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MIKHAÏL XIFARAS

LA VERITAS IURIS SELON RAYMOND SALEILLES.


REMARQUES SUR UN PROJET DE RESTAURATION
DU JURIDISME

INTRODUCTION

1) Postulats
Les spécialistes s’accordent à dire que le XIXe siècle finissant constitue un
tournant décisif dans l’histoire de la pensée juridique française et reconnaissent
à Raymond Saleilles un rôle éminent dans ce bouleversement1. C’est sans doute
la raison pour laquelle son œuvre attire toujours autant de commentaires
savants, menaçant de rendre vaine toute nouvelle étude. Mais si ses doctrines et
ses méthodes sont désormais largement connues, la cohérence de l’ensemble
du projet scientifique qui les porte n’a peut-être pas toujours reçu l’attention
qu’il mérite. C’est à l’examen de ce projet que voudrait s’attacher le présent
article.
Singulier, ce projet ne sera pas abordé comme une illustration des principes
d’une École ou d’une idéologie juridique, ni comme un jalon dans une évolu-
tion générale qui la dépasse, mais comme le déploiement d’une démarche
scientifique assez originale pour ne pas se laisser réduire à des thèses générales
conçues par d’autres.
Considéré dans sa singularité, ce projet ne se présente pas comme la tenta-
tive produire une théorie générale du droit. Saleilles aborde les questions géné-
rales du droit et sa science en praticien de la théorie juridique, à l’occasion de la
résolution d’un cas ou d’une question de droit particulière. Certes, la biblio-
graphie de ses travaux comprend nombre d’articles qui traitent de questions

1. Fréderic Audren, Christophe Jamin et Olivier Jouanjan m’ont fait l’amitié de


relire des versions antérieures de cet article et d’en discuter les intuitions principales, sou-
vent nées de la lecture de leurs savants travaux. Si les erreurs sont évidemment miennes,
je n’aurais pu mener cette recherche à bien sans leurs enseignements, encouragements,
corrections et critiques. Que chacun d’entre eux trouve ici l’expression de ma profonde
reconnaissance.
Droits — 47, 2008

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théoriques considérées pour elles-mêmes. Mais parce que ces études ne sont
pas conçues comme des éléments pour une théorie générale, leur signification
ultime est à chercher dans leur fécondité pratique. Saleilles aurait d’ailleurs
peut être estimé qu’une telle théorie générale est vaine, ou n’est qu’un simple
expédient pédagogique1. Quoi qu’il en soit, ce projet ne se donne pas à lire dans
ce que Saleilles dit faire mais plutôt dans ce qu’il fait, parfois sans le dire2.
Il n’y a là rien qui réduise la portée de sa pensée. Parce qu’il ambitionne de
renouveler en profondeur la pratique de la science juridique, Saleilles fait bou-
ger les définitions généralement reçues du droit et de sa science. C’est pourquoi
on peut interpréter son projet comme la mise en place d’un dispositif de
conception, de production et de certification de la vérité dans le droit, établis-
sant ainsi un régime inédit de la veritas iuris3 – c’est là sa portée proprement phi-
losophique. En outre, parce que l’établissement d’un tel régime engage fatale-
ment la distribution de l’autorité de produire et certifier les vérités légales, ce
projet bouleverse le mode de désignation des organes chargés de ces tâches et la
détermination de leurs compétences respectives – c’est là sa portée proprement
politique. Et puisque chez Saleilles, il est avant tout question d’une pratique de la
théorie, on commencera par décrire cette pratique, en s’excusant de choisir,
pour ses vertus heuristiques, le cas un peu trop célèbre de l’abus de droit4.

2) La pratique théorique de Saleilles,


le cas de l’abus de droit

La question de l’abus de droit consiste à se demander s’il convient


d’étendre l’idée d’ordre public aux modalités d’exercice des droits subjectifs.
On peut évidemment refuser de se poser la question en affirmant que l’ordre
public doit se contenter de limiter les droits de l’extérieur. Si toutefois on

1. Contra Eugène Gaudemet, pour qui l’annulation d’une série de conférences sur le
thème de « l’évolution récente des idées juridiques fondamentales », nous a privé du
« livre qui manque dans son œuvre, ce résumé de toute sa philosophie juridique dont la
puissance synthèse aurait couronné l’édifice, et qu’il faut aujourd’hui tenter de construire
avec des matériaux épars » (E. Gaudemet, Raymond Saleilles 1855-1912, Dijon, Marchal,
1912, p. 41). Cette référence sera citée RS par la suite. Pro Paolo Grossi selon qui
« Saleilles non era un metodologo, era – lo si sa – un civilista », in P. Grossi, « Assolu-
tismo… », art. cité, p. 394. Saleilles aurait souvent dit de lui-même « je suis avant tout un
civiliste », Gaudemet, RS, p. 28.
2. Cf. Gaudemet, RS, p. 51.
3. Cf. S. Rials, « Veritas iuris », Droits, 1997, no 26, p. 103 et s.
4. Saleilles aborde la question de l’abus de droit dans des travaux antérieurs à son
étude de 1905, où sa théorie trouve sa formulation définitive. Dans Les accidents du travail
et la responsabilité civile, Paris, Rousseau, 1897 (p. 66-67), il annonce « qu’il y aurait toute
une nouvelle étude à faire sur le sujet ». Dans la 2e édition de l’Étude sur la théorie générale
de l’obligation d’après le premier projet de Code civil pour l’Empire allemand, Paris, Pichon
& Durand Auzias, 1914 (p. 370-373, n. 1), il réfute la théorie de l’abus de droit comme
violation des bonnes mœurs. La genèse de cette théorie de l’abus de droit reste à écrire. Je
remercie très vivement F. Audren d’avoir attiré mon attention sur ce point.

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accepte le principe d’une limitation interne des droits, il faut trouver un fonde-
ment juridique à ce principe. La jurisprudence le rattache le plus souvent à l’ar-
ticle 1382 relatif à la responsabilité civile ( « tout fait quelconque de l’homme
qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à
le réparer » ). Selon Saleilles, cette construction peine à convaincre, le méca-
nisme de la responsabilité limitant l’exercice des droits subjectif de l’extérieur.
En l’absence de tout fondement légal possible, il convient selon lui de produire
une définition extralégislative de l’abus de droit, et de l’introduire sous l’ar-
ticle 6 du Code ( « on ne peut déroger par des conventions particulières, aux
lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs » ).
Pour ce faire, Saleilles se tourne vers les « faits », qui sont à chercher selon
lui dans les décisions des tribunaux judiciaires. Il procède ainsi à l’étude com-
plète des arrêts qui sanctionnent certains usages pourtant « légaux » de droits
individuels, et met en relief l’importance des décisions des cours de Douai et de
Colmar d’après lesquelles certains des usages qui nuisent à d’autres droits de
propriété, pour être licites, engageaient cependant la responsabilité de leur
auteur au sens de l’article 13821.
À lire les arrêts, il semble que l’abus de droit repose sur la seule notion de
dommage. Cette idée peine toutefois à convaincre puisque les usages en cause
ne sauraient devenir illicites du seul fait de leur caractère dommageable. Cer-
tains auteurs ont donc voulu corriger la doctrine du juge, en ajoutant que la
lésion constitutive de l’abus de droit doit porter sur une jouissance substan-
tielle au droit de propriété du tiers, mais cette idée est contredite par toute la
jurisprudence des tribunaux. D’autres auteurs ont alors défendu l’idée que
l’abus de droit est constitué lorsque l’acte dommageable viole les usages
sociaux respectés dans le milieu ambiant, par le fait que chaque propriété est
solidaire de sa voisine, et doit respecter la discipline sociale. Ainsi, une manu-
facture rejetant de la pollution dans un quartier industriel serait un usage nor-
mal du droit de propriété, mais deviendrait un abus de droit dans un quartier
résidentiel. Selon Saleilles, cette théorie n’est pas un simple complément de la
précédente, elle change le fondement même de l’abus de droit, en substituant
la notion de faute à celle de dommage. Il convient cependant de la rejeter,
parce qu’en s’écartant de l’idée de propriété comme libre jouissance, et en lui
préférant celle de fonction sociale, elle va à rebours des tendances qui se déga-
gent de la jurisprudence. En outre, dans une telle théorie, l’acte constitutif
d’un abus de droit pourrait ne pas être intentionnel, alors que l’examen des
arrêts montre au contraire que l’abus d’un droit est toujours associé par le
juge à une intention maligne.
Conscients des difficultés qui se présentent à vouloir asseoir l’abus de droit
sur la responsabilité de l’article 1382, certains auteurs se tournent vers une

1. Cour de Douai, 30 mai 1854 (D., 55, 2, 26), 1854, « l’obligation de souffrir les
atteintes de la fumée qui s’échappe des cheminées voisines a des limites… usage immo-
déré de son droit ». Cour de Colmar, 2 mai 1855 (D., 56, 2, 9) : « L’exercice du droit de
propriété, comme celui de tout autre droit, doit avoir pour limite la satisfaction d’un inté-
rêt sérieux et légitime » (la Cour ordonne la démolition d’une fausse cheminée qu’un pro-
priétaire avait fait construire sur son toit pour nuire à son voisin en le privant de lumière).

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théorie toute différente, celle du risque. Notant le développement d’une consi-


dérable jurisprudence sur le sujet, et discutant la thèse de Ripert, Saleilles
conclut que la tendance irréversible de l’époque est certes à la diminution de la
faute personnelle et à la prise en charge du risque social, mais distingue ferme-
ment le libre exercice du droit de propriété, qui implique évidemment des ris-
ques que le propriétaire devra assumer, et l’exercice du droit comme acte anti-
social qui sort par son intention de nuire de la sphère de l’article 1382. Selon
lui seule cette dernière catégorie d’acte est constitutive d’un véritable abus de
droit.
Il faut en conclure que l’abus de droit ne repose pas sur la notion de dom-
mage fautif, ni sur celle de risque, mais sur l’intention personnelle et exclusive de
nuire à autrui. Cette définition ne se trouve pas dans le Code, elle est implicite-
ment et confusément reconnue par la jurisprudence des tribunaux, qui la ratta-
chent à tort à l’article 1382. Comme il est bon de donner un fondement législa-
tif à cette invention prétorienne, il convient d’introduire à l’article 6 du Code
un alinéa formulé comme suit : « Un acte dont l’effet ne peut être que de nuire
à autrui, sans intérêt appréciable et légitime pour celui qui l’accomplit ne peut
jamais constituer un exercice licite d’un droit. »1

3) Le régime de la veritas iuris


De ceci, se dégagent les éléments suivants :
a) L’abus de droit, avant d’être un concept juridique, est un fait social, qui
se manifeste dans les décisions des tribunaux : certains juges condamnent cer-
tains usages licites du droit de propriété, parce que le motif de ces usages est
l’intention exclusive de nuire à des tiers. Mais si le juge manifeste ces faits
sociaux, cette manifestation est confuse, contradictoire, désordonnée. C’est à la
science juridique que revient la tâche de désigner, parmi les faits que charrient
la jurisprudence, ceux qui sont significatifs et de les restituer dans leur vérité, en
produisant leur idée juridique adéquate. Le rôle du jurisconsulte consiste donc
à offrir une claire conscience de ce que le juge fait sans le savoir. En premier
lieu donc, le jurisconsulte désigne la jurisprudence comme le lieu où se
manifeste la vérité du droit.
b) Ensuite, il doit établir cette vérité dans sa forme exacte. Cette clarifica-
tion consiste à purger de ses contradictions et à fonder correctement les déci-
sions des juges en élaborant une mise en ordre cohérente des arrêts en cause.
Cette mise en ordre revêt la forme d’une théorie qui s’organise autour d’une idée
juridique. Mais il se trouve que plusieurs théories sont également possibles (la
théorie de l’abus de droit peut reposer sur l’idée juridique de dommage fautif, de
risque ou d’intention maligne). La science du droit doit encore procéder à la dis-
cussion rationnelle des mérites comparés des diverses théories concurrentes.
Cette discussion s’achève par la désignation de l’idée juridique unique dont
la théorie convient le mieux aux faits observés (en l’espèce, l’abus de droit

1. R. Saleilles, « De l’abus de droit, Rapport présenté à la première sous-commission


de révision du Code civil », Bulletin de la société d’études législatives, 1905, t. IV, p. 325 et s.

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comme intention de nuire), ce qui permet de la qualifier d’idée juridique vraie,


au sens où elle est à la fois rationnelle et positive. Cette idée juridique vraie est
donc l’entité métaphysique unique qui correspond adéquatement à l’institution
positive de l’abus de droit en droit français, son concept adéquat. Le second
office du jurisconsulte consiste à exprimer la vérité du droit en présentant, dans
un ordre juridique donné, l’idée juridique qui correspond à chaque institution
positive.
c) Comme on l’a vu, chacune de ces idées juridiques soutient et organise la
théorie générale de l’institution concernée. Cette théorie est encore appelée cons-
truction juridique1. Une telle construction associe les faits observés, l’idée qui leur
correspond et une règle de droit de portée à la fois générale et impersonnelle
(une loi au sens seulement matériel) qu’on nomme : principe général. Ainsi, la
théorie de l’abus de droit est organisée par l’idée d’intention maligne, qui per-
met à la fois de décrire rigoureusement le droit en vigueur, tel qu’il se manifeste
à travers les décisions de justice, et de généraliser le principe normatif de l’inter-
diction de tels usages. Le troisième office du jurisconsulte consiste à lier indisso-
ciablement l’idée juridique vraie adéquate à une institution positive donnée
avec une règle de droit de portée générale, ce qui revient à donner une portée nor-
mative à l’idée vraie qu’il vient de poser.
d) Enfin, le jurisconsulte suggère au législateur de mettre en forme
législative le principe général qu’il vient d’élaborer, et pour ce faire en propose
une formulation compatible avec l’état présent de la législation. Cette dernière
étape peut être décomposée en deux phases : s’assurer que le principe général
nouveau est conciliable avec les autres dispositions législatives en vigueur ;
rédiger ce principe dans le style de la législation dans laquelle il s’insère.
On a vu qu’une bonne théorie doit être rationnelle et positive. Elle doit en
outre être compatible avec le droit en vigueur, en théorie et en pratique. En
théorie, les idées qui correspondent à chacune des institutions positives d’un
ordre juridique donné doivent être conceptuellement cohérentes entre elles.
Cette cohérence dessine le système idéal de l’ordre juridique positif. En pra-
tique, les principes normatifs généraux que portent ces théories doivent s’insérer
sans contradiction dans la conférence des principes généraux de la législation
en vigueur. Cette insertion est réalisée par la conciliation normative des prin-
cipes nouveaux et préexistants, mais aussi comme formulations élégantes des
premiers dans le style des seconds.
Résumons : les idées juridiques sont vraies lorsqu’elles remplissent les
conditions suivantes : subsumer adéquatement la réalité des faits observés (1) ;

1. D’après C. Jamin, les « constructions juridiques » sont appelées, après Planiol,


« théories générales » sans que la chose soit affectée par le changement de mot. Le mot et
la chose sont des lieux communs du pandectisme allemand que Saleilles emprunte sans
doute à Rudolf Ihering. Cf. sur ce point C. Jamin, « La construction de la pensée juri-
dique française : interrogations sur un modèle original à l’aune de son anti-modèle », in
L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Paris, Economica, 2006,
n. 10, p. 505.

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former une totalité complexe mais cohérente qui opère la conciliation d’élé-
ments factuels contradictoires (2) ; s’inscrire harmonieusement dans le système
idéal de l’ordre juridique positif (que Saleilles appelle droit naturel) (3) ; porter
des principes normatifs généraux conciliables avec ceux de la législation en
vigueur, sous le double rapport de leur compatibilité normative (4) et de l’élé-
gance de leur formulation (5). Tout cela forme bien un dispositif cohérent de
production et de certification des vérités légales qui engage la pertinence des
faits, la rationalité des idées, la justice des principes et l’élégance des formules.
Ce dispositif dessine le régime de la veritas iuris, tel que l’établit la pratique
scientifique de Saleilles.
La mise en place de ce régime procède d’une série de déplacements théo-
riques dont la mise à jour permet de mieux cerner l’originalité de ce projet. Le
premier de ces déplacements est d’ordre ontologique, et concerne le statut
métaphysique des idées juridiques vraies (I). Il se prolonge dans l’ordre épisté-
mologique : l’adoption de ce statut métaphysique emportant celle du modèle de
rationalité de la science juridique qui lui est adéquat (II). Parce que ce modèle
porte un dispositif de production et de certification des vérités légales, son
adoption conduit Saleilles à se faire le promoteur d’une nouvelle politique
scientifique qui érige la science juridique en science architectonique (III), ce
qui bouleverse la théorie des sources du droit, et du même coup la conception
des organes politiques de l’État et de leurs rapports mutuels (IV).

I. DÉPLACEMENT ONTOLOGIQUE :
I. L’IDÉALISME HISTORICISTE DE SALEILLES

Le premier déplacement est induit par une impulsion qui trouve son origine
dans la recherche de solutions satisfaisantes à la question toute pratique de l’ar-
bitraire du juge. Tant que le juge se présente comme la bouche de la loi, sa sou-
mission à la volonté du législateur est censée nous préserver de l’arbitraire de
ses décisions. Dès lors qu’on accorde au juge le pouvoir de poser lui-même les
règles des questions sociales nouvelles que la loi n’a pas encore résolues, force
est de lui reconnaître une volonté propre, indépendante de celle du législateur
et d’ouvrir la possibilité que ses décisions soient entachées de subjectivité1.
Ce problème ne peut recevoir que deux types de solution : celle du « bon
juge » et celle de la « bonne réponse ». La théorie du « bon juge » consiste à faire
confiance au juge, Saleilles l’attribue aux doctrines socialistes qu’il assimile soit

1. « … nous ne voulons à aucun prix de l’anarchie judiciaire. Le public est le premier


à s’en rendre compte ; et cependant nous voulons que nos juges, comme jadis à Rome et
aujourd’hui encore en Angleterre, soient soustraits à la servitude légale, pour devenir des
agents du progrès social dans l’application du droit » (« Lettre à M. Paul Desjardin sur
l’Enseignement du droit », Correspondance Union pour la Vérité, 1907, cahier annexe de la
troisième série, p. 48). Cette référence sera notée LDED par la suite. La figure de
l’anarchie judiciaire prend pour les juristes de l’époque les traits du juge Magnaud, dont
la méthode est critiquée par Gény dans Méthodes d’interprétation et sources en droit privé
positif, Paris, LGDJ, 1919, 2e éd., t. II, p. 289 et s.

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à l’anti-juridisme1 soit à l’école allemande dite du droit libre2 et qu’il rejette, au


motif qu’il est illusoire et dangereux de s’en remettre à la compétence d’un
corps ou d’un individu en matière de justice. Il se tourne donc vers la théorie de
la « bonne réponse ».
Lorsque le cas soumis au juge est prévu par la loi, cette dernière fournit la
réponse du législateur, qui est bonne si ce dernier fait sérieusement son travail,
ce qui doit être présumé. En l’absence de solution législative, deux options s’of-
frent au juge : se donner à lui-même ses propres règles en se soumettant aux
précédents de sa juridiction ou chercher des règles hors de son activité. La pre-
mière option n’est pas acceptable3, elle revient à faire du juge un législateur à
part entière et fait procéder la justice présente de la justice passée, comme si le
« bon vieux droit » pouvait être bon simplement parce qu’il est vieux alors
même que la question posée au juge est inédite. Il convient donc à la fois de
laisser le juge libre d’interpréter le droit existant et d’encadrer cette liberté en
posant les « bases objectives d’interprétation »4 que la loi ne fournit pas. Cette
tâche échoie aux jurisconsultes : la « bonne réponse » est contenue dans l’idée
juridique vraie de l’institution en cause dans le cas donné, elle résulte de l’ap-
plication à ce cas du principe normatif de justice qu’elle contient. En effet,
selon Saleilles, les règles sont justes à mesure que les idées juridiques d’où elles
procèdent sont vraies. On ne saurait mieux dire que le régime métaphysique des
vérités légales joue un rôle directeur dans le fonctionnement quotidien du droit,
puisque ces vérités garantissent la justice de principes normatifs sur lesquels
reposent les décisions des tribunaux, lorsque les juges ont à connaître des
questions nouvelles sur lesquelles le législateur ne s’est pas encore prononcé.
Comme on le voit, le problème de l’arbitraire du juge survient parce que le
temps de la loi n’est pas celui de la vie du droit, et qu’il convient d’introduire un
élément intermédiaire – la jurisprudence – qui soit à même d’accueillir la nou-
veauté au rythme où cette dernière est charriée par la vie. Mais si la jurisprudence
ne peut occuper cette position médiane qu’en prenant pour base d’interprétation
les constructions de la doctrine, ces dernières se trouvent elles-mêmes condam-

1. « Nous voyons de plus en plus recommander et préconiser, principalement dans


les milieux socialistes, la conception du “bon juge”, celui qui, en se mettant au-dessus de
la loi, lorsque la loi a vieilli, tranche dans le vif, et juge d’après l’équité et d’après sa
conscience, en tant qu’elle est représentative de la conscience collective » (« Le droit
romain et la démocratie », Extrait des Studi in onore di Vittorio Scialoja, Prato, 1904, p. 11).
Cette référence sera notée DD par la suite.
2. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », Revue internationale de l’enseignement,
p. 10, n. 1. Cette référence sera notée DCDC par la suite.
3. « Je crois que l’interprétation large et les libres pouvoirs que nous réclamons pour
le juge ne sont admissibles, socialement et scientifiquement, que si, à côté des textes et
à défaut d’eux, nous pouvons fournir certaines bases objectives d’interprétation »
(R. Saleilles, « École historique et droit naturel, d’après quelques ouvrages récents »,
RTD civ., 1902, no 1, p. 102. Cette référence sera notée EHDN par la suite.
4. EHDN, p. 102. Ainsi, le juge « trouvera pour asseoir son jugement et consacrer un
nouveau progrès économique ou social une base objective en dehors de lui, une base qui
lui soit offerte par la construction doctrinale, désormais acceptée dans le domaine de la
science juridique. En somme le péril d’arbitraire sera conjuré » (DCDC, p. 25).

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nées à évoluer au même rythme que la pratique judiciaire dont elles garantissent
l’objectivité. Saleilles doit ici faire face au redoutable problème métaphysique
de la temporalité des vérités légales. C’est sur le terrain théologique qu’il va
chercher à le résoudre, en adoptant les thèses du modernisme.

1) Le modernisme théologique de Saleilles


Le problème de la temporalité des idées juridiques vraies se présente sous la
forme d’une alternative : soit la vérité du droit est absolue, elle ne varie alors pas
selon le temps (ni selon l’espace), les idées juridiques vraies sont hors du temps.
Soit les idées juridiques vraies sont dans le temps, la vérité du droit est alors rela-
tive à une époque et à un lieu donné, les idées juridiques vraies varient. La doc-
trine française adopte très massivement, tout au long du XIXe siècle, la première
thèse considérant que les idées juridiques vraies expriment l’essence à la fois
réelle et immuable des institutions du droit positif. Dans ce sens, ces institutions
sont le reflet infidèle et dégradé – l’ectype – d’une réalité supérieure constituée des
idées métaphysiques qui sont leur archétype. On peut ainsi parler d’une essence à
la fois réelle et inaltérable de la propriété, du mandat, de l’expropriation, etc. En
outre, les relations harmonieuses que ces idées entretiennent entre elles forment
le système du droit naturel, qui est immuable puisque les idées sont fixes, ce qui
permet de les élever au rang d’axiomes du droit1.
C’est à cette conception de la temporalité des vérités légales que se heurte
la pratique scientifique de Saleilles, qui exige que les idées juridiques évoluent
en même temps que la jurisprudence à qui elles fournissent fondement et direc-
tion. La recherche d’une réponse satisfaisante à la question pratique de l’arbi-
traire du juge va donc conduire Saleilles à changer le statut ontologique des
vérités légales de manière à les inscrire dans le temps. Pour comprendre ce dépla-
cement, il est nécessaire de faire un pas de côté en direction de la théologie,
plus précisément des questions d’exégèse biblique, auquel Saleilles consacre un
petit ouvrage qui éclaire de manière fort instructive la conception qu’il se fait
des rapports entre la Vérité et le Temps.
Ce petit livre, La méthode historique et la Bible, est publié en 1903, en pleine
« querelle du modernisme » dont on sait qu’elle déchira durant quelques années
les Catholiques français, prenant une tournure violemment polémique après la
publication de l’ouvrage de Loisy L’évangile et l’église en 1902, mais surtout
après la publication l’année suivante des réponses de Loisy aux objections qui
lui ont été adressées2. Le livre de Saleilles, qui paraît à Genève, a été écrit après

1. Selon Pierre Legendre « axiome désigne une évidence sociale, une proposition
honorée, digne de considération, fondatrice d’effets qui touchent précisément à la corde
sensible de ce que nous appelons dignité. (…) Cette notion (…) est le produit d’un téle-
scopage entre l’idée de proposition induscutable et l’idée de fonction impérissable.
(…) l’axiome ne meurt pas » (P. Legendre, L’empire de la vérité, Paris, Fayard, 2001, p. 25
à 29).
2. A. Loisy, Autour d’un petit livre, Paris, Picard, 1903. Pour le récit de la crise,
E. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, 1996,
p. 43 et s.

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la publication du premier livre de Loisy, mais avant celle du second, à un


moment donc où la querelle est déjà vive mais commence seulement à s’enveni-
mer.
Saleilles choisit de faire le commentaire d’un ouvrage publié par le
P. Lagrange dans le sillage de la polémique ouverte par celui de Loisy1, en sou-
tien de ce dernier2. Il cherche, à la suite du P. Lagrange, mais en radicalisant
ses positions, à convaincre ses lecteurs catholiques qu’une lecture « historique »
de la Bible peut être conciliée avec les dogmes de l’Église, non pas en essayant
d’adapter la vérité dogmatique des Écritures aux découvertes de la science his-
torique, mais en reconnaissant deux domaines très distincts et complémen-
taires, celui du contenu des dogmes tel qu’il est fixé par l’Église, qui est le
domaine des vérités éternelles et immuables, et celui de leur compréhension
par les hommes, c’est-à-dire de la forme de leur expression ainsi que des expli-
cations qu’on peut en donner, qui est du domaine de la progression historique.
Cette position repose sur les trois considérations suivantes :
a) Ce qui est éternel dans les dogmes religieux, c’est le contenu des entités
métaphysiques, l’idée elle-même dans la forme que l’Église lui donne lorsqu-
’elle établit le dogme. Mais la forme que pouvait revêtir cette idée avant d’être
fixé définitivement par l’Église ainsi que les explications théologiques du
dogme n’ont pas la même autorité, ce sont des œuvres humaines, plongées dans
le temps historique et soumises à ce titre à la loi de l’évolution3. Hors du
contenu même de l’entité métaphysique et de sa forme définitivement donnée
par l’Église, il n’y a pas de vérités éternelles4.

1. Sur les rapports de Loisy et Lagrange, Pierre Colin, L’audace et le soupçon. La crise
du modernisme dans le catholicisme français, 1893-1914, Paris, Desclée de Brouwer, 1997,
p. 134 et s. Saleilles aura, après la querelle, des mots très durs pour Loisy : « … à ce point
de vue le dernier petit livre de Loisy Quelques lettres est écœurant. Car, en somme, si
intangible et si haute que soit la conscience individuelle, il nous faut bien reconnaître que
d’après quelques lettre où il livre le fond de son âme, qu’au moment où il prétendait (…)
rester dans l’Église et se proclamer catholique, il ne croyait plus à la divinité du Christ, et
semblait incertain lui-même de savoir s’il croyait encore en un Dieu personnel ! Alors
quelle chute ! ! » (Lettre à Louis Birot du 9 avril 1908, publiée par M. Sabbioneti, Un cat-
tolico « protestante ». La crisi della separazione tra Stato et Ciesa nelle lettere inedite di Ray-
mond Saleilles a Louis Birot (1906-1909), Torino, Giappichelli, p. 118).
2. P. Marie-Joseph Lagrange, Études bibliques. La méthode historique surtout à propos de
l’Ancien Testament, Paris, V. Lecoffre, 1903.
3. Sur ce point, Saleilles s’inspire de l’œuvre du cardinal Newman, dont il traduit
plusieurs œuvres en français. Selon Newman : « … un phénomène propre à l’Évangile et
un signe de sa divinité [est qu’il] ne parle que par demi-sentences, il emploie une langue
vague et flottante, et tous ces procédés deviennent une base de développement, ils ont, en
eux-mêmes, une vie, qui se révèle dans sa marche progressive ; une vérité, qui a la frappe
de la connexité harmonieuse de l’ensemble ; une réalité, qui est féconde en ressources ;
une profondeur, qui va jusqu’au mystère » (J.-H. Newman, « De la théorie du développe-
ment en matière de doctrines religieuses, sermon XV », in La foi et la raison, six discours
empruntés aux discours universitaires d’Oxford, Paris, Lethielleux, 1905, p. 209). Cette réfé-
rence sera notée par la suite FR.
4. « À une époque où les dogmes eux-mêmes évoluent et où cette transformation
organique de tous les produits de la pensée humaine est admise même dans le domaine

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86 Mikhaïl Xifaras

b) Ces vérités ont été révélées par Dieu aux hommes à travers la Bible et
l’enseignement du Christ, mais ce qui est éternel et immuable ce sont les vérités
que Dieu inspire et non pas le texte même de la Bible, qui est certes inspiré par
Dieu mais reste l’œuvre d’êtres humains1. Il en résulte que la forme fixe de ces
vérités n’est pas celle qu’elles revêtent dans le texte biblique, mais celle que
l’Église leur donne. C’est l’Église et non le texte biblique qui donne autorité à
la forme vraie de l’entité métaphysique. Ou pour le dire avec Saleilles : « La
base scripturaire, bien qu’indispensable pour qu’il y ait révélation ne se cons-
titue pas à elle-même son autorité infaillible. »2
c) Les dogmes dont il est ici question portent sur des vérités surnaturelles,
qui sont le domaine réservé de l’Église. Les vérités naturelles et sociales obéis-
sent à un autre régime.
Ces considérations portent des conséquences directes pour ce qui concerne
le droit et sa science : les axiomes du droit conservent bien leur statut de vérités
légales, mais se voient chassés du domaine des vérités surnaturelles et versés dans
la sphère des vérités humaines qui ne peuvent prétendre au statut de dogmes.

2) Conséquences du modernisme pour le droit


Les idées de justice et d’équité sont des vérités divines et des dogmes de
l’Église catholique, mais les axiomes du droit ne se laissent pas directement
déduire de ces dogmes. Tout au plus on peut affirmer qu’ils découlent de
l’obéissance au commandement divin d’agir selon la justice et l’équité, ce qui
ne nous apprend pas grand-chose sur le contenu et la forme que doivent revêtir
les institutions de droit positif.
Ce qui est éternel et immuable c’est donc le devoir d’agir selon la justice et
l’équité, mais un tel devoir n’offre pas la précision nécessaire pour orienter l’ac-
tion des juges. Le contenu autant que la forme des actions justes et équitables
relèvent de l’œuvre des hommes et sont inscrits dans le temps humain, qui est
le temps des réalités historiques et non celui des vérités éternelles. Il faut en
conclure qu’il y a « une évolution des concepts d’équité et de justice »3, considé-
rés du point de vue des institutions humaines qui les expriment. On ne saurait
donc parler d’ « essence inaltérable » ou de « réalité immuable » de la propriété,
du contrat ou de l’expropriation, mais de la succession des formes historiques
de ces institutions. Pour dire les choses autrement, dès lors que les dogmes
religieux n’intéressent pas directement les questions traitées par l’exégèse des

de l’orthodoxie religieuse pour la partie au moins formelle des entités métaphysiques qui
en constituent le credo, à plus forte raison doit-il y avoir une évolution des concepts
d’équité et de justice » (« Méthode historique et codification », Atti del Congresso Interna-
zionale di scienze storiche, Roma, Academia dei Lincei, 1904, p. 9). Cette référence sera
notée MHC par la suite.
1. R. Saleilles, « La méthode historique et la Bible, étude à propos d’un livre récent »
(P. M. J. Lagrange, « La méthode historique surtout à propos de l’ancien testament »),
Genève, Gilbert, 1903, p. 45. Cette référence sera notée MHB par la suite.
2. MHB, p. 57.
3. MHC, p. 9.

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Saleilles 87

textes juridiques, ce qu’on appelle habituellement la dogmatique juridique ne


devrait pas être une dogmatique au sens théologique du terme : les seuls
dogmes légitimes étant de nature divine, les idées juridiques vraies ne sont pas
des dogmes1.
Le second prolongement de ces considérations théologiques dans la sphère
juridique vient de l’analogie qu’on peut faire entre les domaines juridiques et
religieux quant à l’autorité des textes. Selon Saleilles, en matière religieuse les
textes sont évidemment nécessaires et sacrés au titre de base scripturaire, mais
l’autorité religieuse des dogmes procède entièrement de l’organe qui les
authentifie – l’Église catholique. C’est la raison pour laquelle cette autorité ne
couvre que le contenu et la forme définitive de ces dogmes, et non la forme que
ces dogmes revêtent dans la Bible ni les explications qu’en donne la théologie.
Dans le domaine juridique, les vérités légales ne tiennent pas leur autorité
de la base scripturaire qui fondent les interprétations d’où elles procèdent, mais
des organes de la science du droit qui les authentifient comme vérités légale
– de la Doctrine. La justice des décisions des juges, lorsque ces derniers n’ap-
pliquent pas la loi, ne repose pas sur l’autorité du Recueil de leurs décisions
passées mais sur l’objectivité scientifique des constructions doctrinales. En ce
sens, et en poursuivant l’analogie, il n’est pas impossible de dire que Saleilles
reconnaît aux jurisconsultes un véritable magister qui leur attribue une compé-
tence exclusive en matière d’authentification des vérités légales. Mais, c’est la
limite de l’analogie, à la différence des dogmes religieux qui sont incontestables
dans leur contenu et dans la forme que l’Église leur donne, ces vérités légales,
parce qu’elles sont humaines, sont faillibles et muables. Par suite, aussi bien
leur contenu que leur forme sont révisables.
On ne saurait sous-estimer la portée philosophique de ce premier déplace-
ment. Une fois opéré, il devient difficile de parler d’un système des « axiomes
du droit », sauf à préciser que ces axiomes se transforment au gré de l’évolution
du droit lui-même et d’ajouter que leur véracité n’est pas garantie par leur
nature supposée divine, mais par leur degré d’adéquation aux besoins de
l’époque, c’est-à-dire par leur conformation aux lois générales de l’évolution et
du progrès social. À chaque époque, les jurisconsultes sont donc condamnés à
produire les vérités légales que réclament leurs temps, en se soumettant au
commandement éternel d’agir selon la justice et l’équité2. Chaque époque pro-

1. « Il n’y a qu’en matière religieuse, lorsqu’on touche au domaine du surnaturel, et


en tant qu’il s’agit de vérité objective transcendante que l’on peut parler de dogme et
d’immutablitié au moins en ce qui concerne le fond et l’essence du dogme, et en mettant
à part les explications théologiques qu’on en puisse donner, lesquelles évoluent comme
tout le reste. Mais nous ne sommes plus sur le terrain de la science, ni même de la morale
humaine ; c’est un domaine réservé » (EHDN, p. 98).
2. « Ce qui ne change pas, c’est le fait qu’il y a une justice à réaliser ici-bas, c’est le
sentiment que nous devons à tous le respect de leur droit dans la mesure de la justice
sociale et de l’ordre social. Mais quelle sera cette mesure, quelle sera cette justice, quelle
sera cet ordre social ? Nul ne peut le dire a priori » (EHDN, p. 98).

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88 Mikhaïl Xifaras

duit ainsi son propre système des vérités légales, un système de droit naturel
muable, ou encore un système de droit naturel à contenu variable1.
De ce que monde du droit se trouve désormais soumis à un régime de vérités
humaines et non pas divines, on ne conclura certes pas que Saleilles aurait congé-
dié Dieu de ce monde pour Lui substituer l’Histoire : c’est bien Dieu qui garantit
ultimement que puissent exister des vérités légales, conçues par des hommes
soumis à l’obligation d’agir selon la justice et l’équité, mais cette garantie est
désormais ultime et non pas directe, parce qu’elle porte sur les fins dernières du
droit, et non pas sur la forme et le contenu de ses manifestations positives.
Si la portée philosophique de ce déplacement est indéniable, il reste à éva-
luer sa portée pratique, dont on a vu qu’elle est sa raison d’être. Selon Saleilles,
l’historicisation des vérités légales ne leur retire pas leur autorité. Quoique
muables, corrompues et faillibles, elles n’en réalisent pas moins un degré de
certitude suffisant pour être considérées comme vraies dans l’ordre des actions
humaines. Simplement, on dira d’une idée juridique qu’elle est vraie non pas
en raison de son caractère supposé divin, mais parce qu’elle est étayée par une
construction juridique rationnelle qui subsume adéquatement le droit positif.
Dans ce sens, ces vérités légales ont le même statut que les vérités des autres
sciences d’observation : elles ne sont vraies que dans la mesure où elles sont
objectives.
On pourrait interpréter ce déplacement comme une déflation d’autorité, et
estimer que les constructions doctrinales ne sauraient se réclamer de vérités qui
ne seraient que relatives pour s’imposer au juge comme « base objective d’inter-
prétation » et orienter concrètement ses décisions. En renonçant à leur carac-
tère divin, les vérités légales muables se condamneraient à échouer en pratique.
L’objection est assez forte pour avoir retenu l’attention de Saleilles. Le pro-
blème est celui du fondement de l’autorité pratique des idées et revient à se
demander ce qui conduit les juges à adopter une construction doctrinale et à
appliquer aux cas qui leurs sont soumis le principe de justice qu’elle contient.
Ce problème, dans sa généralité, est celui du mécanisme qui commande la foi
que les hommes accordent aux idées. Saleilles l’aborde au versant théologique,
en s’inspirant de la doctrine du cardinal Newman, dont il est sur ce point
comme sur tant d’autres « le plus convaincu de ses disciples »2.

1. « … et si à chaque époque il se fait une évolution du droit dans le sens d’un idéal
abstrait de justice sociale, c’est que cet idéal lui-même a changé et s’est modifié sinon
dans ses tendances, du moins dans son contenu. Si la conception d’un droit naturel,
fondé sur l’idée de justice vient encore à chacun des stades du progrès juridique, orienter,
en l’attirant à elle, la transformation graduelle du droit d’un pays, ce ne sera jamais
comme l’a dit Stammler dans une formule qui a paru faire fortune, qu’un droit naturel à
contenu variable, aux lieu et place de l’idéal unitaire et immuable de l’ancienne école du
droit naturel » (MHC, p. 9 et 10).
2. L’expression se trouve chez Imbart de la Tour, d’après qui Saleilles serait « le plus
convaincu de ses disciples, séduit à la fois par l’œuvre et par l’homme. Il consacre ses loi-
sirs forcés à le lire et à le faire connaître. (…) De cette admiration, de ce commerce étroit
avec Newman, l’intellectualisme religieux de R. Saleilles est tout imprégné, et c’est la
théorie newmanienne du “développement” qui va lui donner l’accord qu’il cherche »
(P. Imbart de la Tour, « Raymond Saleilles », Bulletin de la semaine, Paris, 1912, p. 25).

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Saleilles 89

D’après Newman, dans l’ordre surnaturel, la Foi est toujours première par
rapport à la Raison, qui se contente de confirmer réflexivement, donc après
coup, une vérité pressentie et désirée1. Pour autant, la Raison est indissociable
de la croyance : elle est, par la confirmation qu’elle apporte, « l’instrument
final, absolument indispensable »2 de la Foi.
Saleilles procède à un raisonnement analogue dans l’ordre des vérités
humaines : les vérités légales sont d’abord « pressenties » et « désirées » par les
juges, qui les manifestent sous une forme confuse dans la jurisprudence. Dans
ce sens, la science du droit ne découvre rien mais apporte la preuve rationnelle
que certaines des croyances des juges sont vraies. Dans ce sens, la rationalisa-
tion scientifique des vérités légales confirme des croyances préexistantes mais
ne les crée pas. Ici, la logique n’est pas tant un procédé de découverte de la
vérité qu’un moyen de donner à l’esprit « la conviction momentanée dont il a
besoin », cette « base de certitude » qui est la « base psychologique de l’action
sociale »3.
Il reste que, pour être seconde, la rationalisation de la jurisprudence n’est
en rien secondaire : c’est par elle que les jurisconsultes désignent, parmi les
multiples vérités désirées et pressenties, celles qui sont vraiment objectives.
Or – c’est là le point crucial – l’objectivité scientifique suffit à confirmer,
aux yeux même des juges, leur foi dans ces vérités auparavant pressenties et
désormais prouvées. L’objectivité scientifique fournit en effet un critère assez
solide pour discriminer, parmi les multiples vérités désirées par les juges, cel-
les qui correspondent vraiment aux besoins et tendances de l’époque. Selon
Saleilles, dès lors que la science se contente de confirmer ce que la jurispru-
dence manifeste confusément, il n’est pas nécessaire de conférer aux vérités
légales le statut de dogmes religieux pour obtenir l’adhésion des juges et orien-
ter leur action. Pour le dire avec Saleilles lui-même : les principes de justice ne

1. Saleilles reprend scrupuleusement cette doctrine à son compte : « … il lui faut


bien constater que ce n’est pas sur une preuve que l’on se décide à croire, mais sur une
raison telle qu’elle ne satisfait notre Raison que parce que, par avance, nous avons déjà en
nous, comme un idéal entrevu, l’objet même que l’on nous propose de croire. (…) Quant
à savoir comment justifier la vérité du message, c’est une œuvre d’après coup » (FR (pré-
face), p. XXIII).
2. Newman écrit : « … il est tout à fait impossible que la Foi soit totalement indé-
pendante de la Raison, et qu’elle doive constituer ainsi un procédé entièrement nouveau
de parvenir à la vérité ; c’est que l’Évangile n’a pas eu pour objet de modifier la constitu-
tion de notre nature, il ne fait que la surélever et lui surajouter. En matière de connais-
sance, si la Perception visuelle est pour nous l’instrument initial d’information, la Raison
en est l’instrument final, absolument indispensable » (FR, p. 9).
3. « La logique n’est pas un procédé d’investigation scientifique ; elle ne découvre
rien ; elle démontre mais ne prouve pas (…). Seulement elle donne à l’esprit la conviction
momentanée dont il a besoin, comme base de certitude, pour agir. Sans logique, pas
d’action possible ; et l’homme, l’homme social surtout, est fait pour agir. Avant d’être fait
pour la vérité, il est fait pour l’action. Voilà pourquoi, si nous disons beaucoup de mal de
la logique comme instrument de découverte de la vérité nous ne saurions en dire assez de
bien comme base psychologique de l’action sociale, comme principe d’ordre social, et le
droit n’est pas autre chose » (MED, p. 13-14).

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sont pas « de caractère philosophique », valant absolument et par eux-mêmes, il


suffit de les considérer comme des « principes de technique juridique que per-
sonne ne prétend être des vérités absolues »1. On comprend d’ailleurs pour-
quoi : sous l’aspect de leur temporalité, les vérités légales que posent les juris-
consultes revêtent une forme objective qui, bien qu’elle soit faillible et muable
lorsqu’on les considère à l’échelle de l’histoire de l’Humanité, est assez stable
pour servir de « base objective » à la jurisprudence des tribunaux en un lieu et
temps donné. La Raison humaine est certes soumise aux lois de l’évolution his-
torique, mais cette évolution est assez lente et progressive pour qu’à une
époque donnée, les vérités légales ne soient pas constamment bouleversées et
puissent fournir une assise solide aux interprétations des juges.
En outre, les vérités muables et faillibles sont en pratique plus efficaces que
les axiomes immuables du droit parce qu’elles sont plus précises et mieux
déterminées. Parce qu’elles se présentent comme le reflet exact de la vie du
droit considérée dans toute sa diversité empirique, leur contenu est autrement
plus concret et réel que celui des formules abstraites que sont les axiomes
intemporels du droit. Cette richesse de contenu permet des distinctions pré-
cises et des caractérisations fines que la seule contemplation des axiomes du
droit ne permet pas de concevoir2. C’est ainsi que la théorie générale de l’abus
de droit contient l’idée de l’exercice licite d’un droit, celle d’un dommage causé
à un tiers, d’une intention maligne et de l’absence d’intérêt personnel appré-
ciable et légitime. Elle ne saurait par conséquent être mobilisée par le juge pour
sanctionner un acte motivé par une intention maligne si le caractère domma-
geable de cet acte ou encore le caractère exclusif de tout intérêt personnel
appréciable de l’intention ne sont pas dûment constatés. On dira donc que plus
une idée est déterminée, plus elle soumet le libre vouloir du juge qui l’adopte à
ses déterminations.
Au final, les vérités légales muables et faillibles s’avèrent donc assez objec-
tives pour étayer les certitudes des praticiens, assez durable pour leur servir de
base d’interprétation solide et assez concrètes pour déterminer rigoureusement
leurs décisions. Elles remplissent donc le même office que les dogmes, en
offrant sur ces derniers un surcroît d’efficacité. Sur le plan de la pratique du
droit, ces vérités peuvent être qualifiées de « quasi-dogmes », de dogmes artifi-
ciellement créés, au sens où, sans être des dogmes par leur nature métaphy-
sique, elles remplissent les mêmes tâches pratiques que les dogmes, sont
quelque chose comme des « fictions de dogmes ».
On peut en conclure que Saleilles est un penseur à la fois dogmatique et
antidogmatique : il est antidogmatique parce que, selon lui, dans le domaine de
l’activité scientifique, aucune idée juridique ne devrait être soustraite à la cri-
tique rationnelle, mais il est dogmatique parce qu’il reconduit fidèlement la
fonction dogmaticienne que la science remplie dans la pratique juridique, celle

1. EHDN, p. 87.
2. « Le juge n’a de pouvoir que de l’objectif, c’est la définition même de sa fonction ;
or j’ai bien peur que le droit naturel dont on vient de ressusciter la notion ne puisse
jamais sortir du domaine du subjectivisme pur » (EHDN, p. 102).

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Saleilles 91

de produire et de certifier des quasi-dogmes, ou – pour parler comme Kant –


des dogmes sur le mode du comme si.
De plus, si les vérités légales sont œuvres humaines et non pas divines, c’est
le statut même de la science juridique qui se trouve bouleversé. En effet, la
tâche de cette science ne peut plus être de découvrir des vérités légales qui
préexisteraient à l’activité du savant mais à produire et authentifier ces vérités
légales. Ce bouleversement contraint Saleilles à reposer la question du modèle
de rationalité sur lequel repose la pratique de la science du droit et induit de ce
fait un second déplacement, sur le terrain épistémologique cette fois. Ce
modèle, Saleilles va le trouver dans le droit romain.

DÉPLACEMENT ÉPISTÉMOLOGIQUE :
LE ROMANISME SPIRITUEL DE SALEILLES

Le modèle de rationalité scientifique promu par Saleilles est parfois pré-


senté par ce dernier comme une méthode, terme plutôt malheureux en ce qu’il
évoque un protocole pratique alors que c’est la nature même de la science juri-
dique qui est en cause. Une fois encore, c’est dans sa mise en œuvre pratique
que les traits essentiels du modèle se manifestent, il convient donc de commen-
cer par décrire les « constructions juridiques » qui en sont le fruit.

1) Les constructions juridiques


Les constructions juridiques sont « la mise en formule positive d’idées
rationnelles, tirées du point de vue social, et ramenées à des précisions qui les
soustraient autant que possible à l’arbitraire »1. Cette définition correspond
assez bien à ce qu’on a pu observer à propos de l’abus de droit, elle contient les
éléments suivants.
a) Expressivité. Une idée (par exemple celle d’ « intention exclusive de
nuire, en l’absence de tout intérêt personnel appréciable »2) se trouve « tirée du
point de vue social » dans la mesure où elle procède de l’examen attentif des
décisions des tribunaux de justice qui sont la manifestation juridique de la vie
sociale. Dans ce sens, une construction juridique infirmée par la pratique cons-
tante des juges peut être considérée comme fausse, au sens où les théories qui
ne correspondent pas aux faits qu’elles prétendent décrire peuvent l’être. Une
construction juridique peut donc bien être rationnelle per se, elle sera tout au
plus une vue de l’esprit de son auteur si elle n’est pas positive. Son degré d’ob-
jectivité est donc proportionnel à la densité de vie réelle du droit qu’elle
exprime. C’est pourquoi Saleilles refuse la définition de l’abus de droit comme
faute consécutive à la violation des usages reçus, parce que la jurisprudence
rejette avec constance et fermeté la définition de la propriété comme fonction
sociale, alors même que c’est cette théorie qui a peut être sa préférence subjec-

1. DCDC, p. 20. Cité par C. Jamin, « Un modèle original… », art. cité, p. 505.
2. « De l’abus de droit », art. cité, p. 345.

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tive. Il faut en conclure qu’une science qui rationalise les vérités pressenties et
désirées par les juges ne saurait avoir raison contre ces derniers.
b) Complexité. Le caractère rationnel de ces constructions tient à la rigueur
des articulations logiques opérées entre les éléments contradictoires que charrie
le matériau empirique qu’elles expriment. Par exemple, la notion d’abus de droit
contient l’idée de l’exercice licite d’un droit subjectif et celle, contradictoire, de
son interdiction. Ces deux éléments se concilient lorsque la licéité de l’exercice
du droit est ramenée à l’existence d’un intérêt personnel et appréciable et que
son interdiction est conditionnée par l’intention maligne qui le motive. Le succès
d’une construction juridique se mesure à la manière dont elle fait droit à la part
de vérité que contient chacun des éléments constitutifs qu’elle parvient à sub-
sumer en produisant la forme agrégative harmonieuse qui les contient tous. On
objectera que, sur le plan de la logique pure, cette conciliation n’en est pas une,
que ce n’est qu’une simple juxtaposition, mais selon Saleilles « en matière
sociale, partout où l’on fait de la logique pure, on peut être assuré de ne pas faire
de la science »1. À cette logique pure, il convient donc de substituer ce que
Eugène Gaudemet appelle une « logique sociale »2, qui est la logique du monde
réel, composé d’intérêts et d’idées contradictoires en permanente et dynamique
opposition. Dans ce sens, « la science sociale » dont la science juridique est une
composante « se trouve dans l’harmonie et la conciliation de toutes les antino-
mies de principe et de toutes les contradictions d’idées »3. L’idée qui organise
chaque construction juridique n’est donc jamais simple, c’est un composé de
multiples tendances contradictoires, une idée complexe.
c) Unicité. Complexes, ces idées doivent cependant impérativement
être uniques. C’est ce qui ressort fatalement de la fonction dogmaticienne que
Saleilles assigne à la science juridique : pour que le juge puisse dégager la
« bonne réponse » de la construction juridique objective qui correspond à l’ins-
titution de droit en cause dans le cas qui lui est soumis, il est nécessaire qu’à
chacune des institutions de droit ne puisse correspondre qu’une seule et unique
idée juridique vraie, étayée par une seule et unique construction juridique. De
fait, si à une institution de droit donnée correspondaient plusieurs idées vraies
fondant plusieurs théories contradictoires, le juge serait libre de choisir arbitrai-
rement parmi les « bonnes réponses » que portent chacune de ces théories. La
science du droit doit donc désigner l’archétype unique qui correspond à la
vérité de chaque institution de droit positif.
Ce caractère d’unicité est paradoxal : il est en effet de la nature même de l’ac-
tivité scientifique, du moins telle que Saleilles lui-même la conçoit, de produire
plusieurs théories concurrentes, toutes candidates à l’expression objective d’une
institution de droit donnée. Ainsi, on peut fonder l’abus de droit sur l’idée de
faute, de risque ou encore intention maligne. Si le droit positif que chacune de ces

1. « Rapport général sur les travaux du Congrès international de droit comparé


de 1900 », Procès-verbaux des séances et documents du Congrès, Paris, Pichon & Durand-
Auzias, 1905, t. 1, p. 147. Cette référence sera notée CIDC par la suite.
2. Gaudemet, RS, p. 58.
3. CIDC, p. 147.

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Saleilles 93

idées prétendent manifester est traversé de tendances véritablement contradic-


toires, on peine à concevoir qu’il soit possible d’en élire une au détriment des
autres, sans rien perdre de la « complexité » de la vie du droit. En outre, il n’existe
aucune raison d’ordre scientifique pour rejeter a priori l’hypothèse selon laquelle
chaque institution de droit positif est diversement conçue par les acteurs du droit
de sorte que ces diverses conceptions renvoient chacune à des archétypes irréduc-
tiblement contradictoires entre eux. Pour autant, selon Saleilles, un des moments
les plus importants de l’élaboration d’une « construction juridique » réside dans
l’élection d’une idée juridique et dans son érection en archétype unique de l’insti-
tution en cause, au terme d’une discussion rationnelle qui s’apparente à un test de
validité au terme duquel s’opère la sélection de l’idée juridique qui présente le
plus haut degré d’objectivité. Ainsi, l’idée de l’abus de droit comme faute ne par-
vient pas à se qualifier, parce qu’elle repose soit sur une conception absolue des
droits subjectifs, auquel cas elle est logiquement contradictoire, donc irration-
nelle, soit sur une conception fonctionnelle de ces droits, auquel cas elle contredit
la jurisprudence et pêche par irréalité. Au final, seule l’idée d’abus de droit
comme intention maligne surmonte toutes les objections. Les constructions juri-
diques sont donc une multiplicité complexe d’éléments contradictoires, ramenés à
la forme mentale unique d’une institution de droit donnée1.
d) Systématicité (conceptuelle et normative). Complexes et uniques, les cons-
tructions juridiques présentent en outre le caractère de la systématicité, tant du
point de vue purement conceptuel que sous le rapport des principes techniques
de justice qu’elles contiennent.
Sur le plan conceptuel, les archétypes de chacune des institutions de droit
positif dans un même ordre juridique donné doivent être logiquement compati-
bles entre eux. L’idée de l’abus de droit comme intention maligne doit être
conciliée avec celle d’ordre public, de bonnes mœurs, ou encore de propriété.
Cette conciliation est parfois difficile : l’abus de droit heurte le principe de la
libre jouissance du propriétaire, que les auteurs s’accordent pourtant à considé-
rer comme un attribut essentiel du droit de propriété. On y parvient toutefois,
en concevant les pouvoirs du propriétaire non pas dans l’absolu, mais relative-
ment à l’intérêt personnel du propriétaire et en concevant l’abus de droit non
comme une faute mais comme une intention maligne.
La systématicité recherchée n’est pas seulement conceptuelle, dans la
mesure où les constructions juridiques contiennent aussi des principes géné-
raux de justice. À la cohérence des idées doit donc répondre celle des règles.

1. De ce point de vue, E. Gaudemet fait une confusion : « L’erreur de la logique tra-


ditionnelle n’est pas pour [Saleilles] d’avoir eu recours aux principes définis et aux
notions précises, mais bien au contraire d’avoir cru qu’une institution peut se construire sur la
base d’une idée unique : alors que toujours on doit, pour adapter la théorie à la complexité
de la vie, combiner deux ou plusieurs principes, souvent contradictoires entre eux, et
dont la réalité vivante réconcilie l’opposition » (RS, p. 57). Je souligne. Il est exact que
Saleilles, sans congédier la logique formelle, cherche à concilier des principes contradic-
toires au moyen d’idées complexes. Ces idées ne sont donc pas simples, parce qu’elles
subsument plusieurs principes, mais elles n’en sont pas moins uniques, parce qu’il n’y en
a qu’une qui exprime la vérité d’une institution donnée.

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94 Mikhaïl Xifaras

On n’imagine en effet mal que les principes généraux adoptés puissent prescrire
des conduites humaines qui seraient incompatibles entre elles. Dans le cas de
l’abus de droit comme intention maligne, qui étend la portée de l’article 6 du
Code, dont on sait qu’il vise les conventions à certains usages de droits subjec-
tifs jusqu’alors réputés licites, la contradiction est évitée dans la mesure où il
n’existe pas de dispositions qui, par exemple, prescriraient expressément de tels
usages ou qui interdiraient que la portée de notions comme celle d’ordre public
ou de bonnes mœurs soit étendue au-delà de la sphère des conventions.
e) Élégance. Il faut enfin que l’idée juridique qui organise la construction
juridique soit formulable dans le style de la législation dans laquelle elle est des-
tinée à s’insérer. L’abus de droit ne devrait trouver sa place dans le monument
législatif que si la formule que Saleilles en propose est effectivement digne de la
vigueur littéraire dont les rédacteurs du Code ont su faire preuve, sauf à
corrompre l’édifice.
Ainsi déterminée, la pratique scientifique de Saleilles apparaît soumise à
une double condition : il faut que chaque institution de droit positif puisse
revêtir une forme rationnelle au sens des cinq déterminations précédentes et
pour ce faire que les juristes savants fassent sans cesse advenir de telles formes à
l’existence, afin de reconduire toujours la miraculeuse coïncidence du droit réel
et de sa forme idéale. Le modèle de rationalité scientifique promu par Saleilles
a pour objet de réaliser ces conditions en pratique, c’est-à-dire dans le contexte
de la quête par le juge de la « bonne réponse » au cas qui lui est soumis.

2) Le modèle de la science du droit, du point de vue du juge


C’est dans l’article célèbre « École historique et le droit naturel », qui se
présente comme un véritable discours de la méthode que l’on trouve exposé l’ap-
port des constructions juridiques à la production de la « bonne réponse » par le
juge devant traiter un cas pour lequel les dispositions législatives sont inexistan-
tes ou confuses. Selon Saleilles, trois voies s’offrent à lui, qui ne sont pas seule-
ment des procédés d’interprétation, ni même des méthodes distinctes, mais
véritablement trois modèles concurrents de la pratique du droit et de sa science.
Ces voies sont celles de l’analogie, du recours à la conscience juridique collec-
tive et du droit comparé1.
a) La voie de l’analogie. La voie de l’analogie n’a pas la préférence de
Saleilles parce que sa portée est restreinte et qu’elle ne limite que partiellement
l’arbitraire du juge. Dans l’analogie en effet, il faut que le principe appliqué par
le juge aux faits nouveaux soit déjà présent dans une disposition législative
connexe, de manière à ce qu’il puisse invoquer l’intention du législateur. C’est
dire qu’une situation juridique vraiment inédite ne saurait être correctement
réglée par ce biais. Surtout, l’analogie ne contraint pas vraiment le juge, mais se
contente de lui imposer l’obligation de fonder la règle qui a sa préférence sub-
jective sur une disposition législative existente2 parce que la notion « d’intention

1. EHDN, p. 106.
2. EHDN, p. 108.

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Saleilles 95

du législateur » est beaucoup trop abstraite et imprécise pour déterminer


concrètement ses décisions1.
Plus gravement encore, le modèle de l’analogie fait reposer l’autorité des
principes techniques de justice en vigueur sur la volonté subjective du législa-
teur et non sur la vérité objective des idées juridiques produites et authentifiées
par les jurisconsultes. Dans une telle configuration, la science juridique joue un
rôle singulièrement passif dans l’évolution du droit, sa tâche se limitant à souli-
gner les ressemblances et différences entre les dispositions législatives en
vigueur. Confinée dans une fonction essentiellement descriptive et compila-
toire, où ses plus grandes audaces se résument à opérer des rapprochements
inattendus, elle renonce de facto à entretenir tout commerce avec la vérité, et
déchoît au final de son titre de Science. En pratique, dans le modèle de l’ana-
logie, le jurisconsulte se contente d’enregistrer ex post l’interprétation que le
juge fait de la législation, laissant à ce dernier le soin d’orienter librement
l’évolution du droit selon ses préjugés subjectifs.
Bien entendu, Saleilles n’exige pas des juges qu’ils se passent tout à fait du
procédé analogique, car il n’est jamais inutile de décrire précisément le droit en
vigueur et les intentions du législateur, lorsqu’elles sont assez précises pour se
révéler, sinon contraignantes, du moins instructives. Mais le modèle analogique
est bien le plus bas degré de la science juridique, on ne saurait s’en contenter.
b) La voie de la conscience juridique collective. Alors que l’intention du législa-
teur est le masque derrière lequel le juge fait avaliser ses préjugés, la conscience
collective correspond à un degré supérieur d’objectivité, et par suite de légiti-
mité pour le juge vertueux, dont elle limite l’arbitraire en le soumettant à ce
donné extérieur que sont les principes partagés par tous les membres d’une
communauté légale donnée2. En faisant droit à la conscience juridique collec-
tive, le juge ne se laisse pas enfermer dans le cadre de la loi, qui manifeste par
nature un droit déjà reconnu et figé dans la généralité de sa forme législative, il
s’ouvre au droit nouveau et contribue ainsi efficacement à faire vivre le droit en
l’adaptant aux situations nouvelles3.

1. Si le juge « imbu de ces idées qui ne seraient encore que des idées personnelles
qu’il n’ait pas le droit de traduire en système d’application juridique, trouve à propos
d’un cas particulier ces mêmes conceptions admises par la loi, il sera autorisé à dire que
l’idéal qu’il se fait de la justice n’est pas étranger à la loi » (EHDN, p. 107).
2. « … lorsque l’opinion commune telle qu’elle se forme et s’adapte peu à peu aux
transformations économiques et sociales d’une époque, se fait unanime sur certains
concepts de justice, et que cette conception est telle, […] que ceux-là à qui on l’oppose
sont prêts à en reconnaître eux-mêmes le bien fondé, le juge a le droit de se faire l’organe
[de cette conscience] » (HDN, p. 108).
3. « Le juge a le droit de se faire l’organe, non pas aveugle et purement passif, de ce
sentiment inorganique de la conscience collective (…) pour l’adapter à l’ordre juridique
légal dont il est le gardien et le défenseur. Il n’a pas qualité pour substituer d’emblée un
système idéal à un autre, mais il a pour mission de s’en inspirer (…) et faire du conflit des
systèmes, lorsque ceux-ci s’opposent dans le domaine de l’abstrait, une justice transac-
tionnelle, qui dans le domaine concret garantisse les droits acquis, tout en donnant satis-
faction aux droits nouveaux qui demandent à se faire reconnaître » (EHDN, p. 109).

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96 Mikhaïl Xifaras

Une lecture rapide de ces lignes pourrait donner à penser que Saleilles
se fait ici le représentant français de l’École historique du droit, et plus
précisément de ce qu’on a appelé avec bonheur le « programme Savigny-
Puchta »1. Cette intuition se trouve renforcée par le fait que Saleilles reconnaît
expressément sa dette à l’endroit de l’École historique, à qui il sait gré d’avoir
mis en évidence le caractère évolutif du droit vivant et d’avoir soumis à ce prin-
cipe d’évolution aussi bien les « phénomènes sociaux » que les « sciences qui les
ont pour objets »2. On est en outre saisi de la proximité de vocabulaire : la
notion de conscience juridique du peuple est sans conteste une des idées cardi-
nales de la conception de Savigny, qui y voit à la fois la source et le modèle du
droit en vigueur3, le dépôt des vérités légales qui se manifestent à travers la
répétition des usages spontanés et immédiats qu’enregistrent les coutumes et
les mœurs4.
La conception que Saleilles se fait de la conscience juridique populaire fait
sans aucun doute fond sur celle de Savigny, mais elle s’en distingue cependant.
Alors que chez Savigny le droit vit dans la conscience, dans le sens où le droit
est un fait de conscience collective qui n’existe pas en dehors d’elle, et qui ne
peut donc trouver formulation plus adéquate que dans cette conscience en acte,
Saleilles conçoit la conscience populaire comme un des lieux où se manifeste
des valeurs et des règles qui lui sont extérieures. Pour Saleilles, les vérités
légales ne sont pas des faits de conscience mais des formes métaphysiques produites
par les jurisconsultes. En termes savigniens, elles relèvent pleinement de l’élé-
ment technique et plus précisément scientifique du droit, et non de son élément

1. L’expression « programme Savigny-Puchta » est de O. Jouanjan, cf. Une histoire de


la pensée juridique en Allemagne (1800-1918). Idéalisme et conceptualisme chez les juristes alle-
mands du XIXe siècle, Paris, PUF, 2005, p. 39 et s. Sur le droit comme fait de conscience,
cf. p. 97 et s.
2. EHDN, p. 95.
3. Pour Savigny, à l’origine le droit vit tout entier dans la conscience juridique du
peuple, mais les progrès de la civilisation et de la division du travail font progressivement
échoir sa production à une classe spéciale de juristes professionnels, entraînant l’appari-
tion d’un « élément technique » du droit qui vient redoublé sans s’y substituer l’ « élément
politique » originel. L’élément politique du droit est ce que tous les membres de la com-
munauté politique expriment, spontanément et immédiatement, par leurs usages et cou-
tumes comme étant juste, le « lien du droit avec la vie du peuple en général » (Savigny, De
la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, trad. fr. A. Dufour, Paris,
PUF, 2006, p. 55. Cet ouvrage sera noté VLS par la suite). Quant à l’élément technique, il
correspond à la mise en œuvre de procédures spéciales inventées par les juristes pour res-
taurer l’unité politique du droit lorsque la conscience de cette unité n’est plus directe-
ment et immédiatement exprimée par tous, c’est « la vie du droit comme science distincte
[de la vie du peuple] » telle qu’elle se manifeste dans la « conscience des juristes » (ibid.).
Avec l’essort de l’élément technique, l’élément politique du droit devient « invisible » sans
toutefois disparaître, c’est lui qui, oriente le développement de l’élément technique, et
garantit que le droit reste une totalité organique cohérente et harmonieuse. Sur le carac-
tère invisible de la genèse du droit dans l’esprit populaire, cf. O. Jouanjan, Une histoire…,
op. cit., p. 100, et A. Dufour, « Rationnel et irrationnel dans l’école du droit historique »,
Archives de philosophie du droit, Paris, Sirey, 1978, t. XXIII, p. 147-174.
4. Savigny, VLS, p. 56.

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Saleilles 97

politique1. La conscience juridique populaire ne constitue donc pas l’origine, le


système et la fin d’un ordre juridique donné, elle n’est qu’une expression, cer-
tainement pas la plus adéquate, des vérités légales d’une époque donnée. À dire
vrai, pour Saleilles, cette conscience n’est qu’un simple « sentiment inorga-
nique », dont le juge devra s’inspirer en l’absence de réponse plus objective, en
veillant cependant à ne pas se laisser aveugler par lui, dans la mesure où il est
l’organe de l’ « ordre juridique légal » et non pas celui du sentiment populaire2.
On aura compris que là où Savigny voit dans le caractère non reflexif de la
conscience collective le criterium de sa vérité parce qu’il fait de l’intuition le
moyen le plus sûr de parvenir à son expression exacte3, Saleilles y voit un
simple affect qui manifeste un degré de certitude très inférieur à celui des idées
rationnelles, forme véritablement adéquate des vérités légales4. Sur ce point, sa
conviction emprunte une fois encore à la doctrine du cardinal Newman, selon
laquelle la Foi ou Raison implicite est à la source de toute croyance, qui ne se
trouvent cependant fondées, pour ce qui est des vérités humaines, que lors-
qu’elles se trouvent confirmées par la Raison explicite5. C’est dire que défaut de
rationalité des intuitions du sens commun se paye évidemment très cher sur le
terrain de la légitimité de la pratique judiciaire : se fier à la conscience popu-
laire, faire l’économie des constructions juridiques pour préférer la généralisa-
tion d’un sentiment collectif, c’est courir le risque de généraliser de fausses
croyances et par ce biais de réintroduire l’arbitraire du juge qui les partage6. À

1. Cf. supra, n. ■, p. ■.
2. EHDN, p. 108.
3. Selon Savigny, qui hérite sur ce point de la philosophie de Schelling cette intuition
est une activité de connaissance décisive dans l’acquisition de la conscience de soi. Sur le
rôle de l’intuition intellectuelle dans la philosophie de Savigny (cf. O. Jouanjan, Une his-
toire…, op. cit., p. 160 et s.).
4. C’est d’ailleurs ce que lui reproche Gurvitch : « En réduisant tout la réalité juri-
dique à l’élément schématique et conceptuel, Saleilles ne laisse pas de place dans son sys-
tème pour l’élément réellement plus objectif que la règle : la communauté irrationnelle »
(L’idée de droit social, op. cit. p. 647).
5. On retrouve ici les théories de psychologie des croyances de Newman, qui dis-
tingue la Foi de la Raison comme deux procédés de raisonnement : « L’un est le procédé
initial du raisonnement instinctif et l’autre le procédé d’investigation sur nos propres rai-
sonnements. Tous les hommes raisonnent, car raisonner n’est pas autre chose qu’extraire
une vérité d’une vérité déjà acquise, et cela sans l’intervention des sens, alors que c’est à
ceux-ci seulement que sont réduits les animaux. Mais tous les hommes ne réfléchissent
pas sur leurs propres raisonnements, et beaucoup moins encore apportent à leurs
réflexions l’exactitude et le soin qui leur permettraient d’apprécier en toute justice leurs
propres opinions (…) Nous pouvons donc désigner ces deux procédés intellectuels sous
les noms de raisonnement et d’argumentation, ou encore de raisonnement inconscient ou
conscient, ou enfin de Raison implicite ou explicite » (FR, p. 122). Saleilles reprend cette
doctrine FR (préface), p. XXIII.
6. « Le plus souvent, l’idée de justice dont le juge voudrait faire application n’aura
pas réussi encore à forcer textuellement l’entrée de la loi, la constatation de son objecti-
vité d’après la conscience populaire collective risque si facilement de se faire surtout
d’après le grossissement d’un système purement personnel, que cette foi, très légitime en
soi, est en pratique la plus délicate, et celle dont il importe d’user le plus discrètement »
(EHDN, p. 109).

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98 Mikhaïl Xifaras

l’immédiateté des faits de conscience fondé sur l’intuition collective des prin-
cipes de justice, Saleilles oppose donc l’objectivité scientifique des prin-
cipes techniques tirés de constructions juridiques rationnellement construites,
parce que ces derniers imposent au juge de se défaire de ses préjugés et idées
personnelles1.
Pour Saleilles, l’horizon du droit est à chercher dans les besoins de l’époque
objectivement déterminés par les lois de l’évolution que les sciences sociales ont
pour tâche de dégager ; la conscience populaire ne représente guère plus qu’un
expédient pour le juge contraint de trancher des cas dans le silence de la loi et
de la science, un principe de prudence qu’on mobilisera faute de mieux.
Le recours à un tel principe de prudence n’est pas exempt de toute légiti-
mité : si tous les membres d’une même communauté partagent le même senti-
ment quant à un principe de justice, on peut présumer que celui-ci n’est pas
tout à fait étranger à la vérité du droit, même s’il n’a pas encore été reconnue
par les organes scientifiques du droit2. Il en résulte que le juge pourra s’inspirer
de la conscience collective du peuple, mais devra emprunter pour rendre ses
décisions une troisième voie, supérieure aux deux premières, celle du droit
comparé.
c) La voie du droit comparé. Il existe bien des usages possibles du droit com-
paré. Il peut servir à « rapprocher les coutumes des différents peuples pour étu-
dier les rapports qui les relient aux différents stades de la civilisation »3 ou
encore à mettre en regards les évolutions des systèmes juridiques, afin de déga-
ger les analogies et en déduire les lois générales de l’ « imitation collective »4
apportant, sous la forme d’une science des transferts juridiques, une contribu-
tion auxiliaire à la sociologie générale. Mais il existe un usage proprement juri-
dique du droit comparé, à la fois plus élevé et plus utile, qui est de servir de
source d’inspiration à l’évolution des droits nationaux, et plus précisément à
leur convergence. En effet, selon Saleilles, plus les principes généraux tech-
niques du droit sont communs à toutes les grandes nations juridiques civili-
sées5, plus il faut considérer qu’ils manifestent adéquatement une tendance
vraiment profonde de l’époque. Ce rapprochement permet d’envisager la pro-
duction de constructions juridiques universelles, qui font du droit comparé le

1. Ce qui n’empêche pas Saleilles, dans une veine passablement savignicienne, de


souligner que la science juridique fait appel à l’ « instinct du progrès juridique » du
savant. Cf. « Quelques mots sur le rôle de la méthode historique dans l’enseignement du
droit », Revue internationale de l’enseignement, 1890, 1o, t. XIX, p. 498. Cette référence
sera notée par la suite MHED.
2. EHDN, p. 108.
3. DCDC, p. 25.
4. DCDC, p. 27.
5. C. Jamin a montré que les contours de l’universalité prônée par Saleilles sont
assez clairs : il s’agit d’un droit commun à l’humanité « en tant qu’elle se réfère au monde
civilisé » (DCD, p. 221), qui ne contient que les nations d’origine européenne, mais les
contient toutes, en ce compris les pays de common law, par quoi Saleilles se distingue de
Lambert, qui les exclut de la conférence universelle des législations nationales (C. Jamin,
« Le rêve de Saleilles et Lambert revisité… », art. cité, p. 748 à 750). Les attendus philo-
sophiques de cette opinion sont développés, infra, n. ■, p. ■.

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Saleilles 99

véhicule de la réalisation d’un droit naturel immanent à tous les droits natio-
naux, un « droit commun de l’humanité civilisée »1.
Ainsi compris, l’usage du droit comparé permet de sortir du cadre du droit
national, pour étendre l’horizon du juge aux principes de justice communs à
d’autres systèmes juridiques et approcher ainsi les principes de la justice univer-
selle. En apportant ce surcroît d’universalité aux constructions juridiques, le
droit comparé leur confère une plus grande objectivité, parce la théorie qui
rend compte d’une institution dans le plus grand nombre possible d’ordres juri-
diques positifs est concrètement plus universelle, et par conséquent plus objec-
tive que les autres. C’est pourquoi cette voie est non seulement la plus efficace
pour réaliser le droit naturel muable, mais c’est encore « la voie la plus sûre
scientifiquement parlant »2.
On touche ici à un autre reproche récurrent que Saleilles adresse à Savigny
et à son école, celui d’avoir renoncer à l’idée de droit naturel en résorbant le
droit dans la conscience d’un seul peuple, refusant ainsi de reconnaître que les
fins ultimes du droit sont la justice et l’équité3, perdant ainsi de vue la significa-
tion profonde de l’évolution contemporaine des législations nationales, qui
réside justement dans l’universalisation progressive des principes généraux
techniques communs à ces législations. En outre, il se serait privé de la possibi-
lité d’évaluer de manière critique le degré d’universalité réelle, et donc d’objec-
tivité de constructions juridiques élaborées à partir d’un ordre juridique donné.
Savigny aurait donc commis une faute politique et scientifique en enfermant le
droit et sa science dans un étroit nationalisme, aveugle à l’universalité des
valeurs juridiques, et l’École historique, à la suite de son fondateur, aurait sous-
estimé le rôle véritablement créatif et propulseur que devrait jouer la science
juridique dans cette évolution, elle aurait renoncé à « exercer un rôle sur le
développement phénoménal du droit »4.

1. EHDN, p. 111. Dans ce sens, Saleilles rejoint la doctrine néo-thomiste du ius gen-
tium, considéré comme un droit positif qui manifeste la conception imparfaite que les
hommes se font du droit divin (Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa, IIae, Pars,
57, 3). On se souvient Saleilles estime que Léon XIII est un grand Pape (« Après les
Pie IX, Dieu ne manque pas d’envoyer des Léon XIII », Lettre à L. Birot du
23 mars 1906, in M. Sabbioneti, Un cattolico protestante…, op. cit., p. 65) et que ce dernier
recommande l’adoption, en matières philosophiques, des doctrines de Saint Thomas.
Cf. Lettre encyclique de sa Sainteté le Pape Léon XIII du 4 août 1879.
2. EHDN, p. 109.
3. On ne saurait refuser « de croire à cette loi sociologique d’après laquelle, si ce sont
les intérêts qui mènent le monde, les hommes ont un intérêt d’ordre sentimental peut
être, mais qui n’en est pas moins indestructible, à mettre la satisfaction de leurs besoins
économiques d’accord avec un idéal de raison et de justice » (EHDN, p. 96).
4. EHDN, p. 95. On peut à la lecture de ces lignes très sincèrement se demander si
Saleilles a vraiment lu Savigny avec l’attention que ce dernier mérite, et s’il ne s’est pas
laissé guidé par des auteurs qui, comme Jhering, ont critiqué la vulgate dont se récla-
maient les épigones en la prenant pour la véritable pensée du fondateur. On éprouve en
effet quelque peine à reconnaître Savigny ainsi grimé en irrationaliste théoricien du bon
sens populaire, en nationaliste étroit et surtout en juriste savant contemplant l’évolution
du droit sans songer à donner une orientation scientifique à cette dernière... Sur la diffi-

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100 Mikhaïl Xifaras

Certes il n’est pas question pour Saleilles de demander au juge de passer


par-dessus les législations nationales pour appliquer directement ce « droit
commun de l’humanité » dont la vocation est de rester un « droit subsidiaire »1.
Mais la primauté reconnue du droit national sur le droit naturel comparé n’in-
terdit pas au juge, dans le silence de la législation en vigueur, de fonder ses
interprétations sur les principes techniques de justice dégagées à partir du droit
allemand ou italien, dans la mesure où ces principes ne sont pas incompatibles
avec ceux que reçoit le droit français2. C’est par de tels emprunts que les droits
nationaux convergent autour des principes objectifs « d’une même conception
juridique universelle »3.
Sur le plan organique, un usage aussi intensif du droit comparé par le juge
doit produire l’émergence et la consolidation d’une communauté internationale
de la science juridique, faisant de la conférence des jurisconsultes des pays civi-
lisés le premier organe juridique supra-étatique à vocation véritablement uni-
verselle4. Cette universalité spirituelle de la science, Saleilles l’appelle l’esprit du
droit romain, ce qui, on l’accordera, mérite une explication.

3) Le droit romain comme modèle scientifique5


Dans un petit texte consacré au droit commercial comparé, Saleilles affirme
que le droit comparé est dans l’espace ce que la méthode historique est dans le

cile réception de la pensée de Savigny dans la première moitié du XIXe siècle en France,
cf. O. Motte, Savigny et la France, Berne, 1983, et O. Jouanjan, « Sur une réception fran-
çaise de Savigny (à l’occasion de la parution de la première traduction en langue française
de De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit) », Droits, Paris, PUF,
no 46, 2007, p. 159 et s.
1. EHDN, p. 111.
2. « Dans un système qui donne au droit naturel un rôle purement subsidiaire et
supplétif, et qui même ne l’admet à remplir ce rôle que sous une forme d’objectivité juri-
dique, le droit national, codifié et doctrinal, reste au premier plan. Mais comme source
d’orientation de son évolution scientifique et judiciaire, se place en première ligne la seule
forme vraiment objective du droit naturel pris dans sa conception historique d’un droit
naturel à contenu variable, c’est-à-dire le droit comparé, le seul qui, pour un temps
donné et une civilisation donnée, porte en lui ce principe d’universalité qui est le propre
du droit naturel » (EHDN, p. 112).
3. EHDN, p. 110.
4. « Aussi, comprenons-nous aujourd’hui le droit comparé (…) comme un procédé
de développement du droit universel, par voie d’actions et de réactions réciproques de
toutes les législations parallèles. C’est ainsi que se forma jadis le droit prétorien du Haut
Empire. Vous me direz que cela tenait à l’universalité de l’Empire. Mais cette universa-
lité, qu’a brisée, dans le monde moderne, la formation des États particuliers, nous la
reconstruisons dans le domaine du droit. Et, sans avoir, pour cela, à se rendre à La Haye,
il n’est pas un juge, dans son modeste tribunal, qui ne puisse concourir, par l’orientation
de son interprétation judiciaire, à la réalisation de cette communauté de droit de toutes
les grandes nations modernes » (LDED, p. 23 et 24).
5. Cf. P. Legendre, « Le droit romain, modèle et langage. De la signification de
l’Utrumque jus », in Écrits juridiques du Moyen Âge occidental, London, Variorum Reprints,
1988.

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Saleilles 101

temps, une conférence des vérités légales coprésentes ou successives1 et que


l’un et l’autre ont pour tâche de contribuer à l’unification progressive des légis-
lations en vigueur dans les pays civilisés. La signification profonde de cette
tâche est elle-même à trouver dans son histoire, dont Saleilles estime qu’il
revient à Rudolph von Jhering de l’avoir contée.
Selon Saleilles, suivant Jhering, l’Europe a fait trois fois l’expérience de son
unification, sous la forme militaire de l’Empire, sous la forme religieuse de
l’Église et sous la forme juridique du droit civil romain. C’est pourquoi l’expé-
rience du mouvement de rédaction des coutumes, suite à la redécouverte et à la
diffusion du Corpus Iuris Civilis au Moyen Âge, offre un exemple unique de
production d’un droit commun de l’humanité civilisée. C’est aussi pourquoi le
droit civil romain est le seul corps de droit qui ait concrètement pu atteindre un
tel degré d’universalité pratique. En droit, il se pourrait fort bien que d’autres
législations aient eues les qualités intrinsèques pour prétendre victorieusement
fournir la forme universelle que requiert un droit commun de l’humanité, mais
il se trouve qu’en fait le droit romain est le seul droit commun qu’ait connu
l’Europe, la seule forme concrète de droit universel ayant réellement existé
dans l’histoire de l’humanité2. C’est un fait, historiquement contingent mais
tout à fait incontestable, que le seul élément commun aux législations natio-
nales, le « fondement unique des législations de l’Europe centrale »3 est l’élé-

1. « … la science du droit comparé, c’est de l’histoire réduite à un point dans le


temps, comme l’histoire est du droit comparé appliqué à l’évolution des institutions »
(« Le droit commercial comparé, contribution à l’étude des méthodes juridiques, à pro-
pos d’un livre de M. A. Sraffa (la liquidazione delle Società commerciali) », in Annales de
droit commercial et industriel français et étranger, 1891, t. 5, II, p. 219). Cette référence sera
notée DCC par la suite.
2. « Au Moyen Âge, et lors des premiers essais de rédaction coutumière, nos légistes
avaient un idéal auquel ils essayaient de ramener toutes les coutumes locales, sous réserve
des points considérés comme devant constituer les usages spéciaux de chaque région, et
cet idéal était forcément une conception unitaire de laquelle devait sortir comme un droit
commun France coutumière. Au début, ce travail était tout d’observation et consistait
surtout rassembler les usages les plus universellement suivis sans qu’il y eût trace d’aucun
système directeur ou d’aucune influence a priori. Plus tard, avec la centralisation monar-
chique, l’idéal s’élève et le but s’élargit par le fait même : l’objectif est désormais le droit
Romain, considéré comme raison écrite, et la conséquence n’était plus seulement de don-
ner à la France coutumière un droit uniforme, mais de constituer comme un droit com-
mun de toute l’Europe chrétienne, pour ne pas dire de tous les pays civilisés, dont les
législations particulières ne dussent être que des dérogations spéciales, laissant ainsi l’in-
terprétation se faire dans le sens de l’unité, et non plus dans celui de la diversité locale.
Qui pourrait dire ce que le commerce avait à gagner à une telle méthode et à cette largeur
de vue ? » (DCC, p. 220).
3. « Mais en même temps que les usages naissent dans l’infinie diversité, le courant
de la vie sociale tend à la cohésion et à l’unité, et par suite la sélection de ce qui doit sub-
sister, de ce qui par conséquent doit s’élever au dessus du particularisme juridique doit se
faire dans le sens de la plus large unité, et s’agissant d’usages commerciaux, cette unité,
sous sa forme idéale, devrait se confondre avec l’universalité en tant qu’elle se réfère au
monde civilisé. C’est bien en effet cette universalité que le Moyen Âge avait tenté de réa-

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ment romain, et plus précisément le droit civil romain. Si l’on ajoute que cette
Europe unifiée par le droit romain fut chrétienne et que les principes généraux
de justice qui furent élaborés à cette époque trouvaient leur inspiration dans la
justice et à l’équité divines, qui sont les fins ultimes du droit, on aura compris
pourquoi le droit romain est le seul modèle à la fois légitime et empiriquement
concret d’une possible convergence progressive des législations nationales1.
Saleilles est donc romaniste. Pour comprendre le sens exact de cette carac-
térisation, il n’est pas inutile de se tourner vers la doctrine de Jhering, dont
Saleilles nous dit qu’il est l’ « homme de génie »2 qui a su le mieux, à l’époque
moderne, exposer la portée historique et les principes constitutifs du modèle
romain.
Dans un texte célèbre, Jhering défend l’idée que le droit romain commence
par n’être, à Rome, qu’une « simple grammaire juridique entre les mains
d’hommes avides de s’instruire », un recueil de solutions à des questions de
droit récurrentes. Lorsqu’il « renaît à la vie », au Moyen Âge, c’est sous une
forme « plus précieuse et plus originelle que tout ce que le peuple romain avait
légué à la postérité dans les arts et dans les sciences »3. En effet « il s’éleva
comme Code et revêtit enfin, après que son autorité extérieure eût été
contestée et presque anéantie, une forme infiniment supérieure, en devenant la
règle de notre pensée juridique »4. Ainsi, à partir du Moyen Âge, le droit romain
n’est plus seulement un recueil de solutions pratiques, c’est un texte servant de
base scripturaire à la constitution du droit en corps, c’est-à-dire en totalité
cohérente et évolutive, par des procédés d’interprétation eux-mêmes suscepti-
bles d’être érigés en modèle pour la science juridique5. L’expression « droit
romain » est donc susceptible de désigner au moins trois significations histori-
ques différents : les solutions concrètes ou axiomes pratiques que les juristes

lisé et qui au XVIIIIe siècle encore, en même temps qu’elle disparaissait du monde poli-
tique, se reconstituait dans la sphère du droit, sur la base du droit Romain considéré
comme fondement unique des législations de l’Europe centrale » (DCC, p. 221).
1. Saleilles emprunte ici directement à un texte célèbre de Jhering : « Trois fois
Rome a dicté des lois au monde, trois fois elle a servi de trait d’union entre les peuples :
par l’unité de l’État d’abord, lorsque le peuple romain était encore dans la plénitude de sa
puissance ; par l’unité de l’Église, ensuite, après la chute de l’Empire romain, et la troi-
sième fois enfin, par l’unité du Droit, à la suite de la réception du droit romain au Moyen
Âge » (Rudolph Jhering, L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développe-
ment, trad. fr. O. de Meulenaere, 3e éd., Bologna, Forni Editore, 1886-1888, t. Ier, p. 1).
Cette référence sera notée EDD par la suite.
2. « C’est bien à n’en pas douter sur le terrain de l’histoire que la méthode compara-
tive a fait son apparition. L’homme de génie qui en a le premier conçu toute la portée fut
Jhering » (R. Saleilles, « La fonction juridique du droit comparé », in Rechtswissenschaft-
liche Beiträge, Juristische Festgabe des auslandes zu Josef Kohlers 60., Geburtstag, Stuttgart,
Verlag von Ferdinand Enke, mars 1909, p. 105). Cette référence sera notée FJDC par la
suite.
3. Jhering, EDD, p. 2.
4. Ibid., p. 3.
5. Cf. H. Berman, Droit et Révolution, trad. fr. R. Audouin, Aix-en-Provence,
PU Aix, 2004.

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romains apportaient à des questions de droit précises (une Grammaire) ; un


texte ou plus exactement une compilation de textes formant la base scripturaire
du droit (un Code) ; une méthode pour son interprétation enfin, qui réalise un
modèle pour la pensée juridique (une Science) ce que Jhering appelle la « règle
de la pensée juridique », mais aussi l’ « esprit du droit romain ».
Ces trois significations ont connu des devenirs distincts. Au Moyen Âge,
« ce fut d’abord comme Code de lois que le droit romain fut adopté », puis
comme science, ce qui correspond au « règne de l’École ». Mais « lorsque les
peuples sentirent qu’ils avaient dépassé l’âge de l’école, ils secouèrent le joug, et
de nouveaux Codes prirent la place du Corpus Iuris » procédant à l’ « élimina-
tion extérieure du droit romain »1. Une telle élimination est selon Jhering un
« phénomène d’évolution décisif tout aussi important que celui de sa récep-
tion »2, la véritable énigme historique que n’auraient pas su résoudre Savigny et
ses disciples, qui pose avec force la question de l’actualité du droit romain,
parce qu’elle interdit que le droit romain puisse fournir la grammaire du droit
actuel. Comme l’avait fait Savigny avant lui3, Saleilles, suivant Jhering, refusera
de reconnaître une quelconque supériorité de principe aux solutions de droit en
vigueur à Rome, au droit romain comme Grammaire4.
Quant à l’actualité du droit romain comme Code, on sait que cette question
rejoint celle de la codification, fût abondamment discutée dans l’Allemagne du
XIXe siècle5, mais très largement refoulée en France du fait de l’adoption du
Code Napoléon, unanimement considéré comme le fondement textuel indiscu-
table du droit civil français, même par les plus vifs admirateurs du droit
romain6. D’ailleurs, à aucun moment Saleilles, pas plus que les autres romanis-
tes français d’ailleurs, ne songera donc à faire du Corpus Iuris la base scriptu-

1. Jhering, EDD, p. 14.


2. Ibid., p. 14.
3. Pour Savigny : « D’autres comprennent autrement le mérite du droit romain. Ils
pensent que ses principes peuvent se résumer en axiomes pratiques, isolés, et que, mis en
parallèle avec les axiomes pratiques du même genre, formulés au Moyen Âge ou dans les
Temps modernes, chacune de ces comparaisons matérielles nous montre sa supériorité.
On verra bien, en lisant cet ouvrage, que je n’entends pas ainsi le mérite du droit romain »
(C. F. von Savigny, Traité de droit romain, trad. fr. C. Guenoux, Paris, Firmin Didot
Frères, 1840, t. 1, p. XIX et XX. Cet ouvrage sera noté TDR par la suite.
4. Saleilles est très clair sur ce point. Il écrit, à propos de ses études de droit romain :
« Est-ce que nous prenions garde aux résultats positifs auxquels aboutissait la législation
romaine ? C’est là surtout ce que M. Le conseiller Fabri reproche au droit romain.
Solutions dures, barbares, autoritaires, en contradiction absolue avec les tendances
modernes ! – Cela n’est pas douteux. Est-ce que vous nous croyez avoir été assez naïfs
pour avoir jamais supposé que ces solutions nous étaient proposées en exemples ? Ce que
nous voyions c’était la méthode, c’était la souplesse de l’instrument, c’était le germe de
progrès que le droit romain portait en lui » (LDED, p. 9).
5. Sur ce débat, A. Dufour, « L’idée de codification et sa critique dans la pensée juri-
dique allemande des XVIIIe-XIXe siècles », in L’histoire du droit entre philosophie et histoire des
idées, Genève, Bruylant, Schulthess, 2003, p. 493, et O. Jouanjan, Une histoire …, op. cit.,
p. 18 et s.
6. On songe, par exemple, à Athanase Jourdan.

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raire du droit français1. C’est donc exclusivement comme Science que le droit
romain reste actuel.
Sur ce point, Saleilles suit toujours fidèlement Jhering (lui-même fidèle à
Savigny) : « L’élimination extérieure du Code » n’est pas l’élimination de la
Science romaine parce que « dans le fond comme dans la forme, toutes les
législations modernes se basent sur le droit romain » de sorte qu’ « il est devenu,
pour le monde moderne, comme le christianisme, comme la littérature et l’art
grecs et romains, un élément de civilisation. Son influence n’est nullement res-
treinte aux institutions que nous avons empruntées au droit romain. Notre
pensée juridique, notre méthode, notre forme d’intuition, toute notre éduca-
tion juridique, en un mot, sont devenues romaines »2. Reste à évaluer la portée
exacte de cet « élément de civilisation » et son rôle précis dans l’évolution du
droit actuel.
De toute évidence, Saleilles lui attribue un rôle propédeutique tout à fait
essentiel, qui le conduit à revendiquer une place éminente pour son enseigne-
ment. Cet argument a déjà été magistralement exposé par Savigny : de même
qu’on image mal faire de la philosophie sans avoir lu Platon ni Aristote, com-
ment pourrait-on faire correctement du droit sans avoir fréquenter Ulpien et
Gaïus3 ?
Mais par-delà cette fonction propédeutique, Saleilles reconnaît aussi à la
science romaine une fonction constitutive dans l’évolution du droit actuel,
comme modèle pour la pensée juridique. L’idée maîtresse est ici que le droit
doit être conçu non pas comme un amas de règles arbitrairement posées, mais
comme un corps vivant. C’est ce qu’auraient compris les Romains, ce en quoi

1. Cette conclusion doit être nuancée par l’affectueuse admiration de Saleilles pour
le Corpus Iuris Civilis, qui le conduit parfois à l’utiliser pour résoudre des questions de
droit français. Ainsi, sa théorie de la propriété publique est romaine avant de devenir
française. Cf. « Le domaine public à Rome et son application en matière artistique »,
Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, septembre-octobre 1888 et juillet-
août 1899, Paris, Larose & Forcel, 1889 ; « Loi du 30 mars 1887 relative à la conserva-
tion des monuments et objets d’art ayant un intérêt historique et artistique », in Revue
bourguignonne de l’enseignement supérieur, 1891, t. I, p. 635-738 ; « Questions de jurispru-
dence », Revue bourguignonne de l’enseignement supérieur, 1893, t. III, no 2, p. 1-52.
2. Jhering, EDD, p. 14. Ce texte fait écho à la célèbre préface du Traité de droit
romain de Savigny : « Plusieurs croiront peut-être que continuer à prendre le droit
Romain comme moyen de perfectionner notre jurisprudence, c’est faire tort à l’esprit du
siècle et de la nation (…). Je rends justice à la générosité de ce sentiment, mais ici, il
s’égare. La multiplicité des matériaux que tant de siècles ont accumulés rend notre tâche
bien plus pénible que celle des Romains, et place notre but plus haut. (…) Quand nous
saurons manier les matériaux du droit avec l’habileté et la puissance que nous admirons
chez les Romains, nous pourrons cesser de les prendre comme modèle et laisser à l’histo-
rien le soin de célébrer leur gloire. Jusque-là un orgueil mal entendu ou l’intérêt de notre
commodité ne doivent pas nous faire négliger un secours auquel toute l’énergie de nos
efforts pourrait difficilement suppléer. Notre position vis-à-vis du droit romain n’a ici rien
d’extraordinaire, elle est la même dans d’autres parties du domaine de l’intelligence »
(Savigny, TRD, p. XXX et XXXI).
3. Cf. citation de la note précédente, dernière phrase.

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Saleilles 105

consisterait le fruit le plus précieux de leur legs1. Ce qui nous distingue cepen-
dant des Romains, ce sont les progrès réalisés entre-temps par la science des
corps vivants qui se présente désormais, depuis les premières années du
XIXe siècle comme une anatomie et comme une physiologie. Le renouveau de la
science du droit consiste donc à interpréter la scientia civilis traditionnelle à tra-
vers le paradigme scientifique que lui fournit la biologie2, sans toutefois les
confondre3, opérant une reformulation vigoureuse des principes scientifiques
d’unité, de finalité et de progression.
a) Unité. Par unité du droit considéré comme un être vivant, on entend le
caractère systématique des idées juridiques et l’unité supérieure de tous les
organes juridiques qui contribuent à sa production.

1. Selon H. Berman : « Dans la tradition juridique occidentale, le Droit est conçu


comme devant être un tout cohérent, un système intégré, un “corps”, et l’on pense que ce
corps se développe au fil du temps, franchissant générations et siècles. Le concept de droit
comme corpus juris peut être tenu comme implicite dans toute tradition où la loi est vue
comme distincte de la moralité et de la coutume. Et l’on suppose que cette conception était
non seulement implicite mais explicite dans le droit romain de Justinien. Cependant l’ex-
pression corpus juris Romani n’a pas été utilisée par les romains mais seulement aux XIIe et
XIIIe siècles par les canonistes et romanistes qui l’ont extrapolée de l’œuvre de ceux qui, un
siècle ou deux auparavant, avaient découvert de vieux textes justiniens et les avaient ensei-
gnés dans les universités européennes » (H. Berman, Droit et révolution, , trad. fr.
R. Audouin, Aix-en-Provence, PU Aix, 2004, p. 25). Selon Berman toujours, la science
juridique qui est le prototype de la science juridique occidentale est née de l’usage de la
dialectique scolastique comme méthode de résolution des contradictions aux lois de
l’Église, pour faire du droit canonique un corps dans lequel « toutes les parties sont considé-
rées comme agissant les unes sur les autres afin de former un tout » (p. 156).
2. Ici, la source de Saleilles est bien Jhering : « Le droit comme création réelle, objec-
tive, tel qu’il se manifeste à nous dans la forme et le mouvement de la vie et du commerce
extérieur, peut être envisagé comme un organisme : c’est à ce point de vue que nous
allons nous placer pour en faire toute notre étude. (…) Tout organisme peut être consi-
déré au double point de vue anatomique et physiologique. Le premier a pour objet les
éléments de cet organisme et leur action réciproque, en d’autres termes sa structure ; le
second ses fonctions » (Jhering, EDD, t. 1, p. 27). Jhering est lui-même l’héritier, sur ce
point, du « programme Savigny-Puchta ». Sur le rôle du concept d’organisme dans la
pensée de Savigny, cf. O. Jouanjan, Une histoire…, op. cit., p. 127 et s., et A. Dufour, « Le
paradigme scientifique dans la pensée juridique moderne », in L’histoire du droit…,
op. cit., p. 472 et s.
3. Saleilles est ici très clair : « Je n’admets pas du tout l’idée d’un organisme naturel
qui fît de la société comme une nouvelle création de la nature dans l’ordre biologique.
Mais ce que j’admets encore moins c’est de ne voir dans une collectivité que la somme des
individualités qui la constituent. (…) lorsque plusieurs individus se trouvent réunis pour
agir, il se dégage de ce contact, et de l’entraînement commun qui en résulte, comme une
unité parfaitement réelle qui aboutit à une impulsion unique dont le contrecoup se réflé-
chit même dans les consciences particulières. Cette collectivité a une pensée commune,
une âme commune, et cette pensée va se refléter même dans les pensées particulières de
chacun de ceux qui font partie du groupe. (…) Ce qui en résulte, c’est que la théorie de
l’organisme en matière de collectivité est absolument indiscutable » (in « La représentation
proportionnelle », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 1898,
t. 8, p. 215 et s. et t. 9, p. 387 et s). Cette référence sera notée RP par la suite.

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106 Mikhaïl Xifaras

Dans la perspective ici adoptée, on s’accorde à penser que la systématicité


des idées juridiques ne doit pas être seulement formelle, ne se réduit donc pas
au seul respect du principe de non-contradiction, mais doit être comprise
comme une unité substantielle, celle des finalités propres de chacune de ces
idées juridiques. Il reste évidemment à considérer la nature de ces finalités pro-
pres, qui peuvent être entendues comme finalités théoriques, réalisant l’unité
conceptuelle des idées juridiques considérées comme système idéal des institu-
tions de droit, ou comme finalités pratiques réalisant le système des principes
généraux qui concilie les intérêts pratiques et les idées contradictoires qui divi-
sent une collectivité juridique donnée. Nous sommes ici dans l’œil du cyclone
de la célèbre querelle qui oppose les « idéalistes » partisans de la jurisprudence des
concepts et les « réalistes » partisans la jurisprudence des intérêts qui fût fondée par
Jhering à la suite d’une spectaculaire conversion durant la nuit de la Saint Syl-
verstre de l’année 18581.
La position de Saleilles dans cette querelle semble œcuménique : avec les
« réalistes », il estime que c’est au système juridique de s’adapter à la vie
sociale et pas l’inverse, et qu’il est absurde de sacrifier des intérêts pratiques
légitimes à la beauté idéale du système des axiomes de droit2. Il juge en outre
que le raisonnement juridique doit toujours procéder de manière empirique,
en allant des faits aux idées3, que les idées juridiques ne sont donc jamais rien
d’autre que la cristallisation d’usages, de coutumes, de faits assez récurrents
pour être devenus des règles. Mais dans le même temps, il estime que la vie
sociale ne saurait se réduire au seul choc des intérêts qui la compose, qu’elle
peut et doit être subsumée par un système immanent d’idées juridiques ration-
nelles associées entre elles dans un système idéal des institutions de droit qui
doit servir d’archétype au droit en vigueur4. Ce faisant, Saleilles s’éloigne
indubitablement du second Jhering et revendique pleinement son apparte-
nance à la catégorie des « idéalistes » (si par cette expression on désigne la
conviction que les idées sont réelles et qu’elles peuvent (et doivent) guider la

1. Pour un récit de cette conversion en langue française, cf. O. Jouanjan, présenta-


tion de R. Jhering, La lutte pour le droit, Paris, Mémoire du droit, 2006 (1889), p. X.
2. Selon Saleilles la logique juridique est téléologique, parce que le droit a pour but
non pas sa propre perfection, mais la conciliation d’intérêts contradictoires et la satisfac-
tion de buts sociaux. C’est ce qui fait de lui, selon Duncan Kennedy, un des illustres
représentants du « droit social », par quoi il faut entendre un mode de raisonnement juri-
dique fondé sur la « technique téléologique qui vise l’adaptation de l’ordre juridique aux
conditions modernes d’ “interdépendance” par un raisonnement qui fait de la fina-
lité ou de la fonction de la règle de droit la clef de son interprétation » (D. Kennedy et
M.-C. Belleau, « La place de René Demogue dans la généalogie de la pensée juridique
contemporaine », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2006, no 65, p. 165-166).
3. Cf. par exemple RP, p. 218-219.
4. « Tout système économique s’organise, socialement parlant, autour d’une idée de
justice. De sorte que, pour aider à l’évolution du système, il ne suffit pas de constater les
intérêts qui deviennent prépondérants, encore faut-il en faire un système organique dans
lequel l’idée de justice trouve sa place, et au-dessus duquel plane l’idéal d’une harmonie
sociale, à la fois plus stable et plus douce » (EHDN, p. 96).

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Saleilles 107

marche du monde1). Saleilles est donc assez réaliste pour construire empiri-
quement ses « théories générales », mais assez idéaliste pour ne pas vouloir
renoncer à élaborer le système idéal des idées juridiques vraies2.
Surtout, Saleilles ne considère pas que l’unité du droit soit seulement celle
du système juridique. Selon lui, c’est encore l’unité supérieure de l’unité théo-
rique (unité des idées) et de l’unité pratique (unité des principes techniques) du
système juridique. Sur ce point, Saleilles reste fidèle à Savigny pour qui la
recherche de cette unité supérieure est la principale justification de la fidélité à
l’héritage romain3. Mais c’est avec Jhering, en rupture avec Savigny, que
Saleilles considère que cette unité supérieure est d’ordre avant tout pratique,
autrement dit qu’elle consiste dans l’unité non pas idéelle mais réelle des prati-
ques scientifiques et judiciaires, du système des idées vraies et de la pratique
juridique concrète4.
b) Finalité. L’idée de finalité signifie qu’il convient de considérer la fonction
des règles et organes juridiques, que l’analyse du droit doit donc rendre compte
non seulement de l’état du droit observable à un moment donné, mais encore
des forces profondes qui, en puissance, et bien qu’actuellement invisibles, sont
néanmoins les principes moteurs de l’évolution du système juridique. C’est ce
qui explique l’importance que Saleilles accorde au « droit non écrit », à la pra-
tique concrète des règles écrites, dans laquelle il voit la réalité même du droit, le
lieu où s’opère l’articulation des forces diverses qui président à son devenir5.

1. Selon Saleilles « la doctrine est plus que jamais indispensable, une doctrine souple
et nuancée, mais une doctrine enfin qui échappe à l’empirisme des espèces. C’est la seule
garantie contre l’arbitraire des entraînements irréfléchis » (Allocution de la Séance de clô-
ture de la Conférence Bufnoir du 1er juin 1911, p. 35).
2. On sait grâce à C. Jamin que sa définition des constructions juridiques « emprunte
aux deux Ihering : celui de 1857, encore pandectiste, mais aussi celui des dernières années
du XIXe siècle, précurseur de la sociologie juridique » (cf. C. Jamin, Un modèle original…,
op. cit., n. 10, p. 505.
3. « … le développement de la civilisation moderne a séparé ces deux directions
[théorique et pratique] (…). Chez les jurisconsultes romains, l’unité nous apparaît dans
sa purement primitive et dans sa réalisation vivante. (…) Si par une étude sérieuse et
naïve, nous savons nous transporter à un point de vue si différent du nôtre, nous pour-
rons nous approprier l’esprit de ces jurisconsultes et rentrer ainsi dans la bonne voie »
(Savigny, TDR, p. XX à XXV).
4. Cf. RP, p. 218.
5. Par exemple, à propos des lois constitutionnelles de la IIIe République : « The
constitution, not owning its origin to a written law, continues to develop and shape itself
outside of the written law under the influence of this social life itself. An organic constitu-
tion is therefore being created in France, based upon the foundation furnished by the
written constitution. The french system tends in this way to approach the English type. »
Ce constat ne déplaît pas à Saleilles pour qui une telle tendance « has restored, in fact, the
French constitution to the domain of historical evolution » (in « The development of the
present constitution of France », Annals of the American Academy of Political and Social
Science 1895, vol. 6, p. 14 et 15). Cet article a été traduit du français par le Pr H. Robin-
son. Je n’ai pas pu prendre connaissance de la re-traduction française en cours de réalisa-
tion par Mme Champetier de Ribes sous la direction de N. Foulquier et G. Sacriste avant
d’achever le présent article. Cette référence sera notée par la suite DPCF.

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108 Mikhaïl Xifaras

Chez Saleilles, cette conception de la finalité puise à deux sources distinctes


mais convergentes : la théorie savignicienne de « l’élément invisible du droit »,
d’après laquelle les sources formelles du droit ont pour tâche de manifester
explicitement un droit général latent qui réside dans la conscience commune
du peuple1 et la théorie newmanienne du développement des idées d’après
laquelle une idée est d’abord en germe dans l’esprit de celui ou ceux qui la
conçoivent à l’état implicite, puis se trouve actualisée ou encore « développée »
par leur activité réflexive consciente2. Dans un cas comme dans l’autre, les faits
observés ne trouvent pas leur raison ultime dans les rapports mécaniques de
causalité efficiente qui les unissent, mais dans le principe téléologique et
dynamique qu’ils manifestent partiellement.
c) Progression. Ce qui caractérise le modèle scientifique romain, revisité par
la science moderne du vivant, c’est sa souplesse, son infinie capacité d’adapta-
tion aux évolutions de la société, « la facilité avec laquelle la force d’expansion
du droit pratique [sait] faire surgir de nouveaux organes pour sa manifestation
en formules positives »3. L’illustration parfaite de ce caractère est fournie par la
jurisprudence prétorienne romaine, dont Saleilles nous dit qu’elle fut « de tous,
le plus merveilleux instrument de création juridique et un instrument d’une
exquise précision, car c’était un instrument d’expériences et d’épreuves succes-
sives »4. Dans ce sens, le droit romain est donc un modèle indépassable de
science historique, dans le double sens du terme : modèle de science décrivant
l’évolution diachronique des phénomènes et modèle de science elle-même en
constante évolution5.
D’après Saleilles, l’École historique du droit aurait certes posé ce principe,
mais l’aurait pour ainsi dire oublié en chemin, Savigny limitant l’héritage
romain à une méthode formelle, dans l’indifférence à son contenu concret.

1. « … partout où l’existence d’un droit se révèle à l’intelligence humaine, il apparaît


aussitôt comme soumis à une règle préexistante et l’invention de cette règle est dès lors
inutile et même impossible (…) c’est parce que l’on considère le droit général comme
antérieur à tous les cas donnés qu’on l’appelle droit positif. (…) C’est dans la conscience
commune du peuple que vit le droit positif ; aussi peut-on l’appeler le droit du peuple »
(Savigny, TDR, p. 14 et 15).
2. Dans la seconde partie de l’Essai sur le développement… Newman élabore les cri-
tères qui permettent de distinguer le développement de la corruption. Il n’y a pas corrup-
tion dans les cas où « l’idée conserve un seul et même type, les mêmes principes, la même
organisation ; si ses commencements font pressentir les phases subséquentes, et que ses
formes plus récentes protègent et conservent les plus anciennes ; si elle a un pouvoir d’as-
similation et de reviviscience, et garde du début à la fin une vigoureuse activité » (Essai sur
le développement de la doctrine chrétienne, trad. fr. M. Lacroix, Paris, Desclée de Brouwer,
1964, p. 217). Sur le rôle de cette théorie dans la pensée de Saleilles, cf. N. Mathey, « Le
Code civil et le développement du droit », art. cité.
3. MHED, p. 486.
4. MHED, p. 486 et 487.
5. Sur les divers sens de l’expression « historique » chez Savigny, cf. A. Dufour,
« Histoire naturelle ou nature historique du droit dans l’École du droit historique », in
J..F. Kervégan et H. Mohnhaupt (dir.), Le droit entre nature et histoire, Francfort, Kloster-
mann, « Ius Commune », 1998, p. 124-168.

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Selon Jhering au contraire : « C’est dans les règles enseignées par les juris-
consultes romains, dans les préceptes juridiques positifs qu’ils exposent, dans
les divisions dont ils usent, c’est dans les institutions qui sont encore en vigueur
aujourd’hui, c’est dans tout cela que réside cette force intellectuelle qui a fait la
grandeur du droit romain. »1 De même, pour Saleilles la science romaine ne se
réduit pas à la logique d’une pratique mais doit être considérée plus générale-
ment dans son « esprit », en considération du précipité d’expérience historique
que réalisent les règles et les principes du droit romain. Il ne convient donc pas
seulement d’emprunter aux romains l’idée de l’évolution du droit et de sa
science, mais aussi le contenu même de cette évolution, qui se donne à lire dans
l’histoire concrète du droit romain, qui est celle de la réalisation progressive du
modèle. C’est pourquoi le droit et sa science ne sont pas seulement évolutifs,
dans le sens où ils varient dans le temps, mais progressifs, dans le sens où ce
processus de variation constitue un progrès dans l’histoire de l’humanité.
On objectera que Saleilles ne peut être progressiste sans se contredire, dès
lors que sa conception du développement historique lui interdit de considérer
que des œuvres humaines, à l’exception notable de la forme définitive que
l’Église donne aux dogmes, parviennent à un degré de perfection tel qu’elles
puissent s’arracher à l’époque qui les a vu naître. Comment concevoir en effet,
dans un monde où « tout coule », que le contenu du droit romain, dont l’his-
toire est celle de son « élimination extérieure » comme grammaire et comme
texte, puisse former un dépôt assez parfait pour se conserve à travers les âges ?
C’est la conscience de cette contradiction qui a conduit Savigny à affirmer que
s’il est vrai que le droit évolue vers des fins ultimes qui se confondent avec les
enseignements moraux du christianisme, la science du droit ne peut cependant
avoir pour objet de reconnaître ces fins dans le droit positif2, sinon sous la
forme d’un « but général que chaque peuple est appelé à réaliser historique-
ment »3. C’est précisément ce que Saleilles ne peut accepter. Selon lui, une telle
conception revient à consigner la manifestation des fins ultimes du droit dans le
seul cadre des systèmes juridiques nationaux, au mépris de la vocation univer-
selle du droit naturel muable qui se trouve en germe dans les législations natio-
nales des pays civilisés4.

1. Jhering, EDD, p. 19.


2. « Le but général du droit sort de la loi morale de l’homme sous le point de vue
chrétien. Car le christianisme ne se pose pas seulement comme règle de nos actions ; en
fait il a modifié l’humanité, et il se retrouve au fond de toutes nos idées, de celles même
qui semblent lui être le plus étrangères et le plus hostiles. Reconnaître ce but général au
droit n’est pas le transporter dans une sphère plus vaste et le dépouiller de son indépen-
dance (…) le rattacher à l’universalité des choses, c’est seulement lui donner une vérité
plus haute » (Savigny, TDR, p. 51). Sur ce point, cf. A. Dufour, « La religion de Savi-
gny », in Persona y Derecho, Revista de Fundamentacion de las Institutiones Juridicas y de
Derechos humanos, Pampelune, 1991, vol. 24, p. 49-67.
3. Savigny, TDR, p. 50.
4. La question est ici celle de l’universalité du droit et de son histoire, qui constitue
un versant de la célèbre querelle entre Thibaut et Savigny. On se souvient de la célèbre
formule de Thibaut selon qui « dix intelligentes leçons sur le droit des Perses ou des Chi-

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110 Mikhaïl Xifaras

En conséquence, si Saleilles accorde volontiers que le contenu de ce droit


naturel varie selon les époques, il estime toutefois que ce droit naturel, en pre-
nant le droit romain comme véhicule de sa réalisation historique, a trouvé une
forme d’expression qui atteint un degré de clarté et de précision historiquement
inégalé. Outre la méthode, l’élément romain qui forme le dépôt irréversible de
l’histoire universelle du droit n’est pas le droit romain comme Code proprement
dit, mais ses éléments fondamentaux, son architecture générale ou encore sa
structure. La réalisation des idées de justice et d’équité varie selon les époques,
mais à toutes les époques, il est nécessaire, pour qu’elles se réalisent, que les
hommes disposent des moyens de concevoir la dignité des personnes, leur supé-
riorité ontologique sur les choses matérielles, ainsi que la liberté de leurs rapports
mutuels. C’est pourquoi les catégories romaines de personne, de propriété ou de
contrat, les divisions romaines entre personnes et choses ou entre public et privé
fournissent les bases du langage universel de la justice et de l’équité. À ce titre,
ces catégories et divisions sont historiquement indépassables. Leur adoption par
les législations nationales fournit une base solide pour réaliser leur convergence
autour des principes universels du droit commun de l’humanité et l’hypothèse de
leur « élimination extérieure » devrait être interprétée comme un recul de civilisa-
tion ou mieux, comme la destructuration du monde civilisé.
Ainsi, bien que le principe de la personnalité ou de la libre propriété ne
soient pas dans la France moderne ce qu’ils étaient dans la Rome antique, on

nois éveilleraient bien davantage le sens juridique des étudiants qu’une centaine de cours
sur les lamentables bousillages dont la succession ab intestat d’Auguste à Justinien a été le
sujet » (traduit et cité par A. Dufour dans sa présentation générale de Savigny, VLS,
p. 139). On se souvient aussi de la réfutation qu’en propose Savigny selon qui « tout
revient à la question fondamentale de savoir si (comme je le crois) le droit qui a vu le jour
avec une nation, et même le droit qui a vécu en elle pendant de nombreux siècles, est
devenu une partie de son être propre ou si (selon la doctrine opposée) (…) les codes de
tous les temps et de tous les peuples se proposent indifféremment à notre libre choix. (…)
[I]l faudrait en conséquence accorder une importance très inégale à l’histoire du droit des
différents peuples. Le plus important est et reste, en effet, l’histoire des droits qui nous
sont apparentés, c’est-à-dire des droits germaniques, du droit romain et du droit cano-
nique ». En revanche, d’après Savigny, l’intérêt que présente chacun des droits étrangers
varie « selon que la situation de ces peuples offre plus ou moins d’affinité avec la nôtre, à
telle enseigne que le droit de toutes les nations chrétiennes de l’Europe d’origine non ger-
manique nous intéresse pour cette raison de beaucoup plus près, en dépit de cette origine
étrangère, que les droits des peuples orientaux » (VLS, p. 140.) Ce débat fait apparaître
que question de l’universalité du droit s’articule à celle de la supériorité civilisationnelle
des droits de tradition chrétienne, que Savigny accorde, par suite de quoi il s’intéresse en
premier lieu aux droits des peuples chrétiens, et que Thibaut récuse, ce qui contribue à
éveiller sa curiosité pour les législations des peuples non chrétiens.
De ce point de vue Saleilles occupe une position paradoxale : quoiqu’il en ait, il est
quant au fond très proche de Savigny, avec qui il défend la thèse de la supériorité civilisa-
tionnelle du christianisme mais d’où il conclut (contre Savigny, croît-il, mais ce n’est pas
le cas) que ces peuples ayant des principes juridiques communs dont la vocation est uni-
verselle, il est impossible de donner à l’étude du droit un cadre seulement national.
L’universalité du droit comparé est donc selon lui absolue in potentia, mais in actu relative
aux pays de tradition chrétienne.

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Saleilles 111

ne saurait concevoir le droit français moderne sans reconnaître les principes de


personnalité et de propriété, quels qu’ils fussent – principes dont l’idée nous est
léguée par Rome. Parce que la forme scientifique générale du droit romain
fournit la structure qui accueille la réalisation historique d’un droit naturel juste
et équitable, son émergence dans l’histoire est un acquis de civilisation et sa
présence continue dans la tradition juridique occidentale un achèvement
indépassable.
Ce qui est vrai dans le temps l’est aussi dans l’espace : au caractère diachro-
niquement cumulatif de la science du droit, répond son caractère intégratif sur
le plan synchronique. De même que l’esprit du droit romain consiste à ouvrir la
science actuelle aux faits nouveaux que charrie le droit vivant, il l’ouvre encore
aux institutions et coutumes juridiques étrangères. C’est dans ce dernier trait
que réside sa puissance d’agrégation, sur laquelle repose sa vocation à l’univer-
salité1. C’est par ce moyen que le droit que pratiquait le Préteur à Rome et que
théorisaient les Prudents a pu être progressivement généralisé, au point de four-
nir un modèle et un langage universels. C’est par ce moyen aussi que le droit
romain comme science puisse être utilisé parfois contre les solutions dictées par
le droit romain comme grammaire. C’est pourquoi, afin de répondre au besoin
social de protection de la famille, Saleilles n’hésite pas à préconiser l’adoption
en droit français de l’institution américaine du homestead, ou bien de famille
insaisissable, quoique cette institution soit étrangère à « nos conceptions
romano-françaises »2, au motif que cette adoption consacrerait « la généra-
lisation d’un principe qui est français tout autant qu’américain, un principe
d’humanité et d’économie sociale sainement entendu »3.
Le devenir du droit romain comme science, et nous sommes ici passable-
ment plus près de Newman que de Jhering4, doit donc être compris comme le
développement concret des idées de justice et d’équité, dont les germes ont été
déposé en lui par les premiers chrétiens5. Ces germes, redécouverts à Bologne
au XIIe siècle, malgré l’ « élimination extérieure » du droit romain comme gram-
maire et comme Code, ont connu un véritable développement au sens newma-

1. « Et ce que Jhering a su montrer, mieux que personne, ce n’est pas seulement le


fait de cette pénétration juridique incessante, c’est avant tout et mieux que tout cela
encore, la valeur des procédés de technique par lesquels le Préteur sut adapter au moule
romain tout ce qu’il était utile d’emprunter aux coutumes étrangères » (FJDC, p. 105).
2. « Le Homestead aux États-Unis. Constitution d’un patrimoine de famille insaisis-
sable », Conférence à la Société des amis de l’Université de Dijon, in Bulletin de la Société
des amis de l’Université de Dijon, Dijon, 1895, t. III, no 1, n. 18 de la p. 22.
3. « Le Homestead », art. cité, p. 18.
4. Sur la réception de Jhering en France, cf. James Q. Whitman, « Ihering parmi
les Français, 1870-1918 », in O. Beaud et P. Wachsmann (dir.), La science juridique
française et la science juridique allemande de 1870 à 1918, Strasbourg, PUS, 1997,
p. 151.164.
5. À titre d’exemple, l’idée de communauté fraternelle trouve sa première traduc-
tion juridique dans la reconnaissance des premières propriétés ecclésiastiques sous
l’Empire (R. Saleilles, « L’organisation juridique des premières communautés chré-
tiennes », Mélanges P. F. Girard, Paris, Rousseau, 1912, p. 40-41).

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112 Mikhaïl Xifaras

nien du terme1, dans la mesure où le droit romain comme science a conservé


son type, ses principes et son organisation ; qu’il possédait en germe son évolu-
tion future ; que ces germes ont été conservés dans son évolution ultérieure ;
qu’il a gagné en force d’assimilation et de reviviscence ; enfin que son activité
est plus vigoureuse qu’elle ne l’était. Pour toutes ces raisons, Saleilles estime
que les romains ont offerts à l’humanité un modèle formel de science valable
pour tous les systèmes juridiques et « de tous les temps »2, ainsi que la structure
conceptuelle et linguistique définitive dans lequel se réalisent les fins morales
du droit de l’humanité.
De ce qui précède, il ressort que le romanisme de Saleilles porte exclusive-
ment sur la fidélité à l’esprit du droit romain. Sans doute Saleilles est-il aussi un
historien du droit romain considéré comme grammaire et un admirateur du
droit romain considéré comme texte3, mais ce sont là des contingences en
regards de ce qu’on pourrait appeler son romanisme structural, qui consiste
dans la reconduction de l’esprit du droit romain comme science. C’est d’ailleurs
pourquoi l’esprit du droit romain bien compris (et non, bien sûr, n’importe quel
usage du droit romain4) fournit un modèle de « science sociale globale », à la
fois historique (diachronique) et sociale (synchronique), empirique et ration-
nelle, pratiquement utile et théoriquement vraie et esthétiquement belle, pour
toutes les sciences sociales, ou encore qu’il est selon le mot de Lafferrière5 que
Saleilles aime reprendre à son compte, la « science sociale par excellence »6.
Saleilles conçoit donc fort bien que le droit romain (comme science)
puisse procéder sans le droit romain (comme texte ou comme grammaire). À
la suite de Jhering, il estime que Rome n’est plus dans Rome, mais qu’elle

1. Cf. supra, n. ■, p. ■.
2. LDED, p. 7.
3. Saleilles « s’éprend » du droit romain (l’expression est de Gaudemet, RS, p. 8) en
suivant les enseignements de Paul Gide à la Faculté de droit de Paris. Il l’enseigne à Gre-
noble, puis à Dijon. Sur son œuvre d’historien du droit romain, cf. E. Maynial, « Les tra-
vaux de R. Saleilles sur le droit romain », art. cité, p. 185 et s., et P. Grossi, « Assolu-
tismo… », art. cité, p. 358.
4. « Le seul droit romain qui fût en harmonie avec l’état social moderne était le droit
romain déformé, rajeuni, faussé et dénaturé, si l’on veut, des pandectistes modernes, les
seuls qui eussent fait de l’évolution historique sans le savoir, alors que les historiens de
l’école de Savigny ne faisaient au fond, que de la réaction historique » (EHDN, p. 93).
5. F. Laferrière, « Introduction », Revue bretonne de droit et de jurisprudence, vol. 1,
mai-août 1840, p. III, cité par F. Audren, « Écrire l’histoire du droit français : science
politique, histoire et géographie chez Henri Klimrath (1807-1837) », in J. Pouma-
rède (dir.), Histoire de l’histoire du droit, PU Toulouse, 2006, p. 117. Sur le programme
scientifique de Laferrière, cf. dans cet ouvrage, l’étude de Yann Arzel Durelle-Marc, « La
Revue bretonne de droit et de jurisprudence de Firmin Laferrière et l’école historique
française du droit », p. 373 et s.
6. C’est « une science qui est avant tout une science sociale, la science sociale par
excellence, c’est-à-dire qui doit s’adapter à la vie de la collectivité pour laquelle elle est
faite, et donner satisfaction à toutes les exigences des nécessités pratiques et à tous les
desiderata qui en ressortent », préface à F. Gény, Méthode d’interprétation et source en droit
privé positif, Paris, LGDJ, 1919, t. 1, p. XVIII.

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Saleilles 113

n’en reste pas moins Rome. Se dessine ainsi la possibilité de penser un monde
juridique à la fois unique et global, débarrassé des frontières nationales ou cul-
turelles, un monde dont la structure conceptuelle constitutive serait le destin
universel d’un romanisme sans droit romain1. Dans ce dessin, on sera libre de
lire le rêve heureux d’une humanité réconciliée avec elle-même ou le cauche-
mar effrayant de l’expansion illimitée de l’Empire du juridisme romain à
l’échelle de la planète.
Quoi qu’il en soit, les principes d’unité, de finalité et de progression qui
sont constitutifs du modèle scientifique romain convergent tous vers un qua-
trième, le plus important peut être, celui de l’unité non seulement mécanique
mais organique du droit et de sa science, qui se réalise dans l’élévation des
jurisprudents au rang d’ « organes du progrès juridique »2, donnant ainsi à la
science juridique une tâche actif et créatrice à l’avant-garde de l’évolution du
droit3. Saleilles se trouve donc amené à formuler un programme de restauration

1. L’idée se trouve très explicitement chez Jhering : « L’étude du droit romain finira
cependant par devenir inutile : ceux qui ont voué les nations modernes à une éternelle
minorité sur le terrain du droit peuvent seuls en douter. Par le droit romain, mais outre et
au-delà : telle est, pour moi, la devise qui résume toute l’importance de ce droit pour le
monde moderne. (…) L’unité de forme de la science, telle qu’elle résultait pour presque
toute l’Europe, de l’adoption commune d’un seul et même Code de lois (…) a disparu à
jamais, en même temps que la communauté de forme du droit. La science du droit (…)
se transformant en jurisprudence comparée (…) peut à tout jamais s’assurer pour l’avenir
ce caractère d’universalité dont elle fût revêtue si longtemps » (Jhering, EDD, p. 14
et 15).
2. « Plus tard, ce furent les jurisconsultes de profession qui prirent ce rôle d’organes
du progrès juridique, ne se contentant pas de constater les besoins qui se faisaient jour,
mais donnant à ces vagues conceptions de la pratique la formule juridique destinée à en
faire ressortir à la fois le principe rationnel et toute les applications possibles. Ce long tra-
vail de la doctrine acquit une telle importance que l’on dut accepter comme formules
légales les conceptions unanimement acceptées par les principaux jurisconsultes »
(MHED, p. 487).
3. On a vu Saleilles reprocher essentiellement à l’école historique d’avoir abandonné
ce programme. On lit pourtant sous la plume de Savigny que : « Les jurisconsultes exer-
cent sur le droit une double action : l’une créatrice et directe, car réunissant en eux
presque tout l’activité intellectuelle de la nation, ils continuent le droit comme ses repré-
sentants ; l’autre purement scientifique, car ils s’emparent du droit quelque soit son ori-
gine, pour le recomposer et le traduire sous une forme logique. (…) la forme scientifique
qu’ils (…) impriment [au droit], tendant sans cesse à développer et à compléter son
unité, réagit sur le droit lui-même, lui donne une nouvelle vie organique, et la science
devient un nouvel élément constitutif du droit » (Savigny, TDR, p. 44). En outre, Savigny
assigne, pour le moins, un rôle politique éminent aux Universités dans la processus d’uni-
fication de l’Allemagne. Cf. la présentation et la traduction d’O. Jouanjan de Savigny,
Essence et valeur des Universités allemandes, in Revue d’histoire des facultés de droit, no 23,
2003, p. 173-195 ; A. Dufour, « Théorie et pratique de la recherche et de l’enseignement.
La conception de l’Université de Savigny », Droits, no 20, 1994, p. 43-53, et Olivier
Beaud, « Un autre regard sur l’Université. L’Université allemande selon Savigny et
Weber », in C. Colliot-Thélène et J.-F. Kervégan (dir.), De la société à la sociologie, Lyon,
ENS-Éd., p. 31 et s.

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114 Mikhaïl Xifaras

de l’hégémonie des organes juridiques de la science du droit sur la production


et la certification des vérités légales, programme qui établit la science juridique
en savoir architectonique de la société.

DÉPLACEMENT ARCHITECTONIQUE : L’HÉGÉMONIE DU JURIDISME

Parce qu’elle opère une transformation remarquable du régime des vérités


légales, la pratique scientifique de Saleilles, ontologiquement moderniste et
épistémologiquement romaniste, bouleverse fatalement les rapports entre les
divers savoirs de la société, et par conséquent entre les organes respectifs de
ces sciences, réactivant ainsi un Conflit des Facultés, dont l’objet est de désigner
le savoir à qui échoit la compétence de produire et authentifier les vérités
légales. Cette réactivation se décline en deux ambitions : restituer la scientia
civilis dans son statut de science de la législation (1) et faire du Recueil des
arrêts des tribunaux la seconde base scripturaire du droit français aux côtés du
Code civil (2).

1) La science juridique, science de la législation


Depuis le XVIIIe siècle, la philosophie appelle à la réforme générale de la
législation et prétend poser le savoir rationnel qui en sera le guide, en dissociant
strictement deux activités scientifiques : l’exposition de ce qu’est la législation
actuelle et celle de ce qu’elle devrait être. Ce faisant elle invente, à l’usage des
Princes en charge d’opérer les réformes, une forme de savoir inédite qui renou-
vèle en profondeur le genre des savoirs gouvernementaux – la science de la
législation1.
Saleilles reprend cette distinction à son compte lorsqu’il refuse de
confondre la « légistique » qui correspond « à peine peut être à l’idée d’un droit
civil scientifiquement construit et charpenté, mais beaucoup plutôt à un ques-
tionnaire général sur le Code civil » en vue « d’un enseignement de praticiens et
un examen fait en vue de la pratique »2 et la « Science législative » qui est « dis-
tincte du droit civil proprement dit, même conçu sous forme scientifique, et
dégagé (...) de l’explication du Code civil »3, et de ce fait est une « science à la
fois rationnelle et expérimentale de la matière, en dehors des applications posi-
tives de la législation nationale »4.

1. L’expression est popularisée par le succès de l’ouvrage de G. Filangieri, La science


de la législation, Paris, Dufart, an VII. Sur la réception de Filangieri en France,
cf. F. Audren, Les juristes et les mondes…, op. cit., p. 180 et s.
2. « Monsieur Claude Bufnoir », Archivo guidirico « Filippo Serafini », 1898, t. LX,
NS, t. 1, p. 543.
3. « Monsieur Claude Bufnoir », art. cité, p. 543.
4. « Monsieur Claude Bufnoir », art. cité, p. 542. Saleilles ajoute qu’une science par
laquelle le droit civil s’élève « au rang d’une science proprement dite, empruntant ses tra-
ditions à l’histoire, son objectif à l’évolution de la science sociale et son critérium d’appli-
cation à la jurisprudence » (ibid.).

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Saleilles 115

Pour les fondateurs de la science de la législation, il ne fait aucun doute que


la séparation des disciplines doit trouver un prolongement organique, que le
juriste ne saurait donc à la fois décrire le droit existant et exposer la législation
idéale, que cette dernière tâche est extérieure au droit lui-même et à sa science1.
C’est par conséquent au philosophe que revient la charge d’assumer cette flat-
teuse responsabilité. Certes, selon les auteurs, ce philosophe sera transcendan-
tal ou sociologue ou encore économiste, mais quoiqu’il en soit de ses méthodes,
ce sera toujours d’ailleurs que les Lumières viendront au droit.
On ne sera pas surpris de constater qu’il en va tout autrement chez
Saleilles, pour qui la distinction de la légistique et de la science de la législation
étant interne aux sciences juridiques, l’exposition des principes de la législation
idéale revient aux organes scientifiques du droit de sorte que la science législa-
tive est une dimension constitutive du droit lui-même. Ce caractère constitutif
de la science juridique est même un attribut essentiel de la définition du droit,
puisque c’est la garantie qu’il se développera de manière progressive et auto-
nome comme un corps vivant et harmonieux.
Ce faisant, Saleilles est d’une entière fidélité à la tradition qu’a toujours
prétendu incarner la scientia civilis2. Il s’inscrit de plus dans la veine de l’esprit
de reconquête qui anime la grande majorité des juristes français au sortir de la
Révolution française, regrettant et dénonçant à la suite de Portalis la puissance
politique acquise par les philosophes et leur influence délétère sur les mœurs
nationales3. Il reconduit en outre de manière aussi fidèle que possible le geste
théorique de Savigny qui inaugure la querelle des Écoles dites « historique » et
« philosophique » en 18154. Et c’est d’ailleurs dans un style tout savignien que
Saleilles n’hésite pas à élever le juridisme romain au rang de « protestation his-
torique et vivante contre la rigidité du principe français et de la méthode fran-
çaise » à qui l’on devrait selon lui cette « idée fausse que depuis 1789 on s’était
fait de la loi » comme étant « un texte hiératique et immobilisé », objet d’une
véritable « superstition législative »5. Saleilles n’hésite donc pas à déclarer la
guerre à la « philosophie déductive » et positionne la science juridique en

1. Sur le discrédit de la science juridique à la fin du XVIIIe, cf. W. F. Church, « The


decline of the french jurists as political theorist (1660-1789) », in French Historical Studies,
1967, no 5, p. 1-40. Sur le rapport de la science juridique et des Lumières, cf. M. Xifa-
ras (dir.) Généalogie des savoirs juridiques contemporains : le carrefour des Lumières, Bruxelles,
Bruylant, 2007.
2. Sur la définition de cette tradition, cf. l’introduction de H. Berman, Droit et révo-
lution, op. cit.
3. Cf. J.-E. Portalis, De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le XVIIIe, et
particulièrement chap. XXXIII ( « Par quelles circonstances les philosophes sont-ils
devenus une puissance dans nos gouvernements ? » ) et XXXIV ( « De l’influence réci-
proque des mœurs sur les faux systèmes de philosophie et des faux systèmes de
philosophie sur les mœurs » ).
4. Cf. la traduction française de l’article inaugural de la querelle, Savigny, « Dans le
but de la présente revue », in Zeitschrift fur geschichtlische Rechtwissenschaft, Berlin, 1815,
no 1, in O. Jouanjan (dir.), L’esprit de l’École historique du droit. Annales de la Faculté de droit
de Strasbourg, nouvelle série no 7, 2004, p. 25 et s.
5. LDED, p. 12.

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116 Mikhaïl Xifaras

concurrente directe des sciences « purement sociales » que sont la sociologie ou


l’économie politique.
a) Contre « École philosophique ». Pour dire les choses de manière un peu
brutale, dans la lutte que se livrent les Facultés pour occuper la place de législa-
teur matériel, Saleilles défend l’hégémonie des jurisconsultes contre les préten-
tions des philosophes au motif que l’union de ces derniers avec le Souverain
absolu, monarchique ou populaire, conduit fatalement à l’autoritarisme centra-
lisateur, voir à la tyrannie. L’argument – qui ne brille pas par son originalité –
est double : aucun organe politique, fût-il souverain, n’est à même d’exprimer à
lui seul la véritable souveraineté d’une nation ; aucun raisonnement déductif ne
saurait produire des leçons pratiquement utiles à la réforme de la législation.
Quant à la souveraineté nationale, elle ne réside pas dans la volonté de ses
organes, mais dans la volonté de la personnalité historique de la nation elle-
même1, qui est trop substantielle et trop complexe pour pouvoir se confondre
avec celle d’un organe unique2, pas même avec le corps électoral. Il ne saurait
donc y avoir un Prince unique, fût-il populaire, tout au contraire les Lumières
de la science législative doivent se répandrent sur un ensemble complexe et
multiple de volontés organiques qu’il convient d’associer intimement de
manière à ce qu’elles concourent en harmonie à l’expression de la volonté orga-
nique et substantielle de la Nation3. À l’inverse, la philosophie, parce qu’elle
désigne un organe unique (le Roi, le Parlement ou le Corps électoral) comme
dépositaire de cette souveraineté, érige cet organe en dépositaire unique de la
volonté générale de la nation, confère par là même le pouvoir absolu à cet
organe, et devient ainsi le fourrier du despotisme.
L’accusation de despotisme formulée à l’encontre de la philosophie se
double de celle d’hérésie. Comme savoir déductif, la philosophie prétend en
effet poser des vérités sociales absolues, tirées d’axiomes immuables et indiscu-
tables, quelle que soit l’origine supposée de ces derniers. Or, après Newman,
Saleilles distingue les vérités surnaturelles qui ne peuvent être connues
qu’a priori, par ce raisonnement impulsif qu’on appelle la Foi, et les vérités
naturelles et sociales qui portent sur des faits observables et sont à ce titre rede-

1. « … cette personnalité n’est pas constituée seulement par la somme des vies dont
elle est la résultante à un moment de son existence ; c’est surtout une personnalité histo-
rique. Elle est constituée par tout ce que lui ont laissé en traditions, sentiments, idées par-
ticulières, façons de voir, de sentir et d’agir, toutes les vies particulièrement qui ont passé
dans la complexité de son existence et dont elle conserve l’impulsion et comme l’étincelle
de vie qu’elles lui ont léguées en disparaissant. Voilà ce que c’est qu’une nation, et si l’on
veut en trouver la réalité tangible et vivante, c’est dans la sensation particulière qu’en ont
et qu’en réfléchissent en quelque sorte chacun de ceux qui la composent, que l’image en
apparaîtra absolument visible » (RP, p. 388).
2. RP, p. 388.
3. « … cette souveraineté n’est incarnée dans aucun corps entendu de la somme des
individualités qui la constitue, aucun corps politique, cela va de soi, pas même le corps
électoral ; il n’y a là que des organes par lesquels cherche à se dégager et à s’exprimer
cette volonté générale qui est la manifestation de la souveraineté nationale. Le but des
constitutions est donc uniquement de créer des organes, aussi adaptés que possible, en
vue de fournir l’expression exacte de la volonté du pays » (RP, p. 389).

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vable de démonstrations fondées sur des « preuves directes et décisives »1. Con-
fondre ces deux domaines, en voulant produire des vérités sociales par le
moyen de raisonnements a priori, c’est chercher à connaître les vérités sociales
sur le mode des Vérités révélées, c’est donc donner aux vérités sociales un sta-
tut métaphysique qui ne sied qu’aux Vérités révélées. La philosophie déductive
se dévoile être une superstition idôlatre, qui accorde sa Foi dans la valeur
absolue de vérités humaines, étatiques et légales sans veiller à ce que ces vérités
soient confirmées par la Raison explicite, qui est observatrice et expérimentale.
Les enseignements de Newman rencontrent ici ceux de l’école historique, à qui
revient le mérite d’avoir « enlevé tout crédit et dénié toute valeur objective aux
déductions tirées d’un raisonnement abstrait en matière d’applications socia-
les »2. La science de la société, dont le droit est une branche, est une science
positive où l’on procède des faits aux idées, et non une science déductive où
l’on procède des idées aux faits, dans la mesure où elle traite d’institutions
humaines qui se manifestent par des phénomènes observables.
Ajoutons que la condamnation de la philosophie déductive n’est pas seule-
ment fondée sur les progrès accomplis par la conscience savante depuis le
XVIIIe siècle, elle s’appuie encore sur l’évolution réelle des institutions françaises
elles-mêmes. On sait en effet que la Constitution de la IIIe République ne
repose pas tant sur un texte écrit que sur un ensemble de pratiques, ce qui
contribue à débarrasser le pays de tout fétichisme scripturaire et à redonner sa
place éminente à la « constitution organique » et « non écrite »3 de la nation.
Il n’est pas interdit de juger ces arguments un peu rapides, ni même de
trouver naïf la conviction qu’il suffise, pour destituer la philosophie de ses fonc-
tions architectoniques, de dénoncer le caractère déductive de ses méthodes et
de souligner ses liens supposés avec le despotisme. On rappellera d’ailleurs que
de nombreux philosophes furent peu enclins à soutenir l’absolutisme et qu’il
s’en trouve aussi pour accorder que la philosophie sociale ne peut être
qu’empirique.
Quoi qu’il en soit, Saleilles sait ne pas pouvoir restaurer le monopole de la
science juridique sur les savoirs législatifs en réfutant les seules prétentions de
la philosophie déductive et devoir en outre ferrailler avec ce qu’il appelle les

1. « La Foi (…) est donc loin d’exiger une démonstration aussi décisive que celle qui
serait requise pour parvenir à ce que l’on entend par une conviction rationnelle ou pour
fonder une croyance sur la base de la Raison. Et pourquoi cela ? C’est qu’elle se laisse
dominer uniquement par des considérations a priori. Aussi est-ce sur ce terrain que les
deux principes s’opposent l’un à l’autre. La Foi subit l’influence d’opinions préalables, de
prédispositions, et si l’on peut dire, dans le bon sens du mot, de préjugés, tandis que la
Raison ne tient compte que des moyens de preuve directs et décisifs » (Newman, La foi et
la raison…, op. cit., p. 17). C’est pourquoi « la vraie philosophie s’accommode de faits, et
quand il s’agit de faits, nous n’en sommes plus les maîtres : ce n’est pas nous qui les
créons » (ibid., p. 83). Donc la méthode a priori ne convient qu’aux vérités divines, l’ap-
pliquer aux vérités humaines, c’est sombrer dans la superstition idolâtre en divinisant des
œuvres humaines.
2. EHDN, p. 94 et 95.
3. Cf. supra, n. ■, p. ■.

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118 Mikhaïl Xifaras

« sciences purement sociales »1, au premier rang desquelles l’économie politique.


Le Conflit des Facultés se déplace alors sur le terrain de la définition du « social ».
b) Contre les « sciences purement sociales ». Comme il ne suffit pas de rejeter
les raisonnements a priori pour triompher des prétentions de la philosophie, qui
sait depuis au moins deux millénaires se faire à la fois analytique et empirique
(et parfois bien mieux que les sciences juridiques ou historiques), Saleilles doit
préciser de quels faits sociaux la « science législative » doit se nourrir et com-
ment ces faits sociaux peuvent être connus.
Sur ce terrain, il rencontre une critique proprement philosophique de la
philosophie déductive, menée par des auteurs aussi divers que Bentham,
Bonald ou Saint Simon, selon qui les rapports sociaux sont, par leur nature
même, libres de toute forme juridique, de sorte que le « social » constitue une
sphère entièrement séparée et tout à fait indépendante du phénomène juri-
dique, régie par ses lois propres, qui se disent dans une langue qui n’est pas
celle du droit. Sous la plume de ces auteurs, la « science sociale » revêt la forme
d’une physiologie naturelle, d’une linguistique, ou encore d’une économie poli-
tique, toutes ces expressions se chevauchant parfois et s’opposant souvent.
Mais par-delà ces oppositions, les disciplines naissantes qu’elles désignent ont
pour point commun de confiner la tâche du « légiste » à la seule description du
droit en vigueur, afin de se réserver l’exposé des principes de la législation à
venir2. C’est ce que Saleilles ne peut accepter. Non seulement il refuse de voir
la science juridique ramenée à une simple « légistique », mais il estime que les
faits sociaux sont tellement peu étrangers au droit et à sa langue que ce n’est
qu’à travers les décisions des tribunaux que ces faits sociaux se manifestent. Il
n’y a donc pas chez Saleilles de rapports « sociaux » au sens où ces rapports
seraient par nature assez indépendants du droit pour se manifester en dehors de
toute forme juridique. Il n’y a par conséquent pas de science « sociale » qui ne
soit en même temps, pleinement et entièrement, une science juridique.
Il est vrai que, dans toutes les communautés humaines, l’ « instinct généra-
teur du droit, qui est celui du progrès social dans ses rapports avec l’ordre et la
justice » se trouve en lutte avec les « éléments inorganiques de facteurs sociaux à
l’état de forces non régularisées » et qu’on peut donc concevoir des sociétés
sauvages ou barbares qui sont peu ou mal juridicisées. Mais parce que cette
lutte même « se traduit par une création de droit, par un procédé conforme au
droit »3, le germe du droit se trouve dans toutes les sociétés humaines, sauf à
imaginer l’hypothèse absurde d’une société qui puisse déroger à la loi socio-
logique empiriquement universelle selon laquelle les êtres humains aspirent,
fût-ce confusément, à la justice et à l’équité4.

1. DCDC, p. 15.
2. Sur la fonction répulsive de la figure du légiste dans la constitution des sciences
sociales, cf. Frédéric Audren, « Les juristes et l’école de Le Play », in Les études sociales,
Paris, 2002/1, nos 135 et 136, p. 175 et s.
3. Saleilles, « Y a-t-il une crise de la science politique ? », Revue politique et parlemen-
taire, Paris, 1903, t. XXXVI, p. 122.
4. Cf. supra, n. ■ et ■, p. ■.

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Saleilles qui s’inspire évidemment des doctrines de Jhering sur la lutte pour
le droit1 se tient en même temps assez près de Savigny, pour qui le droit est la
forme spontanée et naturelle que revêtent les rapports « de la vie réelle », au
moins pour ce qui concerne « le monde extérieur »2. Ce faisant, Saleilles va bien
au-delà de Durkheim pour qui le droit est le symbole nécessaire et exact de rap-
ports de solidarité qui, lorsqu’ils sont considérés en eux-mêmes, ne sont toute-
fois pas des rapports juridiques3.
Ces rapports juridiques immanents à la vie réelle, c’est le juge qui a pour
tâche de les exprimer. Les faits empiriques dont la science législative doit
rendre compte sont des faits non pas « seulement sociaux » mais indissociable-
ment sociaux et juridiques, des faits qui trouvent la forme de leur expression
dans la langue technique du droit que manie le juge. Il en résulte tout naturelle-
ment que le collecteur de ces faits n’est pas linguiste, ni économiste ou socio-
logue mais que c’est un savant rompu à l’usage de cette langue spéciale : un
jurisconsulte.
On a vu que la science juridique, lorsqu’elle est fidèle à l’esprit du droit, se
présente selon Saleilles à la fois une histoire globale et comme une science glo-
bale de la société. Ce qui apparaît ici, c’est la signification générale de cette pré-
tention : il s’agit ni plus ni moins que de restituer la scientia civilis nourrie de
l’esprit du droit romain dans ses prérogatives de science architectonique de la
société, et par suite de science législative, au motif qu’elle est la seule à même
de fournir une connaissance objective des faits en cause, et donc à pouvoir
rendre compte de la manière dont se pratiquent les lois dans la vie réelle et à
déceler les tendances législatives futures. Il ne saurait donc y avoir de science
législative qui soit réellement empirique sans connaissance approfondie de la
vie judiciaire. Une science gouvernementale vraiment complète ne comprend
pas seulement une science de la législation, forcément abstraite, mais complète

1. R. Jhering, La lutte pour le droit, op. cit.


2. « Le droit, si nous le considérons tel que, dans la vie réelle, il nous entoure et nous
pénètre de tous côtés nous apparaît comme un pouvoir de l’individu » (Savigny, TDR,
p. 7). Savigny distingue lorsque les « relations d’homme à homme » sont entièrement
dominées par les règles de droit (le « monde extérieur »), lorsqu’elles ne le sont
qu’ « en partie seulement » (la famille par exemple) et lorsqu’elles « leur échappe tout à
fait » (l’amitié par exemple) (TDR, p. 324). Ce « monde extérieur » entièrement constitué
par le droit se confond avec « le milieu où l’homme se trouve » (TDR, p. 321), il est l’ob-
jet de la science sociale qui ne fait qu’une avec la science juridique. Les relations
« intérieures » relèvent du domaine de la morale.
3. D’après B. Karsenti, Durkheim pense que : « Si la solidarité sociale peut être
appréhendée par le sociologue, c’est seulement à travers la règle de droit qui la réalise.
Traduction juridique de la solidarité, qui, notons-le, n’est nullement arbitraire au regard
de l’origine même du concept, et sa réactivation dans les années 1880. Il reste que, dans
l’optique durkheimienne, une telle orientation se formule encore par défaut : elle ne
signifie nullement que la solidarité soit un phénomène intrinsèquement juridique, mais
seulement que, ne pouvant être atteinte directement, elle apparaît seulement en emprun-
tant le détour du droit, lequel, en raison de sa nature réglementaire, constitue un instru-
ment privilégié de lisibilité sociologique » (B. Karsenti, La société en personnes. Études dur-
kheimiennes, Paris, Economica, 2006, p. 19).

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120 Mikhaïl Xifaras

cette dernière par une science judiciaire, ou science de la jurisprudence des tribu-
naux, qui est la véritable science empirique de la législation dans son rapport à
la vie réelle1.
Apparaît ici la supériorité politique de la science juridique sur les sciences
dites purement sociales, dont le modèle est fourni par l’économie politique.
Cette dernière, comme la philosophie déductive, est incapable de prendre en
charge les faits judiciaires et se trouve de ce fait acculée à une sorte de légiscen-
trisme par ignorance. Son incapacité à connaître ces faits judiciaires la conduit
en effet à limiter son expertise à l’examen des seuls principes de la législation,
qu’elle énonce sous une forme générale et abstraite, dans l’ignorance totale de
la réalité sociale2. Mais comme il s’en faut de beaucoup qu’il suffise pour chan-
ger le cours du monde réel, de poser un principe général et de le faire recon-
naître par la loi, le reproche d’absolutisme se double ici de celui d’impuissance.
La réalisation d’un principe général exige de fait qu’il soit mis en conférence
avec les règles qui gouvernent les matières connexes ainsi qu’avec l’esprit géné-
ral des institutions en vigueur, qu’il soit donc assez déterminé et assez souple
pour être concilié avec les autres principes existants3. Cette conciliation est le
véritable travail d’horlogerie que les juges opèrent dans leur activité quoti-
dienne, c’est devant eux et grâce à eux que les tendances et intérêts qui les sai-
sissent se cristallisent, jusque dans les moindres détails, en règles et principes
juridiques. En s’abstenant de prendre en charge ces opérations, l’action réfor-
matrice de l’économie politique se révèle chétive. C’est dire que, pour Saleilles,
« le progrès social ne peut se réaliser que par l’intermédiaire du droit »4, et que

1. DD, p. 11 et s.
2. « … chez les économistes, foncièrement économistes, ceux qui se déprennent en
quelque sorte des conceptions et de la mentalité juridiques, qui ne voient que les faits, et
qui veulent aller aux faits » on trouve la tendance à « interpréter la loi aussi littéralement
que possible » et ainsi à « s’affranchir de toutes les nuances, de toutes les incertitudes, et
par conséquent de toutes les demi-mesures où tendent plus ou moins les systèmes d’in-
terprétation large et hardie ». Cette tendance « considère que ce qu’il faut avant tout au
droit moderne, ce sont des solutions nettes, et ensuite des solutions d’ensemble ». Mais
pour avoir des « solutions nettes, il faut s’en tenir au texte brut et réduire, autant que pos-
sible, ce qu’on appelle encore parfois le rôle prétorien de la jurisprudence » (DD, p. 10).
3. Par exemple : « Que l’on supprime l’incapacité de la femme mariée, c’est fort
bien, et j’y consens tout le premier. Mais encore faut-il concilier cette indépendance éco-
nomique et pécuniaire de la femme avec l’économie des différents régimes matrimoniaux.
Et de même si l’on supprime la responsabilité indéfinie de l’héritier, pour réduire les
créanciers au montant de l’actif héréditaire, encore faut-il prendre ses précautions pour
empêcher qu’une partie de cet actif ne soit dissimulé et soustrait aux créanciers. Vous
voyez donc bien qu’il ne suffit pas de poser un principe, il faut le rendre applicable »
(DCDC, p. 15).
4. « Poser un principe, c’est relativement facile, et en général, les sciences purement
sociales s’en tiennent là. Mais à quoi aboutirait-on si le principe ainsi posé est inappli-
cable en fait et que la loi qui le décrète doive rester lettre morte ? Ce qui au contraire,
rentre dans le domaine propre des sciences juridiques, c’est d’organiser un principe une
fois adopté, de le concilier avec l’ensemble du droit national, de lui donner une facture à
la fois juridique et pratique, qui lui permette de fonctionner utilement. (…) Le droit, au

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Saleilles 121

par suite le droit est l’ « aboutissement forcé » de l’économie politique, comme


de toute science sociale en général.
Ces positions ont de quoi surprendre. Saleilles est souvent présenté comme
le plus fervent partisan de l’alliance de la science juridique et de la « science
sociale ». Rien n’est plus vrai, et l’on s’épuiserait à citer tous les hommages ren-
dus aux fondateurs de la sociologie, particulièrement Tarde ou Durkheim, ni
tous les appels lancés aux juristes pour qu’ils découvrent, fréquentent et s’inspi-
rent de ces auteurs. On ne saurait toutefois se méprendre sur le sens profond de
ces appels : fort d’une conscience aiguë des enjeux en cause dans le conflit des
Facultés, Saleilles confère à la science juridique le titre flatteur de « science
sociale par excellence »1 afin qu’elle se substitue purement et simplement à la
philosophie déductive comme aux sciences « purement » sociales. On sait que
lorsque Durkheim prétendit inventer la sociologie, il eut ce mot célèbre que le
droit romain « était la sociologie de l’époque ». Saleilles, qui aimait répéter ce
mot, aurait pu ajouter que cette époque était l’âge d’or de la sociologie2.
Il est donc moins question dans l’œuvre de Saleilles d’un hommage rendu à
la sociologie comme discipline distincte que d’affirmer que la seule véritable
sociologie générale est la science du droit, lorsque cette dernière est assez
imprégnée d’esprit romain pour acquérir l’ampleur et le souffle qui lui permet-
tent d’embrasser tout le champ du social, au point de rendre toute autre forme
de sociologie inutile3. En matière de politique scientifique, Saleilles est donc
bien le défenseur convaincu de l’hégémonie du juridisme sur la production des
vérités sociales. Dans ce sens, la science juridique est bien la science architecto-
nique des choses humaines, elle produit le seul savoir à la fois pratique et vivant
qui soit à même d’apporter une connaissance réelle et concrète des sociétés
dans leur évolution, en un mot la seule véritable prudence. Ou pour le dire dans
les termes d’Ulpien au Digeste, selon Saleilles, qui connaît ses classiques, la
science juridique est la seule vraie philosophie4.

sens strict du mot, est l’aboutissement forcé de l’économie politique, le moule qu’elle doit
subir pour réaliser ses postulats les plus indispensables (…) le progrès social ne peut se
réaliser que par l’intermédiaire du droit » (DCDC, p. 15 et 16).
1. Cf. supra, n. ■ et ■, p. ■.
2. « Heureusement nous avions le droit romain ! Le droit romain, c’était comme l’a
si bien dit M. Durkheim, la sociologie de l’époque. C’était de l’histoire sans doute, mais
c’était plus que de l’histoire, c’était l’exposé d’une méthode. Et je crois bien que cette
méthode est de tout temps » (LDED, p. 7).
3. « … ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de collectivité humaine organisée sans
règles, donc sans une réglementation d’ensemble et les règles qui gouvernent un petit
groupement humain, c’est ce que nous appelons une institution juridique. C’est ce qui
constitue le droit (…) c’est donc dans ce droit, avant tout que s’incarnent et par lui que se
manifestent les relations sociales, les courants sociaux, tout ce qui compose la vie sociale.
Et si la sociologie est avant tout la recherche des lois qui président à ces relations sociales,
elle ne peut les étudier et les connaître qu’à travers les institutions juridiques » (« Confé-
rence sur les rapports du droit et de la sociologie », in Revue internationale de l’enseigne-
ment, 1904, 2 t., XLVIII, p. 422 et 423).
4. Sur cette expression, cf. D. Kelley, « Vera philosophia : The philosophical signifi-
cance of Renaissance Jurisprudence », Journal of History of Philosophy, 1976, XIV, no 1,
p. 267-338.

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122 Mikhaïl Xifaras

Afin de préciser la portée pratique de ce projet il convient d’examiner ses


prolongements dans l’organisation des sources du droit. Ce prolongement est
un bouleversement, dont la signification profonde est à chercher dans l’entre-
prise de reconquête de l’autonomie du phénomène juridique, comprise comme
restauration du pouvoir des juristes (juges et jurisconsultes) sur la production
du droit et l’orientation de son évolution. Le moyen essentiel de cette recon-
quête consiste dans la reconnaissance d’une nouvelle base scripturaire pour le
droit français : la jurisprudence.

2) Une nouvelle base scripturaire pour le droit français


À la différence de nombreux juristes au XIXe siècle, Saleilles, fort de ses
prises de position en faveur de l’évolution progressive du droit, trouverait sain
qu’on procédât régulièrement à la révision de la législation. Ce faisant, il se
pose en réformateur prudent, à égale distance de la conservation et de la révo-
lution, encourage le changement progressif du droit. Il voit d’ailleurs les
organes du droit que sont la doctrine et la jurisprudence1 comme des opéra-
teurs de ces changements progressifs et non pas comme des instruments de
résistance aux nécessaires transformations du droit. Ce réformisme prudent est
selon lui le seul moyen de garantir que les intérêts et forces nouvelles qui émer-
gent dans la société parviennent à s’exprimer sous une forme juridique adé-
quate et que soit ainsi conjuré le danger de les voir s’imposer hors de toutes
voies légales, par la violence révolutionnaire. C’est pourquoi Saleilles est
partisan d’une vaste réorganisation des bases scripturaires du droit français.
Au moment où Saleilles écrit, l’opinion ne reconnaît encore qu’une seule
source formelle au droit français, le Code civil, dont l’interprétation large et
libre devrait suffire à satisfaire tous les besoins juridiques de la vie sociale2. Évi-
demment, et contrairement à ce qu’on répète mécaniquement depuis que
Julien Bonnecase a commis son indigente étude sur la prétendue « École de

1. DCDC, p. 23.
2. Cette opinion est superbement défendue par Troplong : « Les textes du Code ont
une sève féconde qui déborde de toute part les ouvrages classiques du XVIIIe. Vouloir la
comprimer dans les limites empruntées à un autre âge de la jurisprudence, tandis qu’elle
ne demande qu’à circuler et à s’étendre, c’est violer la loi du progrès, et oublier qu’une
science qui marche est une science qui grandit. (…). Cependant, chose étrange, on
entend répéter tous les jours que le Code civil a rétréci l’horizon du droit, et que le temps
des larges études est fini. Oui, sans doute si l’on ne veut trouver dans ce vaste résumé que
la relation de ses articles avec des fragments de Pothier, Domat et d’autres auteurs (…)
Mais essayer un moment de sortir de ce cercle borné, laisser aller le droit à sa souplesse
naturelle et à ses élans vigoureux ; permettez au Code de faire alliance avec les grands
jurisconsultes du XVIe siècle, et de se poser à côté du droit romain, non pour subir docile-
ment son joug mais pour lutter en rival qui connaît ses forces ; exigez que l’interprète
explique ses dispositions par l’histoire et la philosophie, qui plus que jamais est un besoin
des intelligences (…) alors, si je ne me trompe, ceux qui se trouvent à l’étroit dans le
Code et semblent se plaindre d’y étouffer, seront peut-être embarrassés de l’abondance
des richesses, et rabattront leur dédain » (cf. R.-T. Troplong, Le droit civil expliqué selon
l’ordre des articles du Code, de la prescription, Paris, Hingray, 1835, p. V et VI).

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Saleilles 123

l’exégèse »1, faire du Code civil la seule source du droit français ne signifie cer-
tainement pas qu’on confonde le droit et la loi. Tout au contraire, les auteurs
des deux premiers tiers du XIXe siècle s’accordent généralement à penser qu’à
partir de la seule lettre du Code, et dès lors qu’on se donne la peine de mobili-
ser toutes les ressources de la pensée juridique, il est possible de dégager les
vérités qu’il contient et de répondre aux attentes des justiciables. S’il est donc
tout à fait faux d’affirmer que ces juristes aient pu confondre le droit et la loi, il
est vraisemblable que, selon eux, le Code civil ait pu fournir un cadre satisfai-
sant pour la recherche des vérités légales et l’attribution du sien à chacun (ce
qui ne suffit pas, tant s’en faut, à transformer ces auteurs en membres d’une
unique École ...).
C’est cette conception que Saleilles refuse, parce qu’elle repose sur la pré-
misse, d’après lui insoutenable, que des énoncés généraux et abstraits pour-
raient orienter objectivement l’action quotidienne des praticiens du droit. La
loi étant trop générale et trop abstraite pour résoudre les cas concrets, la règle
juste ne peut être que singulière et concrète, raison pour laquelle existent des
tribunaux, auxquels il est vain de nier l’autorité qui leur revient. Il convient
donc, aux côtés de la loi, de reconnaître l’autorité du Recueil des décisions
judiciaires et administratives. Le résultat obtenu est spectaculaire, puisqu’il
permet de concevoir ce Recueil comme un Corps de droit distinct du Code
civil et non plus comme l’apostille (au demeurant considérable) de ce dernier.
À dire vrai, si Saleilles reconnaît que cette conception n’est pas encore partagée
par les organes de l’État et par le public, il se félicite de constater qu’elle a déjà
largement triomphé dans l’esprit des juristes, ce qui fait de lui un continuateur
de la génération qui le précède (on pense à Bufnoir2 et à Labbé, en qui on a pu
voir le père de l’arrêtisme moderne3) plutôt qu’un visionnaire isolé.
Saleilles est décidément un modéré : il ne conçoit pas que la vocation de ce
nouveau Texte soit de se substituer au monument législatif napoléonien, ni
même de se hisser sur le piédestal de ce dernier afin de jouir d’une autorité
équivalente, mais il estime toutefois nécessaire de lui reconnaître une autorité
qui pour être strictement supplétive, n’en est pas moins distincte. Cette
modestie tient à la nature même de la jurisprudence, qui manifeste le « droit
nouveau » qui, pointant dans la réalité sociale, n’a pas encore été identifié et
reconnu. Elle sert donc essentiellement à désigner les tendances de l’époque, la
direction dans laquelle il convient de réformer la législation. Quant au droit
présent considéré dans sa maturité, c’est évidemment dans la législation en
vigueur, dont le fondement textuel est tout aussi évidemment le Code civil4,

1. Sur les travaux d’historien de Bonnecase, cf. Nader Hakim « Julien Bonnecase :
historien de la science juridique ? », in Histoire de l’histoire du droit, op. cit., p. 291 et s.
2. Sur Claude Bufnoir, cf. l’article de Nader Hakim dans la présente livraison de la
revue Droits. Je remercie très vivement Nader Hakim de m’avoir permis de consulter cet
article avant sa publication.
3. Cf. C. Jamin, « Relire Labbé et ses lecteurs », Archives de philosophie du droit, Paris,
Sirey, 1992, t. XXXVII, p. 247-267.
4. « Ce que je crains (…) c’est [l’impression] qu’il suffit d’une iniquité légale, d’une
discordance de la loi avec la réalité, ou d’un besoin urgent qui se fait jour, pour que le
juge, de son autorité propre, ait qualité pour abroger les textes, les fausser ou les laisser

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124 Mikhaïl Xifaras

qu’il trouve ses bases naturelles et son expression légitime. Autrement dit, et
comme l’enseigne l’évolution du droit romain classique, placé sous la double
autorité du Préteur et des Prudents1, la jurisprudence exprime l’élément mobile
du droit tandis que la loi manifeste son élément immobile, ou plus exactement
son élément le moins mobile, l’élément dont la mobilité est assez lente pour se
présenter comme stable puisque selon Saleilles, lecteur de Tarde, le droit est un
ensemble de flux que différencient leur vitesse d’écoulement respectives2. Si
l’on conserve à l’esprit que Saleilles est un réformateur prudent, on aura com-
pris qu’il n’entre pas dans ses vues de doter l’élément le plus mobile du droit
d’une autorité supérieure à son élément le moins mobile3. C’est bien pourquoi
le droit prétorien nouveau est censé se superposer progressivement aux disposi-
tions législatives qu’il prolonge, sans jamais s’y substituer brutalement4.
Le nouveau statut que reçoit la jurisprudence est en cohérence avec la
dimension ontologique du projet de Saleilles : les vérités légales changent avec
le temps mais progressivement. Il faut donc qu’aux côtés des organes qui mani-
festent la stabilité du droit, soit reconnus des organes qui prennent en charge la
fonction d’exprimer ces changements progressifs. C’est le juge qui est le mieux
placé pour remplir cette charge, parce qu’il est situé entre la loi qu’il applique
et les intérêts sociaux qui le saisissent. Il est vrai que dans ce schéma, l’indépen-
dance de la jurisprudence n’est pas complète, puisque formellement le pouvoir
du juge procède de la loi et que l’autorité de ses décisions repose sur celle de la
volonté législative qui la lui concède. Il reste que dans son exercice, cette auto-
rité ne dépend que de manière très ténue du législateur, qui n’est libre de déci-
der ni du contenu des décisions de justice ni de leur portée, et se trouve donc
impuissant à empêcher que certaines de ces décisions confèrent aux principes

périmer. Nous aurions le Préteur, sans l’Édit prétorien, ce qui serait grave. Ou bien nous
aurions le Lord Chief Justice d’Angleterre, sans avoir, pour garantie, le fond solide et tradi-
tionnel du Common Law anglais. C’est donc à concilier la liberté du juge avec le respect
du texte, par des procédés conformes aux traditions françaises et au droit public français
que doivent tendre toutes nos recherches » (LDED, p. 16).
1. « Je suis d’une école qui tend de plus en plus à accorder beaucoup à la jurispru-
dence et à attendre beaucoup d’elle, beaucoup plus que de la loi. Vous avouerais-je que
j’ai commencé ma carrière juridique par l’histoire et (…) que ce n’est pas impunément
que j’ai vu à Rome, dans cette grande école de fabrication juridique que l’on nous cite à
modèle, le droit se faire par l’évolution de la doctrine et de la jurisprudence ; et devenir
stationnaire le jour où la méthode statutaire (…) vint remplacer les procédés de germina-
tion progressive, tels qu’ils se réalisaient sous la poussée des faits et la cristallisation de la
science » (« Le risque professionnel dans le Code civil », in La Réforme sociale, XXXV, 1o,
1898, p. 637).
2. L’expression apparaît, entre autres, dans « Y a-t-il vraiment une crise… », art. cité,
p. 121.
3. « … il s’agit de concilier l’idée d’une sorte de droit coutumier judiciaire avec le
maintien de la suprématie légale » (LDED, p. 48).
4. « [Dans le droit romain]… lorsque le texte était par trop rigide, nous voyions [le]
magistrat créer, presque de toutes pièces, un droit nouveau, droit secondaire, si l’on veut,
qui se superposait à l’ancien, mais qui finissait par prendre sa place définitive » (LDED,
p. 8).

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qu’elles énoncent un niveau de généralité matériellement équivalent à celui de


la loi elle-même, sans pour autant les présenter comme le développement de
cette dernière.
Ainsi, ce qui sépare Saleilles des grands commentateurs des premières
décennies du XIXe siècle ne tient pas à leur supposé légiscentrisme, ni à la servi-
lité politique ou la pauvreté de leurs méthodes d’interprétation1, mais à ce que
ces derniers auraient exercés leur imagination juridique et déployés la richesse
de leurs ressources herméneutiques dans le seul cadre tracé par le Code, sans
jamais se permettre d’aller au-delà. Saleilles, on le sait, revendique au contraire
cet au-delà du Code, à la condition toutefois que ce soit par le Code qu’on y
accède. Cette réserve est au demeurant peu contraignante, et toute son œuvre
atteste qu’il effectua de nombreux séjours très au-delà du Code, parfois par le
Code certes, mais aussi bien souvent sans le Code, accompagné du seul Recueil
des arrêts et des solutions préconisées par les législations étrangères. C’est la
possibilité de fonder les constructions juridiques sur la seule jurisprudence qui
donne toute sa portée pratique à l’indépendance des juges, quand bien même
elle resterait pudiquement et fictivement rattachée à celle de la législation2.
À qui profite le crime ? De manière évidente, aux organes juridictionnels
administratifs et judiciaires, au premier rang desquels la Cour de cassation et le
Conseil d’État, qui se voient reconnaître une autorité qu’ils n’avaient pas.
Sur un mode plus discret, mais peut être plus décisif, l’opération fait aussi les
affaires de la Doctrine, qui voit le matériau juridique disponible à la production
de ses constructions juridiques s’enrichir d’un Texte autorisé de plus. Si l’on
ajoute que ce Texte est multiple, touffus, prolifique, contradictoire et évolutif,
on aura compris qu’il offre à l’interprète hardi des ressources pour ainsi dire
infinies. En élevant la jurisprudence au rang de source du droit, Saleilles par-
vient donc à libérer la doctrine des contraintes textuelles qui pèse sur son acti-
vité de production des contraintes conceptuelles qu’elle désire imposer aux
juges.
Sur le plan politique, le sens du projet est clair : il consiste à donner aux
juristes professionnels le pouvoir d’orienter théoriquement et pratiquement
l’évolution du droit, à réaliser l’idéal d’un droit entièrement autonome, dont
l’évolution ne serait commandée que par ses « organes techniques » (Savigny
dirait « scientifiques ») promus au rang de législateurs matériels (les juris-
consultes) et quasi formels (les juges).
Ce projet soulève toutefois une difficulté : si les organes techniques du droit
conçoivent et posent les principes de la législation future, ils se trouvent en

1. Cette opinion est le fond de commerce de Bonnecase. Cf. L’École de l’Exégèse en


droit civil. Les traits distinctifs de ses méthodes d’après les professions de foi de ses plus illustres
représentants, Paris, De Broccard, 2e éd., 1924.
2. Ce que Saleilles confesse volontiers à propos de cette « forte devise, inspirée d’un
mot analogue d’Jhering (…), Par le Code civil, mais au-delà du Code civil ! » qu’il serait de
ceux qui « peut être (…) en eussent volontiers retourné les termes : Au-delà du Code civil,
mais par le Code civil ! » mais reconnaît « que ce serait manquer un peu de hardiesse et
vouloir conserver une part de fiction » (Préface à Gény, Méthodes d’interprétation, op. cit.
p. XXV). Pour la citation de Jhering, cf. n. ■, p. ■.

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126 Mikhaïl Xifaras

contradiction assez frontale avec l’idée selon laquelle, dans un régime de souve-
raineté populaire, c’est le public qui doit remplir la fonction de législateur
matériel, et ses représentants élus qui exercent celle de législateur formel. La
recherche d’une solution satisfaisante à cette difficulté va conduire Saleilles à
opérer un quatrième déplacement, qui porte sur la nature de la fonction législa-
tive ainsi que sur le rôle politique du corps électoral, engageant ainsi la nature
des organes politiques de l’État et leurs relations.

DÉPLACEMENT POLITIQUE :
CONSTITUER LE JURIDISME DANS LA RÉPUBLIQUE

En reconnaissant un rôle hégémonique aux organes techniques dans la pro-


duction du droit nouveau, Saleilles donne à une classe déterminée, celle des
juristes professionnels, le pouvoir de poser des règles dont la production est
pourtant réservée, en tant qu’elles sont réputées ne devoir procéder que de la
volonté du souverain populaire, aux représentants élus de la nation. Plus grave-
ment, le transfert d’une part non négligeable du pouvoir législatif matériel aux
juristes sur le fondement de leur seule compétence contredit le principe démo-
cratique de l’égale compétence de tous les citoyens dans la détermination des
lois auxquelles ils sont soumis et s’accorde fort mal avec les institutions républi-
caines en vigueur dans la France de dix-neuf cent, qui consacrent le monopole
de l’exercice du pouvoir législatif à des représentants élus au suffrage universel.
Faut-il en conclure que, alors même que Saleilles est résolument moderne en
théologie et en science juridique, la signification politique de son projet
consiste, selon ses propres termes, dans la promotion d’une forme de gouverne-
ment « traditionnelle et classique »1 ?
Cette hypothèse se trouve confortée par les travaux de James Whitman sur
la tradition romaniste allemande. Whitman établit en effet que le projet scienti-
fique de l’école historique et de ses descendants, d’où procède directement
celui de Saleilles, est solidaire de la volonté de restaurer les institutions politi-
ques du Saint Empire romain germanique, afin de congédier le féodalisme sans
avoir à se rendre au modèle révolutionnaire français2. Certes, il convient de dis-
tinguer la « Rome libre » chère à Savigny et Niebuhr, et la « Rome commer-
çante » conçu par Jhering et Mommsen pour sauver en les reformulant les
ambitions déçues de la première génération de pandectistes3. Surtout, il faut
souligner que ce mouvement ne se donne pas pour but de réaliser une restaura-
tion conservatrice mais de tracer la voie d’une modernité alternative à celle
incarnée par la Révolution française, qui serait libérale, prudemment progres-

1. RP, p. 227.
2. Savigny voit la Révolution française comme une « malédiction » et le modèle de
codification napoléonienne comme une « maladie politique », dont il faut protéger l’Alle-
magne et particulièrement ses Universités. Sur ce point, cf. Alfred Dufour, présentation
générale à Savigny, VLS, p. 8.
3. James Q. Whitman, The Legacy of Roman Law in the German Romantic Area, Histo-
rical Vision and Social Change, Princeton, Princeton UP, 1990, p. 234.

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sive et ancrée dans la tradition nationale1. Reste que, pour n’être ni monoli-
thique ni réactionnaire, ce projet élaboré dans la fièvre de la résistance aux
« tendances françaises » n’en est pas moins incompatible avec les idéaux démo-
cratiques du régime républicain. On peine dès lors à imaginer comment, traver-
sant le Rhin, il pourrait se présenter autrement que comme une machine de
guerre contre la IIIe République et ses institutions. Mais comme on l’a vu,
Saleilles n’est pas vraiment du genre guerrier.
Si l’on ajoute que, toujours selon Whitman, « à la fin, bien sûr, il n’y eut
aucun futur pour le droit romain » qui fut condamné à n’être qu’une « » décora-
tion « selon le mot de Jhering »2 parce que l’État bureaucratique moderne se
construisit en Allemagne dans l’indifférence aux schèmes défendus par les pro-
fesseurs de droit romain3, on comprend que Saleilles n’ait pas fait sienne une
entreprise qui se révéla finalement n’avoir été qu’un tissu d’ « espoirs déçus et
de programmes mal calculés »4.
Le problème que Saleilles doit résoudre peut donc se formuler dans les
termes suivants : comment défendre la restauration du juridisme dans le sillage
des pandectistes allemands, tout en donnant à cette restauration une forme ins-
titutionnelle qui soit compatible avec l’esprit démocratique de l’époque et avec
le caractère républicain des institutions françaises ? Ou encore : quelle serait la
formule politique d’un juridisme à la française ? La réponse à cette question
passe selon Saleilles par la dépolitisation de l’activité législative (1), qui ne sau-
rait être rendue compatible avec les institutions françaises existantes que par
l’adoption d’un régime constitutionnel mixte (2) dont la légitimité repose,
in fine, sur la romanisation progressive de la société française (3).

1) Dépolitisation de l’activité législative


Certains phénomènes juridiques, comme la jurisprudence, expriment les
idées-forces et tendances essentielles de la vie du droit. Ces idées et tendances
ne se manifestent cependant pas de manière immédiatement adéquate, elles
forment un « élément invisible » du droit que la science a pour tâche d’exposer
dans sa vérité. La vie sociale se prête donc aux métaphores marines, on peut y
distinguer une surface et des profondeurs, ces dernières jouissant par rapport à
la première d’un évident surcroît de réalité. Le jurisconsulte véritable ne s’en

1. « The charismatic lawyers of Savigny’s Berlin have always been poorly understood
by those wo believed them to be reactionaries. The believed that the key to reform lay in
the three centuries of tradition that bound together Roman Law with the Holy Roman
Empire. They believed that reviving those three centuries of tradition could end up feu-
dalism in Germany, without either revolution or what they viewed as the excessive econo-
mic freedom of the English kind » (Whitman, The Legacy…, op. cit., p. 233 et 234).
2. Whitman, The Legacy…, op. cit., p. 228. Je traduis.
3. « The program of the generation of Savigny failed (…) in practice (…). The Ger-
many that emerged was neither Savigny’s free Rome, nor Jhering’s commercial Rome.
The Germany that emerged was indeed Weber’s Wilhelmine Reich, in which schemes of
Savigny and Jhering counted for naught » (J. Whitman, The Legacy…, op. cit., p. 234).
4. Whitman, The Legacy…, op. cit., p. 234. Je traduis.

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128 Mikhaïl Xifaras

tiendra donc pas à la seule apparence des choses, il s’attachera plutôt à mettre
au jour les courants invisibles qui organisent silencieusement la vie du droit
dans les profondeurs du monde réel.
Selon Savigny, l’élément invisible du droit est la sphère de la conscience
commune en acte, ou élément politique, la surface visible étant constituée de
l’élément formel ou technique. Par rapport à cette doctrine, Saleilles opère un
double renversement : en premier lieu, la sphère « politique » est désormais dis-
tincte de la morale concrète commune du peuple, elle désigne le jeu agonis-
tique des forces qui cherchent à accéder aux fonctions gouvernementales
suprêmes1 ; en second lieu, c’est désormais l’élément politique qui est à la sur-
face du monde réel et l’élément technique qui, parce qu’il structure la vie
sociale, en constitue les profondeurs2.
Autant dire que pour Saleilles rien d’essentiel pour le droit ne se joue dans les
rapports entre les partis politiques, ni même dans les relations entre les organes
supérieurs de l’État, qui doivent être considérés comme les acteurs largement
inconscients de transformations souterraines qu’ils ne parviennent à exprimer,
en mettant les choses au mieux, que par « des idées de surface, des sentiments
impulsifs, des conceptions prises en bloc, des formules brutales »3. Ces mouve-
ments profonds de la société sont des actions collectives dont la rationalité
échappe largement aux consciences individuelles mais aussi à la conscience col-
lective, qui n’est qu’un sentiment inorganique incapable d’accéder à la claire
compréhension de la signification historique de ce qu’elle fait. C’est donc à la
science qu’il revient, à force de travail et d’intuition, de dévoiler et de décrire ces
courants invisibles de la vie du droit. Comme l’objet de la loi est précisément de
donner une forme générale à ces courants, c’est aux organes de la science qu’il
revient d’exposer son contenu, d’assumer la fonction de législateur matériel.
On dira que la loi manifeste la volonté nationale souveraine, et Saleilles ne
le nie pas, mais précisément cette dernière doit être comprise non pas comme
une volonté arbitraire mais comme la volonté de la personnalité réelle et
concrète, substantielle et matérielle de la nation4. Il convient donc de placer
l’élaboration de la Loi en dehors du jeu des partis et des organes politiques qui

1. Le refus d’une conception substantielle et homogène de l’élément politique savi-


gnicien est une constante dans la réception française de son œuvre, peut être depuis la
publication par E. Laboulaye de son Essai sur la vie et les doctrines de Frédéric Charles de
Savigny, Paris, A. Durand, 1842.
2. C’est ce qui ressort très explicitement de la présentation faite au public américain
des transformations récentes du droit constitutionnel français, pour laquelle Saleilles
cherche à « découvrir si, cachée sous la surface politique, ne se trouveraient pas certains
courants nationaux souterrains susceptibles de se manifester un jour en pleine lumière,
exposant des transformations radicales jusqu’alors inaperçues » (DPCF, p. 16).
3. « [La] collectivité a une pensée commune, une âme commune, et cette pensée va
se refléter même dans les pensées particulières de chacun de ceux qui font partie du
groupe (…) et précisément ce qu’il y a de commun à tous est ce qui se trouve en eux de
moins réfléchi et de plus spontané, de moins individuel et de plus général, des idées de
surface, des sentiments impulsifs, des conceptions prises en bloc, des formules brutales »
(RP, p. 387).
4. Cf. supra, n. ■, p. ■.

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Saleilles 129

sont dominés par des majorités de circonstances, afin de la confier à des


organes scientifiques, qui sont les seuls à même de formuler les tendances pro-
fondes qui unissent le pays par-delà les divisions d’intérêts et d’idées qui le tra-
verse1. En pleine contradiction avec la tradition républicaine issue de la Révolu-
tion française, Saleilles conçoit donc l’activité législative comme une œuvre
scientifique accomplie par des savants situés au-dessus de la mêlée plutôt que
comme une œuvre politique accomplie par des factions et des partis en lutte.
Saleilles n’est pas pour autant partisan de la résorption complète de toute
activité politique dans la science. Il reconnaît la légitimité de l’expression ago-
nistique des opinions partisanes, en tant qu’elles sont le reflet des intérêts et
tendances qui divisent le pays. Il estime par conséquent qu’elles doivent se
manifester et se heurter librement, de manière à ce que ceux qui parviennent à
faire triompher leur point de vue puissent imprimer leur marque sur la direc-
tion du pays, en prenant le contrôle du gouvernement, dont la fonction est préci-
sément de faire ce que souhaitent la majorité des citoyens. Mais on ne saurait
selon lui confondre l’activité gouvernementale et l’activité législative, dont la
fonction n’est pas de refléter les opinions majoritaires mais de poser des règles
objectives, justes et équitables2. Le principe majoritaire doit donc régner sur la
fonction gouvernementale3 mais épargner la fonction législative, dont la nature
scientifique commande qu’elle soit dominée par le principe de l’unanimité4. En
appelant de ses vœux une telle dépolitisation de l’activité législative, Saleilles
tourne le dos à la conception volontaire de la représentation politique pour lui
préférer la conception expressive que défend l’École historique5.

1. « On (…) a trop dit que la loi n’était pas autre chose que la volonté du législateur à
l’état de permanence impérative, ce qui se traduisait uniquement par ces mots : la loi est
l’œuvre d’un parti politique, de droite ou de gauche, peu importe, indiffférente à la justice
et à l’équité (…) On se croyait en droit de dire de la loi qu’au lieu d’un traité de paix entre
les partis elle était un instrument d’oppression politique que les vaincus ou prétendus tels
avaient toujours le droit de contester ou de dédaigner. Connaissez-vous formule
d’anarchie sociale ou politique plus dangereuse et plus néfaste ? » (« Les méthodes d’en-
seignement du droit et l’éducation intellectuelle de la jeunesse », Revue internationale de
l’enseignement, 1902, p. 329). Cette référence sera notée MED par la suite.
2. « Il y a en effet deux choses à bien distinguer : la direction politique générale et les
lois particulières. Gouverner, c’est appliquer une politique particulière ; faire une loi, en
général, c’est, ou ce devrait être, résoudre un problème juridique ou économique, ou
encore de morale publique, en dehors de toute idée politique et de toute coterie de parti.
Gouverner, c’est obéir à un parti ; faire une loi, c’est se mettre au-dessus des partis » (RP,
p. 390).
3. « Donc la direction politique est soumise au principe majoritaire » (RP, p. 391).
4. « Il n’y a qu’une façon de faire apparaître la volonté du pays et de lui fournir son
expression exacte, c’est de mettre en présence toutes les opinions par lesquelles peut se
produire un élément ou comme une fraction de cette volonté collective ; il faut que du
contact de tous les groupes qui en représentent comme l’une des faces spéciales puisse
sortir la résultante unique qui correspondra aux tendances véritables du pays et qui
emportera moralement son adhésion » (RP, p. 391).
5. Cf. S. Rials, « Constitutionnalisme, souveraineté et représentation », in La conti-
nuité constitutionnelle en France de 1789 à 1989, Paris, Economica, 1990, p. 49-69.

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130 Mikhaïl Xifaras

Dès les premières décennies du XIXe siècle, Savigny condamne l’artificialité


de la représentation politique comprise comme l’acte par lequel chaque citoyen
délègue librement la parcelle de souveraineté dont il est le dépositaire naturel
au représentant qu’il élit1. Cette conception est un des principaux fruits offerts
par la Révolution française à la théorie constitutionnelle, c’est pour prévenir
l’Allemagne d’avoir à y goûter que Savigny lui oppose une conception expressive
de la représentation, d’après laquelle les tendances profondes du développe-
ment de la totalité organique qu’est la nation se manifestent par la génération
spontanée d’organes qui, par leur activité même, expriment la vie de cette tota-
lité. La supériorité de la représentation expressive sur la représentation volon-
taire tient à son caractère immédiat et spontané, qui la préserve de l’arbitraire
et de l’abstraction du choix volontaire et garantie en outre l’adéquation natu-
relle de l’expression à ce qui est exprimé2. C’est pourquoi les organes tech-
niques du droit doivent être considérés comme les représentants légitimes de la
nation, leur activité exprimant la conscience commune du peuple3.
On pourra trouver que cette conception de la représentation fait peu de cas
de l’idée selon laquelle la souveraineté nationale n’appartient qu’au peuple ;
que le lien entre les organes techniques du droit et la nation ressemble à s’y
méprendre à la tutelle qui s’exerce sur un mineur incapable ; que cette tutelle
enfin contredit violemment le projet émancipateur des Lumières4. Savigny
accorde d’ailleurs que l’ « influence très étendue » des jurisconsultes serait une
« injuste prétention » si ces derniers « formaient une classe inaccessible à tous »,
mais considère que, dans la mesure où « chacun peut devenir jurisconsulte en
faisant les études nécessaires », il estime que leur prétention revient seulement à
affirmer « que celui qui consacre au droit le travail de sa vie entière pourra, par
ses connaissances, avec sur le droit plus d’influence qu’un autre »5. On aura
compris que, selon lui, la représentativité d’une institution ne repose pas sur le
principe supposé formel du libre choix des citoyens, mais sur le lien organique
que chaque organe entretient avec la nation considérée comme totalité.
C’est assez précisément la thèse que défend Raymond Saleilles pour qui
l’ « organisation politique » doit « dégager la volonté nationale » qui n’est pas
celle, artificielle, d’un corps composé « de la somme des individualités qui le
constitue », mais bien plutôt celle « qui correspond vraiment au tempérament
du pays et qui incarne à un moment donné ses besoins réels, ses désirs et ses

1. « Que la loi soit faite par le Prince, par un Sénat, par une Assemblée élective, ou
par le concours de ces divers pouvoirs, il n’y a rien là qui change essentiellement les rap-
ports du législateur et du peuple ; et c’est une erreur (…) de croire que pour représenter
l’esprit de la nation, la loi doive nécessairement émaner d’une Assemblée élective » (Savi-
gny, TDR, p. 38).
2. Cf. O. Jouanjan, Une histoire…, op. cit., p. 122 et s.
3. Savigny, TDR, p. 42.
4. « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-
même responsable » (E. Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Paris, GF-Flammarion,
1991, p. 43).
5. Savigny, TDR, p. 46.

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Saleilles 131

tendances »1. Pour cette même raison, la souveraineté ne saurait être « incarnée
dans [un unique] corps politique (...) pas même le corps électoral ». C’est pour-
quoi « le but des constitutions est (...) de créer des organes, aussi adaptés que
possible, en vue de fournir l’expression exacte de la volonté du pays »2. C’est
bien parce qu’il fait fond sur une conception expressive et non pas volontaire de
la souveraineté que Saleilles peut justifier la dépolitisation de l’activité législa-
tive qu’il appelle de ses vœux.
On pourrait en conclure qu’à l’instar d’un Savigny, Saleilles n’est pas plus
démocrate que républicain. Cette conclusion trouverait au demeurant un début
de confirmation dans son engagement contre la politique de la République à
l’endroit des congrégations après 1905, qui le font considérer par le Recteur de
l’Académie de Dijon comme un « homme de parti et un meneur »3 du parti
catholique.
C’est bien autour de la question religieuse que se noue l’engagement poli-
tique de Saleilles, ce qui n’a sans doute pas contribué à éveiller chez lui une quel-
conque sympathie pour les républicains. Il est établi que Saleilles a joué un rôle
crucial auprès des autorités ecclésiastiques durant la crise de 1905, au point
d’avoir mérité le titre de « cardinal vert »4. En outre, certaines de ses activités
scientifiques n’ont pas été dépourvues de significations directement politiques.
Ainsi, le Congrès international de droit comparé de 1900 dont il est la cheville
ouvrière est l’occasion de critiques acerbes contre le régime républicain, quoi-
qu’on ne puisse affirmer qu’il les juge opportunes, ni en déduire qu’il partage
l’hostilité de principe de certains de ses collègues à l’endroit de la République5.
Mais ces divers éléments ne révèlent leur véritable signification que si l’on
conserve à l’esprit que c’est essentiellement au sein de l’Église que Saleilles
s’engage, en faveur du modernisme, au moins jusqu’à la condamnation de ce
dernier en 1907 par le pape Pie X6. On aurait donc tort de croire que Saleilles

1. RP, p. 389.
2. Ibid.
3. Archives nationales, F/17/25908, Dossier personnel Saleilles, Note du recteur
datée du 9 juin 1893. Je remercie très vivement Frédéric Audren de m’avoir donné accès
à la copie de ce dossier.
4. Selon Imbart de la Tour : « L’histoire dira un jour, quand le tumulte de nos pas-
sions sera calmé et que son scellé sera ouvert, le rôle que joua R. Saleilles dans la crise de
la Séparation. Son activité inlassable, son dévouement, sa compétence, lui avaient acquis
les sympathies des évêques chargés d’étudier le statut de l’Église de France. Il donna aux
travaux de la Commission préparatoire le plus utile des concours » (« R. Saleilles »,
art. cité, p. 28). Sur les engagements catholiques de Saleilles, nous disposons désormais
d’une étude remarquablement complète Patrice Rolland, « Un cardinal vert » à paraître
dans la Revue française d’histoire des idées politique, Paris, 2008/2, no 28. Je remercie très
vivement Patrice Rolland de m’avoir permis de prendre connaissance de son article avant
sa publication.
5. Sur la signification proprement politique du Congrès international de droit com-
paré et la position de Saleilles à cet égard, cf. G. Sacriste, Le droit de la République…, thèse
citée, p. 493 et s.
6. Cf. Patrice Rolland, « Le cardinal vert », art. cité. De lui-même, Saleilles disait :
« J’appartenais alors à un petit groupe d’étudiants catholiques, très enthousiastes, très

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132 Mikhaïl Xifaras

s’attache toujours et en tout point à défendre les prérogatives mondaines de


l’Église catholique. Dans ces matières, le point de départ de ses réflexions est le
constat amer de la déchristianisation de la société française : si « l’Église a
connu des triomphes extérieurs » durant lesquels elle « était une puissance »,
jouissait des « honneurs publics » et de la « protection légale » au point que sa
« direction » se fasse sentir jusque dans les « affaires publiques »1, ces temps sont
hélas tout à fait révolus de sorte qu’il faut désormais s’accommoder du fait que
« les masses ne sont plus religieuses »2. Cette déchristianisation, progressive
mais irrémédiable, rend vain et dangereux tout rêve de restauration de la puis-
sance politique de l’Église, dès lors que « l’histoire, pas plus lorsqu’il s’agit
d’une institution religieuse (...) que lorsqu’il s’agit d’institutions politiques, ne
se recommence pas »3. Ou pour le dire d’une formule : « Ce qui est mort est
bien mort. »4
On est frappé ici par la similarité de destin qui frappent la puissance tempo-
relle de l’Église et le droit romain considéré comme grammaire et comme
Code. De même que l’ « élimination extérieure » du droit romain condamne le
droit romain comme grammaire et comme Code, celle de la puissance tempo-
relle de l’Église condamne cette dernière comme organe politique. Mais de
même que le droit romain est actuel en esprit dans la vie du droit, le renouveau
du catholicisme doit être avant tout spirituel. Il faut donc, selon Saleilles, consi-
dérer le droit romain tout comme la religion catholique avant tout comme des
puissances spirituelles et renoncer par conséquent aux ambitions politiques de
l’Église, au moins à celles qui vont au-delà de la défense acharnée de ses liber-
tés. Saleilles juge même que le projet de restaurer la puissance temporelle de
l’Église par le moyen de la création d’un « parti catholique » reviendrait à creu-
ser irrémédiablement l’ « abîme » qui s’est creusé entre l’Église et le peuple
français5.
Finalement, s’il regrette profondément la déchristianisation, Saleilles
accepte son époque comme on se soumet à la Providence. On ne s’étonnera

pieux, mais qui se réclamaient de Lacordaire et de Montalembert, beaucoup plus que de


Louis Veuillot. Nous étions des catholiques libéraux. Que voulez-vous ? Chacun a sur la
conscience quelque péché de jeunesse » (in Conférence Olivaint, allocution à l’Assemblée
générale, Paris, Imprimerie Quelquejeu, 1909, p. 33). Cité par Patrice Rolland, « Le
Cardinal vert », art. cité.
1. Réponse de Saleilles, in Marcel Rifaux, Les conditions du retour au catholicisme.
Enquête philosophique et religieuse, Paris, Plon, 1907, p. 374. Cet article sera noté CRC par
la suite.
2. CRC, p. 376. Saleilles poursuit : « Il règne encore dans les hautes classes (…) une
certaine religion traditionnelle et mondaine [mais] chez le peuple ouvrier des villes ou
dans les populations des campagnes, le sentiment religieux est devenu presque partout
quelque chose d’étranger à la vie, non seulement qui n’existe plus, mais dont on ne sent
même plus le besoin, ce qui est autrement grave » (CRC, p. 376-377).
3. CRC, p. 375.
4. Ibid. Cette formule fait écho à celle de Newman, « Le passé ne revient jamais »,
J..H. Newman, L’idée d’Université définie et expliquée – les discours de 1852, trad. fr. E. Robil-
lard et M. Labelle, Paris, Le Cercle du livre français, 1968, première conférence, p. 84.
5. CRC, p. 379.

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Saleilles 133

donc pas qu’il ait vu dans la démocratie le destin de son époque, et qu’il ait
refusé de s’en plaindre1. En outre, il confesse explicitement son indifférence à la
nature du « régime », si par ce terme on entend la forme extérieure (monar-
chique, impériale ou républicaine) des institutions qui relève selon lui de la
« surface » des choses et n’intéresse donc pas la science. Sans doute, cette indif-
férence publique du savant n’est pas exclusive de préférences personnelles, qui
se manifestent lorsque Saleilles défend avec force le principe d’un exécutif fort
et indépendant qui saurait répondre au besoin d’ « unité » dans la direction
politique du pays, besoin qui est selon lui une « loi du gouvernement »2 en tous
lieux et toutes époques. Excluant comme illibérale la solution bonapartiste,
Saleilles discute l’option monarchiste mais ne l’adopte pas, à cause de la situa-
tion dans laquelle se trouve le Parti monarchiste mais surtout parce qu’il consi-
dère que l’époque étant au refus du pouvoir personnel, les monarchies exis-
tantes sont condamnées à se concilier avec le principe parlementaire qui ne
peut à terme que « conduire à l’anihilation complète du chef de l’exécutif par le
Parlement »3, ce qu’aurait, selon lui, fort bien compris le Comte de Chambord
en 1873. Il ressort de cette démonstration que Saleilles pourrait bien pencher à
titre personnel vers le légitimisme mais qu’il juge cette voie trop impraticable
pour être défendue au point de troubler l’indifférentisme savant par lequel il
s’accommode du siècle. En cette matière aussi, « ce qui est mort est bien
mort ».
Saleilles est donc un catholique engagé, vraissemblablement légitimiste par
nostalgie, en tout cas partisan d’une conception expressive de la souveraineté
dans laquelle la loi est une œuvre scientifique et non politique. Il ne refuse tou-
tefois pas le principe démocratique et se résigne somme toute assez facilement à
la forme républicaine du régime. Parce que son aversion pour la violence poli-
tique l’emporte sur son peu de sympathie pour les institutions de son temps, et
plutôt qu’à vouloir les renverser, il va chercher à les concilier avec le renouveau
du juridisme qu’il défend. C’est ce qui apparaît lorsqu’on se tourne vers la
dimension proprement institutionnelle de son projet politique.

2) Régime constitutionnel mixte


Si Saleilles professe l’indifférence à l’endroit de la forme extérieure du
régime, il s’intéresse en revanche au plus haut point à la structure profonde des
régimes politiques, qu’il classe selon le type de représentation qu’ils réalisent.
D’après lui la France de son temps est le composé de trois régimes contradic-
toires dans leur principe même : un régime radical de démocratie pure qui nie
la légitimité de toute forme de représentation politique et dégénère pour cette

1. Selon P. Rolland : « Il accepte clairement les principes de la démocratie politique,


même s’il essaie d’atténuer le principe majoritaire en cantonnant son domaine » (« Un
cardinal vert », art. cité).
2. DPCF, p. 59.
3. DPCF, p. 61.

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134 Mikhaïl Xifaras

raison en dictature de la majorité1 ; un régime de représentation formelle issu


du modèle anglais, qui concentre entièrement la légitimité dans les organes
représentatifs, et réalise de ce fait une forme d’aristocratie bourgeoise2 ; un
régime de représentation organique enfin, que Saleilles appelle le « régime
représentatif sous sa forme traditionnelle et classique »3, dans lequel on a
aucune peine à reconnaître la figure du régime mixte. Ce régime pourrait formel-
lement être une République, à la condition que celle-ci soit substantielle,
progressiste et sociale.
Cette République ne serait donc certainement pas celle que Saleilles à sous
les yeux, qu’il identifie à un exemplaire du premier type, celui dans lequel une
aristocratie temporaire et élective exerce la plénitude de la souveraineté en
accaparant à la fois les fonctions législatives et gouvernementales. Une telle
concentration des pouvoirs confine selon lui au despotisme et introduit l’im-
posture en politique. En effet, la nature aristocratique du régime, qui découle
fatalement de la confusion des souverainetés populaire et parlementaire, se
trouve entièrement masquée par la justification démocratique officielle qu’on
en propose4. Ce rejet de la IIIe République ne porte cependant pas condamna-
tion définitive du principe républicain considéré en lui-même, dès lors que ce
dernier peut être distingué du formalisme par lequel se confondent fictivement
le pouvoir du peuple et celui de ses représentants. La question est dès lors celle
de l’évolution de cette République formelle vers le régime mixte qui a sa préfé-
rence. Saleilles voit dans l’approfondissement de la démocratie au sein de la
République le moyen de hâter cette évolution en balançant l’aristocratisme
parlementaire.
Pour Saleilles, les plus profondes tendances du droit constitutionnel
contemporain tendent à la généralisation du suffrage universel, à l’égalisation
des conditions sociales des citoyens et à la participation toujours plus active du
corps électoral dans les organes suprêmes de l’État. Ces tendances condamnent
historiquement la IIIe République qui incarne une conception bourgeoise de la
vie publique frappée d’obsolescence par le développement de la démocratie
politique5. La République, pour être « moderne », devra donc évoluer vers un

1. « … sous un régime de démocratie directe (…) c’est la majorité qui ferait la loi
alors que sous un régime de démocratie, si la majorité dût avoir le vote et la décision, la
minorité aurait au moins la parole et la discussion » (RP, p. 227).
2. « Sous le régime représentatif, sous sa première forme, le peuple ne fait pas la loi,
ni par lui, ni par ses représentants. Il se contente de créer le pouvoir qui fera la loi ; ce qui
est tout différent. Le régime représentatif sous sa forme anglaise, est le régime d’une aris-
tocratie temporaire qui dure le temps d’une législature, mais qui, tant qu’elle dure, ne
représente qu’elle. (...) C’est un système que pour ma part je n’admets pas et c’est une
conception que je crois incompatible avec le système démocratique moderne, c’est un
système d’aristocratie parlementaire » (RP, p. 226).
3. RP, p. 227.
4. Cf. supra, n. ■, p. ■.
5. Ce régime « correspond très bien à cette conception un peu bourgeoise qui fût
l’incarnation du droit public et de la vie sociale pendant toute la première moitié de ce
siècle (…) après le règne d’une aristocratie de naissance, celui d’une aristocratie politique
incessamment renouvelée par voie de suffrage, je ne vois pas d’autre mot pour la mieux

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Saleilles 135

régime mixte dans lequel la souveraineté nationale sera exprimée concouram-


ment par une pluralité d’organes qui feront contrepoids au Parlement. Saleilles
se prononce donc en faveur du contrôle juridictionnel de constitutionalité des
lois1, défend sans y croire l’idée d’un exécutif indépendant du Parlement2 et se
propose d’étendre assez considérablement les prérogatives politiques du corps
électoral3.
Cette dernière proposition fait de Saleilles un démocrate prudent mais
convaincu. Il ne défend certes pas le système de « démocratie pure » dans lequel
la représentation politique serait réduite à rien, parce qu’il y voit une forme
d’absolutisme populaire qui n’a rien à envier à l’absolutisme monarchiste ou
parlementaire4 et parce qu’un tel régime repose selon lui sur la croyance ido-
lâtre en un Peuple-Christ qui serait l’incarnation exclusive et vivante du prin-
cipe de la souveraineté. Une telle hérésie institue de plus le principe de la révo-
lution permanente en mode de gouvernement ordinaire et réalise le désastre du
droit, du juridisme et des juristes. Dans la conception que Saleilles s’en fait, le
peuple n’est pas une puissance constituante qui transcenderait tous les pouvoirs
constitués. Il n’a d’existence juridique qu’en tant qu’il est un organe de l’État
parmi d’autres – le corps électoral. C’est d’ailleurs pourquoi l’extension des
prérogatives de cet organe ne mène pas à la démocratie directe, tant s’en faut,
mais revient à reconnaître au corps électoral la place éminente qui lui revient
dans un régime à la fois représentatif et substantiel. C’est cette idée qui guide
les trois propositions de réforme que Saleilles défend en cette matière.

désigner, elle représentait les classes moyennes, le parti moyen. (…) Qui oserait dire que
cette conception soit encore la nôtre, que cet état social n’ait subi aucune transformation
et que l’idée même du suffrage universel n’ait pas changé tout cela ? La participation de
tous à l’élection, c’est la souveraineté collective qui s’affirme » (RP, p. 230).
1. « Les Américains ont compris que, pour faire vraiment de la fonction judiciaire un
pouvoir distinct, servant d’arbitre entre les deux autres, il fallait qu’il pût être juge de la
constitutionalité de la loi, comme il est juge de la légalité des décrets du pouvoir exécu-
tif (...) Quelle anomalie [qu’une] constitution écrite qui échappe au pouvoir d’apprécia-
tion des tribunaux ! » (R. Saleilles, Discussion qui fait suite à l’exposé de Mr. Larnaude à
la Société d’études législatives, Bulletin de la Société de législation comparée, 1901-1902,
t. XXXI, p. 241-242).
2. Saleilles défend l’élection du président au suffrage universel, sans croire toutefois
au succès d’une telle réforme : « Is there then no other resource than the hazard of a
popular revision of the constitution which, while maintaining the Republic, would give us
a President elected by Universal Suffrage ? This, as everyone knows, would put an end to
the parliamentary regime… » (DPCF, p. 62).
3. « Il n’est pas douteux que le peuple entende que pour chaque loi on tienne compte
de lui et que le Parlement, à chaque moment de son existence, se souvienne qu’il n’est
qu’un des organes de la souveraineté et non la souveraineté elle-même. La souveraineté
existe en dehors du Parlement, elle appartient à la nation et la nation par le suffrage uni-
versel n’entend pas abdiquer » (RP, p. 231).
4. « La théorie que j’expose ne se présente pas du tout comme une application de la
démocratie directe ; elle admet fort bien que la loi doit être faite par le Parlement et non
par le peuple, et que les députés en la votant n’ont à prendre d’avis que d’eux-mêmes et
non de leurs commettants : elle ne proclame absolument pas l’application du mandat
impératif » (RP, p. 232).

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136 Mikhaïl Xifaras

a) Referendum législatif. La première consiste dans l’instauration d’un réfé-


rendum qui donnerait au peuple un véto législatif propre à balancer l’excessive
puissance du Parlement, non pas pour faire du peuple le législateur direct et
unique, mais pour lui donner le dernier mot en matière législative1.
b) Élection du président au suffrage universel. Saleilles se révèle le partisan affi-
ché de l’élection fréquente des gouvernants au suffrage universel, considérant
même que l’élection au suffrage universel direct du président de la République
pourrait à la fois étayer la légitimité d’un pouvoir exécutif indépendant du Par-
lement et opérer la conciliation des points de vue monarchiste et républicain en
donnant vie à l’improbable figure d’un Monarque temporaire, élu par le
peuple2.
c) Proportionnelle aux législatives. En dernier lieu, il prône l’adoption d’un
mode de scrutin strictement proportionnel aux élections législatives, considé-
rant que si la tâche d’élaborer le contenu de la législation doit revenir aux
organes techniques du droit, il faut encore que ce contenu ne soit pas méconnu
par un législateur formel dont la composition entâcherait les décisions de par-
tialité. C’est pourquoi la Chambre doit, tant que faire ce peu, exprimer la
volonté collective unanime de la nation, et qu’il convient par conséquent d’y
mettre « en présence toutes les opinions par lesquelles peut se reproduire un
élément ou comme une fraction de cette volonté collective » afin que « du
contact de tous les groupes qui en représentent comme l’une des faces spéciales
puisse sortir la résultante unique qui correspondra aux tendances véritables du
pays et qui emportera moralement son adhésion »3.
On s’étonnera peut-être d’un tel retour en grâce du sentiment populaire,
dont on se souvient qu’il avait été ravalé par Saleilles au rang d’ « affects » ou
encore de « sentiments inorganiques » très inférieurs aux théories rationnelles
élaborées par les jurisconsultes pour orienter la politique judiciaire en contrai-
gnant l’action des juges. Mais on comprend que Saleilles n’ait pas souhaité
défendre le principe d’un organe législatif composé de juristes professionnels.
Surtout, cette difficulté se résoud sur le plan théorique si l’on garde à l’esprit la
conception que Saleilles se fait des rapports entre Foi et Raison. Comme on l’a
vu, les théories juridiques sont le fruit de la Raison, qui prouve rationnellement
les vérités légales que la Foi découvre. Cet indéniable surcroît de rationalité
donne à ces théories une autorité supérieure au sentiment commun de justice
pour ce qui est d’orienter l’action des juges, mais il ne rend pas pour autant les
vérités légales en cause plus vraies. C’est donc bien par la Raison qu’on autorise
les vérités légales, mais c’est par la Foi qu’on y accède. Et comme ces vérités
légales ne sont jamais que les formes que revêtent la justice et l’équité dans une
époque donnée, elles sont accessibles à tous les hommes – la Foi est par essence

1. « Le référendum est précisément un de ces procédés à la fois hardis et préserva-


teurs, qui permettent d’aller de l’avant et qui servent de frein contre la révolution »
(« Compte rendu de Oberholtzer, The referendum in America », Philadelphia, 1893, in
Revue de droit public, 1898/2, t. 10, p. 341). En outre, « donner le dernier mot au peuple,
c’est confier au peuple la sauvegarde même de l’édifice social qui l’abrite » (p. 350).
2. Cf. citation supra, n. ■, p. ■.
3. RP, p. 391.

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Saleilles 137

démocratique1. Il est donc raisonnable de reconnaître au corps électoral, qui est


l’organe naturel du plus grand nombre, la compétence de ressentir les solutions
justes et équitables aux problèmes actuels. Cette compétence ne saurait évi-
demment s’étendre jusqu’à la formulation rigoureuse de ces solutions, activité
dévolue à la science juridique et à ses organes. En conclusion, s’il n’est pas
sérieux d’attendre des seules masses la réalisation de la justice et de l’équité, il
n’y a pas lieu de craindre l’instinct de justice du grand nombre, dont le
sentiment unanime peut être un contrepoids précieux à la partialité de l’esprit
de parti qui domine le Parlement.
Au total, ces propositions de réforme ne manquent pas de cohérence. Elles
permettent de soumettre la volonté politique arbitraire et partiale des partis aux
principes de justice et d’équité du droit, en élevant le corps électoral au rang de
censeur d’une loi écrite par les savants, votée par les députés élus à la propor-
tionnelle et contrôlée par les juges professionnels. De la sorte, la volonté législa-
tive substantielle ou matérielle est scientifique, la volonté législative formelle,
assise sur le consensus politique le plus large possible des représentants, est
soumise à la censure du corps électoral ainsi qu’au contrôle des juges, de
manière à ce que le processus législatif ne dénature pas trop le travail des
savants.
En outre, ces propositions permettent de séparer strictement les fonctions
législative et gouvernementale, afin que la politique reçoive la part qui lui
revient dans la direction des affaires publiques sans empiéter sur la fonction
législative, qui relève substantiellement du domaine de la science.
Enfin, elles permettent de balancer les prérogatives des divers organes poli-
tiques de sorte qu’aucun d’entre eux ne puisse se prévaloir du monopole de la
souveraineté pour conquérir celui de la fonction législative.
Tout ceci dessine bien un régime constitutionnel mixte de forme « tradi-
tionnelle et classique » dont les ressorts sont animés par la finalité unique d’as-
surer le triomphe du droit sur la politique, en garantissant la dépolitisation
effective de la production des normes juridiques et la soumission de l’action des
organes politiques au contrôle des organes techniques. Cette République sub-
stantielle et mixte est bien le régime qui réalise le triomphe politique du
juridisme savant.
On en concluera que Saleilles est républicain dans la seule mesure où la
forme républicaine des institutions ne fait pas obstacle aux attributions législa-
tives substantielles des organes techniques du droit et qu’il n’est démocrate que
si le corps électoral est un agent efficace de la dépolitisation de l’activité législa-
tive. On ajoutera qu’il est un peu difficile de saisir comment Saleilles peut affir-
mer sans se contredire que la vie réelle est faite de tendances contradictoires et
de heurts entre intérêts et idées antagoniques, souligner que les masses sont

1. « La Foi est essentiellement démocratique ; s’adressant à tous, elle doit être acces-
sible aux foules comme à l’élite, à ceux qui se contentent de raisons apparentes, comme à
ceux qui en veulent de plus hautes. Elle est le seul principe intérieur que tous les hommes
puissent avoir en commun, le seul, dans le domaine de l’intelligence et de la conscience,
qui les fasse tous égaux et qui puisse donner au plus humble parmi les hommes une
valeur qui l’égale au plus grand » (Préface, FR, p. XXIII-XXIV).

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138 Mikhaïl Xifaras

mues par des affects inorganiques, des idées de surface et des formules brutales
et considérer pourtant le corps électoral s’exprimant à la majorité comme
un organe assez dépolitisé pour que se manifeste à travers lui le consensus
moral de la nation, au point de lui donner le dernier mot en matière législative.
Saleilles ne nierait peut-être pas cette contradiction, mais répondrait qu’il
convient de la considérer dans la perspective historique de son dépassement : la
grande aventure de la Révolution française, avec beaucoup d’illusions et de tra-
gédies, ayant imposé le principe de la souveraineté populaire et le suffrage uni-
versel, le corps électoral prend désormais part, directement ou indirectement,
aux affaires publiques. Hélas, cette émancipation conquise dans les affaires poli-
tiques ne s’est pas accompagnée de l’éducation qui aurait pu conduire le peuple
à conquérir aussi son autonomie dans les affaires juridiques. En ces matières, il
est encore trop ignorant pour prétendre pouvoir y jouer un rôle actif. Cette
situation s’explique par la persistance des « idées fausses » et « superstitions
législatives » que la philosophie du XVIIIe siècle a durablement laissé en dépôt
dans l’esprit des Français, et qui font encore le lit de l’anti-juridisme socialiste
ou du despotisme néo-jacobin. Dans ces circonstances, il est sage, comme le
recommandait Savigny en 1814, que les affaires juridiques soient réservées,
tant que faire ce peut, à l’aristocratie savante ouverte et modérée des juristes
professionnels. Mais il est dans le même temps tout à fait nécessaire – comme
ne l’aurait sans doute pas recommander Savigny – d’entreprendre l’émancipa-
tion progressive du peuple dans les matières juridiques, afin que la démocrati-
sation générale des affaires publiques, qui est la marque de notre époque,
puisse pénétrer l’élément technique du droit sans affecter son objectivité et que
le peuple enfin éclairé soit à même de jouer le rôle de gardien de la légalité qui
lui reviendrait s’il pouvait s’en montrer digne1. Où il apparaît que chez Saleilles,
le progressisme démocratique et le juridisme aristocratique cherchent à se
concilier autour de cet improbable slogan : « Hâtons-nous de rendre le droit
romain populaire ! »

3) « Hâtons-nous de rendre le droit romain populaire ! »


La contradiction qu’affronte ici Saleilles est assez simple à formuler : le
régime institutionnel qu’il appelle de ses vœux doit à la fois réaliser le triomphe
du juridisme romaniste et exprimer la volonté substantielle et profonde de la
nation. La crédibilité du projet repose donc entièrement sur la possibilité de
leur coïncidence, qui n’est concevable que si la société française se trouve
imprégnée de la culture juridique romaine au point d’exprimer en actes le
triomphe du juridisme. Mais de l’aveu même de Saleilles la France de l’entre-

1. « Un peuple qui n’a pas le sens de la légalité ne peut avoir celui de la liberté et
encore moins celui de la vie publique. Nous avons payé cher ce qui a fait défaut à notre
éducation juridique. Nous savons aujourd’huy que la loi ne peut être une œuvre de parti,
qu’elle peut être en soi bonne ou mauvaise, mais que cela n’importe guère ; car nous ne
voyons plus en elle la volonté d’un homme ou d’une majorité d’hommes ; mais un instru-
ment d’ordre social, l’instrument positif qui nous est mis en mains, si nous savons nous
en servir, pour réaliser, l’ordre d’abord, la justice et le progrès ensuite » (MED, p. 329).

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Saleilles 139

deux siècles subit encore largement le joug de la « superstition législative »


qu’elle a héritée de Rousseau et de ses disciples, les Français restent convaincus
dans leur grande majorité que la souveraineté s’incarne dans le peuple qui la
délègue à ses représentants. Ils sont, de plus, fort loin d’estimer qu’il est accep-
table que le pouvoir de déterminer la substance des lois auxquelles ils se trou-
vent soumis devrait revenir à une corporation savante, fut-elle ouverte et
modérée et préfèrent sans conteste confier cette tâche à des représentants élus.
Il ne reste donc plus à Saleilles qu’à formuler des vœux pour que les Français
changent de religion civile.
Rien n’indique cependant que cette attente soit condamnée à être passive :
puisque le régime constitutionnel mixte assurant le règne du juridisme est une
vue un peu trop aristocratique pour les temps présents, il convient d’œuvrer à
l’éducation du peuple, pour que ce dernier s’élève à la conscience de la néces-
sité d’unir l’esprit du droit romain et la démocratie. Pour Saleilles, cette union
est possible parce que l’égalisation démocratique des conditions sociales et poli-
tiques ne saurait procéder ni de bouleversements révolutionnaires violents, ni
de « grandes réglementations d’ensemble », mais de la réalisation « par étapes
successives », de ce que les « foules », qui sont désormais « conscientes », esti-
ment être leur droit. Progressive, cette réalisation ne peut être donc l’œuvre que
de la « jurisprudence » qui est « l’organe intermédiaire qui prépare les solutions
législatives par la réalisation partielle et continue du progrès juridique »1. C’est
pourquoi la jurisprudence doit donc se voir reconnaître comme une autorité à
part entière. Cette reconnaissance étant elle-même suspendue à la transforma-
tion de l’esprit général de « foules », et plus exactement à leur conversion aux
principes du juridisme romain, elle n’est pas concevable sans la diffusion parmi
les citoyens de la « bonne méthode juridique », la seule qui puisse fournir à nos
démocraties la « base de leur éducation juridique, complément indispensable
de leur éducation sociale »2. Le triomphe institutionnel du juridisme repose
donc sur sa résurrection et son triomphe spirituels.
Les organes de cette résurrection sont les établissements d’éducation supé-
rieure, et tout naturellement les Facultés de droit3. Il est vrai qu’au sein même
de l’Université, l’enseignement du droit romain a souvent la (mauvaise) réputa-
tion d’être aride et réservé à une minorité aristocratique, mais ce préjugé tient à
l’ignorance dans laquelle la romanistique a trop longtemps été du véritable

1. DD, p. 14.
2. DD, p. 20.
3. Sur ce point encore, Saleilles suit Newman, d’après qui la fonction sociale de
l’Université est de développer la « culture de l’esprit » (p. 314), seule à même de favoriser la
« puissance judicative » qui est « la vigueur [de l’esprit] indispensable pour aborder n’im-
porte quel sujet de son choix et y discerner le point essentiel » (p. 327). L’Université est donc
l’ « endroit où se transmet par enseignement le savoir universel » (p. 29) et « l’art de vivre
en société » (p. 333), in L’idée d’université, op. cit. Saleilles s’engage en faveur de l’auto-
nomie des Universités dans un article anonyme que Thaller lui attribue. Cf. « La ques-
tion des Universités », in Bulletin de la Société des amis de l’Université de Dijon, 1893, t. II,
p. 81-91. Dans la lettre au P. Dujardin (LDED) Saleilles défend la liberté d’enseignement
des professeurs.

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140 Mikhaïl Xifaras

« esprit du droit romain ». C’est la raison pour laquelle, durant sa vie entière,
Saleilles défend dans le même mouvement l’éminence de l’enseignement du
droit romain dans le curriculum et la réforme de ses contenus comme de ses
modes d’évaluation1. D’après ce qu’il en dit lui-même, ses efforts ont été peu à
peu couronnés de succès : la réforme de 1895, initiée par son beau-père Claude
Bufnoir, en restaurant la liberté du professeur « dans la distribution des
matières », a permis que désormais « cette méthode règne en souveraine dans
toutes nos chaires »2. Par cette victoire, que Saleilles juge fragile mais incontes-
table3, le romanisme s’est effectivement doté des organes propres à assurer sa
diffusion dans la société.
Il apparaît ainsi que, si Saleilles s’accommode aussi aisément de la forme
extérieurement républicaine des institutions, s’il ne craint pas la démocratisa-
tion de la société française, c’est que selon lui un tel cadre ne fait pas obstacle
aux progrès spirituels du juridisme, qui prépare et conditionne son triomphe
institutionnel. La conciliation du juridisme et de la forme républicaine est pos-
sible parce que la conscience populaire n’est pas seulement un donné extérieur
qui s’impose aux organes techniques du droit, mais un matériau modelable
offert à l’attention de jurisconsultes animés d’une véritable fonction de civilisa-
tion de la société française. Sur ce point Saleilles s’éloigne peut-être de ses
modèles d’outre-Rhin. Savigny reconnaissait aux jurisconsultes une double
action sur le droit : celle de lui donner sa forme scientifique et celle de l’orienter
dans son évolution en tant que « représentants » de la nation4. Saleilles
en ajoute une troisième, propédeutique, qui consiste à entreprendre la
romanisation progressive de l’esprit du peuple français.

CONCLUSION

1) Le régime de la veritas iuris selon Raymond Saleilles


Il est assez courant d’attribuer à Saleilles l’invention d’une discipline nou-
velle (le droit comparé), d’être un des fondateurs de la conception sociale du
droit, le promoteur d’une méthode originale (la méthode historique) ou
encore d’avoir contribué à restaurer l’autorité de la jurisprudence. Toutes ces
caractérisations sont exactes, mais elles laissent dans l’ombre la singularité et
la cohérence d’ensemble du projet qui les porte. Au terme de cette étude, il
est possible de caractériser ce projet comme la promotion d’un dispositif
scientifique établissant un régime original de la veritas iuris, qui se donne à lire

1. Cf. la seconde partie de LDED, qui détaille les réformes souhaitables.


2. LDED, p. 11.
3. « Ce qu’il y aurait à craindre, ce serait plutôt (…) certains abus en sens contraire.
(…) [les] professeurs de droit civil, criminel, commercial, grâce aux nouvelles
méthodes (…), ne cessent (…) faire part [aux étudiants] des besoins de réforme qui se
font jour (…) si bien qu’il semblerait que l’on s’appliquât à étudier plutôt le droit de
demain que celui d’aujourd’hui ! » (LDED, p. 15 et 16).
4. Savigny, TDR, p. 44. Cf. supra, citation complète, n. ■, p. ■.

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Saleilles 141

dans une série de déplacements théoriques successifs qui procèdent de la


nécessité initiale de trouver une réponse pratique à la question de l’arbitraire
du juge.
Le premier de ces déplacements est d’ordre ontologique, il consiste dans
l’historicisation des axiomes du droit, seule à même selon Saleilles de fournir
une base objective réellement contraignante pour les praticiens du droit. Ces
axiomes doivent être considérés non pas comme des essences immuables mais
comme des idées rationnelles muables, qui reposent sur des constructions juri-
diques révisables. Cet historicisme ontologique, qui gouverne toute son œuvre,
est celui des partisans du modernisme dans la querelle théologique qui divise
les catholiques à l’orée du XXe siècle, ce qui permet d’affirmer, avec Imbart de
la Tour, que Saleilles « fut social, parce qu’il fut chrétien »1. On pourrait ajouter
qu’il fut libéral, comparatiste, et historien pour la même raison.
L’historicisation des vérités légales oblige à concevoir la rationalité qui pré-
side à leur production comme étant elle-même historique, induisant un second
déplacement, d’ordre épistémologique. Saleilles formule cette exigence dans le
vocabulaire et les catégories du pandectisme allemand, en s’inspirant particu-
lièrement de l’œuvre de Rudolph von Jhering, qui fût lui-même le disciple puis
le contempteur des doctrines de Savigny. Dans ce sens, le projet de Saleilles
forme un important chapitre de la « crise allemande de la pensée française »2,
dont le titre pourrait être le « moment pandectiste » ou encore, éventuellement,
le « moment Savigny/Jhering » de la science juridique française.
On comprend dès lors pourquoi, comme l’écrit fort bien Gaudemet, « il est
fort difficile de lui trouver des précurseurs parmi les jurisconsultes français »3.
C’est à Bonnecase que l’on doit la légende tenace mais médiocre selon laquelle
Athanase Jourdan et ses amis de la Thémis seraient les précurseurs d’une sup-
posée « École scientifique »4, à laquelle il est d’usage de rattacher Saleilles5.
Cette thèse ne résiste pas à l’examen : Jourdan et ses amis sont sans aucun
doute de fervents partisans du droit naturel et du droit romain (à supposer
qu’ils s’en fassent une conception commune, ce qui est peu probable...)6, mais
ce n’est ni le même droit naturel, ni le même droit romain que celui de
Saleilles.

1. Imbart de la Tour, « R. Saleilles », art. cité, p. 19.


2. V. C. Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1992. Sur ce
point, cf. Nicolas Mathey, art. cité.
3. Gaudemet, RS, p. 54.
4. Julien Bonnecase, La pensée juridique française, op. cit., p. 350 et s.
5. Notons au passage que de manière tout à fait surprenante, et assez peu crédible,
Bonnecase fait de Saleilles un membre de l’ « École de l’Exégèse » ! ! ! (Julien Bonnecase,
La pensée juridique française, op. cit., p. 300 et s.). Sur l’étonnante imposture que consti-
tuent les travaux historiques de Bonnecase, Nader Hakim « Julien Bonnecase, histo-
rien… », art. cité.
6. Sur le droit naturel chez Jourdan, cf. P. Rémy, « La Thémis et le droit naturel »,
Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, Paris, 1987, no 4, p. 145-160, et
la première partie de l’article de Georges Navet, « Eugène Lerminier : la science du droit
comme synthèse de l’histoire et de la philosophie », Revue d’histoire des sciences humaines,
Paris, 2001, no 4, p. 35 et s.

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142 Mikhaïl Xifaras

L’articulation réciproque de l’historicisation du droit romain et de la


romanisation de l’histoire fournit la clef de l’unité de la pensée de Saleilles :
L’historicisation du droit romain permet d’affirmer que le droit romain n’est pas
un recueil de solutions éternelles ou un texte sacré, mais qu’il doit être consi-
déré dans son histoire, qui est celle de son « élimination extérieure » et défini-
tive à l’époque moderne, de sorte que seul son « esprit » – le romanisme
comme science – reste aujourd’hui d’actualité. Cet esprit fournit le seul
modèle scientifique qui soit capable de rendre compte de l’historicité des véri-
tés légales, parce qu’il repose sur une vision du droit comme ensemble de
forces, règles et idées juridiques en perpétuel mouvement. Symétriquement, la
romanisation de l’histoire permet d’affirmer que l’histoire de l’esprit humain,
loin d’être un « chaos bigarré », se présente comme le développement orga-
nique des idées de justice et d’équité, qui sont présentes en germe depuis la
Révélation. Le véhicule de la réalisation progressive de ces commandements
divins est le droit, lorsqu’il est conçu dans l’esprit romaniste. C’est pourquoi
le droit romain comme modèle scientifique et comme langage, ses catégories
et ses distinctions fondamentales, sont des « éléments de civilisation » histori-
quement indépassables qui par leur perfection ont vocation à l’universalité.
Saleilles est convaincu que la romanisation du monde est le destin heureux
d’une humanité civilisée.
Ce destin ne peut toutefois advenir que si le modèle de rationalité juridique
romain trouve les organes qui conviennent à sa réalisation, rendant nécessaire
un troisième déplacement. Comme le droit romain actuel est purement spiri-
tuel, ses organes sont ceux de la science du droit, le projet de Saleilles se pro-
longe donc en une politique scientifique, dont le but est de restaurer l’unité du
droit et de la science dans le but de restaurer la science du droit comme science
sociale architectonique. Cette politique se concrétise dans l’ambition de resti-
tuer le statut de science législative à la scientia juris, et d’élever le Recueil des
décisions de justice au rang de base scripturaire supplétive du droit français. Ce
faisant, Saleilles se heurte aux principes constitutionnels de la IIIe République,
qui sont ceux du légiscentrisme et de la souveraineté populaire. La recherche
d’une conciliation le pousse à redéfinir la nature des organes chargés de pro-
duire le droit et leurs rapports mutuels. Ce quatrième déplacement a essentiel-
lement pour objet de dépolitiser la fonction législative, de soumettre les organes
politiques de l’État à l’empire du droit en balançant leurs pouvoirs, de confier
enfin aux organes du juridisme savant la tâche d’éduquer les citoyens à l’esprit
du droit romain. Les Facultés de droit se voient ainsi confier la fonction savante
de produire les vérités légales, le magister de les certifier auprès des acteurs du
droit, la charge de déterminer le contenu matériel de la législation au titre de
représentants organiques de la nation, et enfin la mission pédagogique de
civiliser la société française.
Ces quatre déplacements successifs instituent un régime de la veritas iuris
à la fois original et cohérent, qui ne manque toutefois pas de faire surgir
des difficultés, peut être même des apories et des contradictions. En
guise de remarques conclusives, on se contentera d’en pointer quelques-unes,
en se limitant à celles qui s’énoncent de l’intérieur même du régime mis en
place.

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Saleilles 143

2) Éléments pour une critique interne

a) Dogmatique et science juridique. La pratique théorique de Saleilles est sans


conteste « anti-dogmatique » au sens où selon lui aucune vérité légale ne saurait
légitimement se soustraire à la critique rationnelle puisqu’elles ne peuvent pré-
tendre à l’objectivité que dans la mesure où elles sont le fruit du libre usage de
la Raison savante. Mais le jurisconsulte ne doit pas seulement déterminer ce
que sont les vérités légales, il doit encore les certifier comme telles afin d’impo-
ser leur autorité aux praticiens. Le criticisme théorique se trouve ainsi placé au
service d’une fonction ultimement dogmaticienne. Il y a là une tension qu’il
convient d’éclaircir.
Selon Eugène Gaudemet le grand mérite de Saleilles est d’avoir poser les
bases d’une science critique du droit. Selon lui, la science est soit critique soit
dogmatique, et seule une science critique permet de résoudre l’antinomie de la
vie sociale qui est « essentiellement évolution, mouvement et continuité » et de
l’esprit humain, qui « ne dispose que de concepts dont les caractères sont tout
opposés », puisque « nos représentations intellectuelles (...) se traduisent par
des symboles discontinus, immobiles et fixes »1. Est selon lui dogmatique une
pensée dont les catégories et les modes de raisonnement sont trop rigides pour
rendre compte de la vie du droit. Une science juridique qui se veut critique et
non pas dogmatique rejettera par conséquent la fixité des outils conceptuels de
la « logique pure » au profit de la fluidité de ceux que fournit la « logique sociale »,
qui vise à réaliser l’unité téléologique des multiples contradictions du monde
réel2. Le criterium de la distinction entre une approche critique et une approche
dogmatique est donc l’adoption de cette « logique sociale » qui permet seule au
juriste de produire des idées juridiques capables d’évoluer avec la jurisprudence
(mutabilité), de subsumer les tendances contradictoires de la vie du droit (com-
plexité) et d’espérer ainsi triompher victorieusement de l’antinomie du monde
réel et de la pensée abstraite.
Il reste que si l’on s’en tient à l’adoption de la « logique sociale » dans la
science du droit, ce triomphe reste strictement interne à l’activité scientifique,
et l’antinomie n’est résolue qu’en pensée. Si l’Il convient pour établir l’unité
réelle de la pensée et de la vie de résoudre cette antinomie en pratique, non pas
seulement dans la pensée mais dans la vie même du droit. L’unité pratique et
vivante de la vie et de la pensée s’opère lorsque les constructions doctrinales
élaborée par la science juridique servent de fondement et de principe directeur
aux interprétations des praticiens du droit. Et l’on a vu que la science juridique
ne peut acquérir une telle autorité aux yeux des praticiens que si elle est capable
de produire l’idée juridique archétypique de chaque institution de droit positif
et de certifier son objectivité.
Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Eugène Gaudemet, du point de vue
même de Saleilles, il ne suffit pas que la science produise des idées muables et

1. Gaudemet, RS, p. 56.


2. Cf. supra, n. ■ et ■, p. ■.

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144 Mikhaïl Xifaras

complexes pour qu’elle soit critique, il faut encore que ces idées soient uniques.
Hélas, cette troisième condition a un coût théorique exhorbitant : elle repose en
effet sur l’assertion selon laquelle chaque institution de droit dont l’existence
empirique est constatée dans un ordre juridique donné ne trouve son expres-
sion rationnelle que dans une forme mentale unique, ce qui revient à affirmer
que les multiples conceptualisations confuses et contradictoires de cette institu-
tion que mobilisent les acteurs du droit dans leur pratique se trouvent toutes
contenues dans un germe unique et peuvent donc être ramenées à un idéal
typique unique, ou encore qu’un ordre rationnel, invisible mais réel, constitue
les sociétés humaines par-delà les contradictions apparentes que manifestent les
actes, discours et pensées de leurs membres. Une assertion à la fois aussi géné-
rale et absolue est à la fois réversible (on peut tout aussi bien affirmer le
contraire) et irréfutable (aucune observation empirique ne saurait la contredire)
et pour tout dire dogmatique, au sens que Saleilles donne à ce terme. Il faut en
conclure que la soumission de la science juridique à sa fonction dogmaticienne
de certification des vérités légales aux yeux des praticiens du droit exige le sacri-
fice de ses prétentions critiques. À l’intérieur même du régime de la veritas iuris
institué par Saleilles, le conflit entre la fonction savante de production des véri-
tés légales et le magister de certification de ces autorités est inévitable.
b) Autorité doctrinale et source du droit. Chez Saleilles, le juge est produit du
droit, en tant qu’intermédiaire entre des règles de portée générale et l’irréduc-
tible singularité des cas qui lui sont présentés. Cette position n’est légitime, en
regard de la théorie des sources du droit et en l’absence de dispositions législa-
tives applicables au cas, que si ses décisions ont pour « base d’interprétation »
des constructions doctrinales objectives. Mais en tout état de cause le juge n’est
pas légalement obligé d’adopter telle ou telle construction juridique comme
base de ses raisonnements, du moins dans les systèmes juridiques où la doc-
trine n’est pas une source formelle du droit, c’est de son plein gré qu’il soumet
ses décisions aux déterminations des théories élaborées par la doctrine. Sauf à
imaginer, hypothèse improbable, un monde de juges cyniques qui ne croiraient
pas eux-mêmes à la justice qu’ils rendent, il faut donc que ces théories aient
assez d’autorité pour emporter la conviction de ceux d’entre eux qui s’y
réfèrent.
Cette conviction collective ne repose pas sur le caractère supposé divin de
la nature des vérités légales mais sur la rationalité reconnue des catégories et
modes de raisonnement de la science du droit. C’est dire que l’autorité des
constructions doctrinales repose in fine sur la possibilité de garantir l’objectivité
de leur mode de production. Cette dernière condition est impossible à satis-
faire, dès lors que les jurisconsultes sont incapables de s’accorder eux-mêmes
sur la pertinence de leurs méthodes et la rationalité de leurs raisonnements
scientifiques et qu’ils font publiquement étalage de leurs désaccords, qui sont
bien souvent le reflet de conceptions irréconciliables du droit et de sa science.
Mais si la science du droit, comme toutes les sciences sociales, est une science
dont les prémisses sont publiquement disputés, comment peut-on exiger du
juge qu’il accorde sa croyance dans l’universalité et la nécessité des construc-
tions doctrinales ? Et comment dès lors ne pas penser que Saleilles, en recon-
naissant aux vérités légales l’autorité requise pour s’imposer aux acteurs du

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Saleilles 145

droit avec la force de l’évidence, attribue à la Doctrine des pouvoirs qui confi-
nent à la magie ? On préférera plutôt prendre acte de ce que l’irréductible plu-
ralité des conceptions du droit et de sa science rend très improbable que la
croyance collective en l’objectivité d’un mode de production des vérités légales
puisse conférer à ces vérités le statut d’évidence aux yeux des praticiens du
droit. On estimera donc qu’en l’absence d’une telle croyance collective, la
confiance que les juges accordent aux théories scientifiques pourrait bien être
assez strictement proportionnée au degré de coïncidence de ces dernières avec
leurs propres préjugés ou, pour mettre les choses au mieux, avec leurs propres
théorisations (quand bien même ces dernières seraient implicites), ce qui can-
tonnerait la doctrine savante dans une fonction auxilliaire de certification
ex post des vérités légales produites par le corps judiciaire. On peine à voir de
quels moyens disposent les jurisconsultes pour éviter qu’une telle hypothèse se
réalise. Savigny, qui était parfaitement conscient du problème, suggérait d’ins-
tituer les Facultés de droit en Collèges judiciaires1. N’ayant pas ces audaces,
Saleilles se condamne à revendiquer pour ces dernières une autorité qu’elles
n’ont pas les moyens d’exercer.
c) Démocratie et modernité politique. Saleilles entend réconcillier le juridisme
romain et la modernité politique en se faisant le chantre d’une modernité alter-
native à la Révolution française, fondée sur la diffusion de l’esprit du droit
romain dans la société française. Pour se faire, il convient selon lui de purger les
idéaux démocratiques de l’antijuridisme que porte la « démocratie pure » et les
idéaux républicains de l’absolutisme parlementaire et légiscentrique auquel
conduit la « superstition législative ». Saleilles accorde lui-même que cette
purge est sévère, mais elle conserve cependant à ses yeux ce qui fait l’essentiel
du projet des Lumières, à savoir le progrès des libertés individuelles et de l’éga-
lisation progressive des conditions sociales et politiques. Dans ce sens, non seu-
lement une République libérale et démocratique est compatible avec le juri-
disme, mais ce n’est qu’à travers le triomphe du juridisme qu’elle peut se
réaliser pleinement.
Pourtant, lorsque Saleilles s’attache à donner un contenu à la démocratie,
outre le respect des droits individuels, la disparition progressive des privilèges
fondés sur la naissance ou la richesse ainsi que le suffrage universel, il évoque
un régime politique dans lequel le corps électoral – organe du plus grand
nombre – ne se contente pas de déléguer l’exercice de la souveraineté popu-
laire, mais participe activement aux affaires publiques. Ce faisant, Saleilles fait
droit à une des promesses cardinales du projet des Lumières, celle de l’auto-
nomie politique. La réalisation de cette promesse requiert sans aucun doute la
garantie des libertés individuelles et l’égalisation des conditions sociales et poli-
tiques, mais elle commande en outre que les membres du corps politique soient
les auteurs des décisions et des règles auxquels ils sont soumis. C’est cet idéal
que la théorie de la souveraineté parlementaire absolue, tout comme celle de la
démocratie pure cherchent maladroitement et vainement à réaliser (sans doute
parce que la première est trop sophistiquée et que la seconde ne l’est pas assez).

1. Savigny, VLS, p. 111.

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146 Mikhaïl Xifaras

Mais à supposer que le projet de Saleilles puisse aboutir et que la société fran-
çaise soit désormais convertie à l’esprit du romanisme, cet esprit est-il capable
de réaliser l’idéal d’autonomie politique des Lumières ? On peut en douter.
En effet, la clef du triomphe du juridisme romain consiste dans l’attribution
aux juristes du titre de représentants organiques d’une nation substantielle. Ce
faisant, un tel projet incline fatalement vers un régime d’essence aristocratique
dans lequel la compétence de poser les règles auxquelles est soumis le corps
politique revient à une élite savante. Sans doute, le triomphe spirituel du roma-
nisme devrait assurer à un tel régime le consentement profond du plus grand
nombre. Ce consentement serait de plus réel et authentique et se manifesterait
in actu dans la vie du droit. Mais consentir à réserver au petit nombre le soin de
dire et changer la loi revient à donner une légitimité démocratique à un régime
aristocratique par essence, sans en changer la nature. Sauf à penser qu’un jour
tous les citoyens pourraient être des juristes professionnels (ce qui constitue
sans doute l’horizon utopique du projet de Saleilles), il faut conclure que le
projet de restauration du juridisme est politiquement aristocratique, et qu’il
contredit à ce titre l’idéal d’autonomie que Saleilles a pourtant élevé lui-même
au rang de dimension constitutive de la modernité. La contradiction est pro-
fonde : Athènes n’est pas tout entière dans Rome, en tout cas pas dans la Rome
de Saleilles, qui n’hésite pas à invoquer Athènes, mais, in fine, choisit Rome.
d) Destin de la romanité et histoire de l’humanité. La discussion précédente
repose sur l’hypothèse d’une conversion possible de la société française à l’es-
prit du droit romain. Cette hypothèse est-elle crédible ? L’esprit du droit
romain peut-il à nouveau souffler sur la société française alors que la langue, les
textes et la culture romaines sont désormais tout à fait ignorés du plus grand
nombre ? À supposer que l’enseignement du droit romain ait conservé sa place
éminente dans le curriculum des Facultés de droit, ce qui n’est plus le cas
aujourd’hui, comment croire que l’action de quelques universitaires convaincus
suffise à restaurer l’esprit du droit romain dans un siècle qui de toute évidence
s’est trouvé d’autres préoccupations ? Peut-on s’empêcher d’éprouver quelques
réserves sceptiques quant aux chances concrètes de réalisation d’un tel projet et
éviter de se demander s’il n’est pas condamné à connaître en France le destin
que lui a réservé l’Allemagne wilhelmienne ? On dira certes avec Jhering que
Rome est immortelle, et que même après sa chute, Rome vit encore hors de
Rome. On ajoutera sur le même mode que lorsque le droit romain aura été
entièrement effacé du souvenir des juristes, l’esprit du droit romain habitera
encore ces mêmes juristes, dès lors qu’ils resteront soucieux d’unir la théorie et
la pratique et de faire de la science du droit un élément constitutif du droit lui-
même. On concluera alors que ces juristes sont restés fidèles à l’esprit du droit
romain comme le bourgeois gentillhomme faisait de la prose, sans le savoir. On
citera enfin l’Hadrien de Marguerite Yourcenar pour qui Rome « ne périrait
qu’avec la dernière cité des hommes »1.

1. « Rome n’est plus dans Rome (…). Aux corps physiques des nations et des races,
aux accidents de la géographie et de l’histoire, aux exigences disparates des dieux ou des
ancêtres, nous aurions à jamais superposé, mais sans rien détruire, l’unité d’une conduite

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Saleilles 147

Si ces arguments ont quelque force, il faut se demander si la doctrine fran-


çaise n’aurait pas su rester romaine en esprit quoiqu’elle l’ignorât tout à fait, et
affirmer que, par une étonnante Ruse de l’Histoire, c’est sous la figure d’un
romanisme d’autant plus triomphant qu’il est aveugle à lui-même que se réalise
de la manière la plus complète possible la perspective historique, que Saleilles
emprunte à Jhering, de l’universalisation progressive et planétaire d’un roma-
nisme sans droit romain. On accordera que la discussion de ces vues constitue à
elle seule la matière d’une autre étude, qui s’attacherait à rendre compte du
devenir et de l’actualité du projet de Raymond Saleilles.

BIBLIOGRAPHIE

1 / La bibliographie complète des œuvres de Saleilles se trouve dans E. Thaller (dir.),


L’œuvre juridique de Raymond Saleilles, Paris, Rousseau, 1914.
2 / La bibliographie secondaire classique comprend les études rassemblées par
E. Thaller dans L’œuvre juridique de Raymond Saleilles, Paris, Rousseau, 1914, particuliè-
rement celles de F. Gény (« La conception générale du droit, de ses sources, de sa
méthode dans l’œuvre de R. Saleilles », p. 39-63), H. Capitant (« Conception, méthode et
fonction du droit comparé d’après R. Saleilles », p. 67-114), E. Gaudemet (« Raymond
Saleilles et le Code civil allemand », p. 117-151), E. Maynial (« Les travaux de Saleilles
sur le Droit romain », p. 187-240), L. Michoud (« La théorie de la personnalité morale
dans l’œuvre de R. Saleilles », p. 299-337) ainsi que la bibliographie des œuvres de Saleil-
les, p. 541 et s. Elle comprend en outre : M. Ballot-Beaupré, « M. R. Saleilles (1855-
1912) », Bulletin de la Société d’Études législatives, 1912, no 11, p. 59-64 ; J. Bonnecase, La
pensée juridique française de 1804 à l’heure présente, ses variations et ses traits essentiels, Del-
mas, Bordeaux, 1933, particulièrement t. I, p. 437 et s. ; E. Gaudemet, Raymond Saleilles
1855-1912, Dijon, Marchal, 1912 ; E. Gaudemet, L’interprétation du Code civil en France
depuis 1804, Paris, Mémoire du droit, 2002 (1933) ; E. Gaudemet, « L’œuvre de Saleilles
et l’œuvre de Gény en méthodologie juridique et en philosophie du droit », Recueil d’étu-
des sur les sources du droit en l’honneur de François Gény, Paris, 1934, t. 2, p. 5-15 ; G. Gur-
vitch, L’idée du droit social. notion et système du droit social, Paris, 1932, particulièrement le
chapitre « L’idée du droit social et l’objectivisme conceptualiste de R. Saleilles »,
p. 629 et s. ; M. Hauriou, « Lettre à M. Saleilles sur le Projet relatif aux fondations », Bul-
letin de la société d’études législatives, 1909, no 8, p. 82-84 ; F. Lamaude «, R. Saleilles et sa
dernière œuvre », Bulletin de la Société d’études législatives, 1913, no 12, p. 251-255 ;
L. Michoud, « Raymond Saleilles et le droit public », Revue du droit public et de la science
politique en France et à l’étranger, 1912, no 29, p. 369-378 ; Roscoe Pound, introduction de
Raymond Saleilles, The Individualization of Punishment with an Introduction by Gabriel
Tarde, Boston, Little, Brown, 1911 ; C. Jonesco, L’œuvre de Raymond Saleilles en droit civil
comparé, Paris, Jouve, 1919 ; P. Imbart de la Tour, Raymond Saleilles (1855-1912), Paris,
1912 ; E. Thaller, Raymond Saleilles (1885-1912), Paris, 1912 ; A. Tissier, « Raymond

humaine, l’empirisme d’une expérience sage. Rome se perpétuerait dans la moindre


petite ville où les magistrats s’efforcent de vérifier les poids des marchands, de nettoyer et
d’éclairer leurs rues, de s’opposer au désordre, à l’incurie, à la peur, à l’injustice, de réin-
terpréter raisonnablement les lois. Elle ne périrait qu’avec la dernière cité des hommes »
(Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, 1974, p. 124 et 125).

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Composite Trame par dØfaut

148 Mikhaïl Xifaras

Saleilles », Revue trimestrielle de droit civil, 1912, t. XI, p. 293-303 ; P. Bureau, « Raymond
Saleilles », Correspondance. Union pour la vérité, XXIe année, no 1, 15 mars 1913, p. 4-23 ;
G. P. Chironi, « In memoria di Raim. Saleilles », Reale Academia della Scienze di Torino,
Torino, 1912.
3 / La bibliographie contemporaine comprend : A. Aragoneses, « Au-delà du Code
civil mais par le Code civil ». Raymond Saleilles (1855-1912) y la lucha por el derecho compa-
rado, thèse, Université de Girona, 2006 (incluant la correspondance de Saleilles et Eugen
Huber) ; A.-J. Arnaud, Les juristes face à la société, du XIXe siècle à nos jours, Paris, PUF,
1975 ; C. Atias, « Premières réflexions sur la doctrine française de droit privé », Revue de
la recherche juridique, no 10, 1981, p. 195 ; Frédéric Audren, Les juristes et les mondes de la
science sociale en France. Deux moments de la rencontre entre droit et science sociale au tour-
nant du XIXe siècle et au tournant du XXe siècle, thèse, Université de Bourgogne,
décembre 2005, particulièrement, p. 486 et s. ; Marie-Claire Belleau, « The “Juristes
Inquiets” : Legal classicism and criticism in early twentieth century France », Utah Law
Review, 1997, p. 379 et s. ; B. Gast, Der Allgemeine Teil und das Schuldrecht des Bürgerli-
chen Gesetzbuchs im Urteil von Raymond Saleilles, 1855-1912, Frankfurt am Main, P. Lang,
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mardi 20 mai 2008 16:07:08

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