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COURS INTRODUCTIF FICHE 4

La profession d’éducateur spécialisé aujourd’hui

DOCUMENTSA CONSULTER :
- décret du 30 novembre 1928 créant, dans les territoires relevant du ministère de la France
d’outre-mer, des juridictions spéciales et le régime de l’éducation surveillée pour les
mineurs.
- l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante redéfinissant l’approche du
traitement de la délinquance juvénile selon une philosophie déprise de tout lien avec les
anciens établissements carcéraux de rééducation que furent les maisons de correction.
L’exposé des motifs précise que désormais
« C’est bien plus que le fait matériel reproché au mineur, sa véritable
personnalité qui conditionnera les mesures à prendre dans son intérêt »
- décret 146 du 10 octobre 1966 créant un tribunal pour enfants
- Décret 66-416 du 10-06-1966. créant le service spécialisé pour la prise en charge des
mineurs délinquants et ceux en danger moral.
- décret 108 du 9 mars 1968 créant une division des affaires sociales ayant comme attribution
principale, l’étude des problèmes sociaux, le contrôle des institutions sociales, publiques et
privées, la protection de la famille et de l’enfance, l’assistance aux handicapés et la prise en
charge de l’enfance délinquante et en danger moral
- décret 77-659 du 25 juin 1977, portant création de la direction de l’éducation surveillée et de
la protection sociale Elle se substitue au service spécialisé pour la prise en charge des mineurs.
- Décret 2010-707 du 10 juin 2010 portant organisation et fixant les règles de fonctionnement
du Centre de Formation Judiciaire.

l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance


délinquante redéfinissant l’approche du traitement de
la délinquance juvénile selon une philosophie déprise
de tout lien avec les anciens établissements carcéraux
de rééducation que furent les maisons de correction,
c’est
précise dès l’exposé des motifs, que désormais «
bien plus que le fait matériel reproché
au mineur, sa véritable personnalité
2

qui conditionnera les mesures à


prendre dans son intérêt». L’ordonnance, en
abandonnant la vieille notion de discernement qui
remonte à 1791, confirme le principe de l’éducabilité
du mineur délinquant qui avait déjà été retenu par la
loi du 27 juillet 1942. Elle généralise l’implantation
des tribunaux pour enfants sur tout le territoire et crée
les juges des enfants. Dans la lignée de la loi de 1942,
elle privilégie la nécessité de l’étude de la personnalité
du mineur délinquant et la création de centres
d’observation à cet effet. Cette évolution du cadre
protecteur des enfants est un moment d’un long
processus ; d’une succession de débats, de tentatives de
réformes de l’intervention auprès du mineur de justice.
Qualifiée au moment de sa promulgation de «
véritable charte de l’enfance délinquante », elle figure
comme un texte fondateur, inaugure un nouveau
paradigme. La rupture dont elle marque l’avènement,
réside dans l’affirmation sans équivoque de la
prééminence quasi absolue de la mesure éducative.
Selon les termes de l’ordonnance, la mesure pénale
n’est plus une dérogation à titre
qu’«
exceptionnel et par décision motivée».
Le pas décisif franchi évacue l’ambiguïté, longtemps
entretenue, entre peine et mesure éducative. A partir de
l’ordonnance de 1945, le mineur délinquant est
considéré davantage comme un mineur inéduqué
plutôt que comme un sujet responsable. Désormais la
cherche de la responsabilité se déplace de l’enfant au
milieu habituel de vie, à la famille.

Ce chapitre ,quatrième du Cours introductif au métier d’éducateur spécialisé,


porte sur l’histoire de la profession d’éducateur spécialisée au Sénégal. La
3

première partie, un rappel historique, traite de la période coloniale. La seconde


partie mettra l’accent sur la période qui commence à partir de 1960. Elle
comportera une sous-partie sur les défis actuels de l’éducation spécialisée.
La profession d’éducateur spécialisé, introduite au Sénégal pendant la période
coloniale a une histoire marquée à la fois par l’évolution du service social des
flancs duquel il est issu et par les transformations de l’éducation surveillée qui
lui a servi de préceptrice.
S’agissant de l’Œuvre sociale, cousine française des settlements en anglais, elle
avait pour but de créer des espace de rencontres de femmes de classes sociales
différentes, Le personnel était recruté parmi des « filles de bonnes familles »,
avec pour mission de diffuser l’idéologie des classes dominantes (l’hygiène et
les bonnes manières), de civiliser les classes populaires étiquetées violentes,
tarées sous l’emprise de l’alcool et de divers vices. Même si par la suite ce
personnel s’est professionnalisé (surintendantes, surveillants, puéricultrices,
hygiénistes, assistantes sociales) leur mission première demeurait la surveillance
des familles, le signalement des violences familiales, de la maltraitance des
enfants et autres écarts de conduites au sein des domiciles. Ils étaient les yeux et
les oreilles avant de devenir les bouches des classes dominantes (aristocratie,
patronat).
Quant à la « jeunesse irrégulière », l’éducation surveillée, par la loi du 5 août
1850, se voyait confier la mission de patronage et d’éducation des jeunes
détenus. Cette loi prévoyait que les jeunes détenus acquittés (en vertu de l’article
66 du code pénal) mais non remis à leurs parents « seraient placés dans une
colonie pénitentiaire pour y être soumis à une discipline sévère et aux travaux de
l’agriculture, ainsi qu’aux principales industries qui s’y rattachent ».
Le personnel chargé de leur encadrement (gardiens appelés surveillants dès
1894) était recruté parmi les sous-officiers ou encore les jeunes présentant un
bon profil moral et parmi les instituteurs. Ces personnels, plutôt investis de
missions de surveillance (contention) constituent les premières cohortes des
éducateurs de l’éducation surveillée.
En France, c’est pendant l’occupation allemande, sous le régime de Vichy,
qu’apparait le métier d’éducateur spécialisé, développé à travers les chantiers de
la jeunesse, le scoutisme et autres mouvements de la même inspiration.
La première école de formation d’éducateurs spécialisés a vu le jour en 1943, à
Montesson (près de Paris). Le diplôme d’état d’éducateur spécialisé est apparu
en 1967 et les premiers diplômés en 1970, mettant fin au diplômes d’écoles
créés depuis 1943.
4

Le processus de professionnalisation du métier d’éducateur spécialisé est


amorcé dès la fin de la seconde guerre mondiale, avec la définition de la
qualification professionnelle d’éducateur spécialisé.
Michel Chauvière divise cette période en trois parties1.

La première période de professionnalisation est marquée par la multiplication


des écoles de formation et l’organisation des éducateurs spécialisés en
associations en vue de marquer la professionnalisation de leur métier. Les
associations de sauvegarde de l’enfance y ont apporté une contribution
significative, notamment à travers la définition du secteur de l’enfance
inadaptée, la précision des critères d’accueil, d’observation, d’éducation et de
traitement. Cette période est faite de tâtonnements et de recherche d’identité.
Désorientation qui entraine la mise en place en 1947 de l’Association nationale
des éducateurs de jeunes inadaptés (ANEJI), gendarmerie morale du secteur
selon les mots de Chauvière.

La seconde période (fin des années 1950, début des années 1970), est celle que
Chauvière désigne période de l’orientation salariale. La professionnalisation
des éducateurs spécialisés s’oriente vers l’amélioration et l’uniformisation des
salaires. En même temps que les syndicats, apparaissent les premiers accords de
travail et la convention collective. Effet des centres de formation, la technicité
devient le label de qualité de certains établissements et de certains éducateurs
spécialisés.
La troisième période a pour toile de fond la fin de l’Etat providence (années
1980 et 1990) avec pour corollaire le désengagement des pouvoirs publics, la
massification de l’exclusion sociale et de la précarité des travailleurs. Cette
période est marquée par le recours massif à des faisant-fonction, sur la base de
contrats précaires entrainant l’augmentation préoccupante des travailleurs
sociaux pauvres. L’autre caractéristique de cette période réside dans l’essor de
« têtes pensantes du social » (managers, gestionnaires, chefs de projets) issues
très souvent de formations autres que sociales. Une des conséquences est
l’accaparement par des tâches gestionnaires, la tendance à la judiciarisation des
conflits et l’éloignement des cadres des attentes des travailleurs sociaux
abandonnés à la malmenance des usagers.
Comparativement au découpage qu’opère Chauvière, au Sénégal le processus de
professionnalisation des éducateurs spécialisés se déroule en deux périodes
seulement.
Son importation et inscription au sein des Services publics du Sénégal ont
permis, avec la création de l’ENAES et du diplôme d’état d’éducateur

1
CHAUVIERE Michel, Quelle qualification pour quelle demande sociale ?in MARTNET J-L (dir). Les
éducateurs aujourd’hui. Privat/ Lien social, 1993.
5

spécialisé, de doter ce corps professionnel d’un référentiel métier et d’une


convention collective unique, à l’intérieur de la hiérarchie B de la fonction
publique. Même si au cours des années 1980, les luttes syndicales ont abouti à
l’octroi d’indemnités d’enseignement et de logement, la professionnalisation des
éducateurs spécialisés notamment l’amélioration et l’uniformisation des salaires
n’ont pas nécessité des mobilisations significatives. Déjà, pour la plupart,
syndiqués dans des corps professionnels d’origine (éducation, santé), leurs
engagements antérieurs au sein de formations syndicales très combatives ont eu
pour effets d’étendre au corps des éducateurs spécialisés, des avantages acquis
de haute lutte par des corps professionnels voisins (éducation nationale surtout).
La création récente du diplôme d’état des inspecteurs de la protection sociale et
judiciaire, classé à la hiérarchie A, a élargi les perspectives de carrière des
éducateurs spécialisés, désormais formés au Centre de Formation Judiciaire
(CFJ) de Dakar.
Aujourd’hui, comme pendant la période coloniale, le degré d’effectivité et la
qualité de la prise en charge des « mineurs de justice »,constituent des
indicateurs significatifs du regard que les autorités publiques portent d’abord sur
la société dans son ensemble, ensuite sur des segments à besoins spéciaux : les
jeunes et les femmes. Ces politiques sectorielles donnent à voir, de la part des
autorités publiques, leurs réponses à deux interrogations de fond : « les enfants
et jeunes irréguliers sont-ils des enfants en dangers donc à protéger par la
société ? » ou alors « les enfants et jeunes irréguliers sont-ils des enfants
dangereux donc contre lesquels la société doit se protéger ? ».
Pour rappel, la mission civilisatrice dont se prévalait la colonisation, a amené à
considérer que l’expérience coloniale africaine se ramenait à mettre en œuvre,
même avec un certain décalage dans le temps, les lois et règlements de la
métropole prétendus meilleurs. Aussi ne peut-on pas manquer de se demander :
l’hôpital général, les hospices départementaux et les colonies pénitentiaires
pour jeunes délinquants du XIX° siècle, étaient-ils exportés comme tels, où
bien avaient-ils mué pour engendrer des « formes tropicales » de mise en
œuvre du cadre législatif, règlementaire et institutionnel métropolitain ? Certes
en la matière l’absence d’une « utopie spécifiquement coloniale… » et la
« faiblesse conceptuelle des transferts de modèles européens » (les mots sont de
F. Bernault) sont frappantes et la confrontation des différents points de vue
est impactée par les lacunes documentaires. Toutefois l’accueil des mineurs
6

délinquants, prédélinquants ou plus simplement abandonnés, semble déroger à


« cette incurie des autorités coloniales à inventer un modèle original adapté à
leur « mission civilisatrice »2.

A la lumière de l’expérience coloniale du Sénégal, une fois prise en compte la


difficulté d’exporter un modèle « hors sol », on peut faire l’hypothèse que les
dispositions généreuses du législateur métropolitain s’édulcoraient lors de la
traversée de l’atlantique : « de statut d’abord privé (1888-1903), puis public
jusqu’à leur échec en 1927, les «écoles pénitentiaires coloniales » avaient pour
vocation première au Sénégal d’accueillir les mineurs descendants d’esclaves
affranchis après1848. Devant les difficultés pour faire appliquer la liberté
retrouvée des africains3, l’administrateur judiciaire de la colonie était devenu
en 1862 le tuteur légal des affranchis (arrêté du 11 octobre 1862) pour les
protéger de leurs anciens maîtres »4. Au regard de l’existence de traditions
autochtones d’accueil, de secours et d’intégration des « infortunés », étrangers y
compris, de quoi informent les difficultés « de faire appliquer la liberté
retrouvée des africains », « d’employer et d’éduquer ces jeunes à travers des
dispositifs autochtones »?

Au moment où au Sénégal les anciens maitres (les signares) refusaient de suivre


les recommandations de la métropole de fonder des « comités de parrainage »
pour « employer et éduquer ces jeunes livrés à eux-mêmes », dans quelles
dispositions était la métropole face à l’enfance et la jeunesse irrégulières ?

2
Jean-Pierre Allinne :Jalons historiographiques pour une histoire des prisons en Afrique
francophone,Clio@Thémis - n°4, 2011, p27.
3
à une époque où dans les cercles coloniaux on méprise les guérisseurs, les pratiques médicales
traditionnelles et dans l’ensemble les savoirs vernaculaire, les administrateurs coloniaux excluaient toute
solution endogène.
4
Op.cit., p28. , voir aussiI. Thioub, « Marginalité juvénile et enfermement à l’époque coloniale: les premières
écoles pénitentiaires du Sénégal, 1888-1927 »
7

Certes, au Sénégal, en la matière les mots par lesquels le langage urbain (wolof)
parle de cette catégorie sont particulièrement chargés : xale yu yaqu ; xale yu
futi ; xale yu të.

Au même moment en France, une circulaire du 7 décembre 1840 sur l’éducation


correctionnelle, du ministre de l’Intérieur Duchatel précisait que « le régime
commun doit rester la prison…, il peut être utile que dans l’intérêt général
tout enfant acquitté ayant même agi sans discernement commence par être
enfermé en prison… La société, précise le ministre, est obligée d’agir
d’après d’autres principes que celui de la charité ».

La loi du 5 août 1850, tout en affirmant la nécessité de multiplier les colonies


agricoles5 développées par le courant de la philanthropie sociale, prévoyait la
création de colonies publiques : les colonies pénitentiaires et les colonies
correctionnelles. Cette orientation laissait transparaitre une volonté des pouvoirs
publics de donner un coup d’arrêt à l’essor des opérateurs privés dominés par le
secteur religieux. D’ailleurs on peut noter, depuis l’installation définitive des
républicains (à partir de 1877), un déchainement de l’hostilité de
l’Administration à l’égard des différentes institutions proches des milieux
catholiques, ou sous la direction directe de congrégations. La volonté de
privilégier les colonies publiques est sans doute liée aussi à une orientation plus
répressive. Au congrès pénitentiaire de 1890, la discipline était le mot-clé, le
pivot de toute visée d’éducation et de moralisation. On y soutenait qu’« Il faut
soumettre l’enfant, s’il continue à fauter, c’est que la discipline n’est pas
suffisante».

Dans les colonies, on parle d’éducation correctionnelle mais malgré quelques


velléités de réforme, les pratiques sont surtout répressives et disciplinaires.Entre
le discours institutionnel et les pratiques existe un très grand écart.

5
Elles sont privées mais peuvent bénéficier du concours de l’Etat.
8

En contreplan, les alertes se multipliaient. S’opposant à la criminologie


lombrosienne, le Docteur Lacassagne affirme avec force les causes sociales de
la délinquance, marquant ainsi le début de politiques généreuses à l’égard de
l’enfance dont, à partir de 1881, les grandes lois scolaires, les lois sur la
protection de l’enfance entrainant une autre forme d’intervention auprès des
mineurs de justice : les patronages. A la figure de « l’enfant dangereux » à
redresser, Lacassagne oppose celle de « l’enfant en danger » à protéger. En
outre, Il fera remarquer que « La société a les criminels qu’elle mérite »
(Lacassagne, 1895).

Ce courant fait également écho aux premiers travaux sur la psychologie de


l’enfant et au mouvement de la défense sociale animé par le juriste Raymond
Saleilles, qui en 1898 réfute la notion du « criminel né » et préconise l’étude
de la personnalité du délinquant et l’individualisation de la peine.

C’est donc dans une période de bouillonnement social et d’intenses


controverses au niveau des idées, d’affrontement politique et idéologique entre
le pouvoir républicain et l’Église catholique en France ; une période de tension
entre les anciens maitres d’esclaves et l’administration coloniale au Sénégal
qu’intervient, à la demande de l’Administrateur général, la fondation en 1888
à Thiès , par les Pères du Saint-Esprit, de la première « école pénitentiaire »
habilitée (arrêté du 13 août) à recevoir :

- les mineurs délinquants excusés mais non remis à leurs parents (art. 66 du
Code pénal),
- les jeunes en correction paternelle,6
- ceux condamnés à des peines de six mois à deux ans d’emprisonnement,
mais aussi

6
Au XIXème siècle et jusqu'en 1935, les pères de famille, dans une visée de correction de leur enfant pouvaient
demander à l'autorité judiciaire l'incarcération de leur fils ou leur fille pour une durée limitée.
9

- des enfants en danger, « jeunes affranchis insubordonnés » ou enfants


placés d’office pour échapper à une famille maltraitante (loi française du
24 juillet 1889 appliquée en Afrique en 1890).

Le modèle de l’« école pénitentiaire » est celui de la colonie agricole répandu


en France par la loi de 1850, impliquant une subvention publique et un comité
de surveillance privé incorporant des fonctionnaires. Le sort matériel des jeunes
y parait plus enviable que celui des détenus adultes7. Un médecin de
l’Assistance médicale indigène (AMI) créée en 1905, avait la charge de veiller
sur la santé des enfants. Cette bonne disposition des autorités avait semble-t-il
un lien avec ce que Robert Castel dépeint en termes de situation de concurrence
des nations colonisatrices, cherchant chacune (à la fin du XIX° siècle) à illustrer
la supériorité alléguée de sa mission civilisatrice et de son efficacité
économique.8

Quant aux règles de fonctionnement des colonies agricoles, leurs visées


disciplinaires sont clairement affirmées : il s’agit, précise le règlement, de «
dompter les natures rebelles par le travail, l’Evangile et le fer ».La
rééducation passe comme partout en Afrique par le travail dans les champs,
forme déguisée de travail forcé. Les punitions corporelles sont habituelles,
comme le cachot et l’isolement.

En 1903, les Pères spiritistes ferment un établissement qu’ils ne parvenaient


plus à financer. Seul subsistera l’orphelinat agricole Richard-Toll créé en 1912.
Quatre ans plus tard, afin de faciliter le travail aux champs des enfants,
l’Administrateur judiciaire ouvre à Bambey, en pleine zone rurale arachidière
sénégalaise, aux côtés de la prison pour adultes déjà existante, une nouvelle
colonie, publique cette fois. Plus qu’à Thiès, la colonie de Bambey fait du
travail agricole (dix heures par jour) un « instrument de correction des mineurs

7
L’administrateur judiciaire versait aux Pères un franc par jour et par enfant, contre trente-cinq centimes par
détenu adulte dans les prisons
8
R. Castel, L’ordre psychiatrique, l’âge d’or de l’aliénisme, Paris, 1976.
10

délinquants » (statut de 1916). Environ quatre cents enfants vont passer par
l’établissement pendant les onze années de son fonctionnement. En 1927,
Bambey fermera également ses portes pour être remplacé par l’école
professionnelle implantée sur l’une des iles de Karabane en Casamance.

Rappelons qu’à Bambey, zone de culture arachidière, le travail des détenus, y


compris mineurs, pouvait s’effectuer dans des entreprises ou exploitations
agricoles privées. Enfin, le travail des détenus, enfants inclus, était unanimement
et uniquement perçu sous son apport vital pour l’activité économique de la
colonie.

Alors, il faudra attendre la Libération pour que la France étende en AOF la loi
de 1928 sur l’assistance aux mineurs et la liberté surveillée, au moment où la
France se dote avec l’ordonnance de février 1945 d’un instrument éducatif
autrement plus ambitieux. Un décret du 30 novembre 1928 crée dans les
territoires relevant du ministère de la France d’outre-mer, des juridictions
spéciales et le régime de l’éducation surveillée pour les mineurs.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, dans des contextes politiques,


juridiques et institutionnels différents, en France et Afrique, les mouvements de
jeunesse prennent un essor remarquable. Avec pour principal bagage leur bonne
volonté, les jeunes de la petite bourgeoisie (scolarisés surtout) multipliant les
initiatives d’encadrement et de solidarité intragénérationnelle (théâtre, sport,
musique, alphabétisation, appui scolaire etc.) ont permis de pallier les
insuffisances de l’offre publique d’information, d’organisation et d’éducation
des jeunes, de ceux en milieu rural notamment (point de départ des nawetaan).
Leur rôle, à travers le scoutisme et les chantiers de jeunesse, a été très
appréciable dans la formation des cadres et la jonction avec les revendications
indépendantistes d’une part et de l’autre les luttes syndicales des travailleurs
salariés et les soubresauts des paysans. En matière de prise en charge des jeunes
laissés pour compte par les politiques publiques, le secteur populaire est très
11

peu investi par l’éducation spécialisée ; sa prise en compte comme secteur


pouvant contribuer à la construction du métier et du référentiel de compétences
des éducateurs spécialisés fait l’objet de peu de recherches9. Dans une
perspective d’ouverture et de renouvellement de l’éducation spécialisée, une
étude comparative du rôle joué par les « évolués » des années 1930 et de celui
de la « société civile » de la fin du XX è siècle peut fournir des points d’appui
au repositionnement et à la reconfiguration de l’éducation spécialisée.

En effet le traitement de la question des jeunes exclus, des « mineurs confrontés


à la justice » dans les Etats décolonisés informe d’une difficulté récurrente à
décliner les cadres de référence (politiques, juridiques, institutionnels) généreux,
d’abord en modèles cohérents, ensuite en dispositifs opérationnels de protection
des droits des enfants, des plus vulnérables notamment ( les exclus du système
éducatif formel, les victimes de VBG, les victimes d’abus sexuels et de viols,
d’exploitation à des fins économiques etc.). Des disparités liées au genre, au
lieu de vie ou du fait du fait du profil socioéconomique des parents continuent
d’hypothéquer le bien-être et le plein développement des potentialités de
nombreux enfants et jeunes.

« Hélas, les écoles africaines sont trop souvent un terrain fertile pour l’agression
et la violence à connotation sexuelle contre les femmes. Les comportements de
mâles dominants adoptés par les enseignants et les autres élèves sont mis en
place très tôt et acceptés comme normaux par les filles. La peur de voir leurs
filles contraintes à avoir des rapports sexuels et subir une grossesse précoce est
l'une des raisons invoquées par les parents pour retirer prématurément leurs
filles de l’école ».10 Ce constat est révélateur des décalages qu’il peut y avoir
entre les statuts et rôles d’une part et d’autre part les rapports et actes concrets :
des obstacles à la mise en œuvre des « promesses faites aux enfants ». Au-delà

9
Un mémoire peut y construire un bon objet de recherche.
INDICE DE L’ÉGALITÉ DU GENRE EN AFRIQUE 2015, BAD, p21.
10
12

du bien-être des enfants, l’enjeu porte sur la construction de sociétés résilientes,


sur la paix et le développement durables.

En outre des études menées dans les années quatre-vingt-dix ont permis de
conclure que « chaque année de scolarité supplémentaire pour les filles
contribue à réduire la mortalité infantile de 5 à 10 %, que 40 % des enfants nés
de mères ayant achevé les cinq années de scolarité primaire ont plus de chances
de vivre au-delà de l’âge de cinq ans et que 43 %d’entre eux ont moins de
risques d’être mal nourris. Les femmes qui ont achevé leur cycle d’études
primaires ont, en moyenne, moins d'enfants, utilisent des techniques agricoles
plus rentables et reçoivent des salaires plus élevés lorsqu’elles ne travaillent pas
dans le secteur agricole ».11

Dans les faits, les promesses des politiques publiques semblent se déliter dans
les méandres de multiples parcours d’évitement de la prison, confortant en fin
de compte l’impunité d’auteurs de graves violations des droits de l’enfant. A ce
propos M. Strobel relève la « répression mimétique » à travers ce qu’il
nomme une « justice officieuse »12, ce qui, précise-t-il, évite le jugement et
l’incarcération tout en améliorant le revenu des policiers. Les banabana de la
médiation sociale, efficaces dans la désamorce des procédures judiciaires,
marchandent des arrangements sur le dos des victimes de VBG, surtout dans les
cas de viols impliquant un membre de la famille (c’est souvent le cas), des
personnels des services sociaux de proximité ou parfois des touristes. Sans
doute l’histoire du travail social, du travail social salarié précisément, n’est-elle
pas en elle-même porteuse des germes de ce qui ressemble à un déficit de sens et
d’ancrage dans les représentations et les logiques d’action des communautés
hôtes ?

11
Mercy Tembon et Lucia Fort, Éditeurs, 2011. L’éducation des filles au XXIe siècle : l’égalité des sexes, la
responsabilisation des femmes, et la croissance économique, lesgrands axes du développement, Banque
mondiale, Washington, DC, cités par BAD 2015, p20.
12
M. Strobel, Criminalité apparente et répression mimétique : la délinquance juvénile au Sénégal, Dakar, 1976.
13

Le service social colonial créé en 1943 (par une loi du 19 novembre 1943) et
rattaché au ministère des colonies avait essentiellement deux missions : lutter
contre les répercussions de la guerre sur les familles des colons et intervenir
auprès des indigènes. Au Sénégal le service social colonial est introduit en
1948, avec des missions successivement élargies en 1952 et 1955. Des
travailleurs sociaux furent affectés en Afrique auprès du bureau des affaires
sociales du Sénégal dont les activités se limitaient, au début, à l’initiation au
tricotage, à la couture et à l’économie familiale. Plus centrés sur les besoins des
usagers, d’autres services sociaux virent le jour:

- Service social de la PMI (protection maternelle et infantile),


- Service d’hygiène scolaire pour l’enseignement,
- Service social auprès du tribunal (1952),
- service social des caisses d’allocation familiales.

En 1953 est ouvert le Centre d’Adaptation sociale (C.A.S.) de Nianing


(Mbour). Dans le maillage institutionnel national de la protection de l’enfance
au Sénégal, les CAS ont la charge d’accueillir en internat des mineurs
(garçons) placés par décision judiciaire aux fins d’un travail de rééducation par
la mise en œuvre de techniques psycho-éducatives appropriées, après un séjour
carcéral ou dans le prolongement d’une prise en charge effectuée par un Centre
de Sauvegarde, un Centre Polyvalent (auparavant Centre d’Observation et
d’Orientation pour mineurs inadaptés, CAOMI, puis CPS : Centre de Protection
Sociale ) ou un service de l’AEMO. La DESPS compte actuellement deux
Centres d’Adaptation Sociale qui sont : le centre d’adaptation sociale de
Sébikotane et celui de Nianing.

En 1960 s’opère un tournant important qui aura des répercussions sur la


dénomination de la direction, la définition des publics pris en charge, et la
délimitation des missions : des compétences du bureau colonial des affaires
sociales sont transférées au ministère de la santé nouvellement créé. En même
14

temps, est créé, au ministère du travail et des affaires sociales, le service des
affaires sociales à la place du bureau des affaires sociales.

La réorganisation du service des affaires sociales (décret 60-108 du 9 juillet


1960) affirme plus clairement son orientation assistancielle par la création des
centres sociaux. Dans la même perspective le décret 60-245 du 13 juillet 1960
établit, organise et réglemente les secours à travers l’aide d’urgence ponctuelle
(monétaire ou en nature, denrées de première nécessité) à toute personne
indigente qui en fait la demande.

En 1966 sont créés (par le décret 146 du 10 octobre 1966) le tribunal pour
enfants et le service spécialisé pour la prise en charge des mineurs
délinquants et ceux en danger moral. (Décret 66-416 du 10 juin)

De 1968 remonte la création d’une division des affaires sociales(décret 108 du


9 mars 1968) avec pour attributions :

- l’étude des problèmes sociaux,


- Le contrôle des institutions sociales, publiques et privées,
- la protection de la famille et de l’enfance,
- l’assistance aux handicapés
- la prisee n charge de l’enfance délinquante et en danger moral.

En 1969 est créée une allocation d’entretien aux enfants mineurs indigents,
orphelins de père ou abandonnés et pupilles de l’État.

L’année 1975 voit la transformation de la direction des affaires sociales en


direction de l’action sociale (décret 75-548 du 22 mai 1975), marquant ainsi
une volonté d’orienter ses activités vers l’amélioration des situations et
comportements des bénéficiaires.

Comme nous pouvons le constater les décennies 1960-1970 seront marquées par
un grand volontarisme en matière de création ou de reconfiguration du cadre
15

juridique et institutionnel de la mise en œuvre des politiques publiques dans le


secteur social. On remarquera aussi que le découpage et la redistribution des
compétences en matière sociale entre les ministères nouvellement créés sont
encore hésitants.

Une étude documentée menée au Sénégal13indique que la politique officielle de


prise en charge des mineurs en difficulté coexiste avec une volonté, également
politique, de démonstration de force et d’intimidation. Les jeunes « naufragés »
en ville sont, épisodiquement, la cible d’opérations tantôt « coup de poing »,
tantôt « Augias » dont l’une des modalités les plus courantes est la rafle
policière et l’éloignement, par wagons entiers, des centres urbains.

Faute d’expériences autochtones de référence en la matière, les « voies


africaines du développement » dès qu’elles s’écartaient des modèles
occidentaux, s’engageaient souvent dans des culs de sacs14. Pourtant « ce
n’est pas le chemin qui est difficile, c’est la difficulté qui est le chemin » dit un
adage. Autrement dit c’est par l’expérience de nos propres fautes que nous
apprenons. Il ne s’agit certainement pas d’un repli sur soi, moins encore d’un
retour (impossible) à la tradition. Ce qui est préconisé là est une appropriation
critique de notre histoire. Amilcar Cabral ne disait pas autre chose quand il
affirmait à ce propos que « C’est seulement en ayant le courage d’inventer
l’avenir15qu’il est possible de nous approprier notre histoire et d’engager nos
courtes vies dans un mouvement pour la libération de toute l’humanité ».

En 1977, le décret 77-659 du 25 juin 1977) substitue au Service spécialisé


pour la prise en charge des mineurs16, la Direction de l’Education
Surveillée et de la Protection Sociale (DESPS).Retenons qu’en passant de

13
M. Strobel, Criminalité apparente et répression mimétique : la délinquance juvénile au Sénégal, Dakar, 1976.
14
Cabral (Firoze Manji and Bill Fletcher Jr: Amilcar Cabral and the struggle of memory against forgetting, p 7).

15
En gras et souligné par nous
16
Créé en 1966 par leDécret 66-416 du 10 juin 1966.
16

Service à Direction, ce n’est pas seulement un changement de palier dans


l’édifice administratif, son appellation s’élargit à la Protection Sociale (plus loin
nous questionnerons cet affichage). Un cours, dispensé par un autre formateur,
porte sur le cadre juridique et institutionnel. Dans le cadre de ce cours
introductif nous pointerons les aspects, difficultés, questionnements en rapport
avec la traduction du méta modèle en modèle national de prise en charge des
mineurs de justice. Nous interrogerons aussi la mise en œuvre réelle de ce
modèle. Aussi mettrons-nous l’accent sur les interrogations que soulève la
pratique du métier d’éducateur spécialisé.

Notons d’emblée l’existence inévitable d’écarts entre les modèles, tels que
déclinés dans les documents officiels, et les pratiques en cours dans les
établissements et services. C’est le sort inhérent à tout modèle d’être
réinterprété à tous les échelons :régulation de contrôle au niveau des dirigeants
qui les créent ; régulation autonome au niveau de ceux qui ont la charge de les
mettre en œuvre ; les deux modes de régulation débouchent sur des
arrangements, une régulation conjointe sans laquelle l’application des règles
serait insupportable, voire impossible17. En l’occurrence les écarts sont amplifiés
par un héritage impactant lourdement la qualité des interventions (infrastructures
d’anciens services des grandes endémies, annexes d’hôpital psychiatrique ;sites
enclavés, personnels sans formation appropriée, mémoire institutionnelle
marquée par la coercition et la soumission).Les violences institutionnelles
(celles associées à toute institution et aux pratiques des professionnels et des
usagers), la capacité de suggestion des lieux, les charges que transportent les
appellations et les mots utilisés sont des dimensions souvent éludées, leurs
effets n’en sont pas moins réels.

Pour l’instant nous insisterons sur quelques aspects qui ont laissé des
empreintes durables :

Voir Asiles d’Erving Goffman.


17
17

- du ministère des colonies (1943), au ministère de la justice du Sénégal, la


généalogie de la DESPS(1975) passe par différents ministères (Santé,
Emploi, Action Sociale) : une longue gestation sous la conduite de
travailleurs sociaux non spécialisés.
- jusqu’à la fin des années 1970, des liens institutionnels multiples relient
l’enseignement au Sénégal avec plusieurs ministères français
(coopération, éducation nationale etc.). En 1980 encore, à l’ENAES, un
personnel (administratif et pédagogique) français intervenait dans la
formation.
- le mouvement de désinstitutionalisation en France a des tenants dans
différents cercles de pouvoirs au Sénégal. Sa jonction avec les politiques
de désengagement de l’état préconisées par le FMI et la BM, dans les
années 1980-1990, a abouti au délabrement des services sociaux.
- L’ancienne colonie sénégalaise servit de laboratoire à des expériences
d’encadrement des colonisés. A la différence des thèses courantes sur la
vertu curative du travail dans des asiles agricoles, Cazanove souligne
dans un rapport de 1920 les potentialités de l’assistance familiale et du
traitement communautaire (des malades) par les africains eux-mêmes18.
A l’idée très novatrice de recours à des savoirs vernaculaires fait écho
l’une des techniques que l’Education surveillée expérimentera en France à
la Libération : le modèle italien des « républiques d’enfants » nées au
lendemain de la guerre, sur le principe de « groupes familiaux
thérapeutiques », pour accueillir orphelins et prédélinquants, est diffusé
en France par le fondateur des Eclaireurs de France, Henri Joubrel19.
Paradoxalement, au Sénégal, les initiatives autochtones de protection et

18
On reconnait ici l’influence du modèle du « village psychiatrique » de Gheel en Belgique où les familles sont
incorporées au protocole de soins, et qui a passionné l’univers aliéniste au milieu du XX° siècle.

H. Joubrel, L’enfance dite coupable, Paris, 1946.


19
18

d’éducation des enfants, demeurent faiblement investies par les milieux de


la recherche et l’intervention sociale.
- L’école de formation des éducateurs spécialisés (ENAES) ouvre en
1970,Même si plusieurs professionnels se réclament du travail social et
ont été formés par une seule école (ENAES), devenue école de formation
de « travailleurs sociaux spécialisés », l’État sénégalais (la fonction
publique) ne les classe pas sous cette dénomination faitière : les
éducateurs spécialisés, les assistants et aides sociaux, sont intégrés dans
des corps professionnels distincts, sous la tutelle de ministères différents.
- Du côté des personnels comme de celui des bénéficiaires de l’action
éducative, il y a un ancrage effectif dans des représentations et logiques
autochtones qui englobent (précèdent, sous-tendent et prolongent) les
parenthèses des prises en charge officielles. Ce tuilage ne se prolonge pas
dans les traitements institutionnels de la déviance.

LES DEFIS ACTUELS DES EDUCATEURS SPECIALISES

Le renouvellement des professionnels / Elargir l’éducation spécialisée à


d’autres catégories exclues des systèmes ordinaires

En ce début de siècle, moment battant en brèche les paradigmes et les


indicateurs dépeignant à grands traits une Afrique misérable, sommée de
s’époumoner au rattrapage, à l’inscription au fer dans un modèle et une vision
occidentale du développement ; en ce moment de « redistribution des cartes »,
une opportunité est ouverte « de remise en cause des anciennes hégémonies et
d’émergence de nouvelles légitimités, de positionner l’Afrique différemment du
passé colonial, comme un acteur respecté, ayant une vision de son futur,
conscient de sa dignité et travaillant en conséquence sur ses forces comme sur
ses faiblesses »20.

20
Un Rapport pour l’Afrique et par l’Afrique, NUMERO ZERO-2018.
19

L’urgence du moment réside dans « une affirmation autonome d’une centralité


africaine dans le discours sur l’Afrique » ; « de contribuer à renforcer cette
autonomie et cette capacité à penser l’avenir des sociétés et pays africains en
définissant des principes et des instruments de mesure de leurs progrès et à
contribuer à renverser les paradigmes paralysants ancrés dans les individus, les
groupes et les institutions africains ».

Le Rapport Alternatif sur l’Afrique pose des interrogations de fond dont nous
rappellerons certaines, au cœur de ce cours : progrès pour qui et vers où ? Quels
sens donner au développement à partir d’un prisme africain ?De quelle(s)
Afrique(s) parle-t-on ?

Quels sont les principes directeurs d’un progrès économique et social ? Quels
sont ceux du bonheur des Africains à partir desquels il est pertinent de mesurer
les avancées ?

Observons que même si des pays africains sont largués en queue de peloton des
classements mondiaux de « la richesse », aucun pays de ce continent ne figure
parmi les 19 pays affichant les taux de suicide les plus élevés au monde21. Ce
constat ne devrait-il pas suffire à documenter la vanité du discours et
l’impertinence des indicateurs de bien-être ?

Tout au moins cela suffit pour convenir avec Dominique Méda que la dimension
subjective qui fonde le bonheur reste ignorée par la comptabilité nationale qui a
une « incapacité congénitale à construire un indicateur de bien-être national
».Cela conforte également Bertrand de Jouvenel lorsqu’il fait remarquer, déjà en
1968, que« l’anatomie de la richesse n’est pas une physiologie du bien-être »
[Méda, 2000, p. 303].

Alors, dans le sillage de Pr Abdou Salam Fall, cela nous amène à interroger la
finalitéet le sens que les acteurs sociaux donnent à leur vie et à leurs activités de

21
Voir le classement établi par l’OMS en 2016.
20

production de richesse ; à questionner leurs liens multiples avec les échanges,


les réciprocités et diverses formes de solidarités de proximité, avec les
communs socioculturels, avec la construction des identités; avec les plus-values
symboliques qui s’y rattachent.

A.S. Fall en affirmant que « La recherche du dërëm en même temps que du


ngërëm est le fondement de l’entreprenariat – et obtenir le dërëm en même
temps que le ngërëm est l’indicateur par excellence de la réussite » met en
lumière le lien étroit que les acteurs sociaux établissent entre la création de
richesse (dërëm) et la finalité (ngërëm), la reconnaissance par les autres
significatifs, dont elle n’est qu’un moyen de sa construction et réitération.

S’agissant de la protection et de l’éducation des enfants, de la construction d’un


environnement protecteur des enfants, depuis le XIII é siècle l’Afrique
subsaharienne s’est dotée d’un cadre normatif profondément et largement
approprié par les sociétés elles-mêmes.

L’Article 9 de la Charte Kouroukan Fouga (de1236) proclame« L’éducation des


enfants incombe à l’ensemble de la société. La puissance paternelle appartient
en conséquence à tous ».

Au regard des opportunités que recèle le contexte social, théorique et historique


un défi majeure réside dans

. la prise en charge de problématiques émergentes : abus sexuels, nuptialité


précoce, exploitation trafic d’enfants

. l’articulation de la question de l’éducation spécialisée à celle de la mobilité


et migration

En effet, comme le démontre le graphique 18, l’Afrique, en général, et l’Afrique


subsaharienne, en particulier, présentent les taux plus élevés du monde de jeunes
21

entre 15 et 34 ans. Parmi la population totale en âge de travailler en Afrique


subsaharienne, ce taux est pratiquement de 60%, plus de 17 points procentuels
au dessus de la moyenne mondiale. Or, c’est dans cette tranche d’âge que se
trouvent la plupart des migrants internationaux et que les taux d’émigration sont
les plus élevés partout dans le monde. Pourtant, l’ampleur des migrations de
l’Afrique subsaharienne vers le reste du monde, en général, et vers l’Europe, en
particulier, est restée très limitée jusqu’à présent. Le taux de migration de la
région (en dessous du 3%) est plus bas que la moyenne mondiale (3,4%), et le
nombre total des migrants originaires d’Afrique subsaharienne n’excède pas les
16 millions, dont plus des deux tiers se sont installés dans d’autres pays
subsahariens. En Europe, le nombre total des migrants subsahariens est de 6
millions, avec peut-être autres 6 millions de migrants qui ont acquis une
nationalité européenne

Un des défis majeurs que doit relever la profession d’éducateur spécialisé


renvoie aux conditions et circonstances de sa naissance. L’éducation spéciale et
plus tard l’éducation spécialisée et la profession d’éducateur spécialisé sont
consubstantielles à la méfiance à l’égard des catégories populaires, notamment à
l’égard des valeurs familiales réputées sous l’influence de l’idéologie de l’ordre
ancien. L’éducation spéciale et l’éducation spécialisées se proposaient de réussir
là où les familles et les écoles ordinaires ont abdiqué ou échoué à mettre en
place des réponses adaptées aux besoins d’éducation de certaines catégories de
populations (déficients auditifs, visuels, mobilité réduite, jeunesse irrégulière
etc.).

Dans les territoires coloniaux, ce préjugé originel se double de la méprise


découlant de la prétendue supériorité de la civilisation occidentale pour
disqualifier et écarter les savoirs autochtones. En rupture avec cette incurie, ,
dans le domaine du traitement des malades, selon Cazanove Franck dans un
22

rapport de 1920, attirait l’attention sur les potentialités de l’assistance familiale


et du traitement communautaire (des malades) par les africains eux-
mêmes22.Sur cette thématique voir aussi CAZANOVE, Franck, « L’enfance
criminelle indigène », Bulletins de la Société de pathologie exotique et de ses
filiales de l'Ouest africain et de Madagascar, tome 25, Masson, Paris, 1932, p.
852-854.

Par ailleurs, devant le risque d’un esclavage de retour, du fait de la réticence


des anciens maitres, l’administrateur colonial se détourna des expériences
autochtones et implanta les «écoles pénitentiaires coloniales » ; avec pour
vocation première au Sénégal d’accueillir les mineurs descendants d’esclaves
affranchis après 1848. Au motif des difficultés pour faire appliquer la liberté
retrouvée des africains23, l’administrateur judiciaire de la colonie était devenu
en 1862 le tuteur légal des affranchis (arrêté du 11 octobre 1862) pour les
protéger de leurs anciens maîtres »24.

Pourtant les références novatrices ne manquent pas, même en Europe. En


France l’idée de recours à des savoirs vernaculaires fait écho à l’une des
techniques que l’Education surveillée expérimentera à la Libération : le modèle
italien des « républiques d’enfants » nées au lendemain de la guerre, sur le
principe de « groupes familiaux thérapeutiques », pour accueillir orphelins et
prédélinquants, est diffusé par le fondateur des Eclaireurs de France, Henri
Joubrel25.

22
On reconnait ici l’influence du modèle du « village psychiatrique » de Gheel en Belgique où les familles sont
incorporées au protocole de soins, et qui a passionné l’univers aliéniste au milieu du XX° siècle.

23
à une époque où dans les cercles coloniaux on méprise les guérisseurs, les pratiques médicales
traditionnelles et dans l’ensemble lessavoirs vernaculaire, les administrateurs coloniaux excluaient toute
solution endogène.
24
Op.cit., p28. , voir aussiI. Thioub, « Marginalité juvénile et enfermement à l’époque coloniale: les premières
écoles pénitentiaires du Sénégal, 1888-1927 »
25
H. Joubrel, L’enfance dite coupable, Paris, 1946.
23

A contrepied de ces approches centrées sur les réalités et ressources diverses


des destinataires, les politiques de protection de « l’enfance et de la jeunesse
irrégulières » informent d’une inscription dans l’hétéronomie. L’aide sous
injonction en est une variante.

De la période coloniale à l’heure actuelle les réponses (politiques et dispositifs)


sont marquées par l’extériorité et la défiance à l’égard de la capacité des
communautés à inventer et mettre en œuvre des initiatives adaptées à leurs
besoins, attentes et ressources. Les travailleurs sociaux, les éducateurs
spécialisés notamment, interviennent à partir de référentiels et logiques
hypothéquées par un déficit d’appropriation par ceux qui sont censés en être les
bénéficiaires.

En conséquence les éducateurs spécialisés ont devant eux un important chantier


d’allocation de sens aux politiques publiques de protection des enfants, des
enfants à besoins spéciaux notamment. A propos de l’aide sous injonction voir

HARDY G « S’il te plait, ne m’aide pas. L’aide sous injonction administrative


ou judiciaire »Eres, 2011.

Hétéronomie

Intervention sous injonction exceptionnellement l’initiative vient des enfants,


intervention en appui aux adultes plutôt qu’intervention pour l’enfant

Intervention étrangère

Approche à visée coercitive (expiation, contention, éloignement

Les faisant fonction, les appels à projet, la mise en concurrence

D’autres solutions que l’enfermement existent en effet, et sont souvent bien plus
constructives : les transactions ou les amendes, bien évidemment, mais
également les mesures probatoires et la peine de travail.
24

Alors que la justice des mineurs se modifie, que des tribunaux pour enfants et
adolescents sont créés en 1912, prenant en compte la spécificité judiciaire de la
jeunesse,3 que la psychologie de l’enfance se construit comme science, les
établissements font preuve d’une inertie presque absolue. Ces derniers semblent
relativement indifférents aux transformations qui touchent le secteur dans lequel
ils se situent, mais aussi aux évolutions concernant le statut de l’enfant dans la
société française.4 Alors que tout semble évoluer, que la place des jeunes dans
leur famille se modifie profondément, les établissements restent immuables.

L’approche intégrative et l’approche constructive

Une nouvelle peine en milieu ouvert


A peine la réponse esquissée se pose la seconde interrogation, celle de savoir si
le cadre d’occurrence de cette protection est « à l’intérieur de clôtures » ou au
contraire « dans le milieu ordinaire » dit aussi « milieu ouvert » ou de
manière réductive milieu familial?
25

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