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Première partie : L’administration soumise au droit

Chapitre 1 : Les sources du droit administratif

Les sources du droit sont les procédés par lesquels s’élaborent les règles de droit ; en
droit administratif, elles sont constituées par la Constitution, les normes
internationales, les lois, la jurisprudence, les principes généraux du droit (PGD) et les
actes administratifs. Leur importance respective est très variable selon les systèmes
juridiques. On peut les classer en sources internes (Section 1) et en sources
internationales/communautaires (Section 2)

Section1 : Les sources internes

§1 : Les sources de valeur constitutionnelle

A-Les Constitutions et les préambules

La Constitution est formée par l’ensemble des dispositions qui occupent le sommet
de la hiérarchie des normes dans l’ordre interne. Au-delà, il n’y a rien. Il paraît même
difficile d’imaginer ce que pourrait être, dans le droit positif, une supra
constitutionnalité. Ainsi, c’est dans son ensemble, et telle qu’elle a été révisée à de
multiples reprises, que la Constitution s’impose à l’administration. Seuls certains de
ses articles ont toutefois vocation à encadrer son action.

L’application de ce principe d’après lequel la Constitution l’emporte sur tout et


s’impose à tous pose deux questions principales : vaut-il pour l’ensemble de la
Constitution et, en particulier par son préambule.

1-Le préambule en France

Si l’on fait abstraction de son second alinéa, le Préambule se résume en la formule


suivante : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de
l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la
Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946,
ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004 ».

Si on reste attacher à cet alinéa, on peut dire que le préambule de la Constitution de


1958, a pris en compte, la déclaration de 1789 et le préambule de 1946, la Charte de
l’environnement de 2004 et les principes à valeur constitutionnelle dégagés par le
Conseil constitutionnel.

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a)La Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946

La question s’est posée de savoir si le renvoi explicite aux textes de 1789 et de 1946
entendait conférer une valeur constitutionnelle, ou une simple valeur philosophique.

Dès la première occasion qui s’offrait à lui, le Conseil d’Etat a opté pour leur valeur
constitutionnelle (CE, 12 fév. 1960, Société Eky ; CE, 11 juillet 1956, Amicale des
Annamites de Paris). Il avait déjà retenu cette solution sous la IVème République, à
une époque où le problème se posait en termes voisins (CE, 7 juin 1957, Condamine).
Par la suite, le Conseil constitutionnel a également saisi les premières opportunités
qui se présentaient à lui pour confirmer la valeur constitutionnelle du préambule de
1946 (CC, 16 juillet 1971, Liberté d’association ; CC, 15 janvier 1975, IVG) et de la
Déclaration de 1789 (CC, 27 déc. 1973, Taxation d’office).

b)La Charte de l’environnement de 2004

La révision constitutionnelle du 1 er mars 2005 a modifié le préambule de la


Constitution de 1958 afin d’y proclamer l’attachement du peuple français aux « droits
et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004 ».

En plaçant ainsi cette Charte sur le même plan que la Déclaration de 1789 et le
Préambule de 1946, le constituant a nécessairement entendu lui conférer une valeur
constitutionnelle. Sans surprise, c’est ce qu’a confirmé le Conseil constitutionnel (CC,
28 avril 2005, Création du registre international français ; CC, 19 juin 2008, loi relative
aux OGM).

L’ensemble de la Charte de l’environnement s’impose donc à l’administration, même


si le Conseil d’Etat a précisé que seul son article 5 relatif au principe de précaution,
était d’applicabilité immédiate, les autres articles ayant en principe vocation, en
raison de leur généralité, qu’à inspirer des lois de transposition (CE, 6 avril 2006,
Ligue pour la protection des oiseaux et CE, 19 juin 2006, Association Eau et rivières
de Bretagne).

c) Les principes à valeur constitutionnelle dégagés par le Conseil constitutionnel

La Constitution de 1958, la Déclaration de 1789, le Préambule de 1946 et la Charte de


2004 ne constituent pas les seules sources à valeur constitutionnelle de la légalité.
Depuis 1971, le Conseil constitutionnel a en effet complété ces quatre textes par des
principes qu’il a dégagés de la tradition juridique française, et auxquels il n’a pas
hésité à conférer une valeur constitutionnelle.

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Le Conseil constitutionnel a donné une grande importance à cette notion, considérant
comme principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR),
d’abord le principe de la liberté d’association (1971), puis les principes des droits de
la défense (1976), de la liberté individuelle (1977), de la liberté de conscience (1977), à
vrai dire proclamée directement par la Déclaration de 1789, de la liberté
d’enseignement (1977), de l’indépendance des professeurs d’université (1984), de
l’indépendance des juridictions administratives (1980) ainsi que de leur compétence
exclusive en matière d’annulation ou de réformation d’actes de la puissance publique
(1987), de l’autorité judiciaire gardienne de la propriété privée immobilière (1989) et
le principe consacrant l’existence d’une justice pénale des mineurs (2002). Dans un
arrêt de 1996, le CE s’est, de façon étonnante, reconnu le pouvoir de dégager un autre
PFRLR : le principe « selon lequel l’Etat doit refuser l’extradition d’un étranger lorsqu’elle
est demandée dans un but politique » (CE, 3 juillet 1996, M. Koné). La question de la
valeur du principe dégagé par l'arrêt Koné s'est posée à la Cour de cassation en 2003
(Crim. 20 août 2003, Maria Angeles X.). L'extradition de Maria Angeles X. ayant été
demandée par le Gouvernement espagnol, la chambre de l'instruction avait émis un
avis favorable. Retenant une jurisprudence établie visant à la dépolitisation des
infractions les plus graves, elle avait considéré que les faits reprochés étaient liés au
terrorisme et ne pouvaient être tenus comme constitutifs d'une infraction politique.
L'intéressée avait donc formé un pourvoi, contestant l'analyse de la chambre
d'instruction. Son moyen se fondait sur l'existence, depuis l'arrêt Koné, du principe
constitutionnel interdisant l'extradition lorsque celle-ci est requise dans un but
politique et exposait son appartenance à un groupement dont la finalité vise à
l'instauration d'une République marxiste en Espagne faisait d'elle la victime d'une
demande politique. Dès lors, dans l'esprit de la requérante, il était contraire aux
normes constitutionnelles françaises de faire droit à la demande de l'Espagne. Dans
son arrêt du 20 août 2003, la chambre criminelle a évité de se heurter au problème,
retenant l'irrecevabilité du pourvoi sur le fondement de l'article 696-15 du code de
procédure pénale.

La liste des PFRLR n’est pas définitive. Il s’agit toujours de principes essentiels
dégagés de textes législatifs adoptés par un Parlement républicain et antérieurement
à l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946.

2-Le préambule de la Constitution de 1992 au Togo

Au Togo, le préambule de la Constitution de 1992 a pris en compte les déclarations


de droits telles que la Charte des Nations Unies de 1945, la Déclaration Universelle
des Droits de l'Homme de 1948 et les Pactes Internationaux de 1966 au plan

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international ; la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples adoptée en
1981 par l'Organisation de l'Unité Africaine au plan régional.

Ces déclarations de droits font partie intégrante de la Constitution 1992 sans


toutefois oublier la spécificité de cette Constitution qui dispose en son article 50 « Les
droits et devoirs, énoncés dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et dans les
instruments internationaux relatifs aux Droits de l'Homme, ratifiés par le Togo, font partie
intégrante de la présente Constitution ». Par cet article, il y a une ouverture du « bloc de
constitutionnalité du Togo », par rapport aux instruments de défense de droits
ratifiés par le Togo.

B-Les décisions de la juridiction constitutionnelle

Aux termes de l’article 62 de la Constitution française, « les décisions du Conseil


constitutionnel…s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes autorités administratives et
juridictionnelles ». Cette disposition équivaut donc à leur donner une valeur
constitutionnelle.

Reste à savoir ce que recouvre exactement l’expression utilisée par l’article 62. La
réponse a été fournie dès 1962 par le Conseil constitutionnel lui-même. Selon lui,
l’autorité de chose jugée, autrement dit la valeur constitutionnelle, s’attache
seulement à deux éléments de ses décisions : « à leur dispositif » (c’est-à-dire à leur
partie finale, exprimée sous forme d’articles), et « aux motifs qui en sont le soutien
nécessaire » (autrement dit au raisonnement énoncé dans les considérants les plus
importants, qui constitue le fondement même du dispositif) (CC, 16 janvier 1962, loi
d’orientation agricole) ; conformément à ce schéma, le juge administratif veille donc à
ce que l’administration respecte ces deux éléments (arrêt de principe : CE Ass. 20 déc.
1985, SA Etablissements Outers), y compris les « réserves d’interprétation » de la loi
qu’on y trouve parfois (CE, Ass. 11 mars 1994, SA La Cinq). Les autres motifs n’ont
au contraire aucune autorité de chose jugée ; ils ne font pas partie intégrante des
« décisions » au sens de l’article 62, mais constituent simplement la jurisprudence du
Conseil constitutionnel ; les pouvoirs publics et l’administration ne sont donc pas
obligés de les respecter ; quant aux autres juridictions, elles peuvent s’en inspirer,
mais rien ne les y force (CE, Sect. 22 juin 2007, Lesourd).

On retrouve les dispositions de l’article 62 (F) dans la Constitution Togolaise de 1992.


Ainsi, l’article 106 de cette Constitution dispose : « Les décisions de la Cour
Constitutionnelle…s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités civiles, militaires
et juridictionnelles. » Ces « décisions » ont alors une valeur constitutionnelle.

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§2 : La loi et le règlement

Ce sont deux sources distinctes de la légalité, qui sont souvent confondues, la loi
étant définie lato sensu comme toute norme émanant de l’autorité publique et
présentant un caractère général, impersonnel et obligatoire. Certes, il est vrai que le
règlement participe à la loi par le fait qu’il revêt les mêmes caractères que celle-ci.
Mais là s’arrête l’assimilation. Et stricto sensu, voire strictum jus, ces deux sources sont
différentes. Pour le vérifier il importe d’examiner successivement : les critères de
distinction et leur autorité respective.

A-Les critères de distinction

La loi et le règlement sont définis par deux critères distincts, le critère organico-
formel et le critère matériel, desquels découlent quelques conséquences.

1)Le critère organico-formel

Ce critère prend en considération l’organe d’élaboration de la règle de droit, ainsi


que la procédure suivie. Il en résulte :

-La loi se définit comme l’acte élaboré par le Parlement, suivant une certaine
procédure et promulguée par le président de la République. En ce sens l’art. 24 de la
Constitution de 1958 dispose, « Le Parlement vote la loi (…) » et l’art. 81 de la
Constitution de 1992 qui dispose que : « L’Assemblée nationale vote en dernier ressort la
loi (…) »

-Le règlement est l’acte élaboré par le Gouvernement et plus précisément par les
autorités administratives. La Constitution de 1958 dispose en son article 37 que :
« Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire
(…) » et également la Constitution de 1992 qui dispose en son art. 85 qui dispose :
« Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère
réglementaire ».

2) Le critère matériel

Ce critère se réfère au contenu de l’acte. La Constitution togolaise (art. 84 et 85)


imitant en cela la Constitution française (art. 34 et 37), définit les domaines respectifs
de la loi et du règlement.

-Le domaine de la loi, prévu par l’art. 34 (F) et 84 (T), comprend une liste de matières
certes limitativement énumérées mais nombreuses. Tantôt la loi « fixe les règles
concernant » certaines matières telles que la citoyenneté, les droits civiques et

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l’exercice des libertés publiques ; la nationalité, l’état et la capacité des personnes, les
régimes matrimoniaux, les successions et les libéralités ; la détermination des crimes
et des délits ainsi que les peines qui leur sont applicables, la procédure pénale,
l’amnistie (…) ; tantôt elle « détermine les principes fondamentaux » de
l’enseignement, du droit du travail, la détermination des compétences financières des
autorités constitutionnelles et administratives, la rémunération des fonctions
publiques, les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété
d’entreprises du secteur public au secteur privé, l’état de siège et l’état d’urgence
(…), etc.

-Le domaine du règlement se compose, aux termes de l’art. 37 (F) et de art. 85 (T), des
« matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ». Le règlement
s’appréhende donc comme l’acte intervenu en dehors du domaine de la loi. Il se
définit négativement par rapport à la loi.

B-L’autorité respective de la loi et du règlement

La supériorité traditionnelle de la loi sur le règlement a-t-elle été mise en cause par la
délimitation des domaines ? Pour répondre à la question il importe de se placer au
double point de vue matériel et organico-formel.

1)Du point de vue matériel

Il y a lieu là encore de faire la part des choses entre la conception initiale et celle du
juge français.

-La conception initiale distingue le règlement dérivé du règlement autonome. Le


premier étant destiné à l’application de la loi, il ne doit rien ajouter à la loi. Le
second, par contre, a un domaine qui lui est propre et distinct de celui de la loi. Il ne
saurait donc y avoir un rapport quelconque de hiérarchie entre ces deux sources du
droit. Il existe plutôt un simple rapport de juxtaposition, « chacun étant roi en son
royaume ».

-La conception française, qui tend à reléguer au second plan le critère matériel,
consacre ainsi la supériorité de la loi sur le règlement, puisqu’à celle-là revient ce qui
est important et à celui-ci ce qui l’est moins. On touche au critère organique.

2) Du point de vue organico-formel

La loi demeure supérieure au règlement. Cette supériorité se manifeste au double


plan de la hiérarchie des organes qui détermine la hiérarchie des normes juridiques

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(Parlement supérieur au Gouvernement, Loi supérieure au Règlement) et de
l’irréprochabilité de la loi (la loi promulguée est en principe incontestable et
irréprochable tandis que le règlement peut être contesté, critiqué : annulation,
exception d’illégalité).

§3 : Les ordonnances des articles 38 (F) et 86 (T) des Constitutions française et


togolaise

A- La portée des articles 38 (F) et 86 (T)

1-L’autorisation

En autorisant le Gouvernement à prendre par ordonnances, sur habilitation


législative, des mesures normalement réservées au législateur, les articles 38 (F) et 86
(T) ont consacré la pratique des décrets-lois dont la constitutionnalité prêtait à
controverse.

2-La procédure d’édiction

Elle comporte les étapes suivantes : vote, sur demande du Gouvernement, d’une loi
d’habilitation indiquant d’une part le délai limité de cette habilitation, d’autre part la
date avant laquelle le Gouvernement doit saisir le Parlement des ordonnances qu’il a
prises. En principe, l’autorisation donnée par le Parlement produit ses effets jusqu’au
terme prévu par la loi d’habilitation, sans qu’y fasse obstacle à un changement de
Gouvernement (CE, 5 mai 2006, Schmitt).

3-Le régime juridique

Les ordonnances ont un caractère réglementaire entre le moment où elles ont été
édictées et la date limite de leur habilitation. Par la suite elles conserveront ce
caractère tant que le Gouvernement n’aura pas (dans le délai qui lui a été imparti)
sollicité du Parlement leur ratification. Lorsqu’elles sont ratifiées, elles acquièrent
valeur de loi (dans leurs dispositions qui sont du domaine de l’article 34 (F) et 84 (T)),
ratification qui a un caractère rétroactif (CE, 24 nov. 1961, Fédération nationale des
syndicats de police). Le CE peut vérifier que la loi de ratification respecte les
conventions internationales, en particulier, les règles CEDH du procès équitable (CE,
8 déc. 2000, Hoffer). Il a été précisé qu’après l’expiration du délai fixé par la loi
d’habilitation, les dispositions d’une ordonnance qui relèvent du domaine de la loi
ne peuvent plus être modifiées ou abrogées que par une loi (CE, Ass., 11 déc. 2006,
Conseil national de l’Ordre des médecins).

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Comme il a été dit, la législation par voie d’ordonnances ne cesse de prospérer. La
délégation porte sur des matières amples et importantes et les délais d’habilitation
ont tendance à s’allonger.

B- Les ordonnances référendaires de l’article 11 de la Constitution de 1958

Ces ordonnances prises par les autorités exécutives à la suite d’une habilitation
accordée par le peuple par voie de référendum ont été déclarées de nature
administrative par le célèbre arrêt Canal, Robin et Godot du 19 octobre 1962. Dans cet
arrêt, le président de la République Charles De Gaulle est habilité par la loi
référendaire du 13 avril 1962 à prendre par voie d’ordonnance toutes mesures
relatives à l’application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 (accords
d’Evian), qui mènent l’Algérie sur la voie de l’indépendance après une guerre de huit
années. Condamné à mort par une cour militaire de justice (une juridiction
d’exception) créée par une ordonnance du 1er juin 1962, Canal et les deux autres
condamnés demandent au CE l’annulation de cette ordonnance. Ainsi, aucune
disposition de l’article 11 n’avait prévu la délégation du pouvoir législatif et le
Conseil s’est fondé une fois de plus sur la qualité de l’auteur de l’acte : autorité
administrative (même s’il s’agit du président de la République habilité par le peuple)
et non sur la matière traitée. Ces ordonnances (rares au demeurant, à l’inverse des
précédentes) sont donc une autre variété de règlements.

§4-Les sources jurisprudentielles ou les règles posées par le juge

A-La jurisprudence

a)L’autorité de chose jugée

L’office du juge s’exprime par l’accomplissement de deux fonctions : la jurisdictio


(pouvoir de dire le droit) et l’imperium (pouvoir de donner des ordres aux parties). La
jurisprudence est le résultat de la première.

Les décisions de justice s’imposent à l’administration, qu’elles soient rendues par les
juridictions administratives ou judiciaires. Elles ont force de vérité légale mais leur
autorité connaît des limites.

Relative dans les recours de plein contentieux (responsabilité, contrats), elle ne joue
en principe qu’à l’égard des parties à l’instance. Absolue dans le recours pour excès
de pouvoir, l’annulation rétroactive de l’acte s’impose à tous. Mais le juge n’est pas
tenu de donner une solution identique aux cas semblables qui se présentent à lui.

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b)La jurisprudence et sa fonction normative

-Le juge administratif enrichit le droit

Lorsque cela est possible, le juge cherche à lier sa solution à une disposition textuelle,
qu’il est conduit à interpréter. Il ne se référa aux travaux préparatoires que si le texte
est obscur.

Quand aucune source formelle ne peut être invoquée, même indirectement ; le rôle
créatif du juge s’exprime plus librement. Comme son homologue judiciaire, il ne peut
refuser de statuer au motif du silence ou de l’obscurité de la loi (art. 4 du Code civil)
et, plus encore que les juges de la Cour de cassation, ceux du CE ont dû combler le
vide juridique existant lorsque la Haute Juridiction a conquis son autonomie de juge.
Par sa mission d’interprétation, le juge enrichit le droit sans s’écarter des textes. Parce
que la protection des citoyens ne saurait admettre le non-droit, il supplée à la carence
ou à l’obscurité des textes et devient jurislateur, fonction qui s’est exercée tout
particulièrement dans les domaines de la responsabilité et des contrats où les sources
écrites étaient rares, sinon absentes.

-Le juge administratif révèle le droit

Le juge administratif, parce qu’il a pour principale mission de faire respecter l’intérêt
général, doit être attentif aux évolutions qui, progressivement, l’atteignent et le
transforment. Il cherchera à moduler sa jurisprudence sur les mutations des sociétés
et des mentalités, lente gestation qui explique le refus de toute précipitation dans la
progression de la jurisprudence.

Les méthodes éprouvées du Conseil d’Etat sont bien connues : rareté des arrêts de
principe, marquant moins des revirements qu’une adaptation et la consécration
d’une évolution préparée de longue date ; formulation de la règle en des termes
savamment nuancés ; laconisme prudent laissant la possibilité ultérieure
d’interprétations souples ; souci de continuité, d’unité, de permanence.

-Etymologiquement, la jurisprudence (jurisprudentia) c’est la prudence du droit. C’est


la science du droit, la prudence recherche du « bon droit ». Historiquement, le juge a
précédé la règle, et le droit est souvent identifié au procès.

-La place de la jurisprudence dans la hiérarchie des règles de droit se situe à un


niveau infralégislatif et supradécrétal. Et le juge ne peut manquer d’irriter le pouvoir
politique par son appréciation souveraine du droit et les sanctions qu’il prononce,
son investigation s’étendant sur l’ensemble des normes de la plus solennelle à la plus

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modeste. Le débat sur la valeur juridique de la jurisprudence s’est manifesté avec
éclat à propos de sa création la plus remarquable : celle des principes généraux du
droit (PGD).

B-Les principes généraux du droit (PGD)

Ce sont des principes non écrits qui s’imposent « à toute autorité réglementaire en
l’absence de toute disposition législative » (CE, 26 juin 1959, Syndicat général des
ingénieurs-conseils : le président du conseil avait pris, comme l’en autorisait alors la
Constitution, un décret dans le domaine de la loi réglementant la profession
d’architecte dans les colonies, en instituant notamment un monopole d’activité au
profit des architectes inscrit au barreau de l’ordre. Le syndicat des ingénieurs-
conseils déféra ce décret à la juridiction administrative, au motif qu’il interdisait à ses
membres l’exercice de la profession). Leur violation par l’administration constitue en
effet une illégalité. Et pour cause, ils sont élaborés par le juge pour assurer la
protection des libertés et des droits individuels des citoyens.

Appliqués avant 1940 sans être expressément nommés, les PGD ont été
solennellement affirmés par le juge administratif dans deux arrêts célèbres : CE, 05
mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier et CE, 02 octobre 1945, Aramu. Ils
constituent une source de droit très importante, autonome et distincte des règles
jurisprudentielles, formant une catégorie particulière. Aujourd’hui, le Conseil
constitutionnel n’hésite pas, de son côté, à en découvrir de nouveaux ou à conférer
une valeur constitutionnelle à des principes généraux formulés, pour la première
fois, par le JA. La jurisprudence Aramu a donc connu, sur ce point, une très grande
postérité et déboucha sur une des créations les plus originales du CE.

1-L’origine jurisprudentielle des PGD

Les PGD apparaissent avant tout comme des normes juridiques « découvertes » par
le juge. Celui-ci prétend ne pas les créer. Il se bornerait à constater leur existence. En
vérité c’est lui qui les crée, qu’il les dégage de données juridiques préexistantes ou
qu’il les crée ex nihilo sans référence à aucun texte. Et, en tant que règle
jurisprudentielle, les PGD relèvent du même processus de production normative.
Seul le juge érige un principe donné au rang de PGD en le faisant pénétrer dans le
droit positif. Il en détermine le contenu et assure la sanction de sa violation. En

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définitive, seule la lecture des arrêts permet de « dire si tel principe est considéré par le
juge comme un PGD ».

2-Un contenu extensible

Les principes généraux du droit étant une création continue, il paraît impossible d’en
dresser une liste exhaustive. Aussi se bornera-t-on à donner quelques exemples :

-Les principes fondamentaux relatifs au respect de la personne humaine (CE, 2 juillet


1993, Milhaud) notamment de sa dignité (CE, 27 octobre 1995, Cne de Morsang-sur-
Orge).

-L’égalité des citoyens sous ses différents aspects : devant la loi, l’impôt, les charges
publiques (CE, 30 juin 1995, Gouvernement du territoire de la Polynésie française),
les services publics (CE, 9 mars 1951, Soc. des concerts du conservatoire), devant la
justice (CE, 5 juillet 1985, CGT), devant le travail et les rémunérations qui sont liées
(CE, 8 juil. 1998, Adam).

-La liberté des citoyens sous ses formes les plus variées : de circulation (CE, 17
octobre 1932, Syndicat climatique de Briançon), de critique (CE, 29 juillet 1950,
Comité de défense des libertés professionnelles des experts-comptables), de
conscience (CE, 1er avril 1949, Chaveneau), du commerce et de l’industrie (CE, 16
mars 1962, Cie des tramways électriques d’Oran), de grève (CE, 7 juil. 1950,
Dahaene), d’accéder aux activités sportives (CE, Sect, 16 mars 1984, Broadie), etc.

-Le respect des droits de la défense (CE, 30 avril 1997, Assoc. Nationale pour
l’éthique de la médecine libérale), le respect de l’équité dans le procès administratif
(CE, 13 décembre 2013, Ville de Poissy), etc.

-Autres principes : interdiction à un employeur de licencier une salariée en état de


grossesse (CE, 8 juin 1973, Dame Peynet), droit pour les étrangers résidant
régulièrement en France de mener une vie familiale normale (CE, 10 mai 1974,
Groupe d’Information et Soutien des Travailleurs Immigrés (GISTI) et autres),
principe de proportionnalité ou principe du bilan coût-avantages (CE, 28 mai 1971,
Ville nouvelle est), etc.

3-La valeur juridique des PGD

Jusqu’en 1958, la doctrine et la jurisprudence accordaient aux PGD une valeur


législative. Cette analyse semblait en effet la seule à même de rendre compte de
l’autorité des PGD, qui s’imposaient aux actes administratifs mais non aux lois.

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Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958, cette vision simple a dû être
abandonnée. Son article 37 consacre en effet l’existence de règlements « autonomes »,
qui ne sont pas soumis aux lois. Si on avait continué à accorder une valeur législative
aux PGD, on aurait donc dû en déduire que, pas plus que les lois sur lesquels on les
avait alignés, ils ne s’imposaient pas aux règlements autonomes. Cette solution aurait
eu pour dangereuse conséquence de donner à l’administration les coudées franches
(liberté d’agir).

Dès 1959, le Conseil d’Etat a fort heureusement désamorcé ce danger en affirmant


que les PGD s’imposent aux règlements autonomes, comme aux autres actes
administratifs (CE, Sect. 26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs-conseils). Par
cette prise de position, il a condamné la thèse de la valeur législative des PGD. En
revanche, il n’a pas indiqué quelle autre valeur il fallait leur reconnaître. C’est donc à
la doctrine qu’est revenue cette tâche. M. Guy Braibant, alors président de section au
CE, a suggéré que l’arrêt de 1959 aurait implicitement admis la valeur
constitutionnelle des PGD ; mais cette interprétation a été repoussée, car elle tenait à
renverser la hiérarchie des normes en plaçant les principes dégagés par le juge
administratif au-dessus des lois. Et c’est finalement une explication, avancée par le
professeur Chapus, qui a prévalu : selon celle-ci, l’arrêt de 1959 a implicitement
consacré la valeur infra-législative et supra-décrétale des PGD.

Cette explication, qui rendait parfaitement compte de la réalité à l’époque où le


professeur Chapus l’a proposée, est malheureusement devenue par la suite
partiellement dépassée. Car le Conseil constitutionnel, qui dégage lui aussi des PGD
depuis 1969 (CC, 26 juin 1969, Protection des sites), a ensuite entrepris, au cours des
années soixante-dix, d’accorder à certains d’entre eux une valeur constitutionnelle.

Aujourd’hui il existe deux catégories de PGD. Les uns ont une valeur
constitutionnelle ; c’est notamment le cas du principe de continuité des services
publics (CC, 25 juil. 1979, Droit de grève à la radio et à la télévision : consécration du
principe général de continuité du service public, à concilier avec le droit de grève,
aussi à valeur constitutionnelle), et des principes fondamentaux reconnus par les lois
de la République (PFRLR). Les autres continuent au contraire à n’avoir qu’une valeur
infra-législative et supra-décrétale. Cela n’exclut pas bien entendu, que certains
principes puissent simultanément être considérés par le Conseil d’Etat comme des
PGD à valeur infra-législative et supra-décrétale, et par le Conseil constitutionnel
comme des règles écrites à valeur constitutionnelle, directement issues de la
Déclaration de 1789, du Préambule de 1946, ou de certains articles de la Constitution
de 1958.

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Cette situation complexe traduit l’existence dans le droit français d’un phénomène de
dédoublement de l’ordre juridique. Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat ont
chacun leur système de PGD. Et même s’ils parviennent dans l’ensemble à
harmoniser leurs solutions, rien n’oblige le second à reproduire exactement le
système du premier.

Enfin, une partie de la doctrine distingue une troisième catégorie de PGD, qui
n’auraient qu’une simple valeur réglementaire. Il s’agirait de PGD supplétifs, que
n’importe quel règlement pourrait écarter librement. En réalité, cette troisième
catégorie de PGD n’existe pas. Les arrêts mentionnés dégagent certes des normes
jurisprudentielles supplétives, mais ils prennent soin de les qualifier de règles et non
de principes. S’il est vrai que les PGD sont le reflet d’aspirations profondes de la
conscience collective, on voit mal comment on pourrait admettre qu’un simple
règlement puisse les écarter. Le propre d’un PGD est de s’imposer à l’administration.

Section 2 : Les sources internationales et communautaires

Les traités prennent place, dans la hiérarchie des normes, au-dessous des normes à
valeur constitutionnelle (CE, 30 octobre 1998, Sarran et CC, 19 nov. 2004, Traité
établissant une Constitution pour l’Europe). Le CE estime toutefois qu’il ne lui
appartient pas de se prononcer sur la conformité d’un traité à la Constitution (CE, 9
juil. 2010, Féd. nat. de la libre pensée), préférant laisser ce rôle à la juridiction
constitutionnelle (art. 54 de la Constitution en France et art. 139 de la Constitution au
Togo). Selon l’article 55 de la Constitution de 1958 et l’article 140 de la Constitution
de 1992, les traités ratifiés ou approuvés ont dès leur publication (et sous réserve de
leur application réciproque par les autres parties) « une autorité supérieure à celle des
lois ». Ils prennent donc place, dans la hiérarchie des normes, au-dessus des lois, leur
respect s’impose donc a fortiori aux actes administratifs. Depuis 1952, la
jurisprudence en déduit fort logiquement qu’on peut invoquer la violation d’un traité
comme moyen d’annulation d’un acte administratif (CE Ass. 30 mai 1952, Dame
Kirkwood).

A cet égard et si nous nous situons en droit français deux traités méritent d’être
mentionnés en raison du succès qu’ils rencontrent auprès des requérants, et de
l’influence considérable qu’ils exercent sur le droit administratif français. Le premier
ratifié par la France en 1974, est la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales et le second est le traité de Rome du 25
mars 1957 instituant la CEE, modifié par le traité sur l’Union européenne signé à

13
Maastricht le 7 févr. 1992, par le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997, par le traité
de Nice du 26 févr. 2001, et par le traité de Lisbonne du 13 déc. 2007.

A-Le cas particulier du droit de l’Union européenne

Le traité de Rome, tel qu’il a été modifié, constitue le « droit originaire » de l’Union
européenne. Comme tout traité ratifié, il crée directement des droits et des
obligations à l’égard des administrés dès lors que ses dispositions sont suffisamment
précises. Tout administré peut donc s’en prévaloir à l’encontre des actes
administratifs qui lui sont contraires (CE Ass. 22 janvier 1982, Conseil régional de
Paris de l’Ordre des experts-comptables).

Mais, et c’est là sa principale particularité, le traité de Rome permet en outre aux


autorités communautaires qu’il institue d’édicter un « droit communautaire dérivé »
particulièrement contraignant lorsqu’il s’exprime sous forme de règlements ou de
directives.

Les « règlements » européens sont, en vertu de l’article 189 du traité de Rome


(devenu l’article 288 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne),
directement applicables dans les Etats membres. Le juge administratif est donc tenu
d’annuler les actes administratifs qui les violent (CE Sect. 22 déc. 1978, Synd. viticole
des Hautes-Graves).

Les « directives » européennes ont, en vertu du même article, des effets plus
complexes. Elles lient en effet les Etats membres quant aux résultats à atteindre, mais
leur laissent la liberté de choisir les moyens d’y parvenir. Contrairement aux
règlements communautaires, elles ne se suffisent donc pas à elles-mêmes, mais
exigent que leurs objectifs soient réalisés (dans un délai qu’elles fixent) par
l’élaboration de lois ou de règlements nationaux.

C’est pourquoi le Conseil d’Etat refusait jusqu’en 2009 qu’on puisse invoquer une
directive contre un acte administratif individuel (arrêt de principe : CE, Ass. 22 déc.
1978, Cohn-Bendit) : même précise, qu’elle n’a vocation qu’à inspirer les
règlementations nationales, non à régir directement, sans leur intermédiaire, les
situations individuelles des administrés. Cette solution contredisait donc à juste titre
la jurisprudence de la CJCE (Cour de Justice des Communautés européennes) qui, en
affirmant l’invocabilité directe des directives suffisamment précises, tend
dangereusement à les confondre avec les règlements communautaires (CJCE, 17 déc.
1970, Soc. SACE). La même logique pousse également le juge administratif à

14
interdire à l’Etat de se prévaloir à l’encontre des particuliers des directives qu’il n’a
pas transposées en droit interne (CE, Sect. 23 juin 1995, SA Lilly France).

Le CE lui-même en est arrivé à rendre des décisions proches d’un revirement par
rapport à la jurisprudence Cohn-Bendit. Sans reconnaître expressément l’effet direct
des directives, il a jugé que des particuliers peuvent se prévaloir d’une directive (qui
n’avait pas été transposées dans le délai imparti) à l’appui d’un recours contre des
actes relatifs à la passation de contrats. (CE, 6 fév. 1998, Tête).

Puis, dans un revirement, le CE a indiqué, dans une solution valable pour les actes
individuels aussi, que « la transposition en droit interne des directives communautaires,
qui est une obligation résultant du Traité instituant la communauté européenne, revêt, (…),
en vertu de l’article 88-1 de la Constitution, le caractère d’une obligation constitutionnelle ;
(…), il appartient au juge national, juge du droit commun de l’application du droit
communautaire (…) ; en outre, tout justiciable peut se prévaloir, à l’appui d’un recours
dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et
inconditionnelles d’une directive, lorsque l’Etat n’a pas pris, dans les délais impartis par
celle-ci, les mesures de transposition nécessaires » (CE, Ass. 30 octobre 2009, Mme
Perreux).

La solution ne vaut que pour les dispositions « précises et inconditionnelles » d’une


directive. La jurisprudence ultérieure a ainsi nié l’effet direct de certaines
dispositions d’une directive concernant l’incidence sur l’environnement de projets
« en raison de leur imprécision » (CE, 17 mars 2010, Alsace Nature et autres). A été
admis au contraire que la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du
Conseil du 16 déc. 2008 relative aux normes et procédures communes applicables
dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier
(dite « directive retour »), qui n’a pas été transposée en droit français dans le délai
qu’elle fixait, est pour l’essentiel directement invocable par les étrangers contestant la
mesure de reconduite à la frontière dont ils font l’objet (CE, 21 mars 2011, M. Jin et
M. Thiero).

B-Le problème de l’interprétation des traités

Lorsqu’un traité est obscur, le JA est-il compétent pour l’interpréter ?

Lorsqu’une disposition d’un traité est obscure, le JA doit en principe (du moins
lorsqu’il statue en dernier ressort) surseoir à statuer, et renvoyer la résolution du
problème d’interprétation à la CJUE (art. 267 TFUE). Mais le CE refuse parfois
d’effectuer ce renvoi, en prétextant la clarté des dispositions litigieuses. (CE, 25 avril

15
2006, Assoc. Avenir navigant). Il procède alors lui-même à l’interprétation,
manifestant ainsi son attachement à une sorte de « nationalisme contentieux » selon
le prof. Gilles Lebreton.

Lorsque la disposition obscure relève au contraire d’un traité régi par le droit
international général, le juge administratif possède beaucoup plus de liberté. Depuis
1990, il reconnaît en effet le pouvoir d’interpréter lui-même les traités obscurs (CE, 29
juin 1990, GISTI).

Cette solution renverse très opportunément la jurisprudence antérieure, par laquelle


le JA attribuait le pouvoir d’interpréter les traités obscurs au MAE, et s’obligeait à
surseoir à statuer dans l’attente de son interprétation (CE, 23 juil. 1823, Veuve Murat ;
CE, 27 janv. 1989, Beaumartin). La solution ancienne présentait en effet le grave
inconvénient de permettre au ministre de choisir les interprétations propres à lui
faire gagner ses procès, et d’être ainsi à la fois juge et partie.

La nouvelle jurisprudence n’exclut pas toutefois toute intervention de sa part. Le JA


continue en effet à lui demander son interprétation. Mais celle-ci ne le lie plus. Elle
n’est désormais qu’un simple avis qu’il sollicite pour s’éclairer, et qu’il peut décider
de ne pas suivre.

C-Le contrôle de la ratification et de la réciprocité d’application des traités.

Ainsi dépouillé de son pouvoir d’interprétation, le ministre des Affaires étrangères


est en revanche resté, jusqu’en 2003, seul compétent pour apprécier si la condition,
posée par l’art. 55 de la Constitution, de la réciprocité d’application des traités est
remplie (CE Ass. 9 avril 1999, Mme Chevrol-Benkeddach). Mais cette compétence a
été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 13 fév. 2003,
Chevrol c. France). C’est donc là aussi le juge administratif qui en a héritée (CE, ass.
09 juillet 2010, Cheriet-Benseghir)

Depuis 1998, le juge administratif accepte également de contrôler si les traités ont été,
conformément à l’art. 55 de la Constitution, « régulièrement ratifiés » (CE, Ass. 18
déc. 1998, Sarl du parc d’activités de Blotzheim ; CE, Ass. 5 mars 2003, Aggoun). Cela
lui permet d’annuler les actes administratifs qui publient ou appliquent un traité
irrégulièrement ratifié.

D-L’hypothèse de la loi contraire au traité

Il arrive parfois qu’une loi soit contraire à un traité. Le Conseil constitutionnel n’a en
effet pas les moyens d’empêcher cette hypothèse de se réaliser, car il estime que l’art.

16
61 de la Constitution le charge uniquement de vérifier la conformité des lois par
rapport aux sources à valeur constitutionnelle, et non par rapport aux traités (CC, 15
jan. 1975, IVG). Sa compétence se limite donc à contrôler la constitutionnalité des lois,
non leur conventionnalité.

Il est toutefois nécessaire, pour que l’Etat de droit soit respecté, que d’autres
juridictions exercent le contrôle de conventionnalité ainsi délaissé. En France et dans
les Etats d’Afrique francophone, ce rôle appartient aux juridictions administratives et
judiciaires. N’importe quelle juridiction administrative ou judiciaire peut donc
refuser d’appliquer une loi qu’elle juge contraire à un traité, et (dans les limites
tracées par la jurisprudence TC, 16 juin 1923, Septfonds) frapper d’illégalité l’acte
administratif qui respecte la loi plutôt que le traité.

Concrètement, les juges administratif et judiciaire n’ont pas attendu l’invitation du


Conseil constitutionnel pour refuser d’appliquer une loi contraire à un traité, lorsque
celle-ci est antérieure à celui-là (CE Sect. 23 déc. 1949, Société Cominfi ; CE Sect. 11
déc. 1970, Dlle Benz). Le législateur, auquel l’art. 53 de la Constitution donne
compétence pour ratifier les traités importants, semblait en effet les inciter lui-même
à faire prévaloir sa volonté la plus récente, exprimée par sa décision de ratification.
La solution ne portait donc pas atteinte à sa souveraineté.

Les tribunaux refusaient en revanche d’écarter une loi contraire à un traité, lorsque
celle-ci lui était postérieure. Car dans cette hypothèse la volonté la plus récente du
législateur était bel et bien exprimée par la loi, et non plus par la ratification. Ecarter
la loi serait donc revenu à porter atteinte à la souveraineté du législateur. Effrayés
par cette perspective, les tribunaux préféraient en somme se réfugier derrière la
théorie de l’écran législatif, transposée pour la circonstance à l’égard des traités : la
loi était réputée faire écran entre l’acte administratif qui l’appliquait et le traité qu’ils
violaient tous les deux (CE, Sect. 1 er mars 1968, Syndicat général des fabricants de
semoules de France).

Mais en déduisant de l’article 55 de la Constitution leur habilitation à vérifier la


conventionnalité de toutes les lois, la décision du Conseil constitutionnel du 15 jan.
1975 les a implicitement invités à vaincre leurs scrupules, et à abandonner cette
solution timorée. Les tribunaux judiciaires ont aussitôt déféré à cette invitation (Cass.
Ch. Mixte 24 mai 1975, Société des cafés Jacques Vabre). Plus hésitant, le Conseil
d’Etat n’a permis aux juridictions administratives d’en faire autant qu’à partir de
1989 (CE, Ass. 20 octobre 1989, Nicolo 1 ; transposition en faveur des règlements

1
Frydman (P.), « Les trente ans de l’arrêt Nicolo », Revue de l’UE, 2019, pp. 600-604.

17
communautaires par CE, 24 sept. 1990, Boisdet ; des directives communautaires, CE,
Ass. 28 fév. 1992, Soc. Rothmans international France ; et des principes généraux du
droit communautaire, CE, 3 déc. 2001, Syndicat national de l’ind. Pharmaceutique.
Pas de transposition, en revanche, en faveur des coutumes internationales, que le CE
juge inférieures aux lois : CE, Ass. 6 juin 1997, Aquarone).

En 1996, le CE rejette la requête dirigée contre le décret d’extradition. Toutefois, il


considère que les stipulations de l’article 44 de l’accord franco-malien « doivent être
interprétées conformément au principe fondamental reconnu par les lois de la République,
selon lequel l’Etat doit refuser l’extradition d’un étranger lorsqu’elle est demandée dans un
but politique » (CE, 3 juillet 1996, Koné). Le CE, dans l’arrêt CE 30 octobre 1998,
Sarran, estime que « la suprématie conférée aux accords internationaux par l’art. 55 de la
Constitution » ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature
constitutionnelle. Celles-ci sont incontestables et le juge administratif, se présente
comme le garant de la primauté de la Constitution sur le traité. Cette position sera
réaffirmée dans l’arrêt CE, 5 mars 1999, Rouquette. Dans l’arrêt Fraisse, rendu en
assemblée plénière le 2 juin 2000, la Cour de cassation reprend le même
raisonnement que le CE. Cette supériorité est réservée à l’ordre interne et ne joue pas
dans l’ordre international et pour la prof. Jacqueline Morand-Deviller, « le CE ayant
opté ici pour une conception dualiste de séparation des deux ordres ».

18
Chapitre 2 : Le principe de légalité

L’activité administrative doit être conforme au droit objectif, c'est ce principe que l'on
désigne de manière classique le « principe de légalité ». En réalité, en disant cela, on
ne dit rien de plus que ce qui est applicable à l'ensemble des systèmes juridiques, à
savoir que le droit est édicté pour être respecté. Il n'y a, dans le principe, aucune
spécificité du droit administratif par rapport à d'autres branches du droit.

« Le principe de légalité » a acquis en droit administratif une valeur toute


particulière, non pas en raison d'une prétendue spécificité de son contenu, mais parce
qu'il traduit à la fois un idéal démocratique profondément ancré dans la culture
juridique française (dans la plupart des Etats d’Afrique noire francophone, il y a
toujours une hésitation pour une véritable évolution du droit administratif comme le
cas Togo), la soumission de tout pouvoir public au droit, et le manque de fondements
textuels permettant de fonder originairement la légitimité du juge administratif.

Section 1 : Le principe

§1 : Sa signification

Le principe de légalité, qui domine toute la théorie des actes administratifs, signifie
que l’administration est soumise au droit. La loi, incarnation de la volonté générale,
s’impose à l’administration comme elle s’impose aux individus : « Nul n’est censé
ignorer la loi ». La soumission de l’administration au droit est une garantie des
citoyens contre l’arbitraire, l’incohérence ou l’inefficacité de l’action administrative.

La notion de loi doit être entendue dans l’acception large d’un « bloc légal »
comprenant, outre les lois proprement dites, votées par le Parlement, tout un
ensemble hiérarchisé de règles complexes, soit extérieures à l’administration, soit
édictées par elle. C’est la célèbre « pyramide » de Hans Kelsen décrite dans son

19
œuvre Théorie pure du droit, qui exprime un positivisme juridique où légitimité et
légalité se rejoignent.

Au sommet de cette pyramide se tient le texte sacré : la Constitution. A ses différents


degrés s’ordonnent des textes de prestige différent : accords internationaux et lois
pour les plus solennels, règlements de portées nationale ou locale, actes individuels,
contrats, etc. Ces normes sont liées entre elles par des relations hiérarchiques et par
une stricte soumission des normes de rang inférieur aux normes de rang supérieur.

Le « bloc » de légalité est un ensemble vivant qui évolue sans cesse afin de s’adapter
aux réalités sociales et aux aspirations de la conscience collective.

§2 : Sa sanction (le non-respect du principe)

Lorsque, malgré la préoccupation incessante et la crainte révérencielle des autorités


administratives, des actes administratifs ne sont pas conformes au droit objectif
supérieur, le vice qui les entache entraîne deux types de conséquences : l'illégalité et
l'inexistence. L'inexistence juridique est normalement la conséquence de l'illégalité
constatée. Un acte administratif contraire aux normes supérieures qu'il était censé
respecter est annulé par le juge administratif. Cette annulation emporte nullité
absolue, c'est-à-dire rétroactive, l'acte est donc anéanti, il n'a plus d'existence.

Section 2 : La spécificité de l’acte administratif unilatéral

Par 1 : Identification de l’acte administratif unilatéral

A-Définition

L’AAU est l’acte juridique, adopté unilatéralement par une autorité administrative,
qui modifie ou refuse de modifier les droits ou les obligations des administrés
indépendamment de leur consentement.

B-Délimitation

Trois critères permettent de distinguer l’AAU des autres actes juridiques unilatéraux
(ou d’apparence unilatérale) : il s’agit des critères organique, matériel et fonctionnel.
Le premier caractérise l’AAU par son auteur, le deuxième par son contenu et le
troisième par son régime juridique. On reconnaît ainsi l’AAU tantôt par le fait qu’il
émane d’un organe administratif, tantôt par les matières sur lesquelles il porte et
tantôt par le régime juridique spécifique dont il relève.

C-Classification

20
1-Les actes individuels

Les actes administratifs individuels sont des AAU qui ont pour destinataires une ou
plusieurs personnes, physiques ou morales, nominativement désignées. Sont par
exemple des actes individuels : un permis de construire, la nomination d’un
fonctionnaire, la décision d’un jury d’examen fixant le sort des candidats, etc.

Une place à part doit être réservée aux « actes collectifs », qui constituent une variété
originale d’actes individuels. Les actes collectifs sont en effet des AAU qui ont pour
destinataires plusieurs personnes nominativement désignées, et dont les situations
sont solidaires. Le tableau d’avancement d’un corps de fonctionnaires, la liste des
candidats reçus à un concours de la fonction publique de l’Etat, en offrent
d’excellents exemples, car en classant ces fonctionnaires ou ces candidats par ordre
de mérite, ils rendent leurs situations solidaires, ou si l’on préfère interdépendantes.

2-Les actes réglementaires

Les actes réglementaires, ou règlements, sont des AAU qui édictent une norme
générale et impersonnelle à destination d’une ou de plusieurs personnes désignées
de façon abstraite, non nominative. Le plus souvent, ils ont une pluralité de
destinataires : c’est ainsi que le règlement de police limitant la vitesse à 50 km/h dans
les agglomérations s’adresse à tous les automobilistes. Mais parfois, ils n’ont qu’un
seul destinataire, à l’instar du règlement fixant le statut du préfet de police : dans
cette hypothèse, ce sont quand même des règlements, et non des actes individuels,
dans la mesure où ils désignent ce personnage unique de façon abstraite.

3-Les actes particuliers

Les « actes particuliers » (Pierre Delvolvé), que certains auteurs préfèrent appeler les
« décisions d’espèce » (Réné Chapus), sont des AAU qui appliquent une norme
générale et impersonnelle préexistante à une situation particulière, concernant des
personnes dont le nombre et l’identité sont indéterminés. Par leur caractère non
nominatif, ils se distinguent donc des actes individuels. Mais ce ne sont pas non plus
des actes réglementaires, car ils mettent en œuvre une norme dont ils sont une
application, contrairement au règlement qui établit une norme devant être suivie
d’une application.

Selon la jurisprudence, sont par exemple des actes particuliers : les actes de tutelle
(CE, 8 janvier 1971, Urssaf des Alpes-Marines), les déclarations d’utilité publique
(CE, 14 février 1975, Epoux Merlin), les décisions prononçant le classement d’un site
ou d’un immeuble (CE, 7 nov. 1986, de Geouffre de la Pradelle), etc.
21
Par 2 : L’entrée en vigueur

Si la validité d’un acte administratif, c’est-à-dire sa régularité à l’égard du droit


s’apprécie au jour de sa signature, son opposabilité, c’est-à-dire son aptitude à
produire des effets juridiques à l’égard des personnes concernées, s’apprécie au jour
où ces personnes en ont eu connaissance par une publicité adéquate. « Nul n’est
censé ignorer la loi », encore convient-il que le citoyen en ait été convenablement
informé de son existence et de son contenu.

L’acte unilatéral doit être signé par son auteur, l’autorité compétente est celle ayant
reçu une délégation. La procédure peut être longue lorsqu’il y a nécessité de
plusieurs signatures (arrêté interministériel) ou des contreseings des ministres
intéressés (décrets et ordonnances). La signature donne la date de l’acte. Le
« parapheur » qui contient les documents écrits à signer n’a pas disparu mais il fera
de plus en plus concurrence par la signature électronique.

A-La publication et la notification

Le mode de publicité est différent selon qu’il s’agit :

1-D’un acte réglementaire, auquel cas l’information se fait par publication ou


affichage. Comme les lois et les traités internationaux, les décrets doivent être publiés
au Journal officiel. Certains ministères ont un Bulletin officiel pour la publication de
leurs propres arrêtés et de quelques circulaires. Pour le département en France, il
existe un Recueil des actes administratifs dans chaque préfecture.

2-D’un acte individuel, auquel cas son entrée en vigueur résulte en général de la
notification (par lettre recommandée avec accusé de réception) à la personne
intéressée. Dans certaines hypothèses où la décision individuelle produit des effets
non seulement à l’égard de l’intéressé mais aussi à l’égard des tiers, une mesure plus
large de publicité destinée à l’information de ces derniers doit être prévue (exemple :
l’octroi d’un permis de construire requiert une notification au pétitionnaire et un
double affichage en mairie et sur le terrain destiné à l’information des tiers).

L’acte administratif, régulièrement publié ou notifié, a force obligatoire, c’est-à-dire


qu’il est à la fois « invocable » par tout administré qui peut s’en prévaloir et
« opposable » par tout administré qui peut, par ailleurs, en contester la légalité ou
l’opportunité. Il bénéficie du privilège du préalable et de l’autorité de chose décidée.

B-Non-rétroactivité

22
Principe général du droit, selon la jurisprudence tant du Conseil d’Etat : (CE, 25 juin
1948, Société du Journal l’Aurore), que du Conseil constitutionnel, cette règle signifie
qu’un acte administratif ne peut produire d’effets à une date antérieure à celle de son
édiction. Les autorités administratives ne peuvent décider que pour l’avenir, principe
étendu à l’ensemble des décisions individuelles et réglementaires et destiné à assurer
la sécurité juridique attendue de la règle. L’article 2 du Code civil, selon lequel « la loi
ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif » a posé ce principe pour
les lois et a pour conséquence, en matière répressive, d’interdire la rétroactivité d’une
loi plus sévère.

La non-rétroactivité n’exclut pas que les règlements soient d’application immédiate


dès leur entrée en vigueur, aux situations en cours. Par ailleurs, le législateur peut
autoriser de manière expresse une dérogation à la non-rétroactivité. La même
solution peut résulter d’une convention internationale (CE, 8 avril 1987, Procopis).

C-Les mesures transitoires

Ces dernières années la revendication de sécurité juridique est devenue majeure. Elle
présente en droit public, comme le droit des administrés à être protégés contre
l’instabilité des normes dont la vocation est pourtant d’évoluer régulièrement : la
sécurité de la règle n’est pas sa fixité et « nul n’a le droit au maintien d’un
règlement ».

Pour pallier les atteintes excessives à cette sécurité des périodes transitoires seront
aménagées, soit en reportant dans le temps l’entrée en vigueur de la norme et en
aménageant des mesures susceptibles de faciliter l’adaptation de règles nouvelles
aux situations en cours, soit en accordant aux administrés certains délais pour se
mettre en conformité avec elles.

Par ailleurs, le juge administratif s’est octroyé le pouvoir de moduler dans le temps
les effets des annulations qu’il prononce, faisant ainsi une entorse au principe de
rétroactivité des annulations contentieuses.

La sécurité juridique a été consacrée expressément par le Conseil d’Etat dans un arrêt
important : CE, 24 mars 2006, KPMG. A propos d’un décret réformant la profession
de commissaire aux comptes, il fait état de « motifs de sécurité juridique » puis de
« principe de sécurité juridique ». Le moyen devient opérant à l’égard des actes
administratifs comme il l’est, s’agissant de la clarté et de l’intelligibilité à l’égard de la
loi.

Par 3 : La disparition de l’acte administratif


23
A-L’inexistence et le changement de circonstances

L’inexistence est une sanction exceptionnelle pour une illégalité particulièrement


grave. La gravité est telle que l’acte n’est pas seulement nul mais inexistant. Il est
hors du droit. Le CE ne le qualifiera pas d’illégal mais de « nul et de nul effet » ou de
« nul et non avenu ».

L’administration dispose d’une grande liberté pour modifier ou abroger ses


règlements, dans certaines circonstances de fait ou de droit cette abrogation devient
une véritable obligation. C’est un devoir non un droit.

B-L’abogration

On parle d’abrogation lorsque la disparition non rétroactive n’est pas prévue à


l’avance, mais résulte d’une décision nouvelle. Ainsi, l’action administrative doit
s’adapter régulièrement à la satisfaction de l’intérêt général et à son évolution. Le
principe de mutabilité s’applique aussi bien aux règlements administratifs (arrêt CE,
27 janvier 1961, Vannier) qu’aux contrats administratifs et, plus généralement au
fonctionnement des services publics.

C-Le retrait rétroactif

C’est la reconnaissance d’un droit à l’erreur laissé à l’administration durant un bref


délai. Retirer, on dit aussi rapporter un acte permet à l’administration d’anéantir,
avec effet rétroactif, des décisions illégales mêmes créatrices de droits. Ce système
répond à une finalité essentielle : restaurer la légalité méconnue mais il peut être une
menace pour la sécurité juridique en portant atteinte au principe d’intangibilité des
droits acquis s’agissant des actes individuels et au principe de non-rétroactivité
s’agissant des règlements. La distinction principale concerne les actes créateurs ou
non créateurs de droit. La distinction entre ces actes ne repose sur aucun critère
précis et est parfois malaisée à établir. La jurisprudence considère comme non
créateurs de droits : les règlements, les actes particuliers, les actes inexistants, les
actes récognitifs, ceux obtenus par fraude et les autorisations de police. La plupart
des actes individuels sont créateurs de droits.

1-Le retrait d’un acte non créateur de droits

Ce retrait est possible à tout moment et pour tout motif, même de simple
opportunité. Peu importe que cet acte soit irrégulier (CE, 29 nov. 2002, Assistance
publique-hôpitaux de Marseille) ou régulier (CE, 20 mai 1955, Syndicat national
autonome du cadre de l’administration générale des colonies). Si son retrait est facile,

24
c’est parce qu’il n’y a pas de grave inconvénient pour la sécurité des relations
juridiques à effacer rétroactivement un acte qui n’a pas créé de droits.

Bien qu’étant par eux-mêmes non créateurs de droits, les règlements constituent
toutefois le support d’actes individuels créateurs de droits. C’est pourquoi la
jurisprudence soumet leur retrait à des règles plus strictes : contrairement aux autres
actes non créateurs de droits, ils ne peuvent en effet être retirés que dans le délai du
recours contentieux (CE, 14 nov. 1958, Ponard) ou avant que le juge statue lorsqu’un
recours contentieux a été formée dans ce délai (CE, 19 mars 2010, Synd. des comp.
aériennes).

2- Le retrait d’un acte régulier créateur de droits

Ce retrait est impossible, sauf dans deux cas : lorsqu’il est autorisé par une loi ; ou
lorsqu’il est demandé par le bénéficiaire de l’acte, à condition de ne pas porter
atteinte aux droits des tiers (CE, 23 juil. 1974, Min. de l’Intérieur c. Gay).

3-Le retrait d’un acte irrégulier créateur de droits

Ce retrait est, quant à lui, régi par des principes subtils qui le situent à mi-chemin des
deux situations précédentes. Parce qu’il porte sur un acte irrégulier, il est possible,
car il faut bien permettre à l’administration de rétablir la légalité bafouée ; mais parce
qu’il porte sur un acte créateur de droits, il est possible qu’à des conditions très
strictes, au nom du nécessaire respect de la sécurité des relations juridiques. Ces
conditions, qui sont au nombre de deux, ont été fixées par l’arrêt Dame Cachet (CE, 3
nov. 1922) ; mais l’arrêt Ternon a profondément modifié la deuxième (CE, 26 oct.
2001, Ternon).

Le retrait doit tout d’abord être inspiré par des motifs d’illégalité, et non par de
simples motifs d’opportunité. La nomination d’un fonctionnaire qui a dépassé l’âge
requis pour être nommé peut par exemple être retirée en raison de cette illégalité ;
mais elle ne peut être pour un motif d’opportunité qui tiendrait par exemple au fait
que l’administration a surévalué ses besoins en personnel.

En second lieu, le retrait doit intervenir dans un certain délai. Jusqu’en 2001, la
jurisprudence Dame Cachet exigeait qu’il intervienne dans le délai du recours
contentieux, c’est-à-dire dans les deux mois de la publicité de la décision (première
hypothèse), ou bien, lorsqu’un recours contentieux avait été formé contre celle-ci,
tant que je juge n’avait pas statué (deuxième hypothèse).

25
Dans la deuxième hypothèse, le délai de retrait était égal à la durée de l’instance.
Compte tenu de la lenteur de la justice administrative, cela signifiait qu’il pouvait
s’étendre sur plusieurs années. Mais contrairement aux apparences, la première
hypothèse s’avérait parfois encore plus dangereuse pour la sécurité des relations
juridiques, car le délai de retrait y était identique au délai de recours contentieux (CE,
24 mars 2006, KPMG). Il courait donc, comme lui, à compter de la publicité de l’acte.
Ainsi, lorsque l’administration omettait d’effectuer convenablement cette publicité, la
jurisprudence en déduisait logiquement qu’à l’instar du délai du recours contentieux,
le délai de retrait de l’acte était illimité (CE, 6 mai 1966, Ville de Bagneux, à propos
d’un permis de construire notifié mais non publié). Avec l’arrêt CE, 24 octobre 1997,
Mme De Laubier, dans le cas où la notification est incomplète, le retrait n’est possible
que dans deux mois à compter de la notification. Ici, l’omission d’une formalité de
publicité n’a pas pour conséquence d’offrir à l’administration une possibilité illimitée
de retrait. Par cet arrêt, le juge dissocie le délai de retrait et le recours contentieux. On
parle alors, de découplage des délais.

C’est pour mettre fin à ces solutions déraisonnables que l’arrêt Ternon a été rendu en
2001. Désormais, « l’administration ne peut retirer une décision individuelle explicite
créatrice de droits, si elle est illégale, que dans le délai de quatre mois suivant la prise de cette
décision » (CE, 26 oct. 2001, Ternon ; confirmé par CE, 21 déc. 2007, Soc. Bretim). Le
délai de retrait (quatre mois à compter de la signature de l’acte) est donc aujourd’hui
dissocié tant du délai de recours contentieux (deux mois à compter de la publicité de
l’acte) que de celui de l’instance juridictionnelle (généralement plusieurs années). La
sécurité des relations juridiques en sort incontestablement renforcée. Mais, le juge
administratif affirme que les conditions de délai imposées par l’arrêt Ternon ne
s’appliquent pas lorsqu’il y a fraude de la part de Madame B-R selon l’adage : « fraus
omnia corrumpit », (CE, 23 février 2009, Mme, B-R).

Section 3 : Les limites au principe : les actes en principe injusticiables

§1 : Les actes de gouvernement

Les « actes de gouvernement » sont des actes qui échappent à l’emprise du principe
de légalité, dans la mesure où ils jouissent d’une immunité juridictionnelle totale. Ils
ne sont pas contrôlés par le Conseil constitutionnel, car celui-ci ne dispose en
principe que d’une compétence d’attribution, or la Constitution, qui ne les mentionne
même pas, ne lui confie nullement leur examen. Mais ils ne sont pas contrôlés non
plus par le juge administratif, qui s’estime incompétent pour apprécier la légalité

26
d’actes qu’il ne considère pas comme des actes administratifs, bien qu’ils émanent
d’autorités administratives.

A-Le domaine des actes de gouvernement

C’est dès le début du XIXème siècle que le Conseil d’Etat reconnaît l’existence d’actes
de gouvernement, qui échappent à son contrôle. Leur domaine est alors très étendu,
puisqu’il considère qu’est un acte de gouvernement tout acte inspiré par un mobile
politique. Sont ainsi analysés comme des actes de gouvernement, en raison du
mobile politique qui les inspire, le refus du roi de payer une rente accordée par
Napoléon Ier (CE, Ier mai 1822, Laffitte), et la décision de saisir les exemplaires d’un
livre hostile au régime en place (CE, 9 mai 1867, Duc d’Aumale).

Cette théorie du mobile politique était particulièrement dangereuse pour les


justiciables, car elle soustrayait au contrôle juridictionnel les actes dictés, au mépris
de l’intérêt général, par une animosité ou une rivalité d’ordre politique. Le Conseil
d’Etat en avait parfaitement conscience, et n’attendait qu’une occasion propice pour
l’abandonner sans risquer sa propre existence. Cette occasion survint en 1875, avec
l’arrêt, CE, 19 fév. 1875, Prince Napoléon.

L’affaire remontait à 1873. Cette année-là, le ministre de la Guerre refusa de rétablir


le nom du prince Napoléon sur la liste des généraux. Son refus ayant été attaqué par
la voie du recours pour excès de pouvoir, le ministre invoqua la théorie du mobile
politique pour demander au CE de se déclarer incompétent : sa décision, expliquait-
il, avait été dictée par le souci d’écarter de l’armée le dignitaire d’un régime politique
disparu. Réagissant avec vigueur à cette argumentation, le commissaire du
gouvernement David proposa alors d’abandonner purement et simplement la théorie
du mobile politique. Le CE y consentit implicitement en acceptant d’examiner
l’affaire au fond. Peu importe qu’il ait finalement rejeté la requête, le refus ministériel
s’étant avéré conforme à la législation en vigueur. Ce qui compte, c’est qu’il ait
considéré à partir de cet arrêt que le critère de l’acte de gouvernement n’est pas le
mobile politique de son auteur.

L’arrêt Prince Napoléon a mis fin à la théorie du mobile politique, mais non à
l’existence des actes de gouvernement. Le conseil d’Etat n’a toutefois dégagé aucun
critère qui puisse permettre de les repérer, à la place du critère défunt du mobile
politique. Il se contente d’affirmer péremptoirement leur existence. Pour rendre
compte de sa jurisprudence, force est donc au moins dans un premier temps de
renoncer comme lui à toute explication logique, et de se borner à établir la liste des
actes de gouvernement. Cette liste comprend deux types d’actes : ceux qui

27
concernent les relations de l’exécutif et du législatif (CE, 18 juil. 1930, Rouché ; CE, 29
nov. 1968, Tallagrand ; CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens, etc), et ceux qui se
rapportent aux relations de la France avec l’étranger (CE, 13 juillet 1979, Coparex ;
CE, 23 nov. 1984, Assoc. « Les Verts » ; TC, 2 fev. 1950, Radiodiffusion française ; CE,
23 sept. 1992, GISTI, etc).

Ainsi conçus, les actes de gouvernement présentent l’inconvénient d’être très


nombreux. Le phénomène de multiplication des traités et d’intensification des
relations internationales, perceptible après la première guerre mondiale, les aurait
même voués à une croissance extraordinaire si le Conseil d’Etat n’avait pas réagi, à
partir des années 1920, en forgeant la théorie des actes détachables. D’après celle-ci,
sont considérés comme des actes administratifs unilatéraux, détachables des relations
diplomatiques et de l’exécution des traités, les actes qui n’ont pas un rapport
suffisamment étroit avec les relations internationales pour être assimilés à des actes
de gouvernement.

B-Le régime juridique des actes de gouvernement

1-Le contentieux de la légalité

Envisagé sous l’angle du contentieux de la légalité, l’acte de gouvernement jouit


d’une immunité juridictionnelle totale. Le juge administratif (comme le juge
judiciaire) s’estime en effet incompétent pour en connaître. On ne peut donc ni
l’attaquer par la voie du recours pour excès de pouvoir, ni le critiquer par le biais de
l’exception d’illégalité. De ce fait, l’acte de gouvernement échappe à l’emprise du
principe de légalité. C’est un « acte hors-la-loi ».

2-Le contentieux de la responsabilité

Pas plus que le contentieux de la légalité, le contentieux de la responsabilité ne


s’applique aux actes de gouvernement.

§2 : Les mesures d’ordre intérieur

Comme les actes de gouvernement, les mesures d’ordre intérieur sont des actes qui
échappent à l’emprise du principe de légalité, dans la mesure où elles jouissent d’une
immunité juridictionnelle totale. Mais, contrairement à eux, elles ne portent pas sur
les relations de l’exécutif et du législatif, ni sur les relations de la France ou du Togo
avec l’étranger, mais régissent plus modestement les détails de la vie intérieure des
services publics.

28
A-Les circulaires non réglementaires

Qualifiées par l’administration de circulaires, d’instructions ou encore de note de


service, les circulaires non réglementaires sont des recommandations écrites que les
chefs de service donnent à leurs subordonnés, en vue de leur imposer une
interprétation uniforme des lois et règlements qu’ils sont chargés d’appliquer. Les
fonctionnaires et autres agents de l’administration, qui sont leurs destinataires, sont
tenus de s’y conformer en vertu du devoir d’obéissance hiérarchique. Concrètement,
les circulaires sont des rouages essentiels du bon fonctionnement de
l’administration ; on en compte d’ailleurs plusieurs milliers chaque année.

Elles n’ont par contre normalement aucune incidence sur la situation des
administrés, auxquels elles ne sont pas destinées. A leur égard, ce sont en quelque
sorte des « actes neutres » : ni favorables ni défavorables, elles ne les concernent pas.

En pratique, toutefois, les chefs de service manifestent une fâcheuse tendance à


insérer dans leurs circulaires des dispositions réglementaires, c’est-à-dire des
dispositions à portée générale qui modifient unilatéralement les droits ou les
obligations des administrés. Cette attitude s’explique par le fait que la plupart des
chefs de service, notamment les ministres ne possèdent pas de pouvoir réglementaire
général : ils sont donc tentés de contourner cet obstacle en glissant discrètement de
l’interprétation des textes existants à la création de règles nouvelles, transformant
ainsi leurs circulaires prétendument « interprétatives », inoffensives pour les
administrés, en circulaires réglementaires, novatrices donc menaçantes.

Pour lutter contre ce stratagème, la jurisprudence distingue les « circulaires non


réglementaires », qu’elle considère comme d’authentiques mesures d’ordre intérieur,
des « circulaires réglementaires », qu’elle assimile à de véritables règlements. Alors
que le recours pour excès de pouvoir est irrecevable contre les premières, il est
recevable contre les secondes (CE, 29 janvier 1954, Notre-Dame du Kreisker).

Face à ces difficultés, le juge s’est efforcé de développer son contrôle. Il va ainsi
vérifier (CE, 15 mai 1987, Ordre des avocats à la Cour de Paris) que la circulaire,
censée interpréter une loi nouvelle, ne méconnaît aucune autre règle de droit ; il
s’assure que la circulaire interprète exactement les dispositions dont elle doit faciliter
l’application (CE, 29 juin 1990, GISTI). Dès lors qu’il existe une différence entre le
texte à interpréter et la circulaire, cela signifie que le texte initial est mal interprété, et
la circulaire peut alors avoir un caractère réglementaire et être ainsi soumise au
contrôle du juge. Le caractère réglementaire provient de ce que la circulaire s’écarte
du texte, et l’on applique alors de manière quelque peu extensive le critère de

29
1954 (CE, 29 janvier 1954, Notre-Dame du Kreisker); elle ajoute au droit. Le juge ne
modifie pas pour autant sa démarche, en examinant en premier lieu le bien-fondé
puis la recevabilité de la requête.

D’application malaisée, cette distinction fut quelque peu atténuée. Dans un premier
temps, le CE estima qu’une circulaire légale, c’est-à-dire purement interprétative, ne
faisait pas grief et était donc irrecevable en excès de pouvoir ; cette solution faisait
cependant dépendre la recevabilité du recours contre la circulaire au bien-fondé
juridique de celle-ci (CE, 15 mai 1987, Ordre des avocats à la Cour de Paris).

Dans une deuxième étape, la Haute juridiction jugea que la circulaire méconnaissant
le droit dans son ensemble est susceptible de recours pour excès de pouvoir (CE, 18
juin 1993, IFOP ; CE, 28 juin 2002, Villemain).

Le troisième stade de cette évolution fut atteint en 2002, lorsque le CE, sans
véritablement mettre fin à la distinction originelle, consacra un nouveau critère. Le
critère de distinction entre les deux types de circulaires a évolué alors. Il porte en
effet depuis 2002 sur leur « caractère impératif » ou non (CE, Sect. 18 déc. 2002,
Duvignères ; CE, 2 février 2005, Association spirituelle de l’Eglise scientologique
d’Ile-de-France ; CE, 26 déc. 2012, Association Libérez les Demoiselles), alors qu’il
portait auparavant sur la « fixation de règles nouvelles » (CE, Ass. 29 janv. 1954,
Notre-Dame du Kreisker). Mais, la jurisprudence CE, 18 déc. 2002, Duvignères a été
remis en cause par l’arrêt, CE, 12 juin 2020, GISTI2.

B-Les directives

Une directive est un document par lequel l’administration se fixe à l’avance une ligne
de conduite, dans des domaines où elle dispose d’un pouvoir discrétionnaire. Le
procédé a le mérite de rationaliser l’action administrative en assurant une certaine
cohérence dans le traitement des décisions individuelles. Le plus souvent la directive
est adressée par une autorité hiérarchique à ses subordonnés, afin de les inviter à
adopter les mêmes critères de décision ; elle se présente alors sous la forme d’un
document que son auteur qualifie tantôt de « directive », tantôt (et de façon
trompeuse) de « circulaire » ou de tout autre nom. Mais, parfois, elle émane d’une
autorité qui cherche à s’autodiscipliner, à éclairer l’exercice futur de son propre
pouvoir (TA, Nice, 26 oct. 1989, Dame Maestri).

2
Pauliat (H.), « Feue de la jurisprudence Duvignères : un grand arrêt éphémère ? », JCP, n° 7, 20 février 2023, 5
p.

30
Dans tous les cas, la directive a pour originalité de manifester l’existence d’un
« pouvoir d’orientation », différent du pouvoir réglementaire car non contraignant :
alors que le règlement ordonne ou impose, la directive se contente en effet de
suggérer, de guider, en laissant à ses destinataires la liberté de déroger à ses
recommandations.

C’est en 1970, par l’arrêt Crédit foncier de France, que le Conseil d’Etat a admis la
légalité des directives (CE, Sect. 11 dec. 1970, Crédit foncier de France ; arrêt
précurseur : CE, Sect. 13 juillet 1962, Arnaud). La jurisprudence postérieure a montré
que les ministres figurent au premier rang des utilisateurs de directives (CE, Sect. 18
nov. 1977, Soc. Entreprise Marchand).

Depuis la loi du 17 juillet 1978 en France, les directives doivent être publiées. Cette
solution doit être approuvée, car elle assure une certaine transparence de l’action
administrative en permettant aux administrés de connaître à l’avance les critères qui
guideront l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Elle met fin à la malencontreuse
jurisprudence Géa qui soustrayait les directives à la publication (CE, Sect. 29 juin
1973, Soc. Géa).

C-Les autres mesures d’ordre intérieur

Les mesures d’ordre intérieur autres que les circulaires non réglementaires ou les
directives sont des mesures de portée individuelle ou générale qui concernent les
détails de la vie intérieure des services. Les casernes, les prisons, et les établissements
d’enseignement sont leurs domaines d’élection, mais on en trouve aussi dans les
autres services.

a) Dans les casernes, sont notamment considérés comme des mesures d’ordre
intérieur les refus de permission (CE, 18 oct. 1918, Voltine ; CE, 18 mars 1992, Sur), le
refus d’ouvrir une enquête sur le comportement d’un officier ou sur les circonstances
d’un décès (CE, 24 nov. 1976, Agostini ; CE, 30 juin 1989, Jacotez), et les sanctions
disciplinaires les plus légères que le statut général des militaires qualifie de
« punitions » (CE, Sect. 11 juil. 1947, Dewavrin).

b) Dans les prisons, sont considérés comme des mesures d’ordre intérieur les
« punitions sans gravité » infligées aux détenus, comme par exemple une réprimande
ou la confiscation d’une bouteille de cidre. La décision de transférer un détenu d’une
prison à une autre est également assimilée à une mesure d’ordre intérieur (CE, 8 dec.
1967, Kayanakis) sauf si elle implique un durcissement des conditions d’incarcération
(CAA, Paris, 19 dec. 2005, Boussouar). Est aussi une mesure d’ordre intérieur le refus

31
d’acheminer un courrier adressé par un détenu à un autre détenu (CE, 8 déc. 2000,
Frerot).

Comme à propos des casernes, et de façon encore plus amplifiée, on observe


toutefois un certain recul de la notion. Il faut préciser que les mesures d’ordre
intérieur ne sont pas près de disparaître totalement des prisons, dans la mesure où la
Cour européenne des droits de l’Homme admet elle-même leur existence « dans le
contexte carcéral » (CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell).

c) Dans les établissements d’enseignement, sont considérées comme des mesures


d’ordre intérieur les décisions individuelles qui n’ont pas d’incidences réelles sur la
scolarité des élèves, comme par exemple l’affectation dans un groupe de travaux
dirigés (CE, 11 janv. 1967, Bricq) ou dans une classe (CE, Sect. 5 oct. 1982, Attard), ou
encore une punition légère comme une retenue ou une mise au piquet.

Jusqu’en 1992, les règlements intérieurs des établissements d’enseignement étaient


assimilés à des mesures d’ordre intérieur. La jurisprudence avait, par exemple
analysé comme tels les règlements de deux lysées interdisant, l’un d’arborer des
insignes (CE, 21 oct. 1938, Lote), l’autre de porter des pantalons de ski (CE, 20 nov.
1954, Chapou). Cette solution est aujourd’hui abandonnée. Depuis 1989, les
règlements intérieurs doivent en effet comporter des dispositions relatives au port de
signes religieux dans les établissements. Prenant ainsi parti sur les modalités
d’exercice d’une liberté publique, la liberté religieuse, ils ne peuvent plus être
considérés comme des mesures d’ordre intérieur. C’est pourquoi le CE les a
logiquement assimilés, dès que l’occasion s’en est présentée à lui, en 1992, à des actes
administratifs réglementaires (CE, 2 nov. 1992, Kherouaa).

d) En dehors de ces trois domaines, on retrouve des mesures d’ordre intérieur


presque partout. Dans la fonction publique, par exemple, sont des mesures d’ordre
intérieur : les « sévères observations » (CE, 6 mai 1953, Thomasset). Les règlements
intérieurs des assemblées locales, que la jurisprudence considérait comme des
mesures d’ordre intérieur, sont désormais assimilés, par la loi du 6 fév. 1992 relative
à l’administration territoriale, à des actes administratifs réglementaires (CE, 10 fev.
1995, Riehl).

Section 4 : La force variable du principe

§1 : Un contrôle juridictionnel à intensité variable

A-La compétence liée et le pouvoir discrétionnaire

32
1-La compétence liée

On dit qu’il y a compétence liée lorsque l’administration est, d’une part tenue d’agir,
d’autre part tenue d’agir dans un sens déterminé, sans possibilité d’appréciation ou
de choix.

-Le lien est celui qui résulte des textes. Lorsque le texte sur lequel se fonde la décision
administrative est précis, le comportement de l’administration n’est pas libre. Elle n’a
ni le choix de la décision, ni celui des moyens pour y parvenir, ni celui du moment
où la décision doit être prise. Ainsi, l’accès aux universités est ouvert à tout titulaire
du baccalauréat, l’administration ne peut refuser l’inscription à une personne qui a
rempli ces conditions. L’administration ne peut pas davantage refuser de délivrer le
récépissé d’une déclaration d’association (TA Paris, 25 janv. 1971, Dame de
Beauvoir).

-Dans certaines hypothèses, la compétence n’est que partiellement liée par des textes
disposant de manière très générale, imposant une obligation de résultat mais laissant
à l’administration le choix des moyens. Ainsi, en France, en matière de police
administrative, la loi de 1884 donne au maire le pouvoir de prendre les mesures
exigées par l’ordre public, lequel est défini de manière très générale, ce qui laisse à
l’autorité administrative une certaine marge de liberté dans le choix des moyens les
mieux appropriés à ce but.

2-Le pouvoir discrétionnaire

Me Moro Giafferi évoquait, à l’occasion d’un débat parlementaire sur l’affaire Barel
que « Le pouvoir discrétionnaire est un pouvoir dont il faut user avec discrétion » (CE, Ass.
28 mai 1954, Barel). Il y a pouvoir discrétionnaire lorsque l’administration dispose
d’une certaine liberté d’action, agir ou ne pas agir, et de décision, choix entre
plusieurs solutions légales. C’est une compétence modulable, graduée selon une «
échelle de discrétionnalité ».

-Il n’y a pas limite à la légalité : celle-ci s’impose avec la même force mais les textes
sont soit muets, soit laconiques, posant des conditions très générales dans le dessein
de laisser à l’administration le soin d’adapter son comportement et ses décisions à
une situation qu’il serait impossible ou dangereux d’enfermer dans le carcan de
règles trop rigides.

Le pouvoir discrétionnaire ne saurait se confondre avec un pouvoir arbitraire. La


marge de liberté accordée à l’administration ne lui ouvre le choix qu’entre des

33
mesures et des comportements légaux. L’option en opportunité ne s’exerce que dans
la conformité à la légalité.

-L’importance de cette question est d’autant plus grande que, d’une part les
manifestations du pouvoir discrétionnaire sont omniprésentes et très diversifiées
dans l’activité administrative, qu’il s’agisse de mesures réglementaires ou
individuelles : sanctions disciplinaires contre un agent public ; mesures de police à
l’égard des étrangers ; choix du nom des rues dans une commune ; notation par les
jurys d’examen ou de concours, etc. D’autre part, l’examen du juge étant
nécessairement plus limité, ce dernier a mis au point de nouvelles méthodes de
contrôle car, comme le disait J. Kahn : « face à l’administration, dont l’expérience et les
ruses se fortifient au fil de leurs rencontres, le juge est contraint, s’il entend remplir son
office, de parler un langage toujours nouveau ».

B-Légalité et opportunité

Les techniques imaginées par le Conseil d’Etat pour contrôler le pouvoir


discrétionnaire de l’administration figurent parmi les plus notables conquêtes de la
Haute juridiction.

Pour tenter de présenter le plus simplement possible la portée du contrôle


juridictionnel sur le pouvoir discrétionnaire, la distinction sera faite entre les
techniques traditionnelles et celles apparues récemment et que l’on développe
davantage : l’erreur manifeste et le contrôle de proportionnalité, dit « bilan ».

a)Les techniques traditionnelles du contrôle

Que la compétence soit liée ou discrétionnaire, le juge, dans tous les cas, contrôle la
légalité externe et en sanctionne le non-respect : incompétence, vice de forme ou de
procédure. En ce qui concerne la légalité interne, seront aussi sanctionné : le
détournement de pouvoir, l’erreur dans la constatation matérielle des faits, l’erreur
de droit.

C’est dans la qualification juridique des faits que l’examen connaît des limites. S’il y a
pouvoir discrétionnaire, le juge ne la contrôle pas car il lui est difficile de confronter
la situation de fait à des dispositions textuelles très générales : dans la loi française
littoral de 1986, la condition légale s’exprime ainsi, « espace remarquable »,
« urbanisation limitée », ce qui laisse à l’administration une certaine liberté dans
l’interprétation de cette condition pour qualifier un terrain « espace remarquable » et
estimer que l’urbanisation projetée est ou non « limitée ». Le contrôle du juge sera
restreint.
34
b) L’erreur manifeste d’appréciation

Dans les domaines où elle dispose d’un pouvoir discrétionnaire, l’administration se


voit reconnaître « a power to err », comme disent les administrativistes anglo-saxons.

Plus exactement, la faculté d’hésiter dans l’appréciation de la décision à prendre lui


est concédée. L’opportunité des choix est appréciée avec tolérance et la marge de
liberté est d’autant plus forte que les alternatives offertes sont nombreuses. Mais il y
a un seuil à ne pas franchir. Si la décision retenue peut prêter à discussion, elle ne
saurait défier le bon sens et la logique. L’erreur grave, grossière et si évidente qu’elle
pourrait être décelée par n’importe quel profane est sanctionnée. Disposer d’un
pouvoir discrétionnaire n’autorise pas l’administration à faire n’importe quoi.
L’erreur d’appréciation est tolérée par le juge, l’erreur manifeste (Selon Guy Braibant
dans ses conclusions sous l’arrêt Lambert du 13 nov. 1970, c’est « une erreur évidente,
invoquée par les parties et reconnue par le juge, et qui ne fait aucun doute pour un esprit
éclairé ») est censurée.

Sans que l’on puisse se référer à un arrêt de principe et à une date précise, on
constate que les premières décisions de jurisprudence accueillant le contrôle de
l’erreur manifeste d’appréciation sont apparues dans les années 1960 à propos des
équivalences d’emploi dans la fonction publique : Denizet (1953) et surtout Lagrange
(1961). Jusqu’alors le CE se refusait à contrôler l’appréciation faite par
l’administration de ces équivalences. Dans l’arrêt Lagrange, il estime qu’il n’y a pas
d’erreur manifeste d’appréciation dans la reconnaissance par l’administration d’une
équivalence entre l’emploi de garde-champêtre et celui de cantonnier, justifiant ainsi
le reclassement du requérant dans son nouvel emploi. Depuis 1994 : CE, 29 avril
1994, Cougrand, la compétence en cette matière est liée et le contrôle normal.

Introduite discrètement dans la jurisprudence, l’erreur manifeste devait connaître


une carrière rapide dont il ne faut cependant pas exagérer les effets car le juge n’en
use qu’avec prudence et ne constate que sobrement l’existence d’une erreur
manifeste, ce qui atteste de sa volonté de ne pas entraver outre mesure la liberté
d’appréciation laissée à l’administration.

Il n’en demeure pas moins que la jurisprudence a donné à ce contrôle un champ


d’application vaste : appréciation du choix d’une sanction disciplinaire infligée à un
fonctionnaire par rapport à la gravité de la faute qui lui est reprochée (CE, 9 juin
1978, Lebon et CE, 26 juillet 1978, Vinolay).

35
Dans le premier arrêt Lebon une sanction de mise à la retraite d’office avait été prise
à l’égard d’un instituteur coupable de « gestes indécents…sur les fillettes de sa classe ».
Le CE applique pour la première fois le contrôle de l’erreur manifeste à
l’appréciation de la proportionnalité de la sanction par rapport à la faute commise.
En l’espèce pas d’erreur manifeste. La mise à la retraite est légale (CE, 9 juin 1978,
Lebon).

Dans le second arrêt M. Vinolay, directeur des services de la Chambre d’agriculture


du Gers, avait été révoqué de ses fonctions pour défaut de « diligence et rigueur »
dans la gestion de la Maison du Gers et de l’Armagnac et pour retard dans l’envoi
d’un rapport. Le CE estime qu’il existe une disproportion manifeste entre la faute et
la révocation, les manquements appelaient une sanction, mais moins grave.
Annulation de la révocation (CE, 26 juillet 1978, Vinolay).

Le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation s’il n’est pas abandonné, est très
largement délaissé, écarté, au profit d’un contrôle plus poussé, notamment sous
l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (en
matière de police des étrangers, CE, 3 février 1975, Pardov et par suite, CE 19 avril
1991, Belgacem et l’acmé avec CE, 17 octobre 2003, Boushane).

c) Le respect d’un rapport de proportionnalité

L’apparition d’un tel contrôle, qualifié parfois de maximum car il conduit le juge
« aux confins de l’opportunité », est lié, à l’origine, à la volonté d’examiner de
manière plus réaliste les conditions dans lesquelles interviennent les déclarations
d’utilité publique précédant les expropriations. La théorie du bilan a été introduite en
droit administratif français par le célèbre arrêt CE, Ass., 28 mai 1971, Ville nouvelle
Est. Le fameux contrôle de proportionnalité, dit aussi bilan « coût-avantages », mise
en balance des inconvénients et des avantages, de l’utilité et de la désutilité en
langage économique, jurisprudence audacieuse peut conduire le Conseil d’Etat, s’il
n’y prenait garde, à devenir « un juge qui gouverne ».

§2 : Les adaptations du principe de légalité

A-La théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles

1-La notion de circonstances exceptionnelles

La théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles a été créée par le


célèbre arrêt Heyriès de 1918 (CE, 28 juin 1918, Heyriès). Les circonstances
exceptionnelles visées par cette jurisprudence sont les circonstances dans lesquelles

36
la légalité normale devient tellement inadaptée qu’il faut lui substituer
provisoirement une légalité d’exception. Concrètement, leur réalisation exige la
réunion de deux conditions.

Il faut tout d’abord une situation profondément anormale, par exemple une guerre
(CE, 28 juin 1918, Heyriès : révocation d’un fonctionnaire sans que son dossier lui soit
communiqué et CE, 28 fev. 1919, Dames Dol et Laurent : atteinte aux libertés d’aller
et venir des « filles galantes » du port de Toulon intéressant, le premier le
fonctionnement des services publics, le second la police administrative), un
cataclysme naturel (CE, 18 mai 1983, Rodes), ou une agitation sociale proche de la
guerre civile (CE, 18 avril 1947, Jarrigion) et même la crise sanitaire.

Mais, pour que la situation soit qualifiée de circonstance exceptionnelle, il ne suffit


pas qu’elle soit profondément anormale. Il faut en outre qu’elle place
l’administration dans l’impossibilité de respecter la légalité normale. Dans l’affaire
Rodes, l’éruption volcanique est bien une circonstance exceptionnelle, car elle force le
préfet de la Guadeloupe à prendre des décisions (ordre d’évacuation totale de la
zone dangereuse, interdictions de naviguer et de circuler sans laissez-passer dans
d’autres zones) qu’il n’a normalement pas le droit de prendre, mais qui s’avèrent
nécessaires à la protection de la population.

2-Les effets des circonstances exceptionnelles

Le principal effet de la mise en œuvre de la théorie jurisprudentielle des


circonstances exceptionnelles est d’accroître les pouvoirs de l’administration.
Concrètement, l’accroissement des pouvoirs de l’administration se révèle de deux
façons :

-Les mesures qui, en temps normal, seraient illégales, deviennent légales si elles sont
réellement nécessitées par les circonstances exceptionnelles.

-Les mesures qui en temps normal, seraient des voies de fait (Les conditions de la
voie de fait sont au nombre de deux : il faut une violation grave de la légalité et une
atteinte au droit de propriété privée, mobilière ou immobilière, ou à une liberté
fondamentale) relevant en principe prioritairement du juge judiciaire deviennent de
simples actes administratifs illégaux relevant du juge administratif3.

B-L’organisation légale du régime des circonstances exceptionnelles

1-L’état de siège

3
CE, 17 juin 2013, Bergoend.

37
Il est organisé par la loi du 09 août 1849, modifiée en 1916 et en 1944, la loi du 03 avril
1878 et l’article 36 de la Constitution de 1958 (article 94 de la Constitution de 1992 du
Togo). L’état de siège ne peut être déclaré qu’en cas de péril imminent résultant
d’une guerre étrangère ou d’une insurrection à main armée. « L’état de siège est décrété
en Conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par
le Parlement » (Constitution France, art. 36). « (…)La prorogation, au-delà de quinze jours
(15 jours) de l’état de siège ou d’urgence ne peut être autorisée que par l’Assemblée
nationale » art. 94 de la Constitution de 1992. C’est un régime militaire, le maintien de
l’ordre est confié à l’autorité militaire et la répression aux juridictions militaires. Les
libertés publiques sont restreintes. L’état de siège cesse quand expire la durée pour
laquelle il a été prévu. Cependant, quand l’état de siège a été proclamé par une
autorité autre que le législateur et que celui-ci ne l’a pas ratifié, il peut être levé par
l’autorité administrative qui l’a proclamé.

2-L’état d’urgence

Prévu par la loi du 03 avril 1955 (France), modifiée par la loi du 07 août 1955, et
l’ordonnance du 15 janvier 1960, ce régime est né de la situation créée par les troubles
en Algérie. Son but est, sans supprimer la législation sur l’état de siège, d’instituer un
régime mieux adapté aux circonstances de crise telles qu’elles se présentent à
l’époque actuelle. Il s’agit d’un régime civil, qui peut être déclaré soit en cas de péril
imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements
présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamités publiques. Il est
déclaré par décret en Conseil des ministres. Seule la loi peut le proroger au-delà de
douze jours (France).

Ses effets normaux, qui découlent de la loi le déclarant, sont d’étendre


considérablement les pouvoirs de police des préfets (CE, 25 juillet 1985, Mme
Dagostini). Les élections partielles sont suspendues. L’exécution d’office des
décisions administratives est toujours possible. L’état d’urgence peut emporter des
effets aggravés : une disposition expresse de la loi le proclamant peut conférer aux
autorités administratives des pouvoirs supplémentaires. Il cesse de s’appliquer
lorsque la durée pour laquelle il était prévu est écoulée. La loi le prorogeant devient
caduque en cas de démission du gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée
nationale, après un délai de quinze jours. (CE, 25 juin 1969, Ministre de l’intérieur c/
éd. Parisiennes et Devay)

A certains égards, l’état d’urgence est moins rigoureux que l’état de siège. Les
pouvoirs de l’autorité civile ne sont pas transférés de plein droit à l’autorité militaire

38
dans le cas de l’état d’urgence, alors qu’ils le sont de plein droit dans le cas de l’état
de siège. Sur d’autres points, l’état d’urgence est plus rigoureux que l’état de siège.
Lorsque l’état d’urgence produit des effets aggravés, il conduit à un contrôle des
moyens d’expression plus rigoureux que dans le régime de l’état de siège. Des
recours sont possibles contre les décisions prises sous l’empire des deux régimes.
( CE, 25 juillet 1985, Mme Dagostini) Le contrôle du juge est limité quant à la décision
de déclarer l’état d’urgence, mais assez étroit sur les modalités de sa mise en œuvre
(CE, ord., 14 novembre 2005, Rolin ; CE, ord., 21 novembre 2005, Boisvert)

Chapitre 3 : Le contrat administratif

Le recours de l’administration au contrat est ancien mais il restait limité (Ex : certains
domaines dont celui des travaux publics). De nos jours, le recours à la formule
contractuelle est à la mode.

Section 1 : Identification du contrat administratif par rapport au contrat de droit


commun

Lorsque l’administration passe un contrat, il arrive parfois qu’elle n’ait pas le choix
de sa qualification. Certains de ses contrats sont en effet, obligatoirement privés ou
administratifs par détermination de la loi ou de la jurisprudence.

Mais le plus souvent, l’administration a le choix entre les deux types de contrats : en
vertu d’une jurisprudence classique, elle peut en effet rendre ses contrats
administratifs ou privés selon qu’elle y insère ou non des clauses exorbitantes du
droit commun (CE, 31 juillet 1912, Soc. des granits porphyroïdes des Vosges).

L’existence de ce choix n’a rien de surprenant : elle est la simple transposition en


matière de contrats de l’option fondamentale, clairement reconnue à l’administration
dès 1903, entre gestion publique et gestion privée (CE, 6 fév. 1903, Terrier). Elle est
aussi une illustration du « principe de la liberté contractuelle » des personnes (CE, 28
janv. 1998, Soc. Warner).

39
Cet ensemble complexe de qualifications obligatoires et de liberté de choix obéit à
des critères clairs, il s’agit du critère organique et du critère matériel.

A-Le critère organique du contrat administratif

1-Le principe : un contrat ne peut être administratif que si un au moins des


cocontractants est une personne publique

Ce principe résulte d’une jurisprudence constante. Il revient à dire que, sauf


exceptions, aucun contrat conclu entre des personnes privées ne peut être
administratif. Même les contrats passés par des sociétés d’Etat, des sociétés
d’économie mixte, ou des personnes privées gérant un service public sont des
contrats de droit commun, dès lors qu’ils sont conclus avec d’autres personnes
privées ; peu importe qu’ils contiennent des clauses exorbitantes de droit commun,
ou qu’ils soient passés en vue de l’exécution d’un service public. C’est ainsi qu’un
arrêt célèbre analyse comme un contrat de droit commun le contrat conclu entre
deux personnes privées, bien qu’il ait pour objet l’exécution du SPA de régulation
des marchés agricoles dont l’une d’elle était chargée (TC, 3 mars 1969, Soc. Interlait).

Cette application rigoureuse du critère organique aboutit parfois à des solutions


curieuses. Les contrats passés par les syndicats de professionnels de santé sont par
exemple, à contenu contant, administratifs lorsqu’ils sont conclus avec une caisse
nationale de sécurité sociale (établissement public) (CE 18 oct. 1974, Conf. Nat. des
auxiliaires médicaux), mais de droit commun lorsqu’ils sont conclus avec des caisses
primaires (personnes privées) (CE, 13 décembre 1963 Synd. des praticiens de l’art
dentaire du département du Nord). De même un contrat passé entre personnes
privées est de droit commun même s’il reproduit mot pour mot les termes d’un
contrat administratif (TC, 10 janv. 1983, Centre d’action pharmaceutique).

2-Les exceptions : un contrat conclu entre personnes privées peut parfois être
administratif

a)En vertu d’une loi

Le législateur a évidemment le droit de décider que certains contrats sont


administratifs, bien qu’ils soient conclus entre des personnes privées. C’est par
exemple ce qu’il a fait dans un célèbre décret-loi du 17 juin 1938, devenu l’article L.
2331-1 du CG3P (Code Général de la Propriété des Personnes Publiques) : selon ce
texte, sont en effet administratifs les contrats comportant occupation du domaine
public, lorsqu’ils sont passés par une personne publique ou, ce qui nous intéresse

40
davantage ici, par une personne privée concessionnaire de service public (TC, 10
juillet 1956, Soc. des steeple-chases de France)

b)En vertu d’un mandat explicite ou implicite

-Mandat explicite

Un contrat passé entre deux personnes privées peut être administratif lorsque une
d’elles agit pour le compte d’une personne publique, en vertu d’un mandat au sens
des articles 1984 et suivants du code civil français. Dans cette hypothèse, on
considère en effet que la personne publique mandante est juridiquement présente au
contrat par l’entremise de son mandataire (TC, 16 mai 1983, Compagnie toulousaine
de transport).

-Mandat implicite

Depuis 1975, le juge administratif accepte de considérer qu’un contrat passé entre
deux personnes privées peut être administratif, lorsque malgré l’absence de mandat
explicite plusieurs indices montrent que l’une d’elles a agi pour le compte d’une
personne publique (CE, 30 mai 1975, Soc. d’équipement de la région
montpelliéraine ; TC, 7 août 1975, Commune d’Agde). Au prix d’une certaine audace,
ces indices lui permettent en somme de déceler l’existence d’un mandat implicite.
L’intérêt de cette jurisprudence subtile est de tirer les conséquences du caractère fictif
de certains « démembrements » de l’administration, dont la personnalité morale de
droit privé n’est qu’une façade destinée à soustraire certaines activités publiques à
l’application du droit administratif.

Dans l’arrêt fondateur de 1975, le CE retient par exemple trois indices pour affirmer
l’existence d’un mandat implicite donné par une collectivité locale à une SEM : le
versement à la société de subventions attribuées à la collectivité ; la remise à la
collectivité des ouvrages construits par la société dès leur achèvement ; et la
substitution de plein droit de la collectivité à la société pour toute action en
responsabilité décennale intentée contre elle à raison de ses ouvrages. Du coup, la
société étant considérée comme le mandataire implicite de la collectivité locale.

41
Cette jurisprudence qui semblait à ses débuts cantonnée aux contrats de travaux
publics, a été étendue dès 1976 à tous les contrats, quel que soit leur objet (CE, 18 juin
1976, Dame Culard)

c)En vertu de la jurisprudence Peyrot

Depuis 1963, la jurisprudence considère que « la construction de routes…appartient par


nature à l’Etat » (TC, 8 juillet 1963, Société entreprise Peyrot). En conséquence, elle
estime que tous les contrats relatifs à la construction de routes sont administratifs,
même s’ils sont conclus par des personnes privées.

Deux interprétations de cette jurisprudence ont été proposées. Selon la première,


défendue par le professeur Chapus, l’arrêt Peyrot serait la simple préfiguration de la
jurisprudence sur le « mandat implicite » ; il n’y aurait donc pas lieu de le créditer
d’une quelconque originalité par rapport aux arrêts précités de 1975 (Réné Chapus,
Droit administratif général, tome 1, n°740). D’après la seconde, à laquelle se rallie
l’immense majorité de la doctrine (Gilles Lebreton, Jacqueline Morand-Deviller), la
jurisprudence Peyrot n’a au contraire rien à voir avec la théorie du mandat implicite:
car elle met l’accent sur l’objet du contrat (la construction de routes) et non sur les
liens unissant l’un des cocontractants à une personne publique.

Grâce à la jurisprudence Peyrot, tous les contrats relatifs à la construction de routes


sont donc administratifs, même s’ils sont conclus par des personnes privées dont
aucune ne peut être considérée comme le mandataire d’une personne publique. Il
n’est même pas nécessaire, contrairement à ce qu’on avait cru au début, que l’une des
personnes privées signataires du contrat soit une SEM (CE, Sect. 3 mars 1989, Soc.
des autoroutes de la région Rhône-Alpes). Le champ d’application de la
jurisprudence Peyrot a même connu une légère extension au fil des années. En effet,
il ne recouvre plus seulement la construction des routes et des autoroutes, mais
s’étend désormais aussi à la construction de tunnels routiers (CAA, Paris 2 décembre
1964, Soc. du tunnel routier sous le Mont-Blanc et CE, 24 avril 1968, Soc. du tunnel
routier sous le Mont-Blanc). Aussi, il cesse aujourd’hui de se cantonner à la
construction des ouvrages routiers pour s’étendre aux contrats relatifs à leur
exploitation ou à leur entretien (TC, 12 nov. 1984, SEM du tunnel de Sainte-Marie-
aux-Mines). Mais malgré ces extensions, le juge reste prudent et refuse avec
constance de transposer la jurisprudence Peyrot aux autres contrats, notamment à
ceux qui portent sur la construction de voies ferrées (TC, 17 janv. 1972, SNCF c.
Entreprise Solon), ou qui ont pour objet l’exécution de travaux d’urbanisme ou

42
d’aménagement du territoire (TC, 25 juin 1973, SEM d’aménagement du marché
national de Paris-La Villette).

Mais, par sa décision du 9 mars 2015, Mme Rispal c/ Sté Autoroutes du Sud de la
France, le Tribunal des conflits revient sur sa jurisprudence en décidant de la
compétence du juge judiciaire en cas de conflit relatif à l’exécution d’un contrat de
travaux conclu entre une société concessionnaire d’autoroute et une autre personne
privée.
La société des Autoroutes du Sud de la France avait conclu avec une sculptrice un
contrat lui confiant la réalisation de trois esquisses en vue de l’implantation d’une
sculpture monumentale sur une aire de service de la future autoroute A 89. Or, la
société concessionnaire a par la suite décidé d’abandonner le projet de sculpture. La
partie lésée a alors demandé au juge judiciaire réparation du préjudice résultant de la
résiliation de la convention. Mais la Cour de cassation a écarté la compétence du juge
judiciaire en raison du caractère administratif du contrat au motif que la sculpture
était un ouvrage accessoire à l’autoroute. L’artiste a alors saisi la juridiction
administrative qui a décliné sa compétence et a demandé au Tribunal des conflits de
se prononcer.
Se pose la question de savoir comment qualifier le contrat de travaux conclu entre
une société concessionnaire d’autoroute et une personne privée.
Dans sa décision Société entreprise Peyrot du 8 juillet 1963, le Tribunal des conflits
avait posé le principe selon lequel les marchés de travaux des sociétés
concessionnaires d’autoroute conclus avec des entreprises privées relèvent « par
nature » de la compétence du juge administratif.
Revenant sur sa jurisprudence dans sa décision du 9 mars 2015, il considère
désormais « qu’une société concessionnaire d’autoroute qui conclut avec une personne
privée un contrat ayant pour objet la construction, l’exploitation ou l’entretien de l’autoroute
ne peut, en l’absence de conditions particulières, être regardée comme ayant agi pour le
compte de l’État » Ainsi, « les litiges nés de l’exécution de ce contrat relèvent des
juridictions de l’ordre judiciaire ».
Cette décision s’explique par le fait que la construction des autoroutes est maintenant
concédée par l’État à des sociétés privées pour la plus grande majorité d’entre elles.
3-Un cas particulier : un contrat conclu entre personnes publiques est présumé
administratif

Depuis 1983, la jurisprudence affirme qu’un « contrat conclu entre deux personnes
publiques revêt en principe un caractère administratif » (TC, 21 mars 1983, UAP). Elle

43
entend ainsi attacher une présomption d’administrativité à ce type de contrat, qui
s’explique par l’idée qu’un contrat entre deux personnes publiques est « normalement
à la rencontre de deux gestions publiques ». Conformément à cette présomption, sont par
exemple administratifs les contrats de Plan entre l’Etat et les régions (CE, Ass. 8 janv.
1988, Min. chargé du Plan c. Communauté urbaine de Strasbourg), les contrats passés
entre l’Etat et les collectivités locales pour la mise en œuvre de la décentralisation
(CE, 31 mars 1989, Département de la Moselle), un contrat passé entre une commune
et un établissement public « dans le but d’organiser leurs services publics de distribution
d’eau potable » (CE, 24 nov. 2008, Synd. mixte des eaux…du Pic-Saint-loup), et le
contrat par lequel le CNEXO confie à l’Etat la gestion d’un navire océanographique
(TC, 21 mars 1983, UAP).

Mais il s’agit d’une présomption réfragable, qui est levée lorsque le contrat, « eu
égard à son objet…ne fait naître entre les parties que les rapports de droit privé » (TC, 21
mars 1983, UAP). Est ainsi analysé comme un contrat de droit commun, le contrat de
location conclu entre un office d’HLM et un bureau d’aide sociale, parce qu’en le
passant ce dernier se place dans une situation comparable à celle d’un simple
particulier (CE, 11 mai 1990, BAS de Blénod-Lès-Pont-A-Mousson).

B-Les critères matériels du contrat administratif

1-Les critères légaux

Les contrats relatifs à certains objets sont administratifs par détermination de la loi. Il
s’agit des contrats relatifs à l’exécution de travaux publics (loi du 28 pluviôse an
VIII), des contrats relatifs à la vente (mais non à l’achat) d’immeubles par l’Etat (loi
du 28 pluviôse an VIII, par laquelle Bonaparte voulait rassurer les acquéreurs des
« biens nationaux »), des contrats comportant occupation du domaine public (décret-
loi du 17 juin 1938, art. L. 2331-1 du CG3P), des marchés passés en application du
Code des marchés publics et des contrats de partenariat.

2-Les critères jurisprudentiels

a)Le critère du SP

Revenu en grâce en 1956, ce critère s’est immédiatement dédoublé en deux branches :

-Le critère de la participation du cocontractant à l’exécution même du SP

44
Selon cette première branche du critère du service public, un contrat est administratif
lorsqu’il a pour objet de faire participer le cocontractant de l’administration à
l’exécution même d’un service public.

Ce critère permet de qualifier d’administratifs les contrats de délégation de SP, c’est-


à-dire les contrats par lesquels l’administration confie à son cocontractant le soin
d’assurer, en tout ou en partie, l’exécution d’un SPIC ou d’un SPA. Ont par exemple
été jugés administratifs : le contrat verbal par lequel le chef d’un centre de
rapatriement confie à des particuliers le soin de nourrir des réfugiés, les faisant ainsi
participer à l’exécution même du SP de rapatriement des réfugiés (CE, 20 avril 1956,
Epoux Bertin) ; le contrat par lequel la ville de Paris charge un groupement de
participer à l’exécution du SP de la mise en fourrière des véhicules (TC, 14 mai 1990,
GIE Copagau-Capagly-Taxitel) ; et la convention constitutionnelle d’un GIP (CE, 14
janv. 1998, Syndicat départemental Interco).

-Le critère du contrat constituant une modalité d’exécution du SP

Selon cette deuxième branche du critère du SP, un contrat est administratif lorsque sa
passation est un moyen d’exécuter un SP. Cette fois, c’est l’administration elle-même
qui, en passant le contrat, exécute le SP ; ce n’est plus son cocontractant qui est
chargé, de cette exécution. C’est le contexte du contrat qu’il faut embrasser afin de
déduire que sa passation constitue une modalité d’exécution d’un SP.

C’est l’arrêt Grimouard, rendu le même jour que l’arrêt Bertin, qui est à l’origine de
cette deuxième branche (CE, 20 avril 1956, Min. de l’Agriculture c. consorts
Grimouard). Elle permet par exemple de qualifier d’administratifs les contrats par
lesquels : l’Etat s’engage à reboiser les terrains de certains particuliers (CE, 20 avril
1956, consorts Grimouard) ; des communes acceptent de vendre à des entreprises des
terrains à bas prix, en échange de leur implantation sur leur territoire (CE, 26 juin
1974, Soc. Maison des isolants de France) ; des usagers accèdent aux prestations d’un
SPA (CE, 6 mai 1985 Ricard).

b) Le critère de l’exorbitance

-Le critère des clauses exorbitantes4

Selon cette première branche du critère de l’exorbitance, un contrat est administratif


lorsqu’il comporte une ou plusieurs clauses exorbitantes du droit commun. Peu

4
Youta (F.), « Du critère de la clause exorbitante au critère de la clause d’intérêt général », AJDA, 2023, pp.
1506-1511.

45
importe que le contrat ait ou non un quelconque rapport avec un SP, car les critères
de l’exorbitance et du service public sont alternatifs, et non cumulatifs.

Ebauchée dès 1912 (CE, 31 juillet 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges),
la notion de clause exorbitante a été précisée par la jurisprudence postérieure.

La clause exorbitante peut être :

-Une clause illicite en droit privé. Il s’agit dans ce cas de clauses « comportant des
obligations qui ne sont pas susceptibles d’être librement consenties dans le cadre des
lois civiles et commerciales » (CE, 15 févr. 1935, Société française de constructions
mécaniques ; TC, 27 juillet 1950, Peulaboeuf).

-Une clause accordant des pouvoirs importants à l’administration pour lui permettre
d’assurer la défense de l’intérêt général (CE, 28 mai 1962, Société immobilière et
thermale pour le développement des stations françaises).

-Des clauses inspirées par des considérations de police, de contrôle et d’ordre public
sont des clauses exorbitantes. Ainsi une clause qui oblige le cocontractant à accepter
un droit de visite de l’administration (CE, 29 juin 2012, Société PRO2C).

-Des clauses qui imposent au cocontractant d’observer les instructions que


pourraient lui donner les agents de la personne publique ou d’accepter des travaux
sans pouvoir réclamer d’indemnité en cas de gêne (CE, 19 novembre 2010, ONF).

Cette définition des clauses exorbitantes du droit commun prêtait à critique,


notamment parce que les juges administratifs devaient appliquer ce critère, qui les
conduisait à prendre partie sur les habitudes contractuelles applicables en droit
privé, ce qui ne leur est pas forcément naturel. Le TC semble se rallier, dorénavant, à
une nouvelle acception de la clause exorbitante, qui serait une « clause qui, notamment
par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du
contrat, implique, dans l’intérêt général, que le contrat relève du régime exorbitant des
contrats administratifs ». (TC, 13 octobre 2014, SA AXA France IARD).

Depuis l’arrêt ; TC, 2 novembre 2020, Sté Eveha c/ INRAP, le juge a affirmé qu’une
clause exorbitante du droit commun ne suffit pas à qualifier un contrat administratif
si celle-ci bénéficie à une personne privée (Voir aussi, TC, 2 nov. 2020, Communauté
d’agglomération du Pays d’Aix, société publique locale d’aménagement (SPLA)
Pays d’Aix territoires ; TC, 8 février 2021, SNCF c/ Sté Entropia conseil).

-Le critère du régime exorbitant

46
Selon cette deuxième branche du critère de l’exorbitance, un contrat est administratif,
même s’il ne contient pas de clauses exorbitantes, lorsqu’il est soumis à un régime
juridique prédéterminé exorbitant du droit commun.

C’est l’arrêt de 1973 qui, après quelques arrêts précurseurs, a mis en lumière le critère
du régime exorbitant (CE, 19 janv. 1973, Soc. d’exploitation électrique de la rivière du
Sant, confirmé par CE, 22 janvier 2020, Sté EDF c/ Stés Corsica Sole et Corsica Sole
3).

Section 2 : Le régime juridique du contrat administratif

A-L’exécution du contrat administratif

1-Les prérogatives de l’administration

a)Le pouvoir de direction et de contrôle

L’administration a toujours le droit de contrôler l’activité de son cocontractant afin


de s’assurer de la bonne exécution du contrat (CE, 27 juil.1932, Léonard). Elle peut
aussi lui donner les ordres nécessaires à cette bonne exécution.

b)Le pouvoir de sanction

Lorsque le cocontractant commet une faute, l’administration a le pouvoir de le


sanctionner elle-même. Elle peut le faire en choisissant l’une des sanctions prévues
par le contrat. Mais elle peut le faire aussi en lui infligeant une autre sanction de son
choix, à condition que ce soit après mise en demeure et dans le respect des droits de
la défense (CE, 31 mai 1907, Deplanque)

c) Le pouvoir de modification unilatérale

Le pouvoir de modification unilatérale des contrats administratifs a été consacré par


un célèbre arrêt de 1910, dans lequel le CE a admis qu’un préfet impose à un
concessionnaire de tramways d’augmenter le nombre des rames en services (CE, 21
mars 1910, Compagnie générale française des tramways). Par la suite, il a été
clairement confirmé par la jurisprudence, notamment par un arrêt de 1983 qui
montre qu’il existe vis-à-vis de tous les contrats administratifs, indépendamment de
toute clause contractuelle ou de tout texte (CE, 2 fév. 1983, Union des transports
publics urbains et régionaux).

d)Le pouvoir de résiliation unilatérale

47
L’administration a toujours le droit de procéder à la résiliation unilatérale des
contrats administratifs, indépendamment de toute faute de ses cocontractants. Pour
que cette résiliation soit légale, il faut simplement qu’elle intervienne « dans l’intérêt
du service », c’est-à-dire pour un motif d’intérêt général (CE, 2 mai 1958, Distillerie
de Magnac-Laval).

Les droits du cocontractant ne sont pas sacrifiés pour autant, car l’administration est
dans l’obligation d’indemniser son préjudice.

2)Le droit du cocontractant à un équilibre financier

a)Le droit à obtention de la rémunération convenue

S’il exécute correctement ses obligations contractuelles, le cocontractant a le droit de


percevoir la rémunération convenue : redevance prélevée sur les usagers du service
dans l’hypothèse d’une concession de SP ou d’un affermage, prix versé par
l’administration dans le cas d’un autre contrat administratif.

b)La théorie de l’équation financière

Lorsque l’administration a utilisé son pouvoir de modification unilatérale du contrat


pour accroître les obligations de son cocontractant, ce dernier a droit à une indemnité
sur le fondement de la « théorie de l’équation financière ».

c)La théorie du fait du prince

Lorsque l’administration contractante a modifié unilatéralement et indirectement les


conditions d’exécution du contrat, son cocontractant a droit à une indemnité
compensatrice sur le fondement de la « théorie du fait du prince » (CE, 29 déc. 1905,
Bardy). Là encore, l’indemnité doit en principe couvrir l’intégralité du préjudice.

Pour que la théorie du fait du prince puisse être mise en œuvre, il faut
obligatoirement que la modification unilatérale émane de l’administration
contractante. Les modifications unilatérales qui émanent d’autres personnes
publiques que la personne publique contractante relèvent de la théorie de
l’imprévision.

48
d) La théorie de l’imprévision

Il arrive que, par suite d’un aléa extérieur aux parties, le cocontractant de
l’administration ne tire pas de son contrat tout le bénéfice qu’il en attendait. S’il s’agit
d’un aléa normal, c’est-à-dire d’un aléa lié à l’évolution des facteurs, tels que la
conjoncture économique, dont il connaissait l’éventualité, il n’a droit à aucune
indemnité compensatrice, car on considère qu’il en a accepté le risque. Mais s’il s’agit
au contraire d’un aléa anormal, dû à la survenance d’un évènement imprévisible, on
lui reconnaît le droit d’être indemnisé sur le fondement de la « théorie de
l’imprévision » (CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux).

Encore faut-il que certaines conditions soient remplies. Il faut premièrement que
l’évènement à l’origine du dommage soit extérieur aux parties, imprévisible, et
difficilement résistible. La deuxième lui a donné son nom ; et la troisième signifie que
l’évènement ne doit pas occasionner une simple gêne, mais doit provoquer un
véritable bouleversement dans l’équilibre financier du contrat.

e)La théorie de l’enrichissement sans cause

L’enrichissement sans cause est une théorie civiliste forgée par la Cour de cassation à
la fin du XIXème siècle. S’analysant comme un quasi- contrat, il permet à un
demandeur d’obtenir d’un défendeur une indemnité à cinq conditions cumulatives :

1ère condition : un appauvrissement du demandeur,

2ème condition : un enrichissement du défendeur,

3ème condition : un lien de causalité entre les deux phénomènes,

4ème condition : une absence de juste cause à ce transfert de richesse,

5ème condition : une absence de toute autre action en réparation à la disposition du


demandeur.

B-La disparition du contrat administratif

Le contrat administratif expire normalement avec la résiliation de son objet, ou à la


survenance de son terme.

Section 3 : Le contentieux des contrats

A-Le contentieux de la nullité : plein contentieux

49
Traditionnellement le contentieux des contrats est, avec celui de la responsabilité, la
pièce maîtresse du contentieux de pleine juridiction. Le juge du contrat « constate la
nullité » d’une clause ou du contrat dans son ensemble si la clause irrégulière a un
caractère déterminant. L’action en nullité peut être formée pendant trente ans. Seules
les parties au contrat peuvent l’engager.

Ce contentieux a une portée limitée, un arrangement amiable étant généralement


recherché, ce qui expliquait la faiblesse du nombre de ces recours.

Le paysage du contentieux contractuel, s’est construit au fil du temps avec des


jurisprudences successives.
Concernant les parties, l’arrêt Beziers I (CE, Ass, 28 décembre 2009, Commune de
Béziers) a étendu la possibilité pour les parties à un contrat administratif de saisir le
juge d’un recours de plein contentieux contestant la validité du contrat qui les lie, en
précisant les pouvoirs du juge saisi d’un tel litige (poursuite de l’exécution avec
éventuelles régularisations, résiliation, annulation). Il a en même temps, introduit
l’exigence de loyauté dans les relations contractuelles que doivent respecter les
parties. Cette exigence s’applique également lorsque les parties saisissent les juges
d’un litige relatif au contrat et implique que le juge règle le litige sur le terrain
contractuel, sauf en cas d’irrégularités tenant au caractère illicite du contenu du
contrat ou d’un vice d’une particulière gravité.
S’agissant des mesures d’exécution du contrat, et notamment de la résiliation, l’arrêt
Béziers II (CE, Section, 21 mars 2011, Commune de Béziers) a instauré l’action en
reprise des relations contractuelles, qui est venue s’ajouter au contentieux
indemnitaire qui était le seul, jusqu’alors, qui pouvait être engagé par une partie en
cas de résiliation.
Dans un arrêt Béziers III rendu le 27 février 2015, relatif toujours à la célèbre affaire
de la Commune de Béziers, le CE a affirmé qu’une convention conclue entre deux
personnes publiques peut donner lieu à résiliation unilatérale « en cas de
bouleversement de l’équilibre de la convention ou de disparition de sa cause ». Mais il
précise que la simple apparition d’un équilibre dans la relation contractuelle ne peut
suffire à justifier une telle résiliation (CE, 27 février 2015, Commune de Béziers).
B-Le contentieux de l’excès de pouvoir

Il reste interdit lorsqu’il est dirigé contre le contrat lui-même. Mais la jurisprudence,
ancienne et récente, autorise des recours soit contre les actes détachables, soit contre
les clauses réglementaires des contrats.

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1)La théorie des « actes détachables5 »

Afin de favoriser le contrôle juridictionnel sur les contrats administratifs, la


jurisprudence lui applique la théorie des « actes détachables », actes contre lesquels
un REP est recevable depuis l’arrêt : CE, 4 août 1905, Martin : décision autorisant
l’exécutif de la collectivité territoriale à signer le marché.

De tels actes sont considérés comme extérieurs (mais non pas étrangers) aux
dispositions contractuelles et assimilés à des actes unilatéraux contre lesquels un REP
peut être formé.

Le requérant peut être un tiers : contribuable, usager du service, entreprise évincée,


membre d’une assemblée délibérante.

Les effets de l’annulation de l’acte détachable sont limités et n’entraînent pas


nécessairement la disparition du contrat.

2)L’admission du REP formé par les tiers contre les clauses réglementaires des
contrats administratifs

Rompant avec une jurisprudence bien établie, le CE admet que les dispositions d’un
contrat administratif qui « ont un caractère réglementaire…peuvent par suite être
contestées devant le juge de l’excès de pouvoir » CE, 10 juin 1996, Cayzeele.

3)L’admission du REP formé par les tiers contre l’ensemble des clauses du contrat :
les agents publics contractuels

Dans l’arrêt « Ville de Lisieux » du 30 octobre 1998, le CE décide que les contrats par
lesquels une collectivité publique procède au recrutement d’agents non titulaires sont
au nombre des actes dont l’annulation peut être demandée au juge administratif par
un tiers y ayant un intérêt suffisant. On ne distingue plus entre les clauses du contrat.
C’est le contrat dans son ensemble qui peut faire l’objet d’un REP.

C-Le recours des concurrents évincés

Un important arrêt d’assemblée vient ouvrir encore le recours de certains tiers : les
concurrents évincés (CE 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux signalisation). Mais il
s’agit alors d’un contentieux de pleine juridiction et non de l’excès de pouvoir.

5
Plessix (B.), « Les actes détachables », in Cohérence et actes administratifs, Presse universitaire juridique,
2020, pp. 153-173.

51
Dans les deux mois de la conclusion du contrat, les concurrents évincés et eux seuls
pourront contester directement devant le JA la validité du contrat, après sa signature,
recours qui peut être assorti d’une demande de suspension.

Le juge aura de larges pouvoirs : décider de la résiliation du contrat, de la


modification de certaines clauses, de la poursuite de l’exécution sous réserve de
régularisation, de l’octroi d’indemnités au demandeur.

D-Le recours ouvert aux tiers d’une manière générale

Par un arrêt du CE, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, le JA ouvre à tous


les tiers justifiant d’un intérêt lésé par un contrat administratif la possibilité de
contester sa validité devant le juge du contrat. Cependant, ceux-ci ne pourront se
plaindre que des illégalités particulièrement graves ou en rapport direct avec leur
intérêt lésé. Cette décision met fin à une jurisprudence réservant cette voie de recours
aux parties au contrat et aux concurrents évincés lors de sa passation.

On ne saurait douter que l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne constitue un


élargissement du recours de l’arrêt Soc. Tropic Travaux Signalisation et prolonge la
logique d’ouverture du contentieux de pleine juridiction aux tiers en matière
contractuelle.

E-Le déféré préfectoral et les contrats

La décentralisation de 1982 en France, alors même qu’elle ouvrait la possibilité d’un


déféré préfectoral à l’encontre des actes des collectivités locales soumis à
transmission, n’excluait pas les contrats de ce nouveau recours dont le caractère
objectif était précisé.

La jurisprudence estime, en effet, que le déféré préfectoral exercé à l’égard des


contrats devant le JA doit s’analyser comme un véritable REP : CE 26 juillet 1991,
Commune de Sainte-Marie. Elle a, par ailleurs, admis, par une interprétation
extensive de la loi, que le préfet puisse aussi déférer les contrats non soumis à
transmission.

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