Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L'ETREINTE
""'
SOVIET!QUE
DROZ
Comme les dinosaures "1' espece sovietique" a disparu.
L'effondrement de l'URSS etait-il programme? Tout depend
des moyens theoriques employes pour s'approcher du pheno-
mene. Contrairement aux approches evenementielles, une
theorie sociologique systemique et complexe peut mettre en
relief l'impasse inscrite d'emblee dans le projet socialiste. Si
l' on part d' une theorie de la societe moderne basee sur le
concept de la differenciation fonctionnelle, l'analyse de !'expe-
rience sovietique ne peut plus se contenter de partir d'un "face a
face" de systemes de societe opposes (capitalisme contre
socialisme). Elle doit, au contraire, repondre a la question de
savoir comment des systemes politiques regionaux du type
sovietique realisent leurs ambitions totalitaires a la fois avec des
moyens modernes et contre la modernite. Les particularites de
1' experience socialiste se manifestent dans le recours inflation-
niste a 1' organisation, dans des restrictions de communication
considerables et des dedifferenciations sociales (politisation de
tousles domaines sociaux) qui sont a l'origine de !'impasse de
la modernisation socialiste et de l'aveuglement programme du
systeme au niveau du traitement de !'information. Ce sont les
effets desastreux du systeme et les retards de modernisation qui
conduiront, par le biais des reformes so us Gorbatchev, a son
effondrement.
ISBN: 2-600-00187-5
L'étreinte soviétique
Aspects sociologiques
de l'effondrement programmé de l'URSS
TRAVAUX DE DROIT, D'ÉCONOMIE,
DE SCIENCES POLITIQUES,
DE SOCIOLOGIE ET D'ANTHROPOLOGIE
N° 177
sov1et1que
Aspects sociologiques
de l'effondrement programmé de l'URSS
Préface de Niklas Luhmann
ISBN: 2-600-00187-5
ISSN: 0254-2808
© 1997 by Librairie Droz S.A., 11 rue Massot, 1211 Geneva 12 (Switzerland)
Ali rights reserved. No part of this book may be reproduced, translated, stored or
transmitted in any form or by any means, eleètronic, mechanical, photocopying,
recording or otherwise without written permission from the publisher.
Pour mes parents
PRÉFACE
nuent à déployer leurs effets et sont à l'origine d'un manque d'intérêt pour une
explication plausible. Bien sûr, les commentaires (orientés par les sciences so-
ciales) abondent. Cependant, l'effondrement est typiquement présenté comme
un fait. La recherche s'intéresse donc à la situation ainsi engendrée, principa-
lement aux perspectives de la transformation d'une économie qui fut socialiste,
en une économie de marché.
La simple comparaison de l'économie planifiée et de l'économie de marché
est un schéma peu riche. Elle fait abstraction d'un point important et, par là,
d'une variable qui pourrait être pertinente lors des tentatives d'explication.
L'économie de marché est née comme un produit accessoire d'un individua-
lisme juridiquement protégé. Elle n'a jamais été "introduite" par une décision
politique. De ce fait, nous ne disposons pas de test pour savoir si et comment
un système politique pourrait assumer la responsabilité globale d'un ordre éco-
nomique, cette question se posant de la même manière pour l'économie de
marché et pour l'économie planifiée.
C'est dans les années 1950 qu'en URSS la dépendance liée aux relations
extérieures a été considérée comme un fardeau désagréable et temporaire. En-
suite, celles-ci ont de plus en plus été utilisées dans la construction du système.
Manifestement, on partait de l'idée, non dépourvue de plausibilité, que l'argent
et le savoir représentaient des ressources utilisables hors contexte, et qui pour-
raient, au sein du système, accomplir une autre fonction que dans
l'environnement "capitaliste". Mais est-ce que cette supposition, si convain-
cante de prime abord, est justifiée? L'utilisation d'argent et de savoir, de crédits
et d'importations de technologies, n'implique-t-elle pas davantage de dépen-
dances que ce qu'on pourrait croire à première vue? La base sociologique pour
juger de telles questions faisait défaut, au sein des instances de décision du
système soviétique, tout comme parmi les observateurs occidentaux.
Si le manque d'une théorie adéquate de la société est la raison de
l'imprévisibilité mais aussi du phénomène inexpliqué de l'effondrement, le
point de départ pour une nouvelle description doit être cherché ici. Cette des-
cription doit traiter la situation d'avant et la situation d'après l'effondrement
avec la même théorie. Il ne suffit pas de dire qu'avec l'effondrement, les rai-
sons de cet effondrement ont disparu. Il ne s'agirait alors que d'une construc-
tion erronée, quasiment de la défaillance d'ordre technique d'une entreprise
gigantesque au sein d'une économie planifiée. Nicolas Hayoz ne se contente
pas d'une telle solution (ou mieux: dissolution) du problème. Il utilise
l'événement de l'effondrement du rêve socialiste dans le but d'apprendre quel-
que chose sur la société moderne, laquelle ne tolère manifestement pas une telle
macro-tentative de réalisation d'états meilleurs.
Son point de départ est l'observation selon laquelle l'idée de sociétés régio-
nales (et de l'URSS comme l'une d'elles) est dépassée depuis longtemps. La
société moderne est caractérisée par l'autonomie de nombreux systèmes fonc-
tionnels, et ces systèmes ne peuvent plus être attachés à des frontières régiona-
PRÉFACE 13
les. Pour la science, ceci parait évident.- Mais il y a aussi les médias opérant au
niveau mondial. II existe une économie mondiale qui se voit exposée aux fluc-
tuations des marchés financiers internationaux, et qui ne laisse aux unités ré-
gionales - Etats, entreprises ou ménages privés - que la possibilité d'accepter
des "structures dissipatives". De même,ïl y a une politique opérant de plus en
plus au niveau mondial, qui est orientée vers des intérets non-régionaux (par
exemple écologie, droits de l'homme, politique du développement), et qui ne se
sert désonnais des Etats que comme adresses d'exigences de la société mon-
diale concernant les adaptations et les restructurations régionales. Le fait de ces
"globalisations" peut être résumé par la thèse de la différenciation fonctionnelle
de la société mondiale. La différenciation fonctionnelle signifie avant tout
qu'en dépit de nombreuses interdépendances entre les systèmes fonctionnels, il
n'existe aucune instance centrale de pilotage qui pourrait prendre soin de
l'ordre ou s'occuper de toute la panoplie des problèmes engendrés par les sys-
tèmes.
Nicolas Hayoz part du fait qu'il existe une société mondiale, qui doit être
décrite comme un système fonctionnellement différencié et qui se répercute,
par le biais de cette logique de la différenciation fonctionnelle, sur plusieurs
unités régionales, très différentes les unes des autres. De nombreux con-
tre-mouvements s'établissent, que ce soit dans le fondamentalisme religieux, à
travers l'entretien de cultures régionales, ou encore daris les tentatives de grou-
pes ethniques visant à fonner leurs propres Etats. Or, ces contre-mouvements
vivent de la prédominance des structures de la société mondiale et doivent, de
ce fait, compter avec un environnement détenniné par la différenciation fonc-
tionnelle.
Cette société mondiale représente un fait qui ne peut être tenu à distance par
les frontières étatiques ou le contrôle des infonnations. Les médias diffusent
leurs infonnations au niveau mondial et leur réception est difficile à contrôler.
La science fait des progrès auxquels on devrait s'intéresser. Les marchés fman-
ciers internationaux offrent des crédits qui, si on les refusait, feraient dépendre
la planification des investissements de l'épargne, rendant ainsi impossible un
choix rationnel. Finalement, c'est précisément l'URSS qui, dans sa tentative
d'imposer le programme socialiste au niveau mondial, était imbriquée dans la
politique internationale. On y ajoutera le fait que la communication mondiale
ne cesse d'être facilitée techniquement. L'offre des systèmes fonctionnels n'est
pas seulement attractive, elle est, à travers la communication, immédiatement
présente.
Nicolas Hayoz montre de manière convaincante que dans de telles condi-
tions, le programme socialiste de l'URSS ne pouvait être maintenu; 1qu'il per-
dait, en tant qu'idéologie, sa crédibilité; et que finalement, les moyens de
pouvoir centraux du système politique n'étaient plus à même de garantir l'unité
de l'idéologie et du pouvoir. En fin de compte, même à l'extérieur de l'URSS,
on était d'avis que les pauvres ne devaient pas mourir dans la rue et qu'il fallait
14 PRÉFACE
remédier à cette situation. Ceci dit, le problème semble davantage résider dans
une croissance démographique énorme que dans les marges de manoeuvre
qu'un régime spécifique de distribution de biens économiques peut utiliser s'il
ne veut pas entraver l'approvisionnement en capitaux et l'efficience de la pro-
duction.
Nicolas Hayoz utilise cette appréciation pour montrer que sous la pression
d'un tel ordre réalisé au niveau mondial, un isolement régional total n'est plus
possible, même avec les· yeux rivés sur le programme d'une éthique sociale
attrayante. Les autorités politiques du système soviétique ont été entraînées
dans une oscillation entre ouverture et fermeture, perdant ainsi leur crédibilité
dans les deux directions, à l'intérieur comme à l'extérieur. Dans une telle si-
tuation, des facteurs imprévisibles dus au hasard, tels que les agissements
d'individus particuliers, ont amené le système au bord de la dissolution.
La tentative publiée ici peut être évaluée à deux niveaux. D'un côté, on peut
se demander si une théorie de la société est nécessaire pour expliquer
l'effondrement, et si des analyses sur l'inefficience de la bureaucratie ne suffi-
raient pas (mais on ne disposerait alors que de nombreux exemples, qui ne dé-
clenchent pas en eux-mêmes des effets si spectaculaires). D'un autre côté, on
peut poser la question de savoir si le concept choisi ici, celui d'une société
mondiale caractérisée et engendrée par la différenciation fonctionnelle, est
convaincant. La discussion de ce dernier point sera rendue difficile par le fait
que la sociologie n'a actuellement pas beaucoup à offrir quant à une théorie de
la société. Au niveau du langage, on part toujours de sociétés régionales sans
être en mesure de proposer des fondements à leurs conséquences théoriques.
Il vaut d'autant plus la peine de prendre connaissance de manière critique
de cette tentative d'expliquer un phénomène historique concret par une théorie
de la société. Ce qui conduit finalement à se demander non seulement si
l'explication d'un phénomène concret est réussie, mais aussi et surtout à
s'interroger sur une théorie de la société qui promet d'y parvenir.
Niklas LUHMANN
REMERCIEMENTS
Voir à ce sujet l'article de Lipset/Bence (1994) sur les anticipations de l'échec du commu-
nisme par certains soviétologues et l'aveuglement plus ou moins volontaire des autres. Voir
pour cette question de la prévisibilité de l'effondrement de l'URSS, par exemple, les
perspectives de Leonhard 1975, Todd 1976, Carrère d'Encausse 1980, Smolar 1984,
Kennedy 1987, Brzezinski 1990, Revel 1992, Collins/Waller 1993, Gellner 1994, Von
Beyme 1994, Malia 1995, Walicki 1995, et, bien sûr, l'ouvrage d'Amalrik au titre
évocateur "L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984?", publié en 1970.
18 PRÉSENTATION
lisés. Cette solution socialiste est aux antipodes des règles d'inclusion caractéri-
sant la société moderne. La société organisée est un système sans politique; elle
est la "société" de membres et non pas de citoyens ou de consommateurs et, de
ce fait, le système d'une politique omniprésente, le contraire d'une politique
constitutionnellement restreinte. Tous les débats sur l'URSS resteront vains tant
qu'on ne fera pas ressortir le caractère totalisant d'une structure de pouvoir qui
a systématiquement éliminé la politique et qui, de ce fait,. a politisé tous les
domaines fonctionnels dans son environnement, avec comme conséquence le
fait que l'obsession d'unité du système crée le conflit, donc la dissension. Ce
sont les dédifférenciations et redifférenciations réalisées en URSS qui permet-
tent de mettre l'accent sur les traits essentiels de la politique dans la société
moderne.
L'observation du phénomène de la société organisée mène à la question de
savoir comment le système arrive à contrôler les domaines fonctionnels sous sa
domination, donc essentiellement l'Etat, l'économie, la science, l'art,
l'éducation, la religion, la santé ou le sport. On peut parler ici d'un rapport
d'exploitation qui sert ce que nous appelons le triomphalisme socialiste. Ce
rapport peut être problématisé à partir de distinctions telles que différencia-
tion/dédifférenciation (par exemple le "brain drain" causé par l'élimination des
élites bourgeoises), inclusion/exclusion, professionnalisation/déprofessionnali-
sation (de métiers), méritocratique/ascriptif. C'est ici que se manifeste le degré
de bouclage du système des élites (nomenklatura), qui a permis d'exclure des
couches hautement professionnalisées de la population et de programmer en
quelque sorte la frustration à grande échelle des attentes de mobilisation et de
modernisation.
Cette perspective fonctionnaliste peut être combinée avec un modèle de
phases que nous présentons comme évolution asynchrone d'un régime qui re-
fuse d'abandonner la voie de la modernisation socialiste et qui se trouve de
plus en plus en décalage, puis en confrontation, avec la dynamique d'une évo-
lution sociale qui engendre rien moins que l'ensemble des acquis de la moder-
nité. Des facteurs de "longue durée" jouent contre le système. Ce sont les
décalages croissants entre les attentes de couches sociales nouvelles exclues du
système et un régime incapable de se réformer, qui doivent être pris en compte
dans l'évaluation de l'ultime phase du système. Celle-ci commence avec les
réformes de Gorbatchev (révolution "par en haut") et aboutit à une révolution
politique "par en bas". Il s'agit ici de retenir les présupposés et les antécédents
des processus de réforme, de la perestroïka et notamment de la révolution dans
la communication publique (glasnost), qui ne représentent que l'ultime phase
d'une normalisation des rapports sociaux.
INTRODUCTION
Voir par exemple Rigby 1990 (1963): 62ss. Voir infra p. 207.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 27
la modernité n'est pas divisible, c'est-à-dire du côté des quelques représentants
intellectuels de l'intelligentsia qui ont choisi la dissidence.
Symptomatiquement, la dissidence entame son vol au crépuscule même du
monde soviétique, au moment où les mots ne semblent plus coller aux choses,
où ils ont perdu toute possibilité de décrire ou de visualiser les acquis du socia-
lisme. Le langage du léninisme était fait pour surmonter les rapports sociaux; il
finit sa carrière sémantique en révélant qu'il est désespérément arriéré par rap-
port au présent et à ses problèmes matériels. Dans ce sens, les confessions de
foi incantatoires marxistes et léninistes partagent le sort des dogmes d'une
église officielle: elles organisent et stabilisent la survie d'une structure sociale
même à une époque et dans un environnement où ni les liens postulés entre
dogme et foi, ni le contenu de la foi ne peuvent plus être confirmés ou précisés
par les croyants ou une communauté correspondante. Cette observation ne mi-
nimise pas le besoin d'une communication religieuse, notamment dans les ré-
gions sinistrées par le communisme, dont la promesse de salut totalitaire ne
pouvait pas ne pas entrer en concurrence avec une totalité d'un tout autre ordre,
à savoir celle de la religion que les Eglises organisées prétendent exprimer,
comme on le verra plus loin. Les organisations ecclésiastiques font partie du
système de la religion, tout comme les entreprises qui s'établissent au sein de
l'économie. Qu'elles s'effondrent ou qu'elles continuent leurs opérations, leur
domaine fonctionnel respectif engendre foüjours de nouvelles organisations qui
gagnent leur sens par rapport aux problèmes symbolisés par le contexte social
dont elles font partie. Si l'on essaye de formuler le même rapport dans le cas du
socialisme, on pourrait être tenté de dire que c'est parce que celui-ci était mal
organisé qu'il pouvait s'effondrer, tandis que la foi socialiste survit. Mais ce
serait oublier que le socialisme ne peut pas être situé au niveau de la société
moderne et de ses grands domaines fonctionnels que sont la politique, le droit,
l'économie, la science ou la religion. En tant qu'idéologie d'opposition, il ne
peut chercher son établissement concret que par la voie politique, donc en pre-
nant le pouvoir au niveau régional. Il se veut global, mais il ne peut agir que
localement. Comme sémantique, il peut opérer mondialement - on peut en
parler et créer partout des causes communes ou des communautés socialistes! -
mais comme structure politique, il doit organiser sa survie au sein même d'une
structure étatique territoriale. Et là encore, surgit la question de savoir ce qui
s'effondre, si l'on dit que le socialisme s'effondre.
Pour un politologue, le phénomène de la fin d'un ordre est à la fois courant
et facile à évaluer, dès lors qu'il se tient aux délimitations fournies par les
structures politiques qu'il observe, à savoir les Etats, des entités territorialement
délimitées et des régimes associés à des acteurs qui se succèdent. Des fins de
régimes peuvent être observées régulièrement. La disparition d'un Etat est au-
jourd'hui encore envisageable, comme conséquence, par exemple, de conquê-
tes, de défaites ou de révolutions, ceci malgré la pacification de l'ordre des
Etats visée par la communauté internationale. Or, l'Etat est fait pour durer, en
28 INTRODUCTION
tout. cas dans des conditions modernes. Il n'est plus associé aux personnes ou
aux régimes qui prétendent représenter l'Etat. Il doit survivre aux changements
de régime, donc aux changements de pouvoir. Et là où tel n'est pas le cas, là où
le régime occupe quasiment tout l'Etat, celui-ci disparaît en effet comme centre
d'identité de la politique. Ce qui peut s'effondrer alors n'est pas l'Etat mais un
régime qui utilise la forme et les moyens d'action de l'Etat pour s'établir dans
le temps. Le régime (dictatorial) peut se concevoir comme réversible, ou tran-
sitoire, et même prétendre à préparer la construction d'un nouvel Etat qui peut
être considéré comme plus adapté au pays ou à la nation. Il peut aussi se pré-
senter comme irréversible et présenter des ambitions totalitaires, comme dans
le cas notamment des régimes communistes. Il ne s'agit là déjà plus simple-
ment d'un problème de pouvoir politique, il y a la volonté d'utiliser et
d'agrandir des espaces territoriaux comme champ d'application d'une théorie,
d'une idéologie, d'une prétention à la domination. Dans le cas de l'URSS, les
frontières étatiques et/ou nationales de l'intérieur sont alors réduites à des fron-
tières d'unités administratives ou fédératives, ou encore à la délimitation de
colonies satellisées, tandis que les frontières externes dépassent le cadre d'un
Etat normal en renvoyant à la fois à une structure impériale et aux régions do-
minées par le socialisme soviétique qui prétend avoir réalisé un système de so-
ciété.
Dans une telle entité, le régime ne peut tomber qu'avec le "système", dès
lors que c'est ce dernier qui est censé le porter par ses appareils bureaucratiques
et constructions idéologiques. Le complexe URSS peut s'effondrer du fait qu'il
ne se réduit ni à un Etat ni à une société mais à un système artificiel, construit,
aux antipodes de toute complexité sociétale qui ne peut pas être créée, cons-
truite ou fondée. La société ou les sociétés, même si l'on ne conçoit cette no-
tion que dans le sens d'une région ayant un nom, survivent au système, tout
comme les Etats correspondants qui changent les couleurs de leurs drapeaux,
proclament l'unité de leur nation respective et annoncent à la communauté in-
ternationale qu'ils se considèrent désormais comme sujets autonomes. Au mo-
ment de l'effondrement de l'URSS, le territoire était soit déjà délimité par les
nouveaux (ou anciens) Etats, soit occupé par des nations revendiquant à leur
tour l'autonomie étatique. Et si l'on conçoit l'édifice soviétique comme struc-
ture impériale différenciée en centre et périphérie, on peut voir qu'une périphé-
rie modernisée par Moscou-centre mine irréversiblement les rapports
d'interdépendance avec le centre. Un des "effets pervers" de la modernisation
forcée se manifeste dans la différenciation d'élites locales nationalistes exi-
geant une prise en charge nationale des réformes politiques et économiques.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 29
tôt que d'autres. Cependant, le choix des concepts et de leur contenu ne saurait
être contingent; en tous les cas pas dans le cas du socialisme soviétique, qui a
prétendu créer sa propre modernité en redéfinissant l'ensemble des distinctions-
clés par lesquelles la société moderne se voit décrite depuis la Révolution fran-
çaise. Et c'est cet aspect qui impose une décision de départ, donc une bifurca-
tion. On peut continuer avec les moyens conceptuels de la science politique et
les théories sociologiques de la modernisation-développement. On peut égale-
ment poursuivre la route équipé d'instruments d'observation plus ambitieux,
ceux d'une théorie sociologique de la société moderne ou, en tout cas, avec des
suppositions conceptuelles concernant la globalisation ou la modernité périphé-
rique d'une théorie critique de la modernisation.
Nombreux sont les modèles théoriques qui ont tenté de préciser les particulari-
tés des structures sociales réalisées par le régime soviétique. 2 Les confronta-
tions conflictuelles, qui séparaient les différentes approches largement
dominées par la soviétologie et la science politique américaine, .concernaient
surtout la question de savoir si les concepts utilisés permettaient de saisir adé-
quatement à la fois le "système soviétique", son évolution et son potentiel de
transformation. Les approches multi-modèles correspondantes essaient de faire
converger les différentes orientations en partant de l'idée qu'il y a du vrai dans
tous les modèles, et que ce que l'URSS aurait réalisé dans ses structures serait
un mélange de pluralisme, bureaucratie, corporatisme, modernité, totalitarisme,
néotraditionalisme, etc.3 Une telle démarche n'aboutit à aucune théorie com-
plexe et se contente de discuter des concepts politologiques. Ken Jowitt a parlé
à cet égard d'un "false account" qui résulterait de l'importation ou du transfert
de concepts connus dans un contexte inconnu par l'observateur. 4 Cette obser-
vation ne résout pourtant pas le problème. Des concepts appropriés ne font pas
forcément une théorie sociologique adéquate, une théorie qui ne se contente pas
d'être globalisante ou d'intégrer les approches classiques du phénomène sovié-
tique au sein d'une perspective macrosociologique, mais qui, de par le choix et
le placement de ses concepts, est à même de situer l'alternative soviétique au
sein de la société moderne et de penser la tentative échouée du socialisme so-
viétique.
2 Pour une vue d'ensemble voir par exemple les différents articles in Konn 1992 et Fle-
ron/Hoffinann 1993 et, dans ce dernier, notamment l'article d' Almond/Roselle.
3 Voir Almond/Roselle 1993.
4 Voir Jowitt 1992a: 124.
32 INTRODUCTION
autres. Tout Etat peut savoir aujourd'hui que ses distinctions politiques d'ordre
national ou territorial ne peuvent pas fournir les critères de délimitation des
systèmes fonctionnels opérant à travers des organisations spécifiques sur le
territoire, qui ont des noms, auxquelles on peut s'adresser et dans lesquelles la
participation est possible. Et ce n'est pas la présence physique de telles ou telles
autres entreprises dans un pays, ou l'idée d'une économie nationale, qui crée la
ligne de partage séparant plusieurs systèmes économiques.
De même, ce n'est pas l'ancrage territorial de l'Etat qui procure au système
politique correspondant une position privilégiée par rapport à d'autres systèmes
fonctionnels, ni la possibilité d'intervenir dans ces derniers. Il est également
impossible de contrôler les structures de communication autonomes des domai-
nes fonctionnels ou de les organiser hiérarchiquement comme si on voulait les
enfermer dans une pyramide fermée. Si l'on peut bel et bien contrôler par voie
politique, donc par décret ou par le biais du contrôle du personnel profession-
nel, des entités comme des entreprises, universités, administrations publiques,
partis politiques, parlements, hôpitaux, tribunaux, écoles, etc., les critères fonc-
tionnels des systèmes correspondants (économie, science, politique, santé,
droit, éducation etc.) ne peuvent pas être remplacés par les critères politiques
d'un super-système politique. Comme celui de l'URSS, un régime politique
peut bien sûr fermer les frontières étatiques et surveiller la population en sou-
mettant le flux des communications, des biens et des personnes. Il peut égale-
ment simplement ignorer, refuser ou opprimer les demandes politiques, les
solutions matérielles proposées dans les différents domaines, la mise en circu-
lation de communications politiques, scientifiques, artistiques, etc. Mais même
la prison "URSS" reste prisonnière du labyrinthe complexe de la société mo-
derne.
Une telle perspective est forcément systémique, dès lors qu'elle part de dis-
tinctions spécifiques par lesquelles les domaines sociaux se constituent eux-
mêmes. La théorie des systèmes dont il est question ici est une théorie basant la
notion de système sur la différenciation, sur la délimitation d'opérations récur-
sives par rapport à quelque chose d'autre qui devient environnement. Le sys-
tème se constitue comme différence entre lui-même et son environnement.
Dans ce sens, la différenciation d'un système social implique, au sein d'un
système plus global, le détachement d'un contexte de communication particu-
lier par rapport à d'autres communications qui deviennent environnement. La
différenciation d'un système signifie donc toujours l'établissement d'une pers-
pective système/environnement au sein d'un système plus global, par exemple,
la société. Au niveau de la société, la différenciation signifie différenciation de
systèmes fonctionnels, ce qui permet de dire que la société représente la multi-
plicité des perspectives système/environnement de ses systèmes partiels qui
sont différenciés pour résoudre des problèmes d'ordre fonctionnels.
Nous nous démarquons d'emblée de conceptions courantes de ce qu'est
censé être un système, notamment de celles qui s'inscrivent dans une théorie de
;.
l
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 35
type eastonien. Nous insistons ainsi sur le fait que la notion de système ne dési-
gne ni un schéma de classification, simple outil d'analyse, ni quelque chose de
déterminé et de figé. Au contraire, la formation de systèmes est en soi un acte
cognitif qui doit nécessairement disposer d'une notion d'unité afin de pouvoir
exprimer ce qui distingue son identité, sa différence. Un simple regard sur
l'utilisation plus ou moins polémique, ou en tout cas vulgarisée, de concepts
comme système, changement de système, société ou communication, nous
montre qu'il est indispensable de préciser ces concepts dans le cadre d'une
théorie complexe et cohérente.
Dans son règlement de comptes avec les adeptes des "batailles de systèmes",
Dahrendorf réfute tout recours à la notion de système, qu'il associe au monde
fermé de la servitude, et considère comme erronée la conception selon laquelle
les sociétés américaine, britannique, allemande ou française d'aujourd'hui se-
raient des systèmes.7 L'auteur vise les_ systèmes idéologiques issus de, et en-
tretenus par, la guerre froide, tout en plaidant maintenant en faveur de
l'adoption du concept de société ouverte. La question qu'on peut poser à cet
égard est de savoir si ceci est la seule voie possible dans la qualification de la
modernité de la société moderne et des ennemis de cette dernière. On peut en
douter, dès lors que le concept est trop vague pour être opérationnel dans une
approche sociologique. Le reproche de Dahrendorf a cependant ceci de perti-
nent qu'il renvoie à juste titre aux blind spots d'une certaine soviétologie ou
d'une science politique qui n'a cessé de concevoir le monde comme antago-
nisme entre système socialiste et système capitaliste, ou de révéler l'existence,
en URSS, d'un système total, figé et immuable, dans lequel tout se tient. 8
La notion même de système semble avoir reçu son contenu négatif du fait
de sa détermination idéologique et de son identification avec les structures du
"système" communiste. Le "système"9 semble être devenu la formule répandue
et attrape-tout pour couvrir, dans le sillage du courant totalitaire, à la fois une
idéologie particulière, un type de régime politiqué, un type de pouvoir plus ou
moins totalitaire, la société communiste, ou la caste de privilégiés au sommet
d'une hiérarchie stratifiée, la nomenklatura. Là aussi, on se rend compte que la
notion de système doit être précisée comme rapport de références. L'utilisation
11 Voir Luhmann 1989a: 233ss., 1987b: 41s. Pour les premières tentatives d'utiliser la diffé-
rence entre société et organisation pour l'analyse du type de différenciation établi par les
pays socialistes voir par exemple Pollack 1990 et Bemik 1990. Nous y reviendrons dans le
cadre de la discussion de la théorie de la différenciation fonctionnelle. Voir infra pp. 111 ss.
12 Voir infra pp.207ss. La plupart des auteurs mettent snrtont l'accent sur la capacité organi-
sationnelle du parti communiste. Hobsbawm (1994: 465), par exemple, observe que
"Organisation, rather than doctrine, was the chief contribution of Lenin's Bolshevism to
changing the world."
38 INTRODUCTION
régime ne peuvent pas être maintenues contre les impératifs fonctionnels d'une
société moderne. La reconnaissance de l'autonomie du social par un parti uni-
que basé sur la négation de cette autonomie ne peut que confirmer la faillite
d'ordre idéologique, politique et économique d'un système artificiel en voie
d'extinction.
Contrairement à certaines approches, nous ne partons pas de l'idée courante
que le "système soviétique" a détruit le social. Une telle perspective n'est pos-
sible que si l'on associe la notion de société aux frontières étatiques. Ainsi,
pour Guy Hermet "on a, en somme, affaire à un système là où il n'y a plus de
société" . 13 La description de l'URSS en termes de "système" sert ici typique-
ment à distinguer la forme de domination totalitaire sans société (civile) par
rapport aux types de régimes dans une démocratie libérale avec société. Cette
observation, qui part de la distinction Etat/société civile, nous pose pourtant le
problème de savoir comment qualifier des structures sociales là où l'analyse
conclut à l'abolition de la société. 14 Nous constatons, là encore, que ce type
d'analyse (politologique) ne dispose pas d'un concept opérationnel de société,
un concept qui ne peut pas être réduit à la société civile, terme qui n'a de sens
que dans la perspective traditionnelle et juridique de la distinction Etat-société.
Or, les structures sociales qui se sont établies dans les régions dominées par
l'URSS, et dans lesquelles doivent être identifiées les raisons principales de
l'effondrement du régime, font partie des structures de la société moderne, qui
sont définies par la différenciation fonctionnelle. 15 En admettant l'existence
d'une seule société moderne mondiale basée sur la communication, l'aventure
soviétique n'a pas existé dans une autre société et les pays de l'Europe de l'Est
n'ont, après 1989, pas changé de système de société. Le communiste d'hier
devenu le "démocrate" d'aujourd'hui n'a pas changé de société! Ayant aban-
donné le système communiste artificiel et fermé, il n'est pas passé pour autant
dans une autre société. Il aura probablement échangé la langue de bois d'hier
avec celle des politiciens d'aujourd'hui. Et s'il a perdu du pouvoir ou l'accès
aux ressources matérielles garanti par le parti unique, il s'est probablement ar-
rangé pour monétariser ses anciennes positions, ses anciens réseaux et produits.
Le "changement de système" concerne avant tout la redéfinition des condi-
tions-cadre dans lesquelles une politique désormais restreinte est censée agir
( constitutionnellement) dans ses rapports avec son environnement social. Il ne
suffit pas de renvoyer à l'existence d'un système démocratique, qui n'a son
sens que dans la perspective d'un système politique admettant l'opposition po-
litique. Ce que le changement est censé être, ou ce qu'il a comme effets, ne
peut être précisé qu'à partir du domaine fonctionnel en question.
C'est dans cette perspective qu'on peut se demander ce qui, après la dispa-
rition des statues de Lénine sur les grandes places ou dans les bâtiments, a
changé dans les universités, les hôpitaux, les écoles, les entreprises, les tribu-
naux, les forces armées, la police, les administrations locales, etc. Ce qui est
possible dans toutes ces organisations, que ce soit en termes de changement,
modernisation ou progrès, est fonction de la possibilité de s'organiser selon les
propres critères matériels des systèmes fonctionnels dont elles font partie. Et
cette possibilité est, à son tour, conditionnée par la disponibilité de moyens fi-
nanciers permettant de remplacer des structures désuètes, d'acheter des nou-
velles technologies, d'améliorer les services publics, etc. On peut célébrer la
renaissance d'un Etat russe, insister sur le statut de grande puissance ou, encore
une fois, sur les différences avec le reste du monde. Mais qu'aura-t-on gagné,
analytiquement et concrètement, compte tenu du fait que tous les problèmes qui
se posent dans une Russie post-communiste ne peuvent être traités matérielle-
ment que dans les domaines où ils surgissent? Et à quoi bon exagérer les sym-
boles nationaux de la Russie et de son Etat, si la politique n'est pas en mesure
de montrer une capacité d'action collective, de construire un Etat de droit et
démocratique normal et/ou de liquider les vestiges du passé soviétique?
rale du parti unique, mais les opinions de forces opposées et conflictuelles. Fi-
nalement, l'idée de société organisée aboutit à l'abolition du politique, dès lors
que la politisation de tous les contextes de communication fonctionnels contre-
dit le sens même de la différenciation de la politique moderne en tant que con-
texte fonctionnel autonome, séparé des autres domaines sociaux et basé sur
1'auto limitation constitutionnelle. Le concept de totalitarisme, sous-jacent à
l'idée d'organiser la société, souligne cette perspective et nous permet de dé-
crire l'ambition du parti unique d'occuper la position centrale dans la société,
ambition à laquelle le parti n'a renoncé que juste avant l'effondrement de son
édifice.
Le concept de totalitarisme renvoie à la fois à la totalité de l'ambition
communiste et à la structure de domination cohérente du parti unique, qui as-
sure, à un niveau régional, son monopole de pouvoir par le contrôle de la
communication publique, par l'idéologie, la répression et le contrôle politique
des domaines fonctionnels les plus importants, tels l' économie. 16 Dans ce sens
conventionnel, on· peut dire que le "système soviétique" montre les traits d'une
structure fermée, dans la mesure où l'Etat-parti maintient, dans les territoires
qu'il contrôle, sa prétention totale du pouvoir impliquant l'homogénéisation de
l'opinion publique (unique) et la neutralisation de toute forme d'opposition
politique. Un tel "système" n'a de sens que par rapport à l'objectif de la trans-
formation de la société au nom du socialisme. C'est dire aussi que l'objectif du
socialisme et la structure de pouvoir de l'Etat-parti sont inséparables et caracté-
risent la structure totalitaire d'un système politique qui aspire à être plus qu'une
structure politique.
Cette présentation du problème nous renvoie, en fait, à deux aspects inter-
dépendants du totalitarisme qui sont pourtant, en règle générale, négligés dans
l'analyse du fait de la séparation des disciplines et/ou des contextes politiques
au sein desquelles l'évolution du communisme a été étudiée. Nous pensons en
particulier aux différences de conception du totalitarisme telles qu'elles peu-
vent ou pouvaient être dégagées, non seulement entre les conceptions politi-
ques de la philosophie politique et les approches -empiriques de la science
politique, mais aussi et surtout entre la pensée politique des auteurs de l'Europe
de l'Est et les approches qui ont pu décrire l'univers communiste à partir d'une
position plus avantageuse (! ), à savoir depuis l'extérieur du "système". 17 Le
totalitarisme figure à cet égard comme ligne de partage qui ne renvoie pas uni-
quement à des différences dans les niveaux d'approches ou dans les méthodes,
mais qui traduit surtout aussi les divergences concernant les conceptions de la
16 Voir les critères plus étroitement conçus de la définition classique de Friedrich et Brzezins-
ki, cités par exemple in White 1992: 74, Malia 1995a: 25ss., Karklins 1994: 29ss., Jesse
1994:15.
17 Voir les articles in Hermet (éd.) 1984.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 41
18 Voir par exemple et surtout Lefort 1990. Pour une réflexion plus générale entre le mode de
connaissance philosophique et celui de la science politique, voir Lefort 1986: 259ss.
42 INTRODUCTION
19 Voir par exemple l'article "modernisation" in Boudon/Bourricaud 1982: 363ss. et les di-
verses contributions dans Zapf 1991 (éd.) et Haferkamp/Smelser (éd.) 1992.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 43
tions sociologiques spécifiques, tout autant que de facteurs, tels que le do-
maine, la région particulière ou l'époque dans lesquels les problèmes du déve-
loppement ou de la modernisation son examinés. Il va de soi que les analyses
du changement dans les pays du Tiers-Monde se voient confrontées à d'autres
problèmes et aspects de la modernisation que les descriptions plus ou moins
enthousiastes des processus de modernisation dans les pays de l'Asie du Sud
Est. De même, la modernisation-transition en Europe de l'Est ne peut être dé-
crite avec les mêmes catégories que celles utilisées par les historiens de la mo-
dernisation européenne ou les critiques de la modernité occidentale qui
postulent la modernisation de la société moderne. Contrairement au modèle des
théories de la convergence, qui partent en quelque sorte des impératifs de la
modernisation et des contraintes à l'adaptation à un processus universel, les
théories critiques de la modernisation mettent l'accent sur la question de savoir
comment tel ou tel autre pays (ou société, dans la terminologie des théories de
la modernisation), régime ou élite réagit aux défis de la modernisation et de la
modernité. Dans cette perspective, c'est la multiplicité des réponses possibles
au changement et des options nouvelles ouvertes par ce dernier qui est censée
témoigner de l'éclatement d'un modèle de modernisation unique et qui per-
mettrait de construire des "civilisations modernes multiples" (Eisenstadt). 26
De telles descriptions marquent des positions classiques qui ne sont cepen-
dant que d'une utilité limitée dans le cadre de notre étude, laquelle part de la
société moderne et de ses différences fonctionnelles. Dans la mesure où ces
différences, qui traduisent une seule structure dominante de la société, sont
réalisées au niveau mondial, on ne peut pas parler de modernités multiples, à
moins de se situer à un niveau régional et dire qu'il existe une modernité amé-
ricaine ou européenne au même titre qu'une modernité africaine. Or, toute
construction de sociétés ou de modernités régionales est, tout comme les ap-
proches culturalistes, confrontée à des problèmes de délimitation de l'objet
d'étude. On insiste sur des différences et des influences sans expliquer pour-
quoi les distinctions choisies sont censées constituer une modernité différente,
ou comment ce qui est jugé différent est néanmoins lié à la partie-référence de
la distinction. Les différences régionales ne conduisent pas à une sorte de mo-
dernité multiple. Elles sont, au contraire, le résultat d'une réalisation asymétri-
que du schéma universel de la différenciation fonctionnelle (voir proposition
8). Les différences entre régions, ou les décalages de modernisation entre les
pays, renvoient à des facteurs plus ou moins favorables à la création de centres
de modernité régionaux (marchés, technologies, science, éducation, conditions
politiques et juridiques, etc.). 27 A l'instar de la distinction centre/périphérie,
26 Voir, pour cette critique des théories "classiques" de modernisation, Eisenstadt 1992a et
1973 (surtout ch. 5). Voir aussi Badie 1980.
27 Voir par exemple Tiryakian 1985.
46 INTRODUCTION
ront tout espoir des survivants de l'ère révolutionnaire de conserver une Chine
rouge.
La prétendue irréversibilité du socialisme ne doit pas faire oublier le fait
qu'elle a toujours été proclamée par les bénéficiaires de la domination totali-
taire. Quand on est au sommet, on essaie d'occuper cette position aussi long-
temps que possible, tout en entreprenant les démarches nécessaires pour faire
accepter la métaphore du sommet et du système hiérarchique correspondant
comme réalité irréversible et, bien sûr, en éliminant les rivaux. Abandonner la
métaphore serait abandonner le "système" et sa mission historique.
L'irréversibilité se manifeste dans le temps, dont le communisme pensait être
maître. Or, un système de domination personnalisé, conçu pour durer avec un
sommet non échangeable, s'use inévitablement et tourne à vide avec le temps,
ceci d'autant plus que les temps et, plus précisément, le contexte social dans
lequel l'organisation s'est établie avec succès, changent. Le temps joue contre
tout système qui refuse le changement. C'est dire, non seulement que des orga-
nisations comme IBM, mais aussi des structures totalitaires, doivent leurs con-
ditions de survie à un environnement spécifique qui favorise pendant un certain
temps des formes organisationnelles spécifiques, plus ou moins rigides et hié-
rarchiques, pour les déstabiliser par la suite. Notamment, en raison de trans-
formations économiques, d'un nouveau type de modernisation (révolution
technologique), de nouvelles formes de production et d'organisation qui ren-
voient nécessairement aux coûts (coûts politiques inclus) que représente le
maintien des anciennes structures.
Bien sûr, dire qu'une structure est dépassée n'implique pas qu'on puisse
prévoir la date de son effondrement. En préconisant qu'un "système" socialiste
est incompatible avec la société moderne ou un environnement national et in-
ternational modernisé, nous ne nous prononçons par sur la durée de la dérive
du navire. Même criblées de dettes, les économies socialistes peuvent, à l'instar
d'entreprises privées ou de collectivités publiques, repousser la faillite. Un
système peut, comme les sauterelles, essayer de voler aussi longtemps que pos-
sible, c'est-à-dire jusqu'à l'épuisement de ses réserves en glucose, respective-
ment ses possibilités financières. 28 Et après l'atterrissage forcé, on pourra
s'étonner du fait que le vol ait été tout de même possible si longtemps. Il aurait
pourtant suffi d'observer de plus près l'objet au moment du vol pour constater
que celui-ci ne pouvait pas durer. D'un autre côté, et pour rester dans la méta-
phore de l'aéronautique, on pourra dire aussi que les meilleurs avions ne valent
rien s'ils ne disposent pas d'instruments de navigation permettant non seule-
ment d'atteindre l'objectif, mais également de traduire les turbulences et per-
turbations de l'environnement en informations fiables.
29 Voir pour ces aspects de la glasnost: Torke 1993: 98s., Nove 1990, Roth 1991, Dictionnaire
de la Glasnost 1989, Kretzschmar/Leetz 1991.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 51
30 Il ne s'agit pas ici d'une description d'un mouvement vers un état normal, mais de la préci-
sion de l'état d'un régime qui cherche à stabiliser - à normaliser - son pouvoir après la
phase de construction révolutionnaire de son "système". Le concept de normalisation re-
monte à Max Weber qui l'a utilisé dans ses études sur la transformation du pouvoir charis-
matique. Voir à ce sujet infra p. 166ss.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 53
que soviétique. C'est dire aussi que les anti-révolutions de 1989 et 1991 mar-
queront la fin de la fiction révolutionnaire, de l'idée totalitaire d'une société
planifiée, pilotée et séparable de la société moderne. Celle-ci représente
l'horizon indépassable de toute description et structure alternative. Et tout so-
cialisme, de type soviétique ou autre, visant l'autarcie, sait qu'il doit les condi-
tions de sa possibilité et de son échec au fait même de la société moderne, aux
impératifs de ses différences fonctionnelles.
33 Le type d'inégalité dont il est question ici est donné, comme nous le préciserons encore, par
le type de différenciation de la société moderne, et dépasse de loin, dans ses conséquences,
ce qui peut être décrit au moyen d'une notion d'inégalité telle qu'elle est utilisée en règle
générale dans l'évaluation de positions dans la stratification et de la distance qui les sépare
des sommets des hiérarchies sociales, Voir Moore 1987,
56 INTRODUCTION
MODERNITÉ UNIVERSELLE
vs.
MODERNITÉ SOCIALISTE
CHAPITRE PREMIER
La société monde
ciété n'est donc pas composé d'êtres humains ou d'actions, elle est au contraire
l'unité de la totalité des communications. Elle ne connaît pas d'environnement
social - et c'est ce qui la distingue de tous les autres systèmes qui s'établissent
en son sein -, puisqu'elle inclut toutes les communications. Par conséquent,
toute communication est toujours communication-dans-la-société. Toute criti-
que de la société est, dans ce sens, une opération au sein même de la société.
Toute modification de cette société ou toute révolution n'est possible que
comme opération à l'intérieur de la société, dès lors que celle-ci est un ordre
autosubstitutif. Et toute observation de la société ne peut être qu'une autodes-
cription de la société qui, à tout moment, peut être observée, critiquée et mise
en cause par d'autres descriptions. C'est dire que la société ne produit pas uni-
quement des différences au niveau de ses communications de base; elle engen-
dre aussi, en son sein, des distinctions dans le sens de descriptions multiples,
qu'il s'agisse de simples communications sur la communication, de descrip-
tions dans les contextes fonctionnels importants de la société ou de descriptions
théoriques ou idéologiques de cette société.
En partant d'une conception de la société basée sur la communication, on
peut, dans une perspective évolutionniste, décrire la complexification crois-
sante des sociétés historiques successives sous deux aspects, à savoir comme
problème de l'extension et de l'intensification de la communication (médias ou
techniques de communication), et comme problème de la formation ou de la
différenciation des systèmes au sein de la société. L'observation de l'extension
continue de la communication sociétale; qui englobe aujourd'hui la planète
toute entière, fait ressortir l'importance de techniques de communication dans
l'évolution. Elle permet de s'interroger sur ce qui change au niveau de la diffu-
sion de la communication et de la description des sociétés historiques, si le
monde passe d'une culture orale à une culture écrite ou, comme aujourd'hui, à
un mode de traitement électronique de l'information. D'un autre côté, le sys-
tème de communication global de la société, étant nécessairement différencié,
il s'agit de pouvoir préciser le principe d'ordre qui régit la différenciation in-
Luhmann 1988a: 11, et surtout Luhmann 1984a, ch. 4). L'unité que représente une telle
synthèse définit la communication et l'intègre comme élément et point de rattachement
dans un processus où d'autres communications peuvent se succéder. La compréhension est
en effet le terme-clé permèttant de voir que le processus de communication est un proces-
sus autoréférentiel, autosubstitutif. C'est à ce niveau qu'il faut situer la genèse des systè-
mes sociaux. Seule la compréhension permet de poursuivre la communication à travers un
réseau de communication fermé, dont les conditions sont indépendantes de la conscience
des participants à la communication. Nous évitons, dans le contexte de cette étude, le re-
cours au concept plus complexe de "l'autopoièse", utilisé dans la théorie des système auto-
référentiels pour désigner la capacité de systèmes cognitifs, biologiques ou sociaux, de
déterminer eux-mêmes les modalités élémentaires de leur autoreproduction dans un proces-
sus fermé et circulaire, qui est la condition même de toute ouverture, de toute connaissance,
bref, de la possibilité de construire et d'observer le monde ou un environnement spécifique
avec les moyens d'observation du système.
LA SOCIETÉ MONDE 63
4 Voir Luhmann 1982b; 1989a: 30ss.; 1984a: 557, 585; 1994d; 1995b; et (déjà) 1971a. Voir
aussi Stichweh 1994c et 1995; Willke 1989 et Schmidt 1994: 312s. Pour la discussion du
concept dans d'autres contextes théoriques voir surtout Reimann 1992; Heintz 1982; Tu-
dy ka 1989; Tibi 1991, Schrôder-von der Brilggen 1993.
5 Waters (1995: 48 et 43) résume le point de départ étatique et territorial de théoriciens
"globalistes" comme Giddens ou Robertson: " ... the capitalist nation-state is the modern
society par excellence..", ou "societalization, the establishment of the 'modern' nation-state
as the only possible form of society". De même Michael Mann (1986: 212) pose typique-
ment la question de savoir dans quelle mesure les sociétés sont "territorialisées" et répond
en observant: "States are central to our understanding of what a society is. Where states are
strong, societies are relatively territorialised and centralised. That is the most general
statement we can make about the autonomous power of the state". Voir pour la prise en
compte des différences entre globalisation et société mondiale: Luhmann 1994d et 1995b et
Stichweh 1994c et 1995.
LA SOCIETÉ MONDE 65
10 Chez Shannon (1989: 22) nous pouvons ainsi lire que " ... the particular nature of the politi-
cal-economy of the world-system of the modern era sets it apart from its historical prede-
cessors. lt is a capitalist economy organized into an interstate system."
11 Voir par exemple Waters (1995: 43), qui résume les aspects du processus de globalisation
tel qu'il est conçu par Robertson comme individualisation, internationalisation, sociétalisa-
tion et humanisation.
LA SOCIETÉ MONDE 67
dimension de la culture, qui est typiquement opposée à celles de la politique ou
de l'économie. Ces derniers domaines se déterritorialisent et se délocalisent au
fur et à mesure que leurs échanges se symbolisent. 12 Les globalistes rencon-
trent donc la communication et les effets globalisants des appareils sémantiques
dans les différents domaines sociaux et dans des moyens de communication,
dès lors qu'ils admettent que le traitement ou l'échange de l'information est en
soi non-spatial et délocalisé. Or, dire que ce qui est global ou universel est glo-
balisant, est, bien entendu, une description paradoxale, qui peut être atténuée
par l'observation que la communication (globalisante!) est, à son tour, soumise
à un processus de globalisation dans le sens, d'une part, d'une multiplication,
relativisation et universalisation de descriptions locales du monde, et, d'autre
part, d'une modernisation continue des médias de diffusion permettant
l'extension de la communication: un argument historique et technique donc, à
défaut d'une explication sociologique.
Nous retrouvons ici ce que nous avons présenté comme extension planétaire
du rayon d'action de la communication par le biais des médias de diffusion, qui
est concomitant du processus de détachement des domaines fonctionnels de la
tradition. Or, en opérant avec des oppositions telles que matériel/immatériel ou
territorial/non-territorial, qui sont sous-jacentes à la différenciation de sphères
culturelles et sphères localisables (économie et politique), les approches de la
globalisation ne peuvent pas concevoir le fait que tout ce qui est social est né-
cessairement basé sur la communication. La politique et l'économie sont en soi
des contextes de communication qui communiquent sur tout ce qu'ils peuvent
communiquer. Ils ne se réduisent pas à quelque chose de non-culturel qui doit
être civilisé ou culturalisé depuis l'extérieur, comme le pensent les globalistes.
Dans ce sens, l'idée d'une culturalisation du monde est en fait tautologique: on
observe que la politique ou l'économie se transforme en symboles ou en infor-
mations. D'un autre côté, ce n'est pas l'observation de l'intensification ou de
l'extension planétaire des échanges politiques et économiques internationaux
qui permet de conclure que nous avons enfin atterri dans un monde sans fron-
tières. Car une telle vision passe à côté d'un des traits caractéristiques de la
modernité, à savoir le fait que la politique, l'économie, la science, mais aussi la
religion (un domaine que les globalistes attribuent à la culture!) sont des systè-
mes fonctionnels autonomes qui traitent les questions de la pertinence des va-
14 Voir Luhmann 1989a: 35s., 1994d: 5 et 1995c: 19; Stichweh 1995: 33 et 1994c: 88-93.
15 Luhmann (1982c: 240) constate que "Territorial borders have the task of differentiating the
world society into segmentary political functional system, that is: in equal states. This is, in
turn, a pre-requisite for a good deal of political regionalization and this is, again in turn, a
condition for a sufficient degree of consensus-formation, which makes democracy possi-
ble." Voir aussi Luhmann 1989a: 36. Pour la discussion de frontières nationales dans le
contexte de la société mondiale voir Stichweh 1994c.
16 Dans ce sens, Luhmann considère les Etats comme adresses régionales d'une société mon-
diale, qui doit réaliser, en son sein, l'accomplissement de la fonction politique. Voir
Luhmann: "Metamorphosen des Staates" in Luhmann 1995a: 117s.
LA SOCIETÉ MONDE 71
plexité mondiale impénétrable qui est, sur la base de la dynamique des grands
systèmes fonctionnels, le résultat d'une mise en réseau gigantesque et conti-
nuellement croissante de processus de communication au moyen des nouvelles
technologies de l'information. 20 La société n'est plus accessible à partir d'une
communication de face à face ou de table ronde, à partir d'un discours sur la
démocratisation ou sur la culture du dialogue; elle est toujours et simultané-
ment ailleurs. Ces différences sont présentes dans le savoir quotidien, égale-
ment comme impuissance individuelle face au fait que rien ne peut être changé,
et sont renforcées par les médias qui, tout en entretenant la fiction de la société-
interaction, ne peuvent pas ne pas renvoyer sans cesse aux impératifs fonction-
nels, aux structures ou aux abstractions complexes de la société moderne, que
les événements soient problématisés dans leurs aspects scientifiques, économi-
ques, politiques, juridiques, artistiques, religieux ou autres.
Ainsi considérée, la société mondiale ne peut pas impliquer qu'on aboutisse
à une vision unique de la société, ou à l'image d'une société homogène, ce qui
serait idéologique, voire totalitaire, si on voulait l'imposer. Au contraire, un
regard plus précis sur le mode de fonctionnement des médias montre qu'ils
n'articulent pas uniquement les modèles simplifiés de la modernisation ou de la
modernité. Dans leurs nouvelles se voient focalisés tout autant le nouveau et le
conflit. Ils nous confrontent à la multiplication des descriptions de la com-
plexité inaccessible de la société. 21 En deçà de toute théorie de la société, les
médias nous (re-)présentent la réalité communicative de la société-monde à
travers leurs propres distinctions: comme différenciée, complexe, contingente,
incontrôlable. Ceci signifie surtout que dans une telle société, pouvant être dé-
crite comme polycontexturelle, polynucléaire ou polycentrique, il n'y a pas
d'accès privilégié à la réalité pour l'observateur scientifique ou politique tout
comme pour les médias. Dans ce labyrinthe de la communication sociale, tous
sont prisonniers de constructions de réalité observables et critiquables par
d'autres constructions, modèles, textes ou images.
Une telle représentation de la société permet, en fin de compte, de situer les
descriptions totalitaires. Toute tentative cherchant; à l'instar du socialisme
d'Etat, à fonder, ne serait-ce qu'à un niveau régional, la société sur un consen-
sus quelconque, des bases normatives ou ethniques, ne peut formuler la fiction
d'une telle unité qu'au sein même de la société, donc au sein d'autres commu-
nications et descriptions qui acceptent ou refusent la nouvelle description.
Toute idée d'unité se singularise dans la communication dissensuelle, devient
tion technologique, sans être intéressé par une perspective sociologique qui accentue la
question de savoir comment la communication assure sa continuation.
20 Cet aspect de la "société de l'information" est décrit, par exemple, par Bolz 1993 et Bre-
ton/Proulx 1989.
21 Le terme "hypercomplexe" renvoie à cette réalité d'une multitude de descriptions au sein
de la société. Voir Luhmann 1993.
LA SOCIETÉ MONDE 73
5 Ce paradigme de la décomposition se trouve encore chez Parsons (1973: 29): "La différen-
ciation, c'est la division d'une unité ou structure d'un système social en deux ou plusieurs
unités ou structures dont les caractéristiques et la signification fonctionnelle pour le sys-
tème sont différentes". Voir aussi Mayntz 1988: 15.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 79
ou positions fixés par la stratification cèdent aux impératifs des matières et lan-
gages spécialisés des domaines fonctionnels, dont les rapports ne peuvent plus
être réglés de manière transitive. C'est dire aussi que l'ancienne hiérarchie,
caractérisée par le rapport inégal entre les systèmes-strates supérieurs et les
systèmes-strates inférieurs, se voit remplacée par une structure sociale multi-
pliée, caractérisée par la présence de domaines fonctionnels, en soi inégaux,
mais égaux dans leur rapport entre eux. Et la sociologie, se développant dans le
sillage de ces nouvelles réalités, se voit confrontée à un nouveau type de diffé-
renciation symbolisé par la société moderne, tel qu'il est symbolisée par la so-
ciété moderne, et cherche les concepts pour le décrire. 6
En partant d'une théorie de la différenciation sociale basée sur une théorie
des systèmes autoréférentiels, on décrit la transformation de la société comme
changement de la forme dominante ou primaire de la différenciation sociale. 7
La structure sociale qui remplace l'ordre stratifié se voit ainsi exprimée dans la
différenciation fonctionnelle, dans l'établissement de systèmes fonctionnels
autonomes et donc d'un nouveau type de rapport entre les différents domaines
ou unités. La différenciation sociale désignée dans cette perspective signifie
différenciation de systèmes, donc formation de systèmes, c'est-à-dire établis-
sement de nouvelles différences système/environnement et, comme nous le
verrons, de plusieurs niveaux de différenciation au sein d'un système global. 8
La formation de systèmes sociaux conduit nécessairement à la question de sa-
voir comment les rapports de communication entre les systèmes se voient ré-
9 Voir pour la conception classique d'une succession historique de ces formes de différencia-
tion observées en partie déjà par Durkheim et Spencer: Luhmann 1982, 1982b, 1985c,
1989a, 1989b. Voir aussi Mayntz 1988a et Differenzierimg par Weiss in: Wéirterbuch der
Soziologie 1989: 125s.
10 Voir Luhmann 1982a: 232ss.; 1989a: l 76ss.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 81
systèmes. Elle est aussi, par conséquent, contenue en elle-même, en tant que
réalité multipliée. L'unité de la société moderne se manifeste dans le principe
prédominant de sa différenciation, à savoir la différenciation fonctionnelle qui
est à l'origine d'une pluralité de systèmes partiels dont chacun reconstruit la
société sur la base d'une différence spécifique entre système et environnement
intra-sociétal. La société est donc toujours la multiplicité de ses sous-systèmes
fonctionnels avec leur environnement correspondant: elle est à la fois le sys-
tème politique et l'environnement intra-sociétal de celui-ci, le système fonc-
tionnel de l'économie et l'environnement intra-sociétal de celui-ci, le système
scientifique et l'environnement intra-sociétal de celui-ci, etc. 13
Une telle conception a des conséquences importantes pour la description ou
l'autodescription de la société et de ses sous-systèmes fonctionnels. Elle nous
confronte au paradoxe d'une description de la totalité sociétale au sein même
de la société. En tant que différence spécifique entre système et environnement
intra-sociétal, un système partiel ne peut pas ne pas aboutir à une représentation
de l'unité de la société: il peut insister sur la prétention (et l'illusion néces-
saire!) d'être le tout, la société. Il en va ainsi des sous-systèmes, tels que
l'économie, la politique, le droit, la science, l'éducation, etc., qui actualisent et
reconstruisent la société avec leur propre perspective système/environne-
ment.14 Ils remplissent une (et une seule) fonction sociétale en participant à la
communication sociétale; dans ce sens, ils sont des systèmes universels pou-
vant traiter ou thématiser, dans la société, tout ce qui relève de leur compétence
fonctionnelle. Mais ils ne peuvent faire ceci qu'au sein même d'une société
structurée, en se différenciant par la reproduction d'opérations spécifiques. Ils
sont donc à la fois la société et pas la société, à la fois autonomes et systèmes-
dans-un-environnement intra-sociétal. 15
Or, la coexistence de systèmes autonomes basés sur des fonctions non-inter-
changeables implique en même temps de fortes interdépendances entre les
systèmes. L'indépendance de systèmes fonctionnels n'est en aucun cas pensa-
ble sans leur dépendance réciproque, sans la compensation de la spécification
fonctionnelle par la dépendance par rapport à d'autres fonctions. Ces interdé-
pendances et indépendances se renforcent mutuellement: elles sont à l'origine
d'une dynamique et d'une complexité des systèmes, dont nous savons qu'elles
ne cessent de croître, créant ainsi à la fois la richesse des possibilités et les pro-
blèmes complexes de la société moderne. Dans une société fonctionnellement
différenciée, il ne s'agit plus d'une régulation de rapports entre un sommet et le
reste de la société, il s'agit de la question de savoir comment des systèmes au-
tonomes sont à même de régler leurs rapports avec les autres systèmes présents
dans leur environnement. En d'autres termes, ce qui est en cause est la coordi-
nation du rapport entre l'indépendance et les interdépendances des systèmes
fonctionnels. L'interdépendance des systèmes permet de voir que le système
n'est pas uniquement orienté vers l'accomplissement d'une fonction qui ex-
prime le rapport du système avec le système global. Il entretient aussi des rap-
ports avec d'autres sous-systèmes dans son environnement, auxquels il met à
disposition ses prestations. Les systèmes fonctionnels se trouvent dans un rap-
port de confirmation réciproque.
Des systèmes fonctionnels, tels que la politique, l'économie, la science ou
le droit s'appuient et se renforcent mutuellement dans leurs prestations. Un re-
gard sur certains pays du Tiers-Monde ou des pays (ex-)socialistes montre à cet
égard que la complexité et la vulnérabilité de la société dépendent du fonction-
nement de ce rapport de confirmation réciproque entre les systèmes, qui
n'existe pas là où des domaines fonctionnels se voient instrumentalisés par les
structures politiques, ou lorsque la politique se voit réduite à un appareil admi-
nistratif insuffisamment différencié par rapport aux autres structures sociales.
Le fonctionnement du rapport de confirmation implique aussi que les systèmes
fonctionnels se déchargent mutuellement, par exemple, dans le cas d'une éco-
nomie monétarisée qui, dans la mesure où elle fonctionne, rend possible une
politique qui n'est pas obligée de mobiliser continuellement ses moyens de
contrainte. 16 Cette observation gagne toute sa pertinence dans le contexte de
l'effondrement du socialisme, donc de structures politiques chroniquement sur-
chargées par des problèmes économiques, une surcharge qui trouve son origine
dans la politisation des processus économiques par le "système". Cette question
renvoie cependant au problème crucial de l'adaptation des prestations à
d'autres systèmes. Autrement dit, il s'agit de savoir si et dans quelle mesure les
prestations d'un système déploient des effets que d'autres systèmes autonomes
peuvent concilier avec leur propre fonction, avec leurs propres communications
et opérations (par exemple paiements dans le système économique dont le me-
dium de communication est l'argent). Cet aspect peut être mis en rapport avec
la constitution autocatalytique des systèmes. L'organisation autoréférentielle
des systèmes permet de comprendre pourquoi des systèmes différenciés sont à
même de se dérober à l'influence de leur environnement. Leur autonomie im-
plique l'indépendance des processus d'autorégulation internes qui, s'ils peu-
vent bel et bien être stimulés ou perturbés depuis l'extérieur, se dérobent
s'écroule20 , à la différence près que le "système" n'est pas la société, mais tout
au plus une structure de pouvoir hyperorganisée établie dans une région parti-
culière, ayant son adresse à Moscou et qui est en mesure de contrôler ou per-
turber les domaines sociaux organisés qu'il rencontre sur son territoire.
Rappelons par ailleurs que, contrairement au communisme soviétique,
l'aristocratie ne devait pas le maintien de ses positions à un appareil répressif
totalitaire, mais à un contexte sociétal normatif qui ne connaissait pas d'autre
forme de représentation sociale. Des ressemblances existent bien entendu; elles
sont typiquement situées au niveau des modalités d'une domination politique
par des élites en situation de fin de régime. Les soviétologues parlent, par
exemple, d'une exploitation néopatrimoniale ou néotraditionnelle du pays par
la nomenklatura soviétique, afin de préciser la situation post-révolutionnaire
d'un "système" dont les membres n'ont plus que l'objectif de bénéficier des
avantages de leurs positions de pouvoir.21 Mais il faudrait alors préciser aussi-
tôt que les conditions sociales d'une telle structure de pouvoir résident dans la
domination par le parti unique, dont la société organisée artificiellement est
censée maintenir la fiction d'une société socialiste autonome, dans une région
qui subit pourtant tous les effets de la modernité.
C'est dire aussi que les réalités multiples des différences fonctionnelles tra-
versant la société moderne ne peuvent pas être traduites dans le schéma d'unité
d'un pouvoir régional qui, à l'instar du socialisme soviétique, est obsédé par
l'unité de la société. Au niveau de son autodescription idéologique et de sa
mise en scène publique, un régime totalitaire peut simuler l'exclusion de la dif-
férence, avant tout de celle qui distingue le plus radicalement le pouvoir mo-
derne du pouvoir traditionnel, à savoir que celui-là n'est pas pensable sans une
opposition politique qui aspire à occuper à son tour les positions du sommet
politique. Contrairement aux sociétés traditionnelles, la fiction totalitaire d'un
pouvoir-un et de ses corollaires sémantiques du peuple-un et de la société sans
classes à opinion unique, provoque un conflit, d'autant plus que le pouvoir so-
viétique entend exporter sa conception d'une société différenciée sans différen-
ces en essayant de la globaliser au niveau mondial. 22 C'est à ce niveau que l'on
peut parler d'un projet anti-moderne du socialisme soviétique conçu comme
unité et égalisation sans différenciation. 23 Mais là encore, il s'agit de ne pas
Pipes 1994: 240ss.). Dans les deux cas il s'agit pourtant d'un retour régressif aux concepts
unitaires et hiérarchisés de la société traditionnelle stratifiée.
24 Voir encore une fois Luhmann 1985a.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 87
les nationales, universités, hôpitaux, etc.), tandis que d'autres se voient comme
des exclus qui ne peuvent pas ou que partiellement, par exemple, pour des rai-
sons simplement démographiques, faire participer leurs populations dans les
systèmes fonctionnels. On chercherait en vain une quelconque valeur explica-
tive de la notion de classe pour nous guider, non pas dans la recherche de cou-
pables dotés du pouvoir d'exclure - la perspective des théories dites de la
conspiration -, mais dans l'explication des mécanismes d'inclusion et
d'exclusion dans la société moderne. Nous préciserons par la suite les implica-
tions de la notion d'inclusion, qui nous permet d'insister sur un autre aspect
fondamental de la différenciation fonctionnelle. Le passage à ce type de diffé-
renciation ne fait pas uniquement éclater toute idée d'une société basée sur un
centre ou un modèle hiérarchique, il transforme aussi les modalités de la parti-
cipation dans les systèmes de la société.
Inclusion et professionnalisation
25 Voir Luhmann 1994b: 62s.; 1990a: 34ss; 1989a: 213s.; 1989d: 40ss; 1980: 31ss .. De
même, voir Stichweh 1988b: 261ss., 1994a: 362ss; 1994b: 210.
88 CHAPITRE2
26 C'est l'exclusion de l'individu de la société qui rend pensable celui-ci comme libéré et
permet de réaliser des degrés de libertés qui étaient impensables dans des sociétés tradi-
tionnelles. Voir pour la sémantique de l'individualité dans la société moderne Luhmann
1989b: 149ss.
27 Luhmann (1990a: 35) résume ces règles d'accès généralisées comme suit: "As an individ-
ual, a person lives outside the function systems. But every individual has to have access to
every functions system if and insofar as his or her mode of living requires the use of the
functions ofsociety. Seen from the point ofview of the system ofsociety, this requirement
is formulated by the principle of inclusion. Every function system encompasses the entire
population; but only with the respective sections of its mode of living that are functionally
relevant. Everyone enjoys legal status and the protection of the law. Everyone is educated
·in schools. Everyone can acquire and spend money etc. Against the background of this pre-
cept of inclusion the inequality of factual opportunities becomes a problem precisely be-
cause it is no longer supported by the differentiation scheme of society but reproduced
afunctionally." Voir aussi Luhmann 1994b: 62.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 89
fonctionnel de l'accomplissement ou du rendement qui présuppose, à son tour,
la formation, et, de ce fait, l'inclusion généralisée de la population dans le sys-
tème de l'éducation. L'alphabétisation de la population est typiquement un
problème moderne, qui ne se pose comme exigence d'inclusion qu'après la
dissolution des structures stratifiées exclusives. La société moderne remplace
l'inégalité due à la stratification par l'égalité de l'accès à des systèmes fonc-
tionnels autonomes inégaux et non-commensurables. L'inégalité n'est plus
fondée dans la structure sociale, par exemple, dans une position de classes,
comme le prétend la théorie marxiste; elle est le résultat inévitable du mode de
fonctionnement des systèmes fonctionnels, principalement de l'économie et de
l'éducation, de leurs critères de sélection et normes de performances fonction-
nelles qui classifient les individus essentiellement à travers la différenciation de
hiérarchies scolaires et de hiérarchies de rôles professionnels dans le cas de
l'économie ou du service public, déterminant ainsi les chances de carrière et de
vie ou l'ascension sociale.
Comme on le sait, les théories de la modernisation ont considéré
l'alphabétisation à grande échelle comme facteur-clé de la modernisation. Et là
encore, on se rend compte que la société moderne, dans sa complexité, serait
inimaginable sans l'organisation sociale et l'amélioration continue des condi-
tions communicatives de la participation dans les différents contextes de com-
munication fonctionnels. Les différentes réponses nationales à ce défi, qui sont
sous-jacentes à la construction de l'Etat-nation, au 19e siècle, du socialisme
national et de l'Etat indépendant post-colonial au 20e siècle, présentent ce pro-
blème, soit en termes d'unité nationale, donc comme description se référant à
une base territoriale et ethnique, soit directement en termes idéologiques, par la
référence à la société sans classe à construire. L'Etat-nation tente donc de ré-
soudre le problème de l'inclusion à l'aide de critères non fonctionnels et exclu-
sifs comme la langue nationale et la nationalité. Cette entreprise est censée
conditionner l'accès aux langages spécialisés des différents systèmes fonction-
nels tout en permettant d'accentuer l'indépendance de la modernisation politi-
que et économique du pays.
Par ailleurs, ce que nous avons décrit comme la réponse socialiste à
l'impératif de modernisation dans des pays arriérés, soumet l'inclusion dans les
domaines fonctionnels avant tout aux critères idéologiques fixés par le parti
unique. Ces critères peuvent, le cas échéant, être combinés avec les descriptions
d'identités collectives résultant de guerres de libération (le cas de la Chine, par
exemple). En réalité, l'Etat peut superposer ses critères politiques et/ou idéolo-
giques aux critères d'inclusion des systèmes fonctionnels du fait qu'il maîtrise
un territoire et, par là, une population qui est d'avance, eo ipso, inclue dans le
système politique, dans le rôle de gouvernés qui est complémentaire à celui des
dirigeants politiques qui gouvernent. Et puisque tel est le cas, le peuple gouver-
né peut être organisé politiquement et mobilisé pour les besoins de la finalité
politique de la modernisation. C'est dire aussi que l'Etat dispose de moyens
90 CHAPITREZ
ce qui est sa raison d'être, à savoir la prospérité et la sécurité pour tous (les in-
clus!). Aucun régime politique dit fermé n'y échappe.
Un regard sur la libéralisation des régimes dictatoriaux montre que, une fois
que les frontières sont ouvertes, les conditions de l'inclusion de la population
dans les contextes fonctionnels sur leur territoire ne peuvent plus être contrô-
lées par voie politique. Et ce ne peut être qu'une question de temps pour que
des couches sociales modernes, i.e. moyennes, socialisées par un système
d'éducation moderne et participant comme producteurs ou consommateurs à
une économie monétarisée, signalent la revendication d'une extension des pos-
sibilités de participation au système politique. Nous avons retenu une tendance
semblable dans le cas du socialisme soviétique, dont la stratégie de modernisa-
tion crée, même avant toute libéralisation, les conditions de la naissance de
mentalités modernes, d'une inclusion généralisée de la population à travers la
professionnalisation des domaines fonctionnels. Le point intéressant à souli-
gner, concerne le fait que la prise en charge politique de certains aspects-clés
de la modernisation, comme l'alphabétisation de la population par la scolarité
obligatoire et sa mobilisation par la professionnalisation des domaines fonc-
tionnels, crée aussi les possibilités modernes d'une mise en cause de structures
de domination non-modernes. 29
L'inclusion généralisée de la population, comme public spécifique, dans les
systèmes fonctionnels doit être distinguée de l'inclusion professionnelle, de la
participation professionnelle dans les systèmes fonctionnels, plus précisément
dans les organisations de ces derniers, à travers les rôles d'accomplissement ou
les rôles de travail, ce qui contredit la règle de la participation générale dans les
systèmes fonctionnels. L'exigence de l'inclusion multiple et généralisée des
particuliers dans les systèmes fonctionnels ne concerne manifestement que les
rôles de publics ou de clientèle spécifiques qui représentent les contreparties
des professions fonctionnelles. 30 Des rôles typiques, comme électeur, con-
sommateur, patient, étudiant, amateur d'art ou fidèle, à travers lesquels les in-
dividus participent à des contextes de communication spécifiques, ont ceci de
commun qu'ils complètent un rapport de rôle avec des professions fonction-
nelles, soit à titre de public, soit comme clients. Dans ce sens, le rôle du public
est complémentaire aux rôles d'accomplissement ou de travail spécialisés et
professionnalisés dans les systèmes fonctionnels. 31 Ils sont inséparables de ces
29 Un problème qui s'est posé déjà dans la Russie tsariste, où les réformes de la formation
avaient l'effe,t imprévu d'une contestation de l'autocratie tsariste. Voir Beyrau 1993: l 7ss.
30 A cet égard, la professionnalisation peut être considérée comme relation bilatérale ou inter-
action entre rôles fonctionnels qui gèrent, en tant que professions, les contextes matériels
des connaissances dans les systèmes correspondants, et le rôle complémentaire du client.
Voir Stichweh 1994a: 370s. Voir aussi Boudon/Bourricaud 1982: 437s.
31 Voir Luhmann 1977: 236s., Stichweh 1988b: 26lss., Luhmann 1989a: 213.
92 CHAPITRE2
37 C'est du fait que ces systèmes sont orientés vers le succès de la communication qu'ils
doivent assurer celle-ci d'une manière qui la rend indépendante des aléas de la communi-
cation par l'interaction. Telle est la fonction de médias de communication, à savoir médiati-
ser la communication. Or, les systèmes fonctionnels ne sont pas tous orientés sur le succès
de la communication, donc sur la solution par la voie communicative de problèmes parti-
culiers de la société. Contrairement aux systèmes politique, scientifique ou économique,
des systèmes fonctionnels, tels la santé, ! 'éducation ou encore la religion, se référent au
succès d'un traitement dans l'environnement de la société: ils visent la modification d'états
spécifiques de l'environnement non communicatif(corps, psychisme, salut de l'âme), donc
sur des problèmes de personnes qui exigent typiquement l'établissement de systèmes
d'interaction particuliers (pratiques) basés sur les rapports personnalisés entre professions
spécifiques et clients. Voir Stichweh 1988b: 276, Luhmann 1988c: 304. Voir à ce sujet nos
observations sur l'inclusion dans des systèmes fonctionnels supra p. 87ss.
38 Voir Luhmann 1994c: 25-36, 1987b: 13-3let 1989b: 358-448.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 95
39 Pour cette raison Luhmann, propose de distinguer le plan du code et celui des programmes,
ces derniers permettant de faire, dans une décision, les attributions justes. Le programme
est défini comme complexe de conditions de lajustesse du comportement. Le terme permet
d'englober des orientations sur des fins et des conditions. Voir Luhmann 1984a: 432 et
1986b. Voir aussi Morin 1980: 224.
96 CHAPITRE2
grammes que doivent être traités les problèmes complexes de la société, qui
reflètent toujours le fait de l'interdépendance mutuelle des systèmes fonction-
nels et de leurs perspectives.
Sans la distinction de ces deux niveaux, qui montre qu'un système fonc-
tionnel autonome est un système-dans-un-environnement, nous ne pourrions
pas faire la différence entre la différenciation fonctionnelle et le fait, tout aussi
indéniable, des interférences, par exemple, de la politique dans l'économie, ou
de dédifférenciations sociales. Comme nous le verrons dans le cas de l'URSS,
ces dédifférenciations doivent être considérées dans un contexte régional, où un
régime politique peut créer des cadres plus ou moins favorables à l'exercice
d'activités économiques ou scientifiques, tout comme il peut bureaucratiser,
nationaliser ou réguler de grandes parties de l'économie locale. C'est aussi à ce
niveau régional que les Etats peuvent, par exemple, s'endetter sur les marchés
des capitaux - selon les conditions fixées par l'économie - et ruiner leurs pays
respectifs par leurs dépenses ou le coût de l'Etat-providence, ce qui déclenche à
son tour des réactions du côté de l'économie, réactions non prévues dans les
programmes politiques. De telles interférences politico-économiques maintien-
nent des différences considérables entre régions (competitive advantages), mais
présupposent la réalité de systèmes fonctionnels différenciés univ~rsels et auto-
nomes qui peuvent, de ce fait, poser des problèmes considérables dans leur
ajustement mutuel.
Les mêmes conclusions s'imposent également si nous jetons un regard sur
les pays de la périphérie, qui sont confrontés aux défis de la modernisation. Là,
un degré de monétarisation très élevé de la vie sociale, tel qu'il s'exprime dans
les pratiques de corruption à grande échelle, peut renvoyer au fait que les mé-
canismes de régulation traditionnels ont perdu, ou sont en train de perdre, leur
force nonnative, tandis que les nouvelles nonnes du droit, de la politique et de
l'administration ne sont pas encore suffisamment différenciées et institutionna-
lisées pour pouvoir fonctionner comme telles, c'est-à-dire comme facteurs
d'orientation ou comme conditions-cadre indispensables à l'autorégulation des
divers domaines sociaux. Or, seule une perspective orientée sur une conception
nationale de la société arriverait ici à la conclusion que le droit, l'économie ou
la politique ne sont pas encore différenciés, dès lors que des particularités lo-
cales, telles que le non-respect de nonnes juridiques, le clientélisme, la corrup-
tion ou, de manière générale, l'institutionnalisation insuffisante de la fonction
publique, suggèrent que la modernisation n'est pas achevée ou que la moder-
nité s'est quasiment arrêtée à la frontière du pays en question. En réalité, le
problème du décalage dans la modernisation exprimé ici ne peut pas signifier
que des frontières territoriales ou des frontières entre espaces économiques
marquent aussi la différence entre un monde avec différenciation et un monde
sans ou doté de structures moins différenciées. Ce serait comme si, en passant
la frontière, on devait envisager la possibilité d'être confronté, tout à coup, à
d'autres systèmes fonctionnels, une autre voire aucune éducation, une autre
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 97
science, une autre politique, ou encore, une autre économie, qui le serait en
raison, par exemple, de l'arriération du pays, de la confusion du monde de
l'argent avec la politique, ou encore du fait de la force normative de cultures
locales.
Une vision régionale de la société peut, bien sûr, conclure que le passage
des frontières territoriales signifie dans certains cas le passage à un autre
monde, ce qui est sans aucun doute vrai, comme le montre un regard sur certai-
nes parties du monde. La question n'est cependant pas de savoir, si ou dans
quelle mesure, des particularités locales, traduisent des différences dans la dif-
férenciation fonctionnelle entre les pays. Dans une perspective systémique, qui
part du fait social de base de la communication, la tentative de localiser la dif-
férenciation fonctionnelle ou de décomposer quasiment une région en vertu
d'un type de différenciation particulier ne peut pas fonctionner. Il s'agit de sa-
voir comment les avantages et désavantages, visualisés par les systèmes fonc-
tionnels opérant au niveau mondial, peuvent être exploités au niveau régional,
c'est-à-dire être traités comme informations dans les organisations étatiques,
juridiques, économiques ou scientifiques qui permettent d'adopter des déci-
sions rationnelles - rationnelles dans la perspective du système correspondant,
par exemple, la réalisation d'un programme d'austérité anti-inflationniste qui
cherche à sortir le pays de la crise économique en lui faisant subir ce que les
institutions financières internationales suggèrent pour son cas.
cations, qui ne peuvent être reproduites que si elles divergent des communica-
tions précédentes: toute communication politique implique la contrainte inévi-
table d'une prise de position par rapport à une autre communication, donc
d'une communication d'une différence, d'une contradiction, qui se présente
comme conflit. On pourrait dire que le code gouvernement/opposition institu-
tionnalise le non dans le système politique. La différenciation, au sein du sys-
tème politique, de systèmes multipartites, accomplit cette fonction:
l'articulation d'une différence, d'un antagonisme, d'un non par rapport au oui,
d'une deuxième interprétation, permettant à la communication de continuer et
de combiner le contexte fermé d'un système autoréférentiel avec
l'environnement sociétal. Autrement dit, la dynamique de la communication
politique antagoniste 48 doit pouvoir maintenir et agrandir la résonance du sys-
tème par rapport à la dynamique et aux grands problèmes de la société mo-
derne.
Les deux valeurs du code du pouvoir se conditionnent réciproquement tout
en étant asymétriques, dès lors que seule la valeur positive - la position gou-
vernementale - symbolise la continuité du système, sa gouvernabilité, sa repro-
duction: le pouvoir est toujours occupé par quelqu'un. En revanche la valeur
négative sert, à l'opposition et au gouvernement, comme valeur de réflexion,
renvoyant ainsi aux conditions permett~nt de rester dans la position positive.
On voit donc ici que les deux valeurs du code ne sont mises en rapport que de
manière technique, de façon à permettre de passer d'une valeur à une autre. Le
code politique est donc séparé de la morale. 49 Et on comprendra aisément
pourquoi: l'occupation de la valeur positive, en l'occurrence la position gou-
vernementale, ne peut pas, dans une société moderne, être liée à la valeur posi-
tive d'un autre code ni être associée, par exemple, au bon, au juste, à une idée
de grandeur ou à une position omnisciente. Dans la société traditionnelle, le roi
a été justement identifié à l'ordre naturel et moral et a pu être considéré à la
fois comme puissant, magnifique, juste, riche, sage, etc.
A partir de là, on peut se demander si et comment un régime politique, dans
des conditions modernes, est à même de supporter en son sein la possibilité du
dédoublement de tous les énoncés, programmes et projets politiques qui se réa-
lisent dans toutes les opérations politiques, qui sont susceptibles d'être trans-
formées en décisions étatiques. Après tout, la fin de ce siècle coïncide avec
ernment and what is advantageous to the OP.position. Ali this is achieved because of a small
temporal difference: the possibility that governing and opposition parties will switch places
in the next election."
48 Il devrait être clair que ce terme ne signifie pas "obstructionniste", ne désigne donc pas une
position d'opposition "systématique", même si celle-ci n'est pas exclue et peut conduire à
I'ingouvernabilité.
49 Luhmann parle d'une "amoralité supérieure" de la politique. Voir par exemple Luhmann
1994c.
102 CHAPITRE2
53 Notre perspective systémique anticipe ici les conclusions que nous ferons à partir de la
discussion du concept classique du totalitarisme. Voir infra chapitre 7.
54 Voir Robinson 1995: 174.
55 Voir Siniavski 1988: 98.
56 Voir Jowitt 1992a et nos observations infra p. 167ss. Tandis que Jowitt décrit la normalisa-
tion du régime en termes d'une corruption néotraditionnelle, Gellner (1994 ch.4, surtout pp.
40ss.) se réfère, dans son explication de l'effondrement du socialisme soviétique, à l'écart
croissant entre la promesse de salut d'une religion séculière et la sacralisation inflationniste
du quotidien, d'une part, et, d'autre part, les pratiques d'un régime qui perd sa légitimation
de diffuser et de "populariser" le message de la foi marxiste. Nous rencontrerons des va-
riantes de ce raisonnement à plusieurs reprises. Voir par exemple les observations de Poggi
(1990), que nous préciserons infra p. 262.
104 CHAPITRE2
57 Siniavski (1988: 267) observe à ce sujet que la langue perd sa fonction de moyen de com-
munication et devient "système incantatoire devant refaire le monde".
58 Voir nos observations sur l'affinité structurelle entre l'Eglise officielle et la société organi-
sée, infra p. 116ss.
59 Voir, pour cette sanctification de l'Etat, Lewin 1987: 438s. et Siniavski 1988: 146ss.
106 CHAPITRE2
60 Comme Luhmann le précise, un miroir a ceci de particulier qu'il ne renvoie pas uniquement
l'image de celui qui s'y regarde, mais aussi celle de l'autre à l'arrière-plan: d'autres acteurs,
d'autres opinions (divergentes) sur les thèmes en question. Voir pour l'utilisation de cette
métaphore dans le contexte de l'opinion publique Luhmann 1990a: 183ss. et 216. Le
"système soviétique" a, comme nous le verrons, fait le contraire: il a construit un miroir
sans rivaux, qui ne renvoie que l'image déformée de ses propres constructions. Voir nos
observations infra p. I 73.
. LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 107
62 Landfried (1989: 130ss.) met l'accent sur le rapport entre la formation d'une sphère publi-
que séparée du privé, l'établissement d'un espace public et la possibilité de considérer la
corruption comme scandaleuse.
63 Voir Neckel 1989a, 1989b et Luhmann 1994c: 34.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 109
64 Gellner (1994: 137) observe dans ce sens: "In an important sociological and non-evaluative
sense, the Bolshevik system did constitute a moral order. By contras!, and this is perhaps
one of ils most significant virtues, Civil Society is an a-moral order. Under the Communist
system, truth, power and society were intimately fused. Political authority was not seen as a
convenience, but as the fulfillment and agent of an ultimate, immeasurably deep insight
into the nature of the human condition and of the historie plan, and the agent of ils imple-
mentation. It was the caretaker of absolute righteousness, deputizing for it and preparing
the ground for its coming. Ils aim was total virtue, not the diminution of inconvenience. In
logical consequence, opposition to it was naturally not merely some kind of civil offence,
like driving on the wrong side of the road; it was a vicious and deep disturbance of the
moral order. lt deserved and received a far more emphatic condemnation. 'For dogs, a dog's
death!' - the headlines screamed al the time of the Moscow trials."
65 Pour Luhmann (1994c: 34) "the 'higher amorality' of the functional code thus requires a
moral backing; or, at least, it is compatible with a system of morals that tries to ensure that
the difference between winning and losing is due to merit in the terms of the sport and tells
the public something about athletic achievements rather than biochemistry". L'exemple du
sport est particulièrement pertinent ici, dès lors que l'idée du fair-play, qui est reprise par
d'autres systèmes fonctionnels, est ici préconisée de manière quasiment obsessionnelle.
Comme les e,yeux deviennent toujours plus importants, il va de soi que la tentation de ne
pas se tenir aux règles du jeu augmente à son tour, ce qu'on peut aussi observer, bien en-
tendu, dans les domaines économique et politique.
110 CHAPITRE2
A partir de là, on se rend compte que chaque système fonctionnel a ses pro-
pres attentes morales. Ce sont elles qui permettent d'identifier, de rendre scan-
daleux la corruption, de préconiser l'adoption de nouvelles lois pour
contrecarrer des nouvelles formes de corruption et d'empêcher, par exemple,
que des politiciens puissent être achetés. Ce sont en fin de compte les règles du
jeu internes du système en question qui doivent tracer la ligne entre les coups
admis et les coups non admis, et répondre à la question de savoir ce qu'on peut
ou ne doit pas faire ou acheter avec l'argent et le pouvoir. La différenciation des
domaines fonctionnels de la société impliquy aussi l'établissement de méca-
nismes de protection qui fonctionnent comme barrières face aux interférences
ou influences provenant de l'environnement social. Dans ce contexte,
l'importance de l'existence de structures juridiques autonomes et performantes
ne saurait être sous-estimée dans la question de savoir si et comment, dans les
interactions sociales non-économiques, les risques d'une monétarisation dys-
fonctionnelle ou aliénante peuvent être restreints ou éliminés. Des critères mo-
raux sont sans doute aussi importants, par exemple, pour dénoncer
publiquement des cas de corruption dans la politique. Un appel moral ne peut
cependant guider les communications fonctionnelles internes que dans la me-
sure où le système considère des normes morales comme faisant partie de ses
propres attentes normatives, avec lesquelles il surveille l'accomplissement de la
fonction, plus précisément le fonctionnement correct des opérations par les-
quelles des positions de pouvoir sont gagnées ou exploitées.
CHAPITRE3
Nous nous concentrons à présent sur un type de systèmes sociaux qui peut être
situé entre le niveau de la société (différenciation fonctionnelle) et celui des
interactions (communications entre partenaires présents), à savoir les systèmes
organisés. Avec le concept d'organisation, nous nous approchons du noyau
même de l'architecture du socialisme soviétique, de son obsession de réduire le
social à la chaîne de commandements d'une organisation. Nous avons déjà in-
sisté sur le fait que, dans des conditions modernes, la société 'ne peut pas être
présentée dans les termes d'une organisation, d'un corps ou d'une corporation,
tel que dans les sociétés traditionnelles avec leurs principes d'inclusion in-
égaux. La différenciation fonctionnelle entraîne l'éclatement de l'idée d'une
unité sociale organisée. Elle consacre la séparation entre le niveau de la diffé-
renciation de la société et celui des organisations, tout autant qu'elle conduit à
la différenciation entre systèmes d'interaction et système de la société. 1
En tant que société mondiale qui inclut toutes les communications, la so-
ciété ne peut plus être réduite au plan d'une organisation. Au contraire, elle
englobe tous les autres systèmes sociaux, à savoir les organisations et interac-
tions. C'est dire aussi que même les systèmes fonctionnels ne peuvent pas être
organisés, dès lors que ceux-ci opèrent sur le plan universel de la société. C'est
du fait que la société moderne ne peut pas être organisée, que les organisations
gagnent une importance immense dans un monde qui ne cesse de se complexi-
fier et de traduire d'énormes besoins de coordination et de synchronisation de
la communication sociale des interactions. On pourrait dire que c'est la com-
plexité de la modernité qui engendre la nécessité de décisions, donc
d'organisations. Dans ce sens, la théorie des systèmes autoréférentiels permet
de concevoir des systèmes organisés comme contextes de communication auto-
référentiels qui créent et reproduisent eux-mêmes le matériel de leur communi-
cation, à savoir des décisions, et par là aussi les structures, les règles et les
Voir Luhmann 1975b, 1977a: 272ss., et 1989a: 233ss. Pour une synthèse des positions de
Luhmann sur les systèmes organisés voir Gabriel 1979.
112 CHAPITRE3
13 Ce qui est pourtant le cas dans une description telle que celle de Gellner 1994 ch. 4.
ORGANISATIONS ET SOCIÉTE ORGANISÉE 119
de l'Eglise
domaines
ses
interne du
système de la Rapports avec d'autres
religion domaines sociaux, rôles,
expériences et actions
non-religieuses
Système de la religion
-membres du
e favorables à
· Le "système"
dans le sens de la
société organisée
CHANGEMENT RÉVOLUTIONNAIRE
ET MODERNISATION
CHAPITRE4
En tenant compte des attentes que déclenche 1789 - à ne pas confondre avec
une description sociologique de la société -, on s'aperçoit que le socialisme
symbolise et projette, comme aucun autre mouvement, un type de changement
révolutionnaire qui en fait l'expression même de la modernisation en cours, de
son mouvement vers l'avenir. En même temps, c'est le présent de l'avenir et de
ses promesses qui fait surgir la question de savoir si et dans quelle mesure la
réalité des révolutions bourgeoises peut et doit être dépassée par la révolution
socialiste. Les conclusions politiques correspondantes, qui diviseront la gauche
authority but also against the modern institutional systems - political, economic, and ideo-
logical - which developed in the first phase of modem European society ."
130 CHAPITRE4
12 François Furet observe qu'il y a eu "une conjoncture historique dans laquelle on a pu pen-
ser changer l'homme, changer la société, changer les structures séculaires de subordination
et d'oppression, faire des individus qui soient à la fois autonomes et qui formeraient en
même temps un tout collectif. Tel est le rêve révolutionnaire, sa radicalité. C'est aussi ce
qui fait que pour moi la révolution n'est pas totalitaire, et qu'on ne peut pas la rendre équi-
valente aux totalitarismes du 20e siècle: la Révolution française s'ancre toujours dans
l'individualisme juridique. En même temps que les révolutionnaires font la Terreur, ils ré-
digent le Code civil." (Entretien avec F. Furet, Magazine littéraire no. 258, 1988: 19. Voir
aussi Furet 1988).
13 Voir Koselleck 1969: 79.
14 Pour une interprétation de la notion de contradiction selon Marx dans le cadre d'une théorie
du changement basée sur une théorie de la communication, voir Eder 1992: 320.
ASPECTS DE LA MODERNISATION EUROPÉENNE 131
15 Selon la formule duale de Marx "toute révolution dissout l'ancienne société; en c sens elle
est sociale. Toute révolution dissout l'ancien pouvoir; en ce sens elle est politique" cité par
J.P. Lefebvre, article "révolution" in: Labica/Bensussan 1982: 796.
16 La spéculation marxiste sur l'effondrement imminent du capitalisme s'exprime dans des
formules de combat correspondantes qui sont censées représenter autant de phases dans
l'évolution du capitalisme vers son stade ultime: "capitalisme libéral", "capitalisme indus-
triel", "capitalisme organisé", "capitalisme d'Etat" ou encore "capitalisme de monopoles".
17 Voir la thématique symptomatique du congrès des sociologues allemands de 1968, présen-
tée comme alternative, "capitalisme avancé ou société industrielle?".
132 CHAPITRE4
Si l'on part d'une notion régionale de la société on peut, bien entendu, dire que
l'URSS instaure quelque chose de nouveau, un système de société qui ne se
contente pas d'être une société nationale, mais qui vise l'hégémonie idéologi-
que et politique, donc impérialiste, au sein d'un système d'Etats international
considéré comme capitaliste. Parler à cet égard de l'ère du socialisme ou du
totalitarisme a toute sa pertinence, dans la mesure où le caractère nouveau du
"système soviétique", sa prétention totalitaire et son engagement dans un com-
bat d'élimination avec le monde capitaliste, ont été, aux yeux des observateurs
contemporains, à l'origine d'un clivage global qui dominait la politique inter-
nationale depuis plusieurs décennies.
Or, un clivage politique, ou même un conflit qui prétend être davantage que
politique, à savoir un conflit de classes global, ne recèle aucun potentiel per-
21 Là réside aussi une première différence importante entre une approche sociologique et une
approche historique. Cette dernière fait coîncider le niveau de la "coupure" historique repé-
rée sur le plan événementiel, par exemple dans la Révolution française, à celui de la socié-
té. Elle ne dispose pas de notions permettant de résumer les nouvelles réalités, telles que la
démocratisation de la politique, la propriété privée, les droits fondamentaux, le droit positif,
la séparation entre l'Eglise et l'Etat, etc., sous un principe unificateur qui questionnerait ce
qui est considéré désormais comme moderne autrement que par l'énumération d'éléments
certes importants, mais qui ne permettent pas de préciser la complexité de la nouvelle ar-
chitecture sociale. Par ailleurs, et comme nous l'avons déjà dit, la révolution présuppose la
sémantique qui permet de la penser et de la réaliser. Or, si c'est avec une révolution qu'on
fait "démarrer" une nouvelle société, il est tout aussi imaginable que ce soit le cas aussi
avec d'autres révolutions. Ce qui conduit l'historien à la distinction de révolutions, par
exemple la révolution russe, qui n'ont pas conduit à de "vraies sociétés", et de révolutions,
notamment la française, qui ont donné naissance à une nouvelle société. En conséquence,
François Furet (1992: 192) observe que la fin du communisme n'est pas une révolution au
sens 1789 du mot, dès lors que le champ de ruines soviétique ne montre aucun chemin vers
ce qui va suivre. Dans cette perspective, la "sortie" du communisme représente un "retour"
aux principes symbolisés par 1789. Voir aussi Furet 1989a et 1990.
22 Voir infra p. 237ss.
136 CHAPITRE4
23 Voir Zapf 1993: 183 et 1991: 32ss.; Sterbling 1993: 51, qui recourent à la définition répan-
due de Reinhard Bendix, selon laquelle la modernisation consiste en le progrès économique
et politique de quelques sociétés-pionnières et dans les processus de transformation des
nouveaux venus.
24 Une telle tendance se trouve par exemple chez Parsons. Voir Parsons 1973 et Mouzelis
1993.
25 Voir Guery 1989 et Hobsbawm 1962, auquel se réfère aussi Guery dans sa présentation de
la "révolution-processus". Voir aussi Parsons 1973.
ASPECTS DE LA MODERNISATION EUROPÉENNE 137
Voir les contributions in Fleron/Hoffmann 1993 et parmi celles-ci surtout celle de Al-
mond/Roselle. Voir aussi l'état de la recherche dans différents domaines de recherche in
Konn 1992.
140 CHAPITRES
Ces différents types de modernisation ne sont, bien entendu, pas séparables les
uns des autres. Au contraire, les structures organisationnelles établies par le
parti léniniste dans les années 1920 conditionneront les possibilités et limites
des réformes économiques et politiques ultérieures. Celles-ci ne mettront pas en
doute la prétention de pilotage du parti unique, prétention qui sera pourtant
anéantie par l'événement catastrophique de l'effondrement des structures de
l'Etat-parti. Ce sont les vestiges de ce qu'on appelle le "système soviétique"
qui confronteront l'analyste avec la question de savoir si, et à quelle échelle,
des réformes, voire une transformation du "système", étaient possibles ou non,
et dans quelle mesure la survie des anciens appareils politico-administratifs
représentent désormais des obstacles à la normalisation des processus de mo-
dernisation.
Si l'on adopte une vue d'en haut - qui est la perspective du système politique
et celle des soviétologues-politologues -, la notion de modernisation couvre
surtout les diverses révolutions "par en haut''", les changements sociaux initiés
et forcés par les différents régimes politiques jusqu'à l'effondrement du
"système soviétique". Ainsi, la modernisation de rattrapage communiste des
années 1930 représente une révolution industrielle forcée dont l'échelle, les
moyens et objectifs distinguent cette entreprise des tentatives précédentes, tel-
les les réformes politico-économiques sous l'autocratie tsariste. 4 Ce type de
modernisation soviétique doit être distingué des transformations imposées par
les nouveaux régimes communistes installés après la deuxième guerre mondiale
dans les divers pays d'Europe centrale, où la modernisation staliniste n'a pas
été perçue comme telle, c'est-à-dire comme possibilité d'un breakthrough,
d'un bond en avant pour surmonter l'arriération des structures économiques,
mais, au contraire, comme régression anéantissant le niveau de modernité at-
teint dans ces pays.
La modernisation change donc de sens d'un contexte politico-économique à
l'autre, et doit également être considérée en lien avec le degré de développe-
ment économique. Là où il s'agissait, comme en URSS, de réaliser quasiment
dans le vide des complexes industriels et des villes, la modernisation a forcé-
ment d'autres significations que dans la plupart des pays colonisés par l'URSS,
où les changements imposés n'étaient pas compatibles avec les structures so-
ciales préétablies, qu'il s'agisse de la différenciation sociale, du type dominant
de mobilisation sociale, de rôles professionnels, ou de la propriété privée. Nous
verrons que c'est ce type d'incompatibilités entre deux modèles de modernisa-
tion, entre une organisation hiérarchique du changement social et un type de
4 Pour une évaluation des tentatives de modernisation sous l'ancien régime tsariste, voir par
exemple Pipes 1990 et Skocpol 1985.
142 CHAPITRES
changement évolutif, qui sera une source de problèmes croissante pour le ré-
gime soviétique. A partir des années 1960, celui-ci ne se voit plus uniquement
confronté à des crises de légitimation dans sa périphérie satellisée, mais de plus
en plus aussi aux effets et/ou problèmes modernes engendrés par son propre
type de modernisation. Ils concernent notamment des processus de différencia-
tion multiples et les attentes croissantes des nouvelles couches moyennes so-
viétiques par rapport à un type de modernisation qui n'est manifestement plus
adapté aux modèles de mobilisation, de qualification et de formation de ces
couches. 5
C'est là, dans l'interprétation de ce qu'on pourrait appeler le "déphasage"
croissant du parti communiste, donc du régime politique, au sein de structures
sociales modernes, que nous trouvons aussi l'origine des controverses et con-
flits qui traversent les différentes approches du changement social en URSS,
dans lesquelles surgit sans cesse la question de la qualification de la (non-)-
modernité spécifique des structures sociales dans les régions dominées par
l'URSS. Or, pour tous les modèles ou écoles concernant ces approches, il s'agit,
avant toute discussion de leur pertinence ou incompatibilité mutuelle, de savoir
quel est le contexte social et temporel qu'ils prétendent couvrir et, à partir de là,
dans quelle mesure les concepts utilisés sont en mesure de suivre une réalité
sociale qui change continuellement et qui ne devrait pas être confondue avec
les attentes exprimées dans les modèles (re-)construisant cette réalité. Ce risque
est particulièrement grand dans le cas del' URSS, où l'analyse sociologique doit
éviter le biais politologique consistant à identifier les prétentions du parti uni-
que, donc du régime politique, avec le tout social. Il en va de même avec une
perspective développementaliste qui, à force de ne vouloir voir dans
l'entreprise soviétique et ses changements consécutifs que des étapes vers la
modernité occidentale, omettrait de ressortir les différences spécifiques telles
qu'elles s'expriment dans les structures politico-administratives expansionnis-
tes de l'Etat-parti. Nous rencontrons ici les difficultés telles qu'elles résultent
de l'_application d'un modèle de modernisation simple, basé sur un schéma-
tisme de causalité linéaire. Il faut donc différencier: l'évaluation des stratégies
de modernisation venant d'en haut, du régime politique et du changement poli-
5 Voir surtout Lewin 1989 et Afanassiev 1992: 273s. Il va de soi que le concept de nouvelles
couches moyennes utilisé ici se réfère aux nouvelles attentes de modernisation telles
qu'elles surgissent auprès des parties croissantes de la population qui bénéficient d'une
éducation supérieure, tout en percevant l'effet de démonstration international (attentes de
consommation). A juste titre Remington (1992: 137) renvoie au fait, que dans des condi-
tions socialistes, les couches moyennes ne peuvent pas être identifiées à partir de leur rap-
port à la sphère de la production, dès lors que le marché du travail est monopolisé par l'Etat
et qu'un marché du capital fait défaut. Dans ces conditions, il ne saurait non plus être ques-
tion d'une auto-organisation de ces couches moyennes sous forme d'associations d'intérêt,
ou d'une autodescription en termes de classe bourgeoise. Voir à ce sujet nos remarques sur
l'auto-organisation du travail infra p. 219.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 143
14 Voir Eisenstadt 1992: 3lss., constatant que "while these regimes blocked and in many ways
distorted modemity and development, in some of their basic, symbolic, and institutional
aspects they were very modem societies. (... ) The Soviet and communist societies were not
simply backward and underdeveloped, aspiring to become modem. Rather, they were mod-
em or modemizing societies, which, in seeking to catch up with the more developed, se-
lected and totalized the Jacobin ideological and institutional elements ofmodemity."
15 Des auteurs comme Jerry Hough, Moshe Lewin, Talcott Parsons, Gabriel Almond, Lucian
Pye, Alex Inkeles, David Lane sont le plus souvent cités comme représentants d'une théorie
de convergence ou du développement. Voir Cox in Konn 1992: 54s; Mouzelis 1993: 147;
White in Konn 1992: 75ss.; Werth 1993: 128ss., Jowitt 1992: 122; Walter 1986.
146 CHAPITRES
16 Voir pour la critique de l'idée de "convergence" Janas 1991: 91s; Eisenstadt 1973, 1992a;
Mouzelis 1993; Von Beyme 1994.
17 Notons ici que Parsons a déjà conçu le problème au niveau du type de différenciation de ce
qu'il a considéré comme Etats communistes totalitaires. Dans la perspective toute évolu-
tionniste des théories de la modernisation, il considérait ces sociétés - Parsons utilise le
terme société typiquement dans le sens d'une délimitation étatique - comme plus archaï-
ques et moins adaptées que leurs pendants "capitalistes", ce qui risque de les faire dériver, à
long terme, vers la périphérisation. "So if there was going to be a diminution of the differ-
ences between capitalist and collectivist societies, this would not be the two-wcy process of
the convergence theorists, but a one-way move." (Mouzelis 1993: 148, se référant à Parsons
1964). Voir aussi White 1992: 76. Mais là encore il faudrait préciser quelles sont les diffé-
rences en question, surtout si l'analyse fait coïncider plan étatique et niveau de la société.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 147
23 Voir Eisenstadt 1987b: 79, qui parle d'un double processus de sélection.
150 CHAPITRES
26 Szporluk (1988: 230s.) observe ici que le lien entre l'idéologie et la problématique de la
modernisation est opéré par la transformation du marxisme en un nationalisme basé sur
trois composantes, à savoir le marxisme, le Listianisme et une tradition politique russe qui
admet la supériorité de l'Etat sur la société. Gellner (1994: 36) va plus loin en précisant
l'affinité entre le socialisme et les espoirs de libération d'un peuple humilié par
l'observation que le marxisme aurait été fait sur mesure pour l'âme russe, dès lors qu'il au-
rait permis à celle-ci de surmonter la tension obsessionnelle entre tendances à l'occidentali-
sation et désirs mystiques, messianiques et populistes.
27 Voir Szporluk (1988: 234) qui se réfère à plusieurs auteurs: " ... the nationalization of
communism is a fact. Successful communist revolutions, Benedict Anderson says, have de-
fined themselves in 'national terms' and are grounded 'in a territorial and social space in-
herited from the prerevolutionary past.' National communism, according to Peter Zwick,
has established itself as 'the dominant mode of the Marxist movements.'. Ali Marxist
movements and states, Eric Hobsbawm concurs, have become 'national not only in form
but in substance, i.e., nationalist' ."
152 CHAPITRES
est maintenue et formulée par l'URSS qui est censée réunir tous les socialismes
nationaux sous le même toit d'un Etat aux visées mondiales. La formule
"URSS" représente dans ce sens l'unité de la distinction d'une perspective na-
tionale et d'une perspective globale. Une telle observation trouve sa confirma-
tion dans le fait que l'URSS représente une exception à la règle d'une
autodéfinition territoriale de l'Etat, dans la mesure où son projet révolution-
naire, constitutif de l'Etat socialiste, vise la révolution au niveau mondiai. 28 Le
socialisme soviétique figure, à ce titre, comme exemple unique d'une structure
étatique qui, tout en refusant de se désigner en termes nationaux, se définit, sur
la base de ses catégories de combat de la lutte des classes internationale, dans la
perspective d'une société globale. Il s'agit là, bien entendu, d'une construction
impossible: une entité politique régionale prétend être de l'ordre du global. La
théorie "globale" incarnée par l'URSS ne peut pas quitter le cadre national pour
formuler le conflit capital/travail à travers une immense organisation syndicale
au niveau mondiai. 29 De surcroît, même cumulés ou réunis, les différents so-
cialismes nationaux ne peuvent pas être constitués comme prolétariat interna-
tional ou comme ordre socialiste mondial. On pourrait dire que l'idée d'un
mouvement global porté par la sémantique socialiste universelle se décompose
au fur et à mesure qu'elle se concrétise dans une forme étatique, donc régio-
nale, et se donne les moyens d'imposer, d'abord au sein du camp socialiste lui-
même, la version officielle du socialisme, la ligne générale à suivre. C'est donc
une question de pouvoir. Le pouvoir des mots se transforme en mots du pou-
voir politique (soviétique), qui détient désormais le pouvoir de définir les con-
tenus de ce que doit être le socialisme. C'est dire aussi que le conflit est
programmé, à la fois comme conflit politique et idéologique entre pays socia-
listes "frères", dans lequel il s'agit de la contestation du leadership idéologique
de l'URSS, et comme conflit d'élimination global entre l'URSS et son adver-
saire principal, à savoir l'occident capitaliste.
Avant de revenir à cette problématique, qui pourrait être présentée comme
transformation du socialisme au cours de sa "matérialisation" régionale, de sa
concrétisation par un régime de mobilisation, nous tenons à préciser ici le rap-
port entre socialisme et modernisation sous un autre angle. Il s'agit plus spéci-
fiquement d'un rapport de complémentarité entre la théorie de la modernisation
impliquée dans le socialisme et le programme de changement révolutionnaire
dans un pays arriéré. Ce rapport contient deux aspects ou deux temps. D'abord
le socialisme peut être considéré comme programme de modernisation et
comme mouvement de révolte et d'émancipation, ce qui permet de dire que
28 Claus Offe (1994:64) a considéré l'URSS comme exemple unique d'un Etat renonçant à se
localiser dans l'espace. Voir aussi Szporluk 1988: 23 lss.
29 Qu 'on considère le destin de 1' internationale communiste. Voir Szporluk 1988: 23 ls.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 153
32 Au sujet de la modernisation forcée en Russie, Iouri Afanassiev (1992: 193) observe que le
rattrapage des autres pays par la Russie est une constante: "à partir du l 5e siècle, on a couru
derrière !'Europe; à partir du milieu du 20e siècle, Khrouchtchev a donné à notre pays la tâ-
che de rattraper et dépasser l'Amérique. (... )La Russie reste le modèle classique de ce type
de développement. Elle en est, aujourd'hui encore, à ce stade. Et cette obligation de rattra-
per le stade où en sont arrivés les autres revêt en Russie un caractère plus global, intégral,
parce qu'elle est liée à l'immanence d'un passé non surmonté, au règne absolu du traditio-
nalisme. La Russie est, aujourd'hui encore, un pays précapitaliste, et donc une société non
contemporaine."
33 Voir notre discussion du concept du système-monde dans le contexte de la notion de so-
ciété mondiale supra p. 64.
34 Voir la discussion en ces termes in Janos 1986: 84-95 et 119-125.
35 Voir pour ce problème Moore 1966: 414.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 155
36 Voir Sztompka 1993: 134, 141 qui utilise ce concept dans le contexte moderne des tech-
nologies de l'information.
37 Voir supra p. 76ss.
38 Voir la discussion in Daniels 1993: 109-110. et Krejci 1994: 123-126.
39 Voir Lewin 1987: 29 qui constate que "le rêve de Lénine était de doter la Russie arriérée
d'une économie industrielle (nous nous souvenons de son: 'Que l'on nous donne seulement
cent mille tracteurs!') et telle fut bien, historiquement parlant, la seule justification d'une
révolution socialiste en Russie."
156 CHAPITRES
parce que la société, et surtout l'économie, n'ont pas été transformées par le
capitalisme.40 Dans ce sens, c'est "l'anomie de l'immaturité" qui a rendu pos-
sible la révolution russe et qui lui a donné cette valeur paradigmatique de
l'émancipation sociale et nationale du Tiers monde. 41
Il faut bien se rappeler que la Russie dominée par les bolcheviks n'a connu
ni le développement à grande échelle de structures économiques de marché, ni
les transformations multiples dues à la révolution industrielle. Et suite à la ré-
volution, au cours de laquelle le régime a éliminé "l'ennemi de classe", il n'y a
plus ni élite économique capitaliste ni propriétaires privés ou couches moyen-
nes pour organiser la vie économique. L'héritage de l'ancien régime sous la
forme d'impasses de modernisation, puis les dédifférenciations sociales multi-
ples engendrées par la révolution et la guerre civile, et notamment
l'effondrement des structures économiques et leur régression à un niveau pré-
capitaliste, permettent de dire que ce que le socialisme n'a pas prévu, à savoir
le développement du socialisme d'Etat, d'un étatisme d'un nouveau type, est
un résultat inévitable de la révolution, dès lors que le nouveau régime se trouve
pratiquement comme unique structure fonctionnant face à un "environnement
social" chaotique, décomposé et inarticulé sur son territoire. C'est donc dire
qu'après la révolution et la guerre civile, l'alternative Etat/marché ne peut pas
entrer en ligne de compte comme choix possible: le pays se retrouve plus arrié-
ré que la Russie tsariste, et ni l'Etat, ni l'économie, ou ce qui en restait, ne dis-
posent des structures nécessaires, d'un niveau de différenciation minimal
indispensable ou de la composition sociale en termes d'élites, qui permettraient
de créer les conditions de développement d'une économie monétarisée.
C'est la fuite en avant. La révolution russe révélera au nouveau régime que
la version socialiste de la modernité ne pourra être réalisée qu'au moyen d'une
dictature de développement qui imposera son programme de modernisation à
des populations opposées au régime, et qui devra se maintenir, par rapport à
l'extérieur, comme premier Etat socialiste face à une communauté d'Etats ca-
pitalistes considérée comme hostile. En fait, avec l'importation et
l'établissement du socialisme dans un pays, ou plus précisément son transfert
d'un niveau sémantique à celui de l'Etat, le conflit idéologique travail/capital
se transforme en confrontation entre Etats, donc en question de pouvoir politi-
que. Et les frontières territoriales des Etats se décrivant comme socialistes dé-
limitent désormais le front anticapitaliste. On pourrait dire que le conflit
socialisme/capitalisme est devenu une affaire de positions territoriales mar-
40 Selon l'auteur, "la Russie ne s'engageait pas sur la voie d'un développement postcapitaliste
mais dans la refonte d'un système social essentiellement non capitaliste en un moule non
capitaliste, mais nouveau et entièrement différent." (Lewin 1987: 43). Voir aussi Janos
1986: 120ss., Skocpol 1985.
41 Voir Hildermeier 1989: 307, 9.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 157
42 Voir, pour la problématisation du volontarisme politique, Touraine 1994: 146 et 228, Furet
1989c, Revel 1992: 69-81, Eisenstadt 1992b: 26. Nous y reviendrons infra p. 183.
43 Voir Touraine 1994: 224.
158 CHAPITRES
44 Voir Janos 1986: li Os. Voir infra p. 166s. On rappellera ici que le phénomène exprimé par
la dialectique révolutionnaire est présenté aussi comme Thermidor. Trotski a utilisé ce
terme pour décrire la dégénérescence de la révolution, notamment par l'embourgeoisement
et l'enrichissement des révolutionnaires et l'exploitation de la révolution par les staliniens
devenus des thermidoriens. Voir l'article "Thermidorien" par B. Baczko in: Furet/Ozouf
1989: 425- 438. Voir aussi Radsichovski 1992. Ce dernier utiliser le terme "Thermidor"
pour comparer l'enrichissement des membres de la nomenklatura communiste dans des
conditions de la propriété socialiste avec le Thermidor d'un nouveau type, à savoir
l'accumulation du capital réalisée par les membres supérieurs de la bureaucratie suite aux
réformes de Gorbatchev. Nous y reviendrons. Voir infra p. 319.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 159
texte russe, tout en maintenant la globalité d'une approche qui considère la ré-
volution russe dans l'attente d'une révolution mondiale. Ambitions internes et
externes du léninisme, puis du stalinisme, sont complémentaires et ne font que
confirmer perspective et visée globales.
Or, les révolutions sociales du 20e siècle, d'inspiration marxiste et qui,
contrairement aux révolutions politiques des sociétés traditionnelles, symboli-
sent la prétention d'un changement de société, ne peuvent plus se référer à la
Révolution française. Tandis que celle-ci pouvait symboliser à la fois la disso-
lution de l'ancien ordre et la création d'un nouveau, celles-là, quoique dispo-
sant de théories puissantes, ne fondent pas une autre société, mais se voient
confrontées aux disparités politiques et économiques entre diverses régions du
globe, donc forcément aux problèmes et effets créés par la seule et unique so-
ciété moderne, et en même temps à la sémantique révolutionnaire de leur théo-
rie qui propose une issue. Le régime léniniste s'établit ainsi en étant confronté à
la fois à la question de la mise en oeuvre de sa théorie, aux différences établies
du monde moderne (industrialisé) et à des structures sociales traditionnelles
arriérées dans les régions dominées par lui. De la sorte, le régime s'isole dou-
blement: d'une part, sur le plan sémantique, par sa référence contre-factuelle à
une théorie de la société dirigée contre la société moderne, d'autre part, politi-
quement et économiquement, en se voyant contraint de chercher le bond en
avant dans l'industrialisation forcée, la bureaucratisation concomitante de tous
les domaines sociaux et en optant pour une stratégie de confrontation avec
l'étranger capitaliste.
Le fait que le nouveau régime qualifie de socialiste safuite en avant étatiste,
caractérisée par une prise en charge politico-administrative démesurée du dé-
veloppement économique, une bureaucratisation extraordinaire et une guerre
sociale contre la nation, ne change toutefois rien au fait que la naissance d'un
Léviathan soviétique autocratique et anticapitaliste trouve, dans les crises et
régressions sociales provoquées par la révolution, les conditions favorables à
son établissement. Le rythme de croissance de ce développement sera condi-
tionné par l'ambition totalitaire du contrôle politico-administratif de la moder-
nisation forcée, impliquant la mobilisation-intégration à grande échelle de la
population rurale dans le processus d'industrialisation. 45 La nouveauté de cette
expérience peut bien se présenter comme construction du socialisme, elle cache
en réalité les aspects autodynamiques d'une évolution qui conduit au rempla-
cement de différences-clés au sein des domaines fonctionnels, par exemple des
marchés au sein de l'économie, par la bureaucratisation des organisations et des
interactions, une bureaucratisation qui se présente surtout comme instrumenta-
lisation politique du processus de production, de la recherche scientifique, de
l'éducation, etc.
46 Pour ce rapport entre changement et terreur voir par exemple Moore 1954: 172-178 et Le-
win 1989: 49-50.
47 Voir Janas 1986: 56, l'auteur se référant surtout aux analyses d'Isaac Deutscher,
d'Alexander Gerschenkron et de David Apter, qui conçoivent les systèmes de mobilisation
basés sur la répression comme solution adaptée, dans un pays sous-développé, pour réaliser
RETARDS DANS LA MODERNISATION 161
La société organisée, telle qu'elle a été réalisée ou visée par les régimes de type
soviétique, résulte directement des objectifs du socialisme soviétique et,
comme nous l'avons déjà vu, des impératifs de modernisation et du
breakthrough. En d'autres termes, les méga-structures organisationnelles et
bureaucratiques concrètes de tels régimes sont une fonction de leur program-
mation finalisée, tout comme le parti unique dont la structure n'a de sens que
par rapport à la finalité idéologique. 1 A partir de là, on peut problématiser
l'autonomisation des moyens par rapport aux objectifs et discuter les transfor-
mations ou le changement au niveau politique dans le cadre d'une théorie du
changement. Or, à notre avis, toutes les conceptions du changement politique
au niveau du régime doivent être considérées fond de la prétention sociale de la
révolution communiste qui, en visant la modernité autre du socialisme, part de
la possibilité de reconstruire, par la voie politique, la société comme "système"
rationnel et organisé. 2 Le régime soviétique a créé, dans son hémisphère, un
"système" sui generis réel, qui est devenu ce qu'il était par la mise en oeuvre
forcée d'une théorie de la société, dont le statut exclusif et constitutif ne pou-
vait être proclamé sans provoquer des résistances. A la reproduction de
l'opinion unique du parti correspond le design organisationnel du "système",
qui ne doit pas être confondu avec la globalité des structures sociales ni la no-
tion de société. Le terme de société organisée traduit ici cette prétention systé-
mique.
l'URSS est une formation sociétale à part entière, opposable, en tant que telle à
la société capitaliste. Or, indépendamment de ces conclusions problématiques,
certaines des descriptions critiques d'une modernisation soviétique sui generis
nous permettent de préciser l'impasse historique dans laquelle s'est dirigé le
parti unique avec son "système". Au centre se trouve l'idée que le "système
soviétique" est basé sur une combinaison d'éléments modernes et traditionnels
qui conditionne ses possibilités évolutives.
Le point de départ de cette perspective nous renvoie aux finalités et con-
traintes contradictoires sous-jacentes à la société organisée. Il y a d'abord
l'ambiguïté d'un projet de modernisation qui, depuis la naissance del' URSS, a
toujours reflété l'idée d'une orientation sur une modernité autre. L'objectif fixé
par les régimes communistes est toujours sans équivoque: à savoir créer, sur la
base d'une théorie scientifique de l'histoire, une société différente, une moder-
nité autre qu'occidentale. 3 La modernité autre visée par l'Etat-parti, à savoir la
société communiste sans classe, implique l'idée qu'on connaît la société ainsi
que la distance séparant l'état actuel de l'état ultime à atteindre. Il y a identifi-
cation de la société avec la sémantique d'un antagonisme de classes. En consé-
quence, le régime qui veut précipiter la société en direction de la finalité posée
doit en organiser le changement et la transformation. Par ailleurs, le régime ne
pouvait sérieusement viser ses objectifs - nous dirions créer les chances de sa
survie comme pouvoir - que sur la base d'une révolution industrielle, d'une
modernisation de rattrapage permettant le grand bond en avant afin d'atteindre
et de dépasser l'état de développement capitaliste. L'industrialisation forcée est
en ainsi considérée comme réponse permettant au socialisme soviétique de sur-
vivre dans un environnement hostile. 4 Le parti léniniste a créé, à travers son
organisation charismatique et impersonnelle, l'instrument de combat adapté
pour organiser le breakthrough et se soustraire aux contraintes globales de la
modernisation de type occidental, ce qui a fait dire à certains observateurs que
le léninisme a constitué un substitut historique à la modernité libérale-
capitaliste, basée sur la rationalité procédurale. 5
Aux prises avec les dures réalités de la vie6, confronté avec la question de
sa survie et de son isolement à l'extérieur et à l'intérieur de son domaine de
domination, le régime naissant se voit embarqué dans une logique
d'organisation et de mobilisation généralisée, afin de pouvoir se stabiliser. A.
partir de là, le changement se précise à la fois au niveau de la bureaucratisation
de la vie sociale et à celui de la transformation d'un mouvement révolution-
naire et de ses objectifs au cours de sa stabilisation comme régime à parti uni-
que. La transformation est censée être une normalisation qui est aussi présentée
comme "devolution", comme passage du régime de la phase dite extraordinaire
à
(instable) de son existence celle de la routine. 7 Andrew Janos résume la phase
de construction du "système soviétique" comme expression d'une dialectique
révolutionnaire qui désigne les contradictions entre l'idéologie révolutionnaire
et l'organisation est nécessaire pour mettre en oeuvre les objectifs idéologi-
ques. 8 Un premier aspect de cette dialectique peut être dégagé à partir du fait
bien connu que toute bureaucratie implique nécessairement, de par son fonc-
tionnement autonome, la spécialisation et la professionnalisation, une transfor-
mation des objectifs idéologiques.
Un deuxième aspect de la dialectique révolutionnaire peut être identifié
dans la tendance de toute hiérarchie à s'autonomiser, à développer des objectifs
propres, un système particulier d'intérêts et de privilèges, différencié en fonc-
tion d'une hiérarchie de statuts. Dans le cas d'un régime léniniste à parti uni-
que, ce processus se traduit comme la désintégration d'un système politico-
administratif basé sur un ethos de combat, extrêmement formalisé et finalisé,
par la généralisation de réseaux personnels, clientélistes et patrimoniaux. Les
échelons supérieurs de la hiérarchie politico-administrative, qui ne sont ni juri-
diquement ni politiquement contrôlés, établissent de nouvelles positions inéga-
les dans la stratification sociale, que les observateurs ont identifié comme
nouvelle classe ou nomenklatura. 9 La description en termes de classes impli-
que, là encore, l'observation d'une transformation des objectifs révolutionnai-
res - la société sans classes - en objectifs d'une classe de pouvoir orientée vers
ses propres intérêts de pouvoir et de privilèges patrimoniaux, qui reproduit et
accentue ainsi une structure sociale inégale. Dans ce sens, la structure sociale
soviétique post-révolutionnaire a aussi été interprétée aussi comme société féo-
dale socialiste basée sur un ordre d'états hiérarchiquement articulés et des rap-
ports de dépendance personnels. 10
Il est intéressant de noter que ce sont les sociologues classiques, tels que
Max Weber ou Herbert Spencer, qui fournissent à un certain nombre de sovié-
tologues les concepts d'une nouvelle interprétation du type de changement en-
tamé par le socialisme soviétique. Ainsi, Ken Jowitt part du concept de
traditionalisation pour décrire la transformation d'une domination soviétique
par un parti héroïque, basée sur une combinaison d'éléments charismatiques
(aspect traditionnel) et organisationnels (aspect moderne). Jowitt discerne dans
l'impersonnalisme charismatique du parti léniniste un substitut à la modernité
occidentale, qu'il voit exprimé dans l'impersonnalisme procédural. Cette figure
inédite serait basée sur la fusion opérée par Lénine entre l'héroïsme personnel
et l'impersonalisme organisationnel, qui aurait fait du parti un héros organisa-
tionnel. Eléments modernes et traditionnels se voient ainsi réunis dans une
forme d'organisation charismatique. Une telle organisation ne peut, selon Jo-
witt, fonctionner que dans certaines conditions et dans un contexte particulier,
où un régime de modernisation se voit confronté au défi du breakthrough. Ain-
si, les éléments charismatiques du parti léniniste semblent coïncider avec les
dispositions culturelles d'un contexte social traditionnel, tout comme
l'impersonnalisme organisationnel de la structure du parti est censé créer la
base d'orientations modernes. Mais cette structure a surtout besoin d'un envi-
ronnement de combat, afin de préserver son intégrité organisationnelle. Or, au
fur et à mesure que ce type d'environnement disparaît, l'intégrité de l'organi-
sation, et surtout de ses cadres orientés sur la finalité de la transformation, se
transforme à son tour en un contexte différent. Le parti subit ce que Jowitt ap-
pelle la routinisation néotraditionnelle. l l
10 Meier (1990) identifie une sorte d'aristocratie socialiste au sommet de la pyramide sociale
(= état de la nomenklatura), un état bureaucratique et la couche moyenne représentée par
l'intelligentsia au milieu et, au dernier niveau, les ouvriers, employés et paysans, y compris
les "exclus" de .la société soviétique. Voir aussi Scheuch 1991b: 169ss. et Teckenberg
1989. De telles classifications nous confrontent, là encore, au problème que la qualification
de la construction socialiste, en termes d'une société traditionnelle stratifiée, n'accorde plus
aucune place aux réalités modernes dans les pays socialistes. Voir cependant le type
d'analyse plus spécifiquement sociologique chez Teckenberg (1989), qui utilise la notion
de société corporatiste (St!indegesellschaft) dans le contexte de l'analyse des couches so-
ciales.
11 Jowitt (1983: 127) propose de décrire le régime soviétique comme "institutionally nove!
form of charismatic political, social, and economic organization undergoing routinization
in a neotraditional direction, one quite consistent with its. political organization and ideo-
logical self-conception. Soviet regime corruption stems from the Party's refusai fundamen-
tally to alter its view of itself as a heroic transforming principal and its corresponding claim
to exclusive political status in a situation where it appears unable to identify an ideologi-
cally correct and strategically feasible social combat task". Voir aussi Walder 1986 utilisant'
le même concept pour le cas de la Chine.
168 CHAPITRE6
14 Voir la distinction semblable et tout aussi "wéberienne" de Rigby, qui se situe cependant au
niveau de la finalité des programmes, infra p. 2 I 1.
15 Voir cette expression in Dieckmann 1992: 161.
16 Voir supra p. 201.
170 CHAPITRE6
18 Pour la notion de "garrison state", empruntée à Spencer, voir Janos 1991: 93ss. et 97. Malia
(1980: 220) définit, à son tour, le système établi comme "étatisme militaire". On aura re-
marqué que le terme de 1'Etat militaire renvoie ici à la fois aux objectifs et aux structures
du régime et à ('instrumentalisation de la société organisée. Hobsbawm (1994: 481) ob-
serve que "the structure of the Soviet system and its modus operandi were essentially mili-
tary". Et Skidelsky (1995: 66) constate que "The most perfectly planned society is an army,
and planned societies 'whether fascist, communist, or state capitalist ail tend to approxi-
mate the pattern of military organization: a general staff to do the planning, a hierarchy to
command, a rank and file under strict discipline'. lt is easy to idealize such an order: the ci-
vilian is transformed into a civic soldier and endowed with nobler qualities of the military
life; he would work not for profit but for the service of the state; he would not indulge the
vagaries of the individual mind but think high common thoughts; he would be secure in his
status, and 'the whole of which he was a part would be secure because it was disciplined
and could therefore be directed without the confusion of debate, of divided opinion, of pri-
vate ambition, and ofprivate greed." Or, comme nous l'avons déjà mentionné à plusieurs
reprises, l'ordre engendre le désordre, et l'obsession d'unité le conflit. Tout régime
"exceptionnel" finit par s'enfoncer dans la normalité de la corruption et du clientélisme. Le
militantisme s'éclipse derrière la trivialité des conflits d'intérêt et des luttes de pouvoir.
Voir nos remarques concernant la traditionalisation du régime, supra p. 167. Une descrip-
tion du régime en termes d'organisation militaire ne doit pas faire abstraction de ce type de
changement. Les choses se présentent, bien entendu, autrement si l'on identifie l'Etat mili-
taire à la réalité impériale, donc au problème de maintenir l'unité de plusieurs territoires
172 CHAPITRE6
L'immobilisation dont il est question ici, renvoie avant tout aux structures so-
ciales créées et transformées par un régime qui se décrit comme étant arrivé.
C'est avec ces structures, ou le "système", si l'on préfère -, que l'Etat-parti,
dans les conditions de la propriété socialiste et de restrictions de communica-
tion considérables, semble l'avoir emporté sur ses concurrents sociaux. Ce sont
ces structures aussi qui emprisonneront le régime dans ses propres construc-
tions idéologiques, sémantiques et organisationnelles. Tout Etat mobilisateur
total se fait piéger tôt ou tard par son ambition volontariste, par sa propre ma-
chine de modernisation qui, si elle peut organiser la modernisation économique
jusqu'à un certain point, ne permet pas de dépasser la phase définie par la ré-
volution industrielle. Le "système soviétique" n'a tout simplement pas les
moyens de ses ambitions. Il peut s'établir comme monopole, mais il ne peut pas
contrôler les relations possibles au sein de la pyramide organisationnelle au-
trement que par des raids répressifs périodiques. Sa course entamée comme
catalyseur de la modernisation socialiste se révèle comme un frein au dévelop-
pement économique et politique de la région qui se trouve sous sa domination.
Même la complexité URSS, que le régime s'imagine comme entité fermée sans
possibilité de sortir, ne peut pas être contrôlée par le "système", comme sf ce
dernier aurait pu se positionner au-dessus de sa société.
L'explication principale de la sous-complexité de la société organisée doit
être cherchée du côté des mécanismes de pilotage centralisés et, par là, dans un
mode de traitement de l'information entièrement inadapté aux problèmes d'une
société moderne. 19 Ce problème est déjà présent dans la reconstruction socia-
liste du monde (soviétique) - qui est avant tout conceptuel et sémantique-, par
laquelle le régime impose, à lui-même et à son environnement, un mode de
perception et de traitement des informations extrêmement restreint, qui limite
d'avance les possibilités évolutives du chemin choisi par le régime. On pourrait
dire aussi, qu'il s'agit là d'un blocage de l'information, produit et entretenu par
-le "système" lui-même. L'Etat-parti ne dispose tout simplement pas des infor-
mations et de la sensibilité nécessaires pour répondre aux demandes sociales,
au changement ou aux nouveau défis, voire pour évoluer ou se rendre compte
qu'il se dirigeait vers une impasse. Si sensibilité il y a, elle est plutôt présente
comme sensibilité invertie, orientée vers les états et changements internes du
"système", en particulier ses réseaux de pouvoir.
Se concevant comme interprète et gestionnaire exclusif des problèmes sur-
gissant dans la société, le "système" lui-même est pratiquement sa seule source
étatiques et/ou nationaux par des moyens militaires. Voir Morin 1983: 193ss. et Kennedy
1987.
19 Voir Dietz 1990: 430 et déjà Deutsch 1954: 32lss.
LA DÉCADENCE INÉVITABLE 173
avec les technologies correspondantes. Les exploits du socialisme sont les vic-
toires symbolisées par les exploits dans la production, la recherche, l'éducation,
etc. Ces exploits traduisent cependant une exploitation d'un nouveau type, qui
n'était pas prévu dans le schéma d'exploitation marxiste, à savoir celle de
l'Etat-prédateur. Celui-ci développe des pratiques néopatrimoniales au sommet
politique, tout autant qu'une mobilisation de toutes les ressources, y compris le
social engineering et l'extraction calculée de l'intelligence à grande échelle
pour la réalisation des visées impériales du régime.
Ces observations renvoient, en fin de compte, au rapport entre la réalité
communicative de la société moderne et les différences de ses systèmes fonc-
tionnels universels, d'une part, et les solutions régionales qui réalisent sur un
territoire donné un type de modernisation spécifique, d'autre part. La question
n'est pas de savoir si un régime politique particulier est à même d'exclure son
territoire de la modernité, ce qui serait une absurdité compte tenu du fait que
les réalités politiques, scientifiques ou économiques ne peuvent ni être niées, ni
conçues en termes spatiaux. L'enjeu est de savoir dans quelle mesure un régime
totalitaire a la possibilité d'empêcher et de restreindre la production, diffusion
ou circulation d'informations politiquement incorrectes. Mais il y a plus: le
"système" est organisé de telle manière qu'il ne dispose pas de la possibilité
d'accéder à un mode de traitement de l'information adéquat autrement qu'en se
reniant lui-même. Autrement dit, et dans les termes de Luhmann, le "système"
ne peut et/ou ne veut pas transformer les irritations continues et croissantes en
informations. 20 Dans ce sens, il s'agit de voir comment des réalités modernes
sont traduites, au niveau régional, dans un programme de modernisation à
l'image de la modernisation de rattrapage réalisée par l'URSS, qui est censé
aboutir à la modernité socialiste. C'est à ce niveau qu'on trouve l'horizon du
temps historique, exprimé, par exemple, dans l'idée de développement, donc
dans une orientation du pays vers des états futurs.
Pour l'URSS, mais aussi pour d'autres systèmes totalitaires, il s'agit ainsi de
programmer une modernisation permettant, sur fond de l'effet de démonstra-
tion exercé par le capitalisme occidental et notamment les Etats-Unis,
d'atteindre et de dépasser ce que l'Occident symbolise en termes de prospérité
et d'armement. Une telle modernisation implique aussi la mobilisation de cer-
veaux en nombre suffisants - l'URSS produisait des ingénieurs quasiment à la
chaîne - afin de pouvoir réaliser tel ou tel autre programme d'armement à un
moment donné. Les théories de la modernisation présentent ces aspects bien
connus comme problèmes d'ordre quantitatifs qu'on peut décrire au sein de
populations délimitées par le territoire étatique (taux d'alphabétisation et
d'urbanisation, revenu par habitant, nombre d'universités, d'entreprises, de
médecins, de téléphones par habitant, etc.). Or, la quantité ne permet pas néces-
23 Nous parlerons à ce sujet d'oscillation continue du régime entre répression et réforme. Voir
infra p. 196.
24 Selon Janos " .. from the 1920's through the 1950's the international demonstration effect,
perhaps more than any other factor, was responsible for the extreme insularity of the Sta-
linist regime and for its withdrawal, not only from global markets (as Wallerstein asserts),
but from the global material civilization created by Western progress. The purpose of his
relatively successful insulation was to reduce potential consumer demand on scarce re-
sources, needed for the rapid development of the economy. The institutionalization of the
purge during the same period may likewise be related to the noxious influences of the more
developed capitalist countries." (Janos 1986: 121).
178 CHAPITRE6
(libéralisation) par rapport aux pressions internes et externes, et par rapport aux
nouvelles demandes de modernisation et d'inclusion. Ce qui, dans des condi-
tions modernes, ne signifie rien d'autre, qu'une absence de choix.
C'est avec la libéralisation qu'un régime fermé, se définissant à travers
l'organisation hiérarchique de la société soviétique et le pilotage centralisé,
manoeuvre sur une pente glissante. Car avouer qu'on n'échappe pas à la société
moderne implique inévitablement l'aveu de l'échec d'une stratégie de moderni-
sation basée sur la fermeture: le système ne peut se modifier qu'au prix de sa
dissolution. Ce destin se joue au moment même où une nouvelle générati,on
d'élites du parti unique préconise, sous la pression de l'aggravation des crises
économiques qui sont directement perçues comme faillites du "système", une
modernisation de rattrapage d'un nouveau type. Celle-ci est en effet conçue,
d'une part, comme ouverture politico-économique sur l'économie internatio-
nale (création de marchés, rétablissement de la propriété privée, libéralisation
des prix, etc.), et, d'autre part, comme inclusion de la population à travers la
reconnaissance d'une opinion publique, l'abandon du monopole de représenta-
tion politique du parti unique et les réformes des processus de décision politi-
que ( démocratisation et institutionnalisation de l'opposition politique).
Cette évolution, qui culmine dans l'effondrement du socialisme d'Etat, ne
peut pas, en définitive, être saisie adéquatement sous le seul aspect de crises de
légitimation. Le problème de base ne se situe pas - comme l'entend le concept
traditionnel et juridique de la légitimité - à la frontière (constitutionnelle) entre
Etat et société, une frontière que le socialisme n'a d'ailleurs jamais connue. Il
ne peut pas non plus être réduit à des actions particulières, à des oppositions ou
des dissidences d'acteurs. L'adversaire du "système" ne se situe pas à ce niveau
contrôlable, ni à celui de la sémantique de la guerre froide. Il se trouve, au
contraire, au niveau structurel du mode opérationnel de la société moderne, qui
rend possible des types de modernisation que la modernisation socialiste ne
peut pas contrôler. La modernité ne s'impose pas simplement depuis l'extérieur
(effets des pays plus avancés); elle est toujours présente à l'intérieur même des
frontières fermées des régions dominées par l'URSS, si l'on veut voir les choses
à travers des catégories spatiales. Dans ce sens, on pourra dire que les structu-
res de la société moderne, dont l'effet de démonstration ne visualise que (mais
tout de même!) les aspects de la performance et la modernisation continue du
capitalisme et de modes de vie occidentaux, représentent le "délégitimateur"
principal des institutions et de la finalité d'un système qui s'est établi en oppo-
sition à la modernité européenne. L'effet de démonstration se révèle en fin de
compte comme effet de décomposition qui substitue aux anciennes différences
du régime celles de la modernité, qui ne se laissent pas imposer politiquement.
Nous verrons que des concepts comme société seconde et structures inofficiel-
les expriment la différence entre différenciations officielles et différenciations
180 CHAPITRE6
Furet 1989c, Touraine 1994: 222., Eisenstadt 1992b: 33, Afanassiev 1992: 129 et aussi
Revel 1992: 62ss., 69ss.
2 Voir Furet 1989a, 1989c, Eisenstadt 1992b, Murphy 1989.
3 Voir Lübbe (1992: 23). La formule d'auto-autorisation "tout nous est permis" peut être lue
dans l'organe de presse "Epée rouge" de la Tcheka le 18.8.1919.
184 CHAPITRE?
de chaque domaine par rapport aux autres. Dans une société moderne, la politi-
que ne peut être pensée que comme contexte de communication restreint, qui
doit pouvoir présupposer des rationalités autres que politiques. La politique
dans la société moderne présuppose une société dépolitisée. L'idée aberrante
d'une politisation de la société n'aurait comme conséquence que la dissolution
du politique tout comme elle signifierait par là la fin de l'Etat, de sa spécificité
en tant que centre d'action de la politique. Les différences de l'Etat de droit
constitutionnel ont pour fonction d'empêcher la politique de dominer la com-
munication sociale et de maintenir la frontière constitutionnelle Etat-société. 4
En même temps, elles sont aussi censées protéger l'Etat, le pouvoir politique,
contre une mainmise non-constitutionnelle sur l'Etat de la part de la société, par
le biais de partis politiques. L'Etat moderne n'est pas pensable sans la différen-
ciation du politique par rapport à la société. Et c'est parce que l'Etat n'est plus
le tout que le système politique peut admettre et institutionnaliser des conflits et
antagonismes politiques. Des concepts comme Etat totalitaire, Etat-parti ou
encore Etat socialiste de tout le peuple peuvent être considérés à juste titre
comme contradictoires, dès lors qu'ils impliquent une instrumentalisation poli-
tique de l'Etat et par là une mise en cause de l'autonomie du politique et de la
souveraineté étatique par le parti unique. 5 Dans ce ~ens, le terme adéquat pour
la description de l'ambition de politisation totale du parti unique serait celui de
la partocratie qui, contrairement à celui de bureaucratie, met l'accent sur la
prédominance des critères politiques par rapport à des formes de rationalité du
type formel et légal. 6
Si nous considérons le totalitarisme sous cet angle, donc en l'identifiant à
une tentative de politisation de la société, on se rend compte qu'il peut être dé-
fini à la fois comme contrôle de la communication (publique) et du point de
vue de la superposition, voire de la mise en cause de la différenciation fonc-
tionnelle par une redifférenciation hiérarchique et organisationnelle de la so-
ciété. 7 Les deux aspects sont inséparables, dès lors qu~ tout contrôle politique
4 Dans ce sens, l'histoire du libéralisme peut être lue comme histoire de l'expansion des
domaines qui sont censés se soustraire à l'emprise de la politique. Voir Lübbe 1991a: 34.
5 Voir Bimbaum 1985: 990, 1987: 571s.; Burdeau 1970: 94ss. Pour la formule de "l'Etat
socialiste de tout le peuple", présentée dans une perspective soviétique, voir 1' article
symptomatique (datant de 1986!) de V. E. Tchirkine, "les formes de l'Etat socialiste" in
Kazancigil 1985: 263ss.
6 Voir Meuschel (1993: 110, n.10) qui se réfère pour cette notion de "parfocratic systems", à
J.Pakulski, lequel voit l'essentiel de systèmes du type soviétique dans la prédominance de
critères politiques et non pas bureaucratiques. Voir aussi Malia (1992b: 93 et 1995a: 187),
qui décrit à son tour le "système soviétique" comme "partocratie idéocratique" et renvoie
pour le terme de partocratie à Abdurakhman Avtorkhanôv. La notion d'idéocratie accentue
en effet le fait que la domination partocratique n'est pas séparable de l'idéologie socialiste.
7 Ces deux aspects renvoient à deux théories interdépendantes, à savoir la théorie de la diffé-
renciation fonctionnelle et la théorie de la communication. Voir supra p. 61ss.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 185
8 Voir références in Rupnik 1984: 53ss. à Czeslaw Milosz, GyOrgy Dalos, Leszek Kolakows-
ki, Milan Kundera, Michel Heller, Milan Scimecka, Vaclav Havel et autres.
9 Voir Lefort 1981: 172ss., 1986: 265, et 1983. Voir aussi Reijen 1992.
10 Voir Lefort 1990: 9. Lefort cite une description du stalinisme par Trotski qui permet
d'entrevoir la spécificité du totalitarisme, dont la logique d'identification le distingue des
types de pouvoir sous l'ancien régime: "Dans les toutes dernières lignes de son ouvrage sur
Staline, que la mort ne lui permit pas d'achever, Trotski osa écrire: 'L'Etat c'est moi!' est
presque une formule libérale en comparaison avec les réalités du régime totalitaire de Sta-
186 CHAPITRE?
"en ceci qu'il combine un idéal radicalement artificialiste avec un idéal radica-
lement organiciste. L'image du corps se conjugue avec celle de la machine." 11
Et le même auteur de constater à nouveau l'obsession organisationnelle des
bâtisseurs communistes, leur perception de la société à organiser dans les ter-
mes d'un ingénieur. 12 A ceci correspond l'idée que la nouvelle société peut être
basée exclusivement sur un seul type de système social, à savoir l'organisation
et ses critères de rationalité. Les modèles de la société organisée ou de la so-
ciété bureaucratisée, qui ont été considérés par la soviétologie comme concepts
successeurs du modèle totalitaire classique, présupposent l'ambition totalitaire.
De même, tout projet totalitaire présuppose la possibilité d'organiser, donc des
systèmes organisés qui, eux, ne sont pensables que dans une société moderne,
fonctionnellement différenciée.
youloir fonder la société sur une idée d'unité ou de totalité implique en soi
la négation de ce_qui fait la modernité de la société, à savoir son unité différen-
ciée, multiple, qui est nécessairement inaccessible. Dans ce sens, Lefort précise,
sans aucun recours aux concepts de la théorie de la différenciation fonction-
nelle mais dans une approche toute différentialiste, l'essentiel de l'ambition
totalitaire à partir du refus de toute division sociale, du refus de "la différence
des normes en fonction desquelles se définit chaque mode d'activité et chaque
institution où il s'exerce." 13 C'est ce refus de reconnaître la différenciation so-
ciale de la société qui caractérise la prétention de la description totalitaire,
laquelle doit être distinguée de la réalité sociale décrite. Et c'est là que nous
rencontrons l'autre aspect du totalitarisme, la question de l'étendue et de
l'ampleur de sa réalisation politique et organisationnelle au sein d'un espace
social.
fine. Louis XIV ne s'identifiait qu'avec l'Etat. Les papes de Rome s'identifiaient à la fois
avec l'Etat et avec l'Eglise, mais seulement durant les époques du pouvoir temporel. L'Etat
totalitaire va bien au-delà du césaro-papisme, car il embrasse l'économie entière du pays. A
la différence du Roi-Soleil, Staline peut dire à bon droit: la Société c'est moi!" (Claude Le-
fort, "La logique totalitaire" in: Lefort 1981: 88, voir aussi p. 127).
Il Lefort 1986: 22.
12 Voir Lefort 1981: 102.
13 Et l'auteur de poursuivre: "A la limite, l'entreprise de production, l'administration, l'école,
l'hôpital ou !'institution judiciaire apparaissent comme des organisations spéciales, subor-
données aux fins de la grande organisation socialiste. A la limite, le travail de l'ingénieur,
du fonctionnaire, du pédagogue, du juriste, du médecin échappe à sa responsabilité et se
voit soumis à l'autorité politique. Enfin c'est la notion même d'une hétérogénéité sociale
qui est récusée( ... )" (Lefort 1981: 99s.). Ken Jowitt (1992: 127) utilise à cet égard, mais
dans une autre approche, le terme "oikos" pour décrire une "social configuration in which
the political, economic, and social dimensions of society are not institutionally differenti-
ated or conceptually delineated in private/public terms. Obviously the Soviet Union is not
literally organized as a 'household'. However, its political-economic organization does
formally approximate that of an oikos."
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 187
Changement et totalitarisme
16 Pour un survol de la controverse entre tenants de l'école totalitaire et tenants de l'école dite
"révisionniste" voir Werth 1993: 127ss., avec références notamment à Jerry Hough, Moshe
Lewin, Stephen Cohen ou encore Sheila Fitzpatrick. Voir aussi la présentation géné~ale des
différents courants in Hermet (éd.) 1984. Pour les critiques spécifiques du modèle totalitaire
voir notamment !-,ewin 1991: 2ss, Janos 1986: 103ss, Rigby 1990 (1973): 130ss, Cox 1992:
54s.
17 Voir Lefort 1990: 8.
18 Voir les différences de conception concernant le totalitarisme dans les approches françaises
et américaines. Voir les articles dans Hermet 1984(éd.), Almond/Roselle 1993 (éd.) et
Konn 1992. Voir aussi Bence/Lipset 1995. On retiendra surtout les "clivages" conceptuels
séparant la soviétologie dite "révisionniste" et la pensée politique en Europe de 1'Est à par-
tir du concept de totalitarisme. Voir la littérature retenue par Rupnik 1984. Martin Malia
(1992b: 102) trouve, lui aussi, dans les approches des auteurs dissidents de l'Europe de
l'Est, les contributions fondamentales à la redéfinition du totalitarisme comme modèle his-
torique et dynamique.
19 Voir Hermet 1984: 137.
20 Voir Malia 1992b: 102 et Rupnik 1984: 56.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 189
21 La perspective historique de Martin Malia (1992b: 102) va dans ce sens: "To be sure, at no
time, even during the worst years of Stalin, was such total control ever in fact achieved.
Nonetheless, such control has been the system's constant aspiration from the beginning of
the party's dictatorship, and such a total order is the ideal type of communism everywhere.
In other words, the system has an essence, a logic, or, ifyou will, a 'genetic code', that is
always present and acting, however much its empirical and historical accidents may vary
from one time and place to another." (Voir aussi Malia 1995a: 26). Dans une même pers-
pective, Hammer (1990: 9) constate lui aussi que "Perhaps the best approach is to think of
totalitarianism as an aspiration rather than a reality. W.S.Allen has suggested that totalitar-
ian regimes are really distinguished by their claim to exercise total control over society. On
close inspection the claim always tums out to be fraudulent."
190 CHAPITRE 7
Peut-on alors conclure que le régime a perdu sa qualité totalitaire? Une telle
conclusion passerait sous silence le fait que le régime soviétique, pratiquement
jusqu'à son effondrement, n'a jamais abandonné l'exclusivité de sa prétention
de représentation du peuple soviétique, sa conception moniste et unitaire du
pouvoir, tout comme il n'a jamais cessé de concevoir la société comme une
unité devant être dirigée et organisée. II s'agit d'un régime en quête de totalité.
L'essentiel ne se trouve donc pas dans l'observation de l'existence d'un certain
pluralisme, de conflits, de développements et changements indéniables au ni-
veau du leadership, mais dans le fait que le "système" ne peut et ne veut recon-
naître ni l'idée d'une politique comme contexte de communication conflictuel-
le corollaire du conflit politique étant par définition l'existence d'une opposi-
tion institutionnalisée -, ni les autres rationalités et acteurs sociaux dans leur
autonomie et en tant que défis politiques ou comme sources potentielles de
thèmes, demandes et conflits politiques. 24
Dans ce sens, une présentation du totalitarisme comme type idéai25 ne con-
tribue pas vraiment à la précision du problème, dès lors qu'il ne s'agit pas de
mesurer l'écart entre le modèle d'un totalitarisme pur ou extrême et la réalité,
mais de disposer d'une notion qui permette de décrire une sémantique et les
structures politiques correspondantes qui, dans leur autodescription et
l'architecture organisationnelle, manifestent des visées justifiant une qualifica-
tion en termes totalitaires. Si l'on veut utiliser la notion de type idéal, il fau-
drait alors l'employer pour désigner la perspective du régime, sa ·quête de
l'ordre total transparent et idéal du communisme qui, elle, doit être distinguée
de ce que le régime peut réaliser ou non sur la base de son programme. Le to-
talitarisme réel n'est pas une variante plus ou moins faible ou déviante d'un
totalitarisme idéal-typique ou in the books. De deux choses l'une: soit le régime
est totalitaire, soit il ne l'est pas, ce qui impliquerait aussi et nécessairement
qu'il ne sera pas non plus de type communiste. E{ c'est à partir de là qu'on se
rend compte que le concept de totalitarisme ne nous mène pas très loin, du
moins tant qu'il n'est pas intégré dans le cadre d'une théorie politique ou,
comme nous le proposons ici, dans une théorie sociologique qui fait la part des
choses en mettant à disposition les notions et distinctions permettant de décrire
les structures sous-jacentes de l'entreprise soviétique. Nous résumons ces as-
pects en décrivant les contours du phénomène totalitaire à partir de la prise en
compte de l'autodescription du régime dans les termes de l'ambition exclusive
du communisme, des modalités de la gestion du "système" de la société organi-
26 Voir Rupnik 1984: 52ss. et les références notamment à Heller, Mlynar, Simecka. L'auteur
(ibidem p. 62) situe, lui aussi, la différence entre totalitarisme communiste et dictatures di-
tes autoritaires au niveau de l'intention et non pas à celui du degré de violence.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 193
dernier est censé être inclus de manière paradoxale dans le système politique,
puisqu'en même temps il en est exclu: en tant que peuple soviétique uni, il peut
apparaître comme instance d'acclamation, mais en tant que public, il ne peut
pas se différencier et s'organiser en électeurs, partis politiques, intérêts organi-
sés ou mouvements.
Or, un régime politique comme le régime soviétique, qui ne s'aveugle pas
uniquement par le biais de la pratique de sa théorie mais également par la dé-
différenciation de la représentation politique du public, peut produire sa propre
légitimité par la fiction de l'unanimité de la volonté connue du peuple. II doit,
en revanche, doublement se méfier d'un public qui reste inconnu, puisque non-
identifiable au niveau organisationnel, et par là imprévisible. 27 Ceci est
d'autant plus vrai que toute modernisation, et les problèmes surgissant dans son
sillage de celle-ci, modifient inévitablement et continuellement le rapport en
termes de pouvoir et de légitimation entre la politique et le public, entre gou-
vernants et gouvernés. Le régime peut acheter ou compenser la passivité du
public par le biais de la providence socialiste ou en augmentant politiquement
les chances de consommation. Mais dans la mesure où plus aucune tradition,
mobilisation idéologique ou performance économique ne garantit la plausibilité
de la promesse socialiste incarnée par le parti unique, le régime se voit con-
traint de s'assurer la loyauté passive du public par la multiplication des méca-
nismes de contrôle qui n'opèrent plus essentiellement par la répression direc:te,
mais surtout à travers le "système" de la société organisée. Il faudra attendre les
crises économiques et politiques des années 1980 pour que le pouvoir soviéti-
que se rende compte que son design organisationnel ne lui permet plus de ré-
soudre ses problèmes, et qu'il admette une ouverture partielle du système
politique, dans le sens d'une redifférenciation du public et, par là, également de
l'espace public de la communication politique sur la base de la liberté associa-
tive et de la liberté du choix des thèmes politiques. C'est la dynamique ainsi
mise en marche qui conduira le régime à la dérive et finalement à l'abandon de
son dernier rempart totalitaire, à savoir sa prétention exclusive à la représenta-
tion politique et sociétale. Abandon suivi de l'effondrement inévitable, qui ne
consacre que ce que les participants plus ou moins involontaires du "système"
savent depuis longtemps, à savoir la visibilité croissante de la contingence de
l'Etat-parti, le fait que ses défaillances continues dévoilent l'absurdité du
"système" et de ses prétentions, renvoyant ainsi à sa possible disparition et à la
possibilité pensable de la réalisation d'alternatives politiques modernes.
27 Eisenstadt (1973: 75) a mis l'accent sur le fait qu'un régime totalitaire ne peut pas
"compter" sans autre avec la passivité du public: "Unlike the rulers of traditional regimes
the rulers of the totalitarian regimes cannot take the political passivity and/or traditional
identification of their subject for granted and are even afraid of such passivity - just be-
cause such passivity may become in these systems a potential focus for the crystallization
of the potential political power of the citizens."
194 CHAPITRE?
28 Voir Lefort 1990: 9; Revel 1992: 22, 130. Voir aussi Linz dans l'épilogue de Hermet (éd.)
1984: 244, où l'auteur observe que le "critère essentiel est celui de la possibilité de trans-
formation ou de l'irréversibilité du régime." Dans ce sens, et avec la même référence, Di
Palma 1991: 52. Une distinction qui implique aussi la question de savoir si le changement
dans des régions dominées par des régimes totalitaires peut être envisagé autrement que par
leur renversement suite à la défaite dans une guerre. Voir à nouveau Linz in Hermet (éd.)
1984: 244 et Eisenstadt 1973:84.
29 Voir Eisenstadt 1973: 83.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 195
les principes organisationnels qui le caractérisent et qui lui ont assuré le con-
trôle social à travers l'exploitation inflationniste de la ressource pouvoir. 34
Le dilemme auquel se voit confronté un "système" totalitaire, une fois qu'il
a conquis le pouvoir et construit la société organisée, est bien connu. Il ne peut
maintenir son emprise sur la société que par la contrainte, mais en même temps
il se rend compte que même la société socialiste ne marche ou ne progresse pas
par la contrainte. Le "système" ne supporte ni le gel de la stagnation ni le dégel
de la réforme. Il avance en quelque sorte selon une logique d'un stop and go.
Stanislav Lem, qui a envisagé dans les années 1950(!), la possibilité d'un ef-
fondrement du "système" socialiste à partir d'une théorie de l'oscillation, voit
ici la faute de construction du "système soviétique". Celui-ci ne peut se stabili-
ser qu'en oscillant continuellement dans ses réactions entre répression
(fermeture) et réforme (ouverture), des états qui marquent autant de seuils de
tolérance par rapport à l'oscillation autodynamique de son environnement so-
cial, concernant les perturbations induites par le "système" lui-même, ses plans,
ses échecs, les corrections continues des objectifs de production, etc., tout au-
tant que les déviations et fluctuations non-contrôlées dans les différents domai-
nes sociaux. 35
L'oscillation autogénérée du "système" renforce les déviations, les diffé-
rences par rapport à l'état recherché, et, de ce fait, la nécessité de corrections de
la direction, de la ligne, qui cherchent à diminuer la largeur de bande des fluc-
tuations et déviations sociales, afin d'éviter la dérive et de sauver le "système".
Il en résulte une fluctuation plus ou moins forte des réactions du régime, qui
prétend être le centre de pilotage du "système" face à l' autodynamique de ce
dernier. Stagnation et réformes ne forment que les modalités des réponses d'un
"système" qui ne peut tenter de résoudre le problème de sa stabilité que dans
son centre, c'est-à-dire au sommet de la hiérarchie. Il n'était cependant pas né-
cessaire d'attendre l'effondrement du socialisme pour montrer aux observa-
teurs, de l'extérieur et de l'intérieur du "système", que l'organisation du
changement par des cycles conjoncturels de réformes limitées ou de révolutions
"par en haut" (dégel), suivies de nouvelles phases de stagnation répressive, ne
pouvait fonctionner à la longue. 36 Toute intervention politique, qu'elle vise la
réforme ou la restauration répressive, augmente la dérive du "système", dès lors
qu'elle modifie nécessairement les réactions au sein et dans l'environnement de
39 Raimund Dietz (1990: 421) parle d'une "poussée évolutionniste" sous-jacente aux réformes
du socialisme soviétique: "The evolutionary thrust derives its force from the contradiction
between the functional requirements of a modem society and the Soviet system as a com-
mand economy: not only does the Soviet socialist system run increasingly into contradic-
tion with these requirements, it is from the outset at loggerheads with the functional
contexts of a modem society. To survive, it was obliged to make concessions to society,
which, from the beginning, called its basic assumptions in question". Voir nos observations
supra p. 195.
40 Voir Pipes 1993: 244 se référant à Hans Buchheim pour lequel "It is the totalitarian essence
that the goal is never reached and actualized but must remain a trend, a claim to power".
200 CHAPITRE 7
41 Voir Murphy 1989: 138 où l'auteur, dans sa discussion de la théorie politique de Claude
Lefort, observe, lui aussi, que "there is no unimpaired clarity, no univocality, no unambi-
guous intelligibility in complex societies. The Western model of dividing society into rela-
tively autonomous, differentiated spheres is a practical admission ofthis .. ".
42 Rares sont les soviétologues qui posent le problème à ce niveau. Voir Lewin 1989: 50 qui
met l'accent sur le fait que même le stalinisme n'arrivait pas à maîtriser le cours et la com-
plexité de l'histoire.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 201
sans parler de toutes ces structures qui surgissent dans le sillage de la société
organisée, à savoir les secteurs dits informels, parallèles de la deuxième société.
D'un autre côté, à ces problèmes concernant la complexité organisationnelle se
superposent les impératifs des systèmes fonctionnels, des problèmes de com-
munication spécifiques de la société moderne que l'entité URSS ne peut pas
ignorer, ne serait-ce que parce que toute idée de modernisation est tributaire
matériellement des solutions aux problèmes préconisées dans les systèmes cor-
respondants, que ce soit la science, la santé, l'éducation ou la politique.
Donc, ce que nous pouvons voir c'est un pouvoir totalitaire qui cherche à
venir à bout de lui-même sans pouvoir y arriver. On serait tenté de dire qu'il se
fait piéger par ses objectifs, mais aussi par les moyens de pouvoir qu'il a choi-
sis, par la démesure et l'autonomisation de ces derniers, qui confronteront ré-
gulièrement le régime à la question de savoir comment débloquer une société
politiquement bloquée ou - autrement dit - comment réformer un "système"
qui n'est devenu ce qu'il est que par le fait de son projet totalitaire. Ce dernier
point renvoie à un autre problème crucial, auquel tout régime totalitaire se voit
confronté, avant et indépendamment de toute réforme censée sauver le régime
in extremis: il concerne le fait qu'un recours trop fréquent du pouvoir politique
à la contrainte use rapidement ce pouvoir tout en contribuant à la naissance et à
l'établissement de ce que les moyens d'action du régime totalitaire sont censés
éliminer, à savoir des différences, des structures informelles, des réseaux de
pouvoir alternatifs, la non-application des programmes politiques. Sous cet an-
gle, on pourrait écrire toute l'histoire de l'URSS comme une lutte continue
contre les échecs programmés de la mise en oeuvre des programmes d'action
étatiques qui, surtout à l'époque de l'industrialisation, ne peuvent être imposés
que par la contrainte, voire la terreur, ce qui ne signifie pas pour autant que
l'objectif des plans pouvait être atteint. 43
Ce qui est enjeu ici, c'est l'effectivité du pouvoir, plus précisément le rap-
port entre pouvoir, sanctions et contrainte. Dans sa réflexion sur le totalitarisme
soviétique, Edgar Morin pose le problème en termes d'une dialectique entre
faiblesse infinie et force infinie. 44 La même idée peut être précisée en inver-
sant, avec Luhmann, la formule notoire de· Carl Schmitt sur l'état d'exception,
en désignant de "souverain" non pas celui qui maîtrise l'état d'exception, mais
celui qui empêche la naissance d'un état d'exception. 45 Cette tournure n'est pas
un simple jeu sémantique, elle exprime ce que tout régime politique soucieux
de survivre cherche à éviter, à savoir des situations dites d'exception. Dans
cette optique, concernant l'URSS, on pourrait dire que la maîtrise par la con-
trainte de l'état d'exception permanent dans lequel le régime se manoeuvre,
aux niveaux interne et international, avec ses catégories toutes schmittiennes de
la lutte des classes internationale, ne lui a pas permis de maintenir sa souverai-
neté. 46 Dans ce sens, le régime soviétique peut aussi être décrit comme régime
de guerre. 47 En tant que tel, il ne peut que ~ivre et s'entraîner de manière infa-
tigable pour le cas de guerre. 48 Nous voyons là encore, au niveau des moyens
de contrainte, ce qui distingue un pouvoir totalitaire exceptionnel d'un pouvoir
politique moderne. Tandis que ce dernier monopolise les moyens de contrainte,
dont l'activation est conditionnée par le système juridique, afin d'assurer la
capacité de décision de la politique et de permettre la création des conditions
d'une multiplication d'autres sources de pouvoir dans la société (pouvoir orga-
nisationnel surtout! 49), le pouvoir totalitaire a ceci de particulier qu'il ne peut
admettre la formation d'un pouvoir social non contrôlé par lui. Il est obligé, à
cet effet, de multiplier les recours ou les menaces de recours à ses moyens de
contrainte, qu'il pourra traduire, au cours de la construction de ce que nous
préciserons comme société organisée, en potentiel de sanction organisationnel,
c'est-à-dire en pouvoir résultant du contrôle politico-administratif par le parti
unique de l'ensemble des organisations des systèmes fonctionnels.
Ayant éliminé les centres de pouvoir auto-organisés des domaines sociaux
dominés par lui, le "système soviétique" aura substitué au pouvoir différencié
d'une société différenciée, le pouvoir non différencié ou organisationnel d'une
société organisée, fonctionnant sur la base d'un mécanisme d'inclusion et
d'exclusion, d'avantages et de désavantages, de sanctions positives et négati-
ves. D'un autre côté, c'est la neutralisation politique du pouvoir social qui fait
que le régime doit activer en permanence ses appareils de répression. Or, nous
verrons que, dans des conditions modernes, même le régime soviétique se voit
irreversible way. lt is in the interests of power to avoid such an occurrence. Thus already in
terms of its own structure (and not only by reference to laws) power rests upon controlling
the exceptional case. It breaks down whenever the avoidable alternatives have· to be real-
ized." Luhmann 1979: 121, voir aussi Luhmann 1990a: 158; 1982: 365 N4, 1987d: l lss. et
Willke 1989: 13lss.
46 Cette manière de voir les choses peut aussi être interprétée comme l'échec d'une forme
d'autolégitimation du régime basée sur la nécessité du "régime d'exception". Voir Piccone
1990: 10.
47 Voir Simon 1993: 19. ·
48 A un tel régime correspond une autodescription de la société en termes tragiques. Voir
Bude 1993: 268 SS.
49 Voir Luhmann, "Societal Foundations of Power: Increase and Distribution" in 1990a: 15 5-
166 et 1987b: 117-125.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 203
50 L'utilisation des notions d'inflation et de déflation pour désigner l'idée d'une trop grande
utilisation des ressources de pouvoir remonte à la théorie du pouvoir de Parsons, qui part de
l'analogie du medium de pouvoir et du medium de l'argent. Voir Luhmann 1981c: 124s. et
1987e: 46.
204 CHAPITRE 7
fait que la société ne peut être gouvernée par décret, se montre dans sa capacité
de gouverner sans contrainte, sans se faire des ennemis et en apprenant, donc
en misant sur le consensus, qui est le seul garant de l'efficacité symbolique du
pouvoir politique.
Ces problèmes peuvent être présentés comme phénomènes d'émergence de
la société moderne. Il s'agit en tout cas de différences et d'effets de cette der-
nière. Et les problèmes qu'elle fait surgir ne s'arrêtent pas aux rideaux de fer
et/ou aux frontières étatiques. C'est dire aussi que la capacité de gouverner
même des structures totalitaires doit se manifester dans des réponses politiques
crédibles aux problèmes économiques et écologiques qui se posent inévitable-
ment dans son hémisphère. Dans ce sens, une théorie de la société moderne
incite non pas à se placer simplement dans la perspective du régime soviétique
et de ses élites, mais à évaluer les structures et les types de changements visés
et imposés par le parti léniniste dans le contexte, à la fois, de la société mo-
derne - Wallerstein parlerait du système-monde - et de la modernisation auto-
dynamique des structures sociales dans les régions dominées par le régime
soviétique. A partir de là, nous pouvons formuler notre thèse de
l'incompatibilité du communisme avec la société moderne comme problème de
complexité: tout régime qui tente de substituer aux différences fonctionnelles
de la société les structures organisationnelles d'un parti unique aux ambitions
totalitaires se trouve, après des phases de modernisation de rattrapage, con-
fronté à des réalités sociales complexes, modernes, qui ne correspondent pas à
l'objectif de la modernisation socialiste mais dont l'évolution autodynamique
conduit tôt ou tard le régime à admettre la vérité tant niée: une société moderne
ne peut pas être gérée sur la base du pouvoir et à partir d'un centre comme s'il
s'agissait d'une seule organisation gigantesque. Nous considérons le syndrome
de la société organisée comme expression structurelle du design totalitaire.
Nous essayerons par la suite de décrire les éléments de cette forme de différen-
ciation particulière, qui nous permettra aussi d'insister sur l'étendue de la dé-
viation de la modernité socialiste par rapport à la modernité.
CHAPITRE 8
Nous avons déjà utilisé à plusieurs reprises la notion d'entreprise pour décrire
le type de structures sociales établies par le régime soviétique. Cette notion
renvoie à plusieurs significations qui sont indispensables pour la précision de
l'étendue de l'ambition et des réalisations soviétiques. Ainsi, parler d'entreprise
signifie d'abord projet et aventure au sort incertain. Dans ce sens, l'expérience
soviétique peut être considérée comme aventure qui coupe avec le passé et part
vers l'horizon inconnu de la transformation de la société en expérimentant des
formes d'organisation sociales nouvelles ou alternatives censées s'imposer
comme normalité socialiste. 1
L'entreprise soviétique renvoie également à l'édifice organisationnel cons-
titutif du "système soviétique", qui sera tant le moyen que le résultat de la
transformation révolutionnaire. Elle exprime dans ce sens ce que Alfred Meyer
a décrit comme USSR incorporated et T.H. Rigby comme société mono-
organisationnelle, à savoir l'idée que toutes les activités et structures sociales
peuvent être encadrées et organisées de manière hiérarchique et rationnelle à
l'instar d'une seule et immense entreprise de production. 2 La notion de société
mono-organisationnelle fait partie d'une typologie de sociétés que Rigby dis-
tingue en fonction de la prédominance d'un mécanisme de coordination: il
s'agit de sociétés de marchés (contrat), de sociétés organisationnelles (com-
mandement) et de sociétés traditionnelles. 3 En faisant cette distinction, Rigby
tion, namely the Communist Party, entrusted with the conscious, overall coordination of ail
social activity."
4 Dans la conception de Lénine, le socialisme doit réaliser son caractère organisé à partir des
réalisations de la société capitaliste qui, au stade de l'impérialisme, est censée se transfor-
mer en un capitalisme d'Etat des monopoles qui représenterait le "prototype" même de la
"société mono-organisationnelle". La société devient chez Lénine synonyme d'entreprise
bureaucratique, hiérarchique, dominée par la classe bourgeoise. Il suffit de décapiter le
sommet de cette hiérarchie pour que le prolétariat puisse faire usage du mécanisme de ges-
tion sociale tel qu'il est réalisé par la poste qui, en tant qu'entreprise "organisée sur le mo-
dèle du monopole capitaliste d'Etat" représente, pour Lénine, le modèle même de
l'entreprise socialiste. Donc, c'est du fait que déjà la société capitaliste impose à
l'observateur marxiste une analyse en termes de société organisée, ceci dans le cadre du
schéma marxiste de l'inégalité (en haut/en bas), que la "société communiste dans sa pre-
mière phase" peut être conçue comme continuation de la société organisée dans des condi-
tions de renversement du schéma en haut/en bas: "La société tout entière ne sera plus qu'un
seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire". (Voir Lénine,
L'Etat et la révolution, éd. du progrès, Moscou 1981: 75 et 150). L'analyse marxiste-
léniniste court-circuite ainsi le schéma d'analyse adapté aux sociétés traditionnelles
(stratification en haut/en bas), les différences fonctionnelles irréductibles de la société mo-
derne, ainsi que les systèmes organisés (organisations) au sein des domaines fonctionnels
de cette société. La "rehiérarchisation" de la société engendrée par ce réductionnisme ana-
lytique ne pourra être visée - et maintenue en tant que fiction impossible - qu'avec des
moyens totalitaires._
5 Voir les contributions in Emmerich/Wege (1995) concernant le discours du totalitarisme
soviétique et du nazisme sur la technique. Voir aussi Lübbe 1990.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 209
sion entre société organisée et société non organisée, division qui traverse tous
les systèmes fonctionnels. 17
C'est en fin de compte aussi là, dans l'exploitation du "système" dans un
sens contraire aux objectifs de celui-ci, que se manifeste le revers de la société
organisée et de la collectivisation, dans la mesure où toutes les organisations,
associations, unités de production, communautés, etc., peuvent être utilisées par
leurs membres pour la sauvegarde de leurs propres intérêts contre l'emprise des
échelons supérieurs. 18 Les réseaux de protection ainsi créés au niveau des en-
treprises et des associations professionnelles ont permis la survie du groupe,
qui se reconstitue à travers les innombrables réseaux d'interaction hautement
personnalisés, favorisés par la collectivisation, par l'idée impossible que
l'individu peut être intégré quasiment entièrement dans un face à face intime et
permanent de la communication communautaire. Il s'agit là encore d'un aspect
inédit de la personnalisation du "système", d'un dernier effet pervers, serait-on
tenté de dire, de la société organisée, qui engendre, en son sein, des systèmes
sociaux invisibles et incontrôlables, des remparts et des compartiments effica-
ces contre la mainmise totalitaire du grand "système". Ce sont de tels systèmes
informels qui faciliteront à tous les niveaux, mais surtout à celui des élites,
l'exploitation du "système" par l'utilisation de ses organisations, par exemple,
17 Voir Bernik 1990, Hankiss 1990a. Bernik (1990) observe que même les secteurs organisés
échappent à la logique de pilotage du centre et que 1'autonomie des systèmes fonctionnels
ne peut pas être entièrement bloquée. Les structures alternatives ou de compensation fonc-
tionnent selon leur propre logique fonctionnelle, introduisant par exemple les marchés au
sein d'un "système" qui prétend avoir éliminé les marchés. Ces approches voient dans
l'expansion du secteur non organisé de la société les indices de la différenciation fonction-
nelle des sociétés socialistes. Or, comme nous l'avons déjà dit et comme nous le précise-
rons plus longuement par la suite (voir infra p. 237ss.), on ne peut pas identifier la
différenciation fonctionnelle aux parties non organisées de la société (qui est là encore con-
çue dans un sens régional), comme si le communisme signifiait l'élimination de la différen-
ciation fonctionnelle. Comme dans notre approche la société organisée est basée sur une
finalité absurde, on ne peut pas opposer la société organisée et la société non organisée et
situer la différenciation fonctionnelle du côté de la partie non organisée de la société.
Même dans. des conditions socialistes, la différenciation fonctionnelle - qui ne peut pas,
rappelons-le, être régionalisée -, présuppose la différence entre systèmes organisés et
communications non organisées.
18 Voir Beyrau 1993: 223. Voir aussi Remington 1992: 131, qui parle de "compensatory
trends". Dans ce sens, Scheuch (1990: 478 = 1991b: 182) observe que les corporations ba-
sées sur la qualité de membre obligatoire sont d'abord censées permettre le contrôle des
membres, mais fonctionnaient en fait davantage comme "conspiration" (Max Weber) contre
l'immense appareil de répression. Par la concentration des loyautés sur les entreprises et la
profession, elles protègent contre la répression. Les corporations créent leurs propres micro-
mondes, une société au sein de la société, un Etat au sein de l'Etat. Margolina (1994: 117)
caractérise les systèmes d'interaction qui naissent à l'ombre des collectifs contrôlés par
l'Etat comme "unités de survie" tentant de se constituer contre les collectifs, tout en défen-
dant des valeurs alternatives.
214 CHAPITRES
19 Au sujet du détournement des relations verticales du "système" par des relations de marché
horizontales, voir Afanassiev 1992: 243ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 215
20 Rigby (1990: 89) résume les différents aspects de l'organisation informelle du système par
le terme "crypto-politics". Scheuch (1990: 478) voit l'expression du caractère féodal du
système politique dans la personnalisation des relations, dans un système de loyautés per-
sonnelles, basé sur des dépendances réciproques se reproduisant à travers les "dettes" pour
les services rendus. Milovan Djilas (1990: 269) parle à son tour de "féodalisme industriel":
" ... the entire power structure is largely feudal and( ... ) everything is subordinated toit. It is
also true that this particular structure of power prevailed, underwent 'improvements', and
moved towards a singular form ofenlightened absolutism.". Voir aussi Meier 1990: 9ss.
21 Voir supra p. 108.
22 Voir supra p. 144.
216 CHAPITRES
communication politique, d'autre part. C'est donc dire que le "système soviéti-
que" maîtrise les domaines fonctionnels stratégiques de la société par le biais
de l'organisation, par la neutralisation de l'auto-organisation sociale et par la
hiérarchisation politico-administrative de la communication organisée ou à or-
ganiser, dans des domaines sociaux stratégiques comme l'économie, la science,
l'éducation, l'art et, bien entendu, la politique, réduite à un centre de gestion. Il
hypertrophie ainsi, au sein des régions dominées par l'URSS, un principe
d'organisation de la société moderne, à savoir la communication hiérarchique-
ment intégrée.
Nous pouvons revenir à présent au point de départ de notre parcours à tra-
vers la société organisée, à savoir à la figure de l'entreprise, unité de produc-
tion, dont les structures organisationnelles et principes de gestion rationnels
représentent quasiment de manière idéal-typique l'image de ce que le "système
soviétique" tentera de réaliser au niveau sociétal. C'est l'entreprise qui montre
aussi que l'organisation socialiste n'est pas uniquement une structure finalisée
qui se veut rationnelle, mais aussi un lieu de contrôle social, de restrictions
communicatives par excellence.
Au niveau des entreprises, les structures organisationnelles mises en place
par le parti reflètent un nouveau type de gestion d'entreprise, administrative-
ment et politiquement conditionnée, au sein d'une économie dite planifiée. Par
là, elles se présentent également comme structures de mobilisation au service
du changement social visé par le régime. A ce titre, l'entreprise ne peut être
réduite à une simple unité de production. Instrumentalisée politiquement, et
compte tenu de l'absence de marchés réels, elle représente une institution so-
ciale totale et multi-fonctionnelle, qui non seulement englobe ses membres à
travers le rôle de force de travail, mais aussi et surtout dans les rôles de con-
sommateurs, de clients, de patients, de militants, ou dans d'autres interactions
basées sur la demande de services, de biens ou d'identités sociales.24 Ainsi
l'entreprise représente rien moins qu'une sorte d'Etat-providence en miniature
qui distribue biens et services de manière administrative. Elle est l'adresse cen-
trale pour les problèmes et demandes de ses membres et concentre en son sein
les loyautés de ces derniers. Ainsi, elle fonctionne, par le biais des collectifs,
des communautés de production et de travail constituées en son sein, comme
instance primordiale du contrôle social, dès lors que les échanges et réseaux
sociaux qu'elle établit ne sont rien d'autre que des structures de dépendance
dans lesquelles la mise à disposition d'avantages et de services est conditionnée
par le comportement loyal, et la différenciation de celui-ci en degrés
d'intégration et d'adaptation dans l'entreprise et dans les organisations coin-
24 Voir p. ex. Walder 1986: 28ss., Scheuch 1991b: 18lss. et Margolina 1994: 117s. Pour le
"Danwei" chinois, équivalent fonctionnel du collectif soviétique, mais qui renvoie aussi à
des formes sociales plus traditionnelles, à la cellularité des structures sociales chinoises que
l'URSS n'a pas connues, voir Li Hanlin 1991.
218 CHAPITRES
25 Nous reprenons ici la problématique du rapport entre l'inclusion dans les systèmes fonc-
tionnels et les particularités de la société organisée, dont nous avons déjà parlé plus haut,
dans le contexte de la perte de fonction des classes sociales. Voir p. 86.
26 Voir nos observations infra p. 269.
27 Rupnik 1984: 60, l'auteur se référant surtout à M.Simecka et P.Kende. Voir aussi Poggi
1990: 158.
28 Nous voyons avec Luhmann la caractéristique principale des systèmes organisés dans le
critère de la qualité de membre qu'on gagne ou perd sur la base d'une décision d'entrer ou
de sortir. Voir encore nos observations p. 11 lss. Voir Luhmann 1987b: 41 et 1989a: 233ss.
DÉDIFFÉRENCIATI ONS RÉGIONALES 219
29 Cette image du contrôle politico-administratif de !'Etat-parti est en fait plus complexe, dès
lors qu'au niveau des entreprises se rencontrent toujours plusieurs secteurs et plusieurs ni-
veaux administratifs et/ou politiques de l'édifice de la double administration étatique et
partisane. Voir Poggi 1990:156s.
30 Walder (1986: 19) constate que "Communist regimes, more importantly, are effective not
only in preventing independent organization and activity: they use their organization of the
workplace and their control of rewards to pull workers into political activity that they or-
ganize." Voir aussi Weinert 1993.
220 CHAPITRES
31 Poggi (1990: 151) constate"(... ) ifby politics we understand a process whereby within the
public sphere multiple, autonomous collective actors openly and legitimately compete with
one another, each on behalfofspecial interests, to limit, influence and determine policy, we
might go as far as saying that there is no politics in the Soviet-type state ".
32 Voir supra p. 186.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 221
33 Voir supra p. 233: le tableau de Hankiss représente quelques figures d'une telle "logique
d'échange" pratiquée dans les pays socialistes.
224 CHAPITRES
1961 (sur une population de 216 millions) à 19 en 1990 (sur une population de
288 millions), chiffre qui tombe par la suite rapidement, notamment en raison
de l'abolition du monopole de pouvoir du parti en 1990 (art. 6 de la constitu-
tion soviétique) pour atteindre les 15 millions ou 5% au moment de
l'interdiction du parti après l'échec du coup d'Etat en août 1991.34 La part
maximale de 7% de la population, qui correspond à 10% de la population
adulte, est considérablement plus élevée que celle que connaissent les pays oc-
cidentaux.
Dès lors, on peut se poser la question de savoir qui ou quel groupe utilise ou
instrumentalise la qualité de membre et pour quelle finalité. L'élargissement
continu du parti et de sa base de recrutement, poussé par le régime, va de pair
avec la modernisation du pays et la transformation de sa composition so-
cio-professionnelle. Il s'inscrit dans la logique d'un "système" qui, après le
césarisme de la phase staliniste, engage et mobilise le parti à grande échelle
pour des fonctions de pilotage dans l'économie et le système politico-
administratif, ce qui implique l'établissement d'appareils organisationnels et de
procédures adéquates pour mettre en oeuvre une politique de cadres et de créer
le pool correspondant pour la sélection du personnel politique. Un regard sur
les taux d'affiliation au sein des élites professionnelles (cadres) montre que les
positions supérieures et/ou de direction dans les domaines-clés du "système", à
savoir l'administration de l'Etat, les entreprises, les forces armées et les organi-
sations des médias de diffusion, sont soit occupées par des membres du parti,
soit contrôlées par ces derniers selon le système de la nomenklatura.
Il va de soi que le "système" constitué et contrôlé par le parti ne reproduit
ses élites qu'à partir d'un réservoir très limité de membres, parmi les millions
disposant d'une carte de membre. Une précision de la composition du parti se-
lon catégories socioprofessionnelles permet d'abord de voir que, vers la fin des
années 1980, plus de 50% (43% selon les statistiques officielles) des membres
du parti sont employés dans le secteur tertiaire (white-collar), tandis que 45%
sont des ouvriers. 35 Or, en tenant compte des taux d'affiliation par groupe so-
cio-professionnelle (party saturation), on observe que cette répartition traduit
en fait des asymétries considérables, dès lors qu'environ 25% des professions
travaillant dans le secteur tertiaire entrent dans le parti, contre seulement 10%
34 Voir Torke 1993: 154 et l'article "The Communist Party of the Soviet Union" par John
Miller, in Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 340ss.
35 Les statistiques officielles de l'époque saisissent la composition socio-professionnelle au
moment de l'entrée dans le parti et ne font donc pas état de la position professionnelle cou-
rante du membre. Ainsi le parti communiste soviétique est composé de 45.4% du secteur
industriel ("White-Collar"), 11.4% du secteur agricole et 43.2% du secteur tertiaire ("White
Collar"). Voir Crouch 1989: 109, et Miller, John "The Communist Party of the Soviet Un-
ion" in Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 342.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 225
36 Voir Crouch 1989: 109, Hammer 1990: 98s. et Miller, John "The Communist Party of the
Soviet Union" in Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 342.
37 Voir Hammer 1990: 98s. se référant à Jerry Hough. Voir aussi Crouch 1989: 109s.
226 CHAPITRE 8
41 Les dissidents - notamment ceux qui ont perdu leur qualité de membre du parti - ont com-
pris depuis longtemps ce phénomène du "soupçon généralisé". En 1978, Efim Etkind (cité
par Crouch 1989: 108) observe que "In the West you choose to join a party because you
want to. Not so in the USSR. If one is a party member, what does it mean? Is he one of us
or one ofthem? Is he a Leninist of the old guard ... a soldier of the war against fascism ... a
careerist ... a weak and unprincipled victim of intimidation? Or an idealist? Or a simple-
minded conformist? Or a sceptic but now condemned to carry his party card to his dying
day or until the time when his heretical views corne to light and he is expelled? The prob-
lem is you can't leave the party. To do so would be like committing civic suicide or apply-
ing to emigrate ... (you are) a cog in a machine." C'est seulement vers la fin de la
perestroïka que l'option "exit" représentera une alternative à la qualité de membre du parti.
A ce moment, le parti ne représente déjà plus le "point de passage obligé" irréversible: il est
devenu contingent, dès lors que des structures politiques alternatives sont visibles, même
pour des "carriéristes"! Les sorties massives du parti à partir de I 989 en témoignent.
228 CHAPITRES
contrôle de systèmes de dépendance clientélistes à travers la généralisation de
la pratique de nomination pour des positions aux différents échelons du parti,
positions censées être basées sur une élection et non pas sur une confirmation
manipulée d'en haut. Autrement dit, il s'agit de bureaucratiser le parti en su-
perposant au circuit de pouvoir officiel, supposé partir des organes électoraux
du parti, celui d'un circuit de pouvoir normalisé allant _dans le sens contraire,
c'est-à-dire venant d'en haut. Ce qui distingue ce circuit de ceux pratiqués dans
des systèmes dits démocratisés ne se manifeste pas dans les recommandations
de candidats, donc dans une présélection restrictive qui sera sélectionnée par un
corps électoral, mais dans l'institutionnalisation de la confirmation systémati-
que de candidats uniques recommandés à l'échelon supérieur. Le centralisme
démocratique peut fonctionner parce que le parti lui-même fonctionne comme
une bureaucratie, dans laquelle les nominations aux postes de pouvoir sont des
prérogatives de décision attribuées ou données aux instances de décision.
Un tel système ne se construit pas, ou en tout cas pas si rapidement, sans la
mobilisation d'un système de répression à part au sein du grand système domi-
né par le parti, un appareil de terreur qui permet d'échanger en très peu de
temps le personnel politique ou administratif occupant les positions au sommet.
Il faut donc à la fois des mécanismes organisant les sorties du "système" - à
cette époque l'élimination physique de rivaux politiques - et des mécanismes
permettant de contrôler l'accès aux positions de pouvoir du parti et le compor-
tement de leurs détenteurs dociles. Clientélisme et terreur se renforcent mu-
tuellement. Or, l'expérience des purges, qui règle l'accès au sommet par une
sorte de lutte d'élimination interne, puis par un règlement de comptes tous azi-
muts aveugle, utilisant le soupçon généralisé pour clarifier les rapports de
loyauté au sein du parti et dans les appareils de l'Etat, conduit à des modifica-
tions démographiques d'un tel niveau que l'avenir même du "système" et de
ses actions en sera atteint et conditionné. En éliminant des classes d'âges entiè-
res, les purges de Staline réduisent non seulement les possibilités et les moda-
lités de renouvellement des élites futures, elles marqueront surtout le
comportement des futurs membres des appareils du "système" dans sa période
post-terroriste. Le caractère inattaquable du sommet politique se traduit désor-
mais par l'accentuation obsessionnelle de la continuité du leadership et
l'établissement de mécanismes d'autoprotection et de règles d'autoreproduction
par le régime. Du stade de la méfiance généralisée, on passe à celui de la con-
fiance généralisée, parmi et envers les cadres. 42 Le vieillissement des membres
au sommet du régime qui s'ensuivra est la conséquence du blocage de la cir-
culation des élites. Il conduira à un régime que la littérature résume comme
42 A cet égard, les "devises" des leaders post-staliniens concevant leur régime désormais
comme étant orienté par les principes d'une "direction collective" sont révélatrices:
"Confiance aux cadres!", puis "stabilité des cadres!". Voir Malia 1995a: 416ss., Altrichter
1993: 152.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 229
gérontocratie, un régime dont la fin de règne sera inévitablement conçue
comme phénomène d'ordre biologique.
Ce qu'il s'agit de comprendre est le fait que le potentiel de longévité trouve
son explication dans les purges de Staline, qui ont conduit au remplacement
rapide d'une classe d'âge entière par une nouvelle génération catapultée prati-
quement du jour au lendemain au sommet du "système": ces nouveaux venus et
promus du "système", issus d'une classe d'âge identique et unis par les mêmes
origines sociales (paysannes), attitudes politiques (conservatrices) et des expé-
riences traumatisantes vécues dans les purges et la guerre. 43 Ils établiront la
continuité et la stabilité au sommet du régime, une stabilité des cadres surtout,
qui peut être mesurée par la lenteur avec laquelle les membres du Comité cen-
tral sont remplacés entre 1961 et 1981. Robert Daniels montre que le pourcen-
tage des membres de ce système d'élite (inclus les niveaux des candidats
potentiels) qui sont confirmés d'une période à l'autre, est très élevé. De moins
de 60% en 1961 - année des plus grands changements dans l'occupation des
postes au Comité central - il passe à plus de 70% en 1981.44 De même, l'âge
moyen des membres du Comité central, 50 ans en 1956, passe à 63 ans en
1981. Une seule génération domine ainsi le sommet du "système" pendant pra-
tiquement trois décennies. Elle a le temps de vieillir au pouvoir. C'est à partir
d'une telle constellation, le cycle de vie des membres de l'ancien régime, qu'on
peut comprendre la facilité avec laquelle Gorbatchev a pu échanger le person-
nel politique au sommet du "système".
Nous résumons ces observations en retenant le fait que la participation et la
promotion professionnelle dans les organisations des grands systèmes fonc-
tionnels sont conditionnées par le parti, par la condition de la qualité de mem-
bre du parti ou l'attente d'un comportement loyal à venir dans tel ou tel autre
poste, notamment par les pratiques des listes de promotion (nomenklatura dans
le sens étroit du terme) établissant des loyautés parallèles au sein des organisa-
tions. C'est à travers cette politique des cadres désignée par la notion de no-
menklatura, que le régime reproduit son système de pouvoir et assure le
contrôle des élites sociales. 45 Dans le chapitre prochain, nous préciserons cet
aspect comme instrumentalisation politique des domaines fonctionnels. C'est à
ce niveau aussî qu'on se rend compte de l'étendue de la pénétration du parti, de
ses appareils, dans les organisations-clés des domaines fonctionnels, c'est-à-
dire dans la politique (à tous les niveaux administratifs et étatiques, dans les
forces années, les organismes annexes, les médias, etc.), dans l'économie
(entreprises), la santé, l'éducation ou la science.
Nomenklatura et corruption
47 Heberer (1991) montre dans son analyse de la corruption en Chine que le mouvement pro-
testataire de 1989 a placé la lutte contre la corruption dans le centre de ses revendications et
de la demande de réformes institutionnelles. Il s'agissait d'un reproche de corruption
adressé au système en tant que tel, qui est à l'origine de la généralisation du phénomène de
la corruption. Voir aussi le titre évocateur de l'ouvrage de Clark/Wildavsky, 1990: "The
Moral Collapse ofCommunism".
48 Le sociologue hongrois Elémer Hankiss a précisé ces structures et mentalités dans ses étu-
des. Voir Hankiss 1990a, 1990b; Voir aussi Heberer 1991.
232 CHAPITRES
que ces arrangements, plus ou moins typiques des régimes socialistes, avec des
économies de pénurie, sont pratiquement tous basés sur une logique d'échange,
dans laquelle le conformisme et l'obéissance par rapport aux autorités politi-
ques sont échangés contre certains privilèges, quelques libertés, certains biens,
etc. On doit se demander ici si le terme corruption est encore adéquat pour
qualifier le comportement d'adaptation et d'opportunisme d'une population qui
se voit ainsi piégée par un régime corrompu. 49 On peut en douter.
Sous l'aspect de la problématique de la professionnalisation, on remarquera
que c'est l'absence ou l'institutionnalisation insuffisante d'un certain nombre
de rôles professionnels et de leurs pendants complémentaires, tels que politi-
cien/électeur, fonction publique/requérant pnve ou entrepreneur/con-
sommateur, qui favorise les relations personnelles et la généralisation du clien-
télisme dans les pays socialistes. Bien entendu, ceci renvoie là encore à
l'absence de la distinction public/privé dont le maintien constitutionnellement
assuré a aussi le sens de garantir, dans les rapports de communication entre
. l'administration publique et le particulier, la prédominance de critères formels
et matériels et non pas personnels.
49 On pourra observer·avec Lefort (1990: 15) que les "vices de ceux qui subissent ne sont pas
les mêmes que les vices de ceux qui dominent, même s'ils leur ressemblent et finalement
les appuient". Il est vrai cependant qu'au niveau individuel existe la possibilité de choisir
une distance plus ou moins grande par rapport au régime. Remington (1992: 137) observe
que "Everyone had some experience with the political elifo; everyone had to make certain
choices about how closely tied to it he or she wished to become. Without the goodwill of
the state, it was difficult to enjoy most kinds of social benefits - whether that was the pro-
tektsiia (connections) needed for admittance to a prestigious schools, or the clearance
needed to receive the coveted right to travel abroad, or the chance to acquire a car or
apartment ahead of the 'line', or promotion to a responsible position at work. Ali ofthese
benefits rested on the relationship one established with those in charge of the political
sphere. Each person had to decide, according to a persona) calculus of goals and values,
how much accommodation was permissible." Margolina (1992: 206) présente ce choix
comme problème d'une morale double: la survie comme choix entre compromis et
"honnêteté". Un choix qui n'a cependant jamais été vraiment un choix et surtout pas pour
les représentants de l'intelligentsia qui ont, dans leur grande majorité, constitué leur propre
identité sur la base de cette différence. L'ambiguïté réside, bien entendu, dans le fait que
même un choix contre les privilèges n'est, en règle générale, possible que dans les condi-
tions privilégiées d'une existence assurée par l'Etat.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 233
Autrement dit, ce qu'il s'agit de voir, c'est que les rapports personnels entre
les membres du parti unique au pouvoir et leurs clients ne sont pas déterminés
par des critères professionnels, donc matériels, mais dominés par la relation
personnelle entre patron et clients. 51 C'est là aussi que se précise le sens de la
fermeture d'une structure organisationnelle complexe qui substitue aux princi-
pes d'inclusion de la société moderne - les critères méritocratiques de la parti-
cipation professionnelle, détepninés par des domaines fonctionnels (ouverts à
tous!) - des critères d'admission politiques et ascriptifs qui mettent en cause le
principe moderne même sur lequel est basé le rôle de la qualité de membre, à
savoir la séparation de ce rôle par rapport à d'autres rôles sociaux du détenteur.
Du coup, c'est un autre type d'affiliation qui surgit: le cercle quasiment in-
visible des positions professionnelles réservées et protégées par le parti, qui
sont censées fonctionner selon la programmation prévue par celui-ci. Le sys-
tème de la nomenklatura concrétise le contrôle politique des domaines fonc-
tionnels au niveaù de la régulation de la participation aux organis.ations des
systèmes fonctionnels, en particulier l'accès au postes-clés du système politique
(parti et Etat). Nous retrouvons ici l'image des inclus qui se reproduisent
comme inclus du "système", et les exclus qui restent des exclus et qui conçoi-
vent ce contrôle politique des rôles professionnels comme blocages systémi-
ques de leurs attentes de mobilisation professionnelle. 52 Ils associeront le
système de la nomenklatura à rien d'autre qu'à une structure de privilèges néo-
féodale ou néotraditionnelle permettant au régime, d'une part, de maintenir le
monopole de pouvoir politique par l'exploitation des ressources sociales et
matérielles, et, d'autre part, de se reproduire comme système organisé selon ses
propres critères opportunistes.
Si, à partir de 1985, Gorbatchev parle de redimensionner le parti, c'est à
cette dimension du bouclage du "système" des élites par le parti qu'il pense, au
fait que trop de fonctions sont occupées par des apparatchiks incapables, igno-
rant toute notion de performance et toute distinction d'ordre méritocratique.
Mais le problème ne se laisse déjà plus maîtriser par des mesures techniques,
organisationnelles. Le mal est dans l'existence même du parti, dans son incapa-
cité d'offrir des solutions adéquates aux problèmes qui s'accumulent. La visi-
bilité croissante de cette défaillance et de son caractère "d'ancien régime" met
aussi définitivement en cause l'attrait du parti comme lieu de passage quasi-
exclusif de la mobilisation sociale. Le lien entre carrière et gratifications offer-
tes par les postes du "système" se dissout. Le "dehors" peut gagner alors son
51 Stichweh (1994a: 373 N28.) observe, dans un autre contexte, une affinité structurelle entre
les rapports patron/clients et professionnels/clients.
52 Nous renvoyons à nos remarques sur les attentes professionnelles croissantes des couches
moyennes urbaines qui se voient empêchées d'accéder aux "postes de carrière" symbolisant
"1 'ascension sociale" autrement que par la bénédiction des notables du parti. Voir infra p.
274ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 235
propre poids normatif. On ne veut plus être inclus dans la société organisée. A
l'instar des scissions historiques de l'Eglise catholique, des forces nouvelles
apparaissent pour renverser la formule: le salut n'attend pas à l'intérieur mais à
l'extérieur de l'ordre communiste. Concrètement, cela signifie que la partocra-
tie ne pourra plus ni marginaliser ni intégrer le phénomène des nouvelles forces
politiques qui s'organisent contre le "système" désuet de l'ancien régime. Les
différences visualisées par elles montrent déjà que le parti ne fait plus la diffé-
rence et qu'il y a un avenir politique au-delà du cadre de la société organisée.
A cet égard, on peut, avec Ken Jowitt, soulever l'importance capitale de la
révolution démocratique réalisée par le mouvement Solidarité en Pologne. 53 Ce
syndicat montre qu'une organisation de masse basée sur des membres
(syndiqués) n'est pas seulement possible - à l'extérieur des confins de la so-
ciété organisée des pays communistes -, mais est aussi la forme adéquate pour
manifester une volonté politique indépendante de celle représentée par les or-
ganisations du parti communiste. Contre les qualités de membre forcées et ex-
clusives du parti, Solidarité réalise et revendique la qualité de membre
volontaire et les rôles politiques multiples du citoyen, du public qui est libre
dans le choix des formes organisationnelles pour défendre ses intérêts contre
ceux de l'Etat-parti. Dans ce sens, Solidarité peut être considéré comme un
avertissement fatidique pour les régimes communistes. Devenue soudainement
visible, la faiblesse infinie de ces régimes réputés infiniment forts ne fera
qu'accentuer les immenses pressions de réforme que la perestroïka de Gorbat-
chev tentera de désamorcer.
53 Voir Jowitt 1991: 77 (= 1992b: 253s.). Voir nos observations supra p. 167ss.). Voir aussi
Andreas Oplatka "Warschauer Wandlungen" Neue Zürcher Zeitung du 2.9.93, p.7.
CHAPITRE9
Dédifférenciations régionales
et différences fonctionnelles
Le rideau de fer est basé sur l'idée que la séparation de territoires par la ferme-
ture des frontières étatiques rend aussi possible la séparation de systèmes de
société antagonistes. Il a pour but de protéger les régions occupées par le pou-
voir soviétique contre les éléments d'une modernité (capitaliste) que celui-ci
veut exclure. Les remparts que le "système soviétique" a construits sont censés
rendre invisibles les acquis centraux de cette modernité, dont le régime ne pré-
sente que la négativité sous la forme réductrice du capitalisme. Cette stratégie
de délimitation ne peut pas fonctionner pour plusieurs raisons. Une explication
de ces raisons doit être située à plusieurs niveaux d'analyse.
En observant les diverses stratégies d'auto-exclusion du socialisme soviéti-
que à partir d'une perspective systémique basée sur la différenciation fonction-
nelle, on se rend compte d'abord qu'une telle prétention relève d'une entreprise
paradoxale qui nie les conditions mêmes sur lesquelles le "système soviétique"
est fondé, à savoir la modernité des différences fonctionnelles. Au niveau so-
ciétal des contextes de communication déterminés par les critères matériels des
domaines fonctionnels respectifs, la mise en cause de l'autonomie de la com-
munication fonctionnelle revient à nier la communication en tant que telle, dès
lors que toute communication est contrainte de se différencier. C'est comme si
on voulait communiquer qu'on veut arrêter de communiquer. Donc, même si le
socialisme soviétique prétend pouvoir vivre sans respirer (l'air du capitalisme),
il ne peut faire ce qu'il fait que dans les conditions de la différenciation fonc-
tionnelle réalisée au niveau de la société mondiale. Les réalisations du socia-
lisme trouvent les conditions de leur succès dans les particularités de la société
moderne. Ceci n'a rien d'extraordinaire, mais mérite d'être précisé compte tenu
du fait que le "système soviétique" lui-même, tout comme les soviétologues et
les politologues, ont régulièrement conclu que la fermeture organisée par
l'Etat-parti est à l'origine d'une autre société ·coïncidant avec l'étendue de la
sphère de domination du pouvoir soviétique.
238 CHAPITRE9
Voir à ce sujet Jerry Hough (1991: 193) qui observe, dans sa précision de la politique de
Brejnev, que "If one considers Soviet foreign relations in 1982 (or earlier), the distinctive
feature of those relations was not Soviet policy towards arms control, Japan, or even Af-
ghanistan. The really peculiar fact about Soviet relations with the outside world was that
DÉDIFFÉRENCIATI ONS RÉGIONALES 239
the capital of the world's largest country did not have a single French or Italian restaurant.
The essence of the communist system was the construction of two Iron Curtains - one
against foreign economic forces and the other against modem culture and ideas. Even with
the partial opening of the Soviet Union in the post-Stalin era, the degree of isolation re-
mained astonishing."
2 Voir nos observations supra p. 143.
240 CHAPITRE9
haut" donnera aux mouvements dissidents la possibilité d'utiliser ce processus "par en bas"
et d'insister sur le respect des engagements pris par l'URSS en matière de droits de
l'homme. Voir nos observations sur le samizdat, infra p. 257 et 288.
5 Ce qui n'est pas en contradiction avec l'observation que l'URSS est une économie fermée
qui a son propre système de prix et qui ne réalise entre 1960 et 1987 qu'environ un quart de
son commerce extérieur dans des conditions de l'économie mondiale, donc avec les pays
capitalistes. Voir Nagels 1993: 111 et Torke 1993: 37. C'est l'existence d'une économie
mondiale qui donne un sens aux efforts des pays socialistes de se protéger contre les lois du
marché mondial par la réalisation de propres mécanismes d'intégration monétaires et com-
merciaux, ce qui implique à son tour aussi que ces derniers ne peuvent fonctionner qu'en
étant "ajustés" périodiquement aux fluctuations conjoncturelles des marchés mondiaux
(qu'on considère par exemple l'adaptation continue du rouble à l'étalon-or et au dollar). Et
on rappellera que le touriste occidental pouvait dépenser son argent sans autre dans la Mos-
cou soviétique: même dans des conditions de prix artificiels ou "politisés", on peut et on
doit pouvoir effectuer des paiements pour réaliser des transactions.
6 Edgar Morin peut dans ce sens observer que "l'économie soviétique ne survit pas seule-
ment grâce à ce qu'il y a de non-socialiste - je veux dire de désobéissance de fait au socia-
lisme officiel - chez les agents économiques, elle survit aussi grâce au capitalisme
extérieur. ( ... ) C'est le capitalisme qui donne vie économique à ce qui se nomme socia-
lisme, c'est le développement du capitalisme qui permet celui du socialisme, et, peut-être,
dans les années qui viennent, ce sont l'autàmatique, l'électronique, l'informatique de
l'Ouest capitaliste qui remédieront aux scléroses et carences bureaucratiques et humaines
de l'URSS et lui permettront enfin de développer une économie de consommation ... "
(Morin 1983: 159).
7 Voir Shannon 1989: 108. L'auteur, se référant à Chase-Dunn, rappelle un point que nous
avons déjà souligné: " .. the Soviet Union is not a revolutionary state seeking socialist
revolution in the periphery. Rather, its actions are part of a more general policy toward the
periphery that is politically opportunistic. The Soviet Union is primarily concerned with
improving its competitive position relative to the core as part of a drive to become a great
world power." (Shannon 1989: 109).
8 Voir Boettke (1993: 31) observant que "as Soviet economic journalist Vasily Selyunin
writes, the Soviet planners believe the idea that they can regulate economic life in strict ac-
242 CHAPITRE9
cordance to the plan 'when they carefully study world trends, which are determined by
market forces, in order to plan what we should produce'. In doing so 'they tacitly admit that
there is a better means than ours for the regulation, or rather self-regulation, of the econ-
omy' ."
9 A cet égard Afanassiev (1992: 241) observe que le montant total de l'endettement de
l'URSS à la fin des années 1970 s'élève à 50 milliards de dollars. Le règlement des intérêts
de cette dette coüte à l'URSS 28% de ses revenus.
Voir pour les sciences naturelles - avec son cas notoire "Lyssenko" - Mohr 1992: 12ss.,
Beyrau 1993: 102ss.
Il Voir au sujet du rapport entre exigences politiques et autonomie de la science, Beyrau
1993: 209ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 243
12 Voir nos observations supra p. 176 et 208. Voir aussi supra p. 143.
13 Voir pour ce problème des restrictions de la communication Fuchs 1992: 226.
14 Pour cette distinction capitale de systèmes organisés et systèmes fonctionnels voir surtout
Luhmann 1989a: 233ss. Voir encore une fois supra p. 11 !ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 245
15 Eberstadt (1993: 512) observe un rapport direct entre l'augmentation du taux de mortalité
et l'effondrement du communisme en URSS: "The very fact ofsecular mortality increase is
evidence of a serious failure in health policy. But it is suggestive of much more (.. ) ln cen-
trally planned economies, where government arrogates a more far-reaching authority over
the social and economic rhythms of life, the correspondence between mortality trends and
government performance is presumably ail the more comprehensive and direct." Voir aussi
Todd 1976: 325ss. et surtout Chesnais 1995: 212ss. Ces auteurs insistent sur les consé-
quences désastreuses de la modernisation socialiste pour les différents domaines sociaux
(économie, santé, éducation) et, de manière générale, sur le niveau de vie et l'état de déve-
loppement du pays (aliénations sociales, détérioration de la santé publique, pauvreté des
masses, délabrement des infrastructures etc.), et, par ce biais, sur l'évolution démographi-
que (mortalité infantile correspondant au niveau d'un pays du tiers monde, diminution de
l'espérance de vie, surmortalité due aux morts violentes et à l'alcoolisme, etc.). Voir aussi
l'article "Health Service" de Charlotte Douglas in: The Cambridge Encyclopedia ofRussia
1994: 467ss. et Feshbach 1991.
16 A cet égard, James W. Riordan constate, à partir de la prise en compte de la mobilisation de
toutes les ressources du système de sport au nom de la performance, que "Sport was seen as
'one of the best and most comprehensible means of explaining to people throughout the
world the advantages of the socialist system over capitalism"'. (Article "Sport and recrea-
tion" in Cambridge Encyclopedia of Russia p. 491, 488ss.) Sport comme "front supplé-
mentaire" donc, où la supériorité du "système soviétique" est censée se manifester.
246 CHAPITRE9
en tant que tel. Ce qui peut être mis en cause, et instrumentalisé par la politi-
que, est la traduction autonome des critères cognitifs de ces systèmes en· pro-
grammes d'action et la libre disponibilité pratique du résultat, du produit
résultant d'une activité professionnelle matériellement orientée sur des critères
du système fonctionnel correspondant, et non pas sur des critères politiques.
C'est à ce niveau de l'organisation et de l'exploitation des communications
fone!tionnelles, que les exploits soviétiques et les différentes politiques corres-
pondantes ont pu être comparés quantitativement avec ceux de l'Ouest, no-
tamment des Etats-Unis, pour constater, par exemple, les retards politiquement
engendrés de l'URSS en matière de recherche scientifique. 17
L'exploitation politique des activités et spécialisations professionnelles dans
les domaines fonctionnels les plus divers n'aurait rien d'extraordinaire s'il ne
s'agissait en l'occurrence d'une utilisation politique des informations produites
et développées dans d'autres systèmes. L'exploitation dont il est question ici -
c'est-à-dire dans le double sens d'une mise en valeur politique et d'une instru-
. mentalisation abusive et dysfonctionnelle - est rendue possible par le biais du
design organisationnel par lequel l'Etat-parti-employeur universel peut pénétrer
les domaines fonctionnels en conditionnant les contextes de communication, en
restreignant et/ou canalisant les thèmes et conflits de la communication spécia-
lisée, tout en sanctionnant positivement et négativement le comportement, et
ainsi les chances de carrière du personnel professionnel à la merci du parti.
Mais il y a plus: cette instrumentalisation se fait au nom de la finalité de
l'idéologie socialiste qui justifie les restrictions communicatives à partir de la
prétendue vérité scientifique sous-jacente, ce qui ne sigIJ.ifie.rien d'autre que le
"système soviétique" doit s'immuniser contre le potentiel critique des domaines
fonctionnels dans lesquels la vérité de l'idéologie risque d'être mise en cause,
de par la nature même de la communication, à savoir dans le système scientifi-
que, l'éducation, l'art et les médias.
Les effets négatifs ou pervers de l'exploitation politique de la rationalité
d'autres systèmes par la voie organisationnelle sont bien connus. Dans certains
cas, comme celui de l'économie, la politisation des critères de rationalité éco-
nomique (prix) a conduit, au niveau de la production et de la planification des
investissements, à des distorsions telles que la capacité même
d'autoreproduction d'une économie de commandement a été mise en cause. On
mentionnera aussi le cas du droit qui, en étant considéré dans les pays socialis-
tes comme faisant partie du système politique, a, à son tour, été mis en cause en
17 Voir Beyrau 1993: 152, qui renvoie aux obstacles politiques responsables du fait que
l'URSS n'a pu, dans les années 1960, fournir qu'un sixième des découvertes et développe-
ments scientifiques au niveau mondial, tandis que les Etats-Unis y participent à raison de
50%, ceci sur la base d'un potentiel de personnel scientifique semblable. De même entre
1975 et 1988, les Etats-Unis totalisent 60% des prix Nobel décernés pour les différentes
disciplines scientifiques, tandis quel' URSS n'arrive qu'à 2%.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 247
tant que contexte de communication normatif autonome, qui n'a pas unique-
ment le sens d'organiser l'inclusion du public dans les prestations du droit (on
a des droits), mais aussi de conditionner constitutionnellement les marges de
manoeuvre du politique. On comprendra sans autre pourquoi un tel droit positif
moderne devait être intégré organisationellement au sein du "système soviéti-
que", dès lors que la prétention de vérité de la théorie socialiste exclut cette
possibilité spécifiquement moderne d'un renversement du pouvoir politique par
voie juridique.
Manifestement, les possibilités politiques d'un tel contrôle varient en fonc-
tion de l'importance du domaine social concerné et/ou en fonction de la me-
nace potentielle que celui-ci peut représenter pour le régime, tout comme les
possibilités réelles d'un tel contrôle par voie organisationnelle changent d'un
contexte de communication fonctionnel à l'autre. Ainsi, le régime réagit plus
sensiblement au domaine de l'art (littérature et cinéma surtout), à certaines
branches des sciences sociales (histoire, philosophie etc.) et donc aussi au sys-
tème dans lequel la communication est censée modifier les individus, à savoir
l'éducation scolaire. Thématiquement, par la nature de leurs modes de commu-
nication, ces domaines occupent les champs sémantiques sensibles du régime.
Ceux-ci concernent la reconstruction exclusive, idéologiquement motivée, de
l'histoire, la transmission de symboles significatifs représentant le nouvel ordre
(art, médias standardisés, propagande) et une théorie de la société socialiste
immunisée contre toute description-réflexion sociologique, politique, philoso-
phique ou artistique concurrente de la vérité sous-jacente au nouvel ordre social
(marxisme-léninisme comme doctrine officielle et passage obligé exclusif dans
les universités).
Nous tentons à présent de préciser les implications de !'instrumentalisation
politique pour un domaine particulier, celui de la création artistique. La com-
munication dans les systèmes de l'art et des sciences sociales est typiquement
orientée à la fois sur la multiplication des constructions du monde, du temps et
des problèmes sociaux, et sur l'expression publique de significations artisti-
ques, scientifiques ou morales. Dans le domaine de l'art, l'expression artistique
individuellement attribuée, cherche, contrairement, par exemple, aux publica-
tions scientifiques, le succès auprès d'un grand public professionnellement non
spécifié. Notons cependant que même les sciences sociales ont leurs auteurs à
succès, voire des intellectuels qui remplissent leur rôle de moralisateur du fait
que leurs avis sur la société sont attendus et entendus publiquement. D'un autre
côté, la communication artistique est orientée sur la problématisation du me-
dium de communication lui-même, c'est-à-dire la forme de sa communication,
telle qu'elle est résumée dans le style de sa construction-composition (littéraire,
248 CHAPITRE9
18 Un regard systémique sur le style peut montrer que c'est à ce niveau que l'art se délimite et
défend son autonomie par rapport à son environnement social: "Here it must refuse the
claims of 'interested parties' and in just this manner react to society. Here it must make
evident its own work logic so that it becomes clear why art cannot be made to measure or
ordered simply according to taste." (Luhmann: "The Work of Art and the Self-
Reproduction of Art" in Luhmann 1990c: 191ss.). Pour la précision du medium de commu-
nication de l'art sur la base du rapport entre forme et medium, voir Luhmann "The Medium
of Art" in Luhmann 1990c: 215ss.
DÉDIFFÉRENCIATI ONS RÉGIONALES 249
que le parti impose dans la communication publique, joue dans les deux sens:
d'une part, comme moyen de communication dans la diffusion de significations
généralisées, à laquelle l'art est censé participer et, d'autre part, comme instru-
ment de contrôle pour la détection de différences non conformes à la ligne du
parti, de déviations ou d'activités sociales d'écrivains refusant leur instrumen-
talisation comme écrivain soviétique ou ingénieur social au service du
"système".
Ces modalités de la collectivisation de la création individuelle d' oeuvres
d'art, que nous résumons comme restrictions communicatives, doivent être dis-
tinguées des restrictions communicatives pratiquées dans les sciences naturel-
les, où la communication spécialisée ne peut qu'indirectement être jugée et
instrumentalisée politiquement, par la possibilité de traduire des résultats de
recherche en projets techniques utilisables par l'industrie (de l'armement sur-
tout).19 Si les possibilités organisationnelles de restrictions communicatives
dans l'art ou dans les sciences sociales sont plus grandes que dans les sciences
naturelles, elles sont aussi plus faciles à réaliser. Aux restrictions communicati-
ves, aux niveaux des interactions, de la diffusion de l'information par les mé-
dias et des restrictions matérielles (par le contrôle de la production et de la
distribution des médias de support de la communication, tels que papier, cou-
leur, toile, films, etc.) - restrictions que les sciences naturelles subissent tout
autant que l'art et les sciences sociales-, s'ajoutent, pour ces derniers, les res-
trictions thématiques et formelles. En touchant l'essentiel, la raison d'être
même de la différenciation de ces contextes de communication, à savoir le
choix et le renouvellement autonomes de thèmes et de styles, ces restrictions
mettent en cause, voire détruisent la capacité d'autoreproduction de ces domai-
nes. Les artistes se voient ainsi doublement encadrés, ou contraints, par la ré-
duction de leur activité au rôle d'exécutant-automate thématiquement et
stylistiquement homologué, et par l'encadrement organisationnel forcé dans
une association professionnelle, étrangère à leur activité dans la mesure où
l'association s'arroge le droit de prescrire les conditions dans lesquelles l'artiste
peut exercer son travail et se présenter au public. 20
De manière générale, l'efficacité du contrôle politique est donnée et définie
par la dépendance politique des professions fonctionnelles au niveau de
l'emploi, notamment par le système de l'affiliation obligatoire dans les organi-
19 Pour ces différences dans les restrictions politiques entre sciences naturelles et sciences
sociales et art, voir Beyrau 1991: 188ss. et 196 et Beyrau 1993: 209ss. et surtout 216.
20 Voir Golomstock 1990: 91ss., Daix 1984: 210 et aussi Haraszti 1989. Le revers de cet as-
pect est, bien entendu, que l'adaptation au système a été gratifiée par le régime: "By as-
similating artists the totalitarian machine both deprived them of freedom of choice and
opened up before them a broad field of activity; it directed their work along the narrow
channel ofpoliticized art, but generously rewarded ail who complied." (Golomstock 1990:
98).
250 CHAPITRE9
the revolutionary avant-garde this was an absolute and unshakeable truth." Or, la révolution
dévore, là encore, ses propres enfants. L'art d'avant-garde, prétendant être le représentant
exclusif du prolétariat, sera à son tour éliminé par le régime dans lequel il a mis tous ses es-
poirs. Style et message révolutionnaire de l'avant-garde ne sont pas le moyen d'agitation
adéquat dont le régime a besoin pour mobiliser les masses. Les dédifférenciations engen-
drées par les prétentions normatives de l'esthétique et l'idéologie des futuristes
("prolétarisation" de toutes les activités professionnelles) reculent devant les dédifférencia-
tions aux conséquences autrement tragiques réalisées par le régime communiste. Le pouvoir
des futuristes, qui voulait devenir politique, sera absorbé par les exigences de la dictature
"futuriste". L'orientation plus ou moins forcée des artistes sur le goût des masses en fait
partie. Voir Liibbe 1991b.
24 A cet égard, la renaissance explosive de l'art après 1987 ("Glasnost") dans ses aspects de
création artistique et de l'organisation de la communication, notamment entre artistes et
public, sous forme de mouvements, cercles, et associations multiples et autonomes, est ré-
vélateur.
252 CHAPITRE9
25 Voir pour ce dernier point Chesnais (1995:·230) qui constate que "l'histoire soviétique est
une succession de calamités, dont le bilan démographique n'est encore connu que partiel-
lement. La Première Guerre 111ondiale, la guerre civile (1918-1922), les grandes famines
(1921-1922, 1932-1933, 1946-1947), la terreur stalinienne et la Seconde Guerre mondiale
auraient, sur la période 1918-1958, occasionné une perte totale de population de 50 à 56
millions."
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 253
26 Voir Schlôgel 1991b et Schlogel (éd.) 1994. Voir aussi Chesnais 1995: 220ss. La vague
d'émigration post-révolutionnaire, estimée à environ deux millions de personnes, doit être
distinguée de l'émigration des minorités ethniques surtout au cours de la deuxième moitié
des années 1980, qui représente aussi une "fuite des cerveaux". (Chesnais évalue
l'émigration entre 1950 et 1991 à 1.5 million de personnes.)
27 Voir Torke 1993: 118 et Beyrau 1991: 193-195, Beyrau 1993: 73-80 et Lewin 1991: 48 -
62.
254 CHAPITRE9
28 Même les cadres des différents appareils étatiques sont censés faire partie de
"l'intelligentsia". Voir Beyrau 1993: 76. Lewin (1991: 48) observe que la création d'une
couche sociale définie comme intelligentsia était toujours au centre des débats théoriques et
idéologiques russes et soviétiques: "The Soviet leadership has always dreamed of produc-
ing a broad layer of such people, who would emerge from the popular classes and become
committed to the new regime." Nous reviendrons plus loin sur le rapport entre modernisa-
tion et professionnalisation. Voir infra p. 266.
29 Voir nos remarques sur la professionnalisation supra p. 91ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 255
sions libérales), dont le prestige et le statut social sont dus au fait que l'accès à
la profession est limité et contrôlé par la profession elle-même. Dans ce sens, le
processus de professionnalisation soviétique peut être présenté comme dépro-
fessionnalisation dans la mesure où des professions entières perdent, avec
l'homogénéisation professionnelle et la création d'une "société des ingé-
nieurs", leur autonomie et leur prestige.30
La création d'une nouvelle couche sociale présentée comme intelligentsia
soviétique, politiquement et idéologiquement adaptée, qui inclut les membres
re-éduqués de l'ancienne, implique la distinction intelligentsia confor-
miste/intelligentsia non-conformiste. Cette dernière, qui a été éliminée ou inté-
grée dans le "système", ou qui a été obligée de choisir l'émigration, ne pourra
se manifester à nouveau qu'au cours de la phase post-terroriste du dégel des
années 1960. C'est à ce moment aussi qu'une intelligentsia d'un nouveau type
voit le jour, avec des attentes de modernisation qui ne sont plus celles partagées
par les membres-dirigeants de l'intelligentsia-nomenklatura établie. Et cette
intelligentsia se redifférenciera en intelligentsia dissidente et non-dissidente.
L'intellectuel apparaîtra alors à nouveau sur la scène publique.
Nos remarques sur le développement forcé d'une intelligentsia soviétique
montrent que le problème crucial à comprendre ne se situe pas au niveau de la
différenciation fonctionnelle mais à celui de l'autonomie individuelle, des li-
bertés de communication que l'intellectuel ou le membre de professions libé-
rales revendique dans l'exercice de son art, de son métier ou de sa fonction au
sein d'une organisation donnée. En l'occurrence, il s'agit de savoir quelle atti-
tude adopter par rapport à un régime qui ne demande pas uniquement des com-
pétences professionnelles, mais aussi l'adhésion à une idéologie, ,à un système
totalitaire, et/ou le profil de quelqu'un jouant le jeu de l'opportunisme érigé en
valeur.
La réponse est sans doute plus facile à donner pour les représentants des
professions techniques, qui symbolisent les chances principales de carrière au
sein d'un "système" dont l'activité majeure est censée être l'engineering. En
revanche, le choix de l'émigration par des membres de l'intelligentsia bour-
geoise, donc les représentants des grandes professions, révèle que le régime
exige plus que la redéfinition de rôles professionnels. Il revendique l'abandon
de modes de vie, de cultures et de contextes de communication considérés
comme dépassés, mais qui ne trouvent leur sens que dans le cadre de distinc-
tions dites bourgeoises, c'est-à-dire protégées par la constitution, telles que
Etat/société et public/privé. Les dédifférenciations dont il est question, et qui
sont d'ordre politique, interviennent ici à la frontière classique entre Etat et
société, qui définit les limites constitutionnelles de l'action étatique et est cons-
titutive d'un espace public. Celui-ci représente la condition même de
l'établissement d'une culture politique qu'une intelligentsia puisse articuler
sans être menacée par la politique et sans être condamnée à opérer dans la
clandestinité.
L'émigration implique la recherche d'une normalité détruite dans son pro-
pre pays. Il ne s'agit pas uniquement de poursuivre une activité professionnelle
dans un autre contexte politique, un autre pays. Il est surtout question de re-
construire la normalité de rapports sociaux, d'interactions quotidiennes deve-
nues impossibles dans les conditions politisées de l'URSS. De telles tentatives
renvoient, là encore, à des facteurs tels que le poids normatif du passé ou des
traditions vécues, les attitudes par rapport à la modernisation, les attentes pro-
fessionnelles ou les chances de vie matérielles symbolisées par les pays
d'accueil. Le déclassement et la chute sociale que représente l'émigration ne
conduisent pas sans autre à un nouveau commencement. 31 Les diverses re-
constructions de la Russie à l'étranger, par la diaspora russe, représentent des
tentatives de sauvegarder des autodescriptions avant tout littéraires de commu-
nautés de vie se définissant comme russes, qui n'échappent cependant pas aux
contraintes de l'assimilation. La normalité d'un contexte de communication
russe dans la diaspora est inaccessible, le pays perdu ne peut être reconstruit
que comme mémoire au sein d'un autre pays. En revanche, les représentants
scientifiques et artistiques - ou en tout cas les plus connus d'entre eux - retrou-
vent ou tentent de retrouver, dans leurs pays d'accueil, la normalité d'un espace
de travail, la perspective de nouvelles chances professionnelles.
Ainsi, les chercheurs russes, empêchés politiquement de réaliser leurs pro-
pres projets de recherche et de vivre leurs contacts sociaux et leurs propres
convictions dans leur pays natal, cherchent à le faire à l'étranger. Des ingé-
nieurs peuvent participer à des projets de construction, par exemple à la cons-
truction d'avions aux Etats-Unis. Les scientifiques russes deviennent des
Américains. Mais là encore, la référence de base est fonctionnelle, délocalisée:
scientifique ou technique. L'information Etats-Unis est tout au plus un surplus
qui peut être exploité politiquement ou qui renvoie, surtout à l'époque de la
guerre froide, à l'attrait de conditions-cadre favorables à l'exercice d'activités
scientifiques, économiques, culturelles, etc. Et même pour les écrivains émigrés
créant la culture de l'émigration, le problème se pose en termes de maintien, de
reproduction et de renouvellement d'une tradition littéraire qualifiée de russe,
selon les critères artistiques propres au système de la littérature.
L'enjeu est la continuation de contextes de communication spécifiques, la
recherche de la possibilité de publier, la recherche du succès littéraire, d'un
32 Voir l'article "Emigré and dissident literature" par Michael A. Nicholson in: The Cam-
bridge Encyclopedia ofRussia 1994: 236ss. Voir aussi Schlilgel (éd.) 1994.
33 Françoise Thom souligne les rapports équivoques entre les intellectuels et le pouvoir bol-
chevik et cite un critique russe selon lequel "tous les écrivains soviétiques (ceux qui ser-
vaient le régime et ceux qui s'opposaient à lui) écrivaient pour un lecteur - le Comité
central." (Thom 1994: 148).
34 Pour la précision de la problématique liée au samizdat voir Beyrau 1993: 229ss., Siniavski
1988: 297ss., Popov 1991, Schlêlgel 1990: 33 et 1991: 183; Woll 1991: 105ss., ainsi que
l'article "The Democratic Movement and samizdat" par Peter Reddaway in: The Cam-
bridge Encyclopedia ofRussia 1994: 376.
35 Sur l'effet de démonstration de la littérature du samizdat et du tamizdat, voir infra p. 288.
258 CHAPITRE9
36 Goscilo (1991: 121) observe que " ... what Soviet editors (and, apparently, the public) es-
teem above ail else nowadays is topical exposé, publicistic statements that, mutatis mutan-
dis, still operate stylistically within the dispiriting frarnework of social realism or 'poor
man's realism'. ( ... ) Belated semijournalistic unrnasking of the past or invectives against
the present, masquerading as literature, now verge on a new orthodoxy - a new social, if
not socialist, realism - and, as befits Soviet orthodoxy, find voice in a prose that bears the
stamp of the period and its exigencies rather than that of the artist."
PARTIE III
DE LA MODERNISATION BLOQUÉE
A L'EFFONDREMENT
CHAPITRE 10
3 Poggi (1990: 169) observe que" ... for too long now the Soviet state has sold itself to its
citizenry by promising to catch up with and overtake the standard of living of advanced
capitalist countries. (The ambiguity of the expression 'for too long' is intentional, for it
points up a further contradiction. I mean by it both that the promise has been made for too
long to be believed by those to whom it is made, and that it has been made for too long to
be surrendered by those who make it.)" Voir aussi Pollack 1993a: 63ss qui insiste sur
l'immense décalage économique entre les pays de l'Est et l'Occident, vu comme une des
raisons principales de l'effondrement du socialisme soviétique.
264 CHAPITRE 10
Degré de
modernisation
Réponses du régime: Modernisation de
rattrapage et gestion du socialisme
"acquis": inadaptation des structures
haut:
moderne partocratiques à l'environnement social
1
1
1
1
Retards de modernisation:
Décalage croissant entre attentes
de modernisation et modernisa-
semi- tion du régime, inclus les structu-
moderne res de ,la "~ocié_té orµani~ée"i
1 1 1 1 1 1
1 1 1 1 1
1 I 1 1
1 I 1 1
1 I 1
Attentes de modernisation 1
•
1
1
croissantes au cours de la 1
modernisation-différenciation:
Retour de la modernité
bas temps
1917 - années 30 Années 1960 1991
Révolution et révo- Effondrement de
lution industrielle l'URSS
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 265
6 Lewin (1991: 31) observe que "between 1972 and 1985 the dominantly urban Soviet soci-
ety becarne almost predominantly urban, accounting for 65 percent of the total population
and 70 percent of the population of the RSFSR. Today over 180 million Soviet citizens live
in cities - compared to 56 million just before World War Il." Voir aussi Ludlarn 1991: p.
291; Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 413s.; Ruble 1991; Simon 1993: 25.
7 Voir Lewin 1991: 48 et 57ss. et Simon 1993: 24ss. Voir aussi nos remarques supra p. 253.
8 Voir Torke 1993: 118. Lewin retient le nombre de 15 millions de personnes avec une édu-
cation supérieure. Concernant cette nouvelle "classe" de l'intelligentsia, le même auteur
conclut: "Whatever the problems, ailments, and even crises, they reflect a qualitatively dif-
ferent social structure than that of fifty years ago. In effect, in the past five decades the
USSR bas leaped into the twentieth century, although in the 1930s most of the nations of
the territory still belonged to a far earlier age. The creation of the techno-scientific and in-
tellectual class, accompanying the urbanization process, is thus a momentous development.
The further advance of the economy and the survival of the political system are dependent
on this layer, which bas become a large, almost 'popular' mass." (Lewin 1991: 49). Si on
peut adhérer aux conclusions de la première partie de cette observation qui retient les effets
positifs de la modernisation socialiste, il est néanmoins symptomatique que cette approche,
tributaire des théories de la modernisation dites de "convergence", est guidée par l'idée que
le "système politique" soviétique pourrait être sauvé(!) par une intelligentsia "éclairée".
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 267
12 Voir Konrad 1987 et Havel 1989. Dans ce sens, Konrad (1987: 85) observera que
"l'Antipolitique cherche à remettre la politique à sa place et à s'assurer qu'elle y reste sans
dépasser la fonction qui lui est propre, qui consiste à défendre et à raffiner les règles du jeu
de la société civile. L'antipolitique est l'ethos de la société civile, et la société civile est
l'antithèse de la société militariste."
13 Voir encore une fois Clark/Wildavsky, 1990.
14 Pour Eisenstadt "This specific political socialization could easily, under appropriate condi-
tions, intensify their awareness of the contradictions between the premises of the regimes
and their performance" (1992b: 34). Voir aussi notre référence à Poggi supra p. 262.
15 Voir Kljamkin (1991) qui insiste sur ce nouveau type de contexte urbanisé sur fonds de la
différence ville - campagne, qui était, jadis, au cours de l'industrialisation en Europe, à
l'origine de situations sociales explosives, voire révolutionnaires, dès lors qu'elle impli-
quait la marginalisation et le déracinement de grandes masses dans les campagnes.
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 269
ville fermée des militaires un autre). La ville soviétique est une ville "purifiée",
elle est figée, aux antipodes de ce qui fait l'essentiel de la modernité de la ville:
la ville du désordre et du chaos qui construit et déconstruit sans cesse ses ordres
internes, la ville non pas des masses, mais celles des chances illimitées de la
communication, de l'interaction, de la manifestation, du mouvement, etc., bref:·
la ville comme chance d'action. Le vide architectural de la ville correspond à
l'absence de la réalité multiple et complexe de la ville moderne, que chaque
système social reconstruit dans sa perspective, comme ville site religieux, ville
du commerce, ville des finances, ville universitaire, ville politicienne et du
gouvernement, ville des arts ou encore ville multiculturelle. Dans ce sens, les
événements anti-révolutionnaires de 1989 et de 1991 ont aussi été interprétés
comme reconquête de la ville, avec en toile de fond la fin de la ville soviétique
politisée, instrumentalisée par le régime pour ses mises en scène publiques qui
sont aux antipodes des espaces publics urbains modernes (places publiques). 17
Les places de parade et les masses populaires acclamant leur régime disparais-
sent derrière les places de communication redifférenciées, où les publics divers
peuvent chercher à réinvestir l'inclusion perdue dans les différents domaines.
La ville soviétique de l'ordre planifié et révolutionnaire cède, en fin de compte,
à la normalité urbaine non-révolutionnaire du désordre.
Mais là encore, la notion de normalité urbaine renvoie aux nouvelles ten-
sions entre des conceptions divergentes de ce qu'est censé être la modernisation
post-socialiste. La ville comme projet utopique de la société civile, tel qu'il a
été articulé par les mouvements sociaux au cours de la révolution anti-
totalitaire de 1989 et 1991, n'est pas la ville marchande telle qu'elle se recons-
truit dans le cadre de la modernisation économique. C'est là qu'on peut se ren-
dre compte que les problèmes du traitement politique et économique des effets
de la modernisation industrielle, dont les villes socialistes présentent une image
si hideuse, rejoignent, de manière plus générale, ceux de la société moderne.
Or, la complexité de ces problèmes ne peut plus être approchée avec l'idée de
civitas sous-jacente à l'idée de l'urbanité, qui a pu renaître un bref instant dans
le vide de l'espace post-communiste. D'un autre côté, les impératifs du système
économique et de ses effets au niveau de l'urbanisation et de la mobilité crois-
sante renforcent le phénomène des centres urbains désurbanisés; ceci réactive
des projets politiques et urbanistes revendiquant la ville ré-urbanisée, la ville de
l'interaction et de la communauté comme contraste par rapport aux abstractions
et risques modernes auxquels renvoie la complexité urbaine. Là encore, la pro-
jection d'une ville autre n'a de sens que par rapport aux réalités créées par la
société moderne.
17 Voir Schlôgel 1991a, Lübbe 199la:75ss. Voir aussi Migairou 1993 et Konrad 1990.
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 271
18 Voir les documents et témoignages correspondants in: Cerf/Albee (éd.) 1990; Lettres des
profondeurs de l'URSS; Kretzschmar/ Leetz (éd.) 1991; Simon 1993; Bachkatov/Wilson,
1991.
272 CHAPITRE 10
exigera quelques années plus tard. Des rapports, tels que celui de Tatiana Sas-
lavskaja, insistant sur la nécessité d'une perestroïka dans le domaine économi-
que, auront une grande influence sur Gorbatchev et d'autres membres
réformistes de l'élite du parti. l 9
Pourtant, les appareils bureaucratiques de la société organisée sont établis
pour durer et rester ce qu'ils sont, et 11On pour changer. Dans l'autodescription
soviétique, les structures de l'Etat-parti englobent la totalité sociétale. Même si
la sémantique socialiste est nécessairement réductrice et arriérée par rapport à
l'environnement social, les structures de la société organisée sont encore bel et
bien en place et déploient, en quelque sorte, la force normative du factuel. Ex-
tra ecclesiam nul/a sa/us! Arrivé au stade de sa stagnation "normalisée" et de
la désintégration de son édifice idéologique et moral, le régime ne peut plus ni
mobiliser ni symboliser les forces d'une modernisation de relève. Le régime
sait que le public, toujours exclu de la politique, sait que le système est mora-
lement discrédité, économiquement ruiné et politiquement figé par ses bureau-
craties.20 Désormais considéré, même au niveau du régime, comme obstacle à
tout changement, le "système" devrait pouvoir s'auto-dissoudre. Il cherche
pourtant son sauveur et, comme toujours en situation de crise, il change le per-
sonnel politique. L'écart croissant entre les attitudes et attentes de la population
et le "système" semble atteindre, au cours des années 1980, l'état d'un refus
pur et simple de celui-ci.
Un regard sur des sondages correspondants révèle l'étendue de la con-
science, au sein de la population, de la crise produite par la modernisation né-
gative du socialisme. Ainsi, une enquête de 1988 21 révèle que 95% des
personnes interrogées considèrent le "système" comme le responsable principal
des problèmes de l'URSS. Parmi les principaux maux du "système" figurent: la
toute-puissance de la bureaucratie (62,5 % des réponses); la corruption, le vol
19 Voir Brown 1996: 60, Mommsen 1996: 57s., Hammer 1990: 285s, Heller 1990: 172ss.,
Hanson 1991: 49.
20 Lewin (1991: 55s.) résume les résultats de recherches réalisées au milieu des années 1980,
reflétant l'ampleur de la crise: "The stem warning sounded by these researches may seem
overly alarmist, but it reflects recent developments well known to readers of Soviet sociol-
ogy. The list is long: widespread job dissatisfaction among educated youth and highly
trained professionals; low morale - poor 'sociopsychological climate' is the Soviet term -
in many workplaces; underutilized engineers and scientists who waste their time on menial
jobs because of a shortage of technicians and auxiliary personnel; hordes of poorly trained
people parading, easily, as engineers or scientists. These images of a wasted generation and
a potentially disastrous backsliding for the whole country certainly hang over the heads of
the nation's political and economic leadership. Caveant consules! the scholars caution. But
these days they seem to believe that the consuls, or some ofthem, are aware."
21 Voir Werth 1989: 107ss. se référant à l'enquête "Bilan de l'année 1988", basée à la fois sur
un échantillon représentatif de 2500 personnes, interrogées par écrit, et sur 196'000 répon-
ses (!) spontanées adressées au journal qui a publié les questions du sondage.
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 273
Il s'agit donc de savoir ce que la politique peut trouver dans son environ-
nement, compte tenu du fait que pendant des décennies le système de la société
organisée a vécu dans la fiction que, dans des conditions socialistes, il n'y au-
rait rien à l'extérieur des structures hiérarchiques officielles. En avouant/pour-
tant, sous la pression des forces normatives du réel (effet de démonstration),
qu'une société autonome existe bel et bien et que la modernité occidentale est
inévitable, le régime doit développer des procédures et canaux de communica-
tion politiques lui permettant de quitter son système de traitement autoritaire de
l'information et d'accepter non seulement l'initialisation autonome et externe
d'une multiplicité de thèmes politiques à traiter, mais aussi et surtout la multi-
plicité des solutions politiques et donc le principe de l'opposition politique.
Nous savons que ceci présuppose rien moins que l'abandon de toute idée d'une
société organisée. Et nous savons maintenant aussi que la tentative de trans-
former le "système" totalitaire sans environnement social, en un système poli-
tique moderne et normal avec environnement, a conduit à l'effondrement du
premier. Au moment où le "système" accepte la politique comme contexte so-
cial restreint, celle-ci peut alors réapparaître comme possibilité d'action contin-
gente qui, elle, est incompatible avec l'irréversibilité revendiquée par le
socialisme. Ceci permet de conclure que s'il est vrai que des conditions moder-
nes ont rendu possible la modernisation entamée par Gorbatchev, il est tout
aussi vrai que des conditions modernès d'ordre politique ont conduit à
l'effondrement du "système".
Ainsi décrite, la situation dans laquelle se trouvent les réformateurs soviéti-
ques des années 1980, doit être distinguée de la situation chinoise, où un ré-
. gime engagé à son tour dans la voie d'une modernisation limitée d'un nouveau
type - caractérisée par l'introduction par étapes de mécanismes de marché au
sein de régions expérimentales - se trouve toujours en face d'un environnement
arriéré, à la fois au- niveau des structures sociales caractérisées par la prédomi-
nance de structures rurales agraires et de mentalités politiques prémodernes. 28
Nous renvoyons ici encore à nos observations sur les décalages entre attentes
de modernisation auprès du public et les réponses du "système" .29 Les attentes
sociales par rapport à des réformes économiques et politiques sont fonction
d'un contexte social plus ou moins moderne ou modernisé et, par là, aussi de
positions sociales et de l'intérêt à les modifier ou à les défendre. Dans le cas
soviétique; les attentes de réformes des nouvelles couches moyennes sont beau-
coup plus complexes que celles du _contexte chinois, où l'effet de démonstra-
tion international véhiculé par "l'ouverture" économique signale avant tout à la
population rurale la possibilité d'émigrer dans les villes nouvelles ou les villes
dental. Le "catch up" préconisé par les élites n'est pas celui visé par la popula-
tion. L'occidentalisation tant critiquée au cours de la glasnost déploie ses effets
à la fois au niveau des médias et à celui des attentes de modernisation. La
communication de masse, qui explose signifie aussi qu'on peut enfin consom-
mer massivement des médias. En même temps, ces médias ne cessent
d'accentuer les différences entre les chances de vie, interprétées comme op-
portunités de consommation, sous le capitalisme et celles qui sont possibles
dans les pays du socialisme réel. C'est dire que les médias accentuent aussi les
frustrations du public par rapport au fait que la modernisation de relève propo-
sée par Gorbatchev n'améliore pas les conditions de vie; cela fait entrevoir que
l'idée d'une glasnost dirigée par le régime ne pouvait pas ne pas être mise en
cause par une communication de masse qui ne se réduit plus à une caisse
d'enregistrement, mais transporte à son tour la revendication d'un type de
changement que les promoteurs de la glasnost n'ont pas prévu. Ces aspects de
la communication de masse, notamment l'effet de démonstration provenant des
régions plus avancées du globe, sont toujours en cause, lorsque nous parlons
des effets de décomposition des médias.
Nous retenons ici à la fois ce que les médias transportent comme informa-
tion, à savoir des différences économiques et politiques (l'Occident), et ce
qu'ils représentent en tant que tels, leurs particularités, le fait de la communi-
cation, de sa diffusion et de sa circulation au niveau mondial. Le mode de
fonctionnement des techniques de l'information montre, dans ce cas particulier,
à quel point la supposition de sociétés nationales est dépassée. Les médias de
l'information, surtout les médias électroniques, ont des effets de décomposition
dans un double sens: ils ne renvoient pas uniquement à des réalités multiples, à
la différence. La couverture médiatique planétaire détruit aussi l'idée même
d'un espace de communication homogène, qui pourrait être contrôlé politique-
ment au moyen de politiques d'information, d'appellations contrôlées. Ces ef-
fets ne peuvent plus être contrôlés par les régimes politiques ou par les censeurs
de dictatures en particulier. Les médias de diffusion électroniques ne s'arrêtent
pas à la frontière politique, et la vitesse de circulation de l'information rend
vaine toute tentative de couper la communication. 5
A l'ère de la communication planétaire, de la production et de la diffusion
décentralisée, au niveau mondial, de réseaux innombrables du savoir, de con-
5 Voir Lübbe 1991: l3ss.et l'article de Rüdiger Siebert "Fax et vidéo, médias subversifs",
Courrier International no.97, 1992: 26 (= trad. de l'allemand: "Schlechte Zeiten für Tele-
kraten und Zensoren. Gegeninformation via Video und Fax", Neue Zilrcher Zeitung du
21.8.92). Voir aussi l'article "Propagande sans frontières: l'intox par satellite, c'est encore
mieux!", The Economist, reproduit in: Courrier International no. 81, 1992: 26. De même
Erbil, Kurt: Die Technik ais Motor der Demokratisierung. Chinas Kampf um sein Informa-
tionsmonopol, Neue Zilrcher Zeitung 11.43.94, p. 63, où l'auteur insiste sur les tentatives
du régime chinois de contrôler la réception par satellite. Voir aussi Lull 199 l.
282 CHAPITRE 11
6 Voir cet égard Lübbe 1991: 15; Schmidt 1994: 302, 308; Rozman 1992: 19; Remington
1992: 127. Münch 1992: 30ss.
7 Selon White (1991: 72), environ 50% de la population de l'URSS était, dans les années
1970, en mesure d'écouter les émissions des radios étrangères. Vers la fin des années 1980,
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 283
l'audience de la BBC- dont les émissions n'ont plus été brouillées depuis la fin de 1988 -
était estimée à au moins 18 millions d'auditeurs réguliers, tandis que l'audience totale de
stations étrangères atteignait le chiffre de 67 millions d'auditeurs. White se réfère à
Wedgewood Benn, Persuasion and Soviet Politics (Oxford: Blackwell, 1989, p. 198) et à
Ithiel de Sola et al. eds. Handbook of Communication (Chicago: Rand McNally, 1973, p.
479). Voir aussi l'article de Peter Sturm "lm Kontakt mit Hêirem in Osteuropa- BBC, RFE,
Voice of America" in Olt 1995: 221.
8 Voir par exemple Ulrich Schmid "Gorbatschews Rolle im Moskauer Staatsstreich" Neue
Zürcher Zeitung 21./22.9.91: 3, où l'auteur explique le succès de la révolution d'aofit 1991
par les acquis de la glasnost: une nouvelle "génération Walkman" qui savait faire usage -
contre et en dépit des interdictions du régime - des nouvelles techniques de communica-
tion. Décidément le "monopole de l'information" ne pouvait plus être rétabli dans un sys-
tème politique qui avait perdu le contrôle de la production et de la diffusion de
l'information. Sur la difficulté de contrôler les moyens de communication informels voir
Trautmann 1989: l 80ss.
9 VoirHeller 1990: 142-144.
284 CHAPITRE 11
sentie par les élites (par exemple l'URSS), la variante de la modernisation so-
cialiste réalisée qui est plus ou moins acceptée au sein de la population (par
exemple communisme de goulasch en Hongrie), le degré d'organisation
d'acteurs sociaux opposés au régime (par exemple Pologne), ou la proximité
spatiale ou culturelle par rapport aux centres de la modernité ou du capitalisme
(par exemple la RDA). De tels facteurs renforcent ou affaiblissent les effets des
médias et donc aussi l'effet de démonstration. Hirschman montre, dans le cas
de la RDA, que parmi les facteurs qui ont sapé et empêché l'organisation d'une
opposition au régime en place (Voice), figurent les médias de diffusion, tels que
la télévision ouest-allemande, qui ont rendu possible une sortie imaginaire tem-
poraire du pays tout en maintenant des attentes d'émigration correspondantes
(Exit). 10 La consommation de médias et de leurs mondes virtuels peut repré-
senter un obstacle à une communication publique thématisant la différence, le
conflit.
Les régimes totalitaires en crise doivent chercher la rencontre avec la so-
ciété de l'information simplement pour assurer leur survie et le maintien de leur
statut de grande puissance au sein du système politique international. Un ré-
gime qui a choisi la voie des réformes politiques et économiques, ne peut pas -
indépendamment des motifs ou contraintes sous-jacentes à ces réformes - ne
pas laisser entrer et s'établir les nouvelles technologies de l'information dont
les acteurs économiques ont besoin, assumant ainsi le risque d'une utilisation
politique de ces moyens par des mouvements d'opposition. De même, l'idée de
la glasnost, de la libération de l'information, renvoie avant tout au problème
crucial de l'absence totale, au sein du système politique, d'une information fia-
ble sur son environnement.
"L'ouverture" promue par le régime - Gorbatchev a surtout insisté sur
"l'ouverture de fenêtres" au sein d'un système basé sur le secret 11 - implique
sans aucun doute l'aveu que le régime communiste, par la gestion centralisée
des activités économiques et l'obsession de contrôler le flux des informations
dans son hémisphère, n'est plus à même d'obtenir et de gérer les informations
indispensables pour faire face aux défis économiques et technologiques lancés
par l'Occident capitaliste et pour maîtriser les désastres économique et écologi-
Hirschmann 1993: 18lss. L'auteur cite Christoph Hein à cet égard, pour lequel "(In the
GDR we had a difficult task because) the whole people could leave the country and move
to the West as a man every day at 8 p.m. - via television. That Iifted the pressure. Here is
the difference with Poland, Czechoslovakia, and the Soviet Union. There the pressure con-
tinued to bear down and generated counter-pressure ... that's why I always envied the Rus-
sians and the Pales .... In general, the helpful proximity of the Federal Republic was not
helpful to our own development. ... Here we had no samizdat, as long as we had access to
the publishing houses of West Germany." (C. Hein, Texte, Daten, Bilder, éd. L.Baier,
Frankfurt: Luchterhand, 1990).
Voir Gorbatchev 1995: 306.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 285
12 Voir l'article "'Glasnost', presse et quotidien" de Alexis Berelowitch, In: Ferro (éd.) 1993:
118s.
13 Voir pour cet aspect de la prise de conscience par Gorbatchev de la réalité de la société
d'information et de la nécessité de trouver l'accès à une information plus fiable, "extra-
systémique", Mommsen 1996: 68s.
14 Voir à ce sujet nos observations supra p. 93 s ..
286 CHAPITRE 11
dias de diffusion qui modifient à leur tour la dynamique et les possibilités évo-
lutives des systèmes fonctionnels. Les médias de diffusion et les médias des
systèmes fonctionnels se renforcent mutuellement. Nous pouvons renvoyer ici
à notre thèse sur la complémentarité des effets de modernisation provenant de
l'extérieur, de la présence d'un Occident capitaliste, et de l'intérieur, des
structures artificielles du communisme soviétique, où la modernisation socia-
liste de rattrapage engendre quasiment les conditions modernes de l'effondre-
ment du "système".
Cette description des effets des médias de diffusion électroniques ne doit
pas conduire à la conclusion que la modernité ne rentre dans le "système" pra-
tiquement que depuis l'extérieur. Nous avons vu que même une structure tota-
litaire partage sa possibilité existentielle avec la société moderne. Elle peut
essayer de gérer une société organisée par voie hiérarchique; elle peut politiser
dans une mesure. variable les différents domaines fonctionnels qu'elle prétend
contrôler, mais elle ne peut pas inventer, au sein d'un territoire politiquement
fermé, une science alternative, une médecine différente, une "nouvelle" éco-
nomie politique ou encore un système d'art détaché de la modernité. La seule
question intéressante qui se pose alors est de savoir pendant combien de temps
un système totalitaire est en mesure d'imposer aux populations des territoires
qu'il contrôle la vision contre-factuelle d'une autre société. La réponse doit être
cherchée dans les pressions et effets cumulés provenant des réalités et problè-
mes modernes créés par la modernisation socialiste, d'une part, et dans les op-
portunités de communication visualisées par les pays capitalistes, d'autre part.
Les possibilités communicatives traduites par les médias de communication
électroniques peuvent être perçues comme telles, comme effet de démonstra-
tion, parce que leur information, tout en renvoyant à la double normalité d'un
environnement capitaliste et de la liberté de communiquer, est attendue et com-
prise.
La libération de la parole publique et l'explosion de la communication dans
tous les domaines sociaux, telles qu'elles sont symbolisées par la glasnost, pré-
supposent la modernité, son potentiel de communication, la possibilité de
communiquer sur les restrictions politiques de la communication publique et/ou
publiée. C'est du fait que la population est alphabétisée, le public différencié et
instruit selon les critères des différents systèmes fonctionnels, dont les langages
et connaissances spécialisés sont gérés de manière autonome par des rôles pro-
fessionnels, que les restrictions de la communication peuvent être perçues
comme telles. Elles sont visibles comme restrictions matérielles et sociales qui
sont confirmées par les restrictions au niveau des techniques de diffusion, par
exemple, dans la limitation et le contrôle des moyens de communication élec-
troniques, le contrôle des maisons d'édition, des imprimeries et des appareils de
télécommunication, la limitation de l'accès à la presse écrite par la limitation
du nombre d'abonnements, la restriction-différenciation de l'accès aux biblio-
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 287
15 Murray (1994: 60) observe que l'organe de censure G/avlit n'est que le dernier maillon
dans une chaîne de censures préalables informelles qui commence avec le journaliste. Et
Boris Shestakov de dire que "what is more frightening is the presence of the internai cen-
sor, which is present, in me it is present, because while I work for TASS and am obliged to
reflect the point of view of the Council of Ministers, I am obliged to censor my own mate-
rial, not Glavlit, but me." (Interview avec John Murray in Murray 1994: 190).
16 Voir Medvedev 1991; Murray 1994: 97s. Voirnos observations infra p. 377.
288 CHAPITRE 11
de presse, des consommateurs dont les décisions d'achat n'ont aucune in-
fluence sur les marchés socialistes, des directeurs d'entreprises étatiques dont
les décisions sont guidées par n'importe quel critère politique mais jamais par
des critères de rentabilité ou de profit, ou encore des représentants de l'Eglise
qui ne peuvent pas constituer leur communautés. Mais il y a aussi les multiples
circuits et espaces de communication parallèles et informels, tels qu'ils sont
résumés par le samizdat ou l'idée d'une société seconde, ou encore par les mar-
chés parallèles de la deuxième économie. 17
Tous ces contextes de communication informels orientés vers la différence
entre deux niveaux de langage, correspondant à la différence entre les discours
de la société organisée et les formes de communication qui décrivent les pro-
blèmes et catastrophes causées par le "système", préparent en quelque sorte le
terrain de la mobilisation de la communication publique symbolisée par la
glasnost, qui entraînera quasiment une nouvelle révolution de l'impression et
de la diffusion des médias de communication, principalement les écrits. On
rappellera que la notion de glasnost apparaît déjà en 1965 comme discours et
revendication de la première manifestation de dissidents pour les droits de
I'homme. 18 C'est à partir de ce moment, dans le sillage de la condamnation des
écrivains Siniavski et Daniel, que s'organise la protestation du mouvement
pour les droits de l'homme. Au sein des différents groupes de l'intelligentsia
soviétique et au niveau international, ce mouvement mise sur l'effet de dé-
monstration et de mobilisation de ses informations continues sur la violation
des droits de l'homme. A travers la communication avec l'Occident (contacts
personnels, circulation de publications étrangères, retour de l'information créée
en URSS par le Tamizdat ou par la diffusion en langue russe des d'émissions de
radios occidentales, etc.), et par le biais de la communication entre le mouve-
ment des droits de l'homme et d'autres groupes informels (basée sur des ré-
seaux de diffusion, tels que la "Chronique des événements courants"), se met
en marche une dynamique d'information qui, à partir de 1976, sera considéra-
blement renforcée par la création de Groupes de surveillance des accords
d'Helsinki à Moscou et dans d'autres capitales de plusieurs Républiques sovié-
tiques.19 Bien que combattus, persécutés, puis démantelés par le pouvoir so-
viétique au début des années 1980, ces groupes sont à l'origine d'une opinion
publique informelle, sans laquelle la naissance rapide de centaines de groupes
informels au cours de la glasnost sous Gorbatchev n'aurait pas été possible.
Par sa fixation thématique sur l'écart entre des normes juridiques univer-
selles associées à l'Occident et le comportement déviant du régime soviétique,
Dans une situation caractérisée par des pressions énormes, provenant à la fois
du contexte international (effet de démonstration de la révolution technologi-
que ou de la dynamique de la course aux armements) et de l'intérieur
(détérioration des conditions de vie, aggravation de la crise économique, etc.),
il suffit que le régime signale la suppression plus ou moins partielle du contrôle
politique de la circulation et de la diffusion de la communication publique pour
que celle-ci, opprimée dans les différents domaines sociaux, explose et cherche
en quelque sorte à rattraper les retards causés par les restrictions et l'isolement
politique du pays. Les sémantiques et mémoires spécifiques des grands domai-
nes fonctionnels peuvent alors être activées et affichées publiquement. Les
images et textes interdits peuvent retrouver leur public. Les sources
d'information se multiplient tout autant que les centres de diffusion indépen-
dants des organes de publication du parti. Et le public, jadis privé d'information
autre qu'officielle, saisit les nouvelles opportunités de communication, décou-
vre les marchés multiples de l'information et se différencie à son tour en divers
sonnalités partageant ses orientations politiques que Gorbatchev crée les con-
ditions indispensables à la mise en place du dispositif des réformes. La
"révolution conceptuelle" et les transformations au niveau de la politique des
cadre se conditionnent mutuellement.
La notion de perestroïka acquière rapidement le sens d'un mot d'ordre gé-
néral caractérisant l'ensemble du processus de réformes. Et elle change de sens
au fur et à mesure que l'entreprise de réformes s'élargit pour aboutir à une
transformation générale de la politique et de l'économie. Dans ce sens, il s'agit
d'une notion de mobilisation contenant plusieurs significations variables, qui
définissent la finalité de l'établissement d'une culture de communication ou-
verte et critique ("pluralisme socialiste des opinions" dans le cadre de la glas-
nost) tout autant que la transformation du système politique
("démocratisation") par les réformes du parti et de l'Etat, notamment le renfor-
cement de la position des soviets et la création d'un "Etat de droit socialiste",
ainsi qu'une réforme économique radicale visant la création d'un "marché so-
cialiste" .28 Nous verrons que les contenus sémantiques de la perestroïka se li-
bèrent de leurs significations originales et limitées pour obéir de plus en plus à
l'autodynamique d'un espace de communication publique, à travers laquelle les
connotations socialistes de notions nouvelles, telles que démocratie, pluralisme,
Etat de droit, marché, etc., sont successivement éliminées. 29
Dans les conditions socialistes de la société organisée, où les organisations
du parti contrôlent la production et la diffusion des publications dans tous les
domaines, la libération de la communication publique n'est d'abord qu'un pro-
cessus sous surveillance, un processus que les autorités politiques contrôlent et
°
dont elles définissent les règles du jeu. 3 Ce contrôle s'étend, bien sûr, au ni-
veau sémantique de la diffusion de notions-clés de la réforme, qu'il s'agit de
définir par voie autoritaire et de faire accepter par une population toujours mé-
fiante à l'égard des promesses et signaux diffusés par le Kremlin. La glasnost,
c'est avant tout la voix du maître. Et les médias sont censés être les médiateurs
de la parole officielle, les porte-parole de la glasnost. Leurs représentants sont
quasiment conditionnés pour transmettre les messages officiels et contribuer à
28 Voir Torke 1993: 240, Walker 1993: 79ss., Brown 1996: 122ss.
29 Brown (1996: 127) observe que "Once Gorbachev had either introduced new concepts or
voiced his approval for them, they increasingly took on a life oftheir own, for Gorbachev's
institutional changes as well as his ideological innovation had deprived the Soviet authori-
ties of the means of maintaining their former control over what could be publicly said or
published. This greatly irked even Gorbachev at times and, when he was under especially
intense pressure from the conservative forces still deeply embedded in the Soviet estab-
lishment, he could castigate radical democrats or nationalists in terms which contradicted
the new concepts whose entry into political discourse and the political struggle he had
made possible." Voir aussi Brown 1996: 128.
30 Voir Heller 1990: 145.
292 CHAPITRE 11
lecture, y compris l'accès aux livres dans les bibliothèques étatiques, n'est plus
un privilège accordé par l'Etat. 38 Un acquis qui trouve sa correspondance dans
la revendication d'un droit à l'information et, du côté de la presse, de la liberté
d'informer, un droit qui ne sera pourtant consacré qu'en 1990.39 La redécou-
verte du patrimoine culturel, notamment la re-publication à grande échelle par
les médias et les maisons d'édition d'ouvrages jadis interdits - en particulier les
écrits littéraires plus ou moins politiques faisant le règlement de compte avec le
régime et son "système" -, représente une partie importante et un facteur accé-
lérateur du démarrage explosif de la communication publique. 40 Avec la lec-
accepte Soljenitsyne, mais trouve plus difficile l'accès aux auteurs modernes de la période
de la glasnost. Considérant les réactions négatives du public par rapport à certains ouvrages
publiés au cours de glasnost, Goscillo observe que "that a society reared on palliatives and
'supervised', expurgated texts may not yet be ready to cope with unsanitized
prose."(Goscilo 1991: 123).
38 VoirBeyrau 1993: 11.
39 Voir infra p. 299. Les réactions des lecteurs, en 1988, à la limitation du nombre
d'abonnements imposée par le parti à plusieurs journaux pour faire face apparemment à une
pénurie de papier, montrent à quel point la glasnost est publiquement comprise comme
droit à l'information qui présuppose manifestement aussi la possibilité de pouvoir se procu-
rer le support matériel de l'information, à savoir le journal lui-même. Pour l'évocation des
problèmes d'abonnement et de papier par les lecteurs voir Lettres des profondeurs de
l'URSS 1989: 42-46 et Voices of Glasnost 1990: 68-70. Même après la mise en vigueur de
la loi sur la presse en 1990, le phénomène de la pénurie de papier se manifeste à nouveau,
comme pour confirmer le fait que la liberté de l'information et les conditions de production
socialistes sont incompatibles. Voir pour ce problème Marsch 1993: 128.
40 Woll (1991: 106) constate que "for Russians, as for other ethnie and national groups, glas-
nost has meant a recovery of their cultural legacy from the distant and the more recent
past." L'auteur distingue en particulier trois catégories de travaux artistiques qui font partie
de cette redécouverte par le public: les travaux non publiés de l'époque du stalinisme, la
littérature du samizdat et du tamizdat, ainsi que les travaux réalisés par les différentes va-
gues de l'émigration. Goscilo (1991:119s.) classifie, à son tour, la "littérature de la glas-
nost'' en quatre catégories: (1) la littérature du "fonds archéologique", datant de l'ère post-
révolutionnaire et interdite pour des raisons idéologiques (par exemple certains titres
d'auteurs comme Evgenii Zamiatine et Mikhail Bulgakov); (2) des titres dont la publication
ou publication tentée a conduit à la diffamation, à l'emprisonnement ou à l'expulsion (par
exemple les· travaux de Vladimir Voinovich, d'Alexandre Soljenitsyne, d'Andrei Siniavskii,
de Venedikt Erofeev ou d'Andrei Bitov); (3) les manuscrits non publiés ou refusés d'auteurs
opportunistes qui attendaient le "bon moment" pour être publiés (par exemple le best-seller
de la glasnost: "Les enfants de l' Arbat" de Anatoli Rybakov); (4) les écrits d'un groupe
d'écrivains de l'ère de Brejnev qui a pu sauter dans le train de la perestroïka en se profilant
notamment dans le journalisme; (5) finalement les travaux d'auteurs de la période de la
glasnost publiés au cours de cette période (par exemple Tatiana Tolstaia ou Viktor Ero-
feev). A partir de 1987, et surtout 1988, les grandes revues littéraires publient en feuilletons
les romans d'auteurs "classiques", tels que Evgenii Zamiatine, Boris Pasternak, Vladimir
Nabokov, Mikhail Bulgakov, Andrei Platonov, Boriis Pilniak, ou Vasili Grassmann. De
même des auteurs vivants de l'émigration, tels que Joseph Brodsky, Vladimir Voinovich,
Andrei Siniavskii ou Vasilii Aksenov, pourront aussi enfin être publiés. Il est néanmoins si-
gnificatif que !'oeuvre d'Alexandre Soljenitsyne, adversaire déclaré du "système", ne pour-
296 CHAPITRE 11
ture, le public et, avec lui, les médias de diffusion, redécouvrent aussi la liberté
d'écrire. Ils assument le "droit à la critique" accordé et encouragé par le régime
et le transforment rapidement en un "non" et en opposition au principe même
de la société organisée basée sur le contrôle de l'opinion unique par le parti
unique.
Un des aspects intéressants de cette obsession communicative des médias et
de leur public se manifeste dans l'interaction entre public et médias, telle
qu'elle s'exprime dans le phénomène de masse du courrier des lecteurs adressé
aux grands journaux, qui révèle l'ampleur de la mobilisation communicative
depuis le bas tout en servant de catalyseur au journalisme d'investigation et,
par là, à la nouvelle possibilité de rendre scandaleux l'état du pays, ses structu-
res et surtout les crimes et défaillances des membres d'un régime qui se voit
déjà relégué du côté de l'ancien régime. 41 White observe que le nombre de
personnes qui auraient écrit en 1988 à la Pravda s'élève à 670'000, et que le
nombre de lettres adressées à la presse nationale dans les années 1980 est esti-
mé à 60 à 70 millions par an. 42 L'organe central du parti semble être devenu la
ra être publiée qu'à partir de 1990. Voir surtout Nove 1990a: 127ss.; Malia 1995a: 499ss;
Marsh 1993: 119s.; White 1991: 86ss.; Simon 1993: 47s. Voir aussi l'article "Glasnost and
the Iiterary Press" de Julian Graffy in: The Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 24ls.,
et l'article "La grande mue du monde des lettres" de Alexis Berelowitch in: L'Etat de tou-
tes les Russies 1993: 409ss. Sur la persécution des écrivains sous Staline comme problème
de connaissance de la vérité historique (accès aux sources!) et de la publication de
l'information voir surtout Chentalinski 1993.
41 Le phénomène du courrier des lecteurs - on a parlé à ce sujet aussi de "culture des lettres"
- traduit des attitudes modernes dont nous avons déjà parlé. Commeau-Rufin note que
"dans une société qui s'est largement urbanisée depuis 1945, pour la première fois ce ne
sont pas les kolkhosiens qui s'expriment du haut de leurs moissonneuses batteuses, ni les
ouvriers de choc, mais les représentants désormais majoritaires de la société soviétique,
ceux que l'on appellerait ailleurs les 'petits bourgeois"'. (Le courrier des lecteurs et laper-
estroïka, Le Débat, no. 55, 1989: 86, 85-102. Voir aussi l'avant-propos de Commeau-Rufin
in: Lettres des profondeurs de l'URSS 1989: 9ss). On aura remarqué que le rapport courrier
des lecteurs/journalisme d'investigation a remplacé le rapport dénonciateur/autorités politi-
co-administratives, ce dernier étant, bien entendu, basé sur une toute autre mentalité, à sa-
voir la disposition - au sein d'une société organisée fonctionnant encore comme réalité
normative - de milliers de personnes à écrire aux représentants du régime pour dénoncer
des pratiques jugées comme déviantes. L'ancien rédacteur en chef d'Ogoniyok, Vitaly Ko-
rotich, observe dans ce sens "And people are changing ... They are becoming more trusting,
braver, purer. Everyone understands that in a country where millions went through prisons
and labour camps there had to be and are hundreds of thousands, if not millions, of jailers
and informers. Informers also write letters, but rarely to us; if they do, it is with threats. In-
formers write to the govemment, waming it that the agents of capitalism are seeking to de-
stroy the foundation of our marvellous society. And these letters are studied very seriously,
and respectfully answered." (Korotich in Voices of Glasnost 1990: 15).
42 Voir l'article "Newspaper" de l'auteur in: The Cambridge Encyclopedia of Russia 1994:
481. Voir aussi Trautmann 1989: 183. Voir pour le courrier adressé à Ogonjok, le journal
"phare" de la perestroïka, Voices of Glasnost 1990 et Ogonjok 1991.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 297
sonde principale par laquelle le régime est à l'écoute des opinions de la popu-
lation. En 1989, la Pravda a déjà perdu plus d'un tiers de ses abonnés au profit
d'autres journaux surgissant sur le marché, 43 mais reçoit toujours 473'000 let-
tres de lecteurs ou 2000 par jour. 44 Ogonyok, qui prétend avoir inventé la ru-
brique du courrier des lecteurs, connaît, parallèlement à la montée
impressionnante de son tirage jusqu'en 1990, une augmentation du nombre de
lettres de 12'000 en 1986 à 150'000 en 1989.45 Les grands journaux devien-
nent progressivement de véritables tribunes d'un pluralisme d'opinion, le lieu
de confrontations ou de controverses entre les lecteurs plus ou moins critiques
sur le passé et le présent du "système".46 Ce sont, bien entendu, les médias qui
guident et construisent ce processus de communication plus ou moins conflic-
tuel, et par là aussi la complexité opinion publique, dès lors que ce sont eux qui
sélectionnent les événements-informations à publier parmi l'ensemble des thè-
mes sélectionnées et communiqués par leurs lecteurs.
Gorbatchev considère explicitement la communication par voie de courrier
des lecteurs comme un des feed-back les plus importants lui permettant
d'évaluer l'état des opinions au sein de la population. 47 Le phénomène du
courrier des lecteurs a sa tradition en URSS, qui porte les traces de la culture
des pétitions remontant au tsarisme. Il représente donc typiquement une struc-
ture de communication asymétrique entre le haut et le bas, entre le sommet qui
gouverne et les gouvernés. 48 Il s'agit, là aussi, d'un aspect d'un système poli-
tique qui n'admet pas l'inclusion par l'élection, mais qui doit néanmoins pré-
voir des entrées pour un public exclu de la politique. Dans ce sens, le courrier
des lecteurs, ainsi que les sondages, ont déjà été utilisés sous Brejnev comme
une des sources d'information principales par laquelle le régime cherche à con-
naître l'esprit ou le degré de mécontentement au sein de la population. Le cour-
rier des lecteurs devient un succédané d'une opinion publique absente, qui peut
être utilisé pour la mobilisation d'un soutien public de telle ou telle autre politi-
que.49 La glasnost signifie à la fois un élargissement sans précédent des thèmes
et une multiplication des initiatives individuelles qui osent critiquer les abus de
pouvoir ou dénoncer la corruption répandue notamment au niveau local de la
hiérarchie du parti. 50 Mais en même temps, la glasnost, qui établit pour la pre-
mière fois publiquement la légitimité des différences politiques, et en visuali-
sant forcément des divisions politiques au sein du parti - on est soit pour, soit
contre les réformes proposées par Gorbatchev -, attribue au courrier des lec-
teurs une nouvelle fonction: loin de représenter simplement un mur de lamen-
tations, il se voit instrumentalisé par les acteurs politiques antagonistes de
l'époque pour la manifestation, par interposition, de leur credo politique. 51 Le
courrier des lecteurs contribue ainsi à la formation autodynamique d'une opi-
nion publique qui ne représente plus l'écho mis en scène par le parti, mais le
lieu de la communication conflictuelle qui force tous les protagonistes à jouer
le jeu de l'action/réaction imposé par les médias, et de rendre public et donc
critiquable leurs positions.
Avec la glasnost, avec le retour de la culture de l'écrit, une autre dynami-
que explosive est mise en marche, celle du conflit engendré par les textes pu-
bliés assumant le "droit à la critique". La réintroduction de textes pouvant
circuler publiquement et librement permet à la communication publique
d'établir l'espace de l'opinion publique et de remettre en marche la logique
autodynamique de la communication écrite, d'une reproduction de textes par
les textes, que pour des raisons compréhensibles le communisme ne pouvait,
jadis, pas admettre. Une fois que la reproduction, la circulation publique ou
l'importation de textes ou d'émissions deviennent, sinon légalisées, au moins
pratiques courantes officiellement tolérées, les textes publiés créent, en tant que
tels, des nouvelles réalités. Par là ils représentent des possibilités, donc des dif-
férences qui constituent inévitablement des références et donc aussi des restric-
tions pour les communications futures. L'attribution d'une fonction
d'exploration sociologique à l'intelligentsia dite créatrice, qui est censée expli-
quer à la population les maladies de la société soviétique et les chances d'une
guérison, est, à son tour, à l'origine d'une réaction en chaîne communicative de
conflits, débats, manifestations, polémiques, prises de positions, etc. Transpor-
tés et diffusés par les grandes revues libérales ou réactionnaires, ils renforcent
la polarisation et la pluralisation des espaces publics crées, tout en élargissant
les limites thématiques et formelles, au fur et à mesure que les événements po-
litiques se. précipitent et font entrevoir la fin de l'URSS, et donc déjà les nou-
velles frontières et les contours de ce qui succédera.
Là aussi se manifestent les difficultés d'un régime face aux esprits qu'il
vient de libérer. Ses réflexes l'orientent toujours vers un processus de commu-
nication guidé et dynamisé "par en haut". Or, cette fois-ci il se rend compte que
la mobilisation "par en haut" a déclenché la mobilisation ou la révolution "par
en bas". 52 La dynamique autocatalytique de celle-ci, qui déborde rapidement le
cadre prévu de la mobilisation et politisation limitée par le régime, renvoie ain-
si à la distance croissante qui sépare la glasnost de l'aile réformiste du régime
de celle de ses parties et médias conservateurs, d'une part, et des groupes so-
ciaux et médias libéraux préconisant l'établissement de toutes les libertés de
communication, d'autre part. C'est dire aussi que la révolution de la communi-
cation publique symbolisée par la glasnost ne cesse de produire de nouvelles
différences qui se prolongent forcément au sein même du "système" qui se
fractionne de plus en plus, tout en perdant successivement son contrôle du flux
et des médias de la communication publique.
L'abandon, en 1990, du monopole du pouvoir, de la prétention exclusive de
pilotage par le parti, en sera la conséquence et trouvera, dans la même année, sa
correspondance dans la consécration législative de libertés de communication
plus ou moins étendues, notamment la liberté d'association et la liberté de
presse, abolissant une bonne partie de la censure étatique (censure préalable
exercée par Glavlit). 53 La liberté de la presse est désormais un droit. 54 Un droit
52 Voir par exemple Malia 1995a: 498s. qui considère la "révolution à la base" comme résul-
tat d'une "révolution latérale" (des intellectuels) et, par ce biais, de la "révolution" de Gor-
batchev. Au niveau auquel nous nous situons, le terme "révolution" n'est pas assez précis,
ou historiquement trop "chargé", pour décrire l'évolution de la communication publique
dont il est question ici. Par ailleurs, la notion de "révolution" incite à établir des liens de
causalité linéaires simplifiés qui n'éclairent pas ce qui nous importe ici, à savoir les réalités
et effets de "décomposition" que créent les médias de diffusion à travers des processus de
communication autocatalytiques.
53 Concernant la nouvelle loi sur la presse mise en vigueur en août 1990 voir Roth 1991: 11 et
Murray 1994: 73ss. Voir aussi les articles "Bouleversements en matière de droits et de li-
300 CHAPITRE 11
bertés" de Nadine Marie-Schwartzenberg in: L'Etat de toutes les Russies 1993: 123, et
"Newspapers" de Stephen White in: The Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 481.
54 Que ce droit reste précaire dans un contexte politique "post-communiste" n'est pas à dé-
montrer ici. Il s'avère là aussi que la proclamation de droits et de libertés doit être jugée à
partir de la question de savoir si ces libertés se voient ancrées dans la construction d'un Etat
de droit performant. L'instrumentalisation et la politisation croissantes des médias par les
pouvoirs post-communistes renvoient aux anciens réflexes totalitaires: les nouveaux pou-
voirs "démocratiques" ou "nationalistes" préconisent les libertés de communiquer dans la
mesure où les médias diffusent une information "à leur mesure". Voir Murray 1994: 70-73,
Marsh 1993: 132; Bachkatov/Wilson 1991: 251s. En tout, pour des nombreux intellectuels,
il est évident, en 1992, que la censure économique a remplacé la censure politique (Marsh
1993: 132).
55 Voir Murray 1994: 75. Selon Bachkatov/Wilson (1991: 195), 80% des journaux sont, à
cette époque, encore la propriété du parti communiste.
56 Murray (1994: 74) mentionne, outre l'article 6 de la constitution soviétique, également
l'élimination de l'article du code pénal sur l'agitation et la propagande anti-soviétiques en
juillet 1989. L'auteur observe que "For the press, this meant that the party could now only
control their own publications, and not those of non-party organizations, including those
belonging to the state and new parties, which, with the amendment of Article 6, now had
the right to exist. Crucially, the amendment to Article 6 rang the death knell for the no-
menklatura appointment system in the press (and elsewhere). "
57 Précisons cependant qu'en janvier 1991 encore, donc peu de temps après l'entrée vigueur
de la loi sur la presse en juin 1990, Gorbatchev accuse les médias d'abuser de la glasnost à
des fins de provocation, tout en proposant rien moins que la suspension de la loi sur la
presse, proposition rejetée par le Soviet suprême. Voir White 1991: 95. Andrei Sebentsov
remarque que "nous ne sommes pas habitués à vivre dans le respect de la loi et notre Prési-
dent pas plus que les autres ... "(Problèmes politiques et sociaux no. 653 du 29.3.1991, série
URSS, La Documentation Française). Nous verrons que la dépendance économique des
médias de l'Etat permet aux autorités du parti, mais aussi au gouvernement "post-
communiste", de restreindre la liberté de la presse. Les modalités des pressions sur les mé-
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 301
dias sont sans doute aussi fonction du type de média en question. Qu'on considère la cen-
sure subie par le service des informations télévisées lors des événements dans les pays bal-
tes en janvier 1991.
58 Voir Woll 1991: 111 et Murray 1994: 76.
59 Voir Berelowitch in: L'Etat de toutes les Russies 1993: 120 et Murray 1994: 76. Le phé-
nomène de l'édition de revues informelles, donc "illégales", renvoie aux groupes informels
qui se sont formés dans le sillage du samizdat. Beyrau observe que le nombre de ces revues
informelles connaît, à partir de 1988, une augmentation spectaculaire. Entre 1988 et 1989
le nombre de revues éditées à Leningrad et à Moscou passe de 35 à 320. Voir Beyrau 1993:
255.
60 Voir White 1991: 96.
61 Voir l'article "Book Publishing" de Gregory Walker in: The Cambridge Encyclopedia of
Russia 1994: 478.
302 CHAPITRE 11
naissante, visualisée par les médias. A ce que nous avons décrit comme possi-
bilité de lire s'ajoute la possibilité de débattre. Matériellement, il s'agit d'une
reconquête successive de toutes les thématiques du présent et du passé que le
parti excluait de la communication publique (secrets d'Etat!) ou qu'il monopo-
lisait en ne les présentant que sous la forme de l'opinion unique de la version
officielle. Après avoir chanté le socialisme pendant des décennies, la presse a
soudainement la possibilité de présenter des mauvaises nouvelles et de dépein-
dre la réalité du socialisme réel dans les couleurs appropriées. 62 Et le public,
déjà habitué à une double lecture des choses - l'écoute de radios étrangères
l'incite à différencier63 - peut se rendre compte que la part de mensonges et de
descriptions rituelles des événements dans les nouvelles est en train de dimi-
nuer.
Ce n'est pourtant pas avant 1990 que les médias osent s'attaquer à
l'essentiel, au "système" lui-même, pour penser une politique à son tour libérée
de l'Etat-parti. Mais ce qu'ils révèlent au cours de la phase chaude de la glas-
nost, à savoir entre 1988 et 1989, suffit à montrer à un public de plus en plus
choqué que derrière les cas de corruption ou d'abus de pouvoir individuels, se
trouve un "système" pourri qui ne peut pas être remis sur les rails. Or, pour
Gorbatchev, les scandales révélés par les médias sont le levier qui lui permet de
faire le grand nettoyage au sein du parti et de remplacer les membres corrom-
pus, et/ou peu enclins à s'adapter au temps de la glasnost. La glasnost et par là
les médias de communication deviennent en quelque sorte la sonde d'un ré-
gime qui manque désespérément d'information et qui ne sait pas ce qui se passe
dans la société. D'un autre côté, lare-moralisation de la politique, qui est aussi
un des messages de la glasnost, passe par la reconnaissance d'une opinion pu-
blique qui, si limitée soit-elle, commence déjà à fonctionner un peu comme
dans un pays occidental: elle renvoie aux attentes de comportements du public
par rapport aux acteurs des réformes et permet de rendre scandaleux les com-
portements de ceux qui ne respectent pas ces attentes. Et en désignant les lignes
du front qui sépare les adversaires de la nouvelle pensée de ceux qui appuient
les réformes, l'opinion publique peut être mobilisée contre les forces de la
réaction. Or, de toute évidence, le schéma gauche/droite ne peut être évoqué
publiquement que dans la mesure où l'opinion unique du parti unique a déjà
volé en éclats, s'est différenciée en une fraction pour et une fraction contre le
programme de réformes de Gorbatchev.
L'agenda politique est encore déterminé par les luttes d'élimination au sein
du parti. La liberté et le pluralisme des médias sont conditionnés par la diffé-
62 Voir la description des conditions de "news fit to print" in Murray 1994: 87ss.
63 Voir supra p. 282.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 303
64 Murray (1994: 48) observe dans ce sens "For a press still very much shackled to that party,
it allowed the 'freedom' to choose between either the Gorbachev or the Ligachev party fac-
tion. lt was thus as a result of.internai party divisions that the Soviet press for the first lime
since Stalin began to represent more than one point ofview.
304 CHAPITRE 11
orthodoxe)
Nezavisimayagazeta
(quotidien
- - - - - 0.3 0.2 0.1 - -33.S
indfpendan~
d'opposition, paraît
depuis 1990)
Argumenty lfalrty
(bulletin hebdomadaire
- 0.01 3.0
(1.4en
20.S 33.S 23.8 25.7 8.9 +1016.7 -29.0 +7.8 -23.3
(-73.S)
"han! fucts", SS)
nerestrolldste)
Ehmomika i Jizn
(hebdomadaire
- - - - 0.7 os 0.6 -25.7 +IS.4 -14.3
~nomique)
Kommersanl
(hebdomadaire
- - - - 0.1 0.1 0.3 - +200 +200
spéeialisf dans le
commerce, parnit
depuis 1990)
UteraJw-naya gaze/a 1.1 2.8 3.1 6.3 4.2 1.0 0.3 +35.S -76.2 -70.0 -92.9
(hebdomadaire,
nerestrolldste)
Moskovskie Novosti
(hebdomadaire,
- - 1.4 IS 0.3 0.7 +7.1 -80.0 -73.4
résolument
œrestrorlclste)
Ogonlok 2.1 15 4.S 1.7 1.5 +200.0 -62.2 -11.8 -66.7
'1tebdomadairc,
résolument
oereJtrolklsteJ
Novy Mir (revue 0,2 os 2.6 1.0 0.2 +420.0 -61.S -80.0 -92.3
littéraire,
perestrolldste)
Znamia 0.1 0.3 1.0 0.4 0.2 +233.0 -60.0 -S0.0 -80,0
(revue perestrolklste)
67 Chiffres arrondis, réunis à partir des chiffres présentés in: Cambridge Encyclopedia of Rus-
sia 1994: 480 (article "Newspapers" de Stephen White); Murray 1994: 260-262; L'Etat de
toutes les Russies 1993: 119 (article '"Glasnost', presse et quotidien de Alexis Berelo-
witch), Kerblay 1989: 53; Heller 1990: 146; Beyrau 1993: 310. Voir aussi Simon 1993: 46
et Bachkatov/Wilson 1991, ainsi que les sources présentées par le Courrier international.
Dans la mesure où nous avons observé chez ces auteurs des différences concernant les chif-
fres de tirage, nous avons donné à nos sources l'ordre de priorité suivante: Murray 1994,
Cambridge Encyclopedia of Russia 1994, L'Etat de toutes les Russies 1993 et Kerblay
1989.
306 CHAPITRE 11
1lragl5
ennillioos
d'exenpain's
35
30 Zmnia
NivyMr
25 ---,.---- Q;cnidc
MlkovskieNJ\Œi
~~
20
15
1987
89 ~ 91 92
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 307
Tirags
ini,is
(1987=100)
ID)
uro
ID)
mnria
Mr
fil) CK
gma
i :fàkty
0
1970 1900 1987 1%9 l(}J) lg)l 19l2
308 CHAPITRE 11
70 Voir pour ces aspects Pittman 1992 et l'article "Post-soviet literature" du même auteur in
The Cambridge Encyclopedia of Russia 1994: 242s., de même Goscilo 1991 et Marsh
1993.
71 Voir l'évolution décroissante des tirages des journaux et revues dans le tableau mentionné.
La production des livres, déjà difficile sous l'ancien régime, a chuté à son tour de 2.5 mil-
liards d'exemplaires au milieu des années 1989 à 2.0 milliards en 1991, tandis que le nom-
bre de titres diffusé est tombé d'un tiers. Voir l'article "Book Publishing" de Gregory
Walker in: The Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 477s.
72 A cet égard, les lamentations sur la "censure du marché" révèlent les frustrations des artis-
tes sur la perte de leur "fonction d'éducation" pour les masses. Pour le domaine du cinéma
- qui implique un processus de production industriel autrement lourd et co0teux que dans
le cas de la littérature - Martin (1993: 185) observe ainsi avec regret que "Guerman a eu
raison de dire que 'l'un des avantages réels du système socialiste consiste dans le fait que
nous pouvons nous permettre d'éduquer les hommes par l'art. Sans penser aux bénéfices.'
Malheureusement, l'évolution actuelle dément doublement cet optimisme car la loi du mar-
ché ne laisse guère de place au souci d'éduquer les hommes' et oblige producteurs et au-
teurs à 'penser aux bénéfices'." Les difficultés d'adaptation des écrivains aux nouvelles
conditions de production de leur produit littéraire sont évidentes: la "normalité" de la réa-
lité socialiste a maintenu des attentes que "l'anormalité" du marché ne pourra pas remplir.
Il y a néanmoins des voix comme celles d'Alla Latynina qui admettent que"( ... ) 'there is
nothing worse than a totalitarian system, a planned economy and ideological pincers at
human throats.( ... ) That system is hostile to culture'. While conscious of the many draw-
backs of a market system, she nevertheless cornes to the conclusion that 'the diktat of the
market is several orders of magnitude better than the diktat of ideology. In fact, it is incom-
parably better', even though she realises that the market has no obligation to be concemed
with culture at ail." (cité par Marsh 1993: 130).
310 CHAPITRE 11
ment la liberté de pouvoir raconter n'importe quoi. 73 Que l'URSS aurait été
démolie par les journalistes "qui ne respectent pas les institutions" est une ab-
surdité qui pouvait être entendu déjà avant son effondrement. De même que les
critiques de la société de la communication, de l'importation de "fausses va-
leurs" ou de "saletés" de l'Occident. En tous cas, l'irritation et la lassitude au
sein du public par rapport à un "trop" de la communication indiquent que le
pays se trouve dans la partie descendante d'une courbe de fièvre allant de
l'explosion à la normalisation de la communication publique, une normalisa-
tion qui signifie aussi le retour d'un état de politisation excessive de la société.
En résumant ces aspects, on pourrait dire qu'un régime d'exception engen-
dre l'état exceptionnel de la communication extraordinaire, qui règle ses
comptes avec le "système", son passé et son présent, mais qui, une fois que les
choses sont dites, les batailles gagnées et le parti unique réduit au silence, se
normalise à son tour, pour se différencier par la suite dans le sillage du surgis-.
sement d'un nouveau paysage politique et en fonction des spécialisations cor-
respondantes dans les différents domaines sociaux. Ces derniers exigent un
traitement professionnel des problèmes et matières fonctionnelles qui est aux
antipodes de la période chaude de la glasnost que les scientifiques intellectuels
et les écrivains politiques ont présenté comme re-moralisation de la politique et
de la société. Il est symptomatique que de nouveaux journaux d'affaires,
comme Kommersant ou Ekonomika I Jizn, spécialisés dans l'exploration d'un
nouveau contexte économique, ne soient pas ou peu concernés par la désaffec-
tion de lecteurs que connaissent les journaux à grand public. 74
73 Voir par exemple les observations d'Alexander Pumyanskii dans l'interview avec John
Murray in Murray 1994: 227.
74 Voir aussi Berelowitch in: L'Etat de toutes les Russies 1993: 121.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 311
77 Voir supra p. 97ss. A cet égard, Hermet (1996: 116) remarque que "dans la démocratie, le
conflit apparaît comme le corollaire obligé du pluralisme et de la liberté, comme
l'ingrédient du changement permanent qui engendre le développement. Or la plupart des
sociétés continuent de le considérer comme un phénomène inacceptable. La tolérance dé-
mocratique est pourtant bien l'attitude qui rend le conflit acceptable, qui le dédramatise, qui
persuade d'admettre l'autre sans se renier, qui permet en définitive de reconnaître ce droit
primordial à la différence qu'est l'innovation politique, culturelle, économique et sociale".
78 Voir nos observations p. 196.
314 CHAPITRE Il
Nous nous concentrons dans cette dernière partie sur la finalité et les effets des
réformes politiques et économiques entamées par Gorbatchev sous le signe de
la perestroïka. Il ne s'agit plus ici uniquement d'un problème de communica-
tion, de liberté de parler (glasnost). Encore faut-il que les réformes changent à
leur tour et que les conditions de vie de la population s'améliorent. Il faut donc
distinguer la communication publique sur les difficultés, finalités, programmes,
d'une part, et les possibilités réelles de surmonter ces difficultés, d'autre part.
De même, l'autodynamique des changements politiques et économiques doit
être distinguée des changements préconisés par les acteurs de la transformation.
Il y a la réalité des mots, et celle des politiques et réformes qui échouent. 1
La glasnost et la perestroïka nous confrontent à ce problème. Alors que la
glasnost trouve son succès dans le simple fait que l'Etat-parti renonce aux res-
trictions de la communication publique, les réformes politiques et économiques
symbolisées par la perestroïka ne peuvent pas se contenter de rester au niveau
du discours politique et des décrets: elles doivent réaliser et apporter, aux yeux
du public, ~es résultats concrets, déclencher des effets tangibles, améliorer
matériellement les conditions de vie. La dynamique de la glasnost est censée
appuyer les réformes de la perestroïka par la "mobilisation" de l'opinion publi-
que et en réalisant une culture du débat public. Le "système" communique à ses
sujets qu'on peut à nouveau communiquer sans être banni ou emprisonné.
En cherchant à rétablir la communication avec le public, Gorbatchev part
de l'idée que la confiance perdue dans l'édifice socialiste peut être rétablie, et
c'est cette opération de sauvetage et de "relations publiques", impliquant né-
cessairement le retrait de l'emprise de l'Etat-parti sur la société, qui rend aussi
visible l'illégitimité du "système". Un "système" dont on peut parler publique-
ment fait entrevoir des aitèmatives, donc des différences nouvelles au sein des-
même à répondre aux besoins croissants de la société. Subjectivement par le rôle qu'ont
joué dans sa destruction les partis et les hommes chargés de le gérer."
4 Voir Luhmann 1993c: 55ss., 1988c: 328, 1989d. Les systèmes fonctionnels peuvent, à
1' aide de tels programmes de réduction de différences, mesurer le succès ou l'échec de leur
autorégulation. Ils ne peuvent opérer qu'avec leurs propres distinctions spécifiques. Ils ne
sont pas en mesure de déterminer celles d'autres systèmes dans leur environnement. Le pi-
lotage politique ne peut pas quitter le contexte de la communication politique pour
"intervenir" dans son environnement. La politique ne pilote que les différences qui naissent
dans son propre domaine, à travers la politisation de thèmes et la mise en oeuvre de solu-
tions basées sur le consensus et acceptées par l'opinion publique. Dans ce sens, tout pilo-
tage est auto-pilotage. C'est dire aussi que le succès d'un programme vanté au sein de la
politique ne signifie, dans des conditions de systèmes autoréférentiels autonomes, pas qu'il
y a un rapport de cause à effet entre les systèmes. L'économie, par exemple, a ses propres
critères de pilotage (prix du marché) et ne peut pas "réagir" aux intentions de pilotage de la
politique dans le sens de la finalité politique. Les perturbations provenant d'un autre sys-
tème ne peuvent être utilisées que si elles apparaissent comme informations sur les écrans
du système (par exemple comme coüts). Et c'est à ce moment seulement que surgit la
question de savoir si les "réactions" de l'économie peuvent être présentées comme effets
"positifs" ou "négatifs" de la politique. Celle-ci a de toute façon des effets immenses. Que
l'on pense aux "faits accomplis" et contraintes créées par les appareils de distribution de
l'Etat-providence ou par le socialisme soviétique qui est né quasiment comme un gigantes-
que programme de pilotage.
318 CHAPITRE 12
défauts de personnes et non pas ceux d'un système. 8 Dans la mesure où le ré-
gime suppose que l'ordre socialiste fonctionne et qu'il n'y a que des erreurs et
des déviations à corriger, il confond obligatoirement, dans l'identification des
problèmes sous-jacents à ses réformes, les rapports de cause à effet et prendre
les symptômes pour les causes de la crise et du déclin. Habitué aux moyens
d'action du "système", tout en étant conditionné par ce dernier, le régime ne
peut concevoir la "révolution" qu'il entend déclencher pour moderniser le pays
que dans les termes du "système": il ne peut pas savoir ce qu'il ne peut pas
voir, c'est-à-dire que le socialisme et le pouvoir du parti ne peuvent plus être
mobilisés ni comme finalités, ni comme instruments de la modernisation, dès
lors que ce sont eux qui sont les obstacles sur la voie de la transformation poli-
tico-économique. Dans ce sens, les obstacles dont il est question ici sont à la
fois d'ordre politique et épistémologique.
La perestroïka crée en quelque sorte ses phases par les effets ou problèmes
qu'elle engendre et renforce. C'est dire aussi que les significations de la notion
de perestroïka, et les contenus des réformes, changent à leur tour. Un mouve-
ment initial renforce le mouvement déviant qui engendre ensuite une nouvelle
poussée de problèmes et une nouvelle description de l'état des choses, celles-ci
produisant de nouveaux effets et réactions, et ainsi de suite. Il s'agit en fait des
différentes phases d'un processus d'apprentissage, telles qu'elles sont marquées•
par les années 1987, 1990 et 1991, et au cours desquelles Gorbatchev est ame-
né à modifier son appréciation des problèmes et à chercher de nouveaux ins-
truments de pilotage pour sauver l'édifice soviétique. 9 On peut aussi parler,
avec Ken Jowitt, de quatre types de leadership de Gorbatchev, à savoir celui de
Gorbatchev I préconisant l'accélération (uskoreniye, 1985-86), celui de Gor-
batchev II favorisant la glasnost, celui de Gorbatchev III plaidant, à partir de
1987, pour la démocratisation ou, en tout cas, pour la relativisation de
l'appareil du parti, finalement de Gorbatchev IV qui mise de plus en plus, à
partir de 1990, sur les appareils de l'Etat pour sauver l'entité URSS. 10 Archie
Brown divise, dans une perspective semblable, l'ère de Gorbatchev en six pha-
ses qui concernent: (1) la préparation des réformes entre 1985 et 1986, (2) la
radicalisation des réformes politiques entre 1987 et 1988, (3) la transformation
du système politique à l'intérieur et des relations internationales entre 1989 et
8 Voir Walker (1993: 98) qui observe que "To the end ofhis days in power Gorbachev was
never able to shake off his basic conviction that it was the people who ran it, not the system
itself, that was causing ail the problems. Even by the end of 1990 he was still irtsisting that
people mattered more than structures and that the 'most important revolution' was not the
institutional revolution but the 'revolution in our minds, in our heads, in us ourselves'. Like
ail the party's leaders before him, going right back to Lenin, he fundamentally believed that
the system's problems could be overcome by the sheer force of the human will."
9 Voir Walker 1993: 75.
10 Voir Jowitt 1992: 241 et 247.
'
322 CHAPITRE 12
16 Pour un aperçu général de ces trois campagnes voir surtout Walker 1993: 105 - 110.
17 Voir pour le cas chinois par exemple Roth 1987: 115.
18 Depuis les années 1950, les recettes fiscales provenant de la vente de boissons alcooliques
représentent 10% à 14% des rentrées de l'Etat. Voir "Alcohol and alcohol abuse" par Vla-
dimir G. Treml Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 465, Tarschys 1993: 9s.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 325
aussi dans le traitement de l'information, des événements qui peuvent être thé-
matisés par la politique, donc forcément dans la perception de la gravité des
crises multiples auxquelles le pays doit faire face. Dans son évaluation de la
campagne anti-alcool de Gorbatchev, Daniel Tarschys 19 observe que ce sont
surtout trois facteurs qui permettent d'expliquer la radicalité de la finalité et des
moyens employés par la campagne anti-alcool. Il y a d'abord le phénomène de
l'augmentation dramatique de la consommation d'alcool au sein de la popula-
tion avec tous les effets désastreux de l'alcoolisme sur la situation sanitaire de
la population (diminution de l'espérance de vie des hommes), la vie familiale
(violence), la criminalité, ainsi que sur l'économie (discipline au travail). 20
Puis ce sont des recherches scientifiques qui rendent de plus en plus compte
de l'impact de l'alcoolisme sur l'évolution des taux de mortalité et les maladies
et, de manière générale, sur la vie sociale en URSS. La thématique est donc
présente publiquement comme information et signale l'urgence d'actions poli-
tiques. Le troisième facteur consiste en le fait que le nouveau leadership de
Gorbatchev, par sa prétention à remoraliser la société, est hautement sensibilisé
par le problème et disposé à y répondre de manière radicale. 21 Gorbatchev fait
de la campagne anti-alcool visant la "sobriété totale" dans le pays une cause
morale et pédagogique de premier ordre, qui doit être défendue de manière ri-
goureuse et exemplaire par toutes les instances de mise en oeuvre. Il ne s'agit là
de rien d'autre que d'un retour aux sources du léninisme, qui aboutit nécessai-
rement à la conclusion que c'est à un parti purifié et à ses leaders qu'il incombe
de revitaliser le socialisme par une conduite de vie exemplaire, ascétique, aux
antipodes des débauches de la nomenklatura sous Brejnev ("La sobriété est la
norme de notre vie"). C'est un volontarisme moralisateur d'un nouveau type
qui, conscient de l'obstacle que représente le fléau de l'abus de la consomma-
tion d'alcool sur la voie de la modernisation, l'emporte, dans l'adoption de la
19 Voir Tarschys 1993: 15-23. Voir aussi Walker 1993: 106s. et White 1991: 120s. et 1996.
20 Treml et Tarschys parlent d'une augmentation de la consommation d'alcool de 7 litres,
dans les années 1960, à 12 litres par habitant dans les années 1980, sans compter les 3 litres
de samogon, l'alcool de mauvaise qualité distillé en privé (Voir Tarschys 1993: 16, !'·article
mentionné de Treml et l'article "Health and welfare" de Charlotte Douglas in: Cambridge
Encyclopedia of Russia 1994: 465). Selon les sources auxquelles se réfère Chesnais
(1995:216), on peut constater qu'au début des années 1980, "plus de la moitié de la popu-
lation adulte masculine est alors composée d'alcooliques et d'ivrognes incapables de tra-
vailler et de se défendre; le nombre total d'alcooliques atteint 40 millions. La famille
soviétique consacre le quart de son budget alimentaire à la consommation d'alcool. ( ... )
L'alcool est en réalité le véritable ennemi de l'intérieur. Un Soviétique sur six naît débile
ou atteint d'une tare héréditaire liée à l'alcoolisme: il y a donc une dégénérescence biologi-
que de la société soviétique elle-même." Voir aussi Heller 1990: l 62ss.
21 Voir à ce sujet aussi le témoignage de Gorbatchev (1995: 328-331) qui mentionne à son
tour ces aspects dans son évaluation du programme anti-alcool, tout en récusant cependant
sa responsabilité pour la mise en oeuvre et l'échec de la politique correspondante.
326 CHAPITRE 12
"loi sèche", sur l'intérêt fiscal énorme dans la vente de boissons alcooliques. La
nouveauté de ce volontarisme se reconnaît, d'une part, dans les nouvelles at-
tentes de comportement adressées aux élites du parti et de l'Etat et l'effet de
démonstration attendu de ce côté sur la population, et, d'autre part, dans la mo-
bilisation d'associations volontaires au-delà du "système" s'engageant dans le
combat pour la sobriété. Or, des facteurs, tels que l'ambition démesurée de la
politique anti-alcool, l'ambiguïté dans les objectifs à atteindre, les divisions au
sein du parti et des instances de mise en oeuvre concernant la pertinence du
programme, la réduction du problème du choix des moyens d'action à des con-
traintes d'ordre administratives, ou encore la résistance des destinataires, con-
damnent la campagne d'avance. 22
La réduction radicale de la production de boissons alcoolisés au cours de la
campagne, y compris la fermeture de fabriques et la destruction de vignobles,
conduit d'abord, bien sûr, à une diminution de la consommation de plus de
60% en 1987.23 Or, dans le même temps, la réduction de l'offre étatique et la
hausse brutale des prix de l'alcool sont en grande partie compensées par une
augmentation de 200% de la consommation de samogon par habitant. 24 Là,
dans le phénomène de la distillerie d'alcool au noir, se manifeste un des aspects
les plus intéressants de la campagne. Il s'agit en fait d'une explosion
d'initiatives populaires qui représentent une mobilisation contre la mobilisation
ordonnée "par en haut". 25 Les réactions révèlent, dans les conditions d'un
contexte politico-économique en transformation, une résistance croissante des
destinataires aux décrets du centre, et à un mode de pilotage "prohibitionniste",
22 Voir White 1996: 182 ss. White (1996: 189) observe qu'en fin de compte "The failure of
the anti-alcohol campaign was, in this sense, a paradigm: it showed not just the limitations
of a policy that was determined without the direct participation of ordinary citizens, but
more generally the limitations of a system of government that denied them a share in the
management of the society in which they lived." Voir aussi Tarschys 1993.
23 La consommation est selon Treml réduite à 4.4 litres par habitant en 1987, chiffre qui at-
teint de nouveau 6 litres au début des années 1990 (Voir.l'article de Treml in Cambridge
Encyclopedia of Russia 1994: 465). White (1996: 140ss., 165) avance des chiffres sembla-
bles: En Russie, de 8.8 litres par habitant en 1985, la consommation tombe à 3.9 en 1987,
puis augmente à nouveau à 5.6 litres en 1990, pour atteindre alors le niveau avant la cam-
pagne.
24 ,
Dans la mesure où, selon Treml, la consommation de samogon a doublé, donc a passé de
3,39 litres en 1984 à env. 6.8 litres en 1987, et si l'on ajoute ce chiffre aux 4.4 litres
d'alcool étatique consommés en 1987, on obtient une consommation totale de 11.1 litres
d'alcool par habitant, à comparer aux 14.6 litres consommés en 1984. Ceci correspond à
une diminution de 24% de la consommation en 3 ans. Tarschys (1993: 23) arrive à une ré-
duction plus grande, soit 33.5% (= 9.72 litres en 1988), une différence qui s'explique par le
fait qu'il part d'une augmentation plus faible de la production de samogon. Nous supposons
que les chiffres données par Treml (in Cambridge Encyclopedia of Russia 1994: 465) sont
plus récents que ceux de Tarschys, qui se réfère à son tour aux recherches de Treml.
25 Voir Heller1990: 166s.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 327
fixés par l'Etat. Mais, sur le plan économique, l'adoption, en 1987, d'une loi
sur les entreprises étatiques et les coopératives ainsi que l'admission de ''joint
ventures" peuvent être considérées comme les premières brèches dans
l'économie planifiée.28 Car les administrations du plan perdent de ce fait le
contrôle d'une économie qui était jusqu'à présent hiérarchiquement organisée
et centralisée. Et il y a bien plus: la possibilité de créer des entreprises privées
met inévitablement en cause le fondement même du socialisme soviétique, à
savoir la propriété socialiste des moyens de production.
Sur le plan politique, la 19e conférence du parti en juin 1988 consacre les
réformes envisagées par Gorbatchev, notamment son idée de revitaliser les so-
viets par l'introduction d'un parlement bicéphale au niveau de l'Union, à savoir
un Congrès des députés du Peuple et un Soviet suprême élu par ce dernier. 29
Les effets de cette réforme constitutionnelle, qui est accompagnée de réformes
concernant le droit électoral et la modification des rapports entre appareil du
parti et appareil de l'Etat, sont, à leur tour, "révolutionnaires": la parlementari-
sation partielle du système politique prépare en quelque sorte la disparition du
parti communiste. Telle n'est cependant point l'intention de Gorbatchev, dont
les réformes tentent plutôt de réaliser une sorte de "centralisme démocratique
revisité" qui maintiendrait la différenciation existante du système politique
avec le parti au centre, tout en créant une structure de pouvoir parlementaire
parallèle et en démocratisant le parti. Or, en voulant "civiliser" et moderniser le
parti, c'est-à-dire en le soumettant à des critères de performance, de légalité, de
légitimité démocratique et en admettant les dissensions au sein du parti, Gor-
batchev met en cause la prétention totalitaire d'un parti léniniste qui ne peut pas
fonctionner ou maintenir sa domination sans répression. Les implications de
cette relativisation du parti engendrent inévitablement des conceptions diver-
gentes, au sein du parti, sur le contenu et la portée de la perestroïka. Les nou-
velles différenciations créent, dans leur sillage, des différences politiques, des
divisions au sein d'un parti hanté hier encore par son unité. La radicalité de la
modernisation politique et économique crée quasiment les adversaires des ré-
formes. Plus précisément: l'enjeu toujours plus visible de la démocratisation, le
risque croissant de la désintégration du "système", forcent les membres du parti
à afficher leur couleur, à prendre position pour ou contre la perestroïka.
L'opposition à Gorbatchev apparaît donc en cours de route. La perestroïka
"in action".n'est plus la perestroïka "in the books", dont la valeur n'est con-
testée par personne. Désormais, la perestroïka a une aile gauche et une aile
droite. Et les membres du parti seront classifiés en fonction de leur écart par
rapport à la "centralité" de Gorbatchev, soit comme adversaires conservateurs
de la perestroïka, soit comme partisans radicaux revendiquant des réformes
plus rapides et plus radicales que celles défendues par le Secrétaire général.
Gorbatchev gagne ainsi la possibilité de "louvoyer entre deux plates-formes,
représentées par Eltsine et Ligatchev" et de mobiliser "l'aile gauche" contre
"l'aile droite" ou inversement. 30 L'attribution de positions de gauche et de
droite est en réalité un processus contingent, dès lors que les personnes censées
défendre les positions attribuées utilisent celles-ci de manière opportuniste, les
changent ou les abandonnent selon la situation politique ou compte tenu des
effets produits par la perestroïka. 31 Il s'agit en plus, comme nous l'avons déjà
observé plus haut, d'un processus public et extrêmement personnalisé, renforcé
par les médias qui découvrent leur affinité avec les conflits et l'agressivité
croissante des acteurs. 32 On rappellera l'effet structurant de la publication de la
fameuse lettre de Nina Andreïeva, qui permet de positionner Ligatchev comme
adversaire de droite de Gorbatchev et initiateur d'un programme "anti-
perestroïka".33 Or, dans la perspective d'un vrai communiste comme Ligat-
chev, l'enjeu se manifeste dans la déviation que représente la direction prise par
Gorbatchev par rapport à la "ligne" fixée par le léninisme, qui interdit toute
relativisation ou affaiblissement du parti. Dans ce sens, on peut présenter le
conflit entre Gorbatchev et ses adversaires comme une confrontation entre des
positions mencheviks et des positions bolcheviks, entre les partisans d'une rela-
tivisation du rôle du parti au sein du système politique (Etat-nation) et les parti-
sans d'un rôle absolu du parti comme représentant de la "classe ouvrière toute
entière" (Etat-parti). 34 Le conflit publiquement visible, et toujours plus virulent
entre le camp pro-perestroïka et le camp anti-perestroïka, accélère la désinté-
gration et ouvre déjà le spectre d'un "schisme" du parti. Ce qui se produira ne
sera pourtant pas un "schisme", mais bien la fin, une fin anticipée par le départ
successif des grands protagonistes réformistes radicaux qui laisseront Gorbat-
chev sans son "aile gauche". Par ailleurs, les divisions au sein du parti et la
montée d'une réaction de droite opposée aux réformes conduiront à la mobili-
sation des partisans de la perestroïka à l'extérieur du parti et bientôt également
à la mobilisation de forces démocratiques qui s'opposeront à leur tour à un
30 Voir Heller 1990: 296. Sur Ligatchev voir aussi Surovell 1991 et Gooding 1991: 249s.
31 Michel Heller (1990: 297) observe que "les déclarations des leaders des ailes 'droite' et
'gauche' ( ... ) ne constituent pas un programme cohérent et( ... ) ne se distinguent guère de
celles de Gorbatchev. Si on les étudie sur les cinq dernières années, on s'aperçoit que le
Secrétaire général et Président a lui-même pris ces positions, puis s'en est éloigné, y est re-
venu, les a reniées à nouveau, et ainsi de suite. Les adversaires de Gorbatchev sont des
hommes politiques qui se contentent de reprendre ses opinions, au moment où lui-même en
a changé."
32 Voir supra p. 302.
33 Voir à ce sujet Heller 1990: 288 et nos observations supra p. 298.
34 Voir Jowitt 1992b: 237 - 248.
330 CHAPITRE 12
36 Manifestement, les communistes réformistes ont joué un rôle-clé dans l'organisation des
mouvements sociaux comme fronts populaires censés maintenir le rythme des réformes po-
litiques. Or, cette idée, soutenue par Gorbatchev, implique en fait aussi une incitation à
l'autonomisation des mouvements. Hudelson (1993: 141) observe que "The reform com-
munists assumed that the Popular Fronts would work within the framework of the reform
Communist vision; but in encouraging the formation of the Popular Front organizations, the
reform Communists helped to create the organizational means by which the non-communist
and anti-communist elements within the Popular Fronts could take independent political
action."
37 Voir Walker 1993: 148ss.
38 Plus de 50 premiers secrétaires de comités régionaux et locaux du parti ne seront pas réélus.
Voir Simon 1993: 75.
39 87.6 % des élus font partie du PCUS tout comme 85.3% des candidats inscrits. Le parti
communiste étant le seul parti, l'alternative se présentait dans de nombreux cas comme
choix entre un candidat-membre du parti réformiste ou "libéral" et un candidat-membre du
parti moins réformiste ou conservateur. Pour les modalités de cette élection, voir Walker
1993: 126ss.; Brown 1996: 188ss., ];Jrown in Cambridge Encyclopedia of Russia 1994:
134; Malia 1995a: 51 lss.; Mommsen 1996: 93ss. et Torke 1993: 157.
332 CHAPITRE 12
politique autre que celui du parti. Les effets de mobilisation sur la communica-
tion publique seront énormes. La glasnost prend une nouvelle dimension à par-
tir du moment où les députés élus osent exprimer publiquement, et sans être
entravés dans leur liberté d'opinion, la critique des appareils du parti et des
conditions de vie en URSS. En dépit du fait que les deux chambres législatives,
le Congrès des députés et le Soviet suprême, élu par le premier, sont dominées
par une majorité de députés communistes "obéissant de manière agressive"
(Afanassiev), et consacrant le pouvoir de Gorbatchev, elles deviennent une
arène expérimentale du conflit politique qui sera reproduit et renforcé par les
médias. Ces derniers contribuent à leur tour, par le biais de l'opinion publique,
au renforcement d'une communication conflictuelle dans les deux assemblées.
Malgré la victoire du parti et ses "filtres antidémocratiques", les élections de
1989 auront donc renforcé ce qu'elles étaient censées éviter, à savoir le conflit
et la polarisation au lieu du large consensus souhaité par Gorbatchev.
Avec la création du Groupe interrégional des députés en juillet 1989, se
constitue une première forme d'opposition politique qui tente de s'établir
comme unité d'action dirigée contre le pouvoir du parti communiste.40 A ce
titre, le Groupe interrégional sera un puissant catalyseur du processus de diffé-
renciation-multiplication des nouvelles forces politiques. La formation du
groupe parlementaire communiste Soyouz, en réaction contre l'établissement
du Groupe interrégional poursuivra le processus de fractionnement au sein du
parti communiste, qui reste la force politique principale. 41 Cette force sera
pourtant rapidement vidée de sa substance. Les ruptures se suivront les unes
après les autres, en particulier à partir du printemps 1990, lorsque, dans le
sillage des élections républicaines, l'érosion du parti s'accélère avec la sortie
successive des leaders réformistes et de milliers de leurs partisans. 42 En juillet
1990, la démission la plus spectaculaire sera celle de Boris Eltsine qui aura éta-
bli à ce moment, et grâce aux mouvements démocratiques russes, sa nouvelle
base de pouvoir là où les forces politiques se reconstruisent, au niveau républi-
cain, en Russie.
En évaluant les effets de cette première grande poussée de démocratisation,
mise en marche par les élections de 1989, puis par celles, plus libres et plus
compétitives, de 1990 au niveau des Républiques (soviets locaux et républi-
40 393 des 2250 députés font partie de ce groupe qui veut, sous la conduite notamment
d'Andreï Sakharov, de Boris Eltsine, de Jouri Afanassiev et de Gavriil Popov, radicaliser
les réformes de Gorbatchev. Voir Afanassiev 1992: 142s. et 156. Walker 1993: 142s., Si-
mon 1993: 75.
41 Le 4e Congrès des députés du Peuple, qui aura lieu en décembre 1990, connaîtra déjà 15
fractions de députés. Les fractions les plus fortes sont les communistes (730 députés), le
groupe Soyouz (561), le groupe du secteur agraire ( 431), des ouvriers ( 306), des forma-
tions autonomes (239) et le Groupe interrégional (229). Voir Marquardt 1991: 442.
42 Voir Duncan 1992: 109.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 333
cains), on retiendra d'abord le fait que ces élections conduisent à une politisa-
tion et à une pluralisation extraordinaire dans un pays où l'apolitisme imposé
par le parti était la règle. En même temps, elles sont un formidable catalyseur
de la désintégration et de l'éclatement du PCUS, qui ne doit pas seulement faire
face à une prolifération de centaines de nouveaux partis et de groupements po-
litiques, mais aussi et surtout à une polarisation énorme entre ses ailes conser-
vatrices et réformistes. Dans ce sens, l'explosion de la communication, dont
nous avons parlé, implique tout autant la multiplication, elle aussi, explosive,
de thèmes et d'acteurs politiques, accompagnée d'une fragmentation excessive
des forces politiques à l'extérieur et au sein du parti. Les élections rendent en-
core plus visibles les contradictions sous-jacentes à une idée de démocratie im-
possible et paradoxale qui cherche à combiner la souveraineté populaire avec le
maintien d'un régime à parti unique. Ainsi, elles agrandiront encore le fossé
entre le "système" et une population indignée par les restrictions politiques im-
posées par le parti. 43 Or, c'est l'établissement d'une structure duale ou paral-
lèle, forcément instable, du pouvoir au niveau de l'Union qui rend
complètement désuet le monopole du pouvoir du parti. En février 1990 celui-ci
abandonnera formellement sa prétention en supprimant l'article 6 de la Cons-
titution fixant le rôle dirigeant du parti.
Les élections de 1989 au Congrès et au Soviet suprê!Ile créent une légitimité
qui met en cause celle du parti. Dans les Républiques, les élections législatives
de 1990 produisent à leur tour une légitimité démocratique qui menace les
échelons inférieurs du parti. Celui-ci ne peut plus se référer à sa propre légiti-
mité, à la volonté générale de la "classe ouvrière" incarnée dans le parti: le face
à face de la volonté du peuple et de la volonté du parti ne durera pas. Comme
nous l'avons déjà remarqué dans le contexte de nos observations sur le carac-
tère totalitaire du système, à partir du moment où le "système" renonce à une
partie de son pouvoir, en permettant l'établissement de structures politiques en
soi incompatibles avec sa nature, l'entrée en politique de forces non-
communistes, la formation d'une opposition politique ou encore la "déviation"
et la sortie des membres réformateurs du parti, il se désintègre nécessairement
et devient autre chose. 44
43 Afanassiev (1992: 136) observe à ce sujet et dans le contexte des élections de 1989 que la
"politique malicieuse" de la direction du parti visant l'introduction de la démocratie tout en
se réservant d'avance la majorité au Congrès, "autorisa en fait indirectement ce qu'elle
n'avait pas prévu: la transformation de la campagne électorale en une authentique révolu-
tion populaire contre la dictature bureaucratique. Cette explosion eut comme principaux
foyers Moscou, qui a élu démocratiquement le disgracié Boris Eltsine, et Leningrad, qui a
non seulement infligé une gifle retentissante à sa propre direction locale, mais aussi à toute
la mafia des dirigeants moscovites."
44 Voir nos observations supra p. 195ss. Au sujet de la nécessité d'une institution "extra-
structurelle" permettant de faire éclater le "système" voir Hosking/Aves/Duncan 1992: 203.
334 CHAPITRE 12
45 En Russie, l'idée de la rupture avec l'URSS apparaît dans le contexte des élections républi-
caines en mars 1990. Contrairement aux Républiques non-russes où l'idée d'indépendance
nationale, facteur unificateur, est portée par de puissants mouvements démocratiques, la
question nationale en Russie est occupée par des forces conservatrices et par l'extrême
droite, donc par des mouvements qui se trouvent aux antipodes des mouvements démocra-
tiques engagés dans la voie de la perestroïka. Il est par ailleurs difficilement concevable de
partir, dans le cas de la Russie, d'une idée de "libération nationale", dès lors que la Russie
est identifiée à l'impérialisme soviétique et, historiquement, à une nation impériale. De
plus, contrairement aux membres réformistes du parti communiste dans les Républiques
non-russes, l'establishment communiste régional et local en Russie est opposé à une démo-
cratisation du pays. Les forces démocratiques se diviseront, dans cette question de la na-
tion, surtout à partir de la confrontation entre Gorbatchev et Eltsine. Duncan (1992: 108)
observe que ce sont des raisons d'ordre idéologique qui empêchent l'établissement d'un
front populaire russe appuyé par une majorité de la population. En 1990, le parti commu-
niste soviétique représente toujours la force politique principale en Russie, divisée certes,
mais absorbant, jusqu'au coup d'Etat en 1991, la grande majorité des références politiques.
Voir aussi Simon 1993: 168.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 335
à son tour une mobilisation politique massive de la population, qui est dirigée
contre le parti communiste soviétique.
La voie vers la libération nationale et/ou l'émancipation de la domination
omniprésente du parti communiste soviétique n'est pas tracée d'avance. Des
facteurs catalyseurs et détonateurs radicalisent l'opinion publique et les mou-
vements d'opposition. Des événements particuliers, donc le _hasard, déploient
des effets multiplicateurs, une dynamique qui peut être exploitée par les mou-
vements démocratiques ou par les communistes réformistes plus ou moins op-
portunistes qui découvrent la cause républicaine. Dans plusieurs Républiques,
c'est dans le contexte de la problématique de la protection de l'environnement
que naît une protestation écologiste qui se transforme rapidement en mobilisa-
tion pour l'indépendance du pays. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl51
représente sans aucun doute un facteur catalyseur de première importance dans
la naissance d'une conscience nationale et de mouvements nationaux (par
exemple en Ukraine et en Bié/orussie). 52 Notons aussi, dans ce contexte, que
ce sont les conditions de vie et de travail catastrophiques qui sont, entre 1989 et
1991, surtout en Russie, Ukraine et en Biélorussie, à l'origine d'actions de
grève massives (grèves des mineurs dans les régions industrielles de Kouzbass,
du Donbass et de Vorkouta), conduisant à la naissance de mouvements ou-
vriers, dont les demandes sectorielles concernant l'amélioration des conditions
de travail se transforment promptement, à leur tour, en protestation contre le
parti communiste. La politisation du mouvement de grève renforce de manière
considérable la dynamique des réformes et par là aussi les mouvements démo-
cratiques. 53 Il est évident que dans les conditions de l'absence de marchés auto-
organisés ( capital et travail), la protestation organisée du mouvement ouvrier se
dirige forcément contre les organisations responsables qui prétendent diriger et
contrôler l'économie, à savoir le parti.54
55 Voir l'article de Gaëlle Le Marc sur l'Estonie in L'Etat de toutes les Russies 1993: 157 -
161. Voir aussi Feshbach 1991: 57.
56 Voir Rashid 1994: 37 et 122s., Grobe-Hagel 1992: 132ss.
57 Voir Rashid 1994, Grobe-Hagel 1992, Taheri 1990.
58 On peut parler avec Nicolas Werth d'un terreau "ethno-écologique" à partir duquel se dé-
veloppe le sentiment national (Voir l'article "Ukraine" in L'Etat de toutes les Russies 1993:
233). On retiendra dans ce contexte la ressemblance avec la situation dans certains pays de
l'Europe centrale, par exemple la Hongrie, où la mobilisation des masses est basée surtout
sur la redécouverte de la dimension historique (l'actualisation de la révolution de 1956), la
mobilisation de la sensibilité écologique (le projet de construction de la centrale hydrauli-
que Gabcikovo-Nagymaros) et la prise en compte croissante de la répression des minorités
hongroises en Roumanie. Voir Varga 1991: 170.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 339
joignent celles du présent; elles sont les points de repère qui permettent de mo-
biliser la population au nom de l'unité nationale, une population en quête d'une
normalité autre que soviétique et découvrant dans le discours sur la nation les
symboles et la sémantique qu'elle est en mesure de comprendre. L'échec de la
modernisation socialiste provoque la recherche d'une modernisation
"encadrée", prise en charge par les nouvelles élites modernisatrices de la nation
dont font partie les membres plus ou moins réformistes de l'ancien régime. La
direction que prendra la modernisation politique et économique après
l'indépendance est là encore fonction du niveau de modernisation déjà réalisé,
en particulier du niveau de vie et d'urbanisation, du degré d'homogénéité eth-
nique de la population, mais aussi du degré de modernité atteint dans la culture
politique du pays.
Les modalités de la libération nationale et de la transition démocratique
montrent typiquement que la nation est à la fois une notion d'inclusion et d'ex-
clusion. C'est à partir de cette formule d'identité politique que l'Etat a organisé,
depuis la Révolution française, l'inclusion de la population dans les systèmes
fonctionnels (par des rôles publics, des droits et obligations~ tels que scolarité
obligatoire, droit de vote plus ou moins obligatoire, service militaire obliga-
toire, etc.), tout en interdisant cette participation à ceux qui n'étaient pas consi-
dérés comme membres de la nation. Certes, pour les pays post-communistes, il
s'agit de (re-)créer les nouvelles ou anciennes identités politiques, les centres de
décision étatiques indispensables. Dans ce sens, il s'agit d'organiser l'inclusion
d'une population dans un système politique et de la constituer comme "peuple"
d'un Etat, là où elle était auparavant exclue de toute forme de participation po-
litique. Or, dans l'espace post-communiste, il y a aussi l'autre face de la nation,
celle de l'exclusion, qui éclate au grand jour, en particulier dans des régions où
les questions concernant des frontières et/ou des conflits interethniques n'ont
jamais été réglées.
Les mouvements démocratiques qui se battent pour la reconquête de
l'indépendance du pays, donc pour un cadre territorial d'auto-organisation po-
litique, doivent être distingués des mouvements qui mobilisent la référence na-
tionale pour exprimer leurs aversions racistes, anti-occidentales ou
antidémocratiques. Nous pouvons, là encore, renvoyer à l'importance de l'effet
de démonstration qui ne déclenche pas forcément des réactions positives. Le
décalage observé entre l'Occident et un socialisme soviétique qui a échoué, à la
fois au niveau économique et politique, peut être le catalyseur d'un mouvement
de modernisation qui combine la finalité du rattrapage des pays occidentaux et
de la démocratisation avec la question nationale, l'indépendance du pays.
L'autonomie du pays est la condition nécessaire à partir de laquelle l'Etat-
nation, absorbé jadis par le parti, et l'économie locale peuvent être reconstruits.
Dans le cas contraire, l'effet de démonstration renvoie à "l'étranger hostile", à
une aliénation, ou provoque un refus du type de modernisation symbolisé par
l'Occident et un retranchement de mouvements réactionnaires dans le nuage
340 CHAPITRE 12
d'une idéologie communautaire et régressive. Que l'on considère ici les diffé-
rences entre, d'une part, les mouvements démocratiques en Russie ou les mou-
vements indépendantistes des pays baltes, et, d'autre part, les mouvements
nationalistes russes, dont les visées impérialistes et chauvinistes permettront
aux anciens communistes de récupérer la thématique nationale pour pen·ser la
Russie, à l'instar de l'ancien régime, en termes d'une puissance impériale. 59
qui se passe dans la société dépasse de toute façon les limites cognitives des
anciens apparatchiks communistes, prisonniers de leurs simples catégories de
pouvoir. Ils aimeraient vivre encore dans l'ordre de la société organisée, mais
ne rencontrent que le désordre d'une modernité qui se met en place et qu'ils ne
comprennent pas. Tandis que les mouvements démocratiques dans les Républi-
ques et au niveau de l'Union préconisent un avenir sans communisme, donc
aussi sans URSS, les partisans d'une normalisation du pouvoir soviétique refu-
sent la mise en cause de l'Union. Et là où les démocrates et/ou nationalistes
républicains raisonnent en termes nationaux ou en fonction d'appartenances
ethniques, leurs adversaires continuent de voir dans URSS l'objet de leurs ap-
partenances premières, une entité politique qui ne sera bientôt plus qu'une abs-
traction, sans pays, sans peuple, sans citoyenneté soviétique. Comme par un
effet de balancier, les forces déclenchées par les réformes provoquent un mou-
vement contraire, elles conduisent à la mobilisation des forces réactionnaires
qui pensent pouvoir arrêter et stabiliser la désintégration de l'Union et du parti.
La dynamique centrifuge des Républiques provoque une dynamique centripète:
la quête d'un centre perdu répond aux tentatives plus ou moins réussies de
quitter ou de mettre en cause l'organisation "faîtière" soviétique.
De même, l'effondrement de l'économie socialiste conduit à son tour à la
tentative de rétablir le contrôle politique d'une économie déboussolée, dans
laquelle les forces du marché sont toujours bloquées par les structures politico-
administratives du "système" et une réforme économique qui ne sait pas si elle
veut ou peut se débarrasser des anciennes structures et créer les conditions po-
litiques et juridiques du passage à une économie basée sur la propriété privée.
Le nouveau et l'ancien se bloquent mutuellement. Dépassé par les événements,
le centre veut s'imposer à nouveau comme centre et sommet politique. Les for-
ces conservatrices commencent à s'organiser, parlent publiquement d'un vide
du pouvoir et de la nécessité de rétablir l'autorité perdue de l'Etat (soviétique),
si besoin est, avec la force et en imposant un Etat d'urgence. Et Gorbatchev
devra choisir enfin son camp. En tant que communiste réformiste, il vacille
entre les pôles de la "gauche" et de la "droite", entre, d'une part, les forces du
nouveau, favorables à la démocratisation et au marché, et, d'autre part, celles
de l'ancien régime, retranchées dans les derniers basions de la domination
communiste.
Une position centriste ne peut être tenue que si elle est symbolisée de ma-
nière plausible et si les écarts entre les deux pôles ne sont pas trop grands. Elle
a pu convaincre au début du processus de réforme, lorsqu'il s'agissait surtout
de mobiliser les forces réformistes et de surmonter la résistance des forces con-
servatrices. En 1990, au vue des effets désintégrants créés par les réformes, les
finalités politiques des deux camps sont mutuellement incompatibles. Gorbat-
chev se trouve au milieu, dans l'illusion que la position du "grand écart" peut
fonctionner. Sa position médiane "centriste" est alors de plus en plus mise en
cause et identifiée à une position de tergiversations continues traduisant sa fai-
342 CHAPITRE 12
60 Voir McAuley 1992: 110, Walker 1993: 92, Hudelson 1993: 144, et Archie Brown in Cam-
bridge Encyclopedia ofRussia 1994: 139.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 343
ser sa nouvelle base de pouvoir pour recréer un centre étatique légitime et sou-
verain, à partir duquel l'autre entité étatique, délégitimisée, celle de l'Etat-parti
soviétique, peut être mise en cause et finalement battue. 61 Grâce à une nouvelle
mobilisation des forces démocratiques, notamment l'alliance "Russie démocra-
tique", créée en octobre 1990, pour faire face au danger d'une prise de pouvoir
par les représentants de l'ancien régime, et avec le soutien de communistes ré-
formistes, Eltsine atteint, en juin 1991, avec son élection comme président de la
République russe, l'objectif du pouvoir suprême.
Gorbatchev tente à son tour de créer une nouvelle base de pouvoir, indé-
pendante du parti, par l'établissement du poste de président del' Union auquel
il se fait élire, en mars 1990, par le Congrès des députés du Peuple. Après avoir
misé d'abord sur la parlementarisation du régime, qui a affaibli le pouvoir exé-
cutif, il espère maintenant pouvoir rétablir l'autorité étatique en préconisant le
passage à un régime présidentiel. 62 La construction de cette nouvelle· fonction
aux pouvoirs très importants est censée rendre Gorbatchev plus indépendant
d'un parti dont la base de pouvoir s'effrite, mais dont il reste le secrétaire géné-
ral. L'étendue des compétences ne manque pas de déclencher des spéculations
sur une dérive possible vers la dictature. 63 L'abandon, par Gorbatchev, du
projet de réforme économique ( "programme des 500 jours" orienté vers le pas-
sage rapide à une économie de marché), la confirmation des nouveaux pouvoirs
exceptionnels du président par le Congrès des députés du Peuple fin décembre
1990, puis la réorganisation du gouvernement conduisant à la nomination de
plusieurs conservateurs à des postes de ministre, représentent des facteurs qui
aliéneront définitivement les forces réformistes et démocratiques du président
de l'Union et chef du parti, qui ne cesse d'être fixé sur Moscou, sur la fiction
que l'ordre ne peut être imposé que d'en haut, depuis le centre. 64 De même,
l'intervention violente des troupes soviétiques en Lituanie et en Lettonie
Ganvier 1991) confirme l'impression des finalités "restauratives" du régime,
d'un retour à l'ordre qui teste quasiment la question de la souveraineté par
l'emploi de la force.
Mais le pouvoir exceptionnel, établi pour revendiquer la prédominance du
pouvoir souverain de l'Union sur celui des Républiques, ne saura maîtriser la
"situation d'exception". Au contraire, l'emploi de la force renvoie à la faiblesse
d'un pouvoir qui, bien que disposant d'un extraordinaire appareil de contrainte,
ne peut plus s'appuyer sur le "monopole de la violence légitime". A l'ère de la
société de !'.information, "l'effet de démonstration" du recours à la force se
révèle rapidement contreproductif. Observés par les médias, ces événements
sont à leur tour susceptibles de provoquer une nouvelle mobilisation de
l'opinion publique contre le régime, de polariser encore davantage les forces en
présence. Et surtout, ils intensifient la confrontation de deux légitimités étati-
ques, celle des Républiques et celle del' Union, accentuée par le face à face de
Gorbatchev et de Eltsine, une confrontation qui culminera au moment décisif
du coup d'Etat en août 1991, lorsque se décidera définitivement la question
centrale de savoir qui contrôle l'accès aux moyens de contrainte étatiques. 65
Or, déjà bien avant cette date, la reconstruction de l'unité étatique au niveau
des Républiques s'est réalisée au détriment de celle de l'Union qui, elle, fut
associée à la tentative de sauvegarde d'un pouvoir communiste dépourvu de
toute légitimité. Avec notamment l'établissement de l'autorité étatique russe, la
fragmentation du parti se prolonge dans les divisions croissantes au sein des
appareils de sécurité où naissent des loyautés concurrentes que le président
russe saura exploiter au moment du coup d'Etat, en mobilisant le (vrai) pouvoir
populaire contre celui des usurpateurs putschistes d'un pouvoir central introu-
vable.
Comme dans un dernier sursaut, confronté aux impasses provoquées par
son revirement vers les forces de la réaction et sa politique de force, Gorbat-
chev accepte, en avril 1991, la négociation d'un nouveau traité d'Union avec
64 Voir Malia 1995a: 547ss., Simon 1993: 98ss., Archie Brown in Cambridge Encyclopedia of
Russia 1994: l39s., Roberte Berton-Hogge in L'Etat de toutes les Russies 1993: 108. Voir
aussi Mau 1995: 406s.
65 McAuley (1992: 111) observe qu'au moment du coup d'Etat, "The one resource left to the
centre, by this time, was control over the means of coercion: the armed forces, police, and
security forces. Authority and the media had gone, economic resources were being divided
up. From the republics talk was coming of republican armies. If central control and defence
of the territory, the key rationale of a state, went, then everything went. The coup was an
attempt to prevent the dispersal of the last remaining centrally held resource, coercion, and
thus to maintain the central state and its empire. The War ofLaws had tumed into the Prop-
erty War and, by August the struggle for power had reached the essential one, the ability to
command the use of force."
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 345
neuf Républiques (Accord neuf-plus un), qui consacre en quelque sorte les réa-
lités créées par les nouvelles Républiques et, par là, le transfert de l'essentiel
des pouvoirs del' Union à celles-ci. En prévoyant la transformation del' Union
en une Communauté d'Etats souverains, le traité signifierait la fin de l'ancien
Etat central. Il représente ainsi, pour les partisans de l'ancien ordre, l'ultime
provocation et donc la raison principale qui les poussera à tenter, le 19 août, un
coup d'Etat qui échouera cependant de manière lamentable trois jours plus
tard. 66 Les raisons de cet échec rapide renvoient à nos observations précédentes
et à celles concernant les effets de décomposition des médias électroniques. 67
Une ''junte" entièrement incapable, sans véritable programme d'action, compo-
sée en majorité de membres du gouvernement soviétique, tente en vain de pré-
senter l'état d'urgence un comme acte constitutionnel. Eltsine, s'appuyant sur
son immense popularité et sur la nouvelle légitimité que lui a conférée son
élection comme président de la Russie deux mois plus tôt, n'éprouve aucune
difficulté à présenter le coup d'Etat comme anticonstitutionnel et non applica-
ble sur le territoire russe. De la sorte, il mobilise encore la légitimité républi-
caine contre la légitimité prétendue de la "junte". Il crée le nouveau pôle
d'attraction russe qui absorbe les derniers restes des entités et ambitions sovié-
tiques: le Moscou-centre soviétique bascule dans le Moscou-capitale russe.
Pour les forces de sécurité qui attendent les ordres du "Moscou soviétique"
l'adaptation de leurs loyautés se joue dans ces termes: comme un centre
d'action étatique déterminé n'est plus visible au niveau de l'Union, et compte
tenu du fait que la Russie se présente comme unique alternative qui se super-
pose quasiment à l'ancienne totalité politique soviétique, les forces armées,
déjà divisées, s'alignent sur l'Etat russe, ou plus précisément, se retrouvent
comme unités russes. En fait, au moment du putsch, le président russe dispose
déjà de ses propres appareils de sécurité qu'il mobilise, ainsi que de l'appui de
la population urbaine, rassemblée autour de lui.
La mobilisation "anti-révolutionnaire" ne se résume pas au "power game"
de Eltsine, dans sa capacité de symboliser rapidement une résistance nationale
contre les putschistes, ou dans les manifestations du peuple pour leurs leaders
démocratiquement élus dans les grandes villes russes. Elle est tout autant une
mobilisation de l'opinion publique nationale et internationale par les médias,
due au fait que la censure, inefficace, ne peut empêcher de diffuser les images
et les textes des proclamations de Eltsine. 68 Une communication publique non
restreinte par la politique, sémantiquement "occupée" par les forces réformistes
raisonnant en termes de légal/illégal, de constitutionnel/anticonstitutionnel, de
66 Voir surtout Walker 1993: 223-245, Archie Brown in Cambridge Encyclopedia of Russia
1994: 141s., Torke 1993: 259s., Malia 1995a: 552ss., McAuley 1992: 11 lss.
67 Voir supra p. 283ss.
68 Voir aussi Hosking/Aves/Duncan 1992: 209s. et Afanassiev 1992: 29.
346 CHAPITRE 12
its threat, originating from, or closely involving, large sections of the popula-
tion."(Roberts/Edwards 1991: 124). Krejci (1994: 7) considère à son tour (en se référant à
D. Robertson) une révolution comme "violent and total change in a political system which
not only vastly alters the distribution of power ... but results in major changes in the whole
social structure". Krejci précise cette définition en partant d'un processus accéléré d'un
changement social significatif, qui est violent dans certaines phases, et qui peut être initié
par en haut, par en bas ou depuis l'étranger (Krejci 1994: 8).
7 Voir Piekalkiewicz 1991: 159, Jowitt 1992: 254, et nos observations supra p. 235.
8 Voir aussi Krejci 1994: 140 et Poznanski, "Epilogue" in Poznanski (éd.) 1992: 202, 199-
219.
9 Charles Tilly (1993: 24) considère une révolution comme "changement soudain, de grande
portée et impulsé par l'action populaire dans le gouvernement d'un pays", plus précisément
comme "transfert par la force du pouvoir d'Etat". Pour l'application de son concept basé
sur la différenciation de situation révolutionnaire èt issue révolutionnaire voir Tilly 1993:
361ss.
350 CONCLUSION
10 Voir le modèle de phases d'une révolution proposé par Krejci 1994: 39s. Voir aussi
Hosking/Aves/Duncan 1992: 203. L'institutionnalisation d'un "pouvoir dual" ou d'un
"deuxième pivot" a accéléré la désintégration du système communiste, mais elle n'est pas
basée sur une confrontation violente de blocs opposés. Voir encore une fois nos observa-
tions supra 333.
11 Voir pour ces différenciations Motyl 1992: 108-111.
12 Voir Jowitt 1992b: 249ss.
CONCLUSION 351
d'une frontière, les gens partent et du coup il n'y a plus de socialisme. Une
nouvelle loi peut déclencher une "privatisation" inédite auprès des membres de
la nomenklatura, qui découvrent les nouvelles possibilités qu'ouvre la propriété
privée. L'image sur tous les écrans de TV d'un homme sur un char, et le monde
politique n'est plus comme avant. Les événements se cumulent, produisent leur
histoire "révolutionnaire", font entrevoir un cours.de choses qui, hier encore,
n'étaient pas dans les esprits. Des communistes réformistes veulent sauver
l'URSS, mais découvrent, en ·cours de route, la nouvelle réalité normative des
Républiques qui deviennent les pôles de nouvelles identités collectives et de
nouvelles opportunités de carrière personnelles. Ou encore: ils veulent mainte-
nir le "système", mais découvrent soudainement la nécessité de structures étati-
ques et de la démocratie. Ils croient à la valeur de leur qualité de membre dans
le parti communiste, qui a construit leur existence politique ou d'apparatchik,
et au fur et à mesure que le parti se désintègre et que les nationalités réapparais-
sent, ils changent d'identité, deviennent des démocrates russes, des politiciens
populistes, qui ne mobilisent plus des membres, mais des citoyens. Les hasards
ouvrent donc de nouvelles opportunités et perspectives qui peuvent engendrer
de nouvelles structures ou favoriser la renaissance d'anciennes entités, comme
les nations, par exemple.
Par ailleurs, les hasards révèlent aussi la faiblesse du "système" qui est basé
sur l'élimination du hasard et du désordre. 13 Ses structures centralisées
n'admettent la variation qu'à l'intérieur d'une "largeur de bande" très res-
treinte. Son mode de traitement de l'information est conditionné par une idéo-
logie orientée vers la détection de déviations. Or, si des manifestations ou les
interventions de dissidents peuvent encore être interprétées comme déviations
ou comme événements provoqu~s par l'impérialisme américain, tel n'est mani-
festement plus le cas avec les problèmes économiques et écologiques qui
s'accumulent au sein même des remparts du socialisme, et dont la complexité
croissante ne peut plus être maîtrisée par des mesures de police ou des méca-
nismes de pilotage basés sur de simples rapports de causalité. Au sein d'une
société organisée, dans laquelle tout est orienté vers le sommet politique
(Moscou-centre), les problèmes ne disparaissent pas par décision: ils
s'accumulent avec chaque crise, surchargeant ainsi rapidement le centre de dé-
cision qui continue à percevoir les informations en termes d'une économie de
guerre. Dans un tel système, où le centre se considère responsable de tout, cha-
que événement, qu'il s'agisse d'une nouvelle pénurie, d'une avarie, d'une ca-
tastrophe ou de pannes dans l'approvisionnement de la population, engage
immédiatement la "responsabilité" du sommet du "système". Aux crises éco-
nomiques auto-induites par le "système" s'ajoutent celles déclenchées par
l'économie mondiale, qui ne font qu'accentuer les défauts d'une économie de
13 Voir nos observations sur le rapport entre ordre et désordre, supra p. 160.
CONCLUSION 355
commandement. Les pressions de réformes immenses concentrées au sommet
politique renvoient inévitablement au coeur même du problème, à savoir à
l'absence d'autonomie dans les grands domaines fonctionnels que le parti con-
trôle par le biais de son réseau complexe d'organisations.
A partir du moment où germe au sein du parti l'idée que c'est le "système"
établi par lui qui est le problème; à partir du moment où il reconnaît
l'autonomie irréductible de contextes de communication autres que politiques,
il prépare sa fin. Sous Gorbatchev, ce pas a été franchi. La déviation par rap-
port à la "grande ligne" a définitivement déclenché l'avalanche conduisant à
l'effondrementde la structure totalitaire du "système" de la société organisée.
C'est par là que nous avons entamé notre réflexion sur le caractère totali-
taire du "système". Que celui-ci relativise sa prétention totalitaire et son édifice
commence à s'ébranler. La reconnaissance des impératifs fonctionnels est irré-
versiblement un catalyseur de l'effondrement. De même, la méconnaissance de
la société moderne, l'ignorance plus ou moins volontaire, idéologiquement ren-
forcée, du mode de traitement de l'information dans les grand systèmes fonc-
tionnels, ne peut pas ne pas engendrer des problèmes croissants au sein du
"système". La théorie de la société moderne basée sur la différenciation fonc-
tionnelle permet de souligner le caractère artificiel des structures totalitaires du
socialisme soviétique. Elle permet de voir que la modernité ne peut pas être
réduite à ses aspects organisationnels et techniques. Le projet impossible de la
société organisée prétend précisément ceci: que la société peut être organisée,
contrôlée et planifiée à partir de Moscou-centre. La réalisation de la société
organisée n'est cependant pas un simple problème de choix: l'anticapitalisme
viscéral du socialisme pousse nécessairement celui-ci dans la direction de la
construction d'organisations qui déterminent l'allocation des ressources par
voie administrative, qui remplacent la politique par des décisions bureaucrati-
ques du parti, et qui identifient les déviations au moyen de l'idéologie.
La problématique de fond inscrite dans notre approche systémique de
l'expérience socialiste concerne l'articulation de deux types de rapports cru-
ciaux, à savoir, d'une part, le rapport entre le niveau de la société et ses systè-
mes fonctionnels et le niveau des systèmes organisés, et, d'autre part, le rapport
entre la réalité communicative de la société et la réalité de solutions régionales.
La spécification de ces rapports nous a fourni la clé pour comprendre la parti-
cularité de la voie prise par l'URSS. A cet égard, le concept de société organi-
sée est fondamental. Il nous renvoie d'abord au fait que les expériences
totalitaires de ce siècle participent, avec toutes leurs constructions sémantiques,
organisationnelles ou techniques, à une modernité qui les rend possibles, et
qu'elles contestent pourtant avec des moyens d'action modernes. La société
organisée traduit le projet d'une autre société. On pourrait dire que dans la con-
frontation idéologique entre capital et travail, le socialisme soviétique cherche à
prouver la réalité d'une "société du travail" sans l'autre partie de la distinction,
sans le capitalisme. Malgré l'échec de cette expérience, certains sociologues
356 CONCLUSION
Sources: Cambridge Encyclopedia of Russia 1994: 93-147, Krejci 1994: 200s.; Sokoloff
1993: 833 - 902; L'Etat de toutes les Russies 1993: 427-434; Moldenhauer/Stolberg 1993;
Torke 1993; Gilbert 1993; Altrichter 1993; Wassmund 1993; Pipes 1993; FejtO 1992: 529-
546; Hewett/Winston (éd.) 1991a: 499-536; Davies 1989 et 1991; Bachkatov/Wilson 1991;
Le Monde, Soixante-dix ans après la révolution d'octobre, novembre 1987.
360 ANNEXE
15/17 octobre Rédaction du manifeste d'octobre par Witte qui promet une
constitution, la convocation d'une Assemblée législative et
la garantie des libertés individuelles. Le manifeste sera
signé par Nicolas le 17 octobre.-
18 octobre Pogroms de Juifs.
décembre Arrestation des membres du soviet de Saint-Pétersbourg.
Les révoltes armées à Moscou sont supprimées.
Je pouvoir de la Douma.
27 avril Ouverture de la première Douma qui sera dissoute Je 8
juillet. Les bolcheviks ne sont pas représentés, dès lors
qu'ils ont boycotté les élections pour la Douma.
1907 20 février Ouverture de la deuxième Douma. Elle sera dissoute Je 2
juin. Pressions du gouvernement sur la Douma.
Dans cette Douma, les bolcheviks sont présents avec 18
mandats sur les 36 de la fraction social-démocrate.
mars Annonce du programme de réforme de Stolypine.
mai ve congrès du POSDR: Dernière réunion commune des
bolcheviks et des mencheviks. Adoption d'une résolution
contre la "bourgeoisie_libérale".
7 novembre Troisième Douma ("Douma des seigneurs"), qui poursui-
vra ses travaux jusqu'au 6 juin 1912. Les bolcheviks, après
la restriction du droit de vote, ne disposent plus que de 5
sur 18 mandats sociaux-démocrates.
1911 5 septembre Assassinat de Stolypine.
1912 5 janvier Rupture définitive entre la tendance bolchevik et la ten-
dance menchevik
23 avril Parution du premier numéro du quotidien bolchevique
Pravda.
15 novembre Quatrième et dernière Douma.
1914 17/31 juillet Mobilisation générale en Russie.
1916 printemps Lénine écrit L'impérialisme, stade suprême du capitalisme.
1917 22-27fé- Révolution de février: manifestations violentes après la
vrier dissolution de la Douma par le Tsar. Les troupes de la gar-
nison de Petrograd rejoignent les insurgés. Prise du palais
d'hiver. Formation de conseils d'ouvriers et de soldats.
Recréation du soviet de Petrograd.
2 et 3 mars Résignation du Tsar et constitution du gouvernement pro-
visoire.
3 avril Arrivée de Lénine à Petrograd. Publication des thèses
d'avril: "Tous les pouvoirs aux soviets", "toute la terre aux
paysans", "paix à tout prix".
21 avril Premières manifestations des bolcheviks à Petrograd et
Moscou
juillet/août vie congrès du POSDR (bolchevik): Programmation de
la révolution socialiste, la prise de pouvoir par le prolétariat
362 ANNEXE
et la paysannerie.
septembre Echec du putsch du général monarchiste Kornilov. Les
bolcheviks obtiennent la majorité absolue dans les soviets
de Petrograd et de Moscou.
25 octobre Coup d'Etat des bolcheviks que Lénine a décidé le 10 octo-
bre, contre l'opposition de Zinovjev et de Kamenev.
1918 5 et 6 janvier Réunion de l'Assemblée Constituante qui sera dissoute le 6
janvier par les bolcheviks. Les socialistes-révolutionnaires
(S-R) disposent d'une majorité de 58% des délégués, tandis
que les bolcheviks ne disposent que de 25%.
janvier L'établissement de la censure est confirmé par un décret du
conseil des commissaires du peuple. Au cours de l'année,
la presse d'opposition est interdite. Introduction de la cen-
sure préalable. Une administration centrale de censure sera
créée en 1922.(GLAVL/1;.
Entre 1917 et 1918, le régime révolutionnaire liquide la
presse indépendante. Il ferme notamment plus de 300 jour-
naux libéraux ou conservateurs. Au cours de 1918, 3200
publications cessent de paraître.2
mars vue congrès du PCR: Le régime doit accepter le Diktat
du traité de paix de Brest-Litovsk. Par là la Russie perd un
tiers de sa population et la moitié de ses matières premiè-
res. Le congrès décide de changer le nom du parti en parti
communiste russe (tendance bolchevik).
14 juin Exclusion des soviets des mencheviks et des S-R de droite.
4 au 10 juillet Tentative de putsch des S-R de gauche contre les bolche-
viks. Ils seront éliminés.
Premier point culminant d'une vague de terreur ("terreur
rouge" initiée par Lénine) entre 1918 et 1922, permettant
de "sauver" la révolution et au cours de laquelle des cen-
taines de milliers de personnes, membres de la classe bour-
geoise, de l'aristocratie et d'autres couches sociales, sont
assassinées, et qui conduira à l'élimination ou à
l'interdiction des partis politiques non-socialistes et socia-
listes.3
10 juillet Ratification de la constitution de la République Socialiste
Fédérative Soviétique de Russie (RSFSR)
2 Murray 1994.
3 Voir pour l'estimation des chiffres des victimes Ternon 1995: 238.
CHRONOLOGIE 363
8 Voir Ellman 1991, Torke 1993: 112, Wheatcroft 1990, Nove 1990b, Conquest 1986.
9 Chesnais 1995: 205.
CHRONOLOGIE 367
1940 juin Les troupes soviétiques annexent les pays baltes. Le nom-
bre de déportés est estimé à 32'000.
août Les troupes soviétiques entrent en Bessarabie et en Molda-
vie. Le nombre de déportés en Bessarabie s'éleverait à
10'000.
20 août Assassinat de Trotski au Mexique.
15 Les chiffres varient là encore. Voir Nove 1990a: 87; Sokoloff 1993: 416, Portisch 1991:
268.
16 Voir Marquardt 1991: 417 et la référence notamment à N. Pavlenko, La guerre de Staline
contre l'armée rouge, publié in Moscow News no. 6/1989.
17 VoirTemon 1995: 253.
370 ANNEXE
1941 22juin L'Allemagne attaque l'URSS.
18 Voir Nove 1990a: 373. Voir l'interprétation des différences entre les chiffres officiels de 27
millions avancés par les autorités soviétiques et les chiffres beaucoup moins élevés des es-
timations plus réalistes in Chesnais 1995: 207.
19 Voir Ternon 1995: 253.
CHRONOLOGIE 371
etc.20
juillet/août Conférence de Potsdam.
1946 18 mars Adoption du 4e plan quinquennal (1946-1959) qui pré-
voit le dépassement des niveaux de production atteints
avant la guerre.
1948 février Coup d'Etat communiste à Prague. En Hongrie, le PS est
absorbé par le PC. Par là, la soviétisation de l'Europe de
l'Est est complète. La Yougoslavie sera le seul pays en
mesure de faire face à la tutelle soviétique.
24 juin Début du Blocus de Berlin.
août Le Comité central du parti communiste reconnaît la théorie
du biologiste Trofime Lyssenko selon laquelle il serait pos-
sible de modifier la masse génétique des plantes et des
animaux par des interventions spécifiques dans leur envi-
ronnement.
1949 25 janvier Création du Conseil d'assistance économique mutuelle
(CAEM ou Comecon).
mai Création de la RFA.
7 octobre Création de la RDA.
1952 octobre xixe congrès du PCUS: Adoption du Se plan quinquen-
nal (1951-1955) qui met l'accent sur la modernisation des
techniques et sur les grands travaux. Nouveau statut du
parti. La réorganisation du sommet du parti renforce la
position de Staline.
1953 5 mars Mort de Staline. Conflits de succession. Le 14 mars,
Khrouchtchev prend, au sein de la direction collective du
parti, la fonction de premier secrétaire.
7 mars Malenkov est nommé président du conseil. Khrouchtchev
est secrétaire dù parti.
17 juin Des troupes soviétiques interviennent pour étouffer la ré-
volte des ouvriers à Berlin.
26juin Arrestation de Berja, qui sera exécuté le 23 décembre.
8 août Annonce de réformes économiques qui cherchent à corriger
la politique économique de Staline
décembre Début du "dégel": libéralisation dans le domaine culturel.
L'autoréflexion de la littérature soviétique problématise les
1966 10-14fé- Les écrivains Andreï Siniavski et Jou/y Daniel sont con-
vrier damnés respectivement à sept ans et à cinq ans de réclusion
criminelle.
mars/avril XXIIIe congrès du PCUS: Restauration des anciennes
structures du parti. Revalorisation de Staline. Réintroduc-
tion du bureau politique. Brejnev renforce sa position en
374 ANNEXE
ves en Lituanie.
4 mars Elections républicaines pour les Soviets suprêmes en
RSFSR (Russie}, Ukraine et Biélorussie.
11 mars La Lituanie est la première république qui déclare son in-
dépendance. Le 18 mars les forces armées soviétiques réa-
lisent des manoeuvres à la frontière de la Lituanie. Le 22
mars, des chars soviétiques occupent la capitale Vilnius. A
partir du 18 avril Moscou érige un blocus économique
contre la Lituanie qui durerajusqu'enjuin.
13 mars Abolition de l'article 6 de la Constitution concernant le
monopole de pouvoir du parti par le Congrès des députés
du Peuple. Passage à un système présidentiel.
15 mars Gorbatchev est élu premier président de 1' URSS.
18 mars Elections libres en RDA.
25 mars Moscow News publie les rapports de l'historienne Le-
bedjova sur la responsabilité du régime soviétique pour
l'assassinat en avril 1940 de milliers d'officiers polonais à
Katyn.
30 mars En Estonie, le Soviet suprême annonce une phase transi-
toire avant l'indépendance du pays.
avril Devant le congrès international des historiens, Jouri Afa-
nassiev déclare que l'histoire de la période soviétique ne
peut être écrite qu'à partir du moment où on reconnaît
l'illégitimité de la voie prise par la Russie en 1917.
Ier mai Gorbatchev est hué par la foule défilant devant lui sur la
place Rouge à l'occasion du défilé traditionnel du Ier mai
qui aboutit à la manifestation spontanée des forces de
1' opposition.
4 mai En Lettonie, le Soviet suprême annonce une phase transi-
toire avant l'indépendance du pays.
29 mai Eltsine est élu président du parlement russe.
12juin Déclaration d'indépendance de laRSFSR (Russie).
2 - 13 juillet XX:Vllle et dernier congrès du PCUS. Gorbatchev criti-
que les conservateurs et les réformateurs. Démission de
Eltsine du parti.
15 et 16 juillet Au Caucase, Gorbatchev et le chancelier allemand Kohl
éliminent les derniers obstacles sur la voie d'une Allema-
gne réunifiée.
Ier août Adoption de la loi sur la presse et abolition de la censure
384 ANNEXE
Alexander, Jeffrey, 1990: Differentiation Theory and Social Change. New York: Co-
lumbia University Press
Amalrik, Andrei, 1970: L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984? Paris: Fayard (éd.
allemande: Kann die Sowjetunion <las Jahr 1984 erleben? Zürich: Diogenes)
Apter, David E., 1988: Pour l'Etat contre l'Etat. Paris: Economica
Arbatov (Arbatow), Georgi, 1993: Das System. Ein Leben im Zentrum der Sowjetre-
publick. (éd. originale russe parue en 1991) Fischer Verlag
Art and Power. Europe under the dictators 1930-45. Catalogue publié à l'occasion de
l'exposition "Art and Power". Londres: Hayward Gallery, 1995
Ash, Timothy Garton, 1990: We The People. The Revolution of '89 witnessed in War-
saw, Budapest, Berlin & Prague
Aslund, Anders, 1989: Soviet and Chinese reforms - why they must be different. World
today 45, 188-191
Aves, Jonathan, 1992: The Russian labour movement, 1989-91: the mirage of a Russian
Solidarnosc. In: Hosking/Aves/Duncan (éd.) 1992: 138-156
388 BIBLIOGRAPHIE
___, 1986: Les deux Etats. Pouvoir et société en Occident et en Terre d'Islam. Paris:
Fayard
Balzer, Harley D., 1991: Epilogue: The View in 1991. In: Balzer (éd.) 1991: 207-219
_ _ (éd.), 1991: Five Years that shook the World. Gorbachev's Unfinished Revolu-
tion. Boulder/Oxford: Westview Press
Baudrillard, Jean, 1992: L'illusion de la fin ou la grève des événements. Paris: Galilée
Bayer, Jozsef und R.Deppe (éd.), 1993: Ungarn auf dem Weg in die Demokratie. Frank-
fort: Suhrkamp
Bell, Daniel, 1988: To the Other Shore: A Visit to the Soviet Union, Dissent 35: 407-
414
Benson, Leslie, 1990: Partynominalism, bureaucratism and economic reform in the So-
viet Power-system. Theory and Society 19, 87-105
Bérard-Zarzicka, Ewa, 1990: The Authoritarian Perestroïka Debate. Telos 84: 115-125
Berelowitch, Alexis/Michel Wieviorka, 1996: Les Russes d'en bas. Enquête sur la Rus-
sie post-communiste. Paris: Seuil
___, 1992: The Future ofCapitalism. In: Haferkamp/Smelser (éd.) 1992, 237-255
Beyrau, Dietrich, 1991: Die russische Intelligenz in der sowjetischen Gesellschaft. In:
Geyer (éd.) 1991: 188-209
_ , 1987: Critiques du "totalitarisme". In: Ory Pascal (éd.) 1987: Nouvelle histoire
des idées politiques. Paris: Hachette, 566-574
Boeckh, Andreas, 1985: Dependencia und kapitalistisches Weltsystem, oder: Die Gren-
zen globaler Entwicklungstheorien. Politische Vierteljahresschrift 26, Son-
derheft 16, 56-74
Boettke, Peter J., 1993: Why Perestroïka failed. The Politics and Economies of Socialist
Transformation. London/New York: Routledge
Breslauer, George W., 1991: Evaluating Gorbachev as Leader. In: Hewett / Winston
1991: 390-430
Brown, Archie, 1988: Comment Gorbatchev a pris le pouvoir, 1978-1988. Pouvoirs 45,
17-30
_ _, 1989: Political Change in the Soviet Union. World Policy Journal 6, 469-500
___, (éd.) 1989: Political Leadership in the Soviet Union. Oxford: Maqnillan
l3runner, Georg (éd.), 1993: Ungani (lufdem Weg der Demokratie. Von der Wende bis
zur Gegenwart. Bonn: Bouvier
Brzezinski, Zbigniew, 1990: The Grand Failure. The Birth and Dçath ofCommunism in
the Twentieth Century. New York: Macmillan (Collier Books)
Bude, H;einz, 1993: Das Ende einer tragischen Gesellschaft. In: Jo(ls, Hans/ M. Kohli
(éd) 1993: 267-281
Cambridge Encyclopedia ofRussia at1d the former Soviet Union, The, 1994, édité par
Archie Brown/M.Kaser/G.S. Smith. Cambridge: Cambridge University
Press
Chentalinski, Vitali, 1993: La parole rçssuscitée. Dans Ie!i archives littéraires du KGB.
Paris: Robert Laffont
Chirat, Daniel, 1991: What happened in Eastern Europe in 1989? In: Chirat (éd.) 199L
3-32
_ _ (éd.), 1991: The Crisis ofLeninism and the Decline of the Left. The Revolutions
of 1989. Seattle/London: University of Washington Press
Clark, John/Aaron Wildavsky, 1990: The Mora! Collapse of Communjsm. Poland \IS a
cautionary tale. San Franci~co: lnstitute for Contemporary Stt1dies
BIBLIOGRAPHIE 391
Collins, Randall/David Walter, 1993: Der Zusammenbruch von Staaten und die Revo-
lutionen im sowjetischen Block: Welche Theorien machten zutreffende
Voraussagen? In: Joas/Kohli 1993: 302-325
Connor; Walter D., 1988: Socialism's Dilemmas: State and Society in the Soviet Bloc.
New York: Columbia University Press
Cox, Terry, 1992: Society and Culture. In: konn (éd.) 1992: 51-71
Crouch, Martin; 1989: Gorbachev and Soviet Politics. New York/London: Philip Allan
bahrendorf, Ralf, 1990: Reflections on the Revolution in Europe, London: Chatto &
Windi.!s
Dalos, Gyôrgy, 1986: Archipel Gulasch. Die Entstehung der demokratischen Oppositi-
on in Ungarn. Bremen: Edition Temmen
____, 1991: Ungarn - Yom Roten Stern zur Stephanskrone. Frankfurt: Suhrkamp
Dammann, Klaus/Dieter Grunow/Klaus P. Japp (éd.), 1994: Die Verwaltung des poli-
tischen Systems. Opladen: Westdeutscher Verlag
Damus, Martin, 1991: Malerei in der DDR. Funktionen der bildenden Kunst im Realen
Sozialismus. Reinbeck: Rowohlt Taschenbuch Verlag
Daniels, Robert V., 1989: Political Processes and Generational Change. In: Rigby (éd.),
1989: 96-126
Davies, Robert W., 1989: Soviet History in the Gorbachev Revolution. Indianapolis:
Indiana University Press (la traduction allemande parue en 1991 contient
une Se partie: Perestroïka und Geschichte. München: Deutscher Taschen-
buch Verlag)
Davies, S.N.G., 1989: The Capitalism/Socialism Debate in East Asia. Society 26, 29-37
392 BIBLIOGRAPHIE
Delavre, Tina (éd.). 1992: Der Putsch in Moskau. Berichte und Dokumente. Frankfurt:
Insel (Originalausgabe herausgegeben vom Verlag "Text" Moskau)
Deutsch, Karl W., 1954: Cracks in the monolith: Possibilities and patterns of disinte-
gration in totalitarian systems. In: Carl J. Friedrich (éd.), Totalitarianism.
Cambridge: Harvard University Press, 1954: 308-333
Dictionnaire de la Glasnost, 50 idées qui ébranlent le monde, 1989. Dirigé et préfacé par
Youri Afanassiev et Marc Ferro. Paris: Payot/Moscou: Editions Progress
Dieckmann, Friedrich, 1992: Vom Volksstaat. Lenins Realisierung. Merkur 46, 160-165
Dietz, Raimund, 1990: The Reform of Soviet Socialism as a Search for Systemic Ra-
tionality: a Systems Theoretical View
Di Palma, Giuseppe, 1991: Legitimation from the Top ta Civil Society. Politico-
Cultural Change in Eastern Europe. World Poli tics 44, 49-79
Duncan, Peter J. S., 1992: The rebirth of poli tes in Russia. In: Hosking, Aves, Duncan
(éd.), 1992: 67-120
Eberstadt, Nicholas, 1993: Mortality and the Fate of Communist States. Communist
Economies & Economie Transformation 5, 499-518
Ebbighausen Rolf/S. Neckel (éd.), 1989: Anatomie des politischen Skandals. Frankfurt:
Suhrkamp.
Edelmann, Murray, 1977: Political Language. Words That Succeed and Policies That
Fail. New York: Academic Press
~ 1991: Pièces et règles du jeu poltique (titre original: Constructing the Political
Spectacle, University of Chicago) Paris: Seuil
Eder, Klaus, 1992, Contradictions and Social Evolution: A Theory of the Social Evolu-
tion ofModernity. In: Haferkamp Hans/N.J. Smelser (eds.) 1992: 320-349
Eisenstadt, Shmuel Noah, 1964: Social Change, Differentiation and Evolution. Ameri-
can Sociological Review. 29, 375-386
~ 1973: Tradition, Change and Modernity. Reprint 1983 (Malabar, FI: Robert E.
Krieger) Previously published: New York, John Wiley & Sons
BIBLIOGRAPIDE 393
_____, 1987b: Socialism and Tradition. In: Eisenstadt, S.N., European Civilization in a
Comparative Perspective, Oslo: Norwegian University Press (Oxford Uni-
versity Press), 75-94
_____, 1992b: The Breakdown of Communist Regimes and the Vicissitudes of Moder-
nity. Daedalus, vo. 121, no. 2, 21-42
Ellman, Michael, 1991: A Note on the Number of 1933 Famine Victims. Soviet Studies
43, 375-379
Engler, Wolfgang, 1992: Die zivilisatorische Lücke. Versuche über den Staatssozialis-
mus. Frankfort: Suhrkamp
Este!, Bemd/Tilman Mayer (éd.), 1994: Das Prinzip Nation in modemen Gesel!schaften.
Opladen: Westdeutscher Verlag
L'état de toutes les Russies. Les Etats et les nations de l'ex-URSS, 1993, sous la direc-
tion de Marc Ferro avec la collaboration de Marie-Hélène Mandrillon. Paris:
La Découverte
Fejtëi, François, 1992: La fin des démocraties populaires. Les chemins du post-
communisme. Paris: Seuil
~ 1991: Der zerstëirte Traum. Yom Ende des utopischen Zeitalters. Berlin: Siedler
Feshbach, Murray, 1991: Social Change in the USSR under Gorbachev: Population,
Halth and Environmental Issues. In: Balzer (éd.), 1991: 49 - 60
Fleron, Frederic J./E.P. Hoffmann (éd.), 1993: Post-communist Studies and Political
Science. Methodology and Empirical Theory in Sovietology. Boul-
der/Oxford: Westview Press
394 BIBLIOGRAPHIE
Fukuyama, Francis, 1992: La fin de l'histoire et le dernier homme (titre original: "The
end ofhistory and the last man") Paris: Flammarion
_ _ , 1989b: The French Revolution Revisited. In: Government and Opposition 23,
64-282
_ _ , 1992: La ruine et les restes (réponse à Youri Roubinsky) Le Débat 69, 191-192
_ _, 1995: Le passé d'une i.llusion. Essai sur l'idée communiste au 20e siècle. Paris:
Robert Laffont/Calmann-Lévy
Gellner, Ernest, 1991: Islam and Marxism: some comparisons. International Affairs 67:
1-6
_ _ , 1994: Conditions of Liberty. Civil Society and its Rivals. Harmondsworth: Pen-
guin Books (1996) (trad. allemande: Bedingungen der Freiheit. Stuttgart:
Klett-Cotta, 1995)
Geyer, Dietrich (éd.), 1991: Die Umwertung der sowjetischen Geschichte. Gottingen:
Vandenhoeck und Ruprecht (Geschichte und Gesellschaft/Sonderheft)
___, (éd.), 1991: Nationale und kulturelle Identitat. Studien zur Entwicklung des
kollektiven Bewusstseins in der Neuzeit. Frankfurt: Suhrkamp
Gilbert, Martin, 1993: Atlas ofRussian History. New York: Oxford University Press
Glatzer, Wolfgang, (éd.), 1991: 25. Deutscher Soziologentag 1990. Die Modemisierung
modemer Gesellschaften. Sektionen, Arbeits- und Ad hoc-Gruppen,
Ausschuss für Lehre. Opladen: Westdeutscher Verlag
Goldstone, Jack A., Revolution and Rebellion in the Early Modem World. Berkeley:
University of Califomia Press
_ _ /Ted Robert Gurr/Farrokh Moshiri (éd.), 1991: Revolutions of the Late Twenti-
eth Century. Boulder: Westview Press
Golomstqck, Igor, 1990: Totalitarian Art in the Soviet Union, the Third Reich, Fascist
Italy and the People's Republic of China. London: Collins Harvill
Gooding, John, 1991: The XXVIII Congress of the CPSU in Perspective. Soviet Studies
42, 237-253
Gorbatchev, Michaïl (Gorbachev, Mikhail), 1991: The August Coup. The Truth and the
Lessons. London: Harper Collins
Goscilo, Helena, 1990: Introduction. A Nation in Search of its Authors. In: Goscilo,
Helena/Byron Lindsey (eds.) 1990: XV-XLV
___, 1991: Alternative Prose and Glasnost Literature. In: Balzer (éd.) 1991: 119-137
(publié aussi et dans une version légèrement modifiée comme partie de
l'introduction in Goscilo/Byron (eds.) 1990: XXXI-XLV
Grémion, Pierre/Pierre Hassner (éd.), 1990: Vents d'est. Vers l'Europe des Etats de
droit? Paris: Presses universitaires de France
Grobe-Hagel, Karl, 1992: Russlands Dritte Welt. Nationalitiitenkonflikte und <las Ende
der Sowjetunion. Frankfurt: ISP Verlag
Grays, Boris, 1988: Gesamtkunstwerk Stalin. Die gespaltene Kultur in der Sowjetunion.
München: Hanser
396 BIBLIOGRAPHIE
~
1992: Petersburg/Petrograd/Leningrad. Eine Stadt und ihre Namen. In: Lange
1992: 291-301
Gudkow, Lew, 1991: Die Dammerung der Freiheit. Kursbuch 103, 51-68
Guery, Alain, 1989: Révolution - un concept et son destin. Le Débat 57, 106-128
Gumbrecht, Hans Ulrich, 1978: Modem, Modernitiit, Moderne. In: Brunner, Otto,
W.Conze, R. Koselleck (éd.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches
Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland. Tome 4, Stuttgart:
Klett-Cotta, 93-131
Haferkamp, Hans/M. Schmid (éd.), 1987: Sinn, Kommunikation und soziale Differen-
zierung. Beitriige zu Luhmanns Theorie sozialer Systeme. Frankfurt: Suhr-
kamp
Hammer, Darrell P., 1990: The USSR. The Politics of Oligarchy. Oxford: Westview
Pess
~ 1990b: Chronique d'une guerre tribale. In: Documents Observateur no. 9: Est -
Le nouveau pouvoir, 78-87
Hanson, Stephen E., 1991: Gorbachev: The Last True Leninist Believer? ln: Chirat (éd.)
1991: 22-59
Haraszti, Miklos, 1989: The Velvet Prison. Artists under State Socialism. London: Pen-
guin (éd. originale: L'Artiste d'Etat, Fayard, 1983)
Hassner, Pierre, 1984: Le totalitarisme vu de l'Ouest. In: Hermet (éd.) 1984: 15-37
Haupt, Volker, 1990: Zwischen Stasimorphie und Entfesselung. Die Sowjetunion auf
dem Weg in die ausdifferenzierte Gesellschaft. Kommune 4, 40-45
~ 1992: Die unvollendete Revolution. Ein Gespriich mit Adam Michnik. Transit 4:
7-27
BIBLIOGRAPHIE 397
Helbling, Hanno (éd.) 1990: Die Grosse Revolution. 1789 und die Folgen. Zürich: Neue
Zürcher Zeitung
Relier, Agnes/Ferenc Feher, 1990: From Yalta to Glasnost. The dismanteling of Stalin 's
empire. Oxford
Hermet, Guy, 1984: Passé et présent: des régimes fasciste et nazi au système commu-
niste. In: Hermet (éd), 1984: 133-158
_ _, 1991: Les pays d'où l'on vient. Papier présenté lors du colloque international sur
les défis démocratiques de l'Amérique latine aux pays de l'Est, Université
de Lausanne 26.4.91
____, 1992: Les désenchantements de la liberté. La sortie des dictatures dans les an-
nées 90
Hill, Ronald J., 1991: The CPSU: From Monolith to Pluralist? Soviet Studies 43, 217-
235
Hirschman, Albert O., 1993: Exit, Voice, and the Fate of the German Democratic Re-
public. An Essay in Conceptual History. World Politics 45, 173-202
Hobsbawm, E. J., 1962: The Age ofRevolution. Europe 1789-1848. London: Abacus
(1992) (trad. française: L'Ere des révolutions. Paris: Fayard, 1969)
_ , 1990: Nations and Nationalism since 1780. Programme, myth, reality. Cam-
bridge: Cambridge University Press
_ , 1994: Age ofExtremes. The Short Twentieth Century 1914-1991. London: Mi-
chael Joseph
Hochschild, Adam, 1994: The Unquiet Ghost. Russians remember Stalin. New
York/London: Penguin Books
Holmes, Leslie, 1993: The End of Communist Power. Anti-Corruption Campaigns and
Legitimation Crisis. Oxford: Polity Press
Hondrich, Karl Otto, 1987: Die andere Seite sozialer Differenzierung. In: Haferkamp,
Hans/M. Schmid (éd.), 1987: 275-306
Hasch, Edgar, 1996: Geschichte Russlands. Vom Kiever Reich bis zum Zerfall des
Sowjetimperiums. Stuttgart: Kohlhammer
Hosking, Geoffrey A., Jonathan Aves and Peter J.S. Duncan, 1992: Triumph and fore-
boding. In: Hosking, Geoffrey A., Jonathan Aves and Peter J.S. Duncan
(éd.), 1992: 202-212
Hough, Jerry F., 1991: Lessons for Western Theories of International Security and
Foregin Relations. In: Balzer (éd.) 1991: 181-199
Hudelson, Richard H., 1993: The Rise and Fall of Communism. Boulder: Westview
Press
Hutchings, Robert L, 1989: "Leadership Drift" in the Communist Systems of the Soviet
Union and Eastern Europe. Studies in Comparative Communism 22, 5-9
BIBLIOGRAPHIE 399
Janos, Andrew C., 1986: Politics and Paradigms: Changing theories of Change in Social
Science, Stanford: Stanford University Press
Jesse, Eckhard, 1994: War die DDR totalitiir? Aus Politik und Zeitgeschichte. Beilage
zur Wochenzeitung Das Parlament B40, 12-23
Joas, Hans/M. Kohli (éd.), 1993: Der Zusammenbruch der DDR. Frankfort: Suhrkamp
Jowitt, Ken, 1991 : The Leninist Extinction. In: Chi rot Daniel (éd.) 1991: The Crisis of
Leninism and the decline of the Left. The Revolutions of 1989. Seat-
tle/London: University of Washington Press, 74-99 (aussi in: Jowitt 1992b:
249-283)
Kaminski, Antoni Z., 1989: Coercion, Corruption, and Reform: State and Society in the
Soviet-type Socialist Regime. Journal ofTheoretical Politics 1, 77-102
Karklin~, Rasma, 1994: Explaining Regime Change in the Soviet Union. Europe-Asia
Studies 46, 29-45
Kende, Pierre, 1990: La bande des quatre. In: Documents Observateur no. 9: Est - Le
nouveau pouvoir, 64-70
Kennedy, Paul, 1987: The Rise and Fall of the Great Powers. New York: Random
House
_ , 1993: Preparing for the Twentyfirst Century. New York: Random House
Kieman, Brendan, 1993: The End of Soviet Politics. Elections, Legislatures, and the
Demise of the Communist Party. Boulder/Oxford: Westview Press
Kljamkin, Igor, 1990: Der Uebergang vom Totalitarismus zur Demokratie in der
UdSSR. Osteuropa 40, 479-494
_ , 1991: Der sowjetische Weg zu Markt und Demokratie. Aus Politik und Zeitge-
schichte. Beilage zur Wochenzeitung Das Parlament. B52-53, 3-15
400 BIBLIOGRAPHIE
Koenen, Gerd, 1991: Die grossen Gesiinge. Lenin, Stalin, Mao Tse-tung. Führerkulte
und Heldenmythen des 20. Jahrhunderts. Frankfort: Eichborn
Kretzschmar, Dirk/Antje Leetz (éd.), 1991: Ogonjok. Ein Querschnitt aus dem Pere-
stroka-Magazin. Reinbek: Rowohlt (Articles originaux parus in Ogonjok,
Moscou, 1987-1991)
Kurz, Robert, 1991: Der Kollaps der Modernisierung. Yom Zusammenbruch des
Kasernensozialismus zur Krise der Weltéikonomie. Frankfort: Eichborn
_ _, 1990: Renaissance de la démocratie? Pouvoirs 52: 5-22 (reproduit aussi in: Le-
fort 1992: 362-382; traduction anglaise "Renaissance ofDemocracy?"
Praxis International 10, 1-13)
Leonhard, Wolfgang, 1975: Am Vorabend einer neuen Revolution? Die Zukunft des
Sowjetkommunismus. München: Bertelsmann
Lewin, Moshe, 1987: La formation du système soviétique. Paris: Gallimard (éd. origi-
nale: The Making of the Soviet System, 1985, New York: Pantheon Books)
__) 1995: La Russie entre réformes et marginalisation. In: Garros (éd.) 1995: 261-
274
Li, Hanlin, 1991: Die Grundstruktur der chinesischen Gesellschaft. Opladen: Westdeut-
scher Verlag
Lindblom, Charles, 1977: Politics and Markets. The World's Political-Economic Sy-
stems. New York: Basic Books
Linder, Willy, 1989: Zur Frage der Irreversibilitiit der Reformbewegungen, Grundposi-
tionen der Reformpolitik, in Sven Bradke (éd.): Wirtschaftsreformen in Ost-
europa, Grüsch: Rüegger. 1989: 34-69
Léitsch, Manfred, 1993: Der Sozialismus - eine Stiinde- oder eine Klassengesellschaft?
In: Joas/Kohli (éd.) 1993: 115-124
~ 1990b: Philosphie. Eine Kolumne. Sind die Toten des totalitaren Massenterrors
der Herrschaft "konventioneller Moral" zum Opfer gefallen? Merkur 44,
492-496
Ludlam, Janine, 1991: Reform and the Redefiniton of the Social Contract under Gor-
bachev. World Politics 43, 284-312
~ 1970b: Soziologie des politischen Systems ( 1967). In: Luhmann 1970a: 154-177
(traduction anglaise in: Luhmann 1982b: 138-165)
___, 1981c: Gesellschaftliche Grundlagen der Macht: Steigerung und Verteilung. In:
Luhmann 1987b: 117-125 (traduction anglaise in Luhmann 1990a: 155-
165)
___, 1982a: The Differentiation of Society. New York: Columbia University Press
___, 1982b: The World Society as a Social System. In: Luhmann, Niklas, Essays on
Self-Reference. New York: Columbia University Press. 1990: 175-190
__, 1982c: Territorial Borders as System Boundaries. In: Strassoldo R./G. Delli
Zotti (éd.), 1982: Cooperation and Conflict in Border Areas, Milan: Franco
Angeli, 235-244
___, 1984a: Soziale Systeme: Grundriss einer allgemeinen Theorie. Frankfort: Su-
hrkamp (traduction anglaise: Social Systems. Stanford: Stanford University
Press, 1995)
___, 1984b: The Self-Description of Society: Crisis Fashion and Sociological The-
ory. In: Tiryakian 1984: The Global Crisis. Sociological Analyses and Re-
sponses. Leiden: Brill, 59-72
___, 1985a: Zum Begriff der sozialen Klasse. In: Luhmann (éd.), 1985: 119-162
___, 1985c: Das Problem der Epochenbildung und die Evolutionstheorie. In: Gum-
brecht H.-U./U.Link-Heer (éd.), 1985: Epochenschwellen und Epochen-
strukturen im Diskurs der Literatur- und Sprachhistorie. Frankfort:
Suhrkamp, 11-33
___, 1986a: Kapital und Arbeit: Probleme einer Unterscheidung. In: J.Berger (éd.)
1985: Die Moderne: Kontinujtiiten und Ziisuren, Soziale Welt, Sonderband
4, Gottingen
_ _, 1986b: Oekologische Kommunikation: Kann die moderne Gesellschaft sich auf
okologische Geführdungen einstellen? Opladen Westdeutscher Verlag
(traduction anglaise: Ecological communication. Can modem Society adapt
itself to the Exposure to Ecological Dangers? Cambridge: Polity Press,
1989)
___, 1987a: The Representation of Society within Society. In: Current Sociology 53,
102-108 (publié aussi in: Luhmann 1990a: 11-20)
~ 1987d: Archimedes und wir - Interviews. Hrsg. von D.Baecker und G. Stanit-
zeck. Berlin: Merve
_ _, 1987e: Die Differenzierung von Politik und Wirtschaft und ihre gesellschaftli-
chen Grundlagen. In: Luhmann 1987b: 32-48
_ _, 1988a: Was ist Kommunikation? In: Simon, Fritz B. (éd.), Lebende Systeme.
Wirklichkeitskonstruktionen in der systemischen Therapie. Berlin: Springer
Verlag, 10-18
~
1989d: Politische Steuerung: Ein Diskussionsbeitrag. Politische Vierteljahres-
schrift 30, 4-9
_ _, 1990d: The Paradox of System Differentiation and the Evolution of Society, in:
Jeffrey C. Alexander/ P.Colomy (éd.) 1990: Differentiation Theory and So-
cial Change
~ 1990e: General Theory and American Sociology. In: H.J.Gans (éd.) 1990: Soci-
ology in America, Newbury Park Cal., 253-264
- " ' 1994b: An Interview with Niklas Luhmann, réalisé par David Sciulli. Theory,
Culture & Society 11, 37-68
- " ' 1994c: Politicians, Honesty and the Higher Amorality of Politics. Theory, Cul-
ture & Society 11, 25-36
- " ' 1994d: Europa ais Problem der Weltgesellschaft. Berliner Debatte 2, 3-7
1994e: Die Gesellschaft und ihre Organisationen. In: Derlien H.-U./ U. Ger-·
hardt/F. Scharpf (éd.) 1994: Systemrationalitiit und Partialinteressen: Fest-
schrift für Renate Mayntz.. Baden-Baden: Nomos. 189-200
- " ' 1995b: Globalization or World Society: How to Conceive of Modem Society?
(manuscrit non publié)
_ _ (éd.), 1985: Soziale Differenzierung: Zur Geschichte einer Idee, Opladen: West-
deutscher Verlag
Luke, Tim, 1989: The other 'Global Warming': The Impact of Perestroika on the US.
Telos 81, 30-40
- " ' 1990: Postcommunism in the USSR: The McGulag Archipelago. Telos 84, 33-
42
Lull, James, 1991: China tumed on. Television, Reform and Resistance. London: Rout-
ledge
- " ' 1992b: From Under the Rubble, What? Problems of Communism, January -
April 92, 89-107
Mann, Michael, 1984: The autonomous power of the state: its origins, mechanisms and
results. Archives européennes de sociologie 25, 185-213
Margolina, Sonja, 1994: Russland: Die nichtzivile Gesellschaft. Reinbek bei Hamburg:
Rowohlt
Marsh, Rosalind, 1993: The Death of Soviet Literature: Can Russian Literature Sur-
vive? Europe-Asia Studies 45, 115-139
Mason, David S., 1992: Revolution in East-Central Europe. The Rise and Fall of Com-
munism and the Cold War. Oxford: Westview Press
Mau, Vladimir, 1995: Perestroïka: Theoretical and Political Problems ofEconomic Re-
forms in the USSR. Europe-Asia Studies 47, 387-411
McAuley, Mary, 1991: Soviet Politics 1917-1991. Oxford: Oxford University Press
Medvedev, Zhores, 1991: Chernobyl: A Catalyst for Change. In: Hewett/Winston (éd.)
1991a: 19-30
Meier, Artur, 1990: Abschied von der sozialistischen Stiindegesellschaft. Aus Politik
und Zeitgeschichte. B 16-17, 3-14
Meier, Reinhard und Kathrin, 1980: Sowjetrealitat der siebziger Jahre. Zürich: Verlag
Neue Zürcher Zeitung
Mendras, Marie, 1988a: Discours et message politique. In: Pouvoirs 45, 5-16
___, 1988b: L'URSS et son autre. Archives européens sociologiques 29, 229-257
___, 1989: La fin du protectionnisme politique. In: Le Débat no. 56: 85-96
___, 1965: The Soviet Political System: An Interpretation. New York: Random
House
Meyer, Martin/G.Kohler (éd.), 1994: Die Folgen von 1989. München: Hanser
Migairou, Laurent, 1993: Campagnes perdues, villes impossibles, in: Quelle Russie?
Autrement- Série monde - H.S. 67-68, 112-122
Mohr, Hans, 1992: Naturwissenschaft und Ideologie. Aus Politik und Zeitgeschichte.
Beilage zur Wochenzeitung Das Parlament. Bl5, 10-18
___, 1996: Wohin treibt Russland? Eine Grossmacht zwischen Anarchie und Demok-
ratie. München: Beck
___, 1954: Terror and Progress, USSR. Cambridge: Harvard University Press
___, 1966: Social Origins ofDictatorship and Democracy. Boston: Beacon Press
___, 1978: Injustice. The Social Bases of Obedience and Revoit. New York: Sharpe
_ _, 1987: Authority and Inequa!ity under Capitalism and Socialism. Oxford: Oxford
University Press
Motyl, Alexander, 1989: Reassessing the Soviet crisis: big problems, muddling through,
business as usual. Political Science quarterly 104, 269-280
_ , 1992: Concepts and Skocpol: Ambiguity and Vagueness in the Study of Revo-
lution. Journal ofTheoretical Politics 4, 93-112
_ _ (éd.), 1992: The Post-Soviet Nations: Perspectives on the Demise of the USSR.
Cplumbia University Press, New York
Mouzelis, Nicos, 1993: Evolution and Democracy: Talcott Parsons and the Collapse of
Eastern European Regimes. Theory, Culture & Society 10, 145-151
Münch, Richard, 1992: Die Dialektik der globalen Kommunikation. In: Reimann (éd.),
1992: 30-43
Murphy, Peter, 1989: Between Romanticism and Republicanism: The Political Theory
of Claude Lefort. Thesis Eleven 23, 131-142
Murray, John, 1994: The Russian Press from Bezhnev to Yeltsin. Behind the Paper
Curtain. Hants: Edward Elgar
Neckel, Sighard, 1989a: Das Stellholzchen der Macht. Zur Soziologie des politischen
Skandals. In: Ebbighausen Rolf/S. Neckel (éd.), 1989: 55-82
Nolte, Ernst, 1991: Geschichtsdenken im 20. Jahrhundert. Von Max Weber bis Hans
Jonas. Frankfort: Propylaen
_ , 1990b: How many Victims in the 1930s? Soviet Studies 42, 369-373
BIBLIOGRAPHIE 409
Offe, Claus, 1991: Das Dilemma der Gleichzeitigkeit. Demokratisierung und Marktwirt-
schaft in Osteuropa. Merkur 505, 279-292 (publié maintenant in Offe 1994:
57-80)
___, 1993b: Wohlstand, Nation, Republik. Aspekte des deutschen Sonderweges vom
Sozialismus zum Kapitalismus. In: Joas/Kohli (éd.) 1993: 282-301
___, 1994: Das Licht am Ende des Tunnels. Erkundungen der politischen Transfor-
mation im Neuen Osten. Frankfurt: Campus
Ogonjok. Ein Querschnitt aus dem Perestroika-Magazin. Ed. par Dirk Kretzschmar, et
Antje Leetz, 1991. Reinbek: Rowohlt (Articles originaux parus in Ogonjok,
Moscou, 1987-1991)
Oplatka, Andreas, 1990: Der eiseme Vorhang reisst. Ungam ais Wegbereiter. Zürich:
NZZ Verlag
Opp, Karl-Dieter, 1993: DDR '89. Zu den Ursachen einer spontanen Revolution. In:
Joas/Kohli 1993: 194-221
_ _, 1973: Le système des sociétés modernes. Paris: Dunod (titre original: The sys-
tem of modem societies, 1971, Prentice Hall, Englewood Cliffs)
Pellicani, Luciano, 1990: Preconditions for Soviet economic Development. Telos 84, 43
-57
Pipes, Richard, 1990: The Russian Revolution, 1899-1919. London: Fontana Press
(Première éd. New York: Knopf)
___, 1995: Drei Fragen der Russischen Revolution. Vienne: Passagen Verlag
Pittman, Riitta H., 1992: Writers and Politics in the Gorbachev Era. Soviet Studies 44,
665-685
410 BIBLIOGRAPHIE
Poggi, Gianfranco, 1978: The Development of the Modern State. London: Hutchinson
___J 1990: The State: Its Nature, Development and Prospects. Oxford: Polity Press
Pokol, Béla, 1990a: Komplexe Gesellschaft. Eine der moglichen Luhmannschen Soz-
iologien. Bochum: Universitiitsverlag Brockmeyer (Mobilitiit und Normen-
wandel Bd. 8)
___J 1993a: Der Umbruch in der DDR - eine protestantische Revolution? Der Beitrag
der evangelischen Kirchen und der politisch alternativen Gruppen zur Wen-
de 1989. In: Rendtorff(éd.), 1993: 41-71
__, 1993b: Religion und gesellschaftlicher Wandel. Zur Rolle der evangelischen
Kirche im Prozess des gesellschaftlichen Umbruchs in der DDR. In: Joas,
Hans/M. Kohli (éd.) 1993: 246-266
Portisch, Hugo, 1991: Hort die Signale. Vienne: Krymaur & Scheriau
Pryce-Jones, David, 1995: The War that never was. The Fall of the Soviet Empire 1985-
1991, London: Weidenfeld and Nicolson
Przeworski, Adam, 1991: Democracy and the market. Political and economic reforms in
Eastern Europe and Latin America. Cambridge: Cambridge University Press
Radvanyi, Jean, 1996: La nouvelle Russie. L'après 1991: un nouveau "temps des trou-
bles". Géographie économique, régions et nations, géopolitique. Paris: Mas-
son
BIBLIOGRAPHIE 411
Rashid, Ahmed, 1994: The Resurgence of Central Asia. Islam or Nationalism? London:
Zed Books
Rehder, Peter (éd.), 1993: Das neue Osteuropa von A - Z. Staaten, Volker, Minderhei-
ten, Religionen, Kulturen, Sprachen, Literaturen, Geschichte, Politik, Wirt-
schaft, Neue Entwicklungen in Ost- und Südosteuropa. (2e éd. améliorée)
München: Droemer Knaur
Reijen, Willem van, 1992: Das Politische - eine Leerstelle. Zur politischcn Philosophie
îri Frankreich. Transit 5, 109-122
Reimann, Horst (éd.), 1992: Transkulturelle Kommunikation und Weltgesellschaft. Zur
Theorie und Pragmatik globaler Interaktion. Opladen: Westdeutscher Verlag
Remington, Thomas F., 1992: Reform, Revolution, and Regime Transition. In: Rozman
(éd.) 1992: 121-151
Rendtorff, Trutz (éd.), 1993: Protestantische Revolution? Kirche und Theologie in der
DDR. Vandenhoeck & Ruprecht, Gëittingen
Riasanovski, Nicholas V., 1994: Histoire de la Russie. Des origines à 1992. Paris: Rob-
ert Laffont (troisième réimpression et édition complétée, première édition
1987; titre original en anglais: A History of Russia, Oxford University
Press)
Rigby T.H, 1963: Traditional, Market, and organizational societies and the USSR.
World Politics 16, 539-557 (publié maintenant aussi in Rigby 1990: 62-81)
_ , 1989: The Soviet Political Executive, 1917-1986. in: Brown, Archie (éd.), 1989:
Political Leadership in the Soviet Union. Oxford: MacMillan
Robinson, Neil, 1995: Soviet ideological discourse and Perestroïka. European Journal
of Political Research 27, 161-179
Rode!, Ulrich (éd.), 1991 : Autonome Gesellschaft und libertiire Demokratie. Frankfurt:
Suhrkamp
Rostow, W.W., 1963: Les étapes de la croissance économique. Paris: Seuil (titre origi-
nale: The stages of economic growth, Cambridge University Press, 1960)
412 BIBLIOGRAPHIE
Roth, Günther, 1987: Politische Herrschaft und persèinliche Freiheit. Frankfurt: Suhr-
kamp
Roth, Paul, 1991: Glasnost in der Sowjetunion. Aus Politik und Zeitgeschichte, B 16, 3-
13.
Rozman, Gilbert, 1992: Stages in the Reform and Dismantling of Communism in China
and the Soviet Union. In: Rozman (éd.) 1992: 15-58
___, (éd.), 1992: Dismantling Communism. Common Causes and Regional Varia-
tions. Washington, D.C.: The Woodrow Wilson Center Press
Ruble, Blair A., 1991: The Social Dimensions of Perestroyka. In: Hewett/Winston (éd.)
1991a: 91-103.
Rupnik, Jacques, 1984: Le totalitarisme vu de l'Est. In: Hermet (éd.), 1984: 43-74
___, 1995: Le réveil des nationalismes. In: Rupnik, Jacques (éd.), 1995: Le déchire-
ment des nations. Paris: Seuil, 9-40
Rutland, Peter, 1991: Labour Unrest and Movements in 1989 and 1990. In: Hewett,
A.NictorH. Winston (éd.), 1991: 287-325
Rytlewski, Ralf (éd.), 1989: Politik und Gesellschaft in sozialistischen Liindem. Poli-
tische Vierteljahresschrift 30, Sonderheft 20
Scheuch, Erwin K, 1990: Der real verfallende Sozialismus. Merkur 44, 472-482
___, 1991a: Schwierigkeiten der Soziologie mit dem Prozess der Modemitiit. In:
Zapf, Wolfgang (éd.) 1991: Die Modernisierung modemer Gesellschaften.
Verhandlungen des 25. Deutschen Soziologentages in Frankfurt am Main
1990. Frankfurt: Campus, 109-139
_ _, 1991b: Muss Sozialismus misslingen? Asendorf: Mut Verlag
Schlèigel, Karl, 1988: Jenseits des Grossen Oktober. Das Laboratorium der Moderne.
Petersburg 1909-1921, Berlin: Siedler
_ _, 1990: Russische Wegzeichen. Introduction in: Wegzeichen. Zur Krise der russi-
schen Intelligenz. (Essays de N. Berdjaev, S. Bulgakov, M. Gersenzon, A.
Izgoev, B. Kistjakovskij, P. Struve, S. Frank.), Frankfurt: Eichbom Verlag,
5-44
___, 1991a: Das Wunder von Nischnij oder die Rückkehr der Stiidte. Berichte und
Essays. Eichborn Verlag: Frankfurt
__, 1991b: Das "andere Russland". Zur Wiederentdeckung der Emigrationsge-
schichte in der Sowjetunion. In: Geyer (éd.) 1991: 23 8-256
BIBLIOGRAPHIE 413
_ _ (éd.), 1994: Der grosse Exodus. Die russische Emigration und ihre Zentren 1917
bis 1941. München: Beck
Schmidt, Siegfried J., 1994: Kognitive Autonomie und soziale Orientierung. Frankfurt:
Suhrkamp
Shoup, Paul, 1989: Leadership Drift in the Soviet Union and Yugoslavia. Studies in
Comparative Communism 22, 43-55
Simon, Gerhard, 1990: Der Umbruch des politischen Systems in der Sowjetunion. Aus
Politik und Zeitgeschichte, Bl9-20, 1990, 3-15
_____, 1992: Die Osteuropaforschung, das Ende der Sowjetunion und die neuen Natio-
nalstaaten. Aus Politik und Zeitgeschichte, B52-53, 1992, 32-38
_ _, und Nadja Simon, 1993: Verfall und Untergang des sowjetischen Imperiums.
München: Deutscher Taschenbuch Verlag
Siniavski, André, 1988: La civilisation soviétique. Paris: Albin Michel (traduction alle-
mande: Sinjawskij Andrej, 1989: Der Traum vom neuen Menschen oder die
Sowjetzivilisation. Frankfurt: Fischer)
Skidelsky, Robert, 1995: The World after Communism. A Polemic For Our Times.
London: MacMillan
Sloterdijk, Peter, 1993: lm sel ben Boot. Versuch über die Hyperpolitik. Frankfurt:
Suhrkamp
414 BIBLIOGRAPHIE
Smith, Hedrick, 1984: The Russians (revised edition) New York: Ballantine
___, 1990: Durch die Wüste. Die Dilemmas des Uebergangs. Transit 1, 65-78
Sokoloff, Georges, 1993: La puissance pauvre. Une histoire de la Russie de 1815 à nos
jours. Paris: Fayard
Staniszkis, Jadwiga, 1990: Patterns of change in Eastern Europe. East European Politics
and Societies 4, 70-97
___, 1993: Der frühmoderne Staat und die europaische Universitat. Frankfurt: Suhr-
kamp
___, 1994b: Berufsbeamtentum und offentlicher Dienst ais Leitprofession. In: Dam-
mann/Grunow/Japp (éd.), 1994: 207-214 (publié aussi in Stichweh 1994a:
379-392)
___, 1994c: Nation und Weltgesellschaft. In: Estel/Mayer (éd.) 1994: 83-96
Stolting, Erhard, 1990: Eine Weltmacht zerbricht. Nationalitaten und Religionen der
UdSSR. Frankfurt: Eichborn
___, 1991: Die Erosion der Reform und die Wucht der Mentalitaten. Kommune 1,
22-25
Stykov, Petra (Stykow, Petra), 1992: Slawophile und Westler: die unendliche Diskus-
sion. In: Brie/Bohlke 1992: 107-146
Surovell, Jeffrey, 1991: Ligachev and Soviet Politics. Soviet Studies 43, 355-374
BIBLIOGRAPHIE 415
Szporluk, Roman, 1988: Communism & Nationalism. Oxford: Oxford University Press
___, 1992: Probleme der Demokratisierung in Ungam. Aus Politik und Zeitge-
schichte. Beilage zur Wochenzeitung Das Parlament B6, 36-49
Taheri, Amir, 1990: Islam/URSS. La Révolte de l'Islam en URSS. Paris: Tsuru éditions
(titre original: Crescent in a Red Sky. The future oflslam in the Soviet Un-
ion. London: Hutchinson & Co, 1989)
Tarschys, Daniel, 1993: The Success of a Failure: Gorbachev's Alcohol Policy, 1985-
88. Europe-Asia Studies 45, 7-25
Teckenburg, Wolfgang, 1989: Die relative Stabilitiit von Berufs- und Mobilitiitsstruk-
turen. Die UdSSR ais Stiindegesellschaft im Vergleich. Kolner Zeitschrift
für Soziologie und Sozialpsychologie 41, 298~326
Ternon, Yves, 1995: L'Etat criminel. Les génocides au XXe siècle. Paris: Seuil
Tibi, Bassam, 1991: Die Krise des modernen Islam. Eine vorindustrielle Kultur im wis-
senschaftlich-technischen Zeitalter. Erweiterete Ausgabe mit einem Essay:
Islamischer Fundamentalismus ais Antwort auf die doppelte Krise. Franfurt:
Suhrkamp
Tilly, Charles, 1990, Coercion, Capital, and European States, AD 990-1990. Oxford:
Blackwell.
___, 1993: Les Révolutions européennes 1492-1992. Paris: Seuil. (éd. originale: Eu-
ropean Revolutions, 1492-1992, Oxford, Blackwell, trad. allemande: Die
europiiischen Revolutionen. München: Beck'sche Verlagsbuchhandlung)
416 BIBLIOGRAPHIE
Tiryakian, Edward, 1985: The changing centers ofmodemity. In: Cohen, E., M. Lissak,
and U. Almagor (éd.), 1985: Comparative social dynamics: Essays in honor
ofS.N. Eisenstadt. Boulder, Color: Westview Press, 131-47
_ _ (éd.), 1984: The Global Crisis. Sociological Analyses and Responses. Leiden:
Brill
Todd, Emmanuel, 1976: La chute finale. Essai sur la décomposition de la sphère sovié-
tique. Paris: Laffont (Nouvelle édition augmentée, 1990)
Torke, Hans-Joachim, 1993: Historisches Lexikon der Sowjetunion. 1917/22 bis 1991.
München: Beck
Touraine, Alain, 1990: The Idea ofRevolution. Theory, Culture & Society 7, 121-141
Trautmann, Günter, 1989: Sowjetunion im Wandel. Wirtschaft, Politik und Kultur seit
1985. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft
Ulam, Adam B., 1992: The Communists. The Story of Power and lost Illusions 1948-
199 l
Varga, Laszlo, 1991: Geschichte in der Gegenwart - Das Ende der kollektiven Verdran-
gung und der demokratische Umbruch in Ungam. In: Deppe, Rainer/H. Du-
biel/U. Rode! (éd.) 1991: 167-181
Voices of Glasnost. Letters from the Soviet People to Ogonyok Magazine 1987-1990.
Selected and edited by Christopher Cerf and Marina Albee, 1990: London:
Kyle Cathie limited
Walicki, Andrzej, 1995: Marxism and the Leap to the Kingdom ofFreedom. The Rise
and Fall of the Communist Utopia. Stanford: Stanford University Press
Walker, Rachel, 1993: Six years that shook the world. Perestroïka - the impossible
project. Manchester: Manchester University Press
Wallerstein, Immanuel, 1989: The Modem World-System III. The Second Era of Great
Expansion of the Capitalist World-Economy, 1730-1814. London: Aca-
demic Press
Wassmund, Hans, 1993: Die gescheiterte Utopie. Aufstieg und Fall der UdSSR. Mün-
chen: Beck'sche Verlagsbuchhandlung
Wheatcroft, S. G., 1991: More Light on the Scale of Repression and Excess Mortality in
the Soviet Union in the 1930s. Soviet Studies 42, 355-367
White, Stephen, 1991: Gorbachev and after. Cambridge: Cambridge University Press.
(Revised edition of 'Gorbachev in Power')
___, 1992: Govemment and Politics. In: Konn, Tania (éd.) 1992: Soviet Studies
Guide, London: Bowker Saur, 73-91
_ _, 1996: Russia goes dry. Alcohol, State and Society. Cambridge: Cambridge Uni-
versity Press
Wieland, Josef, 1994: Die Wirtschaft der Verwaltung und die Verwaltung der Wirt-
schaft. In: Dammann/Grunow/Japp (éd.), 1994: 65-78
___, 1986: The Tragedy of the State. Prolegomena to a Theory of the State in Poly-
centric Society. Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie 72, 455-467
___, 1987a: Strategien der Intervention in autonome Systeme. in: Baecker et al.(éd.),
1987: 333-361
418 BIBLIOGRAPHIE
Woil, Josephine, 1991: Glasnost: A Cultural Kaleidoscope. In: Balzer (éd.) 1991: 105-
117
Worterbuch der Soziologie, 1989: Ed. par Endruweit, Günter/G. Trommsdorff (Trois
tomes) Stuttgart: Enke /dtv
REMERCIEMENTS ........................................................................................ 15
PRÉSENTATION ............................................................................................ 17
BIBLIOGRAPHIE........................................................................................... 387