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MIKHAÏL XIFARAS
INTRODUCTION
1) Postulats
Les spécialistes s’accordent à dire que le XIXe siècle finissant constitue un
tournant décisif dans l’histoire de la pensée juridique française et reconnaissent
à Raymond Saleilles un rôle éminent dans ce bouleversement1. C’est sans doute
la raison pour laquelle son œuvre attire toujours autant de commentaires
savants, menaçant de rendre vaine toute nouvelle étude. Mais si ses doctrines et
ses méthodes sont désormais largement connues, la cohérence de l’ensemble
du projet scientifique qui les porte n’a peut-être pas toujours reçu l’attention
qu’il mérite. C’est à l’examen de ce projet que voudrait s’attacher le présent
article.
Singulier, ce projet ne sera pas abordé comme une illustration des principes
d’une École ou d’une idéologie juridique, ni comme un jalon dans une évolu-
tion générale qui la dépasse, mais comme le déploiement d’une démarche
scientifique assez originale pour ne pas se laisser réduire à des thèses générales
conçues par d’autres.
Considéré dans sa singularité, ce projet ne se présente pas comme la tenta-
tive produire une théorie générale du droit. Saleilles aborde les questions géné-
rales du droit et sa science en praticien de la théorie juridique, à l’occasion de la
résolution d’un cas ou d’une question de droit particulière. Certes, la biblio-
graphie de ses travaux comprend nombre d’articles qui traitent de questions
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théoriques considérées pour elles-mêmes. Mais parce que ces études ne sont
pas conçues comme des éléments pour une théorie générale, leur signification
ultime est à chercher dans leur fécondité pratique. Saleilles aurait d’ailleurs
peut être estimé qu’une telle théorie générale est vaine, ou n’est qu’un simple
expédient pédagogique1. Quoi qu’il en soit, ce projet ne se donne pas à lire dans
ce que Saleilles dit faire mais plutôt dans ce qu’il fait, parfois sans le dire2.
Il n’y a là rien qui réduise la portée de sa pensée. Parce qu’il ambitionne de
renouveler en profondeur la pratique de la science juridique, Saleilles fait bou-
ger les définitions généralement reçues du droit et de sa science. C’est pourquoi
on peut interpréter son projet comme la mise en place d’un dispositif de
conception, de production et de certification de la vérité dans le droit, établis-
sant ainsi un régime inédit de la veritas iuris3 – c’est là sa portée proprement phi-
losophique. En outre, parce que l’établissement d’un tel régime engage fatale-
ment la distribution de l’autorité de produire et certifier les vérités légales, ce
projet bouleverse le mode de désignation des organes chargés de ces tâches et la
détermination de leurs compétences respectives – c’est là sa portée proprement
politique. Et puisque chez Saleilles, il est avant tout question d’une pratique de la
théorie, on commencera par décrire cette pratique, en s’excusant de choisir,
pour ses vertus heuristiques, le cas un peu trop célèbre de l’abus de droit4.
1. Contra Eugène Gaudemet, pour qui l’annulation d’une série de conférences sur le
thème de « l’évolution récente des idées juridiques fondamentales », nous a privé du
« livre qui manque dans son œuvre, ce résumé de toute sa philosophie juridique dont la
puissance synthèse aurait couronné l’édifice, et qu’il faut aujourd’hui tenter de construire
avec des matériaux épars » (E. Gaudemet, Raymond Saleilles 1855-1912, Dijon, Marchal,
1912, p. 41). Cette référence sera citée RS par la suite. Pro Paolo Grossi selon qui
« Saleilles non era un metodologo, era – lo si sa – un civilista », in P. Grossi, « Assolu-
tismo… », art. cité, p. 394. Saleilles aurait souvent dit de lui-même « je suis avant tout un
civiliste », Gaudemet, RS, p. 28.
2. Cf. Gaudemet, RS, p. 51.
3. Cf. S. Rials, « Veritas iuris », Droits, 1997, no 26, p. 103 et s.
4. Saleilles aborde la question de l’abus de droit dans des travaux antérieurs à son
étude de 1905, où sa théorie trouve sa formulation définitive. Dans Les accidents du travail
et la responsabilité civile, Paris, Rousseau, 1897 (p. 66-67), il annonce « qu’il y aurait toute
une nouvelle étude à faire sur le sujet ». Dans la 2e édition de l’Étude sur la théorie générale
de l’obligation d’après le premier projet de Code civil pour l’Empire allemand, Paris, Pichon
& Durand Auzias, 1914 (p. 370-373, n. 1), il réfute la théorie de l’abus de droit comme
violation des bonnes mœurs. La genèse de cette théorie de l’abus de droit reste à écrire. Je
remercie très vivement F. Audren d’avoir attiré mon attention sur ce point.
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accepte le principe d’une limitation interne des droits, il faut trouver un fonde-
ment juridique à ce principe. La jurisprudence le rattache le plus souvent à l’ar-
ticle 1382 relatif à la responsabilité civile ( « tout fait quelconque de l’homme
qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à
le réparer » ). Selon Saleilles, cette construction peine à convaincre, le méca-
nisme de la responsabilité limitant l’exercice des droits subjectif de l’extérieur.
En l’absence de tout fondement légal possible, il convient selon lui de produire
une définition extralégislative de l’abus de droit, et de l’introduire sous l’ar-
ticle 6 du Code ( « on ne peut déroger par des conventions particulières, aux
lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs » ).
Pour ce faire, Saleilles se tourne vers les « faits », qui sont à chercher selon
lui dans les décisions des tribunaux judiciaires. Il procède ainsi à l’étude com-
plète des arrêts qui sanctionnent certains usages pourtant « légaux » de droits
individuels, et met en relief l’importance des décisions des cours de Douai et de
Colmar d’après lesquelles certains des usages qui nuisent à d’autres droits de
propriété, pour être licites, engageaient cependant la responsabilité de leur
auteur au sens de l’article 13821.
À lire les arrêts, il semble que l’abus de droit repose sur la seule notion de
dommage. Cette idée peine toutefois à convaincre puisque les usages en cause
ne sauraient devenir illicites du seul fait de leur caractère dommageable. Cer-
tains auteurs ont donc voulu corriger la doctrine du juge, en ajoutant que la
lésion constitutive de l’abus de droit doit porter sur une jouissance substan-
tielle au droit de propriété du tiers, mais cette idée est contredite par toute la
jurisprudence des tribunaux. D’autres auteurs ont alors défendu l’idée que
l’abus de droit est constitué lorsque l’acte dommageable viole les usages
sociaux respectés dans le milieu ambiant, par le fait que chaque propriété est
solidaire de sa voisine, et doit respecter la discipline sociale. Ainsi, une manu-
facture rejetant de la pollution dans un quartier industriel serait un usage nor-
mal du droit de propriété, mais deviendrait un abus de droit dans un quartier
résidentiel. Selon Saleilles, cette théorie n’est pas un simple complément de la
précédente, elle change le fondement même de l’abus de droit, en substituant
la notion de faute à celle de dommage. Il convient cependant de la rejeter,
parce qu’en s’écartant de l’idée de propriété comme libre jouissance, et en lui
préférant celle de fonction sociale, elle va à rebours des tendances qui se déga-
gent de la jurisprudence. En outre, dans une telle théorie, l’acte constitutif
d’un abus de droit pourrait ne pas être intentionnel, alors que l’examen des
arrêts montre au contraire que l’abus d’un droit est toujours associé par le
juge à une intention maligne.
Conscients des difficultés qui se présentent à vouloir asseoir l’abus de droit
sur la responsabilité de l’article 1382, certains auteurs se tournent vers une
1. Cour de Douai, 30 mai 1854 (D., 55, 2, 26), 1854, « l’obligation de souffrir les
atteintes de la fumée qui s’échappe des cheminées voisines a des limites… usage immo-
déré de son droit ». Cour de Colmar, 2 mai 1855 (D., 56, 2, 9) : « L’exercice du droit de
propriété, comme celui de tout autre droit, doit avoir pour limite la satisfaction d’un inté-
rêt sérieux et légitime » (la Cour ordonne la démolition d’une fausse cheminée qu’un pro-
priétaire avait fait construire sur son toit pour nuire à son voisin en le privant de lumière).
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former une totalité complexe mais cohérente qui opère la conciliation d’élé-
ments factuels contradictoires (2) ; s’inscrire harmonieusement dans le système
idéal de l’ordre juridique positif (que Saleilles appelle droit naturel) (3) ; porter
des principes normatifs généraux conciliables avec ceux de la législation en
vigueur, sous le double rapport de leur compatibilité normative (4) et de l’élé-
gance de leur formulation (5). Tout cela forme bien un dispositif cohérent de
production et de certification des vérités légales qui engage la pertinence des
faits, la rationalité des idées, la justice des principes et l’élégance des formules.
Ce dispositif dessine le régime de la veritas iuris, tel que l’établit la pratique
scientifique de Saleilles.
La mise en place de ce régime procède d’une série de déplacements théo-
riques dont la mise à jour permet de mieux cerner l’originalité de ce projet. Le
premier de ces déplacements est d’ordre ontologique, et concerne le statut
métaphysique des idées juridiques vraies (I). Il se prolonge dans l’ordre épisté-
mologique : l’adoption de ce statut métaphysique emportant celle du modèle de
rationalité de la science juridique qui lui est adéquat (II). Parce que ce modèle
porte un dispositif de production et de certification des vérités légales, son
adoption conduit Saleilles à se faire le promoteur d’une nouvelle politique
scientifique qui érige la science juridique en science architectonique (III), ce
qui bouleverse la théorie des sources du droit, et du même coup la conception
des organes politiques de l’État et de leurs rapports mutuels (IV).
I. DÉPLACEMENT ONTOLOGIQUE :
I. L’IDÉALISME HISTORICISTE DE SALEILLES
Le premier déplacement est induit par une impulsion qui trouve son origine
dans la recherche de solutions satisfaisantes à la question toute pratique de l’ar-
bitraire du juge. Tant que le juge se présente comme la bouche de la loi, sa sou-
mission à la volonté du législateur est censée nous préserver de l’arbitraire de
ses décisions. Dès lors qu’on accorde au juge le pouvoir de poser lui-même les
règles des questions sociales nouvelles que la loi n’a pas encore résolues, force
est de lui reconnaître une volonté propre, indépendante de celle du législateur
et d’ouvrir la possibilité que ses décisions soient entachées de subjectivité1.
Ce problème ne peut recevoir que deux types de solution : celle du « bon
juge » et celle de la « bonne réponse ». La théorie du « bon juge » consiste à faire
confiance au juge, Saleilles l’attribue aux doctrines socialistes qu’il assimile soit
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nées à évoluer au même rythme que la pratique judiciaire dont elles garantissent
l’objectivité. Saleilles doit ici faire face au redoutable problème métaphysique
de la temporalité des vérités légales. C’est sur le terrain théologique qu’il va
chercher à le résoudre, en adoptant les thèses du modernisme.
1. Selon Pierre Legendre « axiome désigne une évidence sociale, une proposition
honorée, digne de considération, fondatrice d’effets qui touchent précisément à la corde
sensible de ce que nous appelons dignité. (…) Cette notion (…) est le produit d’un téle-
scopage entre l’idée de proposition induscutable et l’idée de fonction impérissable.
(…) l’axiome ne meurt pas » (P. Legendre, L’empire de la vérité, Paris, Fayard, 2001, p. 25
à 29).
2. A. Loisy, Autour d’un petit livre, Paris, Picard, 1903. Pour le récit de la crise,
E. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, 1996,
p. 43 et s.
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1. Sur les rapports de Loisy et Lagrange, Pierre Colin, L’audace et le soupçon. La crise
du modernisme dans le catholicisme français, 1893-1914, Paris, Desclée de Brouwer, 1997,
p. 134 et s. Saleilles aura, après la querelle, des mots très durs pour Loisy : « … à ce point
de vue le dernier petit livre de Loisy Quelques lettres est écœurant. Car, en somme, si
intangible et si haute que soit la conscience individuelle, il nous faut bien reconnaître que
d’après quelques lettre où il livre le fond de son âme, qu’au moment où il prétendait (…)
rester dans l’Église et se proclamer catholique, il ne croyait plus à la divinité du Christ, et
semblait incertain lui-même de savoir s’il croyait encore en un Dieu personnel ! Alors
quelle chute ! ! » (Lettre à Louis Birot du 9 avril 1908, publiée par M. Sabbioneti, Un cat-
tolico « protestante ». La crisi della separazione tra Stato et Ciesa nelle lettere inedite di Ray-
mond Saleilles a Louis Birot (1906-1909), Torino, Giappichelli, p. 118).
2. P. Marie-Joseph Lagrange, Études bibliques. La méthode historique surtout à propos de
l’Ancien Testament, Paris, V. Lecoffre, 1903.
3. Sur ce point, Saleilles s’inspire de l’œuvre du cardinal Newman, dont il traduit
plusieurs œuvres en français. Selon Newman : « … un phénomène propre à l’Évangile et
un signe de sa divinité [est qu’il] ne parle que par demi-sentences, il emploie une langue
vague et flottante, et tous ces procédés deviennent une base de développement, ils ont, en
eux-mêmes, une vie, qui se révèle dans sa marche progressive ; une vérité, qui a la frappe
de la connexité harmonieuse de l’ensemble ; une réalité, qui est féconde en ressources ;
une profondeur, qui va jusqu’au mystère » (J.-H. Newman, « De la théorie du développe-
ment en matière de doctrines religieuses, sermon XV », in La foi et la raison, six discours
empruntés aux discours universitaires d’Oxford, Paris, Lethielleux, 1905, p. 209). Cette réfé-
rence sera notée par la suite FR.
4. « À une époque où les dogmes eux-mêmes évoluent et où cette transformation
organique de tous les produits de la pensée humaine est admise même dans le domaine
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b) Ces vérités ont été révélées par Dieu aux hommes à travers la Bible et
l’enseignement du Christ, mais ce qui est éternel et immuable ce sont les vérités
que Dieu inspire et non pas le texte même de la Bible, qui est certes inspiré par
Dieu mais reste l’œuvre d’êtres humains1. Il en résulte que la forme fixe de ces
vérités n’est pas celle qu’elles revêtent dans le texte biblique, mais celle que
l’Église leur donne. C’est l’Église et non le texte biblique qui donne autorité à
la forme vraie de l’entité métaphysique. Ou pour le dire avec Saleilles : « La
base scripturaire, bien qu’indispensable pour qu’il y ait révélation ne se cons-
titue pas à elle-même son autorité infaillible. »2
c) Les dogmes dont il est ici question portent sur des vérités surnaturelles,
qui sont le domaine réservé de l’Église. Les vérités naturelles et sociales obéis-
sent à un autre régime.
Ces considérations portent des conséquences directes pour ce qui concerne
le droit et sa science : les axiomes du droit conservent bien leur statut de vérités
légales, mais se voient chassés du domaine des vérités surnaturelles et versés dans
la sphère des vérités humaines qui ne peuvent prétendre au statut de dogmes.
de l’orthodoxie religieuse pour la partie au moins formelle des entités métaphysiques qui
en constituent le credo, à plus forte raison doit-il y avoir une évolution des concepts
d’équité et de justice » (« Méthode historique et codification », Atti del Congresso Interna-
zionale di scienze storiche, Roma, Academia dei Lincei, 1904, p. 9). Cette référence sera
notée MHC par la suite.
1. R. Saleilles, « La méthode historique et la Bible, étude à propos d’un livre récent »
(P. M. J. Lagrange, « La méthode historique surtout à propos de l’ancien testament »),
Genève, Gilbert, 1903, p. 45. Cette référence sera notée MHB par la suite.
2. MHB, p. 57.
3. MHC, p. 9.
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duit ainsi son propre système des vérités légales, un système de droit naturel
muable, ou encore un système de droit naturel à contenu variable1.
De ce que monde du droit se trouve désormais soumis à un régime de vérités
humaines et non pas divines, on ne conclura certes pas que Saleilles aurait congé-
dié Dieu de ce monde pour Lui substituer l’Histoire : c’est bien Dieu qui garantit
ultimement que puissent exister des vérités légales, conçues par des hommes
soumis à l’obligation d’agir selon la justice et l’équité, mais cette garantie est
désormais ultime et non pas directe, parce qu’elle porte sur les fins dernières du
droit, et non pas sur la forme et le contenu de ses manifestations positives.
Si la portée philosophique de ce déplacement est indéniable, il reste à éva-
luer sa portée pratique, dont on a vu qu’elle est sa raison d’être. Selon Saleilles,
l’historicisation des vérités légales ne leur retire pas leur autorité. Quoique
muables, corrompues et faillibles, elles n’en réalisent pas moins un degré de
certitude suffisant pour être considérées comme vraies dans l’ordre des actions
humaines. Simplement, on dira d’une idée juridique qu’elle est vraie non pas
en raison de son caractère supposé divin, mais parce qu’elle est étayée par une
construction juridique rationnelle qui subsume adéquatement le droit positif.
Dans ce sens, ces vérités légales ont le même statut que les vérités des autres
sciences d’observation : elles ne sont vraies que dans la mesure où elles sont
objectives.
On pourrait interpréter ce déplacement comme une déflation d’autorité, et
estimer que les constructions doctrinales ne sauraient se réclamer de vérités qui
ne seraient que relatives pour s’imposer au juge comme « base objective d’inter-
prétation » et orienter concrètement ses décisions. En renonçant à leur carac-
tère divin, les vérités légales muables se condamneraient à échouer en pratique.
L’objection est assez forte pour avoir retenu l’attention de Saleilles. Le pro-
blème est celui du fondement de l’autorité pratique des idées et revient à se
demander ce qui conduit les juges à adopter une construction doctrinale et à
appliquer aux cas qui leurs sont soumis le principe de justice qu’elle contient.
Ce problème, dans sa généralité, est celui du mécanisme qui commande la foi
que les hommes accordent aux idées. Saleilles l’aborde au versant théologique,
en s’inspirant de la doctrine du cardinal Newman, dont il est sur ce point
comme sur tant d’autres « le plus convaincu de ses disciples »2.
1. « … et si à chaque époque il se fait une évolution du droit dans le sens d’un idéal
abstrait de justice sociale, c’est que cet idéal lui-même a changé et s’est modifié sinon
dans ses tendances, du moins dans son contenu. Si la conception d’un droit naturel,
fondé sur l’idée de justice vient encore à chacun des stades du progrès juridique, orienter,
en l’attirant à elle, la transformation graduelle du droit d’un pays, ce ne sera jamais
comme l’a dit Stammler dans une formule qui a paru faire fortune, qu’un droit naturel à
contenu variable, aux lieu et place de l’idéal unitaire et immuable de l’ancienne école du
droit naturel » (MHC, p. 9 et 10).
2. L’expression se trouve chez Imbart de la Tour, d’après qui Saleilles serait « le plus
convaincu de ses disciples, séduit à la fois par l’œuvre et par l’homme. Il consacre ses loi-
sirs forcés à le lire et à le faire connaître. (…) De cette admiration, de ce commerce étroit
avec Newman, l’intellectualisme religieux de R. Saleilles est tout imprégné, et c’est la
théorie newmanienne du “développement” qui va lui donner l’accord qu’il cherche »
(P. Imbart de la Tour, « Raymond Saleilles », Bulletin de la semaine, Paris, 1912, p. 25).
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D’après Newman, dans l’ordre surnaturel, la Foi est toujours première par
rapport à la Raison, qui se contente de confirmer réflexivement, donc après
coup, une vérité pressentie et désirée1. Pour autant, la Raison est indissociable
de la croyance : elle est, par la confirmation qu’elle apporte, « l’instrument
final, absolument indispensable »2 de la Foi.
Saleilles procède à un raisonnement analogue dans l’ordre des vérités
humaines : les vérités légales sont d’abord « pressenties » et « désirées » par les
juges, qui les manifestent sous une forme confuse dans la jurisprudence. Dans
ce sens, la science du droit ne découvre rien mais apporte la preuve rationnelle
que certaines des croyances des juges sont vraies. Dans ce sens, la rationalisa-
tion scientifique des vérités légales confirme des croyances préexistantes mais
ne les crée pas. Ici, la logique n’est pas tant un procédé de découverte de la
vérité qu’un moyen de donner à l’esprit « la conviction momentanée dont il a
besoin », cette « base de certitude » qui est la « base psychologique de l’action
sociale »3.
Il reste que, pour être seconde, la rationalisation de la jurisprudence n’est
en rien secondaire : c’est par elle que les jurisconsultes désignent, parmi les
multiples vérités désirées et pressenties, celles qui sont vraiment objectives.
Or – c’est là le point crucial – l’objectivité scientifique suffit à confirmer,
aux yeux même des juges, leur foi dans ces vérités auparavant pressenties et
désormais prouvées. L’objectivité scientifique fournit en effet un critère assez
solide pour discriminer, parmi les multiples vérités désirées par les juges, cel-
les qui correspondent vraiment aux besoins et tendances de l’époque. Selon
Saleilles, dès lors que la science se contente de confirmer ce que la jurispru-
dence manifeste confusément, il n’est pas nécessaire de conférer aux vérités
légales le statut de dogmes religieux pour obtenir l’adhésion des juges et orien-
ter leur action. Pour le dire avec Saleilles lui-même : les principes de justice ne
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1. EHDN, p. 87.
2. « Le juge n’a de pouvoir que de l’objectif, c’est la définition même de sa fonction ;
or j’ai bien peur que le droit naturel dont on vient de ressusciter la notion ne puisse
jamais sortir du domaine du subjectivisme pur » (EHDN, p. 102).
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DÉPLACEMENT ÉPISTÉMOLOGIQUE :
LE ROMANISME SPIRITUEL DE SALEILLES
1. DCDC, p. 20. Cité par C. Jamin, « Un modèle original… », art. cité, p. 505.
2. « De l’abus de droit », art. cité, p. 345.
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tive. Il faut en conclure qu’une science qui rationalise les vérités pressenties et
désirées par les juges ne saurait avoir raison contre ces derniers.
b) Complexité. Le caractère rationnel de ces constructions tient à la rigueur
des articulations logiques opérées entre les éléments contradictoires que charrie
le matériau empirique qu’elles expriment. Par exemple, la notion d’abus de droit
contient l’idée de l’exercice licite d’un droit subjectif et celle, contradictoire, de
son interdiction. Ces deux éléments se concilient lorsque la licéité de l’exercice
du droit est ramenée à l’existence d’un intérêt personnel et appréciable et que
son interdiction est conditionnée par l’intention maligne qui le motive. Le succès
d’une construction juridique se mesure à la manière dont elle fait droit à la part
de vérité que contient chacun des éléments constitutifs qu’elle parvient à sub-
sumer en produisant la forme agrégative harmonieuse qui les contient tous. On
objectera que, sur le plan de la logique pure, cette conciliation n’en est pas une,
que ce n’est qu’une simple juxtaposition, mais selon Saleilles « en matière
sociale, partout où l’on fait de la logique pure, on peut être assuré de ne pas faire
de la science »1. À cette logique pure, il convient donc de substituer ce que
Eugène Gaudemet appelle une « logique sociale »2, qui est la logique du monde
réel, composé d’intérêts et d’idées contradictoires en permanente et dynamique
opposition. Dans ce sens, « la science sociale » dont la science juridique est une
composante « se trouve dans l’harmonie et la conciliation de toutes les antino-
mies de principe et de toutes les contradictions d’idées »3. L’idée qui organise
chaque construction juridique n’est donc jamais simple, c’est un composé de
multiples tendances contradictoires, une idée complexe.
c) Unicité. Complexes, ces idées doivent cependant impérativement
être uniques. C’est ce qui ressort fatalement de la fonction dogmaticienne que
Saleilles assigne à la science juridique : pour que le juge puisse dégager la
« bonne réponse » de la construction juridique objective qui correspond à l’ins-
titution de droit en cause dans le cas qui lui est soumis, il est nécessaire qu’à
chacune des institutions de droit ne puisse correspondre qu’une seule et unique
idée juridique vraie, étayée par une seule et unique construction juridique. De
fait, si à une institution de droit donnée correspondaient plusieurs idées vraies
fondant plusieurs théories contradictoires, le juge serait libre de choisir arbitrai-
rement parmi les « bonnes réponses » que portent chacune de ces théories. La
science du droit doit donc désigner l’archétype unique qui correspond à la
vérité de chaque institution de droit positif.
Ce caractère d’unicité est paradoxal : il est en effet de la nature même de l’ac-
tivité scientifique, du moins telle que Saleilles lui-même la conçoit, de produire
plusieurs théories concurrentes, toutes candidates à l’expression objective d’une
institution de droit donnée. Ainsi, on peut fonder l’abus de droit sur l’idée de
faute, de risque ou encore intention maligne. Si le droit positif que chacune de ces
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On n’imagine en effet mal que les principes généraux adoptés puissent prescrire
des conduites humaines qui seraient incompatibles entre elles. Dans le cas de
l’abus de droit comme intention maligne, qui étend la portée de l’article 6 du
Code, dont on sait qu’il vise les conventions à certains usages de droits subjec-
tifs jusqu’alors réputés licites, la contradiction est évitée dans la mesure où il
n’existe pas de dispositions qui, par exemple, prescriraient expressément de tels
usages ou qui interdiraient que la portée de notions comme celle d’ordre public
ou de bonnes mœurs soit étendue au-delà de la sphère des conventions.
e) Élégance. Il faut enfin que l’idée juridique qui organise la construction
juridique soit formulable dans le style de la législation dans laquelle elle est des-
tinée à s’insérer. L’abus de droit ne devrait trouver sa place dans le monument
législatif que si la formule que Saleilles en propose est effectivement digne de la
vigueur littéraire dont les rédacteurs du Code ont su faire preuve, sauf à
corrompre l’édifice.
Ainsi déterminée, la pratique scientifique de Saleilles apparaît soumise à
une double condition : il faut que chaque institution de droit positif puisse
revêtir une forme rationnelle au sens des cinq déterminations précédentes et
pour ce faire que les juristes savants fassent sans cesse advenir de telles formes à
l’existence, afin de reconduire toujours la miraculeuse coïncidence du droit réel
et de sa forme idéale. Le modèle de rationalité scientifique promu par Saleilles
a pour objet de réaliser ces conditions en pratique, c’est-à-dire dans le contexte
de la quête par le juge de la « bonne réponse » au cas qui lui est soumis.
1. EHDN, p. 106.
2. EHDN, p. 108.
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1. Si le juge « imbu de ces idées qui ne seraient encore que des idées personnelles
qu’il n’ait pas le droit de traduire en système d’application juridique, trouve à propos
d’un cas particulier ces mêmes conceptions admises par la loi, il sera autorisé à dire que
l’idéal qu’il se fait de la justice n’est pas étranger à la loi » (EHDN, p. 107).
2. « … lorsque l’opinion commune telle qu’elle se forme et s’adapte peu à peu aux
transformations économiques et sociales d’une époque, se fait unanime sur certains
concepts de justice, et que cette conception est telle, […] que ceux-là à qui on l’oppose
sont prêts à en reconnaître eux-mêmes le bien fondé, le juge a le droit de se faire l’organe
[de cette conscience] » (HDN, p. 108).
3. « Le juge a le droit de se faire l’organe, non pas aveugle et purement passif, de ce
sentiment inorganique de la conscience collective (…) pour l’adapter à l’ordre juridique
légal dont il est le gardien et le défenseur. Il n’a pas qualité pour substituer d’emblée un
système idéal à un autre, mais il a pour mission de s’en inspirer (…) et faire du conflit des
systèmes, lorsque ceux-ci s’opposent dans le domaine de l’abstrait, une justice transac-
tionnelle, qui dans le domaine concret garantisse les droits acquis, tout en donnant satis-
faction aux droits nouveaux qui demandent à se faire reconnaître » (EHDN, p. 109).
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96 Mikhaïl Xifaras
Une lecture rapide de ces lignes pourrait donner à penser que Saleilles
se fait ici le représentant français de l’École historique du droit, et plus
précisément de ce qu’on a appelé avec bonheur le « programme Savigny-
Puchta »1. Cette intuition se trouve renforcée par le fait que Saleilles reconnaît
expressément sa dette à l’endroit de l’École historique, à qui il sait gré d’avoir
mis en évidence le caractère évolutif du droit vivant et d’avoir soumis à ce prin-
cipe d’évolution aussi bien les « phénomènes sociaux » que les « sciences qui les
ont pour objets »2. On est en outre saisi de la proximité de vocabulaire : la
notion de conscience juridique du peuple est sans conteste une des idées cardi-
nales de la conception de Savigny, qui y voit à la fois la source et le modèle du
droit en vigueur3, le dépôt des vérités légales qui se manifestent à travers la
répétition des usages spontanés et immédiats qu’enregistrent les coutumes et
les mœurs4.
La conception que Saleilles se fait de la conscience juridique populaire fait
sans aucun doute fond sur celle de Savigny, mais elle s’en distingue cependant.
Alors que chez Savigny le droit vit dans la conscience, dans le sens où le droit
est un fait de conscience collective qui n’existe pas en dehors d’elle, et qui ne
peut donc trouver formulation plus adéquate que dans cette conscience en acte,
Saleilles conçoit la conscience populaire comme un des lieux où se manifeste
des valeurs et des règles qui lui sont extérieures. Pour Saleilles, les vérités
légales ne sont pas des faits de conscience mais des formes métaphysiques produites
par les jurisconsultes. En termes savigniens, elles relèvent pleinement de l’élé-
ment technique et plus précisément scientifique du droit, et non de son élément
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1. Cf. supra, n. ■, p. ■.
2. EHDN, p. 108.
3. Selon Savigny, qui hérite sur ce point de la philosophie de Schelling cette intuition
est une activité de connaissance décisive dans l’acquisition de la conscience de soi. Sur le
rôle de l’intuition intellectuelle dans la philosophie de Savigny (cf. O. Jouanjan, Une his-
toire…, op. cit., p. 160 et s.).
4. C’est d’ailleurs ce que lui reproche Gurvitch : « En réduisant tout la réalité juri-
dique à l’élément schématique et conceptuel, Saleilles ne laisse pas de place dans son sys-
tème pour l’élément réellement plus objectif que la règle : la communauté irrationnelle »
(L’idée de droit social, op. cit. p. 647).
5. On retrouve ici les théories de psychologie des croyances de Newman, qui dis-
tingue la Foi de la Raison comme deux procédés de raisonnement : « L’un est le procédé
initial du raisonnement instinctif et l’autre le procédé d’investigation sur nos propres rai-
sonnements. Tous les hommes raisonnent, car raisonner n’est pas autre chose qu’extraire
une vérité d’une vérité déjà acquise, et cela sans l’intervention des sens, alors que c’est à
ceux-ci seulement que sont réduits les animaux. Mais tous les hommes ne réfléchissent
pas sur leurs propres raisonnements, et beaucoup moins encore apportent à leurs
réflexions l’exactitude et le soin qui leur permettraient d’apprécier en toute justice leurs
propres opinions (…) Nous pouvons donc désigner ces deux procédés intellectuels sous
les noms de raisonnement et d’argumentation, ou encore de raisonnement inconscient ou
conscient, ou enfin de Raison implicite ou explicite » (FR, p. 122). Saleilles reprend cette
doctrine FR (préface), p. XXIII.
6. « Le plus souvent, l’idée de justice dont le juge voudrait faire application n’aura
pas réussi encore à forcer textuellement l’entrée de la loi, la constatation de son objecti-
vité d’après la conscience populaire collective risque si facilement de se faire surtout
d’après le grossissement d’un système purement personnel, que cette foi, très légitime en
soi, est en pratique la plus délicate, et celle dont il importe d’user le plus discrètement »
(EHDN, p. 109).
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l’immédiateté des faits de conscience fondé sur l’intuition collective des prin-
cipes de justice, Saleilles oppose donc l’objectivité scientifique des prin-
cipes techniques tirés de constructions juridiques rationnellement construites,
parce que ces derniers imposent au juge de se défaire de ses préjugés et idées
personnelles1.
Pour Saleilles, l’horizon du droit est à chercher dans les besoins de l’époque
objectivement déterminés par les lois de l’évolution que les sciences sociales ont
pour tâche de dégager ; la conscience populaire ne représente guère plus qu’un
expédient pour le juge contraint de trancher des cas dans le silence de la loi et
de la science, un principe de prudence qu’on mobilisera faute de mieux.
Le recours à un tel principe de prudence n’est pas exempt de toute légiti-
mité : si tous les membres d’une même communauté partagent le même senti-
ment quant à un principe de justice, on peut présumer que celui-ci n’est pas
tout à fait étranger à la vérité du droit, même s’il n’a pas encore été reconnue
par les organes scientifiques du droit2. Il en résulte que le juge pourra s’inspirer
de la conscience collective du peuple, mais devra emprunter pour rendre ses
décisions une troisième voie, supérieure aux deux premières, celle du droit
comparé.
c) La voie du droit comparé. Il existe bien des usages possibles du droit com-
paré. Il peut servir à « rapprocher les coutumes des différents peuples pour étu-
dier les rapports qui les relient aux différents stades de la civilisation »3 ou
encore à mettre en regards les évolutions des systèmes juridiques, afin de déga-
ger les analogies et en déduire les lois générales de l’ « imitation collective »4
apportant, sous la forme d’une science des transferts juridiques, une contribu-
tion auxiliaire à la sociologie générale. Mais il existe un usage proprement juri-
dique du droit comparé, à la fois plus élevé et plus utile, qui est de servir de
source d’inspiration à l’évolution des droits nationaux, et plus précisément à
leur convergence. En effet, selon Saleilles, plus les principes généraux tech-
niques du droit sont communs à toutes les grandes nations juridiques civili-
sées5, plus il faut considérer qu’ils manifestent adéquatement une tendance
vraiment profonde de l’époque. Ce rapprochement permet d’envisager la pro-
duction de constructions juridiques universelles, qui font du droit comparé le
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véhicule de la réalisation d’un droit naturel immanent à tous les droits natio-
naux, un « droit commun de l’humanité civilisée »1.
Ainsi compris, l’usage du droit comparé permet de sortir du cadre du droit
national, pour étendre l’horizon du juge aux principes de justice communs à
d’autres systèmes juridiques et approcher ainsi les principes de la justice univer-
selle. En apportant ce surcroît d’universalité aux constructions juridiques, le
droit comparé leur confère une plus grande objectivité, parce la théorie qui
rend compte d’une institution dans le plus grand nombre possible d’ordres juri-
diques positifs est concrètement plus universelle, et par conséquent plus objec-
tive que les autres. C’est pourquoi cette voie est non seulement la plus efficace
pour réaliser le droit naturel muable, mais c’est encore « la voie la plus sûre
scientifiquement parlant »2.
On touche ici à un autre reproche récurrent que Saleilles adresse à Savigny
et à son école, celui d’avoir renoncer à l’idée de droit naturel en résorbant le
droit dans la conscience d’un seul peuple, refusant ainsi de reconnaître que les
fins ultimes du droit sont la justice et l’équité3, perdant ainsi de vue la significa-
tion profonde de l’évolution contemporaine des législations nationales, qui
réside justement dans l’universalisation progressive des principes généraux
techniques communs à ces législations. En outre, il se serait privé de la possibi-
lité d’évaluer de manière critique le degré d’universalité réelle, et donc d’objec-
tivité de constructions juridiques élaborées à partir d’un ordre juridique donné.
Savigny aurait donc commis une faute politique et scientifique en enfermant le
droit et sa science dans un étroit nationalisme, aveugle à l’universalité des
valeurs juridiques, et l’École historique, à la suite de son fondateur, aurait sous-
estimé le rôle véritablement créatif et propulseur que devrait jouer la science
juridique dans cette évolution, elle aurait renoncé à « exercer un rôle sur le
développement phénoménal du droit »4.
1. EHDN, p. 111. Dans ce sens, Saleilles rejoint la doctrine néo-thomiste du ius gen-
tium, considéré comme un droit positif qui manifeste la conception imparfaite que les
hommes se font du droit divin (Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa, IIae, Pars,
57, 3). On se souvient Saleilles estime que Léon XIII est un grand Pape (« Après les
Pie IX, Dieu ne manque pas d’envoyer des Léon XIII », Lettre à L. Birot du
23 mars 1906, in M. Sabbioneti, Un cattolico protestante…, op. cit., p. 65) et que ce dernier
recommande l’adoption, en matières philosophiques, des doctrines de Saint Thomas.
Cf. Lettre encyclique de sa Sainteté le Pape Léon XIII du 4 août 1879.
2. EHDN, p. 109.
3. On ne saurait refuser « de croire à cette loi sociologique d’après laquelle, si ce sont
les intérêts qui mènent le monde, les hommes ont un intérêt d’ordre sentimental peut
être, mais qui n’en est pas moins indestructible, à mettre la satisfaction de leurs besoins
économiques d’accord avec un idéal de raison et de justice » (EHDN, p. 96).
4. EHDN, p. 95. On peut à la lecture de ces lignes très sincèrement se demander si
Saleilles a vraiment lu Savigny avec l’attention que ce dernier mérite, et s’il ne s’est pas
laissé guidé par des auteurs qui, comme Jhering, ont critiqué la vulgate dont se récla-
maient les épigones en la prenant pour la véritable pensée du fondateur. On éprouve en
effet quelque peine à reconnaître Savigny ainsi grimé en irrationaliste théoricien du bon
sens populaire, en nationaliste étroit et surtout en juriste savant contemplant l’évolution
du droit sans songer à donner une orientation scientifique à cette dernière... Sur la diffi-
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cile réception de la pensée de Savigny dans la première moitié du XIXe siècle en France,
cf. O. Motte, Savigny et la France, Berne, 1983, et O. Jouanjan, « Sur une réception fran-
çaise de Savigny (à l’occasion de la parution de la première traduction en langue française
de De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit) », Droits, Paris, PUF,
no 46, 2007, p. 159 et s.
1. EHDN, p. 111.
2. « Dans un système qui donne au droit naturel un rôle purement subsidiaire et
supplétif, et qui même ne l’admet à remplir ce rôle que sous une forme d’objectivité juri-
dique, le droit national, codifié et doctrinal, reste au premier plan. Mais comme source
d’orientation de son évolution scientifique et judiciaire, se place en première ligne la seule
forme vraiment objective du droit naturel pris dans sa conception historique d’un droit
naturel à contenu variable, c’est-à-dire le droit comparé, le seul qui, pour un temps
donné et une civilisation donnée, porte en lui ce principe d’universalité qui est le propre
du droit naturel » (EHDN, p. 112).
3. EHDN, p. 110.
4. « Aussi, comprenons-nous aujourd’hui le droit comparé (…) comme un procédé
de développement du droit universel, par voie d’actions et de réactions réciproques de
toutes les législations parallèles. C’est ainsi que se forma jadis le droit prétorien du Haut
Empire. Vous me direz que cela tenait à l’universalité de l’Empire. Mais cette universa-
lité, qu’a brisée, dans le monde moderne, la formation des États particuliers, nous la
reconstruisons dans le domaine du droit. Et, sans avoir, pour cela, à se rendre à La Haye,
il n’est pas un juge, dans son modeste tribunal, qui ne puisse concourir, par l’orientation
de son interprétation judiciaire, à la réalisation de cette communauté de droit de toutes
les grandes nations modernes » (LDED, p. 23 et 24).
5. Cf. P. Legendre, « Le droit romain, modèle et langage. De la signification de
l’Utrumque jus », in Écrits juridiques du Moyen Âge occidental, London, Variorum Reprints,
1988.
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ment romain, et plus précisément le droit civil romain. Si l’on ajoute que cette
Europe unifiée par le droit romain fut chrétienne et que les principes généraux
de justice qui furent élaborés à cette époque trouvaient leur inspiration dans la
justice et à l’équité divines, qui sont les fins ultimes du droit, on aura compris
pourquoi le droit romain est le seul modèle à la fois légitime et empiriquement
concret d’une possible convergence progressive des législations nationales1.
Saleilles est donc romaniste. Pour comprendre le sens exact de cette carac-
térisation, il n’est pas inutile de se tourner vers la doctrine de Jhering, dont
Saleilles nous dit qu’il est l’ « homme de génie »2 qui a su le mieux, à l’époque
moderne, exposer la portée historique et les principes constitutifs du modèle
romain.
Dans un texte célèbre, Jhering défend l’idée que le droit romain commence
par n’être, à Rome, qu’une « simple grammaire juridique entre les mains
d’hommes avides de s’instruire », un recueil de solutions à des questions de
droit récurrentes. Lorsqu’il « renaît à la vie », au Moyen Âge, c’est sous une
forme « plus précieuse et plus originelle que tout ce que le peuple romain avait
légué à la postérité dans les arts et dans les sciences »3. En effet « il s’éleva
comme Code et revêtit enfin, après que son autorité extérieure eût été
contestée et presque anéantie, une forme infiniment supérieure, en devenant la
règle de notre pensée juridique »4. Ainsi, à partir du Moyen Âge, le droit romain
n’est plus seulement un recueil de solutions pratiques, c’est un texte servant de
base scripturaire à la constitution du droit en corps, c’est-à-dire en totalité
cohérente et évolutive, par des procédés d’interprétation eux-mêmes suscepti-
bles d’être érigés en modèle pour la science juridique5. L’expression « droit
romain » est donc susceptible de désigner au moins trois significations histori-
ques différents : les solutions concrètes ou axiomes pratiques que les juristes
lisé et qui au XVIIIIe siècle encore, en même temps qu’elle disparaissait du monde poli-
tique, se reconstituait dans la sphère du droit, sur la base du droit Romain considéré
comme fondement unique des législations de l’Europe centrale » (DCC, p. 221).
1. Saleilles emprunte ici directement à un texte célèbre de Jhering : « Trois fois
Rome a dicté des lois au monde, trois fois elle a servi de trait d’union entre les peuples :
par l’unité de l’État d’abord, lorsque le peuple romain était encore dans la plénitude de sa
puissance ; par l’unité de l’Église, ensuite, après la chute de l’Empire romain, et la troi-
sième fois enfin, par l’unité du Droit, à la suite de la réception du droit romain au Moyen
Âge » (Rudolph Jhering, L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développe-
ment, trad. fr. O. de Meulenaere, 3e éd., Bologna, Forni Editore, 1886-1888, t. Ier, p. 1).
Cette référence sera notée EDD par la suite.
2. « C’est bien à n’en pas douter sur le terrain de l’histoire que la méthode compara-
tive a fait son apparition. L’homme de génie qui en a le premier conçu toute la portée fut
Jhering » (R. Saleilles, « La fonction juridique du droit comparé », in Rechtswissenschaft-
liche Beiträge, Juristische Festgabe des auslandes zu Josef Kohlers 60., Geburtstag, Stuttgart,
Verlag von Ferdinand Enke, mars 1909, p. 105). Cette référence sera notée FJDC par la
suite.
3. Jhering, EDD, p. 2.
4. Ibid., p. 3.
5. Cf. H. Berman, Droit et Révolution, trad. fr. R. Audouin, Aix-en-Provence,
PU Aix, 2004.
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raire du droit français1. C’est donc exclusivement comme Science que le droit
romain reste actuel.
Sur ce point, Saleilles suit toujours fidèlement Jhering (lui-même fidèle à
Savigny) : « L’élimination extérieure du Code » n’est pas l’élimination de la
Science romaine parce que « dans le fond comme dans la forme, toutes les
législations modernes se basent sur le droit romain » de sorte qu’ « il est devenu,
pour le monde moderne, comme le christianisme, comme la littérature et l’art
grecs et romains, un élément de civilisation. Son influence n’est nullement res-
treinte aux institutions que nous avons empruntées au droit romain. Notre
pensée juridique, notre méthode, notre forme d’intuition, toute notre éduca-
tion juridique, en un mot, sont devenues romaines »2. Reste à évaluer la portée
exacte de cet « élément de civilisation » et son rôle précis dans l’évolution du
droit actuel.
De toute évidence, Saleilles lui attribue un rôle propédeutique tout à fait
essentiel, qui le conduit à revendiquer une place éminente pour son enseigne-
ment. Cet argument a déjà été magistralement exposé par Savigny : de même
qu’on image mal faire de la philosophie sans avoir lu Platon ni Aristote, com-
ment pourrait-on faire correctement du droit sans avoir fréquenter Ulpien et
Gaïus3 ?
Mais par-delà cette fonction propédeutique, Saleilles reconnaît aussi à la
science romaine une fonction constitutive dans l’évolution du droit actuel,
comme modèle pour la pensée juridique. L’idée maîtresse est ici que le droit
doit être conçu non pas comme un amas de règles arbitrairement posées, mais
comme un corps vivant. C’est ce qu’auraient compris les Romains, ce en quoi
1. Cette conclusion doit être nuancée par l’affectueuse admiration de Saleilles pour
le Corpus Iuris Civilis, qui le conduit parfois à l’utiliser pour résoudre des questions de
droit français. Ainsi, sa théorie de la propriété publique est romaine avant de devenir
française. Cf. « Le domaine public à Rome et son application en matière artistique »,
Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, septembre-octobre 1888 et juillet-
août 1899, Paris, Larose & Forcel, 1889 ; « Loi du 30 mars 1887 relative à la conserva-
tion des monuments et objets d’art ayant un intérêt historique et artistique », in Revue
bourguignonne de l’enseignement supérieur, 1891, t. I, p. 635-738 ; « Questions de jurispru-
dence », Revue bourguignonne de l’enseignement supérieur, 1893, t. III, no 2, p. 1-52.
2. Jhering, EDD, p. 14. Ce texte fait écho à la célèbre préface du Traité de droit
romain de Savigny : « Plusieurs croiront peut-être que continuer à prendre le droit
Romain comme moyen de perfectionner notre jurisprudence, c’est faire tort à l’esprit du
siècle et de la nation (…). Je rends justice à la générosité de ce sentiment, mais ici, il
s’égare. La multiplicité des matériaux que tant de siècles ont accumulés rend notre tâche
bien plus pénible que celle des Romains, et place notre but plus haut. (…) Quand nous
saurons manier les matériaux du droit avec l’habileté et la puissance que nous admirons
chez les Romains, nous pourrons cesser de les prendre comme modèle et laisser à l’histo-
rien le soin de célébrer leur gloire. Jusque-là un orgueil mal entendu ou l’intérêt de notre
commodité ne doivent pas nous faire négliger un secours auquel toute l’énergie de nos
efforts pourrait difficilement suppléer. Notre position vis-à-vis du droit romain n’a ici rien
d’extraordinaire, elle est la même dans d’autres parties du domaine de l’intelligence »
(Savigny, TRD, p. XXX et XXXI).
3. Cf. citation de la note précédente, dernière phrase.
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consisterait le fruit le plus précieux de leur legs1. Ce qui nous distingue cepen-
dant des Romains, ce sont les progrès réalisés entre-temps par la science des
corps vivants qui se présente désormais, depuis les premières années du
XIXe siècle comme une anatomie et comme une physiologie. Le renouveau de la
science du droit consiste donc à interpréter la scientia civilis traditionnelle à tra-
vers le paradigme scientifique que lui fournit la biologie2, sans toutefois les
confondre3, opérant une reformulation vigoureuse des principes scientifiques
d’unité, de finalité et de progression.
a) Unité. Par unité du droit considéré comme un être vivant, on entend le
caractère systématique des idées juridiques et l’unité supérieure de tous les
organes juridiques qui contribuent à sa production.
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marche du monde1). Saleilles est donc assez réaliste pour construire empiri-
quement ses « théories générales », mais assez idéaliste pour ne pas vouloir
renoncer à élaborer le système idéal des idées juridiques vraies2.
Surtout, Saleilles ne considère pas que l’unité du droit soit seulement celle
du système juridique. Selon lui, c’est encore l’unité supérieure de l’unité théo-
rique (unité des idées) et de l’unité pratique (unité des principes techniques) du
système juridique. Sur ce point, Saleilles reste fidèle à Savigny pour qui la
recherche de cette unité supérieure est la principale justification de la fidélité à
l’héritage romain3. Mais c’est avec Jhering, en rupture avec Savigny, que
Saleilles considère que cette unité supérieure est d’ordre avant tout pratique,
autrement dit qu’elle consiste dans l’unité non pas idéelle mais réelle des prati-
ques scientifiques et judiciaires, du système des idées vraies et de la pratique
juridique concrète4.
b) Finalité. L’idée de finalité signifie qu’il convient de considérer la fonction
des règles et organes juridiques, que l’analyse du droit doit donc rendre compte
non seulement de l’état du droit observable à un moment donné, mais encore
des forces profondes qui, en puissance, et bien qu’actuellement invisibles, sont
néanmoins les principes moteurs de l’évolution du système juridique. C’est ce
qui explique l’importance que Saleilles accorde au « droit non écrit », à la pra-
tique concrète des règles écrites, dans laquelle il voit la réalité même du droit, le
lieu où s’opère l’articulation des forces diverses qui président à son devenir5.
1. Selon Saleilles « la doctrine est plus que jamais indispensable, une doctrine souple
et nuancée, mais une doctrine enfin qui échappe à l’empirisme des espèces. C’est la seule
garantie contre l’arbitraire des entraînements irréfléchis » (Allocution de la Séance de clô-
ture de la Conférence Bufnoir du 1er juin 1911, p. 35).
2. On sait grâce à C. Jamin que sa définition des constructions juridiques « emprunte
aux deux Ihering : celui de 1857, encore pandectiste, mais aussi celui des dernières années
du XIXe siècle, précurseur de la sociologie juridique » (cf. C. Jamin, Un modèle original…,
op. cit., n. 10, p. 505.
3. « … le développement de la civilisation moderne a séparé ces deux directions
[théorique et pratique] (…). Chez les jurisconsultes romains, l’unité nous apparaît dans
sa purement primitive et dans sa réalisation vivante. (…) Si par une étude sérieuse et
naïve, nous savons nous transporter à un point de vue si différent du nôtre, nous pour-
rons nous approprier l’esprit de ces jurisconsultes et rentrer ainsi dans la bonne voie »
(Savigny, TDR, p. XX à XXV).
4. Cf. RP, p. 218.
5. Par exemple, à propos des lois constitutionnelles de la IIIe République : « The
constitution, not owning its origin to a written law, continues to develop and shape itself
outside of the written law under the influence of this social life itself. An organic constitu-
tion is therefore being created in France, based upon the foundation furnished by the
written constitution. The french system tends in this way to approach the English type. »
Ce constat ne déplaît pas à Saleilles pour qui une telle tendance « has restored, in fact, the
French constitution to the domain of historical evolution » (in « The development of the
present constitution of France », Annals of the American Academy of Political and Social
Science 1895, vol. 6, p. 14 et 15). Cet article a été traduit du français par le Pr H. Robin-
son. Je n’ai pas pu prendre connaissance de la re-traduction française en cours de réalisa-
tion par Mme Champetier de Ribes sous la direction de N. Foulquier et G. Sacriste avant
d’achever le présent article. Cette référence sera notée par la suite DPCF.
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Selon Jhering au contraire : « C’est dans les règles enseignées par les juris-
consultes romains, dans les préceptes juridiques positifs qu’ils exposent, dans
les divisions dont ils usent, c’est dans les institutions qui sont encore en vigueur
aujourd’hui, c’est dans tout cela que réside cette force intellectuelle qui a fait la
grandeur du droit romain. »1 De même, pour Saleilles la science romaine ne se
réduit pas à la logique d’une pratique mais doit être considérée plus générale-
ment dans son « esprit », en considération du précipité d’expérience historique
que réalisent les règles et les principes du droit romain. Il ne convient donc pas
seulement d’emprunter aux romains l’idée de l’évolution du droit et de sa
science, mais aussi le contenu même de cette évolution, qui se donne à lire dans
l’histoire concrète du droit romain, qui est celle de la réalisation progressive du
modèle. C’est pourquoi le droit et sa science ne sont pas seulement évolutifs,
dans le sens où ils varient dans le temps, mais progressifs, dans le sens où ce
processus de variation constitue un progrès dans l’histoire de l’humanité.
On objectera que Saleilles ne peut être progressiste sans se contredire, dès
lors que sa conception du développement historique lui interdit de considérer
que des œuvres humaines, à l’exception notable de la forme définitive que
l’Église donne aux dogmes, parviennent à un degré de perfection tel qu’elles
puissent s’arracher à l’époque qui les a vu naître. Comment concevoir en effet,
dans un monde où « tout coule », que le contenu du droit romain, dont l’his-
toire est celle de son « élimination extérieure » comme grammaire et comme
texte, puisse former un dépôt assez parfait pour se conserve à travers les âges ?
C’est la conscience de cette contradiction qui a conduit Savigny à affirmer que
s’il est vrai que le droit évolue vers des fins ultimes qui se confondent avec les
enseignements moraux du christianisme, la science du droit ne peut cependant
avoir pour objet de reconnaître ces fins dans le droit positif2, sinon sous la
forme d’un « but général que chaque peuple est appelé à réaliser historique-
ment »3. C’est précisément ce que Saleilles ne peut accepter. Selon lui, une telle
conception revient à consigner la manifestation des fins ultimes du droit dans le
seul cadre des systèmes juridiques nationaux, au mépris de la vocation univer-
selle du droit naturel muable qui se trouve en germe dans les législations natio-
nales des pays civilisés4.
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nois éveilleraient bien davantage le sens juridique des étudiants qu’une centaine de cours
sur les lamentables bousillages dont la succession ab intestat d’Auguste à Justinien a été le
sujet » (traduit et cité par A. Dufour dans sa présentation générale de Savigny, VLS,
p. 139). On se souvient aussi de la réfutation qu’en propose Savigny selon qui « tout
revient à la question fondamentale de savoir si (comme je le crois) le droit qui a vu le jour
avec une nation, et même le droit qui a vécu en elle pendant de nombreux siècles, est
devenu une partie de son être propre ou si (selon la doctrine opposée) (…) les codes de
tous les temps et de tous les peuples se proposent indifféremment à notre libre choix. (…)
[I]l faudrait en conséquence accorder une importance très inégale à l’histoire du droit des
différents peuples. Le plus important est et reste, en effet, l’histoire des droits qui nous
sont apparentés, c’est-à-dire des droits germaniques, du droit romain et du droit cano-
nique ». En revanche, d’après Savigny, l’intérêt que présente chacun des droits étrangers
varie « selon que la situation de ces peuples offre plus ou moins d’affinité avec la nôtre, à
telle enseigne que le droit de toutes les nations chrétiennes de l’Europe d’origine non ger-
manique nous intéresse pour cette raison de beaucoup plus près, en dépit de cette origine
étrangère, que les droits des peuples orientaux » (VLS, p. 140.) Ce débat fait apparaître
que question de l’universalité du droit s’articule à celle de la supériorité civilisationnelle
des droits de tradition chrétienne, que Savigny accorde, par suite de quoi il s’intéresse en
premier lieu aux droits des peuples chrétiens, et que Thibaut récuse, ce qui contribue à
éveiller sa curiosité pour les législations des peuples non chrétiens.
De ce point de vue Saleilles occupe une position paradoxale : quoiqu’il en ait, il est
quant au fond très proche de Savigny, avec qui il défend la thèse de la supériorité civilisa-
tionnelle du christianisme mais d’où il conclut (contre Savigny, croît-il, mais ce n’est pas
le cas) que ces peuples ayant des principes juridiques communs dont la vocation est uni-
verselle, il est impossible de donner à l’étude du droit un cadre seulement national.
L’universalité du droit comparé est donc selon lui absolue in potentia, mais in actu relative
aux pays de tradition chrétienne.
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1. Cf. supra, n. ■, p. ■.
2. LDED, p. 7.
3. Saleilles « s’éprend » du droit romain (l’expression est de Gaudemet, RS, p. 8) en
suivant les enseignements de Paul Gide à la Faculté de droit de Paris. Il l’enseigne à Gre-
noble, puis à Dijon. Sur son œuvre d’historien du droit romain, cf. E. Maynial, « Les tra-
vaux de R. Saleilles sur le droit romain », art. cité, p. 185 et s., et P. Grossi, « Assolu-
tismo… », art. cité, p. 358.
4. « Le seul droit romain qui fût en harmonie avec l’état social moderne était le droit
romain déformé, rajeuni, faussé et dénaturé, si l’on veut, des pandectistes modernes, les
seuls qui eussent fait de l’évolution historique sans le savoir, alors que les historiens de
l’école de Savigny ne faisaient au fond, que de la réaction historique » (EHDN, p. 93).
5. F. Laferrière, « Introduction », Revue bretonne de droit et de jurisprudence, vol. 1,
mai-août 1840, p. III, cité par F. Audren, « Écrire l’histoire du droit français : science
politique, histoire et géographie chez Henri Klimrath (1807-1837) », in J. Pouma-
rède (dir.), Histoire de l’histoire du droit, PU Toulouse, 2006, p. 117. Sur le programme
scientifique de Laferrière, cf. dans cet ouvrage, l’étude de Yann Arzel Durelle-Marc, « La
Revue bretonne de droit et de jurisprudence de Firmin Laferrière et l’école historique
française du droit », p. 373 et s.
6. C’est « une science qui est avant tout une science sociale, la science sociale par
excellence, c’est-à-dire qui doit s’adapter à la vie de la collectivité pour laquelle elle est
faite, et donner satisfaction à toutes les exigences des nécessités pratiques et à tous les
desiderata qui en ressortent », préface à F. Gény, Méthode d’interprétation et source en droit
privé positif, Paris, LGDJ, 1919, t. 1, p. XVIII.
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n’en reste pas moins Rome. Se dessine ainsi la possibilité de penser un monde
juridique à la fois unique et global, débarrassé des frontières nationales ou cul-
turelles, un monde dont la structure conceptuelle constitutive serait le destin
universel d’un romanisme sans droit romain1. Dans ce dessin, on sera libre de
lire le rêve heureux d’une humanité réconciliée avec elle-même ou le cauche-
mar effrayant de l’expansion illimitée de l’Empire du juridisme romain à
l’échelle de la planète.
Quoi qu’il en soit, les principes d’unité, de finalité et de progression qui
sont constitutifs du modèle scientifique romain convergent tous vers un qua-
trième, le plus important peut être, celui de l’unité non seulement mécanique
mais organique du droit et de sa science, qui se réalise dans l’élévation des
jurisprudents au rang d’ « organes du progrès juridique »2, donnant ainsi à la
science juridique une tâche actif et créatrice à l’avant-garde de l’évolution du
droit3. Saleilles se trouve donc amené à formuler un programme de restauration
1. L’idée se trouve très explicitement chez Jhering : « L’étude du droit romain finira
cependant par devenir inutile : ceux qui ont voué les nations modernes à une éternelle
minorité sur le terrain du droit peuvent seuls en douter. Par le droit romain, mais outre et
au-delà : telle est, pour moi, la devise qui résume toute l’importance de ce droit pour le
monde moderne. (…) L’unité de forme de la science, telle qu’elle résultait pour presque
toute l’Europe, de l’adoption commune d’un seul et même Code de lois (…) a disparu à
jamais, en même temps que la communauté de forme du droit. La science du droit (…)
se transformant en jurisprudence comparée (…) peut à tout jamais s’assurer pour l’avenir
ce caractère d’universalité dont elle fût revêtue si longtemps » (Jhering, EDD, p. 14
et 15).
2. « Plus tard, ce furent les jurisconsultes de profession qui prirent ce rôle d’organes
du progrès juridique, ne se contentant pas de constater les besoins qui se faisaient jour,
mais donnant à ces vagues conceptions de la pratique la formule juridique destinée à en
faire ressortir à la fois le principe rationnel et toute les applications possibles. Ce long tra-
vail de la doctrine acquit une telle importance que l’on dut accepter comme formules
légales les conceptions unanimement acceptées par les principaux jurisconsultes »
(MHED, p. 487).
3. On a vu Saleilles reprocher essentiellement à l’école historique d’avoir abandonné
ce programme. On lit pourtant sous la plume de Savigny que : « Les jurisconsultes exer-
cent sur le droit une double action : l’une créatrice et directe, car réunissant en eux
presque tout l’activité intellectuelle de la nation, ils continuent le droit comme ses repré-
sentants ; l’autre purement scientifique, car ils s’emparent du droit quelque soit son ori-
gine, pour le recomposer et le traduire sous une forme logique. (…) la forme scientifique
qu’ils (…) impriment [au droit], tendant sans cesse à développer et à compléter son
unité, réagit sur le droit lui-même, lui donne une nouvelle vie organique, et la science
devient un nouvel élément constitutif du droit » (Savigny, TDR, p. 44). En outre, Savigny
assigne, pour le moins, un rôle politique éminent aux Universités dans la processus d’uni-
fication de l’Allemagne. Cf. la présentation et la traduction d’O. Jouanjan de Savigny,
Essence et valeur des Universités allemandes, in Revue d’histoire des facultés de droit, no 23,
2003, p. 173-195 ; A. Dufour, « Théorie et pratique de la recherche et de l’enseignement.
La conception de l’Université de Savigny », Droits, no 20, 1994, p. 43-53, et Olivier
Beaud, « Un autre regard sur l’Université. L’Université allemande selon Savigny et
Weber », in C. Colliot-Thélène et J.-F. Kervégan (dir.), De la société à la sociologie, Lyon,
ENS-Éd., p. 31 et s.
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1. « … cette personnalité n’est pas constituée seulement par la somme des vies dont
elle est la résultante à un moment de son existence ; c’est surtout une personnalité histo-
rique. Elle est constituée par tout ce que lui ont laissé en traditions, sentiments, idées par-
ticulières, façons de voir, de sentir et d’agir, toutes les vies particulièrement qui ont passé
dans la complexité de son existence et dont elle conserve l’impulsion et comme l’étincelle
de vie qu’elles lui ont léguées en disparaissant. Voilà ce que c’est qu’une nation, et si l’on
veut en trouver la réalité tangible et vivante, c’est dans la sensation particulière qu’en ont
et qu’en réfléchissent en quelque sorte chacun de ceux qui la composent, que l’image en
apparaîtra absolument visible » (RP, p. 388).
2. RP, p. 388.
3. « … cette souveraineté n’est incarnée dans aucun corps entendu de la somme des
individualités qui la constitue, aucun corps politique, cela va de soi, pas même le corps
électoral ; il n’y a là que des organes par lesquels cherche à se dégager et à s’exprimer
cette volonté générale qui est la manifestation de la souveraineté nationale. Le but des
constitutions est donc uniquement de créer des organes, aussi adaptés que possible, en
vue de fournir l’expression exacte de la volonté du pays » (RP, p. 389).
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vable de démonstrations fondées sur des « preuves directes et décisives »1. Con-
fondre ces deux domaines, en voulant produire des vérités sociales par le
moyen de raisonnements a priori, c’est chercher à connaître les vérités sociales
sur le mode des Vérités révélées, c’est donc donner aux vérités sociales un sta-
tut métaphysique qui ne sied qu’aux Vérités révélées. La philosophie déductive
se dévoile être une superstition idôlatre, qui accorde sa Foi dans la valeur
absolue de vérités humaines, étatiques et légales sans veiller à ce que ces vérités
soient confirmées par la Raison explicite, qui est observatrice et expérimentale.
Les enseignements de Newman rencontrent ici ceux de l’école historique, à qui
revient le mérite d’avoir « enlevé tout crédit et dénié toute valeur objective aux
déductions tirées d’un raisonnement abstrait en matière d’applications socia-
les »2. La science de la société, dont le droit est une branche, est une science
positive où l’on procède des faits aux idées, et non une science déductive où
l’on procède des idées aux faits, dans la mesure où elle traite d’institutions
humaines qui se manifestent par des phénomènes observables.
Ajoutons que la condamnation de la philosophie déductive n’est pas seule-
ment fondée sur les progrès accomplis par la conscience savante depuis le
XVIIIe siècle, elle s’appuie encore sur l’évolution réelle des institutions françaises
elles-mêmes. On sait en effet que la Constitution de la IIIe République ne
repose pas tant sur un texte écrit que sur un ensemble de pratiques, ce qui
contribue à débarrasser le pays de tout fétichisme scripturaire et à redonner sa
place éminente à la « constitution organique » et « non écrite »3 de la nation.
Il n’est pas interdit de juger ces arguments un peu rapides, ni même de
trouver naïf la conviction qu’il suffise, pour destituer la philosophie de ses fonc-
tions architectoniques, de dénoncer le caractère déductive de ses méthodes et
de souligner ses liens supposés avec le despotisme. On rappellera d’ailleurs que
de nombreux philosophes furent peu enclins à soutenir l’absolutisme et qu’il
s’en trouve aussi pour accorder que la philosophie sociale ne peut être
qu’empirique.
Quoi qu’il en soit, Saleilles sait ne pas pouvoir restaurer le monopole de la
science juridique sur les savoirs législatifs en réfutant les seules prétentions de
la philosophie déductive et devoir en outre ferrailler avec ce qu’il appelle les
1. « La Foi (…) est donc loin d’exiger une démonstration aussi décisive que celle qui
serait requise pour parvenir à ce que l’on entend par une conviction rationnelle ou pour
fonder une croyance sur la base de la Raison. Et pourquoi cela ? C’est qu’elle se laisse
dominer uniquement par des considérations a priori. Aussi est-ce sur ce terrain que les
deux principes s’opposent l’un à l’autre. La Foi subit l’influence d’opinions préalables, de
prédispositions, et si l’on peut dire, dans le bon sens du mot, de préjugés, tandis que la
Raison ne tient compte que des moyens de preuve directs et décisifs » (Newman, La foi et
la raison…, op. cit., p. 17). C’est pourquoi « la vraie philosophie s’accommode de faits, et
quand il s’agit de faits, nous n’en sommes plus les maîtres : ce n’est pas nous qui les
créons » (ibid., p. 83). Donc la méthode a priori ne convient qu’aux vérités divines, l’ap-
pliquer aux vérités humaines, c’est sombrer dans la superstition idolâtre en divinisant des
œuvres humaines.
2. EHDN, p. 94 et 95.
3. Cf. supra, n. ■, p. ■.
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1. DCDC, p. 15.
2. Sur la fonction répulsive de la figure du légiste dans la constitution des sciences
sociales, cf. Frédéric Audren, « Les juristes et l’école de Le Play », in Les études sociales,
Paris, 2002/1, nos 135 et 136, p. 175 et s.
3. Saleilles, « Y a-t-il une crise de la science politique ? », Revue politique et parlemen-
taire, Paris, 1903, t. XXXVI, p. 122.
4. Cf. supra, n. ■ et ■, p. ■.
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Saleilles qui s’inspire évidemment des doctrines de Jhering sur la lutte pour
le droit1 se tient en même temps assez près de Savigny, pour qui le droit est la
forme spontanée et naturelle que revêtent les rapports « de la vie réelle », au
moins pour ce qui concerne « le monde extérieur »2. Ce faisant, Saleilles va bien
au-delà de Durkheim pour qui le droit est le symbole nécessaire et exact de rap-
ports de solidarité qui, lorsqu’ils sont considérés en eux-mêmes, ne sont toute-
fois pas des rapports juridiques3.
Ces rapports juridiques immanents à la vie réelle, c’est le juge qui a pour
tâche de les exprimer. Les faits empiriques dont la science législative doit
rendre compte sont des faits non pas « seulement sociaux » mais indissociable-
ment sociaux et juridiques, des faits qui trouvent la forme de leur expression
dans la langue technique du droit que manie le juge. Il en résulte tout naturelle-
ment que le collecteur de ces faits n’est pas linguiste, ni économiste ou socio-
logue mais que c’est un savant rompu à l’usage de cette langue spéciale : un
jurisconsulte.
On a vu que la science juridique, lorsqu’elle est fidèle à l’esprit du droit, se
présente selon Saleilles à la fois une histoire globale et comme une science glo-
bale de la société. Ce qui apparaît ici, c’est la signification générale de cette pré-
tention : il s’agit ni plus ni moins que de restituer la scientia civilis nourrie de
l’esprit du droit romain dans ses prérogatives de science architectonique de la
société, et par suite de science législative, au motif qu’elle est la seule à même
de fournir une connaissance objective des faits en cause, et donc à pouvoir
rendre compte de la manière dont se pratiquent les lois dans la vie réelle et à
déceler les tendances législatives futures. Il ne saurait donc y avoir de science
législative qui soit réellement empirique sans connaissance approfondie de la
vie judiciaire. Une science gouvernementale vraiment complète ne comprend
pas seulement une science de la législation, forcément abstraite, mais complète
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cette dernière par une science judiciaire, ou science de la jurisprudence des tribu-
naux, qui est la véritable science empirique de la législation dans son rapport à
la vie réelle1.
Apparaît ici la supériorité politique de la science juridique sur les sciences
dites purement sociales, dont le modèle est fourni par l’économie politique.
Cette dernière, comme la philosophie déductive, est incapable de prendre en
charge les faits judiciaires et se trouve de ce fait acculée à une sorte de légiscen-
trisme par ignorance. Son incapacité à connaître ces faits judiciaires la conduit
en effet à limiter son expertise à l’examen des seuls principes de la législation,
qu’elle énonce sous une forme générale et abstraite, dans l’ignorance totale de
la réalité sociale2. Mais comme il s’en faut de beaucoup qu’il suffise pour chan-
ger le cours du monde réel, de poser un principe général et de le faire recon-
naître par la loi, le reproche d’absolutisme se double ici de celui d’impuissance.
La réalisation d’un principe général exige de fait qu’il soit mis en conférence
avec les règles qui gouvernent les matières connexes ainsi qu’avec l’esprit géné-
ral des institutions en vigueur, qu’il soit donc assez déterminé et assez souple
pour être concilié avec les autres principes existants3. Cette conciliation est le
véritable travail d’horlogerie que les juges opèrent dans leur activité quoti-
dienne, c’est devant eux et grâce à eux que les tendances et intérêts qui les sai-
sissent se cristallisent, jusque dans les moindres détails, en règles et principes
juridiques. En s’abstenant de prendre en charge ces opérations, l’action réfor-
matrice de l’économie politique se révèle chétive. C’est dire que, pour Saleilles,
« le progrès social ne peut se réaliser que par l’intermédiaire du droit »4, et que
1. DD, p. 11 et s.
2. « … chez les économistes, foncièrement économistes, ceux qui se déprennent en
quelque sorte des conceptions et de la mentalité juridiques, qui ne voient que les faits, et
qui veulent aller aux faits » on trouve la tendance à « interpréter la loi aussi littéralement
que possible » et ainsi à « s’affranchir de toutes les nuances, de toutes les incertitudes, et
par conséquent de toutes les demi-mesures où tendent plus ou moins les systèmes d’in-
terprétation large et hardie ». Cette tendance « considère que ce qu’il faut avant tout au
droit moderne, ce sont des solutions nettes, et ensuite des solutions d’ensemble ». Mais
pour avoir des « solutions nettes, il faut s’en tenir au texte brut et réduire, autant que pos-
sible, ce qu’on appelle encore parfois le rôle prétorien de la jurisprudence » (DD, p. 10).
3. Par exemple : « Que l’on supprime l’incapacité de la femme mariée, c’est fort
bien, et j’y consens tout le premier. Mais encore faut-il concilier cette indépendance éco-
nomique et pécuniaire de la femme avec l’économie des différents régimes matrimoniaux.
Et de même si l’on supprime la responsabilité indéfinie de l’héritier, pour réduire les
créanciers au montant de l’actif héréditaire, encore faut-il prendre ses précautions pour
empêcher qu’une partie de cet actif ne soit dissimulé et soustrait aux créanciers. Vous
voyez donc bien qu’il ne suffit pas de poser un principe, il faut le rendre applicable »
(DCDC, p. 15).
4. « Poser un principe, c’est relativement facile, et en général, les sciences purement
sociales s’en tiennent là. Mais à quoi aboutirait-on si le principe ainsi posé est inappli-
cable en fait et que la loi qui le décrète doive rester lettre morte ? Ce qui au contraire,
rentre dans le domaine propre des sciences juridiques, c’est d’organiser un principe une
fois adopté, de le concilier avec l’ensemble du droit national, de lui donner une facture à
la fois juridique et pratique, qui lui permette de fonctionner utilement. (…) Le droit, au
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sens strict du mot, est l’aboutissement forcé de l’économie politique, le moule qu’elle doit
subir pour réaliser ses postulats les plus indispensables (…) le progrès social ne peut se
réaliser que par l’intermédiaire du droit » (DCDC, p. 15 et 16).
1. Cf. supra, n. ■ et ■, p. ■.
2. « Heureusement nous avions le droit romain ! Le droit romain, c’était comme l’a
si bien dit M. Durkheim, la sociologie de l’époque. C’était de l’histoire sans doute, mais
c’était plus que de l’histoire, c’était l’exposé d’une méthode. Et je crois bien que cette
méthode est de tout temps » (LDED, p. 7).
3. « … ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de collectivité humaine organisée sans
règles, donc sans une réglementation d’ensemble et les règles qui gouvernent un petit
groupement humain, c’est ce que nous appelons une institution juridique. C’est ce qui
constitue le droit (…) c’est donc dans ce droit, avant tout que s’incarnent et par lui que se
manifestent les relations sociales, les courants sociaux, tout ce qui compose la vie sociale.
Et si la sociologie est avant tout la recherche des lois qui président à ces relations sociales,
elle ne peut les étudier et les connaître qu’à travers les institutions juridiques » (« Confé-
rence sur les rapports du droit et de la sociologie », in Revue internationale de l’enseigne-
ment, 1904, 2 t., XLVIII, p. 422 et 423).
4. Sur cette expression, cf. D. Kelley, « Vera philosophia : The philosophical signifi-
cance of Renaissance Jurisprudence », Journal of History of Philosophy, 1976, XIV, no 1,
p. 267-338.
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1. DCDC, p. 23.
2. Cette opinion est superbement défendue par Troplong : « Les textes du Code ont
une sève féconde qui déborde de toute part les ouvrages classiques du XVIIIe. Vouloir la
comprimer dans les limites empruntées à un autre âge de la jurisprudence, tandis qu’elle
ne demande qu’à circuler et à s’étendre, c’est violer la loi du progrès, et oublier qu’une
science qui marche est une science qui grandit. (…). Cependant, chose étrange, on
entend répéter tous les jours que le Code civil a rétréci l’horizon du droit, et que le temps
des larges études est fini. Oui, sans doute si l’on ne veut trouver dans ce vaste résumé que
la relation de ses articles avec des fragments de Pothier, Domat et d’autres auteurs (…)
Mais essayer un moment de sortir de ce cercle borné, laisser aller le droit à sa souplesse
naturelle et à ses élans vigoureux ; permettez au Code de faire alliance avec les grands
jurisconsultes du XVIe siècle, et de se poser à côté du droit romain, non pour subir docile-
ment son joug mais pour lutter en rival qui connaît ses forces ; exigez que l’interprète
explique ses dispositions par l’histoire et la philosophie, qui plus que jamais est un besoin
des intelligences (…) alors, si je ne me trompe, ceux qui se trouvent à l’étroit dans le
Code et semblent se plaindre d’y étouffer, seront peut-être embarrassés de l’abondance
des richesses, et rabattront leur dédain » (cf. R.-T. Troplong, Le droit civil expliqué selon
l’ordre des articles du Code, de la prescription, Paris, Hingray, 1835, p. V et VI).
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l’exégèse »1, faire du Code civil la seule source du droit français ne signifie cer-
tainement pas qu’on confonde le droit et la loi. Tout au contraire, les auteurs
des deux premiers tiers du XIXe siècle s’accordent généralement à penser qu’à
partir de la seule lettre du Code, et dès lors qu’on se donne la peine de mobili-
ser toutes les ressources de la pensée juridique, il est possible de dégager les
vérités qu’il contient et de répondre aux attentes des justiciables. S’il est donc
tout à fait faux d’affirmer que ces juristes aient pu confondre le droit et la loi, il
est vraisemblable que, selon eux, le Code civil ait pu fournir un cadre satisfai-
sant pour la recherche des vérités légales et l’attribution du sien à chacun (ce
qui ne suffit pas, tant s’en faut, à transformer ces auteurs en membres d’une
unique École ...).
C’est cette conception que Saleilles refuse, parce qu’elle repose sur la pré-
misse, d’après lui insoutenable, que des énoncés généraux et abstraits pour-
raient orienter objectivement l’action quotidienne des praticiens du droit. La
loi étant trop générale et trop abstraite pour résoudre les cas concrets, la règle
juste ne peut être que singulière et concrète, raison pour laquelle existent des
tribunaux, auxquels il est vain de nier l’autorité qui leur revient. Il convient
donc, aux côtés de la loi, de reconnaître l’autorité du Recueil des décisions
judiciaires et administratives. Le résultat obtenu est spectaculaire, puisqu’il
permet de concevoir ce Recueil comme un Corps de droit distinct du Code
civil et non plus comme l’apostille (au demeurant considérable) de ce dernier.
À dire vrai, si Saleilles reconnaît que cette conception n’est pas encore partagée
par les organes de l’État et par le public, il se félicite de constater qu’elle a déjà
largement triomphé dans l’esprit des juristes, ce qui fait de lui un continuateur
de la génération qui le précède (on pense à Bufnoir2 et à Labbé, en qui on a pu
voir le père de l’arrêtisme moderne3) plutôt qu’un visionnaire isolé.
Saleilles est décidément un modéré : il ne conçoit pas que la vocation de ce
nouveau Texte soit de se substituer au monument législatif napoléonien, ni
même de se hisser sur le piédestal de ce dernier afin de jouir d’une autorité
équivalente, mais il estime toutefois nécessaire de lui reconnaître une autorité
qui pour être strictement supplétive, n’en est pas moins distincte. Cette
modestie tient à la nature même de la jurisprudence, qui manifeste le « droit
nouveau » qui, pointant dans la réalité sociale, n’a pas encore été identifié et
reconnu. Elle sert donc essentiellement à désigner les tendances de l’époque, la
direction dans laquelle il convient de réformer la législation. Quant au droit
présent considéré dans sa maturité, c’est évidemment dans la législation en
vigueur, dont le fondement textuel est tout aussi évidemment le Code civil4,
1. Sur les travaux d’historien de Bonnecase, cf. Nader Hakim « Julien Bonnecase :
historien de la science juridique ? », in Histoire de l’histoire du droit, op. cit., p. 291 et s.
2. Sur Claude Bufnoir, cf. l’article de Nader Hakim dans la présente livraison de la
revue Droits. Je remercie très vivement Nader Hakim de m’avoir permis de consulter cet
article avant sa publication.
3. Cf. C. Jamin, « Relire Labbé et ses lecteurs », Archives de philosophie du droit, Paris,
Sirey, 1992, t. XXXVII, p. 247-267.
4. « Ce que je crains (…) c’est [l’impression] qu’il suffit d’une iniquité légale, d’une
discordance de la loi avec la réalité, ou d’un besoin urgent qui se fait jour, pour que le
juge, de son autorité propre, ait qualité pour abroger les textes, les fausser ou les laisser
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qu’il trouve ses bases naturelles et son expression légitime. Autrement dit, et
comme l’enseigne l’évolution du droit romain classique, placé sous la double
autorité du Préteur et des Prudents1, la jurisprudence exprime l’élément mobile
du droit tandis que la loi manifeste son élément immobile, ou plus exactement
son élément le moins mobile, l’élément dont la mobilité est assez lente pour se
présenter comme stable puisque selon Saleilles, lecteur de Tarde, le droit est un
ensemble de flux que différencient leur vitesse d’écoulement respectives2. Si
l’on conserve à l’esprit que Saleilles est un réformateur prudent, on aura com-
pris qu’il n’entre pas dans ses vues de doter l’élément le plus mobile du droit
d’une autorité supérieure à son élément le moins mobile3. C’est bien pourquoi
le droit prétorien nouveau est censé se superposer progressivement aux disposi-
tions législatives qu’il prolonge, sans jamais s’y substituer brutalement4.
Le nouveau statut que reçoit la jurisprudence est en cohérence avec la
dimension ontologique du projet de Saleilles : les vérités légales changent avec
le temps mais progressivement. Il faut donc qu’aux côtés des organes qui mani-
festent la stabilité du droit, soit reconnus des organes qui prennent en charge la
fonction d’exprimer ces changements progressifs. C’est le juge qui est le mieux
placé pour remplir cette charge, parce qu’il est situé entre la loi qu’il applique
et les intérêts sociaux qui le saisissent. Il est vrai que dans ce schéma, l’indépen-
dance de la jurisprudence n’est pas complète, puisque formellement le pouvoir
du juge procède de la loi et que l’autorité de ses décisions repose sur celle de la
volonté législative qui la lui concède. Il reste que dans son exercice, cette auto-
rité ne dépend que de manière très ténue du législateur, qui n’est libre de déci-
der ni du contenu des décisions de justice ni de leur portée, et se trouve donc
impuissant à empêcher que certaines de ces décisions confèrent aux principes
périmer. Nous aurions le Préteur, sans l’Édit prétorien, ce qui serait grave. Ou bien nous
aurions le Lord Chief Justice d’Angleterre, sans avoir, pour garantie, le fond solide et tradi-
tionnel du Common Law anglais. C’est donc à concilier la liberté du juge avec le respect
du texte, par des procédés conformes aux traditions françaises et au droit public français
que doivent tendre toutes nos recherches » (LDED, p. 16).
1. « Je suis d’une école qui tend de plus en plus à accorder beaucoup à la jurispru-
dence et à attendre beaucoup d’elle, beaucoup plus que de la loi. Vous avouerais-je que
j’ai commencé ma carrière juridique par l’histoire et (…) que ce n’est pas impunément
que j’ai vu à Rome, dans cette grande école de fabrication juridique que l’on nous cite à
modèle, le droit se faire par l’évolution de la doctrine et de la jurisprudence ; et devenir
stationnaire le jour où la méthode statutaire (…) vint remplacer les procédés de germina-
tion progressive, tels qu’ils se réalisaient sous la poussée des faits et la cristallisation de la
science » (« Le risque professionnel dans le Code civil », in La Réforme sociale, XXXV, 1o,
1898, p. 637).
2. L’expression apparaît, entre autres, dans « Y a-t-il vraiment une crise… », art. cité,
p. 121.
3. « … il s’agit de concilier l’idée d’une sorte de droit coutumier judiciaire avec le
maintien de la suprématie légale » (LDED, p. 48).
4. « [Dans le droit romain]… lorsque le texte était par trop rigide, nous voyions [le]
magistrat créer, presque de toutes pièces, un droit nouveau, droit secondaire, si l’on veut,
qui se superposait à l’ancien, mais qui finissait par prendre sa place définitive » (LDED,
p. 8).
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contradiction assez frontale avec l’idée selon laquelle, dans un régime de souve-
raineté populaire, c’est le public qui doit remplir la fonction de législateur
matériel, et ses représentants élus qui exercent celle de législateur formel. La
recherche d’une solution satisfaisante à cette difficulté va conduire Saleilles à
opérer un quatrième déplacement, qui porte sur la nature de la fonction législa-
tive ainsi que sur le rôle politique du corps électoral, engageant ainsi la nature
des organes politiques de l’État et leurs relations.
DÉPLACEMENT POLITIQUE :
CONSTITUER LE JURIDISME DANS LA RÉPUBLIQUE
1. RP, p. 227.
2. Savigny voit la Révolution française comme une « malédiction » et le modèle de
codification napoléonienne comme une « maladie politique », dont il faut protéger l’Alle-
magne et particulièrement ses Universités. Sur ce point, cf. Alfred Dufour, présentation
générale à Savigny, VLS, p. 8.
3. James Q. Whitman, The Legacy of Roman Law in the German Romantic Area, Histo-
rical Vision and Social Change, Princeton, Princeton UP, 1990, p. 234.
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sive et ancrée dans la tradition nationale1. Reste que, pour n’être ni monoli-
thique ni réactionnaire, ce projet élaboré dans la fièvre de la résistance aux
« tendances françaises » n’en est pas moins incompatible avec les idéaux démo-
cratiques du régime républicain. On peine dès lors à imaginer comment, traver-
sant le Rhin, il pourrait se présenter autrement que comme une machine de
guerre contre la IIIe République et ses institutions. Mais comme on l’a vu,
Saleilles n’est pas vraiment du genre guerrier.
Si l’on ajoute que, toujours selon Whitman, « à la fin, bien sûr, il n’y eut
aucun futur pour le droit romain » qui fut condamné à n’être qu’une « » décora-
tion « selon le mot de Jhering »2 parce que l’État bureaucratique moderne se
construisit en Allemagne dans l’indifférence aux schèmes défendus par les pro-
fesseurs de droit romain3, on comprend que Saleilles n’ait pas fait sienne une
entreprise qui se révéla finalement n’avoir été qu’un tissu d’ « espoirs déçus et
de programmes mal calculés »4.
Le problème que Saleilles doit résoudre peut donc se formuler dans les
termes suivants : comment défendre la restauration du juridisme dans le sillage
des pandectistes allemands, tout en donnant à cette restauration une forme ins-
titutionnelle qui soit compatible avec l’esprit démocratique de l’époque et avec
le caractère républicain des institutions françaises ? Ou encore : quelle serait la
formule politique d’un juridisme à la française ? La réponse à cette question
passe selon Saleilles par la dépolitisation de l’activité législative (1), qui ne sau-
rait être rendue compatible avec les institutions françaises existantes que par
l’adoption d’un régime constitutionnel mixte (2) dont la légitimité repose,
in fine, sur la romanisation progressive de la société française (3).
1. « The charismatic lawyers of Savigny’s Berlin have always been poorly understood
by those wo believed them to be reactionaries. The believed that the key to reform lay in
the three centuries of tradition that bound together Roman Law with the Holy Roman
Empire. They believed that reviving those three centuries of tradition could end up feu-
dalism in Germany, without either revolution or what they viewed as the excessive econo-
mic freedom of the English kind » (Whitman, The Legacy…, op. cit., p. 233 et 234).
2. Whitman, The Legacy…, op. cit., p. 228. Je traduis.
3. « The program of the generation of Savigny failed (…) in practice (…). The Ger-
many that emerged was neither Savigny’s free Rome, nor Jhering’s commercial Rome.
The Germany that emerged was indeed Weber’s Wilhelmine Reich, in which schemes of
Savigny and Jhering counted for naught » (J. Whitman, The Legacy…, op. cit., p. 234).
4. Whitman, The Legacy…, op. cit., p. 234. Je traduis.
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tiendra donc pas à la seule apparence des choses, il s’attachera plutôt à mettre
au jour les courants invisibles qui organisent silencieusement la vie du droit
dans les profondeurs du monde réel.
Selon Savigny, l’élément invisible du droit est la sphère de la conscience
commune en acte, ou élément politique, la surface visible étant constituée de
l’élément formel ou technique. Par rapport à cette doctrine, Saleilles opère un
double renversement : en premier lieu, la sphère « politique » est désormais dis-
tincte de la morale concrète commune du peuple, elle désigne le jeu agonis-
tique des forces qui cherchent à accéder aux fonctions gouvernementales
suprêmes1 ; en second lieu, c’est désormais l’élément politique qui est à la sur-
face du monde réel et l’élément technique qui, parce qu’il structure la vie
sociale, en constitue les profondeurs2.
Autant dire que pour Saleilles rien d’essentiel pour le droit ne se joue dans les
rapports entre les partis politiques, ni même dans les relations entre les organes
supérieurs de l’État, qui doivent être considérés comme les acteurs largement
inconscients de transformations souterraines qu’ils ne parviennent à exprimer,
en mettant les choses au mieux, que par « des idées de surface, des sentiments
impulsifs, des conceptions prises en bloc, des formules brutales »3. Ces mouve-
ments profonds de la société sont des actions collectives dont la rationalité
échappe largement aux consciences individuelles mais aussi à la conscience col-
lective, qui n’est qu’un sentiment inorganique incapable d’accéder à la claire
compréhension de la signification historique de ce qu’elle fait. C’est donc à la
science qu’il revient, à force de travail et d’intuition, de dévoiler et de décrire ces
courants invisibles de la vie du droit. Comme l’objet de la loi est précisément de
donner une forme générale à ces courants, c’est aux organes de la science qu’il
revient d’exposer son contenu, d’assumer la fonction de législateur matériel.
On dira que la loi manifeste la volonté nationale souveraine, et Saleilles ne
le nie pas, mais précisément cette dernière doit être comprise non pas comme
une volonté arbitraire mais comme la volonté de la personnalité réelle et
concrète, substantielle et matérielle de la nation4. Il convient donc de placer
l’élaboration de la Loi en dehors du jeu des partis et des organes politiques qui
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1. « On (…) a trop dit que la loi n’était pas autre chose que la volonté du législateur à
l’état de permanence impérative, ce qui se traduisait uniquement par ces mots : la loi est
l’œuvre d’un parti politique, de droite ou de gauche, peu importe, indiffférente à la justice
et à l’équité (…) On se croyait en droit de dire de la loi qu’au lieu d’un traité de paix entre
les partis elle était un instrument d’oppression politique que les vaincus ou prétendus tels
avaient toujours le droit de contester ou de dédaigner. Connaissez-vous formule
d’anarchie sociale ou politique plus dangereuse et plus néfaste ? » (« Les méthodes d’en-
seignement du droit et l’éducation intellectuelle de la jeunesse », Revue internationale de
l’enseignement, 1902, p. 329). Cette référence sera notée MED par la suite.
2. « Il y a en effet deux choses à bien distinguer : la direction politique générale et les
lois particulières. Gouverner, c’est appliquer une politique particulière ; faire une loi, en
général, c’est, ou ce devrait être, résoudre un problème juridique ou économique, ou
encore de morale publique, en dehors de toute idée politique et de toute coterie de parti.
Gouverner, c’est obéir à un parti ; faire une loi, c’est se mettre au-dessus des partis » (RP,
p. 390).
3. « Donc la direction politique est soumise au principe majoritaire » (RP, p. 391).
4. « Il n’y a qu’une façon de faire apparaître la volonté du pays et de lui fournir son
expression exacte, c’est de mettre en présence toutes les opinions par lesquelles peut se
produire un élément ou comme une fraction de cette volonté collective ; il faut que du
contact de tous les groupes qui en représentent comme l’une des faces spéciales puisse
sortir la résultante unique qui correspondra aux tendances véritables du pays et qui
emportera moralement son adhésion » (RP, p. 391).
5. Cf. S. Rials, « Constitutionnalisme, souveraineté et représentation », in La conti-
nuité constitutionnelle en France de 1789 à 1989, Paris, Economica, 1990, p. 49-69.
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1. « Que la loi soit faite par le Prince, par un Sénat, par une Assemblée élective, ou
par le concours de ces divers pouvoirs, il n’y a rien là qui change essentiellement les rap-
ports du législateur et du peuple ; et c’est une erreur (…) de croire que pour représenter
l’esprit de la nation, la loi doive nécessairement émaner d’une Assemblée élective » (Savi-
gny, TDR, p. 38).
2. Cf. O. Jouanjan, Une histoire…, op. cit., p. 122 et s.
3. Savigny, TDR, p. 42.
4. « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-
même responsable » (E. Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Paris, GF-Flammarion,
1991, p. 43).
5. Savigny, TDR, p. 46.
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tendances »1. Pour cette même raison, la souveraineté ne saurait être « incarnée
dans [un unique] corps politique (...) pas même le corps électoral ». C’est pour-
quoi « le but des constitutions est (...) de créer des organes, aussi adaptés que
possible, en vue de fournir l’expression exacte de la volonté du pays »2. C’est
bien parce qu’il fait fond sur une conception expressive et non pas volontaire de
la souveraineté que Saleilles peut justifier la dépolitisation de l’activité législa-
tive qu’il appelle de ses vœux.
On pourrait en conclure qu’à l’instar d’un Savigny, Saleilles n’est pas plus
démocrate que républicain. Cette conclusion trouverait au demeurant un début
de confirmation dans son engagement contre la politique de la République à
l’endroit des congrégations après 1905, qui le font considérer par le Recteur de
l’Académie de Dijon comme un « homme de parti et un meneur »3 du parti
catholique.
C’est bien autour de la question religieuse que se noue l’engagement poli-
tique de Saleilles, ce qui n’a sans doute pas contribué à éveiller chez lui une quel-
conque sympathie pour les républicains. Il est établi que Saleilles a joué un rôle
crucial auprès des autorités ecclésiastiques durant la crise de 1905, au point
d’avoir mérité le titre de « cardinal vert »4. En outre, certaines de ses activités
scientifiques n’ont pas été dépourvues de significations directement politiques.
Ainsi, le Congrès international de droit comparé de 1900 dont il est la cheville
ouvrière est l’occasion de critiques acerbes contre le régime républicain, quoi-
qu’on ne puisse affirmer qu’il les juge opportunes, ni en déduire qu’il partage
l’hostilité de principe de certains de ses collègues à l’endroit de la République5.
Mais ces divers éléments ne révèlent leur véritable signification que si l’on
conserve à l’esprit que c’est essentiellement au sein de l’Église que Saleilles
s’engage, en faveur du modernisme, au moins jusqu’à la condamnation de ce
dernier en 1907 par le pape Pie X6. On aurait donc tort de croire que Saleilles
1. RP, p. 389.
2. Ibid.
3. Archives nationales, F/17/25908, Dossier personnel Saleilles, Note du recteur
datée du 9 juin 1893. Je remercie très vivement Frédéric Audren de m’avoir donné accès
à la copie de ce dossier.
4. Selon Imbart de la Tour : « L’histoire dira un jour, quand le tumulte de nos pas-
sions sera calmé et que son scellé sera ouvert, le rôle que joua R. Saleilles dans la crise de
la Séparation. Son activité inlassable, son dévouement, sa compétence, lui avaient acquis
les sympathies des évêques chargés d’étudier le statut de l’Église de France. Il donna aux
travaux de la Commission préparatoire le plus utile des concours » (« R. Saleilles »,
art. cité, p. 28). Sur les engagements catholiques de Saleilles, nous disposons désormais
d’une étude remarquablement complète Patrice Rolland, « Un cardinal vert » à paraître
dans la Revue française d’histoire des idées politique, Paris, 2008/2, no 28. Je remercie très
vivement Patrice Rolland de m’avoir permis de prendre connaissance de son article avant
sa publication.
5. Sur la signification proprement politique du Congrès international de droit com-
paré et la position de Saleilles à cet égard, cf. G. Sacriste, Le droit de la République…, thèse
citée, p. 493 et s.
6. Cf. Patrice Rolland, « Le cardinal vert », art. cité. De lui-même, Saleilles disait :
« J’appartenais alors à un petit groupe d’étudiants catholiques, très enthousiastes, très
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donc pas qu’il ait vu dans la démocratie le destin de son époque, et qu’il ait
refusé de s’en plaindre1. En outre, il confesse explicitement son indifférence à la
nature du « régime », si par ce terme on entend la forme extérieure (monar-
chique, impériale ou républicaine) des institutions qui relève selon lui de la
« surface » des choses et n’intéresse donc pas la science. Sans doute, cette indif-
férence publique du savant n’est pas exclusive de préférences personnelles, qui
se manifestent lorsque Saleilles défend avec force le principe d’un exécutif fort
et indépendant qui saurait répondre au besoin d’ « unité » dans la direction
politique du pays, besoin qui est selon lui une « loi du gouvernement »2 en tous
lieux et toutes époques. Excluant comme illibérale la solution bonapartiste,
Saleilles discute l’option monarchiste mais ne l’adopte pas, à cause de la situa-
tion dans laquelle se trouve le Parti monarchiste mais surtout parce qu’il consi-
dère que l’époque étant au refus du pouvoir personnel, les monarchies exis-
tantes sont condamnées à se concilier avec le principe parlementaire qui ne
peut à terme que « conduire à l’anihilation complète du chef de l’exécutif par le
Parlement »3, ce qu’aurait, selon lui, fort bien compris le Comte de Chambord
en 1873. Il ressort de cette démonstration que Saleilles pourrait bien pencher à
titre personnel vers le légitimisme mais qu’il juge cette voie trop impraticable
pour être défendue au point de troubler l’indifférentisme savant par lequel il
s’accommode du siècle. En cette matière aussi, « ce qui est mort est bien
mort ».
Saleilles est donc un catholique engagé, vraissemblablement légitimiste par
nostalgie, en tout cas partisan d’une conception expressive de la souveraineté
dans laquelle la loi est une œuvre scientifique et non politique. Il ne refuse tou-
tefois pas le principe démocratique et se résigne somme toute assez facilement à
la forme républicaine du régime. Parce que son aversion pour la violence poli-
tique l’emporte sur son peu de sympathie pour les institutions de son temps, et
plutôt qu’à vouloir les renverser, il va chercher à les concilier avec le renouveau
du juridisme qu’il défend. C’est ce qui apparaît lorsqu’on se tourne vers la
dimension proprement institutionnelle de son projet politique.
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1. « … sous un régime de démocratie directe (…) c’est la majorité qui ferait la loi
alors que sous un régime de démocratie, si la majorité dût avoir le vote et la décision, la
minorité aurait au moins la parole et la discussion » (RP, p. 227).
2. « Sous le régime représentatif, sous sa première forme, le peuple ne fait pas la loi,
ni par lui, ni par ses représentants. Il se contente de créer le pouvoir qui fera la loi ; ce qui
est tout différent. Le régime représentatif sous sa forme anglaise, est le régime d’une aris-
tocratie temporaire qui dure le temps d’une législature, mais qui, tant qu’elle dure, ne
représente qu’elle. (...) C’est un système que pour ma part je n’admets pas et c’est une
conception que je crois incompatible avec le système démocratique moderne, c’est un
système d’aristocratie parlementaire » (RP, p. 226).
3. RP, p. 227.
4. Cf. supra, n. ■, p. ■.
5. Ce régime « correspond très bien à cette conception un peu bourgeoise qui fût
l’incarnation du droit public et de la vie sociale pendant toute la première moitié de ce
siècle (…) après le règne d’une aristocratie de naissance, celui d’une aristocratie politique
incessamment renouvelée par voie de suffrage, je ne vois pas d’autre mot pour la mieux
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désigner, elle représentait les classes moyennes, le parti moyen. (…) Qui oserait dire que
cette conception soit encore la nôtre, que cet état social n’ait subi aucune transformation
et que l’idée même du suffrage universel n’ait pas changé tout cela ? La participation de
tous à l’élection, c’est la souveraineté collective qui s’affirme » (RP, p. 230).
1. « Les Américains ont compris que, pour faire vraiment de la fonction judiciaire un
pouvoir distinct, servant d’arbitre entre les deux autres, il fallait qu’il pût être juge de la
constitutionalité de la loi, comme il est juge de la légalité des décrets du pouvoir exécu-
tif (...) Quelle anomalie [qu’une] constitution écrite qui échappe au pouvoir d’apprécia-
tion des tribunaux ! » (R. Saleilles, Discussion qui fait suite à l’exposé de Mr. Larnaude à
la Société d’études législatives, Bulletin de la Société de législation comparée, 1901-1902,
t. XXXI, p. 241-242).
2. Saleilles défend l’élection du président au suffrage universel, sans croire toutefois
au succès d’une telle réforme : « Is there then no other resource than the hazard of a
popular revision of the constitution which, while maintaining the Republic, would give us
a President elected by Universal Suffrage ? This, as everyone knows, would put an end to
the parliamentary regime… » (DPCF, p. 62).
3. « Il n’est pas douteux que le peuple entende que pour chaque loi on tienne compte
de lui et que le Parlement, à chaque moment de son existence, se souvienne qu’il n’est
qu’un des organes de la souveraineté et non la souveraineté elle-même. La souveraineté
existe en dehors du Parlement, elle appartient à la nation et la nation par le suffrage uni-
versel n’entend pas abdiquer » (RP, p. 231).
4. « La théorie que j’expose ne se présente pas du tout comme une application de la
démocratie directe ; elle admet fort bien que la loi doit être faite par le Parlement et non
par le peuple, et que les députés en la votant n’ont à prendre d’avis que d’eux-mêmes et
non de leurs commettants : elle ne proclame absolument pas l’application du mandat
impératif » (RP, p. 232).
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1. « La Foi est essentiellement démocratique ; s’adressant à tous, elle doit être acces-
sible aux foules comme à l’élite, à ceux qui se contentent de raisons apparentes, comme à
ceux qui en veulent de plus hautes. Elle est le seul principe intérieur que tous les hommes
puissent avoir en commun, le seul, dans le domaine de l’intelligence et de la conscience,
qui les fasse tous égaux et qui puisse donner au plus humble parmi les hommes une
valeur qui l’égale au plus grand » (Préface, FR, p. XXIII-XXIV).
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mues par des affects inorganiques, des idées de surface et des formules brutales
et considérer pourtant le corps électoral s’exprimant à la majorité comme
un organe assez dépolitisé pour que se manifeste à travers lui le consensus
moral de la nation, au point de lui donner le dernier mot en matière législative.
Saleilles ne nierait peut-être pas cette contradiction, mais répondrait qu’il
convient de la considérer dans la perspective historique de son dépassement : la
grande aventure de la Révolution française, avec beaucoup d’illusions et de tra-
gédies, ayant imposé le principe de la souveraineté populaire et le suffrage uni-
versel, le corps électoral prend désormais part, directement ou indirectement,
aux affaires publiques. Hélas, cette émancipation conquise dans les affaires poli-
tiques ne s’est pas accompagnée de l’éducation qui aurait pu conduire le peuple
à conquérir aussi son autonomie dans les affaires juridiques. En ces matières, il
est encore trop ignorant pour prétendre pouvoir y jouer un rôle actif. Cette
situation s’explique par la persistance des « idées fausses » et « superstitions
législatives » que la philosophie du XVIIIe siècle a durablement laissé en dépôt
dans l’esprit des Français, et qui font encore le lit de l’anti-juridisme socialiste
ou du despotisme néo-jacobin. Dans ces circonstances, il est sage, comme le
recommandait Savigny en 1814, que les affaires juridiques soient réservées,
tant que faire ce peut, à l’aristocratie savante ouverte et modérée des juristes
professionnels. Mais il est dans le même temps tout à fait nécessaire – comme
ne l’aurait sans doute pas recommander Savigny – d’entreprendre l’émancipa-
tion progressive du peuple dans les matières juridiques, afin que la démocrati-
sation générale des affaires publiques, qui est la marque de notre époque,
puisse pénétrer l’élément technique du droit sans affecter son objectivité et que
le peuple enfin éclairé soit à même de jouer le rôle de gardien de la légalité qui
lui reviendrait s’il pouvait s’en montrer digne1. Où il apparaît que chez Saleilles,
le progressisme démocratique et le juridisme aristocratique cherchent à se
concilier autour de cet improbable slogan : « Hâtons-nous de rendre le droit
romain populaire ! »
1. « Un peuple qui n’a pas le sens de la légalité ne peut avoir celui de la liberté et
encore moins celui de la vie publique. Nous avons payé cher ce qui a fait défaut à notre
éducation juridique. Nous savons aujourd’huy que la loi ne peut être une œuvre de parti,
qu’elle peut être en soi bonne ou mauvaise, mais que cela n’importe guère ; car nous ne
voyons plus en elle la volonté d’un homme ou d’une majorité d’hommes ; mais un instru-
ment d’ordre social, l’instrument positif qui nous est mis en mains, si nous savons nous
en servir, pour réaliser, l’ordre d’abord, la justice et le progrès ensuite » (MED, p. 329).
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1. DD, p. 14.
2. DD, p. 20.
3. Sur ce point encore, Saleilles suit Newman, d’après qui la fonction sociale de
l’Université est de développer la « culture de l’esprit » (p. 314), seule à même de favoriser la
« puissance judicative » qui est « la vigueur [de l’esprit] indispensable pour aborder n’im-
porte quel sujet de son choix et y discerner le point essentiel » (p. 327). L’Université est donc
l’ « endroit où se transmet par enseignement le savoir universel » (p. 29) et « l’art de vivre
en société » (p. 333), in L’idée d’université, op. cit. Saleilles s’engage en faveur de l’auto-
nomie des Universités dans un article anonyme que Thaller lui attribue. Cf. « La ques-
tion des Universités », in Bulletin de la Société des amis de l’Université de Dijon, 1893, t. II,
p. 81-91. Dans la lettre au P. Dujardin (LDED) Saleilles défend la liberté d’enseignement
des professeurs.
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« esprit du droit romain ». C’est la raison pour laquelle, durant sa vie entière,
Saleilles défend dans le même mouvement l’éminence de l’enseignement du
droit romain dans le curriculum et la réforme de ses contenus comme de ses
modes d’évaluation1. D’après ce qu’il en dit lui-même, ses efforts ont été peu à
peu couronnés de succès : la réforme de 1895, initiée par son beau-père Claude
Bufnoir, en restaurant la liberté du professeur « dans la distribution des
matières », a permis que désormais « cette méthode règne en souveraine dans
toutes nos chaires »2. Par cette victoire, que Saleilles juge fragile mais incontes-
table3, le romanisme s’est effectivement doté des organes propres à assurer sa
diffusion dans la société.
Il apparaît ainsi que, si Saleilles s’accommode aussi aisément de la forme
extérieurement républicaine des institutions, s’il ne craint pas la démocratisa-
tion de la société française, c’est que selon lui un tel cadre ne fait pas obstacle
aux progrès spirituels du juridisme, qui prépare et conditionne son triomphe
institutionnel. La conciliation du juridisme et de la forme républicaine est pos-
sible parce que la conscience populaire n’est pas seulement un donné extérieur
qui s’impose aux organes techniques du droit, mais un matériau modelable
offert à l’attention de jurisconsultes animés d’une véritable fonction de civilisa-
tion de la société française. Sur ce point Saleilles s’éloigne peut-être de ses
modèles d’outre-Rhin. Savigny reconnaissait aux jurisconsultes une double
action sur le droit : celle de lui donner sa forme scientifique et celle de l’orienter
dans son évolution en tant que « représentants » de la nation4. Saleilles
en ajoute une troisième, propédeutique, qui consiste à entreprendre la
romanisation progressive de l’esprit du peuple français.
CONCLUSION
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complexes pour qu’elle soit critique, il faut encore que ces idées soient uniques.
Hélas, cette troisième condition a un coût théorique exhorbitant : elle repose en
effet sur l’assertion selon laquelle chaque institution de droit dont l’existence
empirique est constatée dans un ordre juridique donné ne trouve son expres-
sion rationnelle que dans une forme mentale unique, ce qui revient à affirmer
que les multiples conceptualisations confuses et contradictoires de cette institu-
tion que mobilisent les acteurs du droit dans leur pratique se trouvent toutes
contenues dans un germe unique et peuvent donc être ramenées à un idéal
typique unique, ou encore qu’un ordre rationnel, invisible mais réel, constitue
les sociétés humaines par-delà les contradictions apparentes que manifestent les
actes, discours et pensées de leurs membres. Une assertion à la fois aussi géné-
rale et absolue est à la fois réversible (on peut tout aussi bien affirmer le
contraire) et irréfutable (aucune observation empirique ne saurait la contredire)
et pour tout dire dogmatique, au sens que Saleilles donne à ce terme. Il faut en
conclure que la soumission de la science juridique à sa fonction dogmaticienne
de certification des vérités légales aux yeux des praticiens du droit exige le sacri-
fice de ses prétentions critiques. À l’intérieur même du régime de la veritas iuris
institué par Saleilles, le conflit entre la fonction savante de production des véri-
tés légales et le magister de certification de ces autorités est inévitable.
b) Autorité doctrinale et source du droit. Chez Saleilles, le juge est produit du
droit, en tant qu’intermédiaire entre des règles de portée générale et l’irréduc-
tible singularité des cas qui lui sont présentés. Cette position n’est légitime, en
regard de la théorie des sources du droit et en l’absence de dispositions législa-
tives applicables au cas, que si ses décisions ont pour « base d’interprétation »
des constructions doctrinales objectives. Mais en tout état de cause le juge n’est
pas légalement obligé d’adopter telle ou telle construction juridique comme
base de ses raisonnements, du moins dans les systèmes juridiques où la doc-
trine n’est pas une source formelle du droit, c’est de son plein gré qu’il soumet
ses décisions aux déterminations des théories élaborées par la doctrine. Sauf à
imaginer, hypothèse improbable, un monde de juges cyniques qui ne croiraient
pas eux-mêmes à la justice qu’ils rendent, il faut donc que ces théories aient
assez d’autorité pour emporter la conviction de ceux d’entre eux qui s’y
réfèrent.
Cette conviction collective ne repose pas sur le caractère supposé divin de
la nature des vérités légales mais sur la rationalité reconnue des catégories et
modes de raisonnement de la science du droit. C’est dire que l’autorité des
constructions doctrinales repose in fine sur la possibilité de garantir l’objectivité
de leur mode de production. Cette dernière condition est impossible à satis-
faire, dès lors que les jurisconsultes sont incapables de s’accorder eux-mêmes
sur la pertinence de leurs méthodes et la rationalité de leurs raisonnements
scientifiques et qu’ils font publiquement étalage de leurs désaccords, qui sont
bien souvent le reflet de conceptions irréconciliables du droit et de sa science.
Mais si la science du droit, comme toutes les sciences sociales, est une science
dont les prémisses sont publiquement disputés, comment peut-on exiger du
juge qu’il accorde sa croyance dans l’universalité et la nécessité des construc-
tions doctrinales ? Et comment dès lors ne pas penser que Saleilles, en recon-
naissant aux vérités légales l’autorité requise pour s’imposer aux acteurs du
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droit avec la force de l’évidence, attribue à la Doctrine des pouvoirs qui confi-
nent à la magie ? On préférera plutôt prendre acte de ce que l’irréductible plu-
ralité des conceptions du droit et de sa science rend très improbable que la
croyance collective en l’objectivité d’un mode de production des vérités légales
puisse conférer à ces vérités le statut d’évidence aux yeux des praticiens du
droit. On estimera donc qu’en l’absence d’une telle croyance collective, la
confiance que les juges accordent aux théories scientifiques pourrait bien être
assez strictement proportionnée au degré de coïncidence de ces dernières avec
leurs propres préjugés ou, pour mettre les choses au mieux, avec leurs propres
théorisations (quand bien même ces dernières seraient implicites), ce qui can-
tonnerait la doctrine savante dans une fonction auxilliaire de certification
ex post des vérités légales produites par le corps judiciaire. On peine à voir de
quels moyens disposent les jurisconsultes pour éviter qu’une telle hypothèse se
réalise. Savigny, qui était parfaitement conscient du problème, suggérait d’ins-
tituer les Facultés de droit en Collèges judiciaires1. N’ayant pas ces audaces,
Saleilles se condamne à revendiquer pour ces dernières une autorité qu’elles
n’ont pas les moyens d’exercer.
c) Démocratie et modernité politique. Saleilles entend réconcillier le juridisme
romain et la modernité politique en se faisant le chantre d’une modernité alter-
native à la Révolution française, fondée sur la diffusion de l’esprit du droit
romain dans la société française. Pour se faire, il convient selon lui de purger les
idéaux démocratiques de l’antijuridisme que porte la « démocratie pure » et les
idéaux républicains de l’absolutisme parlementaire et légiscentrique auquel
conduit la « superstition législative ». Saleilles accorde lui-même que cette
purge est sévère, mais elle conserve cependant à ses yeux ce qui fait l’essentiel
du projet des Lumières, à savoir le progrès des libertés individuelles et de l’éga-
lisation progressive des conditions sociales et politiques. Dans ce sens, non seu-
lement une République libérale et démocratique est compatible avec le juri-
disme, mais ce n’est qu’à travers le triomphe du juridisme qu’elle peut se
réaliser pleinement.
Pourtant, lorsque Saleilles s’attache à donner un contenu à la démocratie,
outre le respect des droits individuels, la disparition progressive des privilèges
fondés sur la naissance ou la richesse ainsi que le suffrage universel, il évoque
un régime politique dans lequel le corps électoral – organe du plus grand
nombre – ne se contente pas de déléguer l’exercice de la souveraineté popu-
laire, mais participe activement aux affaires publiques. Ce faisant, Saleilles fait
droit à une des promesses cardinales du projet des Lumières, celle de l’auto-
nomie politique. La réalisation de cette promesse requiert sans aucun doute la
garantie des libertés individuelles et l’égalisation des conditions sociales et poli-
tiques, mais elle commande en outre que les membres du corps politique soient
les auteurs des décisions et des règles auxquels ils sont soumis. C’est cet idéal
que la théorie de la souveraineté parlementaire absolue, tout comme celle de la
démocratie pure cherchent maladroitement et vainement à réaliser (sans doute
parce que la première est trop sophistiquée et que la seconde ne l’est pas assez).
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Mais à supposer que le projet de Saleilles puisse aboutir et que la société fran-
çaise soit désormais convertie à l’esprit du romanisme, cet esprit est-il capable
de réaliser l’idéal d’autonomie politique des Lumières ? On peut en douter.
En effet, la clef du triomphe du juridisme romain consiste dans l’attribution
aux juristes du titre de représentants organiques d’une nation substantielle. Ce
faisant, un tel projet incline fatalement vers un régime d’essence aristocratique
dans lequel la compétence de poser les règles auxquelles est soumis le corps
politique revient à une élite savante. Sans doute, le triomphe spirituel du roma-
nisme devrait assurer à un tel régime le consentement profond du plus grand
nombre. Ce consentement serait de plus réel et authentique et se manifesterait
in actu dans la vie du droit. Mais consentir à réserver au petit nombre le soin de
dire et changer la loi revient à donner une légitimité démocratique à un régime
aristocratique par essence, sans en changer la nature. Sauf à penser qu’un jour
tous les citoyens pourraient être des juristes professionnels (ce qui constitue
sans doute l’horizon utopique du projet de Saleilles), il faut conclure que le
projet de restauration du juridisme est politiquement aristocratique, et qu’il
contredit à ce titre l’idéal d’autonomie que Saleilles a pourtant élevé lui-même
au rang de dimension constitutive de la modernité. La contradiction est pro-
fonde : Athènes n’est pas tout entière dans Rome, en tout cas pas dans la Rome
de Saleilles, qui n’hésite pas à invoquer Athènes, mais, in fine, choisit Rome.
d) Destin de la romanité et histoire de l’humanité. La discussion précédente
repose sur l’hypothèse d’une conversion possible de la société française à l’es-
prit du droit romain. Cette hypothèse est-elle crédible ? L’esprit du droit
romain peut-il à nouveau souffler sur la société française alors que la langue, les
textes et la culture romaines sont désormais tout à fait ignorés du plus grand
nombre ? À supposer que l’enseignement du droit romain ait conservé sa place
éminente dans le curriculum des Facultés de droit, ce qui n’est plus le cas
aujourd’hui, comment croire que l’action de quelques universitaires convaincus
suffise à restaurer l’esprit du droit romain dans un siècle qui de toute évidence
s’est trouvé d’autres préoccupations ? Peut-on s’empêcher d’éprouver quelques
réserves sceptiques quant aux chances concrètes de réalisation d’un tel projet et
éviter de se demander s’il n’est pas condamné à connaître en France le destin
que lui a réservé l’Allemagne wilhelmienne ? On dira certes avec Jhering que
Rome est immortelle, et que même après sa chute, Rome vit encore hors de
Rome. On ajoutera sur le même mode que lorsque le droit romain aura été
entièrement effacé du souvenir des juristes, l’esprit du droit romain habitera
encore ces mêmes juristes, dès lors qu’ils resteront soucieux d’unir la théorie et
la pratique et de faire de la science du droit un élément constitutif du droit lui-
même. On concluera alors que ces juristes sont restés fidèles à l’esprit du droit
romain comme le bourgeois gentillhomme faisait de la prose, sans le savoir. On
citera enfin l’Hadrien de Marguerite Yourcenar pour qui Rome « ne périrait
qu’avec la dernière cité des hommes »1.
1. « Rome n’est plus dans Rome (…). Aux corps physiques des nations et des races,
aux accidents de la géographie et de l’histoire, aux exigences disparates des dieux ou des
ancêtres, nous aurions à jamais superposé, mais sans rien détruire, l’unité d’une conduite
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BIBLIOGRAPHIE
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Saleilles », Revue trimestrielle de droit civil, 1912, t. XI, p. 293-303 ; P. Bureau, « Raymond
Saleilles », Correspondance. Union pour la vérité, XXIe année, no 1, 15 mars 1913, p. 4-23 ;
G. P. Chironi, « In memoria di Raim. Saleilles », Reale Academia della Scienze di Torino,
Torino, 1912.
3 / La bibliographie contemporaine comprend : A. Aragoneses, « Au-delà du Code
civil mais par le Code civil ». Raymond Saleilles (1855-1912) y la lucha por el derecho compa-
rado, thèse, Université de Girona, 2006 (incluant la correspondance de Saleilles et Eugen
Huber) ; A.-J. Arnaud, Les juristes face à la société, du XIXe siècle à nos jours, Paris, PUF,
1975 ; C. Atias, « Premières réflexions sur la doctrine française de droit privé », Revue de
la recherche juridique, no 10, 1981, p. 195 ; Frédéric Audren, Les juristes et les mondes de la
science sociale en France. Deux moments de la rencontre entre droit et science sociale au tour-
nant du XIXe siècle et au tournant du XXe siècle, thèse, Université de Bourgogne,
décembre 2005, particulièrement, p. 486 et s. ; Marie-Claire Belleau, « The “Juristes
Inquiets” : Legal classicism and criticism in early twentieth century France », Utah Law
Review, 1997, p. 379 et s. ; B. Gast, Der Allgemeine Teil und das Schuldrecht des Bürgerli-
chen Gesetzbuchs im Urteil von Raymond Saleilles, 1855-1912, Frankfurt am Main, P. Lang,
2000 ; O. Gauye, « Raymond Saleilles et sa correspondance avec le rédacteur du Code
civil suisse », Civitas, 1959/1960, no 15, p. 416-423 ; P. Grossi, « Assolutismo giuridico e
diritto privato. Lungo l’itinerario scientifico di Raymond Saleilles », Rivista di diritto
civile,1993, A 39, no 13/1, p. 348 ; N. Hakim, L’autorité de la doctrine civiliste française au
XIXe siècle, Paris, LGDJ, 2002 ; J.-L. Halpérin, Notice « Saleilles », in P. Arabeyre,
J..L. Halperin, J. Krynen (dir.), Dictionnaire historique des juristes français : Xe-XXe siècles,
Paris, Mission de recherche Droit et justice, 2006, t. V, p. 1411 et s. ; N. Haupais, « La
“crise” de la pensée révolutionnaire au tournant du XXe siècle : la pensée “constitution-
nelle” de Raymond Saleilles », Revue d’histoire des facultés de droit, 2003, no 23, p. 53 et s. ;
C. Jamin, « Eugène Gaudemet sur Raymond Saleilles », Revue trimestrielle de droit civil
(RTD civ.), 1997, p. 808 et s. ; C. Jamin et P. Jestaz, présentation de E. Gaudemet, L’in-
terprétation du Code civil en France depuis 1804, Paris, La mémoire du Droit, 2002 (1933) ;
C. Jamin, « Le vieux rête de Saleilles et Lambert revisité. À propos du centenaire du
Congrès international de droit comparé de Paris », Revue internationale de droit comparé,
Paris, octobre-décembre 2000, p. 733-752 ; Nicolas Mathey, « Le Code civil et le déve-
loppement du droit vus par Raymond Saleilles », in Université de Paris II, 1804-2004. Le
Code civil, un passé, un présent, un avenir, Paris, Dalloz, 2004, p. 211-223 ; J.-F. Niort,
Homo civilis : contribution à l’histoire du Code civil français : 1804-1965, Aix-en-Provence,
PU d’Aix-Marseille, 2004 ; M. Sabbioneti, Un cattolico protestante : la crisi della separazione
tra Stato e Chiesa nelle lettere inedite di Raymond Saleilles a Louis Birot, 1906-1909, Torino,
G. Giappichelli, 2005 ; A. Stora-Lamarre, « Raymond Saleilles ou l’édification d’une
morale juridique (1870-1914) », in S. Michaud (dir.), L’édification : morales et cultures au
XIXe siècle, Paris, 1993, p. 59-77 ; R. Ottenhof (dir.), L’individualisation de la peine de
Saleilles à aujourd’hui, Ramonville, Érès, 2001 ; J.-H. Robert, « Saleilles et le compara-
tisme », Revue d’histoire des facultés de droit, Paris, 1991, no 12, p. 143-149 ; P. Rolland,
« Un cardinal vert » (à paraître), Revue française d’histoire des idées politique, Paris, 2008/2,
no 28 ; G. Sacriste, Le droit de la République (1870-1914). Légitimation(s) de l’État et cons-
truction du rôle de professeur de droit constitutionnel au début de la Troisième République, thèse,
Université Paris I, 2002, particulièrement p. 188 et s. et p. 493 et s. ; F. Tellier, « Saleilles
et l’idée de droit social », Revue d’histoire des facultés de droit, Paris, 1999, no 20, p. 147-
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