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Cahiers de civilisation médiévale

Lecture, intériorité et modèles de comportement dans l'Europe des


XIe-XIIe s.
Brian Stock

Abstract
This study deals with relations between reading, interiority, and models of behaviour in the western Middle Ages. There are
three sections. In the first, I define what is meant by a "model" based on reading, using as my example Augustine's Confessions.
In the second, I trace a series of relations between the rise of reading practices and aspects of the inner life in art, literature, and
autobiographical writings in the period 1050- 1200. In the third section, I briefly examine the more general historical and
sociological problem of rationality in the light of changing reading practices in the medieval West.

Résumé
Cette étude traite des relations entre la lecture, l'intériorité et certains modèles de comportement dans l'Occident médiéval. Elle
se divise en trois parties. Dans la première, je définis ce que signifie le «modèle» appliqué à la lecture en utilisant l'exemple des
Confessions de saint Augustin. Dans la deuxième, je retrace toute une série de relations entre les pratiques de lecture et les
différents aspects de la vie intérieure dans l'art, la littérature et les écrits autobiographiques de la période 1050-1200. Enfin,
dans la troisième partie, j'examine brièvement le problème plus général de la rationalité et de ses rapports avec les pratiques de
lecture au moyen âge.

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Stock Brian. Lecture, intériorité et modèles de comportement dans l'Europe des XIe-XIIe s.. In: Cahiers de civilisation
médiévale, 33e année (n°130), Avril-juin 1990. pp. 103-112;

doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.1990.2462

https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1990_num_33_130_2462

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Brian STOCK

Lecture, intériorité et modèles de comportement


dans l'Europe des xr-xirs.*

Résumé
Cette étude traite des relations entre la lecture, l'intériorité et certains modèles de comportement dans
l'Occident médiéval. Elle se divise en trois parties. Dans la première, je définis ce que signifie le «modèle»
appliqué à la lecture en utilisant l'exemple des Confessions de saint Augustin. Dans la deuxième, je retrace
toute une série de relations entre les pratiques de lecture et les différents aspects de la vie intérieure dans
l'art, la littérature et les écrits autobiographiques de la période 1050-1200. Enfin, dans la troisième partie,
j'examine brièvement le problème plus général de la rationalité et de ses rapports avec les pratiques de
lecture au moyen âge.
This study deals with relations between reading, interiority, and models of behaviour in the western Middle
Ages. There are three sections. In thè first, I define what is meant by a "model" based on reading, using as
my example Augustine's Confessions. In the second, I trace a séries of relations between the rise of reading
practices and aspects of the inner life in art, literature, and autobiographical writings in the period 1050-
1200. In the third section, I briefly examine the more gênerai historical and sociological problem of
rationality in the light of changing reading practices in the médiéval West.

Le titre de mon étude est Lecture, intériorité et modèles de comportement aux xr-xir s., c'est-à-dire
de 1050 environ jusqu'au IVe Concile du Latran, en 1215. Ce titre n'étonnera personne. Il y a bien
des exemples de relations entre un texte lu oralement ou silencieusement et le comportement d'un
individu ou d'un groupe. Un cas spécifique serait les exempta que Jacques Le Goff définit comme
des «anecdotes qui tendent à proposer de manière concrète une conduite religieuse»1. Le second
volet est moins évident.
Comme modèle des relations entre l'intérieur et l'extérieur, la lecture a une autre fonction. Elle
commence à jouer un rôle dans la réflexion sur la rationalité. Il faut examiner les relations entre
développement de la lecture et renaissance de la rationalité dès le xr s., ces relations touchant
non seulement à la rationalité théorique, c'est-à-dire aux rapports entre ratio et interpretatio, mais
aussi, et plus profondément, à la rationalité substantielle par laquelle l'individu organise sa vie à
long terme et édifie son système de valeurs. On peut appeler ce type de rationalité le sens intérieur
attribué par un acteur aux structures vécues et aux rites quotidiens, c'est-à-dire la rationalité de
l'histoire narrative de la vie.

* Conférence donnée au Collège de France, le 12 février 1987. Je voudrais remercier M. Georges Duby pour son
invitation et l'intérêt qu'il a montré pour mes recherches pendant plusieurs années. Des liens historiques unissent le
Pontifical Institute of Mediaeval Studies et le Collège de France. Etienne Gilson, un des fondateurs du Pontifical Institute,
fut, pendant une bonne partie de sa carrière, Professeur au Collège de France et Directeur d'Études à Toronto. Je voudrais
aussi mentionner l'amitié de deux autres collègues français qui m'ont offert leurs conseils avec générosité, Edouard
Jeauneau et Jacques Le Goff.
1. J. Le Goff, «L'usurier et le purgatoire», Magazine Littéraire, n°234, oct. 1986, p. 86.
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La lecture comme modèle.


Qu'entend-on par la lecture comme modèle? Cette notion est basée sur une distinction entre la
technique de lecture et la lecture comme moyen de conceptualisation.
L'histoire des pratiques de lecture au moyen âge est, généralement, l'histoire du passage graduel
d'une société largement consacrée à la lecture orale à une société qui, tout en conservant la lecture
à haute voix pour certaines fonctions comme la liturgie, s'est adaptée aussi aux techniques de la
lecture silencieuse : une histoire qui, dans ses grandes lignes, suit le développement, dès le xie s.,
des institutions qui se servent de plus en plus de l'écriture. En ce sens, la lecture finit par faire
partie de l'outillage intellectuel d'une «literate society».
Ce changement au niveau de la lecture est le catalyseur de plusieurs mutations au niveau des
mentalités, comme par exemple l'évolution de la notion d'expérience privée chez les mystiques
antirationalistes des xme et xive siècles. Toutefois, d'une façon générale, les liens directs entre
pratiques spécifiques de lecture et changements de mentalité sont rares. Normalement, le rapport
entre le moyen de communication et les idées individuelles ou collectives est indirect. L'historien
de ces relations doit, à mon avis, résister au piège d'un nouveau déterminisme, qui fait d'un
changement de structure mentale l'image d'une mutation du réseau de communications. Ce type
d'association est en lui-même une mentalité simplificatrice. L'expérience récente de la psychologie
de la lecture nous oblige à un maximum de discrétion sur les modes possibles de représentation
mentale, donc sur les liens possibles entre lecture et société.
Je voudrais souligner la différence entre pratiques de lecture et lecture comme modèle par un
exemple aussi instructif pour nous que pour le moyen âge. C'est la célèbre conversion de saint
Augustin, fin août 386. Cet exemple ne concerne pas la période que j'envisage ici, mais je l'ai
choisi parce qu'il est clair, bien connu et a eu une grande influence.
Dans le souvenir inoubliable qu'il nous a légué avec ses Confessions, Augustin laisse peu
d'équivoques sur le rôle important de la lecture. Augustin, comme nous le savons, est appelé à la
conversion définitive dans le jardin de sa maison de Milan, où, en compagnie de son ami Alypius,
il entend des voix qui lui chantent toile, lege, toile, lege. Il prend sa Bible, l'ouvre, et, comme saint
Antoine, il se trouve par hasard devant le texte qu'il lui faut pour réformer sa vie.
Il y a un aspect de cet archétype de conversion peu remarqué par les historiens. Le moment de
conversion finale est accompagné d'une expérience de lecture silencieuse. Rappelons la phrase
critique des Confessions, livre VIII, chapitre 12 : Codicem clausi, et tranquillo iam vultu indicavi
Alypio («J'ai fermé le livre et, le visage tranquille, je l'ai indiqué à Alypius»). Il est évident
qu'Augustin, s'il avait lu son texte à haute voix, n'aurait pas eu besoin de l'indiquer ou de le
communiquer ensuite à son ami. Et il est également évident qu'Augustin implante délibérément
cet épisode décisif dans ses Confessions. Ce moment, dans l'autobiographie, est précédé par la
scène romanesque du Livre VIII, chapitre 6, dans laquelle Ponticianus, officiel de la cour
impériale, raconte l'histoire de la conversion semblable de deux de ses compagnons aux environs
de Trêves, par une lecture inattendue de la Vie de saint Antoine dans une chaumière où vivent de
pauvres chrétiens.
Notons bien ce que ces épisodes signifient. Ce n'est pas le commencement d'une époque où la
lecture silencieuse se répand : il faut attendre pour cela le xie s., selon Paul Saenger2. Au
contraire, en ces temps où, en général, la lecture des textes sacrés se fait encore à haute voix, les
Confessions emploient le modèle de lecture silencieuse comme moyen de conversion personnelle

2. Paul Saenger, «Silent Reading : Its Impact on Late Médiéval Script and Society», Viator, XIII, 1972, p. 367-414.
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bien sûr, mais aussi comme prototype de toute conversion par le sens intérieur d'un texte sacré
écrit. Le lien essentiel relie la lecture silencieuse comme forme de représentation et la vérité du
sens caché, secret ou intérieur. Dans ce sens, la lecture est un modèle de conceptualisation.
La conversion augustinienne, autant par son exemplarité littéraire qui a inspiré des dizaines
d'imitations, que par son intertextualité qui fait que l'auteur s'insère dans la tradition
hagiographique grecque antérieure, nous rappelle que l'histoire dont je parle ne commence pas au
xie s. Les débuts remontent à l'antiquité tardive, sinon à Augustin lui-même et aux mutations
entre lecteurs et audiences définies en premier lieu par Erich Auerbach. Le renouveau de la
latinité parlée et écrite au ixe s. joue un rôle capital, comme la lente articulation des grammaires
des langues romanes. Si nous considérons la période entre le xie et le xnr s., ce n'est pas pour
insister sur une originalité absolue mais pour laisser entrevoir une époque où la longue
accumulation de changements imperceptibles devient finalement ce qu'on peut appeler une
mentalité.
En choisissant l'exemple de la conversion de saint Augustin, j'ai voulu illustrer ce que j'entends
par modèle de lecture utilisé comme modèle de comportement. Le modèle est un schéma
conceptuel par lequel Augustin explique son comportement : produit de sa lecture et non de sa
seule expérience, peu importe qu'il ne corresponde pas à la réalité vécue. L'essentiel est la
cohérence du modèle d'où vient son objectivité apparente pour le sujet qui le construit. Cette
cohérence dépend largement des facteurs esthétiques et narratifs. En ce sens, le modèle représente
pour Augustin une sorte de rationalité, c'est-à-dire une analyse raisonnée des relations entre la
pensée et l'action. Les conséquences pour la conduite actuelle sont évidentes : si Augustin peut
concevoir un tel monde, il peut agir comme si ces actions faisaient partie de ce monde.

Lecture et intériorité.
Considérons maintenant le problème que je crois être au cœur de cette mentalité au xne s. : la
relation entre le modèle de lecture et les formes d'intériorité.
Par «intériorité», j'entends «consciousness» en anglais, ce qu'on pourrait traduire en français par
la «conscience», la «connaissance de soi» ou la «compréhension de soi-même à partir de la
réflexion». Dans une conférence qui n'a rien perdu de sa pertinence, le regretté Père Chenu,
parlant de l'éveil de la conscience dans la civilisation médiévale, a défini l'intériorité «comme
qualité caractéristique de nos opérations humaines : intériorité de nous-même à nous-même, non
seulement dans la lucidité avec laquelle nous rationalisons nos spontanéités, mais déjà le réflexe
qui provoque en nous, individus ou collectivités, cette découverte enivrante que ne résorbera
jamais la réflexion»3.
L'intériorité est reconnue comme un facteur important dans la renaissance de la théologie et de la
philosophie dès le xie s., depuis les études fondamentales de Chenu, Grabmann, Gilson, Lottin, de
Lubac et d'autres. Mon objectif n'est pas de faire une étude exhaustive de ce vaste domaine. Je
voudrais d'abord attirer l'attention sur l'étendue des relations entre lecture et intériorité à travers
cette époque, puis parler brièvement de ces relations dans trois domaines spécifiques :
l'intentionnalité, la mémoire et les rapports entre le public et le privé.
Avant le moyen âge, l'histoire de la lecture et l'histoire de l'intériorité ne sont pas forcément liées.
L'intériorité des Grecs, des Juifs anciens et des premiers chrétiens ne correspond pas à des
modèles de lecture précis, et la lecture telle qu'elle est entendue par les trois peuples n'implique
pas automatiquement un réflexe d'intériorité. L'intériorité chrétienne, en tant que conception
indépendante est élaborée, parmi d'autres, chez saint Paul, saint Augustin, le Pseudo-Denis et

3. R. p. Marie-Dominique Chenu, o. p., L'éveil de la conscience dans la civilisation médiévale, Montréal, 1968, p. 12.
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surtout Grégoire le Grand. D'une manière générale, elle connaît son plein essor, comme idée
religieuse, avant l'âge de la lecture silencieuse, à partir du xr s. Mais, chose curieuse, à cette
époque, intériorité et lecture, par des liens directs et indirects, deviennent une seule histoire. Avec
le temps, il est de plus en plus difficile de discerner laquelle joue le rôle de modèle et laquelle joue
celui de réalité.
Quelques exemples suffiront pour rappeler l'étendue de ces relations. Le plus frappant est peut-
être l'intérêt renouvelé pour l'autobiographie, facteur remarqué depuis l'étude classique de Georg
Misch jusqu'à la relecture récente de Jean-Claude Schmitt. Chez un Abélard ou un Guibert de
Nogent, le mélange d'expérience et de lecture est évident.' Mais le vrai innovateur, je crois, après
Einhard au ixe s., est Othloh de Saint-Emmeram (ca. 1010-1070), le premier des modernes à parler
en termes clairs de la lecture et de l'écriture comme thérapie active pour mettre de l'ordre dans
une vie intérieure tourmentée. A l'autobiographie, on peut ajouter la subjectivité littéraire, thème
d'un livre récent de Michel Zink. D'autres topos sont assez voisins. La valeur de l'expérience
personnelle et les relations entre expérience et lecture ne sont-elles pas des éléments essentiels
dans la redécouverte de la nature ? On peut décrire la nature au xne s. comme déesse de
l'Antiquité possédée par une personnalité médiévale ; une personnalité qui, dans l'œuvre d'un
Bernard Silvestre ou d'un Alain de Lille, opère également à l'intérieur et à l'extérieur. Dans la
belle définition platonicienne de Guillaume de Conches, élaborée dans son commentaire sur le
Timée, mis en lumière par Edouard Jeauneau, est natura vis rébus insiia, similia de similibus
operans*. Autour de cette interdépendance entre l'intérieur et l'extérieur s'instaure la première
philosophie naturelle en Occident depuis l'Antiquité. Parmi d'autres exemples de ce phénomène,
citons l'intérêt pour la vie mentale elle-même, avec non seulement la formation d'une série de
questions philosophiques sur les abstractions, les universaux, les signa, nomina et res, mais aussi,
dans un contexte de psychanalyse interprétative, une discussion et interprétation des rêves,
cauchemars, mythes et motifs folkloriques. Les formes de l'expérience religieuse de l'époque,
exigeant maintenant une profession de foi intérieure, demandent également une manifestation
extérieure — un signe, un rite, une confession — qui unit les deux. C'est la période des traités de
conscientia, de virtuiibus et vitiis, et des dialogues confessionnels en latin et en français. Une des
expressions les plus raffinées de la nouvelle lecture intérieure réside dans les prières de saint
Anselme qui sont en même temps discours oraux et lectures méditatives. La lecture crée aussi de
nouveaux genres littéraires qui se servent des véhicules de l'intériorité, comme le poème
allégorique et le roman courtois. On peut ainsi avancer l'idée que toute reconstitution de la vie
affective dans la littérature sacrée est un acte de relecture comme, par exemple, les sermons sur
les Cantiques de saint Bernard, lequel se caractérise comme vialor et mediator entre la parole de
Dieu et ses confrères et pour qui lecture et progrès spirituel sont intimement liés : experti
recognoscant, inexperti inardescant desiderio, non lam cognoscendi quant experiendi5. Le même souci
d'intériorité à partir de la lecture se retrouve chez les historiens dans un climat d'interprétation
renouvelé où elle apparaît comme une constante face aux changements imprévisibles du monde
extérieur dont les expériences diverses ont été récemment mises en lumière par B. Guenée. Dans
la métaphore à'homo microcosmos et de macrocosmos se trouve un autre exemple. L'homme lit le
livre de la nature et, en lisant le texte correctement, il se connaît mieux, physiquement et
moralement. Autrement dit, on peut opposer le liber conscienlie et le liber nature. Comme le
résume Alain de Lille :
Liber scientie scriptus est in codice;
liber experientie scriptus est in corpore ;
liber conscientie scriptus est in corde6.

4. Edouard Jeauneau, éd., Guillaume de Conches, Glosae super Platonem, Paris, 1965, p. 104.
5. Dom Jean Leclercq, o.s.B., éd., Sancti Bernardi opéra. I : Sermones super cantica 1-35, Rome, 1957, sermo 1.
6. M. -Th. d'Alverny, éd., Alain de Lille, texte inédits, Paris, 1965, Sermo in die die cinerum.
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Tout le sens du romanesque vient d'une relecture de l'Antiquité romaine et chrétienne dans
laquelle une série de textes non articulés donne un sens intérieur aux monuments et aux images
d'une culture qui veut se voir en continuité avec le passé : un sens incompréhensible dans la
participation de l'audience qui lit c'est-à-dire qui construit activement ce monde dont elle fait
partie.
Considérons maintenant trois exemples plus spécifiques de ce phénomène. L'idée la plus originale
de toutes les réflexions médiévales sur l'intériorité est peut-être celle qui touche à l'intentionnali-
té. La conception médiévale a pénétré la philosophie moderne par Franz Brentano puis est
réapparue, quelque peu transfigurée, dans les systèmes d'Heidegger, de Merleau-Ponty et de
Sartre. Introduite également dans la philosophie anglo-américaine à partir de traductions de
Brentano et d'Husserl mais interprétée au niveau du langage, l'intentionnalité est, je crois, le seul
problème de cette époque partagée entre les philosophes des deux continents. La tradition anglo-
américaine nous fournit les réflexions de Peter Geach qui revient à saint Thomas et de John Searle
dont la théorie du «speech-act» ressemble aux conceptions linguistico-philosophiques d'Abélard et
de Guillaume d'Ockham. Une autre tradition passe par l'herméneutique de Roman Ingarden,
élève d'Husserl, à la Receptionsgeschichte d'Iser et de Jauss.
Sur un aspect du problème, assurément, la génération de Brentano s'est trompée. Elle cherchait
les origines de l'intentionnalité médiévale aux xiip et xive s. Nous savons aujourd'hui qu'elle
remonte au xne avec la philosophie morale d'Abélard. Il y a des liens reconnus entre Vinlenlio
d'Abélard et la voluntas d'Augustin, lesquels sont exploités par Pierre Lombard dans ses Sentences
quand il réunit les deux positions. Mais il y a des différences aussi entre les conceptions de
l'Antiquité et celles du moyen âge. L'intériorité abélardienne est une réaction contre l'extériorité
excessive de la pensée légale et pénitentielle du haut moyen âge. L'intériorité, dans laquelle
Abélard place les décisions sur la moralité des actes humains, prend une valeur de contraste avec
une extériorité putative, pas toujours présente, mais toujours pensable. Pour Abélard, la
rationalité du processus par lequel l'individu prend la décision morale est en équilibre instable
avec les institutions juridiques qui assurent l'ordre extérieur. Et la subjectivité dans laquelle
Abélard loge l'acte décisif est en parallèle avec la subjectivité d'un Hugues de Saint-Victor, quand
celui-ci donne au lecteur un rôle responsable et rationnel dans la recréation du sens d'un texte
biblique.
Envisageons maintenant la mémoire. Selon la théorie actuelle, la lecture a besoin de la mémoire ;
nous ne pouvons lire que des textes dont les schémas y sont déjà imprimés. La mémoire est
également un facteur majeur de l'intériorité et depuis Michel Foucault, personne ne conteste la
force de contrôle qu'elle exerce sur la société extérieure. La théorie constructive de la mémoire,
présentée d'abord par Frédéric Bartlett puis par une tradition qui mène de Piaget à Edelstein,
ouvre une porte à l'historien sur les moyens de communication.
Les relations entre lecture et mémoire ne sont pas faciles à classifier. Elles sont peut-être
différentes pour la lecture orale et la lecture silencieuse, et elles n'ont pas les mêmes conséquences
pour l'individu et pour la collectivité. Ce qui est sûr en ce domaine relativement inexploré, c'est le
lien entre de nouvelles formes de mémoire et la textualisation de la culture. Chez saint Bernard,
par exemple, la mémoire, ou plus précisément l'acte de se rappeler, est une forme d'organisation
presque administrative et, en même temps, un moyen de cohésion pour la vie affective. Pour lui,
la connaissance consiste en partie en un processus continu d'arrangement des registres et des
archives du passé, dans lequel la lecture joue un rôle prépondérant. L'habitude d'une lecture
analytique, dont parle par exemple Hugues de saint Victor dans son Didascalicon, augmente et
transforme surtout la mémoire à long terme, car l'enregistrement de l'information passe du
cerveau à une combinaison d'archives internes et externes. L'accès et le traitement de
l'information deviennent plus fonctionnels. La lecture change aussi deux autres types de rappel,
celui de l'expérience personnelle, par exemple dans l'autobiographie, et celui de l'information par
symboles, représenté peut-être le mieux au xne s. par les multiples encyclopédies, comme
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l'audacieuse Philosophia Mundi de Guillaume de Conches, qui tentent d'expliquer l'univers


structuralement. Chez les historiens, on découvre un autre aspect de la mémoire des textes
assimilés, celui qui accorde aux souvenirs du passé une ambiance historique et phénoménologique,
comme par exemple chez William of Malmesbury. Cette recollection épisodique ou narrative fait
partie d'un phénomène primordial, l'extension de la mémoire sémantique, par laquelle l'écrit
devient une source d'autorité et de légitimité. Pour une société à mi-chemin entre symboles
extérieurs et intérieurs, il suffit très souvent d'avoir présent le texte d'un symbole c'est-à-dire
pour le symbole d'avoir le pouvoir d'être reconstruit par la lecture et la mémoire pour retrouver la
force du symbole même.
Toute réflexion sur la mémoire constructive au moyen âge commence naturellement aux
méditations de saint Augustin et ce n'est pas par hasard que le Père qui emploie décisivement le
modèle de lecture parle aussi des faiblesses de la mémoire humaine face aux permanences de la
parole de Dieu en forme de texte. Mais les liens entre la lecture et la mémoire ne deviennent un
sujet de discussion continuelle qu'à partir de la renaissance des écoles d'enseignement à la fin du
xie s. La théorie est résumée en quelques lignes dans le Didascalicon de Hugues de Saint-Victor,
livre III, chap. 9, 10 et 11, qui traitent du De modo legendi, du De mediiatione et du De memoria.
L'ordre est significatif, autant que les liens entre les trois sujets. Pour Hugues, la lecture, orale ou
silencieuse, est toujours une lecture pour le sens profond d'un texte, dans laquelle la mémoire aide
à l'analyse par dividendo et colligendo. Écoutons Hugues : Colligere est ea de quibus prolixius vel
scriptum vel disputatum est ad brevem quandam et compendiosam summam redigere. La mémoire est
la petite boîte (arcula) où se situent les abstractions. Et Hugues déclare aux novices de Saint-
Victor qu'il ne suffit pas d'avoir lu un grand nombre de textes. Ce qui compte pour lui c'est de les
avoir retenus.
Je termine cette très brève liste d'exemples des relations entre l'intériorité et la lecture par
quelques mots sur la vie publique et privée. L'exemple par excellence est certainement la
pénitence qui réunit les deux côtés du processus de la lecture — le sens objectif dans le texte et le
sens subjectif chez le lecteur — avec des conseils précis sur le comportement.
La pénitence privée est symptomatique du fait que le définition des relations publiques et privées
est devenue un problème pour la société du moyen âge, autant que l'établissement de frontières
entre l'individu et la collectivité. Dans l'analyse de cette question, on doit se méfier des termes
« pénitence publique » et « pénitence privée », qui ne correspondent pas précisément aux dimensions
sociologiques du problème, car les deux formes comprennent le comportement intérieur et
extérieur. La transformation la plus importante en ce domaine n'entre pas dans la conception
théologique de la pénitence mais dans le changement des moyens de communication avec lesquels
elle est administrée.
Dans son évolution aux xir et xme s., au cours desquels la pénitence impose des livres
pénitentiels et la confession orale, le sacrement retrouve une lecture dans deux directions. Pour le
prêtre, la pénitence privée introduit un code complexe de classification et de correction des
péchés. Pour l'individu qui confesse, l'obligation est différente : il entre en dialogue avec le prêtre,
et les relations sont celles de l'objectivité et de la subjectivité dans la lecture plus générale. Le
prêtre représente le texte, ou le texte institutionnalisé, et il est face à l'individu, dont une des
obligations est l'interprétation. La médecine pénitentielle devient un texte intériorisé. Il n'y a pas
d'amélioration sans un effort de rationalité individuelle. Cette théorie est résumée
merveil eusement dans le De Vera et Falsa Poenilentia à la fin du xr s. L'auteur dit : Ignorons se, per hanc
(= poenitentiam) se recognoscit ; quaerens se, per hanc se invenit. (Ignorant de soi-même, par elle (la
pénitence) on se reconnaît ; cherchant soi-même, par elle on se trouve).
Ou encore : non enim isla a te didici, ista apud te reperi. (Ces choses ne sont pas enseignées par
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vous, elles sont trouvées en vous)7. Plein de philosophie platonicienne, d'amour monastique,
de théologie biblique et de poésie, ce texte est une véritable somme sur l'intériorité, la lecture et
le comportement à l'aube d'une nouvelle mentalité en Occident.

Rationalité et comportement.

Mon exposé sur les relations entre l'intériorité, l'extériorité et la lecture n'est certes pas complet;
je suis conscient de ses lacunes; un exemple en serait l'activité des prêcheurs. Je reconnais aussi
les dangers de trop insister sur les liens entre idées et disciplines diverses. Je ne tiens pas non plus
à ce que la lecture entre dans toutes les expériences de l'intériorité pour la période s'étendant de
saint Anselme à saint Thomas. Mais, en comparaison avec l'Antiquité et le haut moyen âge, on ne
peut qu'avec difficulté nier l'étendue des relations entre les deux. Le moyen âge occidental
devient ce que j'appelle «a literate society», et une des conséquences de cette transformation est
une nouvelle série de relations entre lecture et société.
Dans la dernière partie de cet article, je voudrais explorer certains aspects du problème de la
lecture. Comme je l'ai déjà dit, ce sont des relations entre rationalité, écrit et comportement. La
question peut être posée de la manière suivante : étant donné le modèle de lecture qui s'impose
petit à petit à la société médiévale, comment peut-on définir la rationalité substantielle par
laquelle l'individu ou la collectivité organisent leur vie à long terme, y compris après la mort, et y
attachent les valeurs d'une société chrétienne?
Pour analyser ce problème, il faut partir d'un nouveau point qui, cette fois, n'est pas la lecture,
mais la conception que l'homme a de lui-même dans la société.
Dans la tradition de Marc Bloch et de Lucien Febvre, Georges Duby écrit que «l'homme en
société constitue l'objet final de la recherche historique» et ainsi que c'est «l'homme vivant qu'il
faut chercher sous la poussière des archives et dans le silence des musées»8.
Un des éléments importants de la reconstitution de «l'homme vivant» au moyen âge est l'image
qu'il a de lui-même : une image composée en fonction de faits économiques et sociaux, bien sûr,
mais aussi de complexes socio-culturels, dans lesquels l'individu conçoit ou perçoit la frontière de
ses obligations vis-à-vis de l'intérieur et de l'extérieur. Une partie du comportement vient de
l'image que l'homme ou la femme possède de son activité sociale ; il est question non seulement de
l'action dans le monde mais aussi de la réflexion qui l'accompagne, la justifie et apporte l'ordre à
long terme. C'est une des fonctions des récits vécus aujourd'hui comme au moyen âge, de nous
offrir cette logique intérieure, ce modèle adaptable à la réalité : un modèle aperçu subjectivement,
bien qu'il contienne un mélange de subjectivité et d'objectivité.
Une hypothèse de ce type est du domaine d'une «interprétative social science» pour reprendre
l'expression de Clifford Geertz. Plus spécifiquement, en tant qu'hypothèse historique, elle se
rapproche d'un vieux problème de la sociologie allemande d'avant-guerre. C'est le problème défini
classiquement par Max Weber comme la question d'analyse raisonnée de la pensée et de l'action
et leur relation avec les systèmes de contrôle interne et externe. Tout chercheur est redevable à
Max Weber et à la tradition internationale de la sociologie wéberienne, puisque Weber a posé
clairement que la solution au problème du comportement économique et sociologique est liée à
l'évolution des mentalités religieuses en Occident. Dans ce sens, nous suivons tous une voie
wéberienne.
Mais on ne peut pas appliquer des thèses purement wéberiennes aux xie et xne s., ceci pour deux
raisons. La première est que ni Weber, ni la plupart des wéberiens y compris Y. Habermas, ne

7. PL, XL, col. 113 et 115.


8. Georges Duby, Des sociétés médiévales, Paris, 1970, p. 13 et p. 8.
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voient de forces créatrices culturelles de premier ordre si tôt. Leur perspective historique est celle
de la Réforme, tandis que les historiens sont unanimes sur l'importance des xr et xne s. dans la
formation de la société européenne et de ses systèmes de valeurs. La seconde est qu'il n'y a pas
grand place dans le système wéberien, au moins comme il est interprété dans la sociologie
américaine, pour l'analyse des moyens de communication.
Je parle de la tradition wéberienne parce qu'elle est au cœur du problème de l'image de soi en
société, normalement défini comme le problème de l'individu ou de l'individualisme. Ce problème
est présent non seulement chez Weber, mais aussi chez Michelet, Burckhardt et Marx. Je n'ai pas
orienté cet article vers la problématique de l'individualisme parce que je n'ai pas l'intention de
proposer une nouvelle thèse simplificatrice sur la prétendue naissance de l'individu. On a le droit,
je crois, de parler d'une certaine individualité dans l'Occident médiéval à partir du renouveau
économique, social et culturel qu'on appelle «la renaissance du xir s.». Mais cette notion demande
une qualification immédiate. D'un point de vue anthropologique, chaque société et chaque
période de l'histoire ont leur propre conception de l'individualité. Il n'est pas légitime de parler de
l'individu sans parler en même temps, comme le souligne Louis Dumont, des institutions sociales
et religieuses qui l'entourent.
Pour cette raison, je n'accepte pas, comme je l'ai dit, le déterminisme qui associe l'apparition d'un
type de lecture avec l'entrée dans l'histoire d'un certain type d'individu. L'idée de relations
automatiques entre mode de lecture et fonctions mentales me semble inexacte, réductrice et
injustifiée sur le plan de la psychologie expérimentale. Mais, en rejetant les thèses erronées, il ne
faut pas rejeter toute possibilité de relations entre lecture et société au moyen âge. Les relations
existent : nous en avons pour preuves Vexemplum, le sermon et toute autre conduite concrète
qu'on peut déduire de l'influence de l'écrit. Il faut approcher le problème par une autre direction.
Je voudrais conclure cet article en esquissant des éléments de cette nouvelle orientation.
Comment peut-on les définir?
1. — D'abord, en reconnaissant, comme je l'ai proposé, une différence entre lecture et
«consciousness». La lecture est un moyen de communication et un modèle de représentation.
Comme modèle, elle a des origines historiques. Donc, il faut voir le problème de l'individualisme
aussi comme un problème de représentation avec son évolution historique.
2. — Dans cette évolution historique, il est nécessaire de distinguer la courte et la longue durée.
L'individu apparaît dans l'historiographie du moyen âge comme une question de courte durée.
C'est une réponse aux thèses de Burckhardt, Max Weber et autres, c'est-à-dire une réponse à la
thèse d'une naissance unique de l'individu au xve s. Les médiévistes des générations successives
depuis Burckhardt se sont défendus avec une telle férocité que personne ne doute aujourd'hui des
antécédents médiévaux de l'individualité de la Renaissance. Mais, en introduisant la conceptuali-
sation d'une autre période au moyen âge, les médiévistes qui parlent de la notion de
l'individualité ont aussi concentré leur attention inévitablement sur la courte durée.
Dans la longue durée, il faut poser la question d'une autre manière. Ce qui caractérise la période
qui commence à la fin de l'Antiquité et qui se termine bien après la Renaissance au xvme s. est un
type de construction littéraire de la conscience et de l'identité. Les éléments essentiels sont au
nombre de deux : 1. La reconnaissance de l'écrit comme moyen privilégié de réflexion de la vérité
et, par conséquent, l'établissement d'un lien entre l'extériorité et la textualité ; et 2. la
reconnaissance de la lecture comme moyen privilégié des relations entre l'extérieur et l'intérieur.
La première vient principalement du rôle de l'Écriture Sainte dans la société chrétienne, la
deuxième d'un système d'éducation presque totalement littéraire où les autres sciences, jusqu'au
xnr s., n'offrent pas de défi sérieux à une construction de la réalité composée presque
exclusivement de textes.
LECTURE, INTÉRIORITÉ ET MODÈLES DE COMPORTEMENT 111

En somme, ce n'est pas une idée qui fait la longue durée mais le lien entre le schéma et le moyen
de communication.
3. — Si l'on pose le problème de cette manière, il faut réévaluer la contribution du xie et du
xne s., et corriger la tradition sociologique. Il y a une contribution au problème de courte durée,
mais elle est moins importante que la contribution au problème de longue durée : la contribution
à la longue durée consiste en une expansion sans précédent dans l'Occident des relations entre la
lecture, l'individu comme lecteur, et la société. Dans le domaine de la lecture, on voit aussi que le
xir s. remplace finalement le modèle de lecture légué au moyen âge par l'Antiquité. L'Occident
s'embarque dans le domaine inexploré de la lecture moderne.
Comment pouvons nous décrire l'extension de la lecture d'une manière qui rende ces relations plus
précises ?
Encore une fois et en conclusion, suis-je obligé de me limiter à quelques idées générales.
Le principe le plus important, je crois, à partir du xr s., est la naissance de ce qu'on peut appeler
les institutions qui représentent la partie objective de l'interprétation ; c'est-à-dire, l'idée que
l'objectivité de la parole de Dieu est également inscrite dans l'Écriture Sainte et dans le pouvoir
d'interprétation de l'Église elle-même.
Cette notion, bien sûr, n'a pas son origine au xr s. : elle est déjà présente dans le Nouveau
Testament et elle est une dimension importante de l'ecclésiologie des Pères latins. Mais elle
connaît un essor considérable pendant le siècle et demi situé entre la réforme grégorienne et le
IVe Concile du Latran de 1215. Les aspects institutionnels de la réforme grégorienne ont été bien
étudiés. Les conséquences pour les relations entre la lecture, l'individu et la société n'ont pas reçu
l'attention qu'elles méritent.
Quelle sont ces conséquences? D'abord, l'objectivité ne réside plus seulement dans le texte de la
Bible ou dans une tradition de commentaires ; elle est désormais représentée par un groupe
d'institutions, lesquelles, malgré leurs différences, parlent avec la même autorité. Un espace
s'ouvre, exégétique, entre l'interprétation héritée et le pouvoir interprétatif maintenant
institutionnalisé. Ce dernier est bien représenté par le nouveau travail juridique des canonistes.
Des différences apparaissent entre la théologie de l'Église et la pratique du droit dans l'Église.
Comme l'interprétation de base est de plus en plus inscrite dans un réseau d'institutions
interdépendantes, elle ne dépend plus de l'interprétation d'un groupe de textes. En contraste avec
le Judaïsme et l'Islam, le processus de légitimation dans l'Occident repose non seulement sur la
standardisation d'interprétations individuelles, mais aussi sur une fondation institutionnelle ;
c'est-à-dire sur un enseignement dans lequel l'interprétation individuelle se situe dans un corps
d'opinions partagées par un groupe et confirmées par l'Église dans l'espace et dans le temps.
Quels en sont les résultats?
Le premier, évident, a été bien analysé : l'Église devient la base de l'enseignement et de
l'interprétation, et ses fonctions, des formes de contrôle sur la vie religieuse.
Les autres, moins bien étudiés, sont les suivants :
1. — La résurgence de l'exégèse littéraliste en même temps chez les orthodoxes et les hérétiques,
une théologie scripturaliste et nostalgique qui, comme chez saint Bernard, peut soutenir les
institutions de l'Église, ou, comme chez Waldo de Lyon ou Joachim de Flore, leur nuire.
2. — L'apparition du rationalisme interprétatif comme la base d'un nouvel individualisme. C'est
un enchaînement et une libération : un enchaînement envers l'individu — Abélard, par exemple,
ou même dans un contexte différent, Rupert de Deutz — mais aussi une forme de liberté : car
l'individu, ayant confiance dans l'institution pour l'interprétation de base, peut se permettre le
luxe d'une réinterprétation du texte même ; de là le développement de l'allégorie qui coïncide
avec l'apparition d'une Église centralisée, hiérarchisée et enseignant avec vigueur.
112 CCM, XXXIII, 1990 brian stock

Mais, à cette époque, tous les lecteurs et parmi eux beaucoup de bons chrétiens ne sont pas prêts à
accepter sans condition la médiation interprétative de l'Église. Cette maladie, comme la définit
saint Bernard, n'est le produit de changements ni économiques, ni sociaux, ni de croyance. Elle
est le résultat de la lecture même. Car, quand l'individu apprend à lire, directement ou
indirectement, on ne peut pas dire à l'avance ce qu'il aura comme compréhension du sens d'un
texte.
Un phénomène remarquable est la libération en même temps de l'interprétation des limites du
texte et des institutions. La responsabilité pour l'interprétation est désormais concentrée
totalement sur l'individu. C'est la naissance du lecteur moderne. Il est isolé avec sa rationalité,
libéré, bien sûr, mais aussi esclave ; esclave de la rationalité elle-même. On retrouve ici une autre
trace de Max Weber et de Nietzsche, celle de l'ambiguïté du rationalisme. Mais encore, et il faut le
souligner, l'époque des changements fondamentaux ne concerne pas uniquement la Réforme : la
période de mutation inclut le moyen âge.
Une conséquence de cette nouvelle rationalité est le renouveau de la littérature même. Libérée des
frontières institutionnelles, l'activité littéraire se dirige vers la création de nouveaux textes. Une
des caractéristiques de cette littérature, œuvre d'un Alain de Lille ou d'un Chrétien de Troyes, est
la responsabilité de l'homme pour son propre avenir éthique et moral à partir de sa capacité
individuelle d'interprétation. Maintenant, c'est non seulement l'auteur qu'on retrouve dans le
texte mais aussi l'audience.
Un deuxième développement est la réinterprétation de l'idée de la tradition.
En tant que médiévistes, nous n'avons pas l'habitude de considérer la tradition comme
conception positive, capable de changer activement une société. Normalement, nous voyons dans
la tradition une force passive, sinon une forme de résistance à la modernité. Mais cette attitude ne
nous aide pas à expliquer les événements récents d'Iran, dont le littéralisme traditionnel n'est pas
caché, ni certains mouvements puissants au moyen âge qui se réclament d'une traditionalisme
nouveau.
Il faut faire la distinction entre la tradition, héritage non conscient d'une civilisation, et le
traditionalisme, force active «fabriquée» d'interprétation consciente de la tradition. Dans le
deuxième cas, c'est la lecture qui est la force créatrice. Sans lecture, pas d'interprétation : sans
interprétation, pas de traditions nouvelles.
Aux xr et xne s., on voit la formation de nouvelles institutions — je les appelle «textual
communities» — qui sont à mi-chemin entre de simples groupes d'interprètes et d'institutions
avec règles de conduite. Ce sont les héritiers de Vecclesia des premiers chrétiens.
Les mots dont je me suis servi suggèrent un déséquilibre et il ne serait pas exagéré d'avancer l'idée
que la société médiévale, à partir de l'époque où la lecture se développe, entre de plus en plus en
conflit avec elle-même. La force en même temps créatrice et destructrice que représente la lecture
donne naissance aux institutions capables de défendre une idéologie, et aux puissances
interprétatives capables de la détruire. On a de la continuité et de la discontinuité.
Malheureusement pour l'Occident, on ne peut avoir l'un sans l'autre : le rationalisme constructif
des mondes est toujours accompagné par le rationalisme individualisant qui les annule. C'est une
histoire qui progresse. Mais avec des contradictions.
Brian Stock
Pontifical Institute of Mediaeval Studies
59, Queen's Part Crescent East
TORONTO, ONTARIO, CANADA

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