur compétence, donc par un élément balance des pouvoirs ; l’acceptation consciente
aristocratique. La difficulté à laquelle sont du gouvernement mixte et le refus corrélatif de
confrontés les tenants de cette justification est la démocratie.

DOCUMENT 3 : C-M. PIMENTEL, « Le sanctuaire vide : la séparation des pouvoirs comme


superstitution juridique ? », Pouvoirs, 2002/3, n° 102, p. 119-131.

Le propos du présent article est quelque peu parlementaire, en légitimant l’existence d’un
radical : il s’agit de savoir si la séparation des cabinet étroitement associé à l’exercice de la
pouvoirs, dans ce qui a toujours constitué son fonction législative comme à celle du pouvoir
noyau ultime, l’idée d’une nécessaire exécutif. Au XVIII siècle, Walpole avait déjà
E

séparation entre l’exécutif et le législatif, n’est plaidé la cause d’une nécessaire souplesse dans
pas tout simplement une notion vide de tout la relation entre les pouvoirs publics, de façon à
contenu. Depuis la relecture de Montesquieu faire admettre les pratiques de corruption par
opérée par Eisenmann, on sait que l’auteur de lesquelles les ministres s’assuraient d’une
l’Esprit des lois n’a jamais prétendu donner au majorité parlementaire stable [4]. Sous la
principe de la séparation des pouvoirs la monarchie de Juillet, Duvergier de Hauranne
signification d’une stricte séparation des s’était lui aussi fait l’avocat d’une séparation
fonctions, dans laquelle chacun des organes de souple des pouvoirs, afin de justifier l’existence
gouvernement n’interviendrait que dans sa d’un cabinet responsable, contre les partisans
seule sphère de compétence [2]. Le cœur de du pouvoir personnel qui protestaient contre la
l’analyse de la Constitution anglaise selon dépossession du roi par les ministres [5]. Aussi
Montesquieu réside, on le sait, dans le veto l’idée d’une séparation souple est-elle
royal, moyen ultime de protéger le pouvoir étroitement liée au développement du régime
exécutif contre les empiètements du législateur. parlementaire, forme hybride de gouvernement
Or, le droit de veto étant unanimement compris qui cadrait mal avec les théories antérieures de
à cette époque comme un pouvoir de faire la loi, la monarchie mixte.
il en résulte que le pouvoir exécutif participe
directement à l’exercice de la fonction Il est quelque peu paradoxal de constater, en
législative [3]. Bien plus, chez Montesquieu, revanche, que les défenseurs de la séparation
cette participation est la clé de voûte du système stricte se recrutaient aux deux extrémités du
tout entier, puisque c’est seulement comme spectre idéologique : il pouvait s’agir des
législateur négatif que le monarque est à même partisans de l’omnipotence d’une assemblée
de préserver l’intégrité de la prérogative royale. unique, depuis les radicaux pennsylvaniens de
1776 jusqu’à la gauche française en 1848, pour
Ainsi la relecture d’Eisenmann permettait lesquels l’objectif essentiel était de cantonner
de fonder la légitimité d’une analyse assouplie l’organe exécutif dans une position étroitement
de la séparation des pouvoirs : dès lors que subordonnée. Mais la séparation stricte, depuis
l’indépendance des organes ne suppose pas une Royer-Collard jusqu’aux partisans du Second
stricte spécialisation des fonctions, il est Empire, était également utilisée pour justifier la
possible de multiplier les exceptions sans pour prépondérance du monarque, puis de
autant remettre en cause le principe même de la l’empereur [6]. De façon révélatrice, le
séparation des pouvoirs, devenu sacro-saint théoricien constitutionnel de Napoléon III,
pour toute la tradition juridique libérale. À dire Granier de Cassagnac, voyait dans les
le vrai, l’idée d’une séparation souple était institutions napoléoniennes une forme
ancienne : elle permettait, pour l’essentiel, de authentique de séparation des pouvoirs, dans
justifier le fonctionnement du régime laquelle l’empereur était à même de gouverner

65
réellement, cependant que la chambre, sa substance : le sanctuaire de la séparation des
cantonnée dans sa fonction législative, cesserait pouvoirs demeurait formellement intact,
de prétendre renverser les ministres [7]. Le puisqu’il était censé constituer le lieu même du
véritable enjeu des débats autour de la mystère, de la conjonction entre la toute-
séparation souple résidait donc dans l’existence puissance et la liberté. Mais cette conciliation
d’un cabinet autonome ; pour le reste, les des contraires perdit peu à peu tout contenu
partisans de la séparation stricte pouvaient rationnel pour devenir une pure et simple
avoir des motivations politiques superstition, vide de toute cohérence, dans la
diamétralement opposées. mesure où chacun des deux pouvoirs avait vu
sa signification profondément modifiée par
Mais quoi qu’il en soit de ces débats, il est l’évolution des concepts juridiques. Dans un
révélateur de constater que les controverses premier temps, Montesquieu avait forgé la
portaient toujours sur les modalités notion nouvelle d’un pouvoir judiciaire, et avait
d’aménagement de la séparation des pouvoirs, ainsi achevé d’enlever à la notion d’exécutif
et nullement sur son principe même. Ce qu’on toute signification juridictionnelle. Quelques
tentera d’établir ici, bien au-delà, c’est que le décennies plus tard, l’idée nouvelle d’un
principe de séparation entre exécutif et législatif pouvoir constituant venait à son tour
est en réalité dénué de sens, dans la mesure où, bouleverser les conceptions antérieures sur le
depuis le XVIII siècle, il n’a cessé de se vider de
E
pouvoir législatif. Dans ce cadre nouveau, il
sa substance jusqu’à devenir une sorte de était légitime de séparer le pouvoir judiciaire
relique conceptuelle désormais vide de tout des pouvoirs politiques, ou de faire respecter
contenu. Les révolutionnaires anglais une frontière infranchissable entre pouvoir
du XVII siècle, en inventant la séparation des
E
constituant et pouvoirs constitués ; mais il n’y
pouvoirs, sont temporairement parvenus à avait plus aucune raison, autre que politique, de
opérer un tour de force conceptuel de premier prétendre maintenir une quelconque forme de
ordre, en conciliant la toute-puissance du séparation entre un législateur qui n’était plus
souverain, comme législateur, avec une souverain et un pouvoir exécutif désormais
limitation effective de son pouvoir, grâce à exclusivement gouvernant [8].
l’autonomie de l’exécutif. C’est à une telle
conciliation d’objectifs absolument
contradictoires que la notion de séparation des
pouvoirs a dû son extraordinaire pouvoir de LA CONJONCTION DE LA TOUTE-
fascination : en affirmant à la fois la toute- PUISSANCE ET DE LA LIBERTÉ
puissance du souverain et sa limitation, l’idée
La première théorie de la séparation des
fondait le plus grand mythe constitutionnel de
pouvoirs fut inventée, pendant la première
notre modernité libérale.
révolution anglaise, pour résister à la tyrannie
Mais on tentera également de montrer que la du Long Parliament, entre 1645 et 1650. Pour la
notion de séparation des pouvoirs ainsi première fois, se trouvait énoncée la nécessité
élaborée n’avait de cohérence que dans la d’une indépendance mutuelle du législateur et
mesure où elle recouvrait un contenu de l’exécutif. Mais ce principe de séparation
profondément différent de celui qu’elle a acquis recouvrait un contenu profondément différent
depuis : ce que visaient les révolutionnaires de sa signification contemporaine : il ne
anglais des années 1640, à travers la notion s’agissait nullement d’interdire au Parlement
d’exécutif, c’était essentiellement l’ensemble d’intervenir en matière gouvernante, mais de
des cours ordinaires de justice qui, étant tenues mettre le fonctionnement de la justice ordinaire
d’appliquer la loi ancienne, permettaient à l’abri de tout empiètement parlementaire. Les
d’assurer un minimum de stabilité juridique, et radicaux levellers, persécutés par la majorité
de garantir la permanence des libertés anglaises presbytérienne, entendaient proscrire toute
malgré la toute-puissance du Parlement. Au fur intervention du législateur dans les procédures
et à mesure que la notion d’exécutif prit une judiciaires intentées contre eux, de façon à
signification gouvernante, depuis Cromwell bénéficier des garanties de la common law. Déjà,
jusqu’à Montesquieu, le contenu même de la lors du procès de Strafford, en 1640-1641, s’était
séparation des pouvoirs changea profondément posée la question de l’étendue des pouvoirs du
de signification et se vida progressivement de Parlement lorsqu’il jugeait un ministre : le
Parlement, tout-puissant pour faire et défaire

66
les lois, pouvait-il redéfinir la notion de haute Pour comprendre pleinement la logique
trahison dans le cours même d’un procès, et conceptuelle des inventeurs de la première
condamner un homme pour un crime dont il théorie de la séparation des pouvoirs, il faut en
n’avait pas conscience au moment où il l’avait réalité replacer leur pensée dans le contexte de
commis ? Fallaitil s’en tenir aux termes stricts ses origines médiévales : jusqu’aux guerres de
du statute de 1352 sur la trahison, ou pouvait-on religion, en effet, tout pouvoir politique est
en faire une interprétation extensive, défini comme l’exercice d’une fonction de
permettant de condamner en la personne de justice. La loi nouvelle elle-même n’est conçue
Strafford une tentative d’instaurer un que comme une solution jurisprudentielle
gouvernement absolu [9] ? C’est au cours des nouvelle, qui permet de pallier les insuffisances
années 1640 que prirent corps les notions du droit existant. Pour Charondas, par
centrales de légalité et de non-rétroactivité des exemple, « la Iustice est la première marque de
délits et des peines. De là l’idée que le souveraineté : car d’icelle dépend la puissance
législateur, tout-puissant pour l’avenir, ne de faire Loix et les casser pour le bien et salut de
saurait en aucun cas intervenir rétroactivement la République [12] ». La loi est en quelque sorte
en modifiant la norme pénale pour le passé. Les de la justice révélée : « la loy est l’œuvre de la
procès ordinaires ne peuvent être tranchés que Iustice, et par les loix sainctement ordonnées
dans le respect de la loi ancienne, seule valable Iustice se fait cognoistre [13] ». À cet égard, la
au moment des faits. doctrine anglaise va plus loin encore que les
juristes français : non seulement la loi est un
C’est en extrapolant à partir du principe de
acte de justice, mais elle constitue un véritable
légalité des délits et des peines que les
jugement, rendu en Parlement [14]. C’est parce
opposants levellers parvinrent à énoncer la
qu’il est le juge suprême que le Parlement
première théorie de la séparation des pouvoirs.
possède le pouvoir de faire les lois, qui ne sont
Si le Parlement est seul compétent pour édicter
qu’une catégorie particulière de jugement en
la loi nouvelle, l’application de la loi ancienne
dernier ressort.
dans les procès, quant à elle, doit être confiée à
des organes spécialisés, les cours ordinaires de Aussi, dans le cadre de la pensée médiévale,
justice : tenues par la common law, elles sont il n’existe aucune distinction entre les
seules à pouvoir statuer dans les litiges pouvoirs ; l’opposition essentielle passe entre
ordinaires. Et c’est dans la mesure où ces cours une fonction de justice supérieure, qui statue en
se bornent à appliquer la loi qu’elles peuvent équité et n’est pas tenue par le droit, et une
être qualifiées d’exécutif. La pétition rédigée fonction de justice ordinaire qui, au contraire,
par les levellers en janvier 1648 témoigne doit statuer dans le respect de la loi. Vers la fin
éloquemment de cette signification d’abord du Moyen Âge, ces deux manières de juger
exclusivement judiciaire de la séparation des prennent de plus en plus souvent le nom de
pouvoirs : « nulle affaire particulière, qu’elle « puissance absolue » et de « puissance
soit criminelle ou autre, qui relève de la ordonnée », dont la dualité permet de décrire
compétence des cours ordinaires de justice, ne l’ensemble des fonctions exercées par le
peut être tranchée par cette Chambre, ou par pouvoir politique. Voilà pourquoi la loi
aucune de ses commissions ; ni par personne nouvelle n’est qu’une portion de la fonction de
d’autre que par ces cours dont le devoir est justice : au même titre que l’équité, la
d’exécuter les lois que pourra édicter cette dérogation, la grâce ou le changement de
honorable Chambre [10] ». Dans le même jurisprudence, elle relève de la fonction de
esprit, Lilburne déclare : « il est déshonorant, et justice souveraine, qui transcende l’état du droit
fort en dessous de la dignité des législateurs de existant. Aussi, en termes organiques, la
s’abaisser à être les exécuteurs de la loi frontière ne passe pas entre les organes
(executors of law), et il est injuste et parfaitement législatifs et les autres, mais entre les cours
irrationnel qu’il en aille ainsi, car s’ils supérieures de justice et les tribunaux
commettent une injustice manifeste à mon ordinaires, couramment qualifiés
encontre, je me trouve privé de tout recours, et d’« exécutifs », dans la mesure où ils se bornent
ne puis faire appel devant aucune cour, si ce à appliquer la loi. Dès 1388, les Parliament
n’est devant [les législateurs] eux-mêmes [11] ». Rolls déclarent que « courtes et places ne sont
que executours d’aunciens leys et custumes du
roialme et ordinances et establisements de

67
parlement [15] ». La conception du XVI siècle
E souverain. Les Grecs avaient constamment
français est exactement la même : pour réaffirmé l’exigence d’un gouvernement des
Charondas, « garder et exécuter les lois » relève lois, et non des hommes ; mais si l’on pose l’idée
de « la science et [de] la puissance des d’un pouvoir législatif, ce n’est plus à la loi que
juges » [16]. Pour Lalouette, les juges sont « les je devrai obéissance, mais au pouvoir de faire la
vrays exécuteurs des lois [17] ». En 1732, le loi, c’est-à-dire au Prince même, dont je dois
Parlement de Paris ne disait pas autre chose accepter par avance tout commandement.
lorsqu’il déclarait : « c’est au souverain à L’ordre juridique, en réalité, s’est personnifié en
donner des lois, c’est aux magistrats à les faire se réduisant tout entier à la volonté d’un
exécuter avec toute l’autorité dont il les a homme [20].
rendus dépositaires à cet effet ». De même
encore en 1753, cinq ans après la parution de Voilà pourquoi le principe de non-
l’Esprit des lois, le Parlement déclare au roi que rétroactivité revêt une importance aussi
« l’exécution des lois » est « l’activité cruciale dans la première théorie de la
séparation des pouvoirs : c’est lui qui, en
indispensable et continuelle de votre
délimitant l’espace propre des cours ordinaires
Parlement, qui en est le dépositaire et le
de justice, permet de donner corps à l’application
ministre essentiel » [18].
de la loi, qui à son tour deviendra un monopole
Aussi, lorsque Lilburne et ses distinct de celui du législateur. La
compagnons levellers élaborent la doctrine de la nécessité logique du principe de légalité en
séparation des pouvoirs pour faire pièce aux matière pénale suscitera dès lors une
empiètements du Parlement, ils ne font que traduction organique, en donnant naissance à
réactualiser et systématiser, sous une forme l’idée nouvelle d’un pouvoir exécutif au sens
nouvelle, la vieille distinction entre puissance plein du terme. Notion éminemment
absolue et puissance ordonnée léguée par la paradoxale : le souverain est tout-puissant,
pensée médiévale. Le pouvoir législatif n’est mais il n’est pas seul. À côté du souverain, il faut
souverain que dans la mesure où la Haute Cour désormais un non-souverain, qui ne fera
de Parlement se définit toujours comme la plus qu’appliquer les décisions du premier, mais
haute juridiction du royaume (on retrouve des dont le monopole distinct est tout aussi
vestiges d’une telle conception jusque chez impérieusement nécessaire à l’exercice du
Black-stone [19]). De son côté, le pouvoir pouvoir politique. Le souverain est la
d’application des lois reste pensé à partir des personnification de la loi nouvelle ; l’exécutif
cours ordinaires de justice. La pierre de touche sera la personnification de la loi ancienne. Dès
de la construction des levellers est le principe de cet instant, il devient seul garant des libertés
non-rétroactivité, qui leur permet d’aller au- anglaises et de l’Ancienne Constitution : face à
delà d’une simple distinction entre justice l’arbitraire constitutif du pouvoir du
ordinaire et justice souveraine, et d’affirmer législateur, les cours de common lawdeviennent,
leur nécessaire séparation : en aucun cas la par vocation, les gardiennes des droits
Haute Cour de Parlement ne saurait intervenir immémoriaux des sujets d’Angleterre. Aussi
dans le règlement des procès ordinaires, qui l’exécutif, loin d’être la traduction de la volonté
doivent rester le monopole des tribunaux capricieuse du gouvernant, est au contraire le
de common law. Monopole contre monopole : la garant des libertés.
vieille théorie médiévale de la hiérarchie des
Si la première théorie de la séparation des
cours s’est adaptée pour faire pièce à la doctrine
pouvoirs connut un si grand succès, c’est parce
nouvelle de la souveraineté législative, inventée
qu’elle permettait à la fois d’affirmer la toute-
par Bodin. En redéfinissant les contours de la
puissance du souverain et de la limiter, de
souveraineté, Bodin n’avait pas seulement
respecter le cadre de la souveraineté dessiné par
substitué le pouvoir de faire la loi à la vieille
Bodin tout en lui adjoignant, sous la forme
idée de souveraineté justicière : il avait affirmé
nouvelle du principe de non-rétroactivité, une
la nécessité d’un pouvoir à la fois infini et
version repensée de la vieille fonction inférieure
indivisible, tout entier concentré entre les mains
de justice. On pourrait dire que, pendant un
du Prince. Dans un tel cadre, il n’existe plus
siècle, ce que l’on appelle aujourd’hui le
aucun ordre juridique stable, puisque toute
constitutionnalisme résida tout entier dans
norme de droit peut sans cesse être remise en
l’idée de séparation des pouvoirs. La première
cause par la volonté toute-puissante du

68
séparation des pouvoirs est une théorie étant censé présider l’ensemble des tribunaux
politique dans laquelle les droits des citoyens de son royaume. Aussi l’impératif de
sont préservés parce que, pourrait-on dire, le préservation de l’ordre juridique se mêlait
pouvoir légitime est dénué de présent : le pouvoir intimement à une cause proprement politique :
se trouve en quelque sorte écartelé entre l’avenir l’exécutif cromwel-lien deviendrait le meilleur
et le passé, entre le pouvoir de faire la loi défenseur des libertés anglaises face au pouvoir
nouvelle et celui d’appliquer la loi ancienne. incontrôlable du législateur. Dans la notion
Entre les deux, un espace reste vide, et cet d’exécutif, ce que nous appellerions
espace est celui-là même du citoyen. L’instant aujourd’hui la fonction gouvernante est
fragile et impondérable dans lequel se absolument indissociable de la fonction de
rejoignent ce qui n’est pas encore et ce qui n’est justice. Pour Algernon Sidney, par exemple, « le
déjà plus, le moment fugace d’une continuité glaive de la justice comprend le pouvoir
entre passé et avenir qui se confond avec le législatif et le pouvoir exécutif : le premier
souffle même de la vie, est le moment propre du consiste à faire les lois, le second à trancher les
citoyen, un espace vide d’autorité, un litiges selon les lois déjà faites » ; de même, pour
sanctuaire à l’intérieur duquel aucun pouvoir Milton, il faut distinguer le pouvoir législatif, et
n’a le droit de pénétrer. Par la séparation des « l’exécution juridictionnelle de ce pouvoir (the
pouvoirs, le présent devient vide d’État, et c’est judicial execution of that power. ») [22].
ce moment qui, ultimement, permet de garantir
les libertés : mieux que par les dogmes toujours Mais la doctrine de la séparation des
contestables de la loi naturelle, la liberté civile pouvoirs, jusque-là pleinement cohérente, allait
sera rendue effective par l’écartèlement du bientôt se trouver vidée de son contenu par
pouvoir dans l’échelle du temps. l’apparition de deux notions entièrement
nouvelles : celle d’un pouvoir judiciaire distinct
de la fonction exécutive, d’une part, et celle
d’un pouvoir constituant placé au-dessus du
SÉPARATION DES POUVOIRS pouvoir législatif ordinaire, d’autre part. L’idée
ET ORDRE JURIDIQUE : d’un pouvoir judiciaire spécifique n’apparaît
LE DOGME VIDÉ DE SON CONTENU qu’avec Montesquieu, et n’est pleinement
reconnue que lors des révolutions américaine et
Tel est donc le sens de la première théorie de
française. Rousseau, par exemple, ne connaît
la séparation des pouvoirs, qu’il faut
qu’une séparation des deux pouvoirs, conforme
comprendre comme une ré-énonciation du
dans sa structure à la théorie des levellers ;
vieux principe de la hiérarchie des cours, non
Blackstone, quant à lui, quoiqu’il s’inspire
comme une opposition entre la fonction
directement de Montesquieu, préfère le plus
gouvernante et la fonction législative. Ce n’est
souvent revenir à l’analyse anglaise
qu’à partir de la mort de Charles I et de er

traditionnelle [23]. Car si Montesquieu éprouve


l’affirmation du pouvoir de Cromwell, dont
le besoin d’isoler le pouvoir de juger, « si
l’autorité apparaissait de plus en plus comme
terrible parmi les hommes », c’est dans le souci
un contrepoids nécessaire à l’omnipotence
de forger une forme française de la doctrine de
du Rump Parliament, que le principe nouveau de
la séparation des pouvoirs : le roi de France
séparation des pouvoirs commença à revêtir, de
étant législateur en même temps qu’il
manière très progressive, une portée
gouverne, la séparation législatif-exécutif n’y
gouvernante qui jusque-là lui était restée
aurait aucun sens. Si, en revanche, la monarchie
entièrement étrangère. Lorsque Lilburne et
française est modérée, c’est parce que « le
les levellers avaient posé les bases de la notion,
prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse
le roi Charles I était de toute façon placé
er

à ses sujets l’exercice du troisième », et


entièrement hors politique, puisqu’il faisait la
s’abstient d’exercer des fonctions
guerre à son Parlement. Les partisans de
judiciaires [24]. Ce que Montesquieu vise ici, ce
Cromwell, en revanche, ne tardèrent pas à
sont les Parlements, dont l’autorité permettra
utiliser l’idée de séparation des pouvoirs pour
de modérer la monarchie, qui sans cela
promouvoir l’autonomie nécessaire du pouvoir
dégénérerait en despotisme. De même que les
gouvernant [21] : le Protecteur, comme plus
cours ordinaires de justice, pour les
tard le monarque de la Restauration, était le
révolutionnaires anglais, étaient les seuls
chef du pouvoir exécutif dans la mesure où les
garants de l’ordre juridique et des libertés
cours inférieures statuaient en son nom, le roi

69
anglaises, de même l’indépendance du pouvoir mais on voit mal en quoi l’ordre juridique s’en
judiciaire, dans l’Esprit des lois, est le seul moyen trouverait nécessairement anéanti.
de garantir la permanence de la constitution
monarchique : si le roi jugeait lui-même, « la La mutation de la notion d’exécutif a donc
constitution seroit détruite… ; la crainte vidé la séparation des pouvoirs de l’essentiel de
s’empareroit de tous les esprits… ; plus de sa substance, et ce dès 1748. Mais la genèse du
confiance, plus d’honneur, plus d’amour, plus pouvoir constituant, pendant la révolution
de sûreté, plus de monarchie [25] ». Le souci de américaine, achève d’en épuiser la signification.
stabilité juridique est donc sensiblement le Si la séparation des deux pouvoirs était
même chez Lilburne et chez Montesquieu ; cohérente, on l’a vu, c’est dans la mesure où le
mais, dans le premier cas, il s’énonce comme pouvoir législatif, pleinement souverain,
indépendance nécessaire de l’exécutif, tandis remettait en cause l’ensemble de l’ordre
que, dans le second, il conduit à réclamer juridique à chacune de ses interventions :
l’autonomie du pouvoir judiciaire. comme l’avait fort bien dit Wildman, en 1648, si
le Parlement persistait à trancher des litiges
L’approche comparative adoptée par ordinaires, « il devrait se borner à statuer selon
Montesquieu le conduit donc à juxtaposerdeux le cours ordinaire et légal, en appliquant
formes de séparation des pouvoirs : une forme (executing) au moins les lois pénales ; car s’il en
traditionnelle, pour le régime anglais, la allait autrement, il n’existerait plus de lois en
séparation législatif-exécutif se suffisant à elle- Angleterre pendant les sessions du
même [26] ; une forme nouvelle pour la Parlement [27] ». La souveraineté étant
monarchie française, dans laquelle un pouvoir indivisible, aucune règle préexistante ne peut
judiciaire autonome s’oppose au pouvoir venir borner le pouvoir du législateur, qui
politique indivis du monarque. Mais le reconstruit ex nihilo l’ensemble du droit chaque
redécoupage ainsi effectué conduit à modifier fois qu’il statue. Une telle tabula rasa juridique
profondément la consistance de la notion s’apparente beaucoup plus aux interventions
d’exécutif : loin d’être le garant de la stabilité de notre actuel pouvoir constituant originaire
juridique, l’exécutif, désormais exclusivement qu’à l’exercice du pouvoir législatif tel que nous
gouvernant, devient chez Montesquieu le concevons. En l’absence de toute constitution
l’expression même de la volonté « momentanée conçue comme norme suprême, on peut
et capricieuse » du monarque, qui tendrait affirmer avec Delolme que « les lois n’ayant
toujours au despotisme, si le pouvoir judiciaire, besoin, pour exister, que de sa volonté, [le
« dépôt des lois fondamentales », ne venait sans pouvoir législatif] peut aussi les anéantir par sa
cesse rappeler le roi au respect de la volonté ; et, si l’on veut me permettre
constitution monarchique. La version française l’expression, la puissance législative change la
de la séparation des pouvoirs conduit donc à constitution comme Dieu créa la lumière [28] ».
sacrifier la cohérence de la version anglaise : dès Dans ce cadre, l’omnipotence du législateur ne
lors que le pouvoir exécutif n’a plus aucune part fait aucun doute : « quelques lois qu’il fasse
dans la puissance de juger, son autonomie par pour se limiter lui-même, elles ne sont jamais,
rapport au législateur n’est plus qu’une par rapport à lui, que de simples
question de pure opportunité politique. La résolutions [29] ». De là l’importance vitale du
couronne peut-elle, et doit-elle, s’assurer le pouvoir d’exécution des lois : l’Ancienne
concours permanent d’une majorité Constitution, les libertés anglaises ne valent pas
parlementaire, au risque de compromettre comme règles supérieures, mais seulement
l’indépendance des chambres, ou faut-il au comme lois préétablies ; aussi le principe de
contraire, comme l’affirme alors l’opposition non-rétroactivité peut apparaître, dans ce cadre,
par la voix de Bolingbroke, refuser toute forme comme la clé de voûte de l’ordre juridique tout
de dépendance des parlementaires ? Le débat entier. À défaut d’une hiérarchie spatiale des
entre séparation souple et séparation stricte des normes, la stabilité juridique réside tout entière
pouvoirs est né, mais il n’a plus désormais dans un critère temporel, dans une frontière
aucune portée quant au maintien de l’ordre infranchissable érigée entre le passé et l’avenir.
juridique. Si par exemple la chambre des
Communes s’avisait de nommer elle-même les Entre 1776 et 1787, les révolutionnaires
ambassadeurs, on pourrait considérer sa américains élaborent la notion nouvelle d’un
décision comme politiquement inopportune ; pouvoir constituant supérieur au pouvoir

70
législatif ordinaire, non sans difficultés : les justice souveraine ; un âge de la souveraineté,
législatures d’États, tenants de la souveraineté dans lequel les révolutionnaires anglais
parlementaire à l’anglaise, ont beau jeu de leur rénovèrent la vieille hiérarchie des cours pour
rétorquer qu’une telle distinction est en faire une hiérarchie des pouvoirs, législatif et
impossible, dans la mesure où elle remet en exécutif ; un âge de la hiérarchie des normes,
cause le caractère nécessairement indivisible de enfin, dans lequel la pyramide des règles de
la souveraineté [30]. Le souci politique est le droit vint peu à peu se substituer à la hiérarchie
même que celui des révolutionnaires anglais des pouvoirs de la phase précédente. Dans ce
des années 1640-1650 : il s’agit de limiter cadre nouveau, l’idée même d’une distinction
l’interventionnisme constant des législatures entre les pouvoirs n’a plus véritablement sa
d’États. Mais sa traduction juridique est place : tirant toutes les conséquences de
entièrement différente, dans la mesure où la l’éclatement de la fonction normative
notion de constitution est désormais commencé avec les révolutionnaires
profondément renouvelée : la constitution ne américains, Kelsen construisit une hiérarchie
vaut plus dans l’ordre du temps, comme un des normes dans laquelle législation et
ensemble de coutumes immémoriales. Depuis exécution deviennent des notions
Bolingbroke, elle est de plus en plus souvent purement relatives. Le législateur, par exemple,
énoncée comme une règle supérieure à la loi n’est que l’exécutif de la constitution, puisqu’en
ordinaire, valable dans l’espace [31]. Aussi le exerçant son pouvoir normatif il ne fait
garant de l’ordre juridique ne sera plus le roi, en qu’appliquer la norme supérieure. Aussi, pour
tant qu’il préside à l’application de la loi par les Kelsen, « législation et exécution sont, non pas
cours ordinaires, mais le peuple, en tant qu’il a deux fonctions étatiques coordonnées, mais
rédigé une constitution dont la valeur deux étapes hiérarchisées du procès de création
normative est supérieure par essence à celle de et d’application du Droit » ; ou encore : « la
la loi. Dès cet instant, l’exigence d’une plupart des actes qui interviennent dans le
séparation entre pouvoir constituant et domaine du droit sont à la fois des actes de
pouvoirs constitués vient se substituer à la création et d’application de normes
séparation antérieure entre pouvoir législatif et juridiques » [33]. Autrement dit, tout législateur
pouvoir exécutif : si le maintien de l’ordre est en même temps un exécutant, et le pouvoir
juridique peut effectivement être garanti, c’est d’État n’est plus que l’exercice d’une fonction
normative indivise [34].
dans la mesure où les pouvoirs constitués, tenus
par la Constitution, ne prendront de décisions
Âge de la justice, centré sur les deux degrés
que dans le respect de la règle suprême, de la
de juridiction ; âge de la souveraineté, centré
même façon que les cours ordinaires de justice,
sur les deux, puis les trois pouvoirs ; âge de la
dans la version antérieure de la séparation des
hiérarchie des normes, centré sur une échelle
pouvoirs, se bornaient à statuer conformément
des pouvoirs normatifs : dans ce contexte, la
à la loi [32].
théorie des pouvoirs apparaît comme une
En définitive, si la validité de la doctrine période essentiellement transitoire de notre
traditionnelle de la séparation des pouvoirs culture juridique, comme un maillon
s’est trouvée compromise, c’est parce que le intermédiaire entre le modèle de la hiérarchie
contenu même des fonctions de l’État, loin de des cours et celui de la hiérarchie des normes.
posséder une consistance autonome qui L’âge des pouvoirs peut être tout entier ramené
vaudrait de manière intemporelle, est en réalité à une phase de personnification de l’ordre
étroitement tributaire d’une conception de juridique, qui, pendant toute cette période, se
l’ordre juridique qui seule lui donne son sens. confond avec l’agencement des organes de
Aussi toute mutation dans la notion d’ordre gouvernement : c’est bien pour cette raison que
juridique ne pouvait qu’affecter profondément les révolutionnaires français, en 1789 encore,
le contenu des pouvoirs. On pourrait à cet égard affirment que la Constitution n’est autre chose
distinguer trois grandes phases historiques que la distribution des différents pouvoirs [35].
dans la conception du droit : un âge de la À l’orée de l’âge de la hiérarchie des normes, ils
justice, dans lequel l’ordre juridique est raisonnent encore selon les catégories de l’ère
essentiellement conçu comme hiérarchie des des pouvoirs qui s’achève. Mais une fois la
cours, sans aucune distinction fonctionnelle mutation achevée, il ne restait plus rien de la
autre que celle de la justice ordinaire et de la doctrine originelle de la séparation des

71
pouvoirs : le dogme de la frontière nécessaire absorbé l’intégralité de son contenu juridique.
entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif Le lieu du mystère, de la conciliation quasi
s’était peu à peu vidé de son sens. L’exigence miraculeuse entre la toute-puissance du
d’une séparation du pouvoir politique et du souverain et les libertés des sujets, n’était plus
pouvoir judiciaire, ou celle du pouvoir que le tabernacle vide d’un culte disparu.
constituant et des pouvoirs constitués, avaient

[1] Carlos-Miguel Pimentel est professeur de droit public à l’université de Versailles-Saint Quentin.
[2] Charles Eisenmann, « L’Esprit des lois et la séparation des pouvoirs », Mélanges Carré dealberg,
Paris, 1933.
[3] Voir à ce sujet les analyses désormais classiques de Michel Troper, La Séparation des pouvoirs et
l’Histoire constitutionnelle française, Paris, LGDJ, 1980.
[4] Sur les débats autour de l’influence de la Couronne, voir par exemple W. A. Speck, Stability and
Strife. England, 1714-1760, p. 209-218 ; M. J. C. Vile, Constitutionalism and the Separation of Powers, Oxford,
Clarendon, 1967, p. 72-75.
[5] Voir à ce sujet Prosper Duvergier de Hauranne, Des principes du gouvernement représentatif et de
leur application, Paris, Just Tessier, 1838, dénonçant la séparation stricte : pour lui, toute spécialisation
dans la fonction législative constitue « une idée fausse et incomplète des attributions de la chambre
élective ; […] cette chambre doit participer au gouvernement aussi bien qu’à la législation ». De là l’éloge
du cabinet comme organe de liaison entre les pouvoirs publics : « un intermédiaire est nécessaire qui,
participant à la fois des trois pouvoirs, emprunte à chacun une portion de sa vie propre » (p. 15).
[6] Voir le discours de 1816 de Royer-Collard sur le renouvellement de la chambre par cinquièmes,
dans Prosper de Barante, La Vie de M. Royer-Collard. Ses discours, ses écrits, 2 éd., Paris, Didier, 1863, t. 1,
e

p. 216 : « chez nous, le Gouvernement tout entier est dans la main du Roi ; le Roi gouverne
indépendamment des Chambres ; leur concours, toujours utile, n’est cependant indispensable que si le
Roi reconnaît la nécessité d’une loi nouvelle ».
[7] Voir à ce sujet Adolphe Granier de Cassagnac, La Révision de la Constitution, Paris, Plon, 1851,
p. 37-38 : « quelle est la pensée des institutions napoléoniennes […] ? C’est la division et l’indépendance
des pouvoirs que Montesquieu appelle le principe même de la liberté ». Voir aussi p. 40-41 : « d’un côté,
le gouvernement, occupé d’agir et non de parler, d’administrer et non de législateur, peut consacrer
tout son temps, toute sa pensée, toutes ses forces au bien public, au lieu de les user dans des agitations
et des luttes misérables. De l’autre, le pouvoir législatif, n’ayant qu’à faire des lois, et non plus à faire
ou défaire les ministres, se trouve enfin dans les conditions ordinaires de calme, de sagesse et de
patriotisme que comporte un corps délibérant ». Le parlementarisme, en revanche, est un déplorable
système de confusion anarchique des pouvoirs.
[8] Sur l’évolution de la théorie des pouvoirs, on se permettra de renvoyer à notre thèse, L’Origine
des trois pouvoirs et la Théorie des régimes politiques, thèse dactylographiée, Paris II, 2000.
[9] À ce sujet, voir Conrad Russel, « The theory of treason in the trial of Strafford », English Historical
Review, n° 314, vol. LXXX, 1965.
[10] Cité par W. B. Gwyn, « The meaning of the separation of powers », Tulane Studies in Political
Science, vol. IX, New Orleans, Tulane University, 1965, p. 43.
[11] John Lilburne, A Defiance to Tyrants, Londres, 2 éd., 1648, cité par W. B. Gwyn, ibid., p. 41.
e

[12] Charondas le Caron, Pandectes, ou digestes de droit français, Paris, 1637, p. 3, cité par William E
Church, Constitutional Thought in Sixteenth Century France, Cambridge, Mass., Harvard University Press,
1941, p. 196.
[13] Charondas le Caron, Panégyrique ou Oraison de louange, au roy Charles VIIII, Paris, 1566, cité par
W. F. Church, ibid., p. 200.
[14] Voir à ce sujet S. B. Chrimes, Constitutional Ideas in the Fifteenth Century, Cambridge,
Cambridge University Press, 1936, p. 353 ; Charles H. Mac Ilwain, The High Court of Parliament and its
Supremacy, New Haven, Yale University Press, 1910, p. 131.
[15] Rot. Parl. III, 236, cité par S. B. Chrimes, op. cit., p. 71.
[16] Charondas le Caron, op. cit., p. 6, cité par Marie-France Renoux-Zagame, « Royaume de la loi :
équité et rigueur du droit selon la doctrine des parlements de la monarchie », Justices, n° 9, Justice et
Équité, Paris, Dalloz, janvier-mars 1998, p. 23.
[17] Lalouette, Des affaires d’Estat…, Metz, 1597, p. 96, cité par Marie-France Renoux-Zagame, « Du
juge-prêtre au roi-idole. Droit divin et constitution de l’État dans la pensée juridique française à l’aube
des temps modernes », in : Jean-Louis Thireau (dir.), Le Droit entre laïcisation et néo-sacralisation, Paris,
PUF, 1997, p. 163.
[18] Jules Flammermont, Remontrances du Parlement de Paris au XVIII siècle, in Documents inédits de
E

l’histoire de France, Paris, Imprimerie nationale, 3 vol., 1888-1898, t. 1, p. 281-283 et 515.

72
[19] « Toutes les plaintes et doléances, actions et voies de recours qui transcendent le cours ordinaire
des lois sont de la compétence de ce tribunal extraordinaire. Il peut régler ou modifier la succession au
trône… Il peut altérer la religion du pays… Il peut modifier et renouveler la constitution même du
royaume et des Parlements eux-mêmes… Il peut, en un mot, fairetout ce qui n’est pas impossible par
nature », William Blackstone, Commentaries on the Laws of England, vol. I, Of the Rights of Persons, fac-
similé de l’édition de 1765-1769, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1979, p. 156.
[20] C’est de là que date l’ambiguïté même de notre notion de pouvoir, dont on a si souvent remarqué
qu’elle hésitait constamment entre l’organe et la fonction. Dès lors que la fonction de faire la loi est de
l’essence du souverain, la loi et le législateur deviennent inséparables. Par hypothèse, la pensée
fonctionnelle tendra toujours à confondre la fonction et l’organe.
[21] Voir à ce sujet les écrits d’Isaac Penington et de Marchamont Nedham, ce dernier déclarant par
exemple qu’il faut confier l’exécution de la loi à une seule personne, « avec les mystères du
gouvernement ». Sur ces points, voir W. B. Gwyn, op. cit., p. 31-32, 56-58.
[22] Algernon Sidney, Discourses concerning Government, Londres, 1698, III, 10, p. 295, cité par M. J.
C. Vile, op. cit., p. 29-30. John Milton, Eikonoklastes, Londres, 1649, p. 57, en trad. fr. dans Écrits politiques,
Paris, Belin, coll. « Littérature et politique », 1993, p. 163. On considère généralement Locke comme le
père de la séparation des pouvoirs ; mais il ne fit, à cet égard, que reprendre les théories élaborées lors
de la révolution, en leur adjoignant un pouvoir fédératif qui resta sans postérité.
[23] William Blackstone, Commentaries of the Laws of England, éd. citée, vol. I, livre I, chap. 2, p. 142.
Paraphrasant les cas de cumul des trois pouvoirs évoqués par Montesquieu, Blackstone revient en fait
aux deux pouvoirs traditionnels : pour lui, la confusion des pouvoirs se résume à un simple cumul du
pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, ce dernier englobant la fonction ordinaire de justice. « Le
magistrat pourrait édicter des lois tyranniques et les exécuter tyranniquement, puisqu’il possède, en
qualité de dispensateur de la justice, toute la puissance qu’il estime bon de s’attribuer comme législateur »
(c’est nous qui soulignons). Pour Montesquieu, au contraire, trois cas de cumul sont possibles : législatif-
exécutif (« on peut craindre que le même monarque ou le même Sénat ne fasse des lois tyranniques pour
les exécuter tyranniquement »), législatif-judiciaire (« le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait
arbitraire : car le juge serait législateur »), exécutif-judiciaire (« le juge pourrait avoir la force d’un
oppresseur »). Voir Charles-Louis de Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 6, in : Œuvres complètes, Roger
Caillois (éd.), Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, p. 397.
[24] Montesquieu, ibid.
[25] Ibid., II, 5, p. 314. C’est nous qui soulignons.
[26] C’est pour cette raison que le troisième pouvoir est très vite écarté de l’analyse, étant « invisible
et nul ». Il convient de noter que cette analyse du pouvoir de juger ne vaut que dans le cas de
l’Angleterre et des régimes républicains ; dans une monarchie à la française, en revanche, la diversité
des privilèges et des coutumes suppose un rôle actif des magistrats : voir à ce sujet ibid., VI, 1 à 4.
[27] John Wildman, Truths Tryumph, or Treachery Anatomized, Londres, 1648, cité par W. B. Gwyn, op.
cit., p. 41.
[28] Jean Louis Delolme, Constitution de l’Angleterre, 2 vol., rééd., Genève et Paris, Duplain, 1788, t. 2,
II, 3, p 213.
[29] Ibid., p. 214.
[30] Sur ce point, voir les précieuses notations de Gordon S. Wood, The Creation of the American
Republic, rééd., New York, Norton, 1993, p. 273-280, et son chapitre sur l’essor des conventions
constitutionnelles, p. 306-343.
[31] Voir à ce sujet Henry St John Bolingbroke, A Dissertation upon Parties, in Works, vol. 2, Londres,
Henry Bohn, 1844, p. 88-89 et 112. Bolingbroke oppose la Constitution, règle suprême et intangible du
régime anglais, et le gouvernement, muable et contingent, qui doit agir en conformité avec la
Constitution. L’essentiel est que la notion de gouvernement ne recouvre pas seulement les actes de
l’exécutif, mais également les lois prises par le législateur, qui se trouvera donc également soumis à la
Constitution (p. 89).
[32] Pour une systématisation doctrinale de la séparation entre pouvoirs constituants et pouvoirs
constitués, voir les remarquables développements d’Élisabeth Zoller, Droit constitutionnel, 2 éd., Paris,
e

PUF, coll. « Droit fondamental », 1999.


[33] Hans Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », RDP, 1928, p. 199 ; Théorie pure
du droit, trad. fr., 2 éd., Neuchâtel, La Baconnière, 1988, p. 137.
e

[34] Voir aussi Hans Kelsen, Théorie générale du droit et de l’État, II, 3, trad. fr., Paris, Bruylant-LGDJ,
p. 318-331.
[35] Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, art. 16 : « toute société dans laquelle la garantie des
droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ».

73
SIXIÈME SÉANCE

L E S RÉ G I M E S É T RA N G E RS

TEXTES À ÉTUDIER

DOCUMENT 1 : Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776.

DOCUMENT 2 : J. BOUDON, « La séparation des pouvoirs aux États-Unis », Pouvoirs, 2012/4,


n° 143, p. 113-122.

DOCUMENT 3 : D. KELEMAN, « Une gouvernance fédérale : mort et résurrection », Pouvoirs,


2014/2, n° 149, p. 135-149.

DOCUMENT 4 : A. LE PILLOUER, « La notion de régime d'assemblée et les origines de la


classification des régimes politiques », RFDC, 2004/2, n° 58, p. 305-333.

DOCUMENT 5 : A. LE DIVELLEC, « Un tournant de la culture constitutionnelle britannique : le


Fixed-Term Parliament Act 2011 », Jus Politicum, n°7, 2012.

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

D. BARANGER, Parlementarisme des origines, Paris, PUF, 1999.

P. GAULMIN, « Le droit de veto présidentiel aux États-Unis », RFDC, 1998, p. 251.

P. LAUVAUX et A. LE DIVELLEC, Les grandes démocraties contemporaines, Paris, PUF, 2015.

H. MUIR-WATT, « Le problème du constitutional review : le modèle du Royaume-Uni », CCC,


2008, n° 24, p 94.

S. RIALS, « Régime congressionnel ou régime présidentiel ? Les leçons de l’histoire


américaine », Pouvoirs, n° 29, 1984, p. 35-47.

E. ZOLLER, Histoire du gouvernement présidentiel aux États-Unis, Paris, Dalloz, 2001.

74
DOCUMENT 1 : Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776.

Lorsque, dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de
dissoudre les liens politiques qui l'ont attaché à un autre et de prendre, parmi les puissances
de la Terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui
donnent droit, le respect dû à l'opinion de l'humanité oblige à déclarer les causes qui le
déterminent à la séparation.

Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont
créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se
trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les
hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés.
Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le
droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les
principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté
et le bonheur. La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis
longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et passagères, et l'expérience
de tous les temps a montré, e n effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux
supportables qu'à se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils sont
accoutumés.

Mais lorsqu'une longue suite d'abus et d'usurpations, tendant invariablement au même but,
marque le dessein de les soumettre au despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur
devoir de rejeter un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur
sécurité future. Telle a été la patience de ces Colonies, et telle est aujourd'hui la nécessité qui
les force à changer leurs anciens systèmes de gouvernement. L'histoire du roi actuel de
Grande-Bretagne est l'histoire d'une série d'injustices et d'usurpations répétées, qui toutes
avaient pour but direct l'établissement d'une tyrannie absolue sur ces États.

Pour le prouver, soumettons les faits au monde impartial :

Il a refusé sa sanction aux lois les plus salutaires et les plus nécessaires au bien public.

Il a défendu à ses gouverneurs de consentir à des lois d'une importance immédiate et


urgente, à moins que leur mise en vigueur ne fût suspendue jusqu'à l'obtention de sa sanction,
et des lois ainsi suspendues, il a absolument négligé d'y donner attention.

Il a refusé de sanctionner d'autres lois pour l'organisation de grands districts, à moins que
le peuple de ces districts n'abandonnât le droit d'être représenté dans la législature, droit
inestimable pour un peuple, qui n'est redoutable qu'aux tyrans.

Il a convoqué des Assemblées législatives dans des lieux inusités, incommodes et éloignés
des dépôts de leurs registres publics, dans la seule vue d'obtenir d'elles, par la fatigue, leur
adhésion à ses mesures. À diverses reprises, il a dissous des Chambres de représentants parce
qu'elles s'opposaient avec une mâle fermeté à ses empiétements sur les droits du peuple. Après
ces dissolutions, il a refusé pendant longtemps de faire élire d'autres Chambres de
représentants, et le pouvoir législatif, qui n'est pas susceptible d'anéantissement, est ainsi
retourné au peuple tout entier pour être exercé par lui, l'État restant, dans l'intervalle, exposé
à tous les dangers d'invasions du dehors et de convulsions au-dedans.

75
Il a cherché à mettre obstacle à l'accroissement de la population de ces États. Dans ce but, il
a mis empêchement à l'exécution des lois pour la naturalisation des étrangers ; il a refusé d'en
rendre d'autres pour encourager leur émigration dans ces contrées, et il a élevé les conditions
pour les nouvelles acquisitions de terres. Il a entravé l'administration de la justice en refusant
sa sanction à des lois pour l'établisse ment de pouvoirs judiciaires.

Il a rendu les juges dépendants de sa seule volonté, pour la durée de leurs offices et pour le
taux et le paiement de leurs appointements.

Il a créé une multitude d'emplois et envoyé dans ce pays des essaims de nouveaux
employés pour vexer notre peuple et dévorer sa substance. Il a entretenu parmi nous, en temps
de paix, des armées permanentes sans le consentement de nos législatures. Il a affecté de
rendre le pouvoir militaire indépendant de l'autorité civile et même supérieur à elle. Il s'est
coalisé avec d'autres pour nous soumettre à une juridiction étrangère à nos Constitutions et
non reconnue par nos lois, en donnant sa sanction à des actes de prétendue législation ayant
pour objet : de mettre en quartier parmi nous de gros corps de troupes armées; de les protéger
par une procédure illusoire contre le châtiment des meurtres qu'ils auraient commis sur la
personne des habitants de ces États; de détruire notre commerce avec toutes les parties du
monde; de nous imposer des taxes sans notre consentement; de nous priver dans plusieurs cas
du bénéfice de la procédure par jurés; de nous transporter au-delà des mers pour être jugés à
raison de prétendus délits; d'abolir dans une province voisine le système libéral des lois
anglaises, d'y établir un gouvernement arbitraire et de reculer ses limites, afin de faire à la fois
de cette province un exemple et un instrument propre à introduire le même gouvernement
absolu dans ces Colonies; de retirer nos chartes, d'abolir nos lois les plus précieuses et d'altérer
dans leur essence les formes de nos gouvernements ; de suspendre nos propres législatures et
de se déclarer lui-même investi du pouvoir de faire des lois obligatoires pour nous dans tous
les cas quelconques.

Il a abdiqué le gouvernement de notre pays, en nous déclarant hors de sa protection et en


nous faisant la guerre. Il a pillé nos mers, ravagé nos côtes, brûlé nos villes et massacré nos
concitoyens. En ce moment même, il transporte de grandes armées de mercenaires étrangers
pour accomplir l'œuvre de mort, de désolation et de tyrannie qui a été commencée avec des
circonstances de cruauté et de perfidie dont on aurait peine à trouver des exemples dans les
siècles les plus barbares, et qui sont tout à fait indignes du chef d'une nation civilisée. Il a excité
parmi nous l'insurrection domestique, et il a cherché à attirer sur les habitants de nos frontières
les Indiens, ces sauvages sans pitié, dont la manière bien connue de faire la guerre est de tout
massacrer, sans distinction d'âge, de sexe ni de condition.

Dans tout le cours de ces oppressions, nous avons demandé justice dans les termes les plus
humbles ; nos pétitions répétées n'ont reçu pour réponse que des injustices répétées. Un prince
dont le caractère est ainsi marqué par les actions qui peuvent signaler un tyran est impropre à
gouverner un peuple libre.

Nous n'avons pas non plus manqué d'égards envers nos frères de la Grande-Bretagne. Nous
les avons de temps en temps avertis des tentatives faites par leur législature pour étendre sur
nous une injuste juridiction. Nous leur avons rappelé les circonstances de notre émigration et
de notre établissement dans ces contrées. Nous avons fait appel à leur justice et à leur
magnanimité naturelle, et nous les avons conjurés, au nom des liens d'une commune origine,
de désavouer ces usurpations qui devaient inévitablement interrompre notre liaison et nos
bons rapports. Eux aussi ont été sourds à la voix de la raison et de la consanguinité. Nous

76
devons donc nous rendre à la nécessité qui commande notre séparation et les regarder, de
même que le reste de l'humanité, comme des ennemis dans la guerre et des amis dans la paix.

En conséquence, nous, les représentants des États-Unis d'Amérique, assemblés en Congrès


général, prenant à témoin le Juge suprême de l'univers de la droiture de nos intentions,
publions et déclarons solennellement au nom et par l'autorité du bon peuple de ces Colonies,
que ces Colonies unies sont et ont le droit d'être des États libres et indépendants; qu'elles sont
dégagées de toute obéissance envers la Couronne de la Grande-Bretagne; que tout lien
politique entre elles et l'État de la Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissous; que,
comme les États libres et indépendants, elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure
la paix, de contracter des alliances, de réglementer le commerce et de faire tous autres actes ou
choses que les États indépendants ont droit de faire; et pleins d'une ferme confiance dans la
protection de la divine Providence, nous engageons mutuellement au soutien de
cette Déclaration, nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré, l'honneur.

DOCUMENT 2 : J. BOUDON, « La séparation des pouvoirs aux États-Unis », Pouvoirs,


2012/4, n° 143, p. 113-122.

En France, l’expression « la séparation des Unis. Or ceux-ci n’ont pas toujours vérifié les
pouvoirs aux États-Unis » réclame presque critères (contestables) d’un régime
toujours un adjectif, celui de « rigide » (ou « présidentiel » [3] – et pas avant l’entre-deux-
encore de « tranchée »). Une telle qualification guerres : que l’on pense à la dénonciation par
s’inscrit dans une typologie plus large des Wilson du Congressional Government – et,
régimes politiques et des systèmes surtout, on n’aurait pas de mal à prouver que la
constitutionnels opposant le régime Constitution américaine de 1787 (il faudrait
parlementaire, qui reposerait sur une dire : « de 1789 », date d’entrée en vigueur du
séparation « souple » des pouvoirs, au régime texte, mais le prestige de la Convention de
présidentiel américain, qui postulerait la Philadelphie et le triomphe médiatique de la
séparation « rigide [1] ». On laissera de côté les Révolution française ont convergé pour retenir
deux extrêmes : les situations où les organes 1787) ne vérifie pas les critères (contestés) du
sont tellement séparés qu’ils n’ont aucune régime dit présidentiel [4].
communication entre eux et celles où la
séparation est de façade (on aura reconnu le La précision est d’autant plus nécessaire que
régime d’assemblée, dit encore régime la typologie des régimes est arrimée en France
conventionnel, du nom de la Convention au degré de séparation des pouvoirs que l’on
nationale en 1792-1795 [2]). Voici la vulgate que croit identifier dans tel ou tel pays. Depuis la
les manuels de droit constitutionnel français III République et l’œuvre pionnière d’Adhémar
e

propagent encore de nos jours, quand bien Esmein [5], la typologie de la séparation des
même leurs auteurs concéderaient la faible pouvoirs est liée de manière indissociable à une
valeur scientifique d’une telle classification typologie des régimes politiques. Pour le
(mais les considérations pédagogiques viennent comprendre, il faut tenir compte du contexte de
tout justifier). la fin du XIX siècle : au moment où la
E

République s’installe, il s’agit de prouver son


Il y aurait beaucoup à dire – déjà – sur caractère hautement libéral. Or, pour préserver
l’identification d’un régime d’assemblée ou la liberté, le meilleur instrument fourni par la
d’un régime présidentiel. En bref, ce sont des philosophie politique est la séparation des
fariboles qu’il convient impérativement de pouvoirs, qu’il est convenu d’imputer à
chasser des facultés de droit et du monde des Montesquieu. La difficulté réside dans le fait
juristes. La catégorie « régime présidentiel » ne que le régime parlementaire français, importé
contient ainsi qu’un seul élément : les États- de Grande-Bretagne, est décrit comme reposant

77
sur la « fusion » du Parlement (ou plutôt de la de toute immixtion d’un autre. Il s’agit du
majorité parlementaire de la Chambre basse) et Congrès : ses membres sont désignés de façon
du cabinet. C’est l’opinion du publiciste autonome et ne peuvent être démis de leur
Bagehot en 1867 [6]. De la « fusion », ne risque- mandat qu’avec l’accord de la Chambre à
t-on pas de glisser vers la « confusion » (des laquelle ils appartiennent.
pouvoirs), c’est-à-dire l’exacte antithèse de la
« séparation » prônée par le libéralisme ? Pour
se prémunir d’un tel reproche, pour sauver le
1. L’EXISTENCE DU CONGRÈS
caractère libéral des régimes parlementaires,
ceux-ci doivent reposer sur une forme de La doctrine juridique française se focalise
séparation des pouvoirs. Tenant compte des sur le droit de dissolution aux États-Unis : il
observations de Bagehot, Esmein recourt à n’est pas prévu par la Constitution, de sorte que
l’adjectif « souple », qui permet de contraster le la séparation des pouvoirs serait rigide. Mais
modèle européen avec un autre modèle, celui c’est faire preuve d’incohérence puisqu’elle
des États-Unis, qui ne répond certes pas au qualifie également le régime américain de
canon du régime parlementaire, mais qui est régime présidentiel, alors qu’elle devrait le
assurément libéral et sans conteste pétri de décrire comme « congressionnel » si l’attention
séparation des pouvoirs. Cette dernière est était braquée sur le mandat de chacun des
alors présentée comme « rigide ». Voilà où nous membres du Congrès.
en sommes. Depuis plus d’un siècle, la doctrine
juridique française véhicule des vieilles lunes Les représentants et les sénateurs sont élus
aux prémisses fragiles. C’est ce que l’on au suffrage universel direct dans le cadre des
voudrait démontrer en analysant la séparation États fédérés ; on sait que c’était le cas dès
des pouvoirs aux États-Unis. l’origine pour les premiers et qu’il fallut
attendre le XVII amendement de 1913 pour
e

Afin d’éclairer le propos, il convient au qu’il en aille de même pour les seconds – ceux-
préalable de rappeler la polysémie du terme ci ne sont plus désignés par la législature de
« pouvoir ». Il désigne à la fois un organe et une l’État, mais par les électeurs de l’État se
fonction : l’organe est le Parlement ou telle prononçant statewide. Jamais un organe fédéral,
chambre du Parlement, le cabinet, le monarque, qu’il s’agisse du président ou d’une cour, ne
le président de la République, etc., tandis que la pourra s’immiscer dans cette désignation. (On
fonction est législative, exécutive ou ne s’intéresse pas ici à la désignation
juridictionnelle. Les partisans de la séparation temporaire, en cas de vacance, d’un sénateur
« rigide » des pouvoirs aux États-Unis fédéral par telle autorité fédérée, le plus
articulent deux arguments en faveur de leur souvent le gouverneur de l’État, qui fait les
thèse : d’une part, les organes sont désignés et délices de la presse politique : on pense à la
destitués de manière indépendante ; de l’autre, succession de Barack Obama, de Ted Kennedy
les fonctions étatiques sont étanches. Les deux ou d’Hillary Clinton dans les années récentes.)
affirmations sont l’une et l’autre contestables.
On soutiendra en sens inverse que la séparation Par ailleurs, si l’on s’interroge sur la perte du
des pouvoirs aux États-Unis n’est en rien mandat, le constat est identique : en aucune
« rigide » ou « tranchée » parce que circonstance, les autres organes fédéraux ne
l’interdépendance et la collaboration règnent en sauraient procéder à une destitution des
maîtres. membres du Congrès. Elle ne peut venir que du
Congrès lui-même ou, plus exactement, de la
Chambre à laquelle appartient tel ou
tel congressman. Une précision s’impose ici : la
I. – DÉSIGNATION ET DESTITUTION DES
procédure d’impeachment – sur laquelle nous
ORGANES
reviendrons –, objet notamment de l’article II,
Le terme « interdépendance » mérite d’être section 4, est-elle applicable aux membres du
nuancé, ce qui permettra au passage d’écarter Congrès ? La réponse est négative, au prix
l’expression « régime présidentiel ». En effet, d’une interprétation contestable (évidemment)
des trois organes fédéraux identifiés par la du Sénat à la fin du XVIII siècle (affaire
E

Constitution américaine (le Congrès, le Blount) [7]. La conclusion est donc que seule la
président, les cours), il en est un qui est à l’abri

78
Chambre à laquelle appartient le congressman Quant à la destitution, il n’est pas nécessaire
prononce l’exclusion (expel) de la Chambre. de s’attarder sur le mécanisme bien connu de
l’impeachment, qui vise tant le président que le
Autrement dit, un cordon protecteur vice-président. On sait que la Chambre des
entoure le mandat des membres du Congrès, ce représentants est compétente pour mettre en
qui contraste avec le sort réservé aux autres accusation (to impeach, au sens littéral) et que le
organes fédéraux. Sénat, érigé en juge, doit se prononcer à la
majorité des deux tiers – la seule peine qu’il
peut infliger est la destitution (voire
2. LE MANDAT DU PRÉSIDENT l’interdiction d’exercer toute charge publique
(ET DU VICE-PRÉSIDENT) fédérale à l’avenir). Les incriminations restent
floues, notamment les other high crimes and
Au sein de la doctrine juridique française, misdemeanors. Parce que la sentence émane d’un
l’arbre cache la forêt. La séparation des organe politique sanctionnant un autre organe
pouvoirs aux États-Unis serait rigide parce qu’à politique pour des motifs qui sont tout à la fois
l’absence de droit de dissolution du Congrès politiques et criminels, il est vain, comme le
répond l’absence de mise en cause de la prétend une partie de la doctrine juridique
responsabilité « politique » du président et de française, de voir dans l’impeachment une
ses collaborateurs, tandis que le président est responsabilité strictement pénale. On
l’élu du peuple. Une telle présentation a le comprend l’enjeu : si elle est telle, elle est
grand intérêt de faire prendre des vessies pour réduite, elle ne perturbe pas la lecture que l’on
des lanternes et d’occulter les ressorts plus ou fait des relations entre organes fédéraux placées
moins cachés de la Constitution américaine. sous le sceau de la rigidité. Il semble cependant
que les visées politiques ne sont jamais
Quant à la désignation du président et du éloignées, du moins quand l’impeachment est
vice-président, il est crucial pour les besoins de déclenché contre les membres du département
la cause d’en faire des élus du suffrage exécutif.
universel, certes indirect, admet-on. Ce serait
oublier que la Constitution de 1787 prévoit un L’impeachment a été voté à deux reprises
mode alternatif de désignation, qui devait contre des présidents (Andrew Johnson en
d’ailleurs devenir la voie principale selon les 1867-1868 et Bill Clinton en 1998-1999), sans que
vues initiales des Pères fondateurs. En effet, dès la procédure aille à son terme. Cela ne signifie
lors qu’aucun candidat ne parvient à franchir la pas qu’elle n’ait pas eu des conséquences
barre de la majorité absolue au sein du importantes : d’un côté, Richard Nixon a
prétendu « collège » électoral, le choix revient à démissionné en 1974 parce que
la Chambre des représentants pour le président l’impeachment était probable ; de l’autre, la fin
et au Sénat pour le vice-président. On pensait, à du second mandat de Bill Clinton a été plombée
l’époque de la Convention de Philadelphie, que par le vote de la Chambre des représentants et
nul prétendant n’aurait une stature nationale nonobstant l’acquittement par le Sénat.
comparable à celle de George Washington
On le voit, la situation du président et du
– qu’après lui le Congrès reprendrait la main.
vice-président se distingue nettement de celle
De fait, dès 1800, le cas se présenta (élection de
des membres du Congrès : ils peuvent être
Thomas Jefferson), puis une nouvelle fois en
désignés et destitués par le Congrès ou par
1824 (élection de John Quincy Adams),
l’une des Chambres du Congrès.
sans oublier celle du vice-président Richard
M. Johnson en 1836. On conçoit combien les
traits du système américain auraient été
bouleversés si l’action unifiante des partis 3. LA CHARGE CONFIÉE
politiques et le bipartisme n’avaient AUX JUGES FÉDÉRAUX
marginalisé cette disposition (laquelle se
rappelle épisodiquement au bon souvenir de la Les juges fédéraux ne sont pas élus, comme
classe politique américaine : ainsi en 1992, en nombre de leurs homologues dans les États
2000, voire en 2004). L’intention des Fondateurs fédérés, ils sont nommés sur présentation du
était de faire élire le ticket par le Congrès, or président et une fois obtenu l’accord (advice and
cette voie est toujours ouverte. consent) du Sénat statuant à la majorité simple

79
(art. II, sect. 2, clause 2). Deux organes ambages ; elle est impraticable, selon
concurrents sont donc associés pour la Esmein [8] ; c’est un extrême qui nie toute
nomination du troisième. Les désignations font séparation. Il reste que l’étanchéité des
toujours l’objet de luttes homériques, surtout fonctions travaille le constitutionnalisme
lorsqu’elles promeuvent à la Cour suprême. américain : lors des débats constituants, elle
Elles ne s’apparentent jamais à une formalité et était vantée par les anti-fédéralistes. Or cette
conduisent parfois à des échecs, qu’ils fussent vue a été écartée par les fédéralistes et c’est la
éclatants (le juge Bork en 1987) ou camouflés théorie des incroachments qui a triomphé, part
(Harriet Miers en 2005). Les nominations essentielle des checks and balances. James
récentes ont été plus aisées : le président Obama Madison est ici crucial. La liberté suppose les
a réussi à placer Sonia Sotomayor en 2009 et immixtions incessantes de tel organe fédéral
Elena Kagan en 2010. dans la fonction « naturelle » de tel autre
organe, érigé en rival. Il convient de s’expliquer
S’agissant de la destitution des juges sur la métaphore « fonction naturelle » : en
fédéraux, elle obéit aux règles de gros, selon la présentation qu’en fait la
l’impeachment et elle est donc de la compétence Constitution, la fonction législative est confiée
du Congrès. La procédure vaut en effet pour au Congrès (art. I), la fonction exécutive au
« tous les officiers civils des États-Unis », ce qui président (art. II), la fonction juridictionnelle
inclut les juges. On ajoutera qu’elle a surtout aux cours fédérales (art. III). L’américain utilise
visé des juges. Pas moins de quinze d’entre eux ici l’expression the bulk of (« pour l’essentiel »).
ont été mis en accusation par la Chambre des Ce privilège se mue souvent en prérogative, au
représentants, huit ont été destitués par le Sénat sens étymologique : l’association entre un
(le dernier, Thomas Porteous, en 2010), sachant organe et une fonction n’est pas absolue, elle
que nombre de juges préfèrent démissionner souffre d’exceptions qui sont l’autre nom
avant le jugement par le Sénat (ainsi Samuel des encroachments. Une fonction étatique n’est
B. Kent en 2009). Malgré des menaces jamais confiée en monopole à un organe car la
incessantes, un seul membre de la Cour Constitution met en place toute une série
suprême a été mis en accusation (Samuel Chase d’intrusions de tel autre organe dans une
en 1804), aucun n’a été destitué. fonction qui n’est pas la sienne à titre principal.
La conclusion que l’on peut tirer de ces
éléments est limpide : du point de vue de la
désignation et de la destitution des organes, 1. LE PARTAGE
seuls les membres du Congrès sont DE LA FONCTION LÉGISLATIVE
« immunisés » contre toute intrusion du
président ou des cours fédérales. En revanche, Le Congrès partage la fonction législative
le président, le vice-président et les juges avec le président. Certes, celui-ci n’est pas doté
fédéraux dépendant largement du Congrès, de l’initiative des bills, il fait endosser ses
tant pour leur désignation que pour leur projets – souvent annoncés dans le discours sur
destitution éventuelle, ce qui prouve que le l’état de l’Union (art. II, sect. 3) – par
régime américain ne saurait être qualifié de des congressmen amis. Mais le président dispose
« présidentiel », pas plus qu’il ne reposerait sur d’une arme redoutable, qu’il utilise cependant
une séparation « rigide » des pouvoirs. On en a avec parcimonie : le veto. On rappellera
la confirmation lorsqu’on s’intéresse au brièvement le dispositif de l’article I, section 7,
partage – au sens de balance – des fonctions clause 2 : tout bill voté par les deux Chambres
étatiques. doit être soumis pour signature au président.
Celui-ci est confronté à trois options : signer le
texte, qui deviendra loi (shall become a Law) ;
refuser de signer le texte, ce qui revient à lui
II. – LE PARTAGE opposer un veto ; ne pas agir, ce qui s’apparente
DES FONCTIONS ÉTATIQUES à un veto (pocket veto) lorsque le Congrès est sur
le point de s’ajourner. En effet, le président
Bien sûr, la doctrine publiciste française ne
dispose d’un délai de dix jours pour se
commet pas l’erreur de confondre séparation
prononcer : si la session du Capitole se termine
« rigide » et séparation « absolue » des
dans cet intervalle, on estime que le président
pouvoirs. La seconde est condamnée sans
n’a pas le temps de mûrir sa décision, de sorte

80
que le texte ne peut être considéré comme l’illustration : ressortissent-elles de la fonction
valablement soumis pour signature – le législative ou de la fonction exécutive ? Sans
Congrès doit alors reprendre la procédure doute des deux et c’est pourquoi le président et
législative à zéro. Il faut préciser que le veto n’a le Sénat sont associés en la matière. Il semble
rien d’absolu : une majorité qualifiée des deux cependant que les Affaires étrangères relèvent
tiers dans chacune des Chambres permet de le plus du président que du Sénat ; celui-ci
renverser. Les statistiques indiquent que le envahirait alors la fonction « naturelle » d’un
président use inégalement de son droit de veto organe concurrent lorsqu’il ratifie un traité
(on compte près de 2 600 vetos en deux siècles) international. (Une majorité des deux tiers est
et qu’il est rarement contrarié (à hauteur de exigée par l’article II, section 2, clause 2 ; on sait
4 %). Le président a donc les moyens qu’elle fut fatale en 1919 au traité de Versailles,
constitutionnels de s’opposer utilement au donc à la SDN.)
Congrès.
Le doute n’est pas permis en ce qui concerne
Aux yeux de Hans Kelsen et de Michel la nomination aux emplois publics fédéraux. Il
Troper, le président est ainsi érigé en co- y a unanimité pour considérer qu’elle relève de
législateur car il est autorisé à paralyser la la fonction exécutive. Pourtant, le Sénat est
volonté législatrice du Congrès, il est législateur amené à donner son accord (à la majorité
« avec un signe négatif [9] ». La formule était simple). Passe encore pour les juges, mais que
utilisée par Kelsen pour caractériser une cour dire des milliers d’emplois de l’administration
de justice lorsqu’elle est chargée d’opérer un fédérale, dont le président est le chef (art. II,
contrôle de constitutionnalité de la loi : dès lors sect. 2, clause 1) ? Indéniablement, l’office
qu’elle peut empêcher son entrée dans l’ordre présidentiel réclame que le président puisse
juridique, l’abroger ou l’écarter dans tous les s’entourer de collaborateurs fidèles, à
cas d’espèce, elle est co-législatrice. Une telle commencer par les secrétaires du cabinet. Le
affirmation est convaincante, elle n’est pas Sénat est cependant fondé à contester ses choix.
cependant exempte de critiques. Elle associe en Si, dans 99 % des cas, il avalise les propositions
effet deux organes qui n’ont pas les mêmes qui lui sont faites, le Sénat a eu l’occasion de
prérogatives (l’un a l’initiative des lois, l’autre repousser les candidatures à des postes majeurs
use soit du droit de veto, soit du judicial review), de l’exécutif fédéral (ainsi John G. Tower qui
qui n’interviennent pas au même moment (le postulait au secrétariat à la Défense en 1989),
président et les cours ne sont législateurs sans compter toutes les candidatures retirées
qu’après qu’il y a eu acte législatif de la part du face à une opposition résolue de la Chambre
Congrès), et qui ne sont pas placés sur un pied (par exemple celle de Tom Daschle au
d’égalité (le veto du président est toujours secrétariat à la santé en 2009). Le Sénat agit
surmontable, c’est-à-dire que, du point de vue comme un check sur l’action exécutive.
des organes et non de leur composition
partisane, le Congrès a le dernier mot). C’est
seulement en gardant ces différences à l’esprit
3. LE PARTAGE
qu’on peut conserver provisoirement
DE LA FONCTION JURIDICTIONNELLE
l’expression « co-législateur ». Il appartiendra
sans doute à un mouvement ultérieur de la Seule la fonction de rendre la justice, et non
réflexion de la contester. le choix de ses serviteurs et son organisation,
sera ici examinée. (On ne dira rien de
l’intervention du pouvoir constituant qui
2. LE PARTAGE entend contredire une solution
DE LA FONCTION EXÉCUTIVE jurisprudentielle, ce fut le cas après l’arrêt
Chisholm v. Georgia de 1793 : par définition, le
Il est difficile de définir simplement la pouvoir constituant n’est pas un pouvoir
fonction « exécutive ». Si les mots ont un sens, constitué tels le Congrès et la présidence,
« exécuter » signifie « appliquer » ou « mettre d’autant que les amendements constitutionnels,
en œuvre » la volonté d’autrui, ici la volonté aux États-Unis, réclament une ratification
législative du Congrès. Mais l’exécution n’a donnée par ou dans les États fédérés.) Comme
jamais été cantonnée à cette acception étroite. dans les autres pays occidentaux, la grâce et
Les relations extérieures en offrent l’amnistie constituent des intrusions évidentes

81
dans la marche des cours fédérales. Elles Ford en 1976, année où il perd les élections face
annulent ou atténuent des condamnations à Jimmy Carter. D’ailleurs, l’impeachment est
rendues par les juridictions. La chose est encore souvent décrit comme confiant une activité
plus apparente lorsque la grâce est donnée à juridictionnelle à une des deux branches du
l’avance : tel fut le cas en 1974 lorsque le Congrès, en l’occurrence le Sénat.
président Gerald Ford accorda son pardon à
Richard Nixon pour tous les faits liés au La séparation des pouvoirs aux États-Unis
Watergate. Les dispositions constitutionnelles n’est en rien « rigide » ou « tranchée ». Une telle
forment un réseau solidaire : la grâce présentation, remontant à la fin du XIX siècle,
E

présidentielle, aux termes de l’article II, est périmée ; elle doit être enfin abandonnée. Le
section 2, clause 1, est proscrite dans les affaires régime américain, qui ne mérite pas plus
d’impeachment, c’est-à-dire lorsque la Chambre l’adjectif « présidentiel », repose sur une
des représentants a mis en accusation. Il est à collaboration incessante entre les organes
peu près certain que Nixon a monnayé la grâce constitutionnels – d’où les risques de paralysie
contre une démission qui mettait fin à la (gridlock, stalemate) du gouvernement fédéral.
procédure. Le coût politique fut acquitté par

[1] Voir Julien Boudon, « Le mauvais usage des spectres. La séparation “rigide” des
pouvoirs », RFDC, n° 78, 2009, p. 247-267.
[2] Voir Arnaud Le Pillouer, « La notion de “régime d’assemblée” et les origines de la classification
des régimes politiques », RFDC, n° 58, 2004, p. 305-333.
[3] Voir Stéphane Rials, « Régime “congressionnel” ou régime “présidentiel” ? Les leçons de
l’histoire américaine », Pouvoirs, n° 29, Les États-Unis, janvier 1984, p. 35-47, et Philippe Lauvaux, Les
Grandes Démocraties contemporaines, 3 éd., Paris, PUF, 2004, p. 200-206.
e

[4] Voir Julien Boudon, Le Frein et la Balance. Études de droit constitutionnel américain, Paris, Mare &
Martin, 2010.
[5] Éléments de droit constitutionnel parus en 1896 à Paris chez Larose. Cf. Maurice Hauriou, Précis de
droit constitutionnel, 12 éd., Paris, Sirey, 1929, p. 358-360.
e

[6] Walter Bagehot, La Constitution anglaise [1867], trad. M. Gaulhiac, Germer Baillière, Paris, 1869.
[7] Pour les détails, voir notre ouvrage Le Frein et la Balance, op. cit., p. 162-169.
[8] Éléments de droit constitutionnel français et étranger, 6 éd., Paris, Sirey, 1914, p. 464 et 501.
e

[9] Hans Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP, 1928, p. 224-225. Cf. Michel
Troper, « Justice constitutionnelle et démocratie », Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994,
p. 335-337.

DOCUMENT 3 : D. KELEMAN, « Une gouvernance fédérale : mort et


résurrection », Pouvoirs, 2014/2, n° 149, p. 135-149.

malheureux personnage d’une histoire


d’horreur d’Edgar Allan Poe.
Il y a eu beaucoup de discussions
récemment autour d’idées zombies – des idées Les sceptiques ont organisé des
politiques qui disparaissent à l’épreuve des enterrements prématurés et ont, depuis des
faits, mais qui ne cessent de revenir du monde décennies, prononcé des oraisons funèbres
des morts [1]. Le concept de fédéralisme pour le fédéralisme, le plus récemment en 2005
européen, ou plus précisément la notion selon après le non français et hollandais au traité
laquelle l’Union européenne incarne ou va constitutionnel et, en 2011 et 2012, pendant la
incarner un modèle fédéral de gouvernance est crise de la zone euro. Une amnésie sélective
le contraire d’une idée zombie. Il ne s’agit pas permet à ces entrepreneurs de pompes funèbres
d’une idée morte qui ressuscite à maintes amateurs de ressortir encore et encore les
reprises. Il s’agit plutôt d’une idée vivante qui emblèmes funéraires, sans reconnaître le fait
ne cesse d’être enterrée prématurément. Le ironique que, entre chaque tentative
fédéralisme européen n’est pas un zombie mais d’enterrement, le corps en question n’a cessé de
une victime enterrée vivante – comme un se renforcer.

82
En 2012, l’Union européenne a une fois de
plus déconcerté les croque-morts. L’euro a
obstinément refusé de mourir et l’Union ne s’est QU’EST-CE QUE LE FÉDÉRALISME ET
pas défaite. Bien au contraire, l’Union a pris des QU’EST-CE QUE LE FÉDÉRALISME
mesures significatives dans le sens d’un EUROPÉEN ?
approfondissement du projet d’intégration – en
Dans les cercles européens, le fédéralisme a
accordant aux institutions centrales un plus
toujours été un concept lourd de sens. De
grand contrôle sur la politique fiscale des États
nombreux observateurs de la politique
membres et en trouvant un accord sur le projet
européenne rejettent le label fédéral d’un revers
d’union bancaire. La Banque centrale
de main, expliquant que puisque l’Union ne
européenne (BCE) a renouvelé son engagement
dispose pas de certains éléments essentiels d’un
à « faire tout ce qui était nécessaire » pour
État souverain, tel que le monopole de l’usage
sauver la devise commune, et les craintes de
légitime de la force, elle ne peut être vue comme
voir la Grèce ou d’autres États périphériques
un système fédéral et ne le deviendra jamais.
quitter l’Union se sont estompées. Nombre de
Cette approche est erronée, car l’Union peut
ceux qui parient contre l’Europe, comme le
fonctionner et fonctionne comme un système
gestionnaire de fonds spéculatif John Paulson,
fédéral de gouvernance même s’il lui manque
ont enregistré des pertes majeures. En
certaines des caractéristiques qui font un État.
revanche, le fonds spéculatif Third Point de Dan
Loeb a empoché 500 millions de dollars de En effet, par sa nature même, le fédéralisme
bénéfices sur ses investissements dans les remet en cause les notions traditionnelles de
obligations d’État grecques, en pariant sur le souveraineté et de statut d’État. Le fédéralisme
fait que la Grèce ne quitterait pas l’euro. est un arrangement institutionnel dans lequel
L’année s’est terminée sur la décision de l’autorité publique est divisée entre les
Standard & Poor’s de revoir à la hausse – vous gouvernements des États et un gouvernement
avez bien lu « à la hausse » – la dette souveraine central, chaque niveau de gouvernement
grecque. s’occupant d’un certain nombre de questions
L’europocalypse que beaucoup avaient sur lesquelles il prend les décisions finales, et
prévue ne s’est pas produite, et il se pourrait une cour suprême fédérale (dans notre cas, la
que le pire soit passé. Évidemment, la situation Cour de justice de l’Union européenne) qui
économique dans toute l’Europe demeure règle les conflits concernant la répartition des
sombre. Les taux records de chômage persistent pouvoirs [2]. L’Union répond à cette définition
à la périphérie, et des nuages s’accumulent à minimale du fédéralisme. Certes, l’Union est
l’horizon pour les principaux pays, y compris une fédération disposant d’une autorité très
l’Allemagne. Les dirigeants de l’Union sont limitée sur les domaines de pouvoir associés à
toujours divisés sur un grand nombre de l’idée d’État, tels que la sécurité intérieure, la
questions clés concernant la réforme de la fiscalité et le fonctionnement de
gouvernance de la zone euro et la relance de la l’administration publique [3]. Même si l’Union
croissance. Les citoyens sont de plus en plus a moins d’autorité que ses États membres dans
désenchantés par l’Union, comme ils le sont par ces domaines par rapport à d’autres
leurs propres gouvernements. Mais le fait que gouvernements fédéraux, il ne faut pas oublier
la situation économique soit très mauvaise et que dans nombre de systèmes fédéraux le
que les citoyens soient (à juste titre) en colère ne contrôle sur l’usage de la force, de la fiscalité et
signifie pas que l’Union ne s’oriente pas plus de l’administration publique est partagé entre
avant dans une direction fédérale. Afin de le niveau fédéral et le niveau des États, ces
comprendre comment les institutions derniers jouant parfois un rôle prépondérant.
européennes évoluent en réaction à la crise, il En outre, la trajectoire à long terme de l’Union
faut analyser les évolutions qui ont lieu dans les dans tous ces domaines va clairement dans le
domaines étroitement liés de l’union sens d’une délégation toujours plus poussée de
budgétaire, de l’union bancaire, de l’union de la pouvoirs au niveau européen.
dette et de l’union politique. Mais avant, il nous
Il n’y a que dans le domaine de la sécurité
faut clarifier ce que l’on entend par fédéralisme
extérieure que l’Union apparaît
et définir quelle sorte de fédération est l’Union.
fondamentalement différente des autres
fédérations. Dans les autres systèmes, les

83
gouvernements centraux maintiennent le importants de la politique fiscale doit trouver
contrôle exclusif de la sécurité extérieure alors un moyen crédible d’empêcher ces États
que celle-ci reste avant tout une prérogative des d’emprunter de façon excessive. Si un
gouvernements nationaux au sein de l’Union. gouvernement (la Grèce, par exemple) est
confronté à une crise budgétaire qui menace
Il faut aussi admettre que l’Union représente d’avoir des répercussions négatives sur les
un type assez rare de fédéralisme, à savoir une autres États, le niveau fédéral subira des
fédération formée par l’union volontaire d’États pressions énormes visant à l’amener à renflouer
auparavant indépendants – ce qu’Al Stepan, l’État en difficulté. Mais, si tel est le cas, cela
professeur à l’université de Columbia, a appelé risque de créer un important problème d’aléa
« fédéralisme d’encadrement [4] ». La plupart moral – dans la mesure où, s’attendant à être
des fédérations ont été formées par un bricolage renfloués, les États agiront en conséquence.
réunissant plusieurs territoires issus
immédiatement du colonialisme (le Canada et Les architectes du traité de Maastricht, signé
le Nigeria), ou par un processus de dévolution en 1992, ont compris cela et ont installé des
transformant des États centralisés en États mécanismes tels que le Pacte de croissance et de
fédéraux (la Belgique). La majorité des stabilité, adopté en 1997, la procédure
premières formes de fédération fut établie par d’infraction pour déficit excessif et la clause de
la coercition exercée par des États particuliers « non-renflouement » pour traiter ces
essayant d’en contraindre d’autres à participer questions. Cependant, la conception de ces
à une union (le Reich allemand du xix siècle). Si
e mécanismes était relativement faible, leur
l’on s’en tient à une définition stricte d’un application a été bloquée (par l’Allemagne et la
fédéralisme d’encadrement volontaire fondé France) et ils ont finalement échoué. Ainsi, les
sur l’union d’États auparavant indépendants, dernières années ont été dominées par les
seuls les États-Unis, la Suisse et l’Union y débats sur la construction d’un système de
correspondent. Et même dans les deux gouvernance plus robuste pour l’euro afin de
premiers cas, l’union ne fut pas réalisée de répondre à ces défis fondamentaux.
façon totalement volontaire, dans la mesure où
des désaccords à propos de la localisation Le nouveau régime a rejeté la clause de non-
ultime de la souveraineté menèrent au conflit renflouement promise par le traité de
dans les deux cas (la guerre de Sécession aux Maastricht – mais finalement pas respectée. En
États-Unis et la guerre du Sonderbund en revanche, l’Union a mis en place en 2012 un
Suisse). À cette date, donc, l’Union est la seule à fonds permanent de renflouement, le
avoir réussi à construire un système fédéral de Mécanisme européen de sécurité (mes), qui
gouvernance sans utilisation de la force. offrira – assortis d’une clause de
conditionnalité – des prêts à taux faible aux
Mais l’Union peut-elle et va-t-elle États qui ne peuvent pas emprunter sur les
poursuivre sur la voie d’un transfert accru de marchés privés. Afin d’empêcher
l’autorité des États membres au niveau l’accumulation de déficits et un niveau
européen ? Aujourd’hui, elle doit faire nombre d’endettement excessif, de nouveaux
de choix décisifs à propos de la distribution du mécanismes stricts de contrôle légaux ont été
pouvoir et de la structure de gouvernance introduits. Premièrement, la législation six-
concernant la politique fiscale, le système pack renforce la capacité qu’a la Commission de
bancaire, la dette, et même la démocratie. contrôler et d’imposer des limites à la dette et
au déficit – donnant ainsi à l’Union un contrôle
plus important sur la politique fiscale des États.
Deuxièmement, la législation two-pack renforce
L’UNION BUDGÉTAIRE encore la supervision des budgets des États
membres par l’Union. Entre autres exigences,
Les dernières années ont infligé aux
tous les États membres doivent soumettre leurs
dirigeants européens une série de leçons
projets de budget à la Commission chaque
douloureuses à propos du fédéralisme
année avant le 15 octobre et cette dernière juge
budgétaire. Premièrement, tout système fédéral
de la conformité de chaque budget national
ou confédéral qui partage une devise
avec les règles de l’Union ; l’Eurogroupe réunit
commune, un marché financier unique et dans
alors les ministres des Finances représentant les
lequel les États membres contrôlent des aspects

84
seuls États membres de la zone euro pour moyen terme. Les dirigeants de l’Union se sont
discuter l’avis de la Commission avant que les engagés dans des négociations serrées à propos
budgets nationaux ne soient adoptés du budget de presque 960 milliards d’euros
formellement. pour la période 2014-2020. Alors que la
Commission exigeait une augmentation de
De même, le pacte budgétaire (officiellement presque 5 %, plusieurs gouvernements
Traité sur la stabilité, la coordination et la nationaux ont demandé un gel du budget, et le
gouvernance) qui a pris effet le 1 janvier 2013
er
Premier ministre britannique, David Cameron,
exige que les vingt-cinq signataires (tous les sous la pression des députés eurosceptiques et
membres de l’Union à l’exception du Royaume- la popularité croissance du Parti pour
Uni et de la République tchèque) inscrivent l’indépendance du Royaume-Uni (ukip), a
dans la législation de leur pays les règles demandé une réduction du budget. Finalement,
structurelles assurant un budget équilibré et les dirigeants se sont mis d’accord sur un
pouvant être invoquées par les tribunaux montant qui représente 1 % du produit national
nationaux. Ce pacte prévoit aussi que la Cour brut de l’Union, à comparer au 1,12 % pour le
de justice puisse juger si les États ont budget 2007-2013. Alors que l’Union impose
effectivement mis en place des règles adéquates des politiques d’austérité à ses États membres
d’équilibre budgétaire. et que beaucoup sont très réticents à accorder
des sources indépendantes de revenu à
Le débat se poursuit à propos du futur
l’Union – comme celles qui pourraient venir de
fédéralisme budgétaire au niveau de l’Union.
la nouvelle taxe sur les transactions
Certains affirment que, pour survivre, la zone
financières –, il est fort improbable que les
euro devra au bout du compte s’appuyer sur
dépenses de l’Union augmentent de façon
une base fiscale plus solide et centralisée ayant
substantielle dans les années qui viennent.
davantage de pouvoir de redistribution. Selon
ce point de vue, l’Union devrait avoir plus de Dans un avenir prévisible, le système
sources de revenu directes (« ses propres européen de fédéralisme budgétaire ne va pas
ressources », dans le langage de l’Union), ainsi conduire à s’accorder sur un budget central
qu’un budget bien plus conséquent, et elle sensiblement plus important, ni à envisager une
devrait procéder à une redistribution plus redistribution plus significative entre les États.
importante parmi les différents États membres. Mais il faut rappeler que l’Union opère déjà une
En novembre 2012, le président du Conseil redistribution entre les États – en particulier
européen, Herman Van Rompuy, lança l’idée vers les économies plus faibles à la périphérie.
d’établir un budget séparé de la zone euro, ou En effet, elle le fait depuis des années par le
« fonds amortisseur des chocs », pour aider les biais des fonds structurels et de cohésion, qui
États de la zone euro qui, précisément à cause pour beaucoup des pays bénéficiaires
de leur appartenance à cette zone, ne peuvent représentent une part significative de leurs
plus faire face aux chocs économiques en dépenses d’infrastructures. On pourrait
dévaluant leur monnaie. Il a été suggéré qu’un proposer que l’Union développe ce type de
tel fonds pourrait être un jour financé par les redistribution, mais cela ne permettrait pas en
revenus d’une taxe sur les transactions soi de traiter les problèmes qui ont mené à
financières qu’un sous-groupe d’États de la l’émergence de la crise de l’euro.
zone euro a adoptée.

Dans un certain sens, le budget


« amortisseur de choc » de l’Union a déjà été L’UNION BANCAIRE
considérablement augmenté avec
l’établissement du fonds de renflouement Si la crise grecque a illustré la nécessité pour
permanent de 500 milliards d’euros dans le l’Union de surveiller la gestion fiscale des États
cadre du mes. Mais ce n’est pas ce à quoi font membres, la crise irlandaise a, pour sa part,
référence les partisans d’une union budgétaire démontré qu’il est vain de vouloir contrôler les
plus étroite. Ils souhaitent voir une déficits des États membres en l’absence d’une
augmentation substantielle du budget même de union bancaire. Le gouvernement irlandais
l’Union. Même si cela est souhaitable à long n’avait pas accumulé de déficits importants
terme, il n’y a pratiquement aucune chance avant la crise. Cependant, lorsque son système
qu’une telle décision soit prise à court ou bancaire insuffisamment réglementé menaça de

85
s’effondrer, il décida rapidement de d’assurance des dépôts. Pour l’instant,
« socialiser » les passifs privés du système l’Allemagne a exclu l’idée d’établir un fonds
bancaire – se retrouvant ainsi avec une dette unique commun pour l’assurance des dépôts,
publique énorme du jour au lendemain. Même mais l’Union a pris des mesures pour
les États les plus prudents fiscalement peuvent harmoniser les systèmes de garantie existant au
devenir insolvables si leurs banques sont niveau national et envisage de prendre des
confrontées à une crise et que l’État se sent mesures supplémentaires pour ce faire.
obligé de socialiser les pertes. En outre, dans un
marché financier intégré où les banques et les
déposants peuvent traverser les frontières, des
UNE UNION DE LA DETTE ?
systèmes purement nationaux de supervision
bancaire, de sauvetage des banques insolvables La crise a amené de nombreux observateurs
et d’assurance des dépôts peuvent se révéler à conclure qu’en dernière instance la survie de
intenables. Dans un tel système financier l’euro exigera non seulement une union
intégré, la supervision laxiste des banques dans budgétaire et une union bancaire, mais aussi
un État peut entraîner des faillites bancaires une « union de la dette ». Un des éléments
avec d’importants effets de contagion dans pervers de la crise est qu’alors que les craintes
d’autres États. Si l’assurance des dépôts est de défaut sur les dettes souveraines ont mené
organisée sur une base purement nationale, les pays périphériques à faire face à des coûts
dans les périodes de crise les déposants d’emprunt insoutenables les pays du centre ont
pourraient fuir vers des États qui présentent un en fait bénéficié de la fuite des investisseurs en
système de garantie plus crédible – finissant obligations d’État vers les zones sûres et ont vu
ainsi par exacerber la crise et acculant à la le coût de leurs propres emprunts atteindre son
faillite les banques des systèmes le plus faibles. plus bas niveau historique. Certains en ont
Pour toutes ces raisons, les dirigeants de conclu que le meilleur moyen d’éviter de telles
l’Union ont reconnu que le succès de l’euro dynamiques et de réduire les coûts d’emprunt
passera par l’établissement d’un système des économies fragiles de la zone euro à long
commun de supervision bancaire, un système terme serait pour les membres de cette zone de
commun pour aider les banques en difficulté et mutualiser leur dette (et/ou les emprunts
un système commun d’assurance des dépôts. Ils futurs) à travers l’émission d’euro-obligations
ont proposé des mesures importantes en ce (ou eurobonds). Plusieurs propositions ont été
sens. En décembre 2012, ils se sont mis d’accord faites selon lesquelles une autorité commune
pour faire de la BCE le superviseur unique du permettrait aux États individuels d’émettre des
secteur bancaire européen à partir de 2014. euro-obligations garanties collectivement par
La BCE va superviser les plus grandes banques les États membres de la zone euro jusqu’à une
dans toute l’Europe, y compris au moins trois limite préétablie. Le gouvernement allemand et
banques de chaque État membre et tous les d’autres pays qui se voit décerner un AAA par
établissements présentant des avoirs de les agences de notation de la dette ont rejeté
30 milliards d’euros au moins. Les négociations cette idée, insistant – à juste titre – sur le fait que
concernant les deux étapes suivantes de l’union toute décision d’établir des euro-obligations à
bancaire se poursuivent. La prochaine étape part entière ne pourrait venir que bien plus
d’une telle union implique de trouver un accord tard, après que la supervision bien plus stricte
sur un système de réglementation commun et par l’Union des politiques fiscales nationales
un fonds commun pour la fermeture des aura été réellement mise en place. En fin de
banques en faillite (le Mécanisme de résolution compte, toute décision visant à créer un
unique). Au moment de la rédaction du présent système d’euro-obligations exigerait que les
article, les gouvernements s’efforçaient de États membres se mettent d’accord sur un
trouver un accord sur ce mécanisme avant la fin nouveau traité offrant une base légale explicite
de l’année 2013. Bien que l’Allemagne continue à la mutualisation de la dette.
de s’opposer à certains aspects de la proposition Néanmoins, la zone euro a déjà connu
de la Commission, un compromis semble à l’émergence d’une forme détournée d’union de
portée de main. La troisième et dernière phase la dette. L’achat par la BCE de la dette des États
de l’union bancaire induirait quant à elle membres en difficulté (son programme pour les
l’établissement d’un système commun marchés de titres et son programme

86
d’opérations monétaires sur titre) représente défense et de sécurité – y compris sur les
une version détournée de mutualisation de la missions militaires conjointes et la coopération
dette. Bien qu’elles soient controversées, ces pour le développement des équipements
actions ne requièrent pas d’amendement des militaires.
traités. Lorsque le président de la BCE, Mario
Draghi, annonça en septembre 2012 que son D’autres expliquent qu’une véritable union
institution allait acheter des quantités politique exige une amélioration de la
potentiellement illimitées d’obligations des démocratie au niveau de l’Union. À cette fin,
pays de la zone euro en difficulté, beaucoup ont appelé ce que le président de la
la BCE transforma les obligations nationales en Commission soit élu par les urnes. En vue des
quasi-euro-obligations. élections européennes de mai 2014, les
principaux groupes de partis présents au
Parlement vont présenter des candidats pour le
poste de président de la Commission. Le Parti
L’UNION POLITIQUE socialiste européen a déjà désigné Martin
Schulz comme son candidat et le Parti populaire
Certains observateurs ont suggéré que la
européen doit choisir le sien lors de son congrès
survie de l’euro pourrait exiger que l’Union
de mars 2014. Ceux qui proposent d’élire le
fasse un pas en avant audacieux vers
président de la Commission de cette manière
l’établissement d’une véritable « union
expliquent que cela renforcerait l’intérêt des
politique », transformant finalement
citoyens pour les élections au Parlement
l’Union – selon eux – en une réelle fédération.
européen, ce qui en ferait ainsi une lutte
Après tout, l’Union est déjà un type d’union
démocratique pour le contrôle de l’exécutif de
politique et, comme nous l’avons discuté plus
l’Union.
haut, elle peut déjà être considérée comme une
fédération. La vraie question n’est donc pas de Cependant, Angela Merkel et d’autres chefs
savoir s’il faut créer une union politique, mais d’État et de gouvernement conservateurs ont
comment et jusqu’à quel point augmenter les indiqué qu’ils s’opposent au principe de
pouvoirs de l’Union et améliorer la qualité de la politiser la présidence de la Commission en
participation politique démocratique en son accordant automatiquement la position la plus
sein. Les propositions allant dans ce sens ont élevée au sein de la Commission au « gagnant »
suivi quelques grandes directions. des élections européennes et préfèrent laisser la
désignation d’un candidat aux gouvernements
Pour certains, l’union politique totale
nationaux. Malgré les propos de la chancelière
requiert une extension des compétences
allemande, il est probable que la Commission
politiques de l’Union qui devraient inclure une
s’incline devant le Parlement et nomme une
plus grande autorité sur la politique fiscale,
personnalité dont le parti est arrivé premier aux
économique, de défense, de sécurité,
élections. Refuser de le faire provoquerait des
d’immigration et d’autres domaines sensibles.
critiques mordantes vis-à-vis des dirigeants
En 2012, un groupe de ministre des Affaires
nationaux qui ignoreraient la volonté exprimée
étrangères de l’Union (le groupe de réflexion
du peuple et tenteraient de faire échec aux
sur l’avenir de l’Europe) publia un rapport
prémices d’une vie politique réellement
appelant au renforcement de la politique
démocratique au niveau de l’Union.
commune de sécurité et de défense de l’Union
et du Service européen pour l’action Alors que le processus de sélection du
extérieure [5]. Certains ministres de ce groupe président de la Commission va sans doute
allèrent même jusqu’à demander continuer à se politiser, il ne faut pas s’attendre
l’établissement d’une armée européenne. Bien à voir cette dernière devenir un gouvernement
que la marche vers une politique commune de partisan dont la composition refléterait le
défense soit à l’arrêt depuis longtemps, le résultat des élections au Parlement. Tant que les
nouveau gouvernement allemand s’est engagé gouvernements contrôlent la nomination des
à faire avancer le dossier et, lors de la réunion commissaires, il n’est pas réaliste d’attendre
de décembre 2013 du Conseil européen, les d’un gouvernement d’une certaine couleur
chefs d’État et de gouvernement ont eu leur politique qu’il nomme un commissaire d’une
première discussion à haut niveau depuis 2008 couleur différente. En conséquence, la
sur les politiques européennes communes de

87
Commission va continuer à être composée de peine voilée de nettoyer la branche judiciaire et
membres de différentes tendances politiques. de faire de la place pour nommer des candidats
loyaux au parti du Premier ministre, Fidesz, la
Les appels qui visent à renforcer les partis Commission ne put répondre qu’en
politiques au niveau européen sont étroitement poursuivant la Hongrie pour violation des lois
liés à ceux qui demandent que l’élection du de l’Union en matière de discrimination fondée
président de la Commission soit décidée. La sur l’âge. Il est clair que des outils plus
Commission a proposé de donner un nouveau puissants et des sanctions graduées sont
statut aux partis politiques européens afin nécessaires, le président de la Commission, José
qu’ils aient un statut légal leur permettant plus Manuel Barroso, et d’autres ont souligné
facilement d’agir de façon efficace au sein de l’importance de doter l’Union de moyens
l’Union [6]. L’idée est que, pris ensemble, des supplémentaires pour intervenir et sauver la
élections très médiatisées et des partis démocratie et l’État de droit lorsqu’ils sont mis
paneuropéens mieux organisés en danger au niveau des États membres [9].
encourageraient les débats collectifs autour des
choix politiques de l’Union par les citoyens et Alors que les menaces contre la démocratie
leurs représentants à travers le continent. en Europe de l’Est ont attiré moins d’attention
que la crise de la zone euro, elles constituent un
Enfin, alors que l’on porte une attention danger tout aussi important pour l’Union. La
particulière aux remèdes à apporter au déficit promotion de la démocratie et de l’État de droit
démocratique au niveau européen, le plus est une raison d’être de l’Union. Si elle se
grand défi pour l’Union dans le processus de montre incapable de défendre ces valeurs en
construction d’une union politique plus étroite son sein, elle perdra sûrement la face et peut-
concerne plutôt les déficits démocratiques au être aussi son âme. Et tant que l’Union ne sera
niveau national. Au cours des récentes années, pas capable d’affronter ces problèmes, il est
la démocratie et l’État de droit ont été probable que l’élargissement de l’Union restera
sérieusement menacés en Hongrie, en bloqué.
Roumanie et en Bulgarie. L’Union a constaté
que les outils mis à sa disposition pour traiter
ces évolutions préoccupantes sont assez limités.
Elle dispose d’une « option nucléaire », selon APPROFONDISSEMENT ET
l’article 7 du traité sur l’Union européenne [7], FRAGMENTATION
qui consiste à suspendre le droit de vote d’un
S’il est certain que l’Union va aller de l’avant
État membre qui viole les valeurs
dans les années à venir en vue de construire une
fondamentales de l’Union. Mais, avant d’en
union économique et politique plus étroite, il
arriver à une décision aussi radicale, l’Union
est tout aussi clair que tous les États membres
dispose de peu d’outils pour répondre aux
de l’Union ne sont peut-être pas d’accord avec
menaces contre la démocratie et l’État de droit
cette orientation. Le gouvernement du
au niveau national.
Royaume-Uni, en particulier, a dit clairement
L’Union a ainsi connu un succès limité dans qu’il ne participerait pas à plusieurs des
sa tentative de freiner la volonté du Premier initiatives allant dans le sens d’une plus grande
ministre hongrois, Viktor Orbán, d’éliminer intégration qui sont actuellement prises en
tous les systèmes de contre-pouvoirs et de considération. De façon plus générale, un
consolider un régime à parti unique [8]. En clivage risque de se faire entre les États
l’absence d’outils lui permettant d’annihiler de membres de la zone euro et ceux qui n’y
telles menaces directement, la principale appartiennent pas. Les rapports sur l’avenir de
réponse de l’Union a consisté, sur décision de la l’Europe du président du Conseil
Commission, à lancer des procédures européen [10], du président de la Commission
d’infraction contre la Hongrie devant la Cour et des ministres des Affaires étrangères
de justice, une approche qui cible des aspects participant au groupe de réflexion sur l’avenir
essentiellement techniques de conformité avec de l’Europe suggèrent tous que les États
la législation européenne. Par exemple, lorsque (surtout ceux de la zone euro) qui sont d’accord
le gouvernement de Viktor Orbán abaissa l’âge pour avancer vers une union économique et
du départ à la retraite des juges – tentative à politique plus étroite vont le faire à travers une
forme de « coopération renforcée », sans mettre

88
en danger cependant l’unité du marché unique élections européennes de 2014. Même si
ou de l’Union dans son ensemble. Comme José Cameron espère pouvoir repousser un
Manuel Barroso l’a expliqué dans son discours référendum sur l’appartenance du Royaume-
sur l’État de l’Union européenne de 2012, une Uni à l’Union à 2017, il est confronté à une
coopération accrue entre un sous-groupe rébellion de ses propres députés qui veulent le
d’États pourrait se réaliser en utilisant le cadre voir organiser le référendum avant les élections
existant des institutions européennes. Et ainsi, parlementaires britanniques de 2015. Si la sortie
conclut-il, « on n’obligera personne à des Britanniques de l’Union (Brexit) est une
embarquer et personne ne sera obligé de rester réelle possibilité, il est loin d’être certain qu’un
à quai. Ce ne sont pas les plus lents ou les plus référendum pour décider de sortir ou de rester
réticents qui donneront le tempo ». en Europe soit jamais organisé, dans la mesure
où les libéraux-démocrates et les travaillistes
Ceci n’est pas tout à fait convaincant. Les n’adhèrent pas à cette solution. Mais, même si
différentes propositions visant à renforcer le Royaume-Uni reste au sein de l’Union, il
l’union politique et économique sous-estiment s’opposera fermement à toutes les mesures
l’impact qu’une coopération plus étroite entre actuellement en discussion pour aller vers une
les États de la zone euro ou d’autres sous- union budgétaire, bancaire, politique et de la
groupes d’États pourrait avoir sur l’intégrité de dette. Le renforcement du fédéralisme
l’Union. L’unité du marché unique et de européen va donc éloigner les États membres de
l’Union dans son ensemble pourrait être la zone euro des autres, comme le Royaume-
compromise. Les arrangements à plusieurs Uni, qui ne sont pas disposés à s’engager dans
vitesses, parfois appelés « intégration une plus grande intégration.
différentiée » ou « à géométrie variable »,
étaient d’ores et déjà d’actualité avant la
crise – comme le montrent le fonctionnement
de la zone euro et les accords de Shengen signés QUO VADIS ?
en 1985 [11]. De tels arrangements existent
Au cours des deux dernières années, l’Union
également dans de nombreuses fédérations
a adopté des mesures importantes pour
(comme le Canada) sous le label « fédéralisme
renforcer son fédéralisme naissant, empiétant
asymétrique ». Mais il n’est pas sûr que les
toujours plus sur les pouvoirs clés
institutions de l’Union puissent continuer à
traditionnellement associés au statut d’État
servir effectivement à la fois l’Union des vingt-
souverain, et elle s’apprête à prendre de
sept États et des sous-groupes d’États engagés
nouvelles mesures similaires au cours de
dans un processus plus profond d’intégration.
l’année 2014. Mais ces mesures engendreront
Par exemple, la suggestion du groupe de
des coûts. Les tensions entre les membres de la
réflexion sur l’avenir de l’Europe selon laquelle
zone euro et les autres vont s’accentuer, ce qui
les nouveaux amendements aux traités
constituera un test pour l’Union : jusqu’où
pourraient ne s’appliquer qu’aux États
peut-elle avancer avec un modèle d’intégration
membres qui les ratifient serait impraticable
à plusieurs vitesses ? Un processus à plusieurs
dans de nombreux cas.
vitesses ou une coopération renforcée ne
De façon plus générale, le renforcement de peuvent résoudre toutes les tensions entre une
l’union économique et politique pourrait Union qui cherche à se consolider et des États
approfondir le fossé entre les États membres de membres particuliers qui ne le souhaitent pas.
la zone euro et ceux qui n’adhèrent pas à la De fortes tensions sont inévitables et la sortie de
monnaie unique. Ceci est particulièrement vrai l’Union d’un ou plusieurs États membres dans
pour le Royaume-Uni qui est plus déterminé les années à venir est possible. Si un État
que jamais à ne pas adopter l’euro et qui va refusant le renforcement de l’intégration
certainement opposer une grande résistance quittait l’Union, un coup traumatisant serait
aux mesures visant à renforcer cette union. porté au prestige de l’Union, mais pas un coup
L’euroscepticisme est en plein essor au fatal. N’oublions pas que, dans l’histoire, il y a
Royaume-Uni. David Cameron subit des très peu d’exemples d’union volontaire d’États
pressions très fortes, comme on l’a vu, et auparavant indépendants – les cas les plus
notamment du parti ukip, que les sondages importants étant, comme nous l’avons dit, la
voient arriver second ou même premier lors des Suisse et les États-Unis, et même ici la
fédération ne fut pas réalisée sur une base

89
entièrement volontaire. En revanche, alors que explicitement que des États membres peuvent
l’Union se renforce, elle ne forcera aucun État à quitter l’Union. Tout État membre qui préfère
suivre le mouvement – ce qui est tout à fait clair ne pas participer au fédéralisme européen est
si l’on se réfère à l’article 50 du traité de ainsi libre de quitter l’Union et de s’essayer à
Lisbonne, entré en vigueur en 2009, qui stipule vivre en dehors.

[1] Paul Krugman, « The Ultimate Zombie Idea », New York Times, 3 novembre 2012 ; disponible sur
NYT.com.
[2] R. Daniel Kelemen, « The Structure and Dynamics of eu Federalism », Comparative Political
Studies, vol. 36, n° 1-2, 2003, p. 184-208.
[3] R. Daniel Kelemen, « Building the New European State ? Federalism, Core State Powers, and
European Integration », in : Philipp Genschel, Markus Jachtenfuchs (dir.), Beyond the Regulatory Polity ?
The European Integration of Core State Powers, Oxford, Oxford University Press, 2013.
[4] Al Stepan, « Federalism and Democracy : Beyond the us Model », Journal of Democracy, vol. 10,
n° 4, 1999, p. 19-34.
[5] Final Report of the Future of Europe Group of the Foreign Ministers of Austria, Belgium, Denmark, France,
Italy, Germany, Luxembourg, the Netherlands, Poland, Portugal and Spain, 17 septembre 2012 ; disponible
sur ec.Europa.eu.
[6] Commission européenne, Proposal for a Regulation of the European Parliament and of the Council on
the Statute and Funding of European Political Parties and European Political Foundations, COM/2012/499,
version finale, 12 septembre 2012.
[7] Version consolidée du traité de Maastricht de 1992 par le traité de Lisbonne de 2007.
[8] Kim Lane Scheppele, « Guest Post : Constitutional Revenge », New York Times, 1 mars 2013 ;
er

disponible sur NYT.com.


[9] Jan-Werner Müller, « What, if Anything, is Wrong with a Copenhagen Commission ? »,
TransatlanticAcademy.org, 24 juin 2013.
[10] Herman Van Rompuy, « Towards a Genuine Economic and Monetary Union »,
Consilium.Europa.eu, 5 décembre 2012.
[11] Dirk Leuffen, Berthold Rittberger, Frank Schimmelfennig, Differentiated Integration, Basingstoke,
Palgrave Macmillan, 2012.

DOCUMENT 4 : A. LE PILLOUER, « La notion de régime d'assemblée et les origines de la


classification des régimes politiques », RFDC, 2004/2, n° 58, p. 305-333.

Le débat doctrinal relatif à la réduction du néanmoins tenu, au cours du débat relatif au


mandat présidentiel à cinq ans en octobre quinquennat, à user largement d’arguments
2000 [1] a fait une large place à la question de la fondés sur cette classification n’est pour autant
« nature » du régime [2]. Pourtant, la guère surprenant. Les catégories de régimes
classification traditionnelle des régimes politiques qu’elle distingue sont en effet d’une
politiques (qui distingue les régimes grande utilité rhétorique pour celui qui les
parlementaires et présidentiels) est l’objet emploie : qualifier un régime de
depuis de nombreuses années de critiques qui « parlementaire » ou de « présidentiel » permet
pouvaient sembler lui avoir été fatales [3]. Il en fait de formuler des prescriptions implicites
avait été démontré non seulement que ces – en raison du réalisme ontologique propre au
catégories ne s’opposaient pas, mais qu’en discours doctrinal [7] – relativement aux
outre, ranger tel ou tel régime concret sous l’une réformes qu’il convient (ou pas) d’y mener.
quelconque de ces classes ne permettait pas
Cependant, même si les critiques adressées
d’en tirer de conclusions quant à son
à cette classification semblent n’avoir pas eu
fonctionnement concret [4]. Le fait que les
l’effet escompté, il convient de reconnaître
spécialistes de droit constitutionnel [5], comme
qu’elles n’ont pas non plus été sérieusement
d’ailleurs les hommes politiques [6], aient contestées. Aussi est-il inutile de revenir ici sur

90
leur démonstration. Le débat sur le Aussi la désuétude qui frappe cette notion
quinquennat n’aura toutefois pas eu le seul mérite-t-elle un examen plus approfondi.
mérite de mettre à nouveau en évidence, s’il en D’abord, parce que le « régime d’assemblée » a
était besoin, la prégnance de l’opposition entre été, paradoxalement en raison même de cette
régimes parlementaires et régimes présidentiels désuétude, épargné par les objections qui ont
dans le discours doctrinal contemporain. Il aura frappé l’opposition entre régimes
également permis de voir réapparaître une parlementaires et présidentiels [15] – et que son
notion que l’on aurait pu croire abandonnée : examen critique reste donc à effectuer. Ensuite,
celle de « régime d’assemblée ». Cette catégorie parce que cet effacement progressif contraste de
continuait certes d’être mentionnée par la manière éclatante avec le succès persistant du
plupart des manuels de droit constitutionnel binôme traditionnel. On peut dès lors espérer
parmi les grandes classes de régimes mieux comprendre la classification des régimes
politiques [8]. Cependant, non seulement son politiques elle-même, si l’on saisit les raisons
évocation se faisait de plus en plus brève, mais pour lesquelles l’une de ses composantes s’est
cette notion avait surtout complètement effacée, tandis que les autres ont subsisté. À cet
disparu du débat public – qu’il soit politique ou égard, l’hypothèse souvent avancée et selon
doctrinal – depuis plusieurs dizaines d’années. laquelle cette catégorie serait sur le déclin en
La mention du concept de « régime raison de la disparition des systèmes politiques
d’assemblée » lors du débat relatif au concrets qui la constituent [16], ne peut être
quinquennat confirme du reste cette impression retenue : d’une part en effet, la classe des
d’abandon, puisqu’il n’y apparaît que par une régimes d’assemblée n’a jamais été très riche –
sorte de ricochet : les auteurs qui le et la situation n’a donc guère évolué ; d’autre
mentionnent ne font en réalité que reprendre à part, la catégorie des « régimes présidentiels »,
leur compte une argumentation dirigée contre par exemple, n’est à cet égard pas beaucoup
l’institution du quinquennat, qui avait été mieux lotie, et l’on n’annonce pas pour autant
avancée en 1971 par Georges Pompidou, alors sa disparition prochaine.
Président de la République [9]. Celle-ci
Du reste, si l’on espère comprendre
consistait à affirmer que si le mandat
pourquoi cette notion est de moins en moins
présidentiel était calqué sur celui des députés,
utilisée, il convient de saisir également, et à
cela impliquerait un retour au « régime des
l’inverse, les raisons de son succès passé – c’est-
partis » – autrement dit au « régime
à-dire, en définitive, de révéler la fonction que
d’assemblée » qui avait prévalu sous les III et e

cette notion a pu revêtir dans le discours


IV Républiques [10]. L’argument, qui semble a
e

doctrinal. Encore faut-il, pour être en mesure


priori peu convaincant [11], paraît surtout
d’analyser cette notion, en déterminer la
foncièrement suranné [12]. Aussi l’usage de la
signification. Il ne s’agit bien sûr pas d’exprimer
notion de « régime d’assemblée » dans ce débat
ici ce qu’est réellement un « régime
confirme-t-il, paradoxalement, sa quasi-
d’assemblée » (c’est là le travail que s’assigne
disparition du champ conceptuel de la doctrine
généralement la doctrine), mais de déterminer
constitutionnelle contemporaine. Or, c’est cette
les cas où la doctrine use de cette notion [17].
désuétude qui, précisément, suscite les
Peu importe alors que l’auteur concerné utilise
interrogations.
cette expression (« régime d’assemblée ») ou en
Il convient en effet de rappeler que le emploie une autre, qu’il estime
« régime d’assemblée » a connu son heure de équivalente [18] : l’essentiel est que le concept
gloire – et que cette heure fut longue. Il suffit de soit bien le même. Or, pour déterminer ces cas,
relire la doctrine classique [13] pour constater il est nécessaire d’avoir recours à la stipulation.
que cette catégorie a toujours fait partie On estimera donc ici que l’on est en présence de
intégrante de la classification traditionnelle des la notion de « régime d’assemblée » lorsqu’un
régimes politiques. Sorte de « troisième larron » auteur, d’une part, évoque une catégorie de
du couple régime présidentiel-régime régimes distincte des régimes parlementaire et
parlementaire, elle a longtemps été présentée présidentiel et, d’autre part, distingue cette
sur un pied d’égalité avec ces derniers et un catégorie des deux précédentes notamment par
ouvrage lui a même été entièrement consacré le fait que l’Assemblée législative y occupe une place
par l’un des plus éminents auteurs de son prépondérante par rapport aux autres organes [19].
époque [14], dans les années cinquante.

91
Il convient en outre de remarquer que cette
définition n’est satisfaisante que parce que l’on
adopte ici un point de vue exclusivement 1. LA DISPARITÉ DES DÉFINITIONS DE LA
métathéorique. Elle serait au contraire très NOTION
insuffisante d’un point de vue strictement
La disparité des définitions se concrétise
théorique – c’est-à-dire si l’on entendait
surtout, dans les analyses doctrinales, par la
l’utiliser pour classer des régimes concrets dans
profonde hétérogénéité des classements opérés
ou hors de cette catégorie. Du reste, si les
par les auteurs. Deux positions extrêmes, mais
auteurs estiment unanimement que le « régime
symptomatiques, peuvent illustrer cette
d’assemblée » se caractérise bien par la place
diversité. Selon la première, presque tous les
prépondérante qu’y occupe l’organe législatif,
régimes habituellement qualifiés de
ils se divisent en revanche très nettement quant
à la question de savoir ce que cette « parlementaires » devraient en réalité être
« domination » signifie. En d’autres termes, classés parmi les « régimes d’assemblée » [21];
la définition du « régime d’assemblée » fait selon la seconde, seule la Convention nationale
l’objet de divergences fondamentales au sein de de 1792 aurait véritablement réalisé ce type de
la doctrine constitutionnelle, au point que la régime, les autres ne méritant pas cette
notion elle-même finit par paraître manquer de qualification [22]. Il est remarquable que la
substance (I). C’est pourquoi il convient première fasse disparaître la catégorie des
d’examiner les conditions dans lesquelles le « régimes parlementaires » en l’englobant dans
« régime d’assemblée » a vu le jour en tant que celle, plus vaste, des « régimes d’assemblée »
catégorie de régimes politiques (II) : saisir le [23], tandis que la seconde entraîne au contraire
mystère de son apparition devrait en effet l’anéantissement de cette dernière classe,
permettre de préciser la fonction que cette puisqu’un seul objet peut y être rangé [24].
notion a pu remplir dans le discours doctrinal –
et, par conséquent, les raisons de sa Entre ces deux thèses radicales, on trouve au
désuétude (III). sein de la doctrine toutes sortes de positions,
des plus restrictives aux plus extensives quant
à l’ampleur de la catégorie des « régimes
d’assemblée ». Mis à part le régime institué par
I. – L’INDÉTERMINATION DE LA NOTION la Convention nationale de 1792 durant son
DE « RÉGIME D’ASSEMBLÉE » mandat [25] – peut-être d’ailleurs parce que
cette dernière a donné son nom à un synonyme
Parcourir la littérature constitutionnelle à la
de l’expression « régime d’assemblée » –, aucun
recherche d’une définition du « régime
système politique concret ne fait réellement
d’assemblée », peut s’avérer quelque peu
frustrant. Le chercheur est en effet rapidement l’unanimité. Même la Suisse, que l’on cite
déconcerté par l’hétérogénéité des classements parfois comme le véritable modèle du « régime
opérés par les auteurs. De fait, les divergences d’assemblée », au même titre que la Grande-
relatives aux régimes concrets qu’il convient de Bretagne et les États-Unis pour les régimes
classer dans cette catégorie de régimes sont très parlementaire et présidentiel [26], est exclue de
profondes. Elles résultent simplement du fait cette catégorie de régimes par un nombre de
que le consensus autour de la définition du plus en plus important d’auteurs [27]. Les
« régime d’assemblée » – présenté comme une auteurs semblent d’ailleurs cruellement
catégorie de régimes dans laquelle l’organe manquer d’exemples, même historiques, en la
législatif domine le système institutionnel – matière [28].
n’est en réalité que de façade : l’entente
Ils semblent éprouver moins de difficultés à
superficielle existant entre les auteurs tient
citer des applications de « régimes
seulement au caractère vague des termes
d’assemblée » au cours de l’histoire
choisis [20]. On est à l’inverse frappé, à la
constitutionnelle française, même si là encore,
lecture des définitions proposées par les
les divergences se multiplient entre eux. Sont
auteurs, par la diversité des critères mobilisés
parfois classés dans la catégorie des « régimes
(1). Les divergences sont en réalité telles que se
d’assemblée » ceux qui ont résulté de la
pose la question de l’utilité même, pour la
pratique ou plutôt [29] des dysfonctionnements
doctrine, de disposer d’un tel concept (2).
des constitutions des III et IVe Républiques
e

92
[30]. Dans les manuels de droit constitutionnel Même la question de savoir si ces
les plus classiques, ce sont essentiellement des « gouvernements d’assemblée » constituent des
textes restés inappliqués qui sont cités comme régimes de confusion ou de séparation des
des « expressions théoriques » [31] du régime pouvoirs – distinction pourtant à la fois aussi
d’assemblée. Les constitutions girondine [32] et simple que fondamentale en droit
surtout montagnarde [33] de 1793 sont parfois constitutionnel –, fait l’objet de discordances
mentionnées en ce sens, de même que le projet notoires au sein de la doctrine [44]. Mais les
de Constitution avorté du 19 avril 1946 [34], ou divergences les plus décisives – parce qu’elles
le fameux amendement Grévy [35], formulé en impliquent les désaccords spectaculaires
observés quant au classement des régimes
octobre 1848. Mais ce sont sans doute les
concrets – concernent bien sûr les critères
régimes « transitoires » institués par les
distinctifs des « régimes d’assemblée ». Il ne
assemblées constituantes durant leur mandat
suffit pas en effet d’affirmer que l’assemblée y
qui recueillent le plus de citations [36]. La
exerce une certaine domination sur le reste des
Convention nationale de 1792 fait l’unanimité à
organes de l’État : reste encore à déterminer en
ce propos [37], mais les assemblées nationales quoi consiste, concrètement, cette domination.
de 1848 et de 1871 ont également quelque En d’autres termes, il convient de préciser les
succès [38], ainsi que, quoique à un degré caractéristiques propres aux « régimes
moindre, le régime institué par la Loi d’assemblée ».
constitutionnelle du 2novembre 1945, « portant
organisation provisoire des pouvoirs publics » Or, on peinerait véritablement à énumérer
durant le mandat des assemblées constituantes tous les critères qui ont été, à un moment ou à
de 1945 et de 1946 [39]. un autre, utilisés pour définir cette sorte de
régimes. On peut citer, à titre indicatif :
En réalité, il est surtout troublant de
l’absence de chef de l’État irresponsable [45]; la
remarquer qu’à l’exception notable du système
nomination directe des ministres par le
institué par la Convention nationale, il n’existe
Parlement [46]; le pouvoir de révocation du
tout simplement pas de système politique
gouvernement dont les députés bénéficient
concret cité comme « régime d’assemblée »,
symétriquement [47] (dont les auteurs
dont la qualification ne soit remise en cause au
soulignent le caractère discrétionnaire [48] ) ;
moins une fois, par un autre auteur. Ces
l’absence de droit de dissolution [49] ;
hésitations, pour le moins saisissantes,
l’impossibilité pour le gouvernement de poser
résultent, on s’en doute, de la diversité des
critères utilisés par la doctrine pour définir cette la question de confiance et, plus généralement,
catégorie de régimes [40]. de démissionner [50], etc. En somme, il semble
que tout ce qui peut être analysé comme un
Pour caractériser la domination que renforcement du pouvoir du Parlement [51] ou
l’Assemblée est supposée exercer en « régime comme un affaiblissement de l’organe exécutif
d’assemblée », les auteurs usent en effet le plus ait été, à un moment ou à un autre, désigné
souvent de la métaphore révolutionnaire – comme critère – plus ou moins fiable – du
guère éclairante – selon laquelle l’organe régime d’assemblée : le monocamérisme d’un
exécutif, le gouvernement, est réduit au rôle côté [52], et la collégialité de l’organe exécutif
de commis de l’Assemblée [41], de simple de l’autre [53], en constituent les meilleurs
« agent » d’exécution. C’est ainsi qu’il apparaît exemples [54].
« comme une autorité subordonnée » [42],
puisqu’il n’est en définitive que le « simple Si ces critères de détermination sont
exécutant » [43] des volontés parlementaires. nombreux, ils ne sont bien sûr jamais utilisés
Pour peu cependant que l’on entre dans le tous ensemble par un même auteur : ils ne
détail de ce que la « domination » de désigneraient alors aucun système politique
l’assemblée sur l’exécutif signifie pour chacun concret et la classe des régimes d’assemblée
de ces auteurs, ou que l’on s’interroge sur les devrait alors être dite « vide ». Ce n’est
dispositions ou les pratiques constitutionnelles évidemment pas ainsi que procède la doctrine.
qui en sont pour eux les manifestations Devant une telle diversité, soit les auteurs
privilégiées, cette apparente unanimité tend à renoncent à énumérer l’ensemble de ces
s’éroder considérablement. caractéristiques et n’en retiennent que

93
quelques-unes comme critères véritables du « communication rudimentaire » [61] sur les
« régime d’assemblée » [55], soit (le plus systèmes politiques en question.
souvent) ils en donnent bien une description
détaillée, mais c’est pour les présenter comme Or, l’on peut sérieusement douter que le
des « traits normaux » [56] de ce type de concept de « régime d’assemblée » réussisse
régime [57]. Ceux-ci ne tiennent pas pour même à remplir cette fonction – pourtant
autant lieu de véritables critères, dans la mesure minimale. Les discordances doctrinales quant à
où l’absence de l’un (ou plusieurs) d’entre eux la définition du « régime d’assemblée » sont en
dans un régime concret n’entraîne pas effet telles, que les auteurs qui, sans prendre
automatiquement son exclusion de la catégorie. parti sur le fond de la question, tentent de
Notons cependant qu’en définitive, ces deux donner une définition seulement lexicale de ce
présentations ne se distinguent qu’en concept, sont contraints de distinguer des sous-
apparence : concrètement, il revient catégories [62]. La profusion et la diversité des
absolument au même d’user de l’une ou de exemples de régimes d’assemblée ainsi que des
l’autre [58]. critères distinctifs de cette catégorie font qu’il
est bien difficile d’indiquer des constantes au
Dans ces conditions, la grande diversité des sein des définitions proposées [63].
classements proposés par les auteurs n’est pas
surprenante : à retenir par exemple l’absence Ainsi, à la différence des régimes
d’un chef de l’État comme critère essentiel du parlementaire ou présidentiel, on ne peut même
régime d’assemblée et à écarter – plus ou moins pas se satisfaire du possible usage lexical du
explicitement – comme tel l’inexistence du droit concept de « régime d’assemblée ». Lorsque ce
de dissolution (ou l’inverse), chacun en arrive à terme est utilisé, on ne peut rien en déduire
classer dans cette catégorie des systèmes relativement à quelque disposition ou pratique
politiques fort différents. Mais ces divergences constitutionnelle que ce soit, dans le système
doctrinales posent surtout la question de dont il est question. La seule chose en définitive
l’utilité scientifique d’une notion aussi peu que l’emploi de l’expression « régime
consensuelle que celle-ci. d’assemblée » nous apprenne, concerne
l’opinion de son utilisateur : ce dernier indique
par cet usage que le système qu’il évoque fait
une place à ses yeux trop importante à l’organe
2. INUTILITÉ SCIENTIFIQUE DE LA législatif aux dépens de l’organe exécutif.
NOTION
Il est dès lors légitime de se demander
La catégorie des « régimes d’assemblée » pourquoi les auteurs divergent de manière
présente bien entendu les faiblesses qui aussi spectaculaire, tant sur la définition de
caractérisent la classification traditionnelle des cette catégorie, que sur les régimes politiques
régimes politiques. La démonstration a été faite qu’il convient d’y ranger. Aussi est-il
que ces oppositions entre types de régimes – souhaitable de s’interroger sur l’apparition de
présidentiel, parlementaire, mais aussi, donc, cette notion dans le champ conceptuel des
« d’assemblée » –, à la « valeur logique » auteurs de droit constitutionnel. On peut en
contestable, ne présentent en outre que peu effet espérer que la détermination de ses
d’intérêt scientifique [59]. La distinction la plus origines permettra de mieux saisir la fonction
classique (entre régimes parlementaires et remplie par la notion de « régime d’assemblée »
présidentiels) comporte toutefois un intérêt au sein du discours doctrinal.
pratique évident, quoique restreint : même si
toute la doctrine ne s’accorde pas sur les
régimes qui méritent d’être classés dans l’une
II. – L’APPARITION DE LA NOTION DE
ou l’autre catégorie, et quoiqu’il s’agisse d’une
opposition mal définie, l’usage de cette « RÉGIME D’ASSEMBLÉE » (COMME
CATÉGORIE DE RÉGIMES POLITIQUES)
terminologie, permet d’obtenir rapidement
quelques informations sur l’existence de
L’idée de confier à l’organe législatif une
quelques règles juridiques simples au sein de tel
place prépondérante dans le système
ou tel régime concret [60]. L’emploi de ces
institutionnel n’est évidemment pas nouvelle.
expressions autorise, en fin de compte, une
Les plus démocrates des révolutionnaires

94
français s’en réclamaient déjà, afin de critiquer
celui que la Constitution de 1791 avait établi –
et qui tendait, lui, à l’équilibre entre les organes. 1. AUX ORIGINES DE LA CLASSIFICATION
Les projets girondin et montagnard de 1793 se THÉORIQUE DES RÉGIMES POLITIQUES
posaient d’ailleurs comme l’expression
Beaucoup de choses ont été écrites sur cette
constitutionnelle de ces conceptions
classification. Toujours très utilisée par les
démocratiques, dont Jean-Jacques Rousseau
auteurs, elle a été critiquée, mais aussi défendue
était le repère philosophique essentiel [64]. De
sous de multiples points de vue. Chacun des
même, l’amendement présenté par Jules Grévy
régimes qu’elle s’efforce de distinguer a fait
en 1848 s’inscrira, comme d’autres, plus tard, l’objet de nombreuses analyses ; on en a
dans cette tradition [65]. examiné les définitions, les caractéristiques,
Les objections à cette conception que l’on ainsi, bien sûr, que les origines théoriques et
peut dire « démocrate » ne sont bien sûr pas pratiques. En revanche, il semble que l’histoire
plus récentes : elles consistent à mettre en de cette classification en tant que telle n’ait pas
évidence les risques que l’adoption de ce été faite. Quelques articles ou passages
système engendre, de voir l’organe législatif évoquent la question [69], mais certaines des
abuser des pouvoirs qui lui ont été circonstances ayant entouré l’émergence de
reconnus [66]. Dès lors, désireux de frapper les cette idée restent bien obscures.
esprits, les auteurs de ces critiques se plaisent à
Il semble que la doctrine n’ait pas songé à
en appeler à l’histoire de France, pour
opposer les régimes parlementaire et
démontrer la réalité des dangers qu’ils
présidentiel avant la fin du XIX siècle. Avant
e

prédisent. Aussi invoquent-ils l’exemple de la


cela, elle se contentait de rendre compte du
Convention et opposent-ils souvent le souvenir
fonctionnement des systèmes politiques
de la Terreur à ceux qui s’appuient sur la
concrets soumis à son examen – non, d’ailleurs,
« logique » démocratique à seule fin de conférer
sans quelque effort de systématisation. Richard
plus de poids à l’assemblée législative élue par
Moulin explique ainsi parfaitement comment,
les citoyens [67]. C’est pour cela, d’ailleurs, que
au cours du XIX siècle, les auteurs ont su
e

l’on voit l’expression de « système


observer combien les pratiques institutionnelles
conventionnel » apparaître bien avant celle de
américaine et britannique, pourtant
« régime d’assemblée » [68] – qui finira initialement fondées sur des systèmes
pourtant par lui succéder. Mais elle ne désigne constitutionnels très proches, s’étaient
alors pas une catégorie abstraite de régimes
progressivement éloignées l’une de l’autre [70].
politiques – pour la bonne raison que l’idée
En Angleterre, puis, un peu plus tard, en
même de classer les régimes selon des
France, la balance des pouvoirs va évoluer vers
catégories abstraites n’a pas encore vu le jour –,
un système dans lequel le veto législatif
mais seulement un système s’apparentant à
disparaît et où le Parlement obtient
celui institué concrètement par la Convention
progressivement le droit de contrôler (dans
en 1792.
tous les sens du terme) le cabinet ministériel.
C’est cependant bien à l’émergence de la Aux États-Unis, au contraire, non seulement le
notion de « régime d’assemblée » comme Président conserve son droit de veto, mais il
catégorie abstraite, s’inscrivant dans la continue de nommer ses ministres de manière
classification traditionnelle des régimes absolument discrétionnaire, qui ne forment pas,
politiques, que l’on a choisi de s’intéresser ici – comme en Europe, un cabinet ministériel
quand bien même celle-ci aurait des racines responsable devant les chambres. Ainsi que le
théoriques et pratiques plus lointaines. Or, pour note Richard Moulin, « il était alors aisé
découvrir les origines de cette notion, il d’établir un antagonisme entre les deux types
convient de remonter très loin dans le temps : de pratiques » [71], ce que, précisément, ne
aussi loin, en réalité, que la classification des manquent pas de faire bon nombre
régimes politiques elle-même. Aussi est-il d’auteurs [72]. Pour opposer l’expérience
nécessaire d’examiner les circonstances dans américaine au système européen (que l’on
lesquelles cette classification a vu le jour (1), qualifiait alors déjà de « parlementaire »), la
pour être en mesure d’analyser l’émergence de doctrine parle de plus en plus, à la suite de
la notion de « régime d’assemblée » (2).

95
Walter Bagehot en Angleterre, de exécutif. Le trait d’union est le Cabinet. Par ce
gouvernement « présidentiel » [73]. mot nouveau nous désignons un Comité du
Corps législatif élu pour être le Corps
Cependant, il semble que la doctrine exécutif » [80].
française ne se soit pas contentée de rendre
compte des divergences existant entre les Or, cette thèse [81] commence, dans la
pratiques institutionnelles américaine et France de la fin du XIX siècle, à rencontrer un
e

européenne, et se soit par conséquent efforcée certain succès [82]. D’un point de vue
de « les systématiser, pour dépasser la simple institutionnel d’abord, le système français
description, et aboutir à la création de semble, à la suite de la célèbre crise du 16 mai
classes » [74]. Ce sont justement les raisons pour 1877, se rapprocher du tableau dressé par
lesquelles les auteurs français ont subitement Walter Bagehot [83]. Le parlementarisme à
choisi d’établir une telle classification (que l’on l’européenne se distingue alors par plusieurs
dit parfois abstraite), au lieu de continuer à traits caractéristiques : le chef de l’État
décrire des régimes concrets, qui restent bien s’effaçant toujours plus, le gouvernement est,
mystérieuses. Selon une idée très répandue, dans les faits, choisi directement par le
cette orientation – impulsée notamment par parlement parmi ses propres membres ; le
Adhémar Esmein [75] – serait à mettre sur le ministère est en outre conçu comme devant
compte de l’esprit de système propre à la mettre en œuvre la volonté de la représentation
doctrine française de l’époque, de son « goût nationale, incarnée dans les seules chambres ;
des belles ordonnances classiques » [76]. Cette ces dernières peuvent du reste, en cas de
explication, d’ordre psychologique ou culturel, désaccord politique avec le gouvernement, le
n’est cependant guère convaincante. Dès lors, il démettre de ses fonctions. Dès lors, on peut
peut être utile de pousser plus loin la réflexion penser que « l’action exécutive elle-même
et d’examiner le contexte dans lequel la apparaît, en définitive, comme dépendant, par
classification traditionnelle des régimes l’intermédiaire des ministres, de la volonté
politiques, fondée sur la séparation des parlementaire. Dans ces conditions, le ministère
pouvoirs, est apparue. doit être considéré comme étant essentiellement
une commission gouvernementale des
Aussi convient-il d’abord de remarquer que assemblées » [84]. D’un point de vue politique,
le constitutionnaliste anglais Walter Bagehot ne ensuite, le contexte de forte hostilité au
s’était pas contenté, dans son œuvre majeure, Parlement et aux parlementaires [85], qui
d’introduire l’expression de régime traverse alors la classe politique française,
« présidentiel » (presidential government ou favorise évidemment la popularité de la thèse
presidential system) [77] pour qualifier le système de Bagehot. La critique se concentre à l’époque
politique américain. Son propos consistait sur le pouvoir des chambres, et l’on est dès lors
surtout à opposer ce dernier au système anglais enclin à dénoncer leur omnipotence. Présenter
– qu’il nomme le gouvernement « de le régime parlementaire, qui est celui de la
cabinet » (cabinet government) [78]. L’intention III République,
e
comme un régime de
de Bagehot n’est certes pas d’établir des classes concentration des pouvoirs au profit du
de régimes sous lesquelles pourraient se ranger Parlement permet seulement de porter la
l’ensemble des systèmes politiques existants. critique sur un plan strictement institutionnel.
Néanmoins, il s’attache à distinguer les deux
pratiques institutionnelles sur la base d’un Mais c’est précisément cette interprétation
critère tiré du principe de la séparation des du régime parlementaire que certains auteurs,
pouvoirs. Sa distinction n’est toutefois pas celle et en particulier Esmein, ne peuvent
que l’on connaît aujourd’hui : pour lui, le accepter [86]. Il est essentiel, pour ces auteurs,
gouvernement présidentiel est un régime de de montrer que ce système respecte en principe
séparation des pouvoirs, tandis que le la règle de la séparation des pouvoirs, car il
gouvernement de cabinet est au contraire un s’agit, de leur point de vue, d’une garantie aussi
système de confusion des pouvoirs au profit du traditionnelle qu’essentielle de la liberté [87].
Parlement [79]. Selon ses propres termes, « le Ils ne peuvent par conséquent admettre que les
secret véritable de la Constitution anglaise peut institutions de la III République soient
e

être décrit comme l’union intime, la fusion comprises comme instituant, par nature, le
presque complète des pouvoirs législatif et despotisme d’un organe – quoique ces auteurs

96
aient pensé, par ailleurs, de la manière dont ces cette séparation dite « atténuée » ou « souple »,
institutions étaient pratiquées. de la confusion des pouvoirs ? En d’autres
termes, est-ce que la souplesse, en tant qu’elle
C’est bien du reste Adhémar Esmein qui autorise la transgression du principe,
s’attache à contrecarrer cette interprétation, n’équivaut pas à la confusion ? Esmein anticipe
essentiellement dans ses Éléments de droit en fait cette objection en usant du même
constitutionnel, parus en 1896. Il le fait de façon procédé que précédemment.
très efficace, mais aussi fort simple. Comme
Walter Bagehot, il oppose le système américain Son ambition, il l’indique lui-même, consiste
aux systèmes anglais et européen, mais il à montrer que le régime parlementaire, certes,
s’efforce, on l’aura compris, de proposer un « atténue la séparation des pouvoirs, mais la
autre critère de distinction. L’idée, fort maintient cependant » [90]. Il s’attache par
ingénieuse, d’Esmein, consiste précisément à conséquent à mettre en évidence que
intégrer l’idée que le régime parlementaire est l’éventuelle domination politique des chambres
respectueux du principe de séparation des sur le gouvernement n’entraîne pas
pouvoirs dans le critère de distinction lui- irrémédiablement la confusion des pouvoirs.
même. Ainsi, au lieu de substituer à celui Selon lui, ce danger est notamment évité, en
avancé par Bagehot un critère fondé sur de tout régime parlementaire, par l’existence d’un
autres considérations, Esmein propose certain nombre d’institutions et de règles
justement de concevoir les régimes anglais et spécifiques, qui limitent le pouvoir de l’organe
américains comme deux applications législatif. En d’autres termes, la confusion des
différentes de la règle de la séparation des pouvoirs au profit de l’assemblée ne se
pouvoirs. Il prétend que, dans le système réaliserait que si ces règles et ces institutions
américain, le principe y est appliqué spécifiques étaient absentes.
strictement, tandis qu’il ne l’est que de manière
« atténuée » en Angleterre [88]. Dès lors – en Esmein n’a donc plus qu’à ajouter à son
vertu de l’ontologie réaliste qui caractérise le système un troisième type de régimes, distinct
raisonnement juridique [89] –, le système des régimes parlementaire et présidentiel, et
« parlementaire » anglais, mais aussi français, dans lequel, précisément, ces règles et ces
apparaît comme étant par nature respectueux du institutions spécifiques n’existent pas. C’est ce
principe de la séparation des pouvoirs. qui apparaît dans le plan de son ouvrage : après
avoir évoqué la séparation stricte des États-Unis
Le critère tiré de ce principe est donc bien, et la séparation « atténuée » des systèmes
comme le soulignent traditionnellement les parlementaires, il traite d’une troisième
auteurs, éminemment abstrait. Mais son choix catégorie de systèmes (dont il trouve pourtant
n’a aucunement résulté de l’esprit systématique bien peu d’exemples probants), qui organisent,
de la doctrine française de l’époque, mais quant à eux, la confusion des pouvoirs. Bien que
seulement de la nécessité dans laquelle une l’auteur ne le qualifie pas encore ainsi, on
partie d’entre elle s’est trouvée, de répondre à comprend qu’il s’agit bien là du régime que l’on
une thèse qu’elle jugeait dangereuse. appellera d’abord « conventionnel » [91], puis
« d’assemblée ».

Au moment où elle apparaît, la classification


2. L’ÉMERGENCE DE LA NOTION DE des régimes politiques comprend donc non pas
« RÉGIME D’ASSEMBLÉE » deux mais trois catégories, et le « régime
d’assemblée » y remplit une fonction
À ce point, la démonstration d’Esmein est
fondamentale. Il est destiné à justifier le régime
toutefois encore incomplète. S’il s’était contenté
parlementaire et à en souligner le caractère
d’opposer ainsi deux façons d’appliquer le
« libéral ». Cette justification opère en fait
principe de la séparation des pouvoirs, il se
doublement.
serait probablement heurté à une objection de
taille. Si le régime parlementaire se définit, par D’une part, le concept de « régime
opposition à la séparation stricte des États-Unis, d’assemblée » ainsi spécifié permet de
comme un système qui comporte des présenter le régime parlementaire comme
exceptions à la règle de la séparation des étant par définition un régime de séparation des
pouvoirs, qu’est-ce qui distingue réellement pouvoirs – puisque c’est précisément ce qui

97
différencie celui-ci de celui-là. C’est ce qui bicamérisme) dans le régime parlementaire – et
apparaît nettement à la lecture de la donc dans celui de la III République.
e

présentation qu’en donne Esmein : « Si le


gouvernement parlementaire ne confond pas Ces désaccords doctrinaux perdureront tant
les deux pouvoirs, écrit-il, il est une autre forme que le concept de « régime d’assemblée » sera
de gouvernement, qui se propose ce but, en revêtu d’une telle charge idéologique. Ils
privant le pouvoir exécutif de toute s’expliquent par la fonction que celui-ci a
indépendance, en le subordonnant longtemps remplie dans le discours doctrinal.
expressément au pouvoir législatif » [92]. Ainsi,
la seule existence du concept antithétique de
« régime d’assemblée » implique – toujours du III. – LA FONCTION DE LA NOTION DE
fait de l’ontologie réaliste qui caractérise les « RÉGIME D’ASSEMBLÉE »
classifications doctrinales [93] – le caractère
naturellement libéral du régime parlementaire. La notion de régime d’assemblée a
C’est là, du reste, le tour de force réussi par longtemps été, on l’aura compris, une sorte de
Esmein : seul désormais un « dévoiement » du « concept-repoussoir », de « spectre », pour
régime parlementaire, et non son reprendre une expression que Michel Troper a
fonctionnement normal, pourra être accusé de utilisée à propos de la notion de
concentrer les pouvoirs dans les mains du « gouvernement des juges » [97]. Le concept de
Parlement. « régime d’assemblée » en présente en effet tous
les traits caractéristiques.
D’autre part, en tant que le « régime
d’assemblée » est défini comme un régime de Il est en premier lieu destiné à effrayer,
confusion des pouvoirs, les règles et les essentiellement parce qu’il est supposé
institutions qui le caractérisent apparaissent confondre les pouvoirs entre les mains de
comme bien peu souhaitables. À l’inverse, les l’assemblée législative [98]. Mais même
traits qui distinguent le régime parlementaire lorsqu’il n’est pas explicitement présenté
de ce dernier semblent, presque par hypothèse, comme tel, le « régime d’assemblée » reste en
devoir être maintenus – car ils constituent la tout état de cause connoté péjorativement. Il
garantie du respect de la séparation des suffit d’observer que, même compris comme un
pouvoirs. C’est du reste à ce sujet que prennent régime de séparation des pouvoirs, il est en
leur source les premières divergences général rangé parmi ceux organisant (par
doctrinales relativement à la définition du opposition aux régimes d’équilibre) la
« régime d’assemblée ». En effet, les auteurs prééminence d’un organe (le législatif), aux
sont évidemment en désaccord sur les garanties côtés de systèmes prévoyant la prééminence de
en question : si ériger une disposition l’organe exécutif – en général peu
constitutionnelle en critère de distinction entre recommandables du point de vue des thèses
ces deux types de régimes revient à démontrer libérales [99]. D’ailleurs, le simple fait
qu’elle doit subsister, l’identification desdits (communément admis) que l’on présente
critères devient un enjeu idéologique et comme une réalisation archétypale du « régime
doctrinal essentiel. Il n’est dès lors pas étonnant d’assemblée » le système institué par la
de voir les auteurs se déterminer à cet égard Convention nationale entre 1792 et 1795, atteste
selon leurs options théoriques ou leurs opinions du caractère « inquiétant » dont la doctrine
respectives. Si Adhémar Esmein insiste par entend en général l’affecter [100]. Au minimum
exemple particulièrement, pour caractériser le ce type de régimes apparaît-il, dans le discours
« régime d’assemblée », sur l’absence d’un chef doctrinal, comme peu souhaitable [101] : il n’est
de l’État irresponsable [94], Léon Duguit jamais présenté avantageusement, comme
souligne plutôt l’inexistence de moyens peuvent l’être les autres types de régimes.
d’action réciproques entre l’Exécutif et le
Législatif [95], tandis que pour Maurice Le « régime d’assemblée » est en second lieu
Hauriou, le régime d’assemblée se résume pour insaisissable, puisque ses réalisations concrètes
ainsi dire au monocamérisme [96]. Chacun sont rares [102] et que les exemples avancés ne
d’entre eux justifie ainsi l’existence des règles convainquent généralement pas même ceux qui
ou institutions correspondantes (présidence de les utilisent. Les auteurs s’empressent en effet
la République, droit de dissolution, souvent de nuancer le classement qu’ils

98
viennent d’opérer, notamment lorsqu’il s’agit rangés dans cette catégorie [110] revient en fin
d’exemples étrangers [103]. La Suisse en de compte à critiquer le parlementarisme en
particulier, qui est pourtant souvent citée tant que tel – et non plus seulement tel ou tel
comme modèle, voit son caractère exemplaire système politique concret [111]. Un tel
être systématiquement tempéré [104] – avec jugement négatif sur le régime parlementaire
seulement plus ou moins de vigueur. En ce qui (en tant que tel) peut d’ailleurs également
concerne la France, les exemples pris ont la résulter du classement des seules pratiques des
particularité de n’avoir jamais été III et IV Républiques dans la catégorie des
e e

complètement réalisés. Il s’agit en effet soit de « régimes d’assemblée », s’il est suggéré par
régimes exceptionnels simplement ailleurs que ce sont précisément les spécificités
transitoires [105] (ceux institués par les parlementaires de ces deux régimes qui ont
assemblées constituantes pendant leur entraîné lesdites pratiques [112].
mandat), soit de projets ou d’amendements
constitutionnels repoussés ou restés Mais par l’usage de ce « spectre », les
inappliqués (les projets girondin et montagnard auteurs peuvent également, et en fait surtout,
de 1793, l’amendement Grévy de 1848, le projet justifier ou critiquer des règles ou des
du 19 avril 1946), soit de pratiques institutions précises – celles qui, précisément,
institutionnelles jugées déviantes par rapport sont annoncées comme les critères distinctifs du
au texte constitutionnel initial (les pratiques « régime d’assemblée ». Soutenir en effet que
tardives des III et IV Républiques).
e e l’existence (ou l’absence) de telle ou telle
disposition constitutionnelle caractérise ce type
Or, c’est précisément son caractère de régimes équivaut en fait à légitimer
« spectral » qui permet à ce concept de remplir l’existence (ou l’absence) de la règle opposée.
les fonctions justificatives que la doctrine lui C’est cela qui explique en grande partie que les
assigne. Ces dernières se situent d’ailleurs, divergences doctrinales quant aux définitions
comme à l’origine, sur un double plan. Le du régime d’assemblée aient si longtemps
concept de « régime d’assemblée » permet en persisté : le choix de ses critères distinctifs est
effet aux auteurs : d’une part, de porter une resté un moyen très pratique de justifier ou de
appréciation globale sur un certain nombre de critiquer des institutions ou des règles très
régimes ; d’autre part, de justifier (ou de diverses (l’existence et les pouvoirs d’une
critiquer) des règles ou des institutions très seconde chambre, le statut et les prérogatives
précises. du chef de l’État, l’efficacité du droit de
dissolution, la responsabilité politique des
Quant au premier point, l’utilisation la plus ministres et leur fonction « gouvernementale »,
élémentaire du concept de « régime etc. [113] ). Les spécificités attribuées au
d’assemblée » consiste à jouer de sa connotation « régime d’assemblée », les critères retenus pour
très péjorative pour porter, par le simple le définir, reflètent ainsi la fonction assignée à
classement de tel ou tel système politique ce concept par chacun des auteurs.
concret dans ou hors de cette classe, un
jugement de valeur sur ledit système [106]. Le Si la notion de « régime d’assemblée » a
seul fait de ranger dans cette catégorie tel longtemps joué le rôle d’un véritable
régime concret revient en effet à l’accuser sinon « spectre », celui-ci n’est plus guère brandi
de confondre les pouvoirs au profit de l’organe aujourd’hui que par une sorte d’habitude.
législatif, du moins d’attribuer à ce dernier des Aussi évoque-t-on de plus en plus sa
compétences démesurées. Bref, le « régime disparition prochaine. Cette déchéance
d’assemblée » fait office de « contre- annoncée tient au fait que, pour de multiples
modèle » [107]. La fonction justificative que raisons, le « régime d’assemblée » a cessé de
remplit ce classement [108] opère d’ailleurs faire peur.
dans les deux sens. Lorsque l’on se refuse à
qualifier les systèmes de la III ou de la
e
Le succès du concept de « régime
d’assemblée » s’est en réalité prolongé aussi
IV République de « régimes d’assemblée »
e

longtemps qu’aura perduré le contexte de


[109], on atténue par là même les critiques qui
méfiance envers la toute-puissance
ont pu être adressées à ces derniers. Mais à
parlementaire, qui avait favorisé son éclosion
l’inverse, le fait de prétendre que tous les
au tournant du siècle dernier. Cette défiance
régimes parlementaires monistes peuvent être

99
s’est, on le sait, développée tout au long des celles des organes gouvernementaux. Si
III et IV Républiques jusqu’à l’adoption de la
e e
concentration des pouvoirs il y a, elle se fait
Constitution de 1958, qui a précisément été aujourd’hui indéniablement au profit du
conçue comme un véritable antidote à ce gouvernement – ou, pour ce qui est de la
danger. Désormais, le Parlement n’est à V République, du couple Président-Premier
e

l’évidence plus le lieu réel du pouvoir, et l’on ministre. On observe en effet, dans ces
sourirait aujourd’hui de la naïveté de celui qui systèmes, que l’organe exécutif, maître de
s’alarmerait de son éventuelle omnipotence l’élaboration des lois (puisque le Parlement ne
[114]. L’heure est plutôt, de nos jours, aux fait plus office que de chambre
tentatives de revalorisation de son rôle, tant il a d’enregistrement) autant que de leur exécution,
été amoindri. ne risque en outre (presque) jamais de voir sa
responsabilité politique être mise en jeu par les
La peur a donc aujourd’hui d’autres visages, députés. Sauf le contrôle des juges
et les « spectres » que l’on brandit ont changé de constitutionnels (qui ne saurait être
nature. L’un d’entre eux, le plus en vogue, est véritablement politique), il ne reste plus pour
sans conteste celui du « gouvernement des s’opposer aux volontés gouvernementales que
juges ». En effet, les fonctions de plus en plus le poids relatif d’une opinion publique
importantes remplies par les juges (qu’il insaisissable, pour autant qu’elle ait jamais
s’agisse du Conseil Constitutionnel ou des véritablement existé.
magistrats des ordres administratif et
judiciaire) provoquent de nos jours les débats Telle est sans doute l’objection la plus
les plus passionnés, notamment en raison de radicale que l’on puisse aujourd’hui adresser
leur caractère non-électif. Aussi les auteurs se aux régimes parlementaires contemporains.
plaisent-ils à souligner le danger que Oserait-on dès lors – sous forme de boutade –
représenterait une (pourtant improbable) suggérer aux partisans de ces derniers de créer,
dérive vers un système dans lequel les juges en réponse à cette nouvelle critique et à la
seraient chargés de gouverner. manière d’Esmein, un « type » inédit de
régimes politiques, qui se distinguerait du
Mais si l’on se contente d’observer régime parlementaire par la concentration des
l’évolution des régimes dits parlementaires, on pouvoirs qui y serait instituée au profit de
doit surtout constater que le pouvoir réel est l’organe exécutif ?
passé des mains des chambres législatives à

DOCUMENT 5 : A. LE DIVELLEC, « Un tournant de la culture constitutionnelle


britannique : le Fixed-Term Parliament Act 2011 et l’amorce inédite de rationalisation du
système parlementaire de gouvernement au Royaume-Uni », Jus Politicum, n°7, 2012.

les personnes de goût, est en train de connaître,


du fait de la loi du 15 septembre 2011
Une petite révolution constitutionnelle s'est (dénommée Fixed-Term Parliaments Act 2011)
discrètement produite au Royaume-Uni [1]. une étape nouvelle, qui l'éloigne un peu de ce
"Révolution" peu spectaculaire en apparence, qui faisait son essence, sa particularité, contre
mais d'une grande portée pour la culture vent et marées : un système de gouvernement
constitutionnelle de ce pays. Sa Constitution parlementaire resté essentiellement coutumier
était déjà passablement secouée par diverses et conventionnel, presque entièrement régi par
réformes menées à une cadence infernale ce que John Stuart Mill appelait une "moralité
depuis 1997 (abolition du droit automatique des constitutionnelle", dont la souple solidité (ou la
Pairs de siéger à la Chambre des Lords, solide souplesse) faisait le charme et la force.
processus de Dévolution, création de la Cour Sans avoir disparu, ce modèle vient d'être
suprême, transformation de l'office de Lord sérieusement rompu par l'introduction d'un
Chancelier, etc…). Le parlementarisme de ensemble de règles juridiques formalisées, ce
Westminster, ce chef d'œuvre de l'esprit que l'on peut rattacher au large mouvement de
humain, chéri depuis quatre siècles par toutes

100
formalisation et de juridicisation — ce que Boris Mais l'expression "terme fixe" qui a donné
Mirkine-Guetzévitch avait appelé la son nom à la loi du 15 septembre 2011 est
"rationalisation" — du parlementarisme amorcé trompeuse et ce, à un double titre : d'une part,
en Europe à partir des années suivant la fin de des élections anticipées restent, comme on le
la Première Guerre Mondiale. Sans doute la loi verra, possibles, sous certaines conditions —
du 15 septembre 2011 n'embrasse-t-elle pas nouvelles, il est vrai — fixées par le FTPA et qui
directement, loin s'en faut, l'ensemble du constituent l'essentiel de son intérêt. D'autre
système de gouvernement britannique, mais les part, le principe d'un "terme fixe" aux élections
éléments de rationalisation qu'elle cherche à à la Chambre des Communes existait en soi
poser sont d'une importance potentielle depuis longtemps dès lors qu'une durée
suffisamment grande pour que l'on puisse maximum d'une législature avait été posée par
considérer qu'une inflexion majeure vient de se une loi (au sens formel, en l'occurrence). Tel
produire dans l'histoire de la Constitution du était le cas depuis le Triennal Act de
Royaume-Uni. 1694[3] remplacé par le Septennial Act de 1716
jusqu'à ce que le Parliament Act de 1911 fixe la
durée à cinq années. Ce qui change, sur ce point,
n'est donc pas tant le principe d'un terme fixe
I. – LE DISPOSITIF MIS EN PLACE
depuis longtemps relatif (en ce sens que la
PAR LE FIXED TERM PARLIAMENTS ACT
législature est censée aller à son terme sous
2011
réserve de l'usage du droit de dissolution) que
la suppression presque entière de la faculté
laissée au Premier ministre de déterminer
A. LA FORMULE TROMPEUSE discrétionnairement la date des élections. Il
D'UN "TERME FIXE" DES ÉLECTIONS devint progressivement d'usage, dans la culture
À LA CHAMBRE DES COMMUNES parlementaire britannique depuis 1716, que la
législature soit abrégée par l'exercice du droit
Le Fixed Term Parliaments Act 2011 de dissolution discrétionnaire par la Couronne
(désormais FTPA) pose dans sa Section 1 le (et peu à peu, selon l'avis du Cabinet puis du
principe de la détermination à l'avance de la seul Premier ministre). Sept ans ont en effet,
date des élections à la Chambre basse du avec le temps, parus excessivement longs (seuls
Parlement du Royaume-Uni, à savoir que toute trois parlements depuis le début du XIXe siècle
législature (dont la durée de cinq ans depuis ont tenu sept sessions [4]), si bien que même en
1911 n'est pas remise en cause par la présente dehors de conflits insurmontables entre le
loi) est censée aller à son terme, sans être cabinet et les Communes (conflits devenus de
interrompue par une dissolution. Ainsi, les plus en plus rares, à mesure que s'épanouissait
élections de l'actuelle Chambre ayant eu lieu le la pratique des gouvernements
6 mai 2010, les suivantes sont fixées parlementaires), il était régulièrement mis fin
expressément au 7 mai 2015 (Sect.1, § 2) et, à de façon anticipée à la législature. C'est ce que
l'avenir, les élections ultérieures devront en l'on a nommé la "dissolution à l'anglaise"
principe se tenir le premier jeudi du mois de (l'expression date plutôt de la seconde moitié
mai de la cinquième année suivant les du XXe siècle), à savoir une dissolution décidée
précédentes élections à la Chambre (Sect. 1, § 3). par le Premier ministre seul, en l'absence de
Diverses dispositions sont prises pour adapter tout conflit avec les chambres, un ou deux ans
ce délai de manière limitée pour des raisons avant la fin de plein droit de la législature, selon
pratiques [2]. Il est ainsi mis fin à la prérogative le caractère plus ou moins favorable des
dont jouissait le Premier ministre de fixer sondages pour le parti du Premier ministre en
librement (mais toutefois dans la limite de la place.
durée globale de la législature) la date des
élections, prérogative longtemps admise dans La formule retenue par la loi du 15
l'esprit du système de Westminster, que l'on a septembre 2011 est donc trompeuse
fini par considérer comme exorbitante au puisqu'aucune Chambre des Communes, du
regard du principe d'égalité des chances entre fait du maintien de possibilités de dissolution,
les partis politiques. n'est assurée d'aller au terme de la législature
quinquennale [5]. En revanche, c'est bien la
faculté du chef du gouvernement de fixer

101
discrétionnairement la date des élections qui se maintenu malgré l'introduction d'un droit de
trouve passablement écornée par cette loi. dissolution par l'Exécutif en 1929) ou encore la
Grèce (Constitution de 1927). Dans cette logique
moniste pure, l'autodissolution avait été prévue
en France dans le projet de constitution d'avril
B. LA RATIONALISATION
1946 (art. 83). Elle existe actuellement dans les
DE L'EXERCICE DU DROIT
constitutions de tous les Länder d'Allemagne
DE DISSOLUTION [9], en Hongrie, Lituanie, Macédoine et est
L'originalité de la FTPA 2011 est de mettre possible en Israël [10]. Sa fonction est de
formellement fin (définitivement ?) à l'exercice permettre un retour anticipé devant les
inconditionné du droit de dissolution de la électeurs quelle qu'en soit la raison, et ce, même
Chambre des Communes par la Couronne ou en l'absence de conflit spécifique entre l'exécutif
plutôt, en vertu des conventions reconnues et une majorité au Parlement. L'idée qui la sous-
depuis longtemps, par le Premier ministre. Le tend est que l'assemblée délibérative est plus
droit de dissolution est maintenu mais ne (ou du moins autant) légitime que les organes
pourra s'exercer juridiquement que dans deux du pouvoir exécutif pour juger de l'opportunité
hypothèses, l'une entièrement nouvelle dans le de l'appel anticipé au corps électoral.
droit constitutionnel britannique, l'autre, qui Implicitement, les partisans de
s'analyse en une solution restrictive par rapport l'autodissolution regardent le maintien (là où il
au droit jusque-là en vigueur. existe) d'un droit de dissolution aux mains de
l'Exécutif comme un reliquat monarchique
périmé, dont le maintien et l'adaptation à la
logique du gouvernement parlementaire
1. Un droit d'autodissolution de la Chambre des représente un privilège injustifié.
Communes (Sect. 2, al. 1 et 2)
Dans le FTPA britannique, la résolution
Le FTPA institue en premier lieu la faculté d'autodissolution doit être votée à la majorité
pour la Chambre des Communes de voter elle- des deux tiers de l'effectif légal des Communes.
même sa propre dissolution, ce que l'on appelle, Cette majorité qualifiée [11] est d'importance :
dans la doctrine constitutionnelle, elle vise à garantir une décision relativement
l'autodissolution du Parlement (plus consensuelle entre les partis, répudie en tout cas
exactement : de la chambre basse) [6]. Pareil pas le privilège d'un monopole du seul parti du
mécanisme est relativement rare dans le Premier ministre (ou d'une coalition majoritaire
constitutionnalisme occidental et pour ainsi dont la surface serait réduite). L'inspiration de
dire inédit au Royaume-Uni [7]. Lorsqu'il cette condition de majorité qualifiée paraît bien
existe, ce mécanisme témoigne du fait que, provenir d'Allemagne, où le refus d'une
contrairement à l'idée reçue, le droit de prérogative d'un seul parti dans le choix de la
dissolution n'est pas réductible à une "arme" du dissolution semble de plus en plus érigé en
pouvoir exécutif à l'encontre du pouvoir absolu depuis 1949 et plus encore depuis une
délibérant et n'est pas davantage inhérent aux trentaine d'années [12]. Il semble que cette
systèmes de gouvernement parlementaire. On conception a gagné le parti libéral démocrate
rencontre l'autodissolution dans les britannique, visiblement influencé par le
constitutions écrites instituant un modèle parlementaire allemand.
parlementarisme de type moniste pur, c'est-à-
dire dépouillant complètement le système des
vestiges du dualisme en renonçant à instituer
2. Une dissolution automatique conditionnée par
un chef d'État distinct du chef du
la survenance d'une "crise gouvernementale
gouvernement ou en retirant au chef d'État
négative" (Sect. 2, al. 3 à 5)
toute compétence significative.
L'autodissolution est apparue pour la première A côté du droit d'autodissolution conféré à
fois dans certaines constitutions européennes la Chambre des Communes, le FTPA maintient
de l'Entre-deux-guerres, notamment dans la une hypothèse de dissolution aux mains de la
plupart des Länder allemands sous la Couronne mais il ne s'agit plus du tout de la
République de Weimar [8], celle de l'Autriche compétence discrétionnaire et inconditionnée
de 1920 (art. 29, toujours en vigueur et dont elle jouissait jusqu'ici : le droit encadre si

102
strictement ses conditions d'emploi que cette discrétionnaire, qu'il détenait depuis la fin du
prérogative a perdu l'essentiel de son caractère "dualisme" effectif (et la neutralisation — non
traditionnel. point absolue, certes, mais tout de même très
avancée — de la Couronne comme pouvoir
En effet, si la Chambre des Communes autonome). L'un des instruments ayant permis
adopte une motion de censure expresse [13] le développement du Prime-Minister-System
contre le Gouvernement (Motion of no typique du système de Westminster est ainsi
confidence) et n'accorde pas expressément sa pour le moins ébréché.
confiance [14], dans un intervalle de quatorze
jours, au Gouvernement en place (quel qu'il Cette réforme est, politiquement, le prix que
soit), la dissolution doit être prononcée. les Libéraux-démocrates ont fait payer au parti
Tory pour son accession au pouvoir, à la suite
Il s'agit donc d'une dissolution conditionnée, des élections de 2010, dans le contexte de
ce qui est radicalement nouveau en droit l'absence de majorité absolue monocolore à la
britannique, mais surtout, la dissolution est, ici, Chambre. En outre, il semble s'agir d'une
automatique : il ne dépend pas du Premier compensation pour l'échec (du point de vue
Ministre censuré ni d'un Premier Ministre libéral-démocrate) de la réforme électorale,
nouvellement nommé mais non gratifié de la puisque les électeurs britanniques ont, le 5 mai
confiance expresse d'une majorité d'empêcher 2011, repoussé par référendum le
les élections anticipées. remplacement du traditionnel mode de scrutin
uninominal majoritaire à un tour pour l'élection
Il semble facile de résumer la logique
des députés par un système "vote alternatif
politico-constitutionnelle imaginaire de ce
(Alternative Vote)" qui aurait favorisé en
dispositif mis en place par le FTPA : limiter le
pratique la représentation des tiers-partis.
recours à la dissolution des Communes à
l'hypothèse d'une crise gouvernementale
"négative", c'est-à-dire qui ne débouche pas,
dans le délai de quatorze jours, sur la formation II. – APPRÉCIATION ET IMPLICATIONS DU
d'un gouvernement bénéficiant du soutien NOUVEAU DISPOSITIF
explicite de la Chambre (qu'il s'agisse, du reste,
d'un cabinet majoritaire ou bien minoritaire).

Pourtant, telle est la subtilité du système de A. INCERTITUDES ET RISQUES


gouvernement parlementaire qu'il n'est pas DE MANIPULATIONS
réductible à une sorte de Kriegspiel (nos
Derrière son apparent triomphe généralisé,
contemporains diront plutôt Wargame) dont les
le constitutionnalisme écrit cache mal ses
différentes configurations et situations
limites intrinsèques et même l'échec —
politiques concrètes seraient entièrement
inévitable, à vrai dire — de son objectif avoué
prévisibles et identifiables à l'avance. Comme
(ou implicite) : au minimum encadrer les
on le verra plus loin, les choses sont un peu plus
phénomènes politiques, au maximum,
complexes.
prétendre les déterminer complètement. Or,
même les constitutions écrites les mieux
agencées connaissent des incertitudes ou des
3. Exclusivité de ces deux hypothèses zones d'ombre, où apparaissent des écarts —
quand ce ne sont pas des contradictions
La loi précise clairement, au deuxième alinéa ouvertes — entre la lettre des énoncés à
de la Section 3 : "Il ne pourra être procédé prétention normative et les phénomènes
autrement à la dissolution du Parlement". Les politiques réels. De plus, en pensant trop bien
deux hypothèses examinées plus haut sont faire, le droit constitutionnel écrit prend le
donc les seules d'après lesquelles il peut être risque d'être instrumentalisé, manipulé ou,
procédé à la dissolution des Communes. pire, détourné de ses objectifs initiaux.
Le Premier Ministre du Royaume-Uni perd Les mécanismes d'autodissolution et surtout
ainsi l'une de ses prérogatives les plus de dissolution (automatique ou non)
considérables, ce droit de dissolution de la conditionnée ouvrent la voie à toutes sortes de
chambre basse du Parlement, quasi-

103
"manipulations" et calculs tactiques que la -* On pourrait, d'autre part, imaginer qu'un
complexité des configurations politiques et Premier ministre "majoritaire" nommé par la
l'ingéniosité des acteurs ne permettent pas de Reine après la démission d'un Cabinet qui a fait
prévoir entièrement à l'avance. Le juriste l'objet d'une motion de censure, préfère
français se souviendra du conditionnement de demander à sa majorité de ne pas voter la
la dissolution dans la Constitution de la IVe motion de confiance afin que des élections
République que les acteurs s'arrangèrent pour anticipées soient organisées pour ratifier son
paralyser jusqu'à "l'accident" de 1955. D'autres accession au pouvoir (hypothèse proche de la
exemples, à l'étranger, de parlementarisme par situation de 1982 en R.F.A. lorsque H. Kohl
trop rationalisé confirment ce point. Le remplaça H. Schmidt avec l'aide du parti
dispositif mis en place par le FTPA ne paraît pas libéral). Or, ici, la dissolution (automatique)
pouvoir échapper à ce danger. interviendrait précisément dans l'hypothèse
pour laquelle elle n'a pas été voulue, à savoir
Tout d'abord, les termes de la loi sont tels qu'une crise gouvernementale s'est résolue par
qu'ils laissent ouvertes plusieurs questions. la formation d'un cabinet reposant sur la
confiance d'une majorité.
-* Dans l'hypothèse où une motion de
censure a été adoptée, mais que la configuration Il est à noter que cette loi pourrait n'avoir
parlementaire ne permet pas d'édifier une qu'une durée de vie limitée, dès lors que,
majorité positive pour soutenir un nouveau conformément au droit constitutionnel
Cabinet, comment sera résolue la question du britannique qui n'instaure pas de hiérarchie
Premier ministre ? Le Premier ministre qui a fait formelle entre les lois, elle peut juridiquement
l'objet du vote de censure peut être tenté de ne être aisément abrogée par une autre loi
pas démissionner dans les quatorze jours pour ("ordinaire"), notamment si, après les
continuer à bénéficier du "bonus" s'attachant à prochaines élections, il se trouvait à nouveau
sa position officielle au moment des élections une majorité absolue à la Chambre. Celle-ci
automatiquement déclenchées à l'issue du pourrait être tentée de rétablir le droit de
délai. A l'inverse, le Leader de l'Opposition dissolution libre du Premier ministre.
pourrait revendiquer le droit d'être appelé
immédiatement par la Reine pour former un A vrai dire, il est une hypothèse où cette
nouveau cabinet, même minoritaire, ce qui lui tentation pourrait être forte : un Premier
permettrait d'affronter les élections ministre dont le Cabinet vient d'être l'objet
consécutives à la dissolution automatique en d'une motion de censure sans qu'une majorité
position de force. alternative "constructive" ne se forme, s'il ne
parvient pas à obtenir une majorité des deux
-* Que se passera-t-il si le gouvernement tiers des députés pour voter l'autodissolution,
perd un ou plusieurs votes importants, sur pourrait être tenté de faire abroger le FTPA par
lesquels il a posé officiellement ou une loi adoptée à la majorité simple.
officieusement la question de confiance ? Ou
bien si la majorité gouvernementale se disloque De tels scénarios sont envisageables,
et que la situation parlementaire étant confuse, quoique d'une probabilité faible, car on peut
elle n'aboutit pas au vote d'une motion de penser que le coût politique d'une abrogation
censure expresse (par exemple si les Libéraux- pure et simple du FTPA (c'est-à-dire menant au
démocrates quittaient la coalition sans vouloir rétablissement du droit de dissolution
s'associer à une motion de censure déposée par entièrement inconditionné de l'Exécutif) est très
l'opposition travailliste) ? La dissolution (trop ?) élevé. Outre que le parti qui
habituellement décidée par le Premier ministre entreprendrait d'abroger le FTPA pourrait
britannique en pareil cas n'étant juridiquement apparaître comme celui qui "change les règles
plus admise, elle ne serait pas davantage du jeu" en cours de partie, et sans compter que
possible, désormais, en l'absence de vote d'une le Parti travailliste avait, lui aussi, inscrit le
motion de censure. Et s'il se trouve alors plus principe du Fixed Term à son programme depuis
d'un tiers de députés pour refuser de voter une plusieurs années, on peut se demander si
motion d'autodissolution des Communes, la l'esprit des temps ne rend pas difficile ce qui
situation serait plus ou moins bloquée. serait perçu comme un retour en arrière.
Comme si, dans le constitutionnalisme
démocratique contemporain, existait ce que l'on

104
est tenté d'appeler une sorte d'effet-cliquet qui parlementaire lui-même par des règles
interdirait de revenir sur une législation juridiques écrites.
considérée (à tort ou à raison, plutôt à tort, selon
nous, en l'occurrence) comme plus "libérale" ou Car en évoquant les motions refusant ou
plus "démocratique", parce qu'elle donne le accordant sa confiance au Gouvernement de Sa
sentiment de favoriser un meilleur équilibre Majesté que la Chambre des Communes peut
entre Gouvernement et Parlement, entre adopter, le FTPA inscrit dans le droit strict —
Majorité et opposition ou, mieux, une plus même si c'est de manière allusive — le principe
grand égalité des chances entre les différents même du gouvernement parlementaire, à
partis politiques. Bref, il n'est pas impossible savoir que le cabinet dépend de la confiance
que le FTPA, en dépit de ses limites et de la d'un corps délibérant pour exercer ses
considérable perte de souplesse qu'il provoque, fonctions. Certes, il n'est pas posé expressément
reflète une nouvelle "moralité constitutionnelle" qu'un cabinet doive, en principe et sous
(ce terme, dans un sens évidemment différent certaines conditions, démissionner en cas de
de celui employé par Mill) dans l'ordre "censure" (cette conséquence pratique du
constitutionnel et la culture politique principe de la responsabilité politique demeure
britanniques et soit, pour cette raison, encore, outre-Manche, une convention de la
politiquement difficile à abroger [15]. constitution [17]). Mais le FTPA suggère
(presque) ouvertement qu'un cabinet doit
En tout état de cause, le nouveau mécanisme normalement jouir de la confiance (d'une
pourrait compliquer la formation d'un cabinet majorité) de la Chambre. Sans doute, l'existence
minoritaire, du moins si celui-ci est constitué de cette confiance n'est pas imposée de manière
après la censure d'un précédent cabinet : il ne expresse et en toute hypothèse : il suffit
pourra, en pareille hypothèse, échapper à la théoriquement que le lien de confiance ne soit
dissolution automatique que si une motion de pas mis formellement à l'épreuve par une
confiance est votée, dans les quatorze jours, ne initiative émanant de la Chambre ou bien du
serait-ce qu'à la majorité relative, ce qui Cabinet.
suppose l'abstention d'une partie de ses
adversaires [16] (la différence avec le système Il n'en demeure pas moins que le FTPA
ancien est que cette partie de l'opposition est procède à une rationalisation partielle, quoique
directement sollicitée, au cours du scrutin sur la de biais (si l'on peut dire) et non frontalement,
motion de confiance, mais invitée à ... ne pas du principe du gouvernement parlementaire
prendre position). La perte de souplesse, du fait [18], et que ce n'est pas rien pour les juristes. Il
du dispositif mis en place par le FTPA, pour s'agit d'un début de rupture de principe avec la
régler ce genre de situations est manifeste. manière dont les Britanniques abordent le
système parlementaire de gouvernement, qu'ils
ont su progressivement inventer et
durablement pratiquer avec bonheur et
B. CE QUE SIGNIFIE LA VOIE efficacité sous cette forme apparemment
DE LA "RATIONALISATION" archaïque d'un ensemble de conventions
POUR LA CULTURE CONSTITUTIONNELLE greffées sur une structure juridique formelle
BRITANNIQUE (un système de balance des pouvoirs) en tant
que telle non parlementaire. Ce trait profond de
Au-delà des difficultés pratiques que la
la culture constitutionnelle coutumière était
rationalisation du droit de dissolution est
tellement ancré dans les mentalités que dans les
susceptible de poser un jour, le FTPA revêt une
trois principaux anciens Dominions, le Canada,
importance considérable à un autre niveau,
l'Australie et la Nouvelle-Zélande, qui sont
plus fondamental encore. Il représente, derrière
pourtant, à l'inverse de la mère-patrie, dotés
son apparence relativement anodine, un
d'une constitution formelle[19], le principe de
tournant de la culture constitutionnelle
responsabilité parlementaire du cabinet n'est
britannique en ce qu'il introduit dans le système
toujours pas explicitement reconnu par les
de gouvernement de Westminster cela même
textes et demeure, sans inconvénient majeur
dont il avait jusque-là su faire l'économie
pour le fonctionnement de la démocratie, un
depuis plus de deux siècles : rien moins que des
principe constitutionnel non écrit.
éléments pour tenter de fixer — au moins en
partie — le principe du gouvernement

105
Bien sûr, on observera que cette peut avoir intérêt à solliciter et à obtenir un vote
rationalisation opérée par le FTPA est, au final, de confiance expresse pour éviter une
modeste : outre le principe de responsabilité dissolution non souhaitée.
politique lui-même, l'obligation pour le cabinet
de démissionner en cas de censure ne sont pas Il n'est, en somme, plus possible, depuis
consacrés positivement [20]. On est, d'autre l'entrée en vigueur du FTPA d'affirmer que le
part, encore loin d'une formalisation de la gouvernement parlementaire ne repose pas, au
fonction élective du Parlement — qu'un Royaume-Uni, sur le droit strict, et c'est en cela
Anglais, Walter Bagehot, fut pourtant, comme qu'un tournant s'est produit dans la culture
on sait, le premier à mettre si nettement en constitutionnelle britannique. Seul l'avenir dira
avant dans la littérature sur le gouvernement s'il est irréversible mais, cela a été dit plus haut,
parlementaire [21] —, encore que des textes il paraît difficile de penser que la tendance à la
récents (en vigueur ou en débat) montrent que juridicisation amorcée ne sera pas poursuivie.
cette idée fait son chemin [22]. Toutefois, on C'est une autre question que celle de savoir si ce
peut observer que le principe de la confiance tournant est bien venu. On ne modifie pas sans
présumée, inhérent à la variante dualiste dommage une tradition multiséculaire. Les
classique du système parlementaire de effets de mirage provoqués par l'abondance de
gouvernement, est désormais ébréché, outre- règles écrites sont pourtant nombreux mais
Manche, puisque l'absence de vote d'une résister à leur charme fascinateur suppose, chez
motion de confiance dans les quatorze jours les élites gouvernantes, une prudence et une
suivant la censure d'un Cabinet entraîne subtilité qui manquent singulièrement à notre
automatiquement la dissolution des époque.
Communes. Désormais, un nouveau cabinet

106
SEPTIÈME SÉANCE

LA G EN È S E
DE L A R É P U B L I QU E

TEXTES À ÉTUDIER

DOCUMENT 1 : Constitution du 3 septembre 1791, ch. II (extrait).

DOCUMENT 2 : SAINT-JUST, Discours à la Convention nationale, 13 novembre 1792 (extrait).

DOCUMENT 3 : L-N. BONAPARTE, Discours, 20 décembre 1848 (extrait).

DOCUMENT 4 : Loi Rivet, 31 août 1871

DOCUMENT 5 : Loi de Broglie, 13 mars 1873

DOCUMENT 6 : MAC-MAHON, Discours à l’Assemblée Nationale, 7 janvier 1875

DOCUMENT 7 : Loi constitutionnelle relative à l'organisation des pouvoirs publics, 25 février 1875

DOCUMENT 8 : J. GRÉVY, Message au Sénat, 6 février 1879

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

AGULHON M., 1848 ou l’apprentissage de la république (1848-1852), Paris, Seuil, 2002.


BRUSCHI C., « Citoyenneté et universalité », in : Les principes de 1789, P.U.A.M., 1989.
MAYEUR J-M., Les débuts de la III république (1871-1898), Paris, Éditions du Seuil, 1973.
e

TRONQUOY P. (dir.), Les valeurs de la République, Paris, La documentation française, coll.


« Cahiers français », 2007, n°336.
WORONOFF D., La République bourgeoise, de Thermidor à Brumaire 1794-1799, Paris, Seuil, 2004.

107
DOCUMENT 1 : Constitution du 3 septembre 1791, ch. II (extrait).

SECTION PREMIÈRE. – DE LA ROYAUTÉ ET DU ROI

ARTICLE 1 . La Royauté est indivisible, et déléguée héréditairement à la race régnante de mâle


ER

en mâle, par ordre de primogéniture, à l’exclusion perpétuelle des femmes et de leur


descendance. […]

ARTICLE 2. La personne du roi est inviolable et sacrée ; son seul titre est Roi des français.

ARTICLE 3. Il n’y a point en France d’autorité supérieure à celle de la loi. Le roi ne règne que
par elle, et ce n’est qu’au nom de la loi qu’il peut exiger l’obéissance.

ARTICLE 4. Le roi, à son avènement au trône, ou dès qu’il aura atteint sa majorité, prêtera à la
Nation, en présence du Corps législatif, le serment d’être fidèle à la Nation et à la loi […].

DOCUMENT 2 : Saint-Just, Discours à la Convention nationale, 13 novembre 1792 (extrait).

Les mêmes hommes qui vont juger Louis ont une République à fonder : ceux qui attachent
quelque importance au juste châtiment d’un roi ne fonderont jamais une République. […] Pour
moi, je ne vois point de milieu : cet homme doit régner ou mourir.

[…] Juger un roi comme un citoyen ! Ce mot étonnera la postérité froide. Juger, c’est
appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice : quel rapport de justice y a-t-il donc entre
l’humanité et les rois ?

[…] On ne peut point régner innocemment : la folie en est trop évidente. Tout roi est un
rebelle et un usurpateur.

DOCUMENT 3 : Louis-Napoléon Bonaparte, Discours, 20 décembre 1848 (extrait).

Citoyens Représentants,

Les suffrages de la nation et le serment que je viens de prêter commandent ma conduite


future. Mon devoir est tracé ; je le remplirai en homme d’honneur. Je verrai des ennemis de la
patrie dans tous ceux qui tenteraient de changer, par des voies illégales, ce que la France
entière a établi.

Entre vous et moi, citoyens Représentants, il ne saurait y avoir de véritables dissentiments.


Nos volontés, nos désirs, sont les mêmes.

Je veux comme vous, rasseoir la société sur ces bases, affermir les institutions
démocratiques […] Avec la paix et l’ordre, notre pays peut se relever, guérir ses plaies,
ramener les hommes égarés et calmer les passions.

108
Animé de cet esprit de conciliation, j’ai appelé près de moi des hommes honnêtes, capables
et dévoués au pays […] ils sont d’accord pour concourir avec vous à l’application de la
Constitution, au perfectionnement des lois, à la gloire de la République.

[…] Nous avons, citoyens Représentants, une grande mission à remplir : c’est de fonder une
République dans l’intérêt de tous, et un Gouvernement juste, ferme, qui soit animé d’un
sincère amour du progrès, sans être réactionnaire ou utopiste.

Soyons les hommes du pays, non les hommes d’un parti, et Dieu aidant, nous ferons du
moins le bien, si nous ne pouvons faire de grandes choses.

DOCUMENT 4 : Loi Rivet, 31 août 1871

L'Assemblée nationale,
Considérant qu'elle a le droit d'user du pouvoir constituant, attribut essentiel de la
souveraineté dont elle est investie, et que les devoirs impérieux que tout d'abord elle a dû
s'imposer, et qui sont encore loin d'être accomplis, l'ont seuls empêchée jusqu'ici d'user de ce
pouvoir ;
Considérant que, jusqu'à l'établissement des institutions définitives du pays, il importe aux
besoins du travail, aux intérêts du commerce, au développement de l'industrie, que nos
institutions provisoires prennent, aux yeux de tous, sinon cette stabilité qui est l'œuvre du
temps, du moins celle que peuvent assurer l'accord des volontés et l'apaisement des partis ;
Considérant qu'un nouveau titre, une appellation plus précise, sans rien changer au fond
des choses, peut avoir cet effet de mettre mieux en évidence l'intention de l'Assemblée de
continuer franchement l'essai loyal commencé à Bordeaux ;
Que la prorogation des fonctions conférées au chef du pouvoir exécutif, limitée désormais
à la durée des travaux de l'Assemblée, dégage ces fonctions de ce qu'elles semblent avoir
d'instable et de précaire, sans que les droits souverains de l'Assemblée en souffrent la moindre
atteinte, puisque dans tous les cas la décision suprême appartient à l'Assemblée, et qu'un
ensemble de garanties nouvelles vient assurer le maintien de ces principes parlementaires, tout
à la fois la sauvegarde et l'honneur du pays ;
Prenant, d'ailleurs, en considération les services éminents rendus au pays par M. Thiers
depuis six mois et les garanties que présente la durée du pouvoir qu'il tient de l'Assemblée ;

Décrète :
Article premier. Le chef du pouvoir exécutif prendra le titre de président de la République
française, et continuera d'exercer, sous l'autorité de l'Assemblée nationale, tant qu'elle n'aura
pas terminé ses travaux, les fonctions qui lui ont été déléguées par décret du 17 février 1871.
Article 2. Le président de la République promulgue les lois dès qu'elles lui sont transmises
par le président de l'Assemblée nationale.
Il assure et surveille l'exécution des lois.
Il réside au lieu où siège l'Assemblée.
Il est entendu par l'Assemblée nationale toutes les fois qu'il le croit nécessaire, et après avoir
informé de son intention le président de l'Assemblée.

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Il nomme et révoque les ministres. Le conseil des ministres et les ministres sont responsables
devant l'Assemblée.
Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre.
Article 3. Le président de la République est responsable devant l'Assemblée.

DOCUMENT 5 : Loi de Broglie, 13 mars 1873

L'Assemblée nationale,
Réservant dans son intégrité le pouvoir constituant qui lui appartient, mais voulant
apporter des améliorations aux attributions des pouvoirs publics,

Décrète :
Article premier. La loi du 31 août 1871 est modifiée ainsi qu'il suit :
Le président de la République communique avec l'Assemblée par des messages qui, à
l'exception de ceux par lesquels s'ouvrent les sessions, sont lus à la tribune par un ministre.
Néanmoins, il sera entendu par l'Assemblée dans la discussion des lois, lorsqu'il le jugera
nécessaire, et après l'avoir informée de son intention par un message.
La discussion à l'occasion de laquelle le président de la République veut prendre la parole
est suspendue après la réception du message, et le président sera entendu le lendemain, à
moins qu'un vote spécial ne décide qu'il le sera le même jour. La séance est levée après qu'il a
été entendu, et la discussion n'est reprise qu'à une séance ultérieure. La délibération a lieu hors
la présence du président de la République.
Article 2. Le président de la République promulgue les lois déclarées urgentes dans les trois
jours, et les lois non urgentes dans le mois après le vote de l'Assemblée.
Dans le délai de trois jours, lorsqu'il s'agira d'une loi non soumise à trois lectures, le
président de la République aura le droit de demander, par un message motivé, une nouvelle
délibération.
Pour les lois soumises à la formalité des trois lectures, le président de la République aura le
droit, après la seconde, de demander que la mise à l'ordre du jour pour la troisième lecture ne
soit fixée qu'après le délai de deux mois.
Article 3. Les dispositions de l'article précédent ne s'appliqueront pas aux actes par lesquels
l'Assemblée nationale exercera le pouvoir constituant qu'elle s'est réservé dans le préambule
de la présente loi.
Article 4. Les interpellations ne peuvent être adressées qu'aux ministres et non au président
de la République.
Lorsque les interpellations adressées aux ministres ou les pétitions envoyées à l'Assemblée
se rapportent aux affaires extérieures, le président de la République aura le droit d'être
entendu.
Lorsque ces interpellations ou ces pétitions auront trait à la politique intérieure, les
ministres répondront seuls des actes qui les concernent. Néanmoins, si par une délibération
spéciale, communiquée à l'Assemblée avant l'ouverture de la discussion par le vice-président
du conseil des ministres, le conseil déclare que les questions soulevées se rattachent à la

110
politique générale du gouvernement et engagent ainsi la responsabilité du président de la
République, le président aura le droit d'être entendu dans les formes déterminées par l'article
premier.
Après avoir entendu le vice-président du conseil, l'Assemblée fixe le jour de la discussion.
Article 5. L'Assemblée nationale ne se séparera pas avant d'avoir statué :
1° sur l'organisation et le mode de transmission des pouvoirs législatif et exécutif ;
2° sur la création et les attributions d'une seconde chambre ne devant entrer en fonctions
qu'après la séparation de l'Assemblée actuelle ;
3° sur la loi électorale.
Le gouvernement soumettra à l'Assemblée des projets de loi sur les objets ci-dessus
énumérés.

DOCUMENT 6 : Mac-Mahon, Discours à l’Assemblée Nationale, 7 janvier 1875

Messieurs, l’heure est venue où vous allez aborder la grave discussion des lois
constitutionnelles ; les travaux de votre commission sont prêts, et l’opinion publique
comprendrait difficilement un nouveau retard.
Désireux, comme je n’ai à aucun moment cessé de l’être, de voir promptement donner au
pouvoir que j’exerce en vertu de la loi du 20 novembre, ce complément nécessaire, je charge
mon gouvernement de vous demander, pour l’une de vos prochaines séances, la mise à l’ordre
du jour de la loi qui établit une seconde Chambre. C’est là, en effet, l’institution que paraissent
le plus impérieusement réclamer les intérêts conservateurs dont vous m’avez confié et dont je
ne déserterai jamais la défense.
Les rapports sont aujourd’hui faciles entre l’Assemblée et le pouvoir qui émane d’elle ; il en
serait peut-être autrement le jour où, ayant fixé vous-mêmes le terme de votre mandat, vous
feriez place à une Assemblée nouvelle. Des conflits peuvent naître alors, et, pour les terminer,
l’intervention d’une seconde Chambre, offrant, par sa composition, de solides garanties, est
indispensable. La nécessité ne serait pas moins grande, quand même, pour trancher des
conflits, vous croiriez utile, comme mon gouvernement l’a demandé, d’armer le pouvoir
exécutif du droit de recourir au jugement du pays par la voie de la dissolution. L’usage de ce
droit extrême serait périlleux, et j’hésiterais moi-même à l’exercer si, dans une circonstance si
critique, le pouvoir ne se sentait appuyé sur le concours d’une Assemblée modératrice. J’ai la
satisfaction de penser que, sur ce point, je suis d’accord avec la majorité de cette Assemblée. Si
dans le cours de la délibération, mon gouvernement présente certaines modifications au projet
que votre commission vous a soumis, ce sera pour vous en rendre l’adoption plus facile.
Un autre point plus controversé ne doit pas être moins promptement décidé : c’est celui qui
touche à la transmission du pouvoir, quand j’aurai cessé de l’exercer. Ici mon intervention doit
avoir un caractère plus réservé, puisque ma responsabilité personnelle ne peut, en aucun cas,
être engagée. Je n’hésite pas à dire cependant que, dans ma pensée, cette transmission à
l’échéance du 20 novembre 1880, devrait être réglée, de manière à laisser aux Assemblées qui
seront alors en exercice, la liberté pleine et entière de déterminer la forme du gouvernement
de la France. C’est à cette condition que, d’ici là, le concours de tous les partis modérés peut
rester assuré à l’œuvre de réparation nationale que je suis chargé de poursuivre.

111
J’attache moins d’importance à la question de savoir ce qui devrait être fait si, par une
volonté de la Providence que tout homme doit prévoir, la vie m’était retirée avant l’expiration
de mon mandat. La souveraineté nationale ne périt pas, et ses représentants pourront toujours
faire connaître sa volonté.
On a exprimé, toutefois, le désir que, dans cette éventualité, rien en fût changé jusqu’en
1880 au cours actuel des choses. Vous jugerez s’il n’y aurait pas lieu de compléter par cette
disposition les garanties de stabilité promises par la loi du 20 novembre ? En tout cas, c’est un
point à débattre et à régler entre vous dans un grand esprit de conciliation…

DOCUMENT 7 : Loi constitutionnelle relative à l'organisation des pouvoirs publics, 25


février 1875

L'Assemblée nationale a adopté la loi dont la teneur suit :


Article premier. – Le pouvoir législatif s'exerce par deux chambres : la Chambre des
députés et le Sénat.
La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel, dans les conditions
déterminées par la loi électorale.
La composition, le mode de nomination et les attributions du Sénat seront réglés par une
loi spéciale.
Article 2. – Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le
Sénat et par la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept
ans. Il est rééligible.
Article 3. – Le Président de la République a l'initiative des lois, concurremment avec les
membres des deux chambres. Il promulgue les lois lorsqu'elles ont été votées par les deux
chambres ; il en surveille et en assure l'exécution.
Il a le droit de faire grâce ; les amnisties ne peuvent être assurées que par une loi.
Il dispose de la force armée.
Il nomme à tous les emplois civils et militaires.
Il préside aux solennités nationales ; les envoyés et les ambassadeurs des puissances
étrangères sont accrédités auprès de lui.
Chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre.
Article 4. – Au fur et à mesure des vacances qui se produiront à partir de la promulgation
de la présente loi, le Président de la République nomme, en Conseil des ministres, les
conseillers d'État en service ordinaire.
Les conseillers d'État ainsi nommés ne pourront être révoqués que par décret rendu en
Conseil des ministres.
Les conseillers d'État nommés en vertu de la loi du 24 mai 1872 ne pourront, jusqu'à
l'expiration de leurs pouvoirs, être révoqués que dans la forme déterminée par cette loi.
Après la séparation de l'Assemblée nationale, la révocation ne pourra être prononcée que par
une résolution du Sénat.

112
Article 5. – Le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la
Chambre des députés avant l'expiration légale de son mandat.
En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai
de trois mois.
Article 6. – Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la
politique générale du Gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels.
Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison.
Article 7. – En cas de vacance par décès ou pour toute autre cause, les deux chambres
procèdent immédiatement à l'élection d'un nouveau Président.
Dans l'intervalle, le Conseil des ministres est investi du pouvoir exécutif.
Article 8. – Les chambres auront le droit, par délibérations séparées prises dans chacune à
la majorité absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du Président de la
République, de déclarer qu'il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles.
Après que chacune des deux chambres aura pris cette résolution, elles se réuniront en
Assemblée nationale pour procéder à la révision.
Les délibérations portant révision des lois constitutionnelles, en tout ou en partie, devront
être prises à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale.
Toutefois, pendant la durée des pouvoirs conférés par la loi du 20 novembre 1873 à M. le
maréchal de Mac-Mahon, cette révision ne peut avoir lieu que sur proposition du Président de
la République.
Article 9. – Le siège du pouvoir exécutif et des deux chambres est à Versailles.

DOCUMENT 8 : Message de Jules Grévy au Sénat, 6 février 1879

« Messieurs les députés,


« L’Assemblée nationale, en m’élevant à la présidence de la République, m’a imposé de
grands devoirs. Je m’appliquerai sans relâche à les accomplir, heureux si je puis, avec le
concours sympathique du Sénat et de la Chambre des députés, ne pas rester au-dessous de ce
que la France est en droit d’attendre de mes efforts et de mon dévouement. » (Très bien ! très
bien !)
« Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire… » (Très bien ! très bien !
à gauche et au centre), « je n’entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale… » (Bravos et
applaudissements prolongés à gauche et au centre), « contre la volonté nationale exprimée par
ses organes constitutionnels. » (Nouveaux applaudissements.)
« Dans les projets de loi qu’il présentera au vote des Chambres et dans les questions
soulevées par l’initiative parlementaire, le Gouvernement s’inspirera des besoins réels, des
vœux certains du pays, d’un esprit de progrès et d’apaisement ; il se préoccupera surtout du
maintien de la tranquillité, de la sécurité, de la confiance, le plus ardent des vœux de la France,
le plus impérieux de ses besoins. » (Très bien ! très bien ! à gauche et au centre.)

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« Dans l’application des lois, qui donne à la politique générale son caractère et sa direction,
il se pénétrera de la pensée qui les a dictées ; il sera libéral, juste pour tous, protecteur de tous
les intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l’État. » (Applaudissements.)
« Dans sa sollicitude pour les grandes institutions qui sont les colonnes de l’édifice social,
il fera une large part à notre armée, dont l’honneur et les intérêts seront l’objet constant de ses
plus chères préoccupations. » (Nouveaux applaudissements.)
« Tout en tenant un juste compte des droits acquis et des services rendus, aujourd’hui que
les deux grands pouvoirs sont animés du même esprit, qui est celui de la France, il veillera à
ce que la République soit servie par des fonctionnaires qui ne soient ni ses ennemis, ni ses
détracteurs. » (Vifs applaudissements à gauche et au centre)
« Il continuera à entretenir et à développer les bons rapports qui existent entre la France et
les puissances étrangères, et à contribuer ainsi à l’affermissement de la paix générale. » (Très
bien ! très bien !)
« C’est par cette politique libérale et vraiment conservatrice que les grands pouvoirs de la
République, toujours unis, toujours animés du même esprit, marchant toujours avec sagesse,
feront porter ses fruits naturels au gouvernement que la France, instruite par ses malheurs,
s’est donné comme le seul qui puisse assurer son repos et travailler utilement au
développement de sa prospérité, de sa force et de sa grandeur. » (Applaudissements
prolongés).

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