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De la récupération au simulacre :

Klossowski lecteur de Bataille1

Ian James
Université de Cambridge

« Toute vie profonde est lourde d'impossible »2, écrit Bataille. Mais
comment lire l'impossible dans l’œuvre de Bataille ? Dans le cadre d'un article
universitaire comme celui que nous sommes en train d'écrire, il est peut-être
justement inévitable de l'enfermer dans les limites du possible et de sombrer dans
ce que Bataille critique dans Méthode de méditation, le « souci de professeur
(carrière, honneur, argent) ». Nous voilà donc bien éloigné de ces moments
souverains évoqués par Bataille : « rire, vertige, nausée » et « perte de soi jusqu'à la
mort ». Dans ce cadre, l'écriture de Bataille est nécessairement traitée comme un
objet de savoir commensurable à ajouter à la somme de tous les savoirs. Le « non-
savoir » qu’il défendait se voit dès lors récupéré par le « savoir ». En adoptant la
posture de l'analyste, du commentateur, nous nous éloignons inévitablement du
projet paradoxal de Bataille (« le projet d'échapper au projet »3) et nous le
manquons.

1
Publié pour la première fois en anglais : « From Recumeration to Simulacrum : Klossowski’s
Readings of Georges Bataille », The Beast at Heaven’s Gate, dir. A. Hussey, Londres, Rodopi,
2006, p. 91-100.
2
G. Bataille, OC (Œuvres Complètes) V, Paris, Gallimard, 1973, p. 74.
3
Ibid., p. 73.

10
Tandis que nous commençons cet article nous ne pouvons nous départir du
sentiment d'une distance irréductible entre Bataille et nous. Ici, nous allons moins
traiter de l’œuvre de Bataille que de la façon dont elle a été lue. On pourrait dire
qu'il existe deux manières de lire Bataille, les lectures possibles et les lectures
impossibles ; ou, pour le formuler autrement, celles qui cherchent à y lire le
possible et celles qui cherchent à y lire l'impossible. Une telle dichotomie pourrait
sembler réductrice, mais elle découle du mouvement de la pensée de Bataille elle-
même. En fonction de la lecture que l'on choisira, cela déterminera des réactions
radicalement différentes face à cette œuvre.
Ces deux façons de lire l’œuvre de Bataille apparaissent de manière tout à
fait intéressante dans les essais de l'un de ses amis, un collaborateur de la revue
Acéphale, l'écrivain, penseur et peintre Pierre Klossowski. La collaboration des
deux hommes remonte à 1934 et se poursuit pendant plusieurs années après la
Seconde Guerre Mondiale. Bien qu’ils aient collaboré à de nombreux projets en
commun au cours des années 1930 (Acéphale et le Collège de sociologie),
Klossowski adopte une posture chrétienne très personnelle dans les années
précédant directement la guerre, posture qu’il conserve jusqu’après la publication
de son premier livre en 1947, Sade mon prochain. Globalement, l’œuvre de
Klossowski recoupe celle de Bataille sur de très nombreux points, mais c'est cette
posture chrétienne qui les différencie de manière cruciale car Bataille défend une
« athéologie ». Le premier essai de Klossowski sur Bataille, « Le corps du néant »,
très critique, est prononcé pour la première fois à une conférence dans un
monastère dominicain en 1941. Il est ensuite publié en appendice à Sade mon
prochain. Le deuxième essai important qu'il lui consacre, « A propos du simulacre
dans la communication de Georges Bataille », paraît dans le numéro de Critique en
hommage à Bataille en 1963. Chaque essai offre une interprétation très différente
de la transgression chez Georges Bataille. De ce fait, chacun illustre à merveille les
deux façons de lire l’œuvre de Bataille que nous souhaitons mettre en valeur.
Le commentaire de Klossowski sur Sade et Bataille en 1947 réussit le tour
de force de faire d’eux des auteurs chrétiens. Ses arguments, philosophiquement

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complexes mais peut-être pas aussi bizarres qu’il y paraît au premier abord,
peuvent être résumés comme suit : Sade et Bataille, au moment où ils cherchent à
nier les concepts de la croyance et de la morale chrétiennes, ne peuvent pas
échapper au christianisme puisqu’ils continuent à s’en servir comme pôle
référentiel. On voit apparaître ici l’influence de la dialectique hégélienne telle que
Kojève l’a présentée dans Introduction à la lecture de Hegel. Lorsqu’un élément
est nié dans sa forme contingente, lorsque le libertin sadien tue sa victime, cet
élément est nécessairement affirmé à un niveau supérieur. En tuant sa victime, le
libertin cherche à nier la loi de Dieu ; mais Klossowski montre que dans ce
mouvement de négation, Dieu est affirmé comme catégorie universelle. Le
sacrilège sadien incorpore une instance de Aufhebung dialectique ou, pour
reprendre la terminologie de Kojève, une « suppression conservante »1. Une
suppression dialectique implique toujours une sorte de clôture par laquelle ce qui
est nié est aussitôt affirmé. « La négation dialectique », écrit Kojève,
est la négation d’une Identité ; c’est-à-dire, de quelque chose de spécifique, qui
correspond à une « idée » éternelle ou à une « nature » fixe et stable. Or la
détermination spécifique du nié (identique) détermine et spécifie tant la
négation elle-même que son résultat (total).2
Nier l’existence de Dieu est un acte sacrilège, or la transgression affirme
nécessairement cette existence. Comme l’écrit Klossowski :
Le « meurtre de Dieu » a son motif dans le dégoût qu’inspire le fait d’être un
tel devant Dieu. Pour pouvoir se supporter, il faut « tuer » celui dont la
présence oblige à être toujours présent.
Il ne peut y avoir de mort de Dieu sans qu’il y ait d’abord un Dieu, conclut-il3.
Ainsi, le projet de Bataille de fonder une Eglise athéologique et acéphalique
du sacré est-elle toujours nécessairement médiatisée par une expérience de l’Eglise
chrétienne, celle que le sacré, précisément, cherche à nier. « L’Eglise de la mort de
Dieu ne peut emprunter son existence blasphématoire qu’à l’Eglise de la
Résurrection. »4 Pour le dire autrement, la transgression de la Loi est toujours, en
dernier ressort, une affirmation de la suprématie et de l’institution première de la

1
A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1979, p. 21.
2
Ibid., p. 477.
3
P. Klossowski, Sade mon prochain, Paris, Gallimard, 1973, p. 178.
4
Ibid., p. 181.

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Loi, d’où, d’après Klossowski, une affirmation de la Divine Présence. D’après cet
argument, le sacrilège sadien et le sacré bataillien témoignent de ce qu’on pourrait
appeler une expérience authentique du négatif, une expérience où la glorification
du mal et l’absence de Dieu se réfèrent toujours à et dépendent de leur contraire. Et
puisque ni Sade ni Bataille n’abordent de front cette impossibilité de se débarrasser
des catégories morales et de la présence de Dieu, puisque aucun d’entre eux ne peut
affirmer Dieu explicitement afin de chercher la voie d’une absolution, ils se
maintiennent tous deux dans un état d’insurmontable nostalgie de l’authenticité
perdue, celle-là même qu’ils ont cherché à nier. La tentative de Bataille
d’affirmation des éléments de l’existence qui échappent aux déterminations serviles
de la société, de la moralité et de la pensée échoue nécessairement. Malgré lui, il
affirme nécessairement le contraire. Le cercle de la dialectique, d’essence
théologique en dernière instance, se referme toujours sur lui-même en préservant et
en récupérant dans sa circonférence tout ce qui cherche à l’excéder. Par
conséquent, le sacré devient une impossibilité et les moments privilégiés de
transgression que décrit Bataille demeurent nécessairement dans l’orbite de ce
qu’ils cherchent à dépasser. Ils se maintiennent dans la région du possible : dans la
sphère de la pensée, du sujet et de la responsabilité morale ; jamais ils n’excèdent
ce qui rend toute chose possible, c’est-à-dire Dieu, du point de vue théologique de
Klossowski.
A présent, pour ceux qui défendent Bataille, cette interprétation ne semblera
pas suffisante et, en effet, Bataille lui-même fit un compte-rendu assez mitigé de la
lecture de Sade par Klossowski dans La littérature et le Mal, décrivant
l’argumentation de son ami comme « un peu construite » et trouvant ce travail « en
un sens très hégélien, mais sans la rigueur de Hegel »1. Aussi originale que puisse
paraître la thèse hégéliano-chrétienne de Klossowski, elle allait fournir des armes à
d’autres lecteurs ayant l’intention de souligner la dépendance fondamentale de
Bataille aux catégories qu’il cherche à excéder. Le principe de base est toujours
celui de la récupération : malgré « le projet d’échapper au projet », Bataille ne peut

1
OC IX, p. 247.

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échapper au projet, il ne peut manquer de toujours dépendre de notions et de
concepts qui impliquent la notion de projet. Le langage discursif comporte en lui
une positivité intrinsèque qui récupère toute tentative de transgresser ses limites.
Bataille peut donc chercher à se sacrifier comme sujet, mais il ne peut cesser d’être
lui ; le sacrifice du sujet n’a de sens que dans la perspective d’un sujet stable et
identique à lui-même. Cet argument, dont la principale assertion est le caractère
intenable du concept d’économie générale et de l’impossible transgression,
prouverait l’échec inévitable de Bataille. Sa pensée achopperait toujours sur le
risque que le « non-sens » et le « non-savoir » demeurent subordonnés aux idées de
« sens » et de « savoir » ; c’est ce que Derrida décrit dans L’écriture et la
différence :
Risque, à faire sens, de donner raison. A la raison. A la philosophie. A Hegel
qui a toujours raison dès qu’on ouvre la bouche pour articuler le sens.1
Ce risque est toujours que la lecture possible l’emporte, ce qui fait que la
partie serait toujours perdue d’avance.
Une telle lecture, ce que nous avons appelé ici une « lecture du possible »,
est peut-être plus souvent adoptée par ces critiques et ces commentateurs qui sont, à
un niveau ou à un autre, clairement mal à l’aise avec certains des aspects de la
pensée politique ou érotique de Bataille. Des commentateurs comme Jürgen
Habermas ou Carolyn Dean expriment une commune aversion pour les forces de
l’hétérogène à l’œuvre chez Bataille. Habermas, par exemple, suggère dans son
analyse des textes politiques de Bataille que l’expression spontanée des forces
hétérogènes ne se différencie pas des « formes de canalisation fasciste » de ces
forces. Pour Carolyn Dean, la glorification de l’hétérogène chez Bataille le conduit
à promouvoir un mode sadique de désir sexuel2. Dans les deux cas, ces critiques
pensent que l’hétérogène ne peut qu’être récupéré dans l’ordre de l’action, de
l’expression ou de l’histoire. Arrêtons-nous un instant sur la lecture féministe de
Susan Suleiman, qui analyse l’utilisation du mot « virilité » chez Bataille.

1
J. Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 369-370.
2
C. J. Dean, The Self and Its Pleasures, Bataille, Lacan, and the Decentered Subject, Ithaca,
Cornell University Press, 1982.

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[étudions l’utilisation de ce mot] à la lumière de l’histoire des années trente
afin de montrer que l’emploi constant du mot virilité l’enferme dans les valeurs
de l’idéologie sexiste qui ne peut être décrite que comme conformiste, à cette
époque et encore aujourd’hui.1
Voilà l’une des thèses qui tendent à réduire la transgression bataillienne à une pure
question de morale, c’est-à-dire à ce que Habermas décrit comme les « fondements
d’une rationalisation éthique qui […] rendirent le système capitaliste possible ». La
transgression ne serait, d’après ces thèses, qu’une transgression des tabous moraux
dont le procédé principal consisterait à représenter les excès de l’activité sexuelle.
Suleiman illustre ce que peut être une lecture « possible » de Bataille, en utilisant le
thème de la récupération comme principal outil argumentatif. Ce faisant, elle suit
fidèlement la voie initiée par Klossowski.
En comprenant la transgression dans un sens strictement moral, la lecture
féministe critique implicitement la place centrale que Bataille a ménagée à
l’érotisme dans son œuvre en tant que voie privilégiée vers l’autre, vers
l’hétérogène. Le tabou sexuel est, de ce point de vue, une convention sociale et
historique qui peut emprunter de multiples formes, mais sans aucun fondement
anthropologique universel. Ainsi, la lecture féministe juge que la transgression des
conventions sociales est un élément clé de ces conventions, un élément qui
participe au renforcement, plus qu’au dépassement, de ces conventions. La pensée
de Bataille est donc fermement récupérée par les déterminations d’une histoire
patriarcale. En commentant le début de Madame Edwarda, Suleiman note avec
ironie :
En dépit de son angoisse et de son obsession persistante de « ne pas faire »
[…], le narrateur de Madame Edwarda est un mâle puissant ; aussitôt après cet
incipit, il se rend dans un bordel et « monte » comme n’importe quel client.2
Etant donné les termes de cette lecture de l’œuvre de Bataille, l’expérience
intérieure ne peut jamais vraiment entraîner une perte du moi. Comme l’écrit
Suleiman : « le héros de l’expérience intérieure s’engage activement dans "la
déchirure". Il est dominateur, il est viril. » L’expérience de la perte du moi est donc
impossible car, tout d’abord, elle ne peut être vécue que dans la perspective d’un
1
S. Suleiman, « Bataille in the Street » dans Bataille, Writing the Sacred, Londres, Routledge,
1995, p. 26.
2
Ibid., p. 26

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moi qui veut et qui choisit de se perdre. Une telle volition demeure et le héros de
l’expérience intérieure, tel que Suleiman le désigne, est récupéré par les
déterminations sociales et historiques en tant que sujet mâle. Comme dans la
lecture faite par Klossowski, toute négation des limites est inévitablement une
affirmation de ces mêmes limites, le cercle dialectique se referme, récupérant ainsi
toutes les tentatives pour l’excéder. Bataille, malgré lui, demeure immergé dans ses
propres possibilités sociales et culturelles, dans la sphère du possible. Comme dans
la thèse de Klossowski, la lecture féministe affirme la sphère du possible.
Cependant, dans son article « A propos du simulacre dans la communication
de Georges Bataille », Klossowski défend une tout autre interprétation. 1950, avec
la publication de son premier roman, La Vocation suspendue, marque un tournant
dans sa vie. A cette époque, il abandonne la posture chrétienne qu’il avait adoptée.
Dans l’article de 1963, les contradictions fondamentales de la pensée de Bataille et
l’impossibilité du sacré occupent toujours une place centrale dans son analyse.
Cependant, l’accent n’est plus porté sur la récupération de l’impossible par le
possible, mais sur le mouvement de simulacre dans l’écriture de Bataille. Si
Bataille cherche à affirmer le « non-savoir » et est immédiatement rattrapé par le
cercle dialectique du savoir positif, alors peut-être devrait-il seulement demeurer
silencieux. Or, Klossowski écrit :
Parce que le langage (notionnel) rend contradictoire l’étude et la recherche du
moment souverain, inaccessible par son surgissement, là même où s’impose le
silence, s’impose du même coup le simulacre.1
Le mouvement du simulacre commence, si l’on veut, exactement au point où
les arguments de la récupération s’arrêtent. L’argument clé de Klossowski dans cet
article est que la valeur notionnelle, discursive ou conceptuelle de l’œuvre de
Bataille, son apport si l’on peut dire, constitue son inévitable résidu, ce à quoi nous
avons accès de la manière la plus évidente, mais également son moment le moins
important. Ce n’est que lorsque ce résidu n’est plus compris comme une notion ou
un concept, mais comme un simulacre, que l’œuvre de Bataille dévoile son

1
P. Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges Bataille », Critique,
n° 195-196, Paris, 1963, p. 742-750.

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véritable pouvoir transgressif. Ce que Bataille affirme dans son œuvre ne vient pas
de ce qu’il conceptualise, mais de ces moments d’excès où il les simule :
[Bataille] mime fidèlement la part de l’incommunicable. Le simulacre c’est ce
que nous savons d’une expérience ; la notion n’est que le déchet appelant
d’autres déchets.1
Le simulacre ne conceptualise ni ne communique quoi que ce soit, il ne fait que
marquer une absence dans la pensée discursive et dans toute expérience consciente
d’une existence souveraine :
Le simulacre constitue le signe d’un état instantané et ne peut établir l’échange
entre un esprit et un autre ni permettre le passage d’une pensée dans une autre.
Par conséquent, l’écriture de Bataille ne théorise par à proprement parler
l’économie générale ou l’excès en des termes positifs, ce qui les amènerait à être
récupérés dans le cercle dialectique. C’est bien l’absence des termes positifs qui est
cruciale. Le simulacre marque l’excès comme excessif en s’affirmant en tant que
simulation et non en tant que re-présentation d’un instant toujours déjà absent.
Pour Klossowski, cette formulation est d’une importance capitale en ce
qu’elle fait comprendre autrement le pouvoir transgressif de l’œuvre de Bataille et,
en particulier, de ses écrits érotiques. Ce n’est pas en représentant des perversions
sexuelles que la fiction soi-disant « érotique » transgresse. De telles images sont
peut-être, comme le dit Susan Suleiman, ce qu’il y a de moins transgressif dans
l’œuvre. La transgression propre au texte érotique doit être située dans l’affirmation
d’un impossible mouvement au-delà de soi, impossibilité affirmée par le simulacre
dans sa structure-même. Le pouvoir transgressif de la fiction de Bataille serait
moins à situer dans la mise en scène des actes érotiques en tant que tels que dans
l’aspect intensément parodique de son écriture. Prenons par exemple le narrateur
d’Histoire de l’œil lorsqu’il conduit sa bicyclette en pleine nuit, complètement nu.
Il est à ce moment-là en pleine érection et Simone, nue elle aussi, essaye
désespérément d’apercevoir cette « absurde raideur du membre viril », tandis
qu’elle conduit sa propre bicyclette tout en se masturbant sur sa selle. Il est à ce
moment aussi difficile de se représenter le mouvement de cette arme phallique qu’il
est aisé de trouver le passage dérisoire et ridicule. Telle est ici l’importance du

1
Ibid.

17
simulacre dans une lecture mettant l’accent sur l’impossible chez Bataille. Le
possible, ce qui peut être pensé, vécu ou représenté, est peut-être toujours le plus
dérisoire, un « déchet », un paroxysme de dérision.
Dans ce deuxième article, Klossowski parvient à prendre l’ « impossible »
de Bataille au sérieux et en rend compte de manière synthétique grâce à la notion
de simulacre. Toutefois, le simulacre n’est pas qu’une parodie au sens traditionnel,
c’est-à-dire une déformation ayant la satire ou le dénigrement pour but ; c’est aussi,
et surtout, la description de moments vertigineux. Simuler l’impossible ne revient
donc pas à déformer un moment originel de plénitude. Dans le mouvement
parodique, cela affirme ce que Bataille écrit dans L’expérience intérieure : « l’être
est "insaisissable", il n’est jamais "saisi" que par erreur ». Le simulacre, au sens le
plus large, révèle l’impossibilité de toute ontologie, ébauchant par sa structure le
mouvement de l’Etre en tant qu’hétérogénéité et dépense dans la mesure où il ne se
dévoile que dans son absence, au moment où il se retire de toute existence
déterminée. La pensée, l’écriture et le sujet en tant que simulacres n’ont aucun
fondement dans la plénitude de l’Etre. Ils sont ouverts au mouvement abyssal de
l’instant toujours déjà parodié. Le simulacre saisit la pensée et la fait retourner à
son fondement impossible en la maintenant dans ce que Klossowski appelle « un
état de vertige irrémédiable : ni progression, ni retour sur soi, mais à la fois
descente et montée à l’instar d’une spirale sans commencement ni fin »1. C’est un
mouvement incessant sans début ni fin, dans lequel la pensée mime
l’incommunicable. La transgression, tout comme le simulacre, n’est donc pas une
simple traversée des frontières de l’éthique. Elle pénètre dans un jeu impossible
avec les limites du sujet, de la pensée et du sens afin d’affirmer l’impossible
comme impossible. Ce faisant, le simulacre fonde l’existence à partir de lui-même.
Il conteste l’identité, la suprématie du concept et l’enfermement dans le cercle de la
dialectique.
Ainsi, au long de sa relativement longue carrière d’écrivain, Klossowski lit
Bataille de deux manières opposées, deux manières qui vont par la suite parcourir

1
« A propos du simulacre dans la communication de Georges Bataille », op. cit., p. 750.

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la réception de cette œuvre et les débats à propos du sens ou du non-sens de la
transgression tel qu’il l’entend. Lequel de ces moments alors, du possible et de
l’impossible, devrait-on choisir ? Telle est bien la question qui se pose à tout lecteur
de Bataille et qui va créer une ligne de partage philosophique voire existentielle.
Souhaitons-nous affirmer la pensée, le sujet et l’identité à soi du concept pour des
motifs religieux, rationnels, politiques ou idéologiques ? Si c’est le cas, le projet de
Bataille doit évidemment être regardé comme un échec, il faut le juger dans la
perspective de la pensée, du sujet et du concept. Veut-on, au contraire, affirmer
avec Bataille l’impossible ? Il faudra alors assumer la véritable charge transgressive
de ses écrits. Soit on prend le sujet comme déjà intact et faisant retour sur lui-même
comme le font les contempteurs de Bataille, soit on affirme qu’il est toujours déjà
différent de lui-même, abandonné au jeu vertigineux du simulacre qui trace le
mouvement d’une finitude radicale et insaisissable.
Nous avons commencé cet article en évoquant l’impossibilité de commenter
Bataille sans se voir d’emblée récupéré par le possible, « le souci de professeur ».
On peut cependant en rester à l’impossible, tout dépend de ce que l’on affirme. A
un premier niveau, notre but n’est pas ici de choisir l’un des termes de l’alternative,
mais plutôt de mettre en relief le fait que la lecture de Bataille exige toujours qu’un
choix soit fait, qu’il soit fait de manière implicite ou explicite. On pourrait répondre
que, à mesure que l’existence humaine devient de plus en plus dominée par
l’organisation technocratique de la vie sociale et individuelle, une affirmation des
éléments les plus irrévocables et les plus réfractaires à cette organisation relève
d’une urgence plus pressante que jamais. En fin de compte, d’après Bataille lui-
même, chacun est toujours pris entre le possible et l’impossible, entre le
mouvement de la pensée dialectique et celui de l’excès qui fonde la pensée dans
l’absence de tout fondement. Maurice Blanchot le résume :
il faut entendre que la possibilité n’est pas la seule dimension de notre
existence et qu’il nous est peut-être donné de « vivre » chaque événement de
nous-même dans un double rapport, une fois comme ce que nous comprenons,
saisissons, supportons et maîtrisons […] en le rapportant à quelque bien,
quelque valeur […], une autre fois comme ce qui se dérobe à tout emploi et
échappe à toute fin, davantage comme ce qui échappe à notre pouvoir même
d’en faire l’épreuve, mais à l’épreuve duquel nous ne saurions échapper : oui,

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comme si l’impossibilité, cela en quoi nous ne pouvons plus pouvoir, nous
attendait derrière tout ce que nous vivons, pensons et disons, pour peu que nous
ayons été une fois au bout de cette attente.1
En dépit de notre immersion dans le possible, immersion à laquelle nous ne
saurions échapper, si nous suivons Bataille, nous savons que « l’être à la fin nous
est donné comme impossible ».

Traduit de l’anglais par Juliette Feyel.

1
M. Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1963, p. 307-308.

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