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NICOLAS HA YOZ

L'ETREINTE
""'
SOVIET!QUE

DROZ
Comme les dinosaures "1' espece sovietique" a disparu.
L'effondrement de l'URSS etait-il programme? Tout depend
des moyens theoriques employes pour s'approcher du pheno-
mene. Contrairement aux approches evenementielles, une
theorie sociologique systemique et complexe peut mettre en
relief l'impasse inscrite d'emblee dans le projet socialiste. Si
l' on part d' une theorie de la societe moderne basee sur le
concept de la differenciation fonctionnelle, l'analyse de !'expe-
rience sovietique ne peut plus se contenter de partir d'un "face a
face" de systemes de societe opposes (capitalisme contre
socialisme). Elle doit, au contraire, repondre a la question de
savoir comment des systemes politiques regionaux du type
sovietique realisent leurs ambitions totalitaires a la fois avec des
moyens modernes et contre la modernite. Les particularites de
1' experience socialiste se manifestent dans le recours inflation-
niste a 1' organisation, dans des restrictions de communication
considerables et des dedifferenciations sociales (politisation de
tousles domaines sociaux) qui sont a l'origine de !'impasse de
la modernisation socialiste et de l'aveuglement programme du
systeme au niveau du traitement de !'information. Ce sont les
effets desastreux du systeme et les retards de modernisation qui
conduiront, par le biais des reformes so us Gorbatchev, a son
effondrement.

ISBN: 2-600-00187-5
L'étreinte soviétique
Aspects sociologiques
de l'effondrement programmé de l'URSS
TRAVAUX DE DROIT, D'ÉCONOMIE,
DE SCIENCES POLITIQUES,
DE SOCIOLOGIE ET D'ANTHROPOLOGIE

N° 177

DIRIGÉS PAR GIOVANNI BUSINO


L'étreinte
. .~

sov1et1que
Aspects sociologiques
de l'effondrement programmé de l'URSS
Préface de Niklas Luhmann

Publié avec le concours du Fonds national suisse


de la recherche scientifique

LIBRAIRIE DROZ S.A.


11, rue Massot
GENÈVE
1997
Illustration de la jaquette de couverture: Karoly Feleki, Eastern European Discobolos (DR).

ISBN: 2-600-00187-5
ISSN: 0254-2808
© 1997 by Librairie Droz S.A., 11 rue Massot, 1211 Geneva 12 (Switzerland)

Ali rights reserved. No part of this book may be reproduced, translated, stored or
transmitted in any form or by any means, eleètronic, mechanical, photocopying,
recording or otherwise without written permission from the publisher.
Pour mes parents
PRÉFACE

Le traitement de la thématique "Union soviétique" ne figure pas au tableau des


plus glorieuses productions des sciences sociales, que ce soit en sociologie ou
en science politique. L'effondrement de l'Union soviétique a surpris les experts
tout comme les politiciens et l'opinion publique. Plusieurs raisons expliquent
cette absence de prévoyance. L'une d'elles réside dans la notion de domination
totale ou d'Etat total, qui ne laissait place à aucun doute sur la question de la
stabilité. Beaucoup d'intellectuels éprouvaient une sorte de compassion pour
l'affirmation des finalités socio-éthiques, de l'amélioration de la situation des
couches inférieures. Et avant tout, il n'existait aucune théorie de la société qui
aurait pu admettre de s'interroger et de porter un jugement sur les chances de
réalisation des objectifs d'un socialisme opérant au niveau mondial. La notion
de société était ancrée dans des unités territoriales et leur régimes politiques.
Dé nombreux auteurs partagent d'ailleurs toujours cette conception, même s'ils
parlent de "globalisation".
Ainsi, la question des chances de succès du projet socialiste n'avait aucune
base théorique (et par là empirique). Vues les différences de conditions de vie
et de régimes politiques entre le monde occidental, l'URSS et les pays du tiers
monde, on ne pouvait admettre qu'elles fassent partie des diversifications d'une
seule société.L'URSS a été considérée comme une société à part. Sa stabilité et
la réalisation de ses objectifs devaient être jugées sur la base de recherches sur
l'URSS elle-même. De ce fait, on pouvait difficilement imaginer que ce sys-
tème allait se dissoudre tout seul, en vertu de sa propre logique. Les économis-
tes nourrissaient toutefois quelques doutes au sujet de l'avenir de l'économie
planifiée, principalement en raison de ses défauts de rationalité et de sa faible
capacité à saisir les informations et à apprendre. Mais ceci ne signifiait pas né-
cessairement que le système devait s'effondrer.
Depuis l'effondrement de l'URSS, les informations pertinentes sont plus ac-
cessibles. Et nous avons désormais la possibilité de la rétrospective. Or, ces
avantages ne sont, à ce jour, guère utilisés pour expliquer l'effondrement lui-
même. On décrit celui-ci comme triomphe de l'économie de marché, comme
preuve de la supériorité de notre système. Mais ceci ne suffit pas comme expli-
cation sociologique, surtout si l'on continue de penser que l'URSS était une
société à part qui s'est dissoute en de nombreuses sociétés plus petites. Mani-
festement, les raisons de l'impossibilité de pronostiquer l'effondrement conti-
12 PRÉFACE
C

nuent à déployer leurs effets et sont à l'origine d'un manque d'intérêt pour une
explication plausible. Bien sûr, les commentaires (orientés par les sciences so-
ciales) abondent. Cependant, l'effondrement est typiquement présenté comme
un fait. La recherche s'intéresse donc à la situation ainsi engendrée, principa-
lement aux perspectives de la transformation d'une économie qui fut socialiste,
en une économie de marché.
La simple comparaison de l'économie planifiée et de l'économie de marché
est un schéma peu riche. Elle fait abstraction d'un point important et, par là,
d'une variable qui pourrait être pertinente lors des tentatives d'explication.
L'économie de marché est née comme un produit accessoire d'un individua-
lisme juridiquement protégé. Elle n'a jamais été "introduite" par une décision
politique. De ce fait, nous ne disposons pas de test pour savoir si et comment
un système politique pourrait assumer la responsabilité globale d'un ordre éco-
nomique, cette question se posant de la même manière pour l'économie de
marché et pour l'économie planifiée.
C'est dans les années 1950 qu'en URSS la dépendance liée aux relations
extérieures a été considérée comme un fardeau désagréable et temporaire. En-
suite, celles-ci ont de plus en plus été utilisées dans la construction du système.
Manifestement, on partait de l'idée, non dépourvue de plausibilité, que l'argent
et le savoir représentaient des ressources utilisables hors contexte, et qui pour-
raient, au sein du système, accomplir une autre fonction que dans
l'environnement "capitaliste". Mais est-ce que cette supposition, si convain-
cante de prime abord, est justifiée? L'utilisation d'argent et de savoir, de crédits
et d'importations de technologies, n'implique-t-elle pas davantage de dépen-
dances que ce qu'on pourrait croire à première vue? La base sociologique pour
juger de telles questions faisait défaut, au sein des instances de décision du
système soviétique, tout comme parmi les observateurs occidentaux.
Si le manque d'une théorie adéquate de la société est la raison de
l'imprévisibilité mais aussi du phénomène inexpliqué de l'effondrement, le
point de départ pour une nouvelle description doit être cherché ici. Cette des-
cription doit traiter la situation d'avant et la situation d'après l'effondrement
avec la même théorie. Il ne suffit pas de dire qu'avec l'effondrement, les rai-
sons de cet effondrement ont disparu. Il ne s'agirait alors que d'une construc-
tion erronée, quasiment de la défaillance d'ordre technique d'une entreprise
gigantesque au sein d'une économie planifiée. Nicolas Hayoz ne se contente
pas d'une telle solution (ou mieux: dissolution) du problème. Il utilise
l'événement de l'effondrement du rêve socialiste dans le but d'apprendre quel-
que chose sur la société moderne, laquelle ne tolère manifestement pas une telle
macro-tentative de réalisation d'états meilleurs.
Son point de départ est l'observation selon laquelle l'idée de sociétés régio-
nales (et de l'URSS comme l'une d'elles) est dépassée depuis longtemps. La
société moderne est caractérisée par l'autonomie de nombreux systèmes fonc-
tionnels, et ces systèmes ne peuvent plus être attachés à des frontières régiona-
PRÉFACE 13

les. Pour la science, ceci parait évident.- Mais il y a aussi les médias opérant au
niveau mondial. II existe une économie mondiale qui se voit exposée aux fluc-
tuations des marchés financiers internationaux, et qui ne laisse aux unités ré-
gionales - Etats, entreprises ou ménages privés - que la possibilité d'accepter
des "structures dissipatives". De même,ïl y a une politique opérant de plus en
plus au niveau mondial, qui est orientée vers des intérets non-régionaux (par
exemple écologie, droits de l'homme, politique du développement), et qui ne se
sert désonnais des Etats que comme adresses d'exigences de la société mon-
diale concernant les adaptations et les restructurations régionales. Le fait de ces
"globalisations" peut être résumé par la thèse de la différenciation fonctionnelle
de la société mondiale. La différenciation fonctionnelle signifie avant tout
qu'en dépit de nombreuses interdépendances entre les systèmes fonctionnels, il
n'existe aucune instance centrale de pilotage qui pourrait prendre soin de
l'ordre ou s'occuper de toute la panoplie des problèmes engendrés par les sys-
tèmes.
Nicolas Hayoz part du fait qu'il existe une société mondiale, qui doit être
décrite comme un système fonctionnellement différencié et qui se répercute,
par le biais de cette logique de la différenciation fonctionnelle, sur plusieurs
unités régionales, très différentes les unes des autres. De nombreux con-
tre-mouvements s'établissent, que ce soit dans le fondamentalisme religieux, à
travers l'entretien de cultures régionales, ou encore daris les tentatives de grou-
pes ethniques visant à fonner leurs propres Etats. Or, ces contre-mouvements
vivent de la prédominance des structures de la société mondiale et doivent, de
ce fait, compter avec un environnement détenniné par la différenciation fonc-
tionnelle.
Cette société mondiale représente un fait qui ne peut être tenu à distance par
les frontières étatiques ou le contrôle des infonnations. Les médias diffusent
leurs infonnations au niveau mondial et leur réception est difficile à contrôler.
La science fait des progrès auxquels on devrait s'intéresser. Les marchés fman-
ciers internationaux offrent des crédits qui, si on les refusait, feraient dépendre
la planification des investissements de l'épargne, rendant ainsi impossible un
choix rationnel. Finalement, c'est précisément l'URSS qui, dans sa tentative
d'imposer le programme socialiste au niveau mondial, était imbriquée dans la
politique internationale. On y ajoutera le fait que la communication mondiale
ne cesse d'être facilitée techniquement. L'offre des systèmes fonctionnels n'est
pas seulement attractive, elle est, à travers la communication, immédiatement
présente.
Nicolas Hayoz montre de manière convaincante que dans de telles condi-
tions, le programme socialiste de l'URSS ne pouvait être maintenu; 1qu'il per-
dait, en tant qu'idéologie, sa crédibilité; et que finalement, les moyens de
pouvoir centraux du système politique n'étaient plus à même de garantir l'unité
de l'idéologie et du pouvoir. En fin de compte, même à l'extérieur de l'URSS,
on était d'avis que les pauvres ne devaient pas mourir dans la rue et qu'il fallait
14 PRÉFACE

remédier à cette situation. Ceci dit, le problème semble davantage résider dans
une croissance démographique énorme que dans les marges de manoeuvre
qu'un régime spécifique de distribution de biens économiques peut utiliser s'il
ne veut pas entraver l'approvisionnement en capitaux et l'efficience de la pro-
duction.
Nicolas Hayoz utilise cette appréciation pour montrer que sous la pression
d'un tel ordre réalisé au niveau mondial, un isolement régional total n'est plus
possible, même avec les· yeux rivés sur le programme d'une éthique sociale
attrayante. Les autorités politiques du système soviétique ont été entraînées
dans une oscillation entre ouverture et fermeture, perdant ainsi leur crédibilité
dans les deux directions, à l'intérieur comme à l'extérieur. Dans une telle si-
tuation, des facteurs imprévisibles dus au hasard, tels que les agissements
d'individus particuliers, ont amené le système au bord de la dissolution.
La tentative publiée ici peut être évaluée à deux niveaux. D'un côté, on peut
se demander si une théorie de la société est nécessaire pour expliquer
l'effondrement, et si des analyses sur l'inefficience de la bureaucratie ne suffi-
raient pas (mais on ne disposerait alors que de nombreux exemples, qui ne dé-
clenchent pas en eux-mêmes des effets si spectaculaires). D'un autre côté, on
peut poser la question de savoir si le concept choisi ici, celui d'une société
mondiale caractérisée et engendrée par la différenciation fonctionnelle, est
convaincant. La discussion de ce dernier point sera rendue difficile par le fait
que la sociologie n'a actuellement pas beaucoup à offrir quant à une théorie de
la société. Au niveau du langage, on part toujours de sociétés régionales sans
être en mesure de proposer des fondements à leurs conséquences théoriques.
Il vaut d'autant plus la peine de prendre connaissance de manière critique
de cette tentative d'expliquer un phénomène historique concret par une théorie
de la société. Ce qui conduit finalement à se demander non seulement si
l'explication d'un phénomène concret est réussie, mais aussi et surtout à
s'interroger sur une théorie de la société qui promet d'y parvenir.

Niklas LUHMANN
REMERCIEMENTS

Cette étude doit l'essentiel de sa construction conceptuelle à une des théories


sociologiques les plus puissantes et l~s plus stimulantes, la théorie de la société
de Niklas Luhmann. L'observation "constructiviste" du sociologue allemand, à
savoir que nous ne pouvons voir de la réalité que ce que nos propres concepts
permettent de voir, figure comme leitmotiv de cet ouvrage. Je remercie le Pro-
fesseur Niklas Luhmann pour ses conseils précieux, les nombreux entretiens
enrichissants qu'il m'a accordés au cours des dernières années, et de m'avoir
associé à ses séminaires lorsqu'il enseignait encore à l'Université de Bielefeld.
Sa générosité d'esprit est exceptionnelle.
Ce travail n'aurait pas non plus été possible sans l'encadrement, tant scien-
tifique et moral que technique, par les professeurs William Ossipow et Dusan
Sidjanski de l'Université de Genève. Grâce à leur soutien, j'ai pu maintenir le
cap de mon orientation et, à travers plusieurs voyages de recherche, explorer
les réalités complexes de l'Europe de l'Est, notamment de la Russie. Qu'ils en
soient remerciés.
De même, j'adresse mes remerciements au Fonds national suisse de lare-
cherche scientifique et à la Fondation Hans Wilsdorf (Montres Rolex) pour leur
soutien financier.
Je tiens également à exprimer ma reconnaissance au Professeur Hans Peter
Kriesi de l'Université de Genève pour ses encouragements, ses critiques, et
pour tous les débats plus ou moins conflictuels qui, en soulignant les différen-
ces entre l'approche systémique et les théories de l'action, ont enrichi ce tra-
vail.
Je remercie tout particulièrement les professeurs Iouri Afanassiev de
l'Université d'Etat de Moscou, Patrick de Laubier de l'Université de Genève et
Jean-Marie Vincent de l'Université Paris VIII, pour le soutien et la stimulation
intellectuelle qu'ils m'ont offert et dont ce livre a tant bénéficié.
Mes remerciements vont enfin à Giselle von Fadgyas et à Antoine Mach
pour leur précieux travail de correction. ·
PRÉSENTATION

Le doute ~ur la viabilité de l'expérience soviétique accompagne les étapes de la


construction du socialisme. Ce doute n'est pas uniquement présent chez les
observateurs internes exclus du système; il se manifeste aussi parmi tous les
observateurs intellectuels avertis qui, à l'extérieur de l'URSS ou de "retour de
l'URSS'', n'ont pas partagé- l'idéologie triomphaliste du socialisme qui, par le
biais de ses "appellations contrôlées" du langage, a empoisonné pendant plus
de sept décennies les relations sociales dans le pays. Les soviétologues ont
toujours été divisés au sujet de l'évaluation des types de changement possibles
dans la sphère soviétique. L'avenir du système était déjà présent comme antici-
pation d'une décadence, d'une convergence ou encore d'une adaptation du so-
cialisme réel aux impératifs de 1' économie mondiale.
Il est révélateur que c'est le temps arrêté de la stagnation qui connaît une
multiplication de scénarios concernant le destin du "système soviétique".
L'effondrement de 1' URSS devient envisageable, tant à partir de la prise en
compte de l'impasse historique dans laquelle s'est manoeuvré le socialisme
soviétique, que sur toile de fond de l'ampleur des crises accumulées et de
l'ouverture du régime sous Gorbatchev. 1 Les différences dans l'évaluation des
chances de survie du "système" renvoient là aussi à celles concernant sa nature,
donc aux distinctions utilisées dans l'observation des réalités politiques ou éco-
nomiques. Il est intéressant de constater que l'anormalité du "système", ou la
question de savoir dans quelle mesure celui-ci est viable ou non, est appréciée
surtout en fonction de la "proximité" individuelle par rapport à l'URSS, par
rapport à la sémantique socialiste et aux appareils du pouvoir. Cette proximité
implique aussi que les observateurs dissidents, obligés de vivre dans le pays
mais exclus de la participation à la communication publique ou restreints dans
leurs communications artistiques, scientifiques, politiques, etc., trouveront

Voir à ce sujet l'article de Lipset/Bence (1994) sur les anticipations de l'échec du commu-
nisme par certains soviétologues et l'aveuglement plus ou moins volontaire des autres. Voir
pour cette question de la prévisibilité de l'effondrement de l'URSS, par exemple, les
perspectives de Leonhard 1975, Todd 1976, Carrère d'Encausse 1980, Smolar 1984,
Kennedy 1987, Brzezinski 1990, Revel 1992, Collins/Waller 1993, Gellner 1994, Von
Beyme 1994, Malia 1995, Walicki 1995, et, bien sûr, l'ouvrage d'Amalrik au titre
évocateur "L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984?", publié en 1970.
18 PRÉSENTATION

l'obstacle principal à leurs activités professionnelles dans l'existence du


"système". Ils considèrent ce dernier comme invivable et non viable, alors que
les soviétologues de l'extérieur cultivent l'art de l'observation du Kremlin, ces
parties d'échecs que disputent les acteurs du pouvoir.
Les raisons de ces différences dans les descriptions de la voie soviétique ne
sont pas uniquement d'ordre idéologique ou épistémologique, elles concernent
aussi le fait quel' URSS elle-même, le système établi, son autodescription et ses
prétentions nous confrontent à une panoplie de contradictions et de paradoxes.
Que l'on songe, par exemple, à l'articulation du rapport entre éléments moder-
nes et anti-modernes, que le système a conjugué d'une manière si particulière,
ou au rapport entre l'universalisme de la sémantique socialiste et les réalités du
socialisme réel. La littérature a décrit principalement ces rapports en termes de
contradictions croissantes entre formes modernes et formes régressives, entre
discours et réalisation, théorie et pratique, entre visée globale et socialisme réel,
secteurs arriérés et secteurs modernes, ou centre et périphérie.
Dans la perspective d'une théorie systémique de la société moderne, telle
qu'elle est adoptée dans la présente étude, la question de la viabilité des struc-
tures sociales, en l'occurrence des systèmes totalitaires du type soviétique, se
présente comme le problème de la description des formes de différenciation et
de communication imposées et établies par le régime politique d'un pays donné
dans des conditions modernes. Si l'on juge l'expérience du socialisme soviéti-
que à partir du principe de construction de la société moderne, à savoir la diffé-
renciation fonctionnelle, dont le socialisme n'a voulu voir que l'aspect
"capitaliste", on ne peut que conclure que la société organisée ou le "système
soviétique" était une structure artificielle, anormale et incompatible avec les
acquis de la modernité - tels l'autonomie de la politique (Etat), de la science,
de l'économie, du droit ou de l'art-, des acquis que les scientifiques et écri-
vains soviétiques dissidents ont toujours revendiqués. Le cas du socialisme so-
viétique nous met en présence d'une construction artificielle qui ne peut
normaliser ses rapports ni avec les domaines fonctionnels qu'il prétend contrô-
ler, ni avec le reste du monde, interprété au moyen d'une sémantique politique
désuète du 19e siècle. Des auteurs comme Talcott Parsons ou Karl Deutsch ont
déjà mis l'accent, dans les années 1960, sur les structures archaïques du
"système soviétique" et les effets pervers d'une conception organisationnelle de
la société, tout en anticipant la surcharge croissante du système par des problè-
mes de pilotage et une périphérisation du pays, donc l'accumulation de retards
de modernisation dont la prise en compte sera à l'origine des réformes entrepri-
ses sous Gorbatchev.
A partir de là, la présente étude cherche à montrer que les concepts classi-
ques et les descriptions des soviétologues, tels que le totalitarisme, la moderni-
sation de rattrapage, le changement social en URSS (urbanisation,
professionnalisation, couches moyennes etc.), l'effet de démonstration, les at-
tentes de modernisation, la société infonnelle des dissidents, la deuxième éco-
PRÉSENTATION 19

nomie, la deuxième culture, etc., acquièrent une nouvelle pertinence analytique


dans la mesure où ils sont reformulés dans le contexte d'une théorie de la so-
ciété moderne. Et ce sont bel et bien les contraintes de modernisation économi-
ques, politiques et culturelles de la modernité, et surtout de la société de
l'information, qui, à notre avis, permettent de comprendre et d'expliquer un
processus autodynamique qui fait éclater le cadre du "système" à partir des
tentatives de réformes et de la révolution de la communication publique initiées
par Gorbatchev.
Dans ce sens, nous proposons de reformuler les questions classiques du
changement politique et social en URSS en termes de problèmes de compatibi-
lité, de complexité, de différenciation sociale et de communication. Le rapport
entre l'expérience régionale du socialisme soviétique et la société moderne peut
être précisé à partir de l'articulation de trois types de relations et distinctions, à
savoir entre:
• société moderne et solutions politiques régionales,
• organisation et systèmes fonctionnels,
• dynamique de techniques de communication et autodynamique de l'opinion
publique qui conduit à la renaissance du politique, de l'opposition politique,
des acteurs.
La mise en rapport des concepts-clés sous-jacents, soit l'organisation, l'idée
de la différenciation fonctionnelle et la communication, avec la théorie de la
modernisation et une conception néo-wéberienne du changement politique en
URSS, nous permet d'approcher l'expérience soviétique à travers plusieurs ni-
veaux d'analyse. La prise en compte d'une structure politique, de ses transfor-
mations dans le temps, donc dans les contextes de changements de son
environnement national et international, nous conduira à la reformulation de la
fameuse observation de Marx sur les contradictions croissantes entre forces
productives et rapports de production, que nous traduisons comme le conflit
entre "ancien régime" et dynamique sociale, entre forme politique et contenu
économique, entre "système" et pays, et comme décalage entre économie mon-
diale et régime. Ces décalages nous renvoient aux raisons principales de
l'effondrement du socialisme soviétique, aux retards de modernisation accu-
mulés par tous les régimes communistes, à l'inadaptation de leurs réponses aux
problèmes modernes, à leur incapacité de réformer les structures économiques
ou de s'ouvrir politiquement.
La recherche d'une notion opérationnelle du "système soviétique" nous
conduit à la reconstruction des structures centrales du "système soviétique" en
termes de société organisée, que nous analysons dans ses rapports avec ses dif-
férents environnements. Contrairement aux approches sur la bureaucratie, qui
partent de manière générale de l'idée pyramidale du "système soviétique", une
conception basée sur la distinction système / environnement permet de saisir la
complexité des rapports entre différents types de rôles au sein du système et la
multiplicité des rapports d'exclusion/ inclusion que le régime soviétique a réa-
20 PRÉSENTATION

lisés. Cette solution socialiste est aux antipodes des règles d'inclusion caractéri-
sant la société moderne. La société organisée est un système sans politique; elle
est la "société" de membres et non pas de citoyens ou de consommateurs et, de
ce fait, le système d'une politique omniprésente, le contraire d'une politique
constitutionnellement restreinte. Tous les débats sur l'URSS resteront vains tant
qu'on ne fera pas ressortir le caractère totalisant d'une structure de pouvoir qui
a systématiquement éliminé la politique et qui, de ce fait,. a politisé tous les
domaines fonctionnels dans son environnement, avec comme conséquence le
fait que l'obsession d'unité du système crée le conflit, donc la dissension. Ce
sont les dédifférenciations et redifférenciations réalisées en URSS qui permet-
tent de mettre l'accent sur les traits essentiels de la politique dans la société
moderne.
L'observation du phénomène de la société organisée mène à la question de
savoir comment le système arrive à contrôler les domaines fonctionnels sous sa
domination, donc essentiellement l'Etat, l'économie, la science, l'art,
l'éducation, la religion, la santé ou le sport. On peut parler ici d'un rapport
d'exploitation qui sert ce que nous appelons le triomphalisme socialiste. Ce
rapport peut être problématisé à partir de distinctions telles que différencia-
tion/dédifférenciation (par exemple le "brain drain" causé par l'élimination des
élites bourgeoises), inclusion/exclusion, professionnalisation/déprofessionnali-
sation (de métiers), méritocratique/ascriptif. C'est ici que se manifeste le degré
de bouclage du système des élites (nomenklatura), qui a permis d'exclure des
couches hautement professionnalisées de la population et de programmer en
quelque sorte la frustration à grande échelle des attentes de mobilisation et de
modernisation.
Cette perspective fonctionnaliste peut être combinée avec un modèle de
phases que nous présentons comme évolution asynchrone d'un régime qui re-
fuse d'abandonner la voie de la modernisation socialiste et qui se trouve de
plus en plus en décalage, puis en confrontation, avec la dynamique d'une évo-
lution sociale qui engendre rien moins que l'ensemble des acquis de la moder-
nité. Des facteurs de "longue durée" jouent contre le système. Ce sont les
décalages croissants entre les attentes de couches sociales nouvelles exclues du
système et un régime incapable de se réformer, qui doivent être pris en compte
dans l'évaluation de l'ultime phase du système. Celle-ci commence avec les
réformes de Gorbatchev (révolution "par en haut") et aboutit à une révolution
politique "par en bas". Il s'agit ici de retenir les présupposés et les antécédents
des processus de réforme, de la perestroïka et notamment de la révolution dans
la communication publique (glasnost), qui ne représentent que l'ultime phase
d'une normalisation des rapports sociaux.
INTRODUCTION

Approches d'un effondrement

La fin de l'entité URSS a été décrite en termes d'effondrement et de chute: ef-


fondrement d'un empire, d'un système ou d'un modèle de société, d'une idéo-
logie ou encore effondrement d'un régime et d'un Etat totalitaire. Les
métaphores de l'effondrement et de la fin présupposent que la réalité observée
contient la possibilité de disparaître ou de se dissoudre. Un édifice peut
s'effondrer, même s'il est fait pour durer. Il en va de même pour la réalité so-
ciale, ses structures communicatives et, par là aussi pour les constructions sé-
mantiques utilisées pour décrire un système social tel qu'une société, une
organisation, une interaction, ou, en l'occurrence, un système de domination
totalitaire. L'utilisation de la notion d'effondrement impose, de manière géné-
rale, et en particulier dans le cas de l'URSS, la distinction, d'une part, entre le
niveau sémantique des concepts, idées, et donc aussi de l'idéologie dont les
descriptions ne convainquent plus à partir d'un certain moment et, d'autre part,
le niveau opératif des contextes de communication organisés qu'un régime po-
litique particulier a établi à un niveau régional pour présenter la coordination et
le pilotage des activités politiques, économiques, scientifiques, etc., comme
société socialiste.
A partir de là, on se rend compte que la transformation des structures politi-
ques et économiques peut être anticipée et problématisée au sein de l'ancien
régime. De même, la circulation de nouveaux concepts ou d'une nouvelle vi-
sion des choses, par exemple, d'un système politique démocratisé ou de struc-
tures de marché, ne signifie pas nécessairement que les réalités nouvelles
existent ou fonctionnent déjà. Sans une telle distinction, on ne pourrait pas
comprendre les changements post-communistes en URSS ni voir que
l'effondrement du communisme n'exclut pas la survie d'aspects importants des
structures de l'ordre soviétique, que ce soit comme maintien des anciennes or-
ganisations (appareils bureaucratiques de l'Etat et entreprises étatiques),
comme autoreproduction du système d'élite présenté en termes de nomenklatu-
ra ou encore comme mentalités et réflexes habitués aux styles et types de
communication soviétiques. Déjà la presse nous incite quotidiennement à pro-
blématiser cette coexistence d'une sémantique transformée - tout le monde
22 INTRODUCTION

peut et doit désormais parler publiquement de nation, marché et démocratie - et


de structures organisées inertes et inadaptées qui sont personnalisées, donc
identifiées avant tout comme têtes qui ne changent ou ne tombent pas. Et on
peut se demander si parler d'effondrement a un sens dans des conditions nou-
velles où ce qui est considéré comme ancien semble l'emporter sur ce qui est
nouveau. Le problème mentionné du décalage entre le niveau sémantique et la
réalité des contextes sociaux spécifiée par une sémantique donnée, peut aussi
être présenté en termes plus conventionnels, comme déficiences culturelles
dans les domaines fonctionnels, par exemple, comme absence de culture politi-
que, de culture d'entreprise, de culture juridique, etc. Dans ce sens, il s'agit de
savoir comment une sémantique donnée (notions et discours) est vécue et com-
prise dans un contexte de communication. Plus précisément: comment se voit-
elle traitée et traduite professionnellement et techniquement, au sein d'un sys-
tème de connaissances où il s'agit de trouver, pour tous les problèmes qui sur-
gissent, des informations et solutions matériellement et non idéologiquement
correctes ou adéquates.
Dans une autre perspective, l'image de l'effondrement suscite une observa-
tion qui prend son sens du fait que l'ordre socialiste a été considéré comme
étant à l'abri de l'effondrement. Dans la société moderne, l'effondrement ne
peut plus être imaginé comme effondrement de la société ou d'une classe; il
doit, au contraire, être pensé comme possibilité multipliée d'observer des fluc-
tu~tions ou des changements continus, rapides ou subits au sein des ordres par-
tiels de la société, dans lesquels ce qui est résumé en termes d'effondrement ne
peut représenter que des moments d'un changement continu du système. Dans
un monde dynamique et instable, l'événement "effondrement" est une donnée
attendue, prise en compte et traitée dans les domaines où il apparaît comme
problème, par exemple, économique ou politique. Dans ce sens, la métaphore
de l'effondrement est aussi utilisée par les médias pour visualiser l'urgence
d'actions politiques dans tel ou tel autre domaine. Ainsi, quand les médias par-
lent de l'effondrement du système de santé américain, du système d'éducation
français, ils pensent, bien entendu, à une accumulation de problèmes que le
système concerné ne semble pas _pouvoir résoudre comme prévu, et non à
l'arrêt du système, dans le sens, par exemple, que les médecins ne traitent plus
leurs malades ou que les professeurs n'enseignent plus. En règle générale, on
pense aux problèmes financiers et organisationnels auxquels les grandes orga-
nisations sociétales (écoles, hôpitaux, administrations publiques, institutions de
l'Etat-providence ou entreprises, y compris celles des médias qui nous infor-
ment sur les crises correspondantes) se voient confrontées. L'Etat-providence
est censé fonctionner à l'instar d'un système complexe d'assurances, comme
évitement de risques ou d'effondrements dans des domaines considérés comme
publics, un point que l'analyse marxiste a toujours accentué. Or, le risque
d'effondrement qui menace maintenant à son tour l'Etat-providence, et surtout
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 23

la possibilité de se financer par le biais de l'économie, renvoie aux limites


étroites d'une prise en charge politique, donc organisée, des risques sociaux.
D'un autre côté, s'il peut s'avérer politiquement nécessaire d'éviter des ef-
fondrements dans un domaine, l'inévitabilité de leur réalisation fait partie de la
normalité dans un domaine comme l'économie où ils sont attendus comme
événements qui doivent être organisés ou canalisés s'ils se réalisent. Des unités
sociales organisées, telles que des entreprises, s'effondrent ou se dissolvent
quotidiennement et/ou déclarent faillite, signalant ainsi l'impossibilité de fman-
cer leurs obligations actuelles ou futures. Le droit compte avec la normalité de
la faillite, il règle les modalités de la dissolution juridique des sociétés com-
merciales tout comme il prévoit, dans un tout autre domaine, le recours massif
au divorce qui dissout un autre type de système, à savoir l'union conjugale. Et
la politique peut, là encore, manifester la volonté d'intervenir soit pour atténuer
les conséquences sociales d'opérations économiques, soit pour éviter, pour des
raisons politiques, un effondrement d'entreprises ou d'une région considérée
comme économiquement importante. Un effondrement économiquement sou-
haitable peut ainsi être politiquement indésirable et déclencher des actions cor-
respondantes. Des branches économiques entières, peu rentables, sont ainsi
maintenues artificiellement en vie, c'est-à-dire par l'organisation politique de
subventions, pour assurer leur survie dans un environnement économiquement
défavorable, mais politiquement correct.·
Par ailleurs, la politisation du marché du travail indique la mêmè responsa-
bilité politique revendiquée pour un domaine dont les effets sociaux ne sem-
blent pas pouvoir être réglés par l'économie elle-même. Une politisation qui ne
doit pas, bien entendu, être confondue avec celle organisée en URSS, où les
garanties de salaire ont créé l'illusion d'un système de providence sans chô-
mage, une situation artificielle de plein emploi permanent dans une économie
où tout le monde prétend travailler mais où personne, à l'exception des mem-
bres du régime, ne trouve les biens qu'il souhaiterait consommer. Les consé-
quences de la socialisation du coût de travail en URSS sont connues. Les
distorsions et blocages économiques créés par le régime ont conduit à la mise
en cause du régime, puis à celle du système tout entier. Dans des conditions de
systèmes politiques démocratisés et de marché, les distorsions engendrées par
la politique ne conduisent pas à l'effondrement d'un système - aucun partî ne
pourrait court-circuiter la politique en s'établissant comme Etat-parti
s'appropriant l'ensemble des moyens de production. Or, l'échec de program-
mes étatiques visant, par exemple, la stimulation du marché du travail a, sinon
des effets économiques, du moins toujours au moins des conséquences politi-
ques. Un gouvernement peut perdre les élections, donc subir un échec, préci-
sément du fait qu'il ne peut pas gérer les échecs perçus dans l'économie, créer
du travail ou empêcher que des entreprises aux structures industrielles désuètes
ne s'effondrent.
24 INTRODUCTION

En fin de compte, un effondrement traduit toujours aussi l'effondrement de


structures d'attentes et de certitudes avec lesquelles le rapport avec
l'environnement est réglé au niveau individuel (psychique). On peut être con-
vaincu d'avoir les bonnes certitudes, et tout à coup on se rend compte que les
attentes étaient basées sur des sables mouvants. Une promesse non tenue et tout
s'effondre - à moins qu'on ne corrige les attentes. Dans ce sens, le socialisme
soviétique peut, comme nous le verrons par la suite, être présenté comme ma-
chine de reproduction et de diffusion de promesses ayant créé des attentes illi-
mitées et des certitudes inébranlables que les tristes réalités engendrées par la
modernisation socialiste ont fini par bouleverser. L'effondrement des attentes
par rapport au socialisme précède l'effondrement des structures organisées du
"système soviétique". Précisons tout de même que le premier a mis plus de
temps à se réaliser au sein d'une certaine catégorie d'observateurs externes au
"système", à savoir les intellectuels européens, que parmi les populations subis-
sant la domination totalitaire et notamment les observateurs-dissidents internes
de la prison soviétique.
Par ailleurs, la disparition de l'URSS en tant que structure faîtière du parti
communiste soviétique, et en tant que structure impériale, représente, pour les
parties de la population favorables au maintien de ces structures politiques, un
effondrement de certitudes d'une dimension autrement catastrophique. Cet ef-
fondrement est sans doute fonction du degré de participation dans l'ancien ré-
gime et de l'intensité des liens émotionnels que l'individu entretient avec les
symboles de l'ordre soviétique. Ces liens sont comparables à ceux constitués et
cultivés notamment dans des rapports d'interaction intimes ou de type spirituel,
où l'effondrement des attentes coïncide normalement avec la fin du système
d'interaction. Il suffit d'une parole déplacée pour que l'amour n'y soit plus. Le
guide d'une secte, arrêté ou mort, et la vie prend une nouvelle tournure. Il en va
de même pour les symboles triomphalistes de l'ancien ordre soviétique: hier
encore points de référence d'identifications multiples, aujourd'hui renversés,
dénigrés, vidés de leur signification, ils déclenchent à leur tour des chocs et des
bouleversements. Dans d'autres domaines, la perte. de certitudes ou de con-
fiance, en raison, par exemple, de signaux du marché monétaire, peut conduire
à l'effondrement des valeurs monétaires et de marchés correspondants. On
mentionnera finalement le domaine politique, où des bouleversements médiati-
sés sous formes de scandales politiques et/ou financiers peuvent, comme on le
sait, provoquer du côté des personnages mis en cause, non seulement des réac-
tions-effondrements au niveau individuel allant jusqu'au suicide, mais surtout
aussi la fin de régimes, fin renvoyant à la fois à l'effondrement des anciennes
valeurs et à un changement des attentes normatives par rapport au "système",
par rapport à des pratiques de corruption, comme le clientélisme, etc.
Tous les changements et effondrements, qu'ils soient banals ou révolution-
naires, se déroulent au sein d'une société qui les rend possibles, les encourage
et change à son tour, mais qui se dérobe, en raison de ses structures complexes
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 25

et différenciées, à toute intention de pilotage, d'intervention ou de planifica-


tion. Une telle observation peut paraître facile à un moment où l'effondrement
du communisme au niveau planétaire a enlevé à l'idée de société socialiste pla-
nifiée ou administrée toute valeur de contre-modèle par rapport aux sociétés
occidentales dites capitalistes. Mais, indépendamment de ce problème, nous
pouvons savoir aujourd'hui que dans un monde post-ontologique, la connais-
sance et l'observation de rapports de causalités ne sont possibles que comme
constructions sémantiques pouvant être acceptées ou refusées dans la commu-
nication, donc au sein d'une société différenciée et complexe, dont les structu-
res ne se réduisent pas à une de leurs descriptions et échappent en tout cas à
toute théorie totalitaire tentée par l'idée d'un changement de société. C'est dire
aussi que toute description, qu'elle soit d'ordre idéologique, scientifique, poli-
tique, juridique, etc., ne peut mesurer le changement qu'à partir des réactions
qu'elle déclenche dans la communication. Dans ce sens, qui pourrait douter que
des formules sémantiques telles que le marxisme-léninisme, le maoïsme et
l'idée de la révolution, mais aussi l'Etat-providence, ont provoqué des change-
ments à grande échelle? Qui pourrait douter que tous ces projets de société ont
soit déjà fait faillite soit sont mis en cause, comme le montre le cas de l'Etat-
providence, qui a (trop) longtemps visé la société organisée comme assurance?
Mais les mentalités et attentes créées par ces mêmes formules - sans parler des
catastrophes produites par le socialisme de type soviétique - ont leur propre
force d'inertie et représentent des blocages et obstacles considérables à
l'expérimentation de projets, concepts ou structures de communication plus
adaptés pour naviguer au sein de la société moderne.
De tels propos ne sont certainement pas acceptables pour les analyses qui
expliquent qu'un changement de l'état des choses par la révolution ou par la
redistribution étatique des revenus peut aboutir à un changement de la société.
Or, l'utilisation d'un concept de société diffus, défini de manière polémique sur
la base d'une évaluation positive ou négative de positions dans l'économie,
favorise la confusion entre changements au sein de la société et changement de
société. Pour les néomarxistes des années 1970, ainsi que pour ceux qui ont
survécu au naufrage du socialisme soviétique, il était clair que le tout pouvait
être réduit à un combat d'élimination entre société capitaliste et société socia-
liste. Dans cette perspective, le capitalisme vit, depuis son passage au stade
avancé, au bord de l'effondrement qui ne peut être évité ou retardé que grâce à
l'Etat et ses stratégies d'évitement des crises. Dans la perspective inverse, celle
des observateurs libéraux, le projet du socialisme soviétique est économique-
ment voué à l'échec, dès lors qu'il ne dispose pas de critères de rentabilité pour
savoir si telle ou telle production vaut les investissements réalisés. La notion de
faillite du socialisme traduit cette perspective. Le modèle du socialisme prétend
être plus rationnel que son antagoniste capitaliste. Mais le libéralisme montre à
son tour que la rationalité d'une société planifiée bascule nécessairement dans
26 INTRODUCTION

l'irrationalité des décisions, au niveau des instances de planification centrales


comme à celui des entreprises.
Ce qui est considéré comme valable pour une entreprise, à savoir le fait que
celle-ci ne peut survivre que si elle soumet ses opérations à un système de
comptabilité judicieux, l'est aussi pour l'entreprise soviétique, donc pour le
"système" mis sur pied par le socialisme. On voit bien sa nature construite, un
édifice organisé et artificiel, mais pa~ de société. Et c'est en raison de ce carac-
tère organisé que le tout peut, contrairement à la société, s'effondrer, à l'instar
d'une entreprise annonçant sa faillite. L'idée d'auto-organisation, que la pensée
libérale préconise dans sa conception de la société - société observée avant tout
dans la perspective de l'économie (marché!) - exclut nécessairement que la
société puisse être organisée. Les concepts de société correspondants sont ex-
primés dans l'antagonisme entre sociétés de marché et sociétés organisation-
nelles, une distinction directrice classique, utilisée par les approches
soviétologiques pour accentuer les différences caractéristiques entre société
soviétique et sociétés occidentales. 1 Selon que l'accent est mis sur une descrip-
tion idéologique ou sociologique, la distinction soviétique/occidental pourra
être remplacée par la distinction socialiste/capitaliste. De même, l'utilisation de
la notion de société au pluriel se voit réduite au singulier si l'on veut ramener
les différences à une seule. Donc si nous voulons savoir ce qu'un observateur
veut dire en constatant qu'il y a changement, transformation ou effondrement,
il importe de connaître sa conception de la société.
Il faut donc observer l'observateur. Dans le cas de l'URSS, ceci signifie
faire la distinction entre prétention idéologique et réalité sociologique. Déjà un
regard sommaire sur l'autodescription du "système" en termes léninistes mon-
tre que l'histoire de la sémantique socialiste est celle d'une usure au cours de
son établissement dans un seul pays. Autrement dit, le "système" ne peut pas
devenir ce qu'il veut être. La société nouvelle était située dans un avenir ra-
dieux, donc présente comme promesse. Or, une promesse ne fait pas une so-
ciété. Le so.cialisme réel a marqué le retrait du projet socialiste et montré aux
populations concernées que l'alternative socialiste n'engendre rien de nouveau,
ni même quelque chose de mieux que ce qui a été réalisé chez l'étranger capi-
taliste, comme si le critère de la prospérité pouvait délimiter une société. Le
socialisme soviétique pouvait se célébrer comme succession de victoires et
comme théorie réalisée. Mais les contraintes d'une économie moderne, et plus
précisément les défaillances d'une économie locale dite planifiée, décomposent
irréversiblement les convictions d'ordre idéologique concernant la supériorité
ou la nécessité d'un modèle soviétique au caractère exceptionnel. A l'intérieur
de la sphère soviétique s'installe alors le doute, un doute qui suit les attentes
déçues et qui se transforme en refus de la formule socialiste là où l'on sait que

Voir par exemple Rigby 1990 (1963): 62ss. Voir infra p. 207.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 27
la modernité n'est pas divisible, c'est-à-dire du côté des quelques représentants
intellectuels de l'intelligentsia qui ont choisi la dissidence.
Symptomatiquement, la dissidence entame son vol au crépuscule même du
monde soviétique, au moment où les mots ne semblent plus coller aux choses,
où ils ont perdu toute possibilité de décrire ou de visualiser les acquis du socia-
lisme. Le langage du léninisme était fait pour surmonter les rapports sociaux; il
finit sa carrière sémantique en révélant qu'il est désespérément arriéré par rap-
port au présent et à ses problèmes matériels. Dans ce sens, les confessions de
foi incantatoires marxistes et léninistes partagent le sort des dogmes d'une
église officielle: elles organisent et stabilisent la survie d'une structure sociale
même à une époque et dans un environnement où ni les liens postulés entre
dogme et foi, ni le contenu de la foi ne peuvent plus être confirmés ou précisés
par les croyants ou une communauté correspondante. Cette observation ne mi-
nimise pas le besoin d'une communication religieuse, notamment dans les ré-
gions sinistrées par le communisme, dont la promesse de salut totalitaire ne
pouvait pas ne pas entrer en concurrence avec une totalité d'un tout autre ordre,
à savoir celle de la religion que les Eglises organisées prétendent exprimer,
comme on le verra plus loin. Les organisations ecclésiastiques font partie du
système de la religion, tout comme les entreprises qui s'établissent au sein de
l'économie. Qu'elles s'effondrent ou qu'elles continuent leurs opérations, leur
domaine fonctionnel respectif engendre foüjours de nouvelles organisations qui
gagnent leur sens par rapport aux problèmes symbolisés par le contexte social
dont elles font partie. Si l'on essaye de formuler le même rapport dans le cas du
socialisme, on pourrait être tenté de dire que c'est parce que celui-ci était mal
organisé qu'il pouvait s'effondrer, tandis que la foi socialiste survit. Mais ce
serait oublier que le socialisme ne peut pas être situé au niveau de la société
moderne et de ses grands domaines fonctionnels que sont la politique, le droit,
l'économie, la science ou la religion. En tant qu'idéologie d'opposition, il ne
peut chercher son établissement concret que par la voie politique, donc en pre-
nant le pouvoir au niveau régional. Il se veut global, mais il ne peut agir que
localement. Comme sémantique, il peut opérer mondialement - on peut en
parler et créer partout des causes communes ou des communautés socialistes! -
mais comme structure politique, il doit organiser sa survie au sein même d'une
structure étatique territoriale. Et là encore, surgit la question de savoir ce qui
s'effondre, si l'on dit que le socialisme s'effondre.
Pour un politologue, le phénomène de la fin d'un ordre est à la fois courant
et facile à évaluer, dès lors qu'il se tient aux délimitations fournies par les
structures politiques qu'il observe, à savoir les Etats, des entités territorialement
délimitées et des régimes associés à des acteurs qui se succèdent. Des fins de
régimes peuvent être observées régulièrement. La disparition d'un Etat est au-
jourd'hui encore envisageable, comme conséquence, par exemple, de conquê-
tes, de défaites ou de révolutions, ceci malgré la pacification de l'ordre des
Etats visée par la communauté internationale. Or, l'Etat est fait pour durer, en
28 INTRODUCTION

tout. cas dans des conditions modernes. Il n'est plus associé aux personnes ou
aux régimes qui prétendent représenter l'Etat. Il doit survivre aux changements
de régime, donc aux changements de pouvoir. Et là où tel n'est pas le cas, là où
le régime occupe quasiment tout l'Etat, celui-ci disparaît en effet comme centre
d'identité de la politique. Ce qui peut s'effondrer alors n'est pas l'Etat mais un
régime qui utilise la forme et les moyens d'action de l'Etat pour s'établir dans
le temps. Le régime (dictatorial) peut se concevoir comme réversible, ou tran-
sitoire, et même prétendre à préparer la construction d'un nouvel Etat qui peut
être considéré comme plus adapté au pays ou à la nation. Il peut aussi se pré-
senter comme irréversible et présenter des ambitions totalitaires, comme dans
le cas notamment des régimes communistes. Il ne s'agit là déjà plus simple-
ment d'un problème de pouvoir politique, il y a la volonté d'utiliser et
d'agrandir des espaces territoriaux comme champ d'application d'une théorie,
d'une idéologie, d'une prétention à la domination. Dans le cas de l'URSS, les
frontières étatiques et/ou nationales de l'intérieur sont alors réduites à des fron-
tières d'unités administratives ou fédératives, ou encore à la délimitation de
colonies satellisées, tandis que les frontières externes dépassent le cadre d'un
Etat normal en renvoyant à la fois à une structure impériale et aux régions do-
minées par le socialisme soviétique qui prétend avoir réalisé un système de so-
ciété.
Dans une telle entité, le régime ne peut tomber qu'avec le "système", dès
lors que c'est ce dernier qui est censé le porter par ses appareils bureaucratiques
et constructions idéologiques. Le complexe URSS peut s'effondrer du fait qu'il
ne se réduit ni à un Etat ni à une société mais à un système artificiel, construit,
aux antipodes de toute complexité sociétale qui ne peut pas être créée, cons-
truite ou fondée. La société ou les sociétés, même si l'on ne conçoit cette no-
tion que dans le sens d'une région ayant un nom, survivent au système, tout
comme les Etats correspondants qui changent les couleurs de leurs drapeaux,
proclament l'unité de leur nation respective et annoncent à la communauté in-
ternationale qu'ils se considèrent désormais comme sujets autonomes. Au mo-
ment de l'effondrement de l'URSS, le territoire était soit déjà délimité par les
nouveaux (ou anciens) Etats, soit occupé par des nations revendiquant à leur
tour l'autonomie étatique. Et si l'on conçoit l'édifice soviétique comme struc-
ture impériale différenciée en centre et périphérie, on peut voir qu'une périphé-
rie modernisée par Moscou-centre mine irréversiblement les rapports
d'interdépendance avec le centre. Un des "effets pervers" de la modernisation
forcée se manifeste dans la différenciation d'élites locales nationalistes exi-
geant une prise en charge nationale des réformes politiques et économiques.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 29

Constructions soviétologiques du monde soviétique

Dans cette perspective, on doit se demander aussi comment le "système" ima-


ginait sa survie dans des contextes modernes ou modernisés. Bien entendu, le
régime se rendait compte lui-même que la foi en l'église communiste était
éteinte. Il lui restait ses appareils organisés, sa puissance organisationnelle et
surtout l'efficacité symbolique de ses moyens de contrainte, sans lesquels il
n'aurait pas pu tenir si longtemps comme sommet politique incontesté et se
présenter comme sans alternative. Pourtant, que la probabilité d'un écroule-
ment puisse être inscrite dès le début dans la généalogie de l'édifice soviétique,
a été cachée par l'URSS et ses appellations contrôlées, ainsi que par une grande
partie des soviétologues qui étaient convaincus que l'espèce rare, analysée par
eux et donnant tout de même le nom à leur discipline, n'était pas en voie
d'extinction mais en mesure d'organiser sa survie.
De telles conclusions renvoient moins à l'opacité du "système" qu'aux
obstacles épistémologiques (Luhmann) qui ont empêché les observateurs exter-
nes de décrire l'URSS dans des termes sociologiquement plus adéquats. Parmi
ces obstacles, on distingue d'abord ceux qui rejoignent des suppositions cou-
rantes dans les sciences sociales. Ainsi, l'idée qu'un concept régional de la so-
ciété suffirait pour aboutir à une conception opérationnelle de ce qu'est censé
être la société moderne. Dans le même registre, la distinction d'ordre idéologi-
que capitalisme/socialisme part de l'idée autrement impossible que le type de
rapport entre capital et travail pourrait conduire à la différenciation d'une so-
ciété capitaliste et d'une société socialiste. Un réductionnisme plus spécifique-
ment soviétologique se manifeste dans la description de l'URSS à travers des
variantes des théories de la modernisation, qui soulignent soit un développe-
ment dans le sens d'une convergence, soit le surgissement d'une modernité
alternative. On mentionnera aussi le modèle classique de la soviétologie, à sa-
voir le totalitarisme, par rapport auquel tous les modèles successeurs se voient
obligés de se positionner, soit pour le réfuter, soit pour le valider ou l'adapter à
une nouvelle réalité. Ces réductionnismes sont résumés dans les descriptions
présentées dans le tableau 1.
Comme toutes les simplifications, ces descriptions contiennent leur part de
vérité. Mais il ne s'agit pas simplement de descriptions simplifiées - la nôtre
l'est aussi-, ou de suggérer que c'est l'ensemble des perspectives partielles qui
procure une image plus complexe. Ce n'est pas non plus la validité des notions
utilisées qui est en cause mais la faiblesse de leur potentiel explicatif dans le
contexte soviétique, d'une part, et la difficulté de les utiliser comme points de
rattachement d'une théorie complexe, d'autre part.
C'est dire aussi que trop d'aspects se voient exclus si l'on décide d'observer
les réalités soviétiques uniquement à travers un ou plusieurs de ces concepts,
par exemple, comme structure de modernisation. La question est de savoir ce
qu'on peut, et donc aussi ce qu'on veut, voir en utilisant certains concepts plu-
30 INTRODUCTION

tôt que d'autres. Cependant, le choix des concepts et de leur contenu ne saurait
être contingent; en tous les cas pas dans le cas du socialisme soviétique, qui a
prétendu créer sa propre modernité en redéfinissant l'ensemble des distinctions-
clés par lesquelles la société moderne se voit décrite depuis la Révolution fran-
çaise. Et c'est cet aspect qui impose une décision de départ, donc une bifurca-
tion. On peut continuer avec les moyens conceptuels de la science politique et
les théories sociologiques de la modernisation-développement. On peut égale-
ment poursuivre la route équipé d'instruments d'observation plus ambitieux,
ceux d'une théorie sociologique de la société moderne ou, en tout cas, avec des
suppositions conceptuelles concernant la globalisation ou la modernité périphé-
rique d'une théorie critique de la modernisation.

Tableau 1: Distinctions courantes utilisées dans la description


de l'URSS

Concept de base: Finalité postulée ou évolutions possi-


URSS= hies:

Rl: une société socialisme, société sans classes

R2: une modernité alternative op- néotraditionalisation du régime


posée à la modernité capita- patrimonialisation
liste
perte de fonction du parti
R3: un type de modernisation par- société moderne, convergence
ticulier: modernisation de rat-
trapage
R4: un régime autoritaire campa- lente ouverture du régime et pluralisme
rable à d'autres régimes limité
R5: un système totalitaire sans so- effondrement après réformes ou con-
ciété frontation militaire
R6: un système économique autarcie, cycles de réformes, crises,
"ouverture"

R6: un Etat Etat militarisé et superpuissance,


normalisation dans le contexte des
relations internationales
R7: un empire consolidation des "acquis" au niveau
international (comme R6), tendances
centrifuges dans la périphérie à
l'intérieur de l'URSS
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 31

Nombreux sont les modèles théoriques qui ont tenté de préciser les particulari-
tés des structures sociales réalisées par le régime soviétique. 2 Les confronta-
tions conflictuelles, qui séparaient les différentes approches largement
dominées par la soviétologie et la science politique américaine, .concernaient
surtout la question de savoir si les concepts utilisés permettaient de saisir adé-
quatement à la fois le "système soviétique", son évolution et son potentiel de
transformation. Les approches multi-modèles correspondantes essaient de faire
converger les différentes orientations en partant de l'idée qu'il y a du vrai dans
tous les modèles, et que ce que l'URSS aurait réalisé dans ses structures serait
un mélange de pluralisme, bureaucratie, corporatisme, modernité, totalitarisme,
néotraditionalisme, etc.3 Une telle démarche n'aboutit à aucune théorie com-
plexe et se contente de discuter des concepts politologiques. Ken Jowitt a parlé
à cet égard d'un "false account" qui résulterait de l'importation ou du transfert
de concepts connus dans un contexte inconnu par l'observateur. 4 Cette obser-
vation ne résout pourtant pas le problème. Des concepts appropriés ne font pas
forcément une théorie sociologique adéquate, une théorie qui ne se contente pas
d'être globalisante ou d'intégrer les approches classiques du phénomène sovié-
tique au sein d'une perspective macrosociologique, mais qui, de par le choix et
le placement de ses concepts, est à même de situer l'alternative soviétique au
sein de la société moderne et de penser la tentative échouée du socialisme so-
viétique.

Vue générale des propositions de base

Nous considérons la notion de société moderne comme un passage obligé pour


toute précision de l'expérience soviétique. Sans conception précise de la société
moderne, on se priverait de la possibilité de situer l'URSS dans un contexte
régional spécifique faisant nécessairement partie d'un contexte global, plus
précisément d'une structure de communication qui est celle de la société ·mo-
derne. Car les acquis de la société d'information, les médias de communication
modernes, les attentes de nouvelles couches et élites sociales, nous fournissent
aussi l'explication des anti-révolutions de la fin des années 1980. Le type de
modernisation exigé par ces anti-révolutions est fondamentalement différent de
celui avec lequel le régime mis en cause s'est établi, comme modernisation de
rattrapage anticapitaliste. Il est différent aussi des diverses et ultérieures ré-

2 Pour une vue d'ensemble voir par exemple les différents articles in Konn 1992 et Fle-
ron/Hoffinann 1993 et, dans ce dernier, notamment l'article d' Almond/Roselle.
3 Voir Almond/Roselle 1993.
4 Voir Jowitt 1992a: 124.
32 INTRODUCTION

volutions "par en haut", par lesquelles le régime a, jusqu'à l'ère de Gorbatchev,


conçu, canalisé et contrôlé le changement social.
Nous tentons de décrire les réalités soviétiques, à partir d'une théorie de la
société moderne basée sur la théorie des systèmes autoréférentiels et la théorie
de la différenciation fonctionnelle, des approches liées au nom d'un auteur,
Niklas Luhmann. Les propositions suivantes nous permettront de délimiter no-
tre approche et de préciser les grandes lignes thématiques de notre étude.

Implications d'une description sociologique de l'URSS

Proposition 1: L'idée d'un système totalitaire régional, réalisé comme ferme-


ture des frontières politiques et comme exclusion de la population des positions
de décision (fermeture des élites), est incompatible avec une idée de modernité
basée sur la différenciation fonctionnelle. Ceci implique aussi que la réalité
communicative de la société moderne ne peut pas être conçue en catégories
spatiales: elle ne peut pas être arrêtée aux frontières étatiques des systèmes
totalitaires.

En partant d'une théorie de la société moderne, il ne suffit pas de positionner


une société sur l'axe tradition - modernisation, ce qui n'a plus guère de sens si
l'on part de processus de globalisation, si l'on admet avec Wallerstein
l'existence d'un système-monde capitaliste, ou si l'on partage, comme dans
notre cas, la thèse de Luhmann selon laquelle la société moderne est, sur la
base de sa réalité communicative, inévitablement société mondiale. 5 Dans un
tel système mondial, toutes les structures ne peuvent se réaliser qu'en utilisant
des communications pour se différencier par rapport à d'autres communica-
tions. Ceci signifie d'abord que toutes les tentatives de décrire la totalité so-
ciale, ou de préconiser le passage révolutionnaire à un autre ordre, ne peuvent
être faites qu'au sein de la société, où elles se voient confrontées aux différen-
ces et critères d'autres perspectives, mais certainement pas à une société qui
pourrait être observée de l'extérieur. La production de théories ou d'idéologies
socialistes présuppose la société moderne, qui les rend possible et qui, au ni-
veau de ses structures et de ses effets, ne peut pas ne pas engendrer un potentiel
de négation. En fait, toutes les descriptions normatives de la société, qu'elles
soient franchement dirigées contre les acquis même de la modernité ou qu'elles
cherchent à superposer aux différenciations et aliénations existantes celles
d'une modernité autre, ne sont possibles et pensables que dans une société qui
multiplie les chances de production et de visualisation de ce genre de descrip-
tions normatives, précisément parce qu'elle ne fournit plus les positions fixes et

5 Voir infra p. 64ss.


APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 33

les certitudes liées à l'ordre traditionnel hiérarchique. Comme les structures de


la société moderne ne produisent plus un seul cadre normatif et exclusif expli-
quant le tout, puisque plus aucune instance ne peut représenter la société, tout
peut être dit sur cette société au sein même de la société. Dans un monde con-
tingent, les discours sur ce monde deviennent à leur tour contingents: leur ca-
ractère construit, multiple et particulier est manifeste dans un contexte basé sur
la déconstruction. 6
De plus, la modernité communicative mondiale, qui ne peut pas être locali-
sée dans l'espace et ne dispose d'aucune base territoriale, nous permet de préci-
ser l'établissement, au niveau régional, de tentatives politiques visant la
réalisation de la fiction d'une modernité alternative, donc l'application locale
d'une description globale, sur la base de délimitations-fermetures territoriales.
Le socialisme d'Etat, dans sa variante soviétique, représente sans aucun doute
la dernière grande tentative régionale de réaliser une modernité définie sur la
base de principes normatifs (société égalitaire, par exemple). Il a essayé en tout
cas au sein de son rayon d'action territorial de proclamer sa propre différence
comme exclusive. Et c'est cette tentative de présenter la société comme unitaire
et non différenciée qui peut être qualifiée de totalitaire, dès lors qu'elle n'est
possible que comme restrictions de communication à grande échelle ne pouvant
être imposées que par la contrainte. La question qui se pose alors est de savoir
comment le "système soviétique", qui peut être localisé et délimité dans
l'espace quasiment comme théorie appliquée, traite ou coexiste avec la société
moderne et ses différences fonctionnelles universelles. Le socialisme veut réin-
troduire un ordre de valeurs transitif dans des domaines fonctionnels qui ne
connaissent, dans des conditions modernes, plus que leurs propres valeurs.
Concrètement: si le parti unique bloque, par exemple, toute production artisti-
que autre que celle tributaire du réalisme socialiste, doit-on en déduire que
l'URSS était en quelque sorte en mesure d'éliminer ou d'exclure l'art comme
contexte de communication autonome? Et comment le problème se présente+
il dans la perspective des contextes de communication concernés, du système
scientifique ou de l'économie, par exemple, contextes censés se soumettre à
une logique politique?
Or, ce n'est pas la fermeture des frontières territoriales, ni le fait d'exclure
la population de la participation politique par le système d'élite de la nomen-
klatura qui permet de conclure que la société moderne - même réduite au ca-
pitalisme - pourrait être quasiment exclue du territoire soviétique. Tout Etat
peut nourrir l'illusion que ses frontières délimitent une société. Tel n'est pas le
privilège d'un Etat idéologique comme l'URSS, même si celui-ci disposait de
moyens dits totalitaires pour créer l'impression, non seulement d'une forteresse
imprenable, mais aussi d'une formation sociétale à part, différente de toutes les

6 Voir Luhmann 1993b.


34 INTRODUCTION

autres. Tout Etat peut savoir aujourd'hui que ses distinctions politiques d'ordre
national ou territorial ne peuvent pas fournir les critères de délimitation des
systèmes fonctionnels opérant à travers des organisations spécifiques sur le
territoire, qui ont des noms, auxquelles on peut s'adresser et dans lesquelles la
participation est possible. Et ce n'est pas la présence physique de telles ou telles
autres entreprises dans un pays, ou l'idée d'une économie nationale, qui crée la
ligne de partage séparant plusieurs systèmes économiques.
De même, ce n'est pas l'ancrage territorial de l'Etat qui procure au système
politique correspondant une position privilégiée par rapport à d'autres systèmes
fonctionnels, ni la possibilité d'intervenir dans ces derniers. Il est également
impossible de contrôler les structures de communication autonomes des domai-
nes fonctionnels ou de les organiser hiérarchiquement comme si on voulait les
enfermer dans une pyramide fermée. Si l'on peut bel et bien contrôler par voie
politique, donc par décret ou par le biais du contrôle du personnel profession-
nel, des entités comme des entreprises, universités, administrations publiques,
partis politiques, parlements, hôpitaux, tribunaux, écoles, etc., les critères fonc-
tionnels des systèmes correspondants (économie, science, politique, santé,
droit, éducation etc.) ne peuvent pas être remplacés par les critères politiques
d'un super-système politique. Comme celui de l'URSS, un régime politique
peut bien sûr fermer les frontières étatiques et surveiller la population en sou-
mettant le flux des communications, des biens et des personnes. Il peut égale-
ment simplement ignorer, refuser ou opprimer les demandes politiques, les
solutions matérielles proposées dans les différents domaines, la mise en circu-
lation de communications politiques, scientifiques, artistiques, etc. Mais même
la prison "URSS" reste prisonnière du labyrinthe complexe de la société mo-
derne.
Une telle perspective est forcément systémique, dès lors qu'elle part de dis-
tinctions spécifiques par lesquelles les domaines sociaux se constituent eux-
mêmes. La théorie des systèmes dont il est question ici est une théorie basant la
notion de système sur la différenciation, sur la délimitation d'opérations récur-
sives par rapport à quelque chose d'autre qui devient environnement. Le sys-
tème se constitue comme différence entre lui-même et son environnement.
Dans ce sens, la différenciation d'un système social implique, au sein d'un
système plus global, le détachement d'un contexte de communication particu-
lier par rapport à d'autres communications qui deviennent environnement. La
différenciation d'un système signifie donc toujours l'établissement d'une pers-
pective système/environnement au sein d'un système plus global, par exemple,
la société. Au niveau de la société, la différenciation signifie différenciation de
systèmes fonctionnels, ce qui permet de dire que la société représente la multi-
plicité des perspectives système/environnement de ses systèmes partiels qui
sont différenciés pour résoudre des problèmes d'ordre fonctionnels.
Nous nous démarquons d'emblée de conceptions courantes de ce qu'est
censé être un système, notamment de celles qui s'inscrivent dans une théorie de
;.
l
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 35

type eastonien. Nous insistons ainsi sur le fait que la notion de système ne dési-
gne ni un schéma de classification, simple outil d'analyse, ni quelque chose de
déterminé et de figé. Au contraire, la formation de systèmes est en soi un acte
cognitif qui doit nécessairement disposer d'une notion d'unité afin de pouvoir
exprimer ce qui distingue son identité, sa différence. Un simple regard sur
l'utilisation plus ou moins polémique, ou en tout cas vulgarisée, de concepts
comme système, changement de système, société ou communication, nous
montre qu'il est indispensable de préciser ces concepts dans le cadre d'une
théorie complexe et cohérente.

Proposition 2: L'URSS ne pouvait se tenir qu'en tant que société organisée,


comme organisation hiérarchique quasiment faîtière des organisations dans les
grands domaines fonctionnels qu'elle instrumentalisait par voie politique.

Dans son règlement de comptes avec les adeptes des "batailles de systèmes",
Dahrendorf réfute tout recours à la notion de système, qu'il associe au monde
fermé de la servitude, et considère comme erronée la conception selon laquelle
les sociétés américaine, britannique, allemande ou française d'aujourd'hui se-
raient des systèmes.7 L'auteur vise les_ systèmes idéologiques issus de, et en-
tretenus par, la guerre froide, tout en plaidant maintenant en faveur de
l'adoption du concept de société ouverte. La question qu'on peut poser à cet
égard est de savoir si ceci est la seule voie possible dans la qualification de la
modernité de la société moderne et des ennemis de cette dernière. On peut en
douter, dès lors que le concept est trop vague pour être opérationnel dans une
approche sociologique. Le reproche de Dahrendorf a cependant ceci de perti-
nent qu'il renvoie à juste titre aux blind spots d'une certaine soviétologie ou
d'une science politique qui n'a cessé de concevoir le monde comme antago-
nisme entre système socialiste et système capitaliste, ou de révéler l'existence,
en URSS, d'un système total, figé et immuable, dans lequel tout se tient. 8
La notion même de système semble avoir reçu son contenu négatif du fait
de sa détermination idéologique et de son identification avec les structures du
"système" communiste. Le "système"9 semble être devenu la formule répandue
et attrape-tout pour couvrir, dans le sillage du courant totalitaire, à la fois une
idéologie particulière, un type de régime politiqué, un type de pouvoir plus ou
moins totalitaire, la société communiste, ou la caste de privilégiés au sommet
d'une hiérarchie stratifiée, la nomenklatura. Là aussi, on se rend compte que la
notion de système doit être précisée comme rapport de références. L'utilisation

7 Voir Dahrendorf 1990: 36.


8 Pour un survol de cette approche de l'école totalitaire voir Werth 1993: 128ss.
9 Voir par exemple le titre de l'ouvrage de "l'insider" Arbatov 1993: 251.
36 INTRODUCTION

triviale de la notion de système, pour caractériser l'URSS comme entité politi-


que régionale plus ou moins fermée, doit être strictement séparée d'une con-
ception sociologique orientée vers la théorie des systèmes, telle que nous
l'utilisons ici. Et ces descriptions plus ou moins scientifiques et politiques doi-
vent être distinguées à leur tour de l'autodescription du contexte observé, donc
du système observé. Vu que nous considérons les structures politico-
administratives mises en place par le parti communiste de l'URSS comme un
complexe répressif et artificiel d'organisations hiérarchiques de contrainte, vi-
sant la réalisation d'une société organisée à un niveau régional, nous placerons
la notion de système entre guillemets là où cette notion exprime le sens courant
de cette réalité politico-administrative intégrée par le parti unique, donc d'une
entité qui peut être localisée dans l'espace et dans le temps. Il s'agit là, bien
entendu, aussi d'un système social: le parti communiste est surtout un maître
dans l'établissement et la généralisation d'un type particulier de systèmes, à
savoir celui des systèmes organisés.
L'URSS a été décrite comme pyramide hiérarchique composée d'une my-
riade d'organisations enchevêtrées et soumises au centre po litico-administratif
du parti unique. Or, nous insistons sur la nécessité de distinguer une description
de l'URSS en termes d'un système, c'est-à-dire d'une structure de domination
régionale, par rapport à une description qui, tout en admettant l'importance de
structures politiques ou économiques locales, ne part pas de particularités ré-
gionales mais de la réalité communicative et non spatiale de la société mo-
derne, dont les différences fonctionnelles majeures ne se laissent pas
"compartimenter" dans les frontières territoriales d'un Etat ou par les ambitions
d'un régime dictatorial. Les notions de société et de systèmes fonctionnels ne
représentent qu'un type particulier de systèmes sociaux. Les systèmes de so-
ciétés représentent avec les systèmes organisés et les systèmes d'interaction les
trois grands types de systèmes sociaux qui se forment, se reproduisent ou dispa-
raissent continuellement en tant que réalités sociales autoréférentielles et auto-
nomes.10 Nous montrerons que la précision des rapports entre ces différents
types de systèmes, en particulier le rapport entre des systèmes organisés et la
société (différenciation fonctionnelle), est d'une importance fondamentale pour
comprendre l'édifice soviétique et, par là aussi, les erreurs analytiques d'une
certaine soviétologie.
Le concept classique d'organisation exprime un aspect central de la société
moderne, son caractère organisé. Or, c'est en analysant la construction soviéti-
que qu'on peut se rendre compte que le recours inflationniste à des systèmes
organisés, donc hiérarchisés, ne peut manifestement pas constituer le critère de
distinction primaire d'une société moderne. En tant que système social particu-
lier, l'organisation doit être distinguée du système global de la société et de ses

10 Voir Luhmann 1984a: 16s.


APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 37

différences fonctionnelles. 11 Ces dernières montrent qu'aucun système fonc-


tionnel, pas même la société, ne peut être organisé ou intégré par la rationalité
de structures administratives centralisées. Le socialisme soviétique a pourtant
essayé de se construire comme société organisée, comme tentative de fermer
quasiment sa société, en réalité le territoire défini par l'URSS, par le biais de
structures organisationnelles. Des interprétations de l'URSS en termes d'une
société organisée se trouvent dans plusieurs approches concernant le commu-
nisme soviétique. Elles peuvent ainsi être repérées dans des recherches problé-
matisant le concept du totalitarisme, indirectement dans certaines études portant
sur les conséquences d'une société bureaucratisée au niveau du changement
politique et, surtout, dans des courants sociologiques tributaires de Max Weber,
notamment dans les analyses de T.H. Rigby sur la société mono-organi-
sationnel/e.12
La notion de société organisée peut être précisée dans une perspective sys-
témique, laquelle met l'accent sur l'absurdité de la prétention correspondante et
identifie les raisons principales de l'effondrement de l'édifice soviétique. C'est
en niant l'autonomie du social et en instrumentalisant la différenciation fonc-
tionnelle que celui-là s'est dirigé vers l'impasse. La "rehiérarchisation" des
rapports sociaux au moyen d'organisations et de chaînes de commandement a
permis d'encadrer de larges populations par des hiérarchies quasi-militaires et
de repolitiser la société pour soumettre au contrôle politique rythme et forme
des changements dans les différents domaines sociaux. L'Etat-parti pouvait
dans ce sens considérer les entreprises, les appareils judiciaires, les institutions
de la recherche scientifique, de l'éducation ou de l'art comme partie de son
système politique. Et il pouvait modifier et/ou restreindre dans ces domaines
l'articulation autonome des normes, valeurs, critères de production, etc., dans
une mesure qui mettait en cause leur capacité de reproduction. Mais ceci n'était
possible qu'au prix de dédifférenciations et de régressions sociales
(modernisation négative) que les tentatives de réformes fréquentes étaient cen-
sées corriger. L'impossibilité de la construction de la société organisée se mani-
feste d'ailleurs tant dans les blocages et surcharges croissants des processus de
décision politico-administratifs que dans les différenciations sociales alternati-
ves ou informelles qu'elle ne peut pas ne pas engendrer. Ce sont les réformes
du socialisme soviétique qui renvoient au fait que les prétentions totalitaires du

11 Voir Luhmann 1989a: 233ss., 1987b: 41s. Pour les premières tentatives d'utiliser la diffé-
rence entre société et organisation pour l'analyse du type de différenciation établi par les
pays socialistes voir par exemple Pollack 1990 et Bemik 1990. Nous y reviendrons dans le
cadre de la discussion de la théorie de la différenciation fonctionnelle. Voir infra pp. 111 ss.
12 Voir infra pp.207ss. La plupart des auteurs mettent snrtont l'accent sur la capacité organi-
sationnelle du parti communiste. Hobsbawm (1994: 465), par exemple, observe que
"Organisation, rather than doctrine, was the chief contribution of Lenin's Bolshevism to
changing the world."
38 INTRODUCTION

régime ne peuvent pas être maintenues contre les impératifs fonctionnels d'une
société moderne. La reconnaissance de l'autonomie du social par un parti uni-
que basé sur la négation de cette autonomie ne peut que confirmer la faillite
d'ordre idéologique, politique et économique d'un système artificiel en voie
d'extinction.
Contrairement à certaines approches, nous ne partons pas de l'idée courante
que le "système soviétique" a détruit le social. Une telle perspective n'est pos-
sible que si l'on associe la notion de société aux frontières étatiques. Ainsi,
pour Guy Hermet "on a, en somme, affaire à un système là où il n'y a plus de
société" . 13 La description de l'URSS en termes de "système" sert ici typique-
ment à distinguer la forme de domination totalitaire sans société (civile) par
rapport aux types de régimes dans une démocratie libérale avec société. Cette
observation, qui part de la distinction Etat/société civile, nous pose pourtant le
problème de savoir comment qualifier des structures sociales là où l'analyse
conclut à l'abolition de la société. 14 Nous constatons, là encore, que ce type
d'analyse (politologique) ne dispose pas d'un concept opérationnel de société,
un concept qui ne peut pas être réduit à la société civile, terme qui n'a de sens
que dans la perspective traditionnelle et juridique de la distinction Etat-société.
Or, les structures sociales qui se sont établies dans les régions dominées par
l'URSS, et dans lesquelles doivent être identifiées les raisons principales de
l'effondrement du régime, font partie des structures de la société moderne, qui
sont définies par la différenciation fonctionnelle. 15 En admettant l'existence
d'une seule société moderne mondiale basée sur la communication, l'aventure
soviétique n'a pas existé dans une autre société et les pays de l'Europe de l'Est
n'ont, après 1989, pas changé de système de société. Le communiste d'hier
devenu le "démocrate" d'aujourd'hui n'a pas changé de société! Ayant aban-
donné le système communiste artificiel et fermé, il n'est pas passé pour autant
dans une autre société. Il aura probablement échangé la langue de bois d'hier
avec celle des politiciens d'aujourd'hui. Et s'il a perdu du pouvoir ou l'accès
aux ressources matérielles garanti par le parti unique, il s'est probablement ar-
rangé pour monétariser ses anciennes positions, ses anciens réseaux et produits.
Le "changement de système" concerne avant tout la redéfinition des condi-
tions-cadre dans lesquelles une politique désormais restreinte est censée agir
( constitutionnellement) dans ses rapports avec son environnement social. Il ne

13 Voir Hermet 1991.


14 Voir par exemple Smolar 1984: 166.
15 Voir déjà Agnes Heller (in Paetzke 1986: 114), qui en dépit d'une "régionalisation" de la
notion de société, conçoit les sociétés soviétiques comme sociétés modernes fonctionnelles,
dans lesquelles la stratification est déterminée par les fonctions et non inversement. La
perspective systémique n'est cependant pas maintenue et se voit complétée par le postulat
d'une activité trans-fonctionnelle que l'auteur voit exprimée dans l'espace public et la
"société civile."
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 39

suffit pas de renvoyer à l'existence d'un système démocratique, qui n'a son
sens que dans la perspective d'un système politique admettant l'opposition po-
litique. Ce que le changement est censé être, ou ce qu'il a comme effets, ne
peut être précisé qu'à partir du domaine fonctionnel en question.
C'est dans cette perspective qu'on peut se demander ce qui, après la dispa-
rition des statues de Lénine sur les grandes places ou dans les bâtiments, a
changé dans les universités, les hôpitaux, les écoles, les entreprises, les tribu-
naux, les forces armées, la police, les administrations locales, etc. Ce qui est
possible dans toutes ces organisations, que ce soit en termes de changement,
modernisation ou progrès, est fonction de la possibilité de s'organiser selon les
propres critères matériels des systèmes fonctionnels dont elles font partie. Et
cette possibilité est, à son tour, conditionnée par la disponibilité de moyens fi-
nanciers permettant de remplacer des structures désuètes, d'acheter des nou-
velles technologies, d'améliorer les services publics, etc. On peut célébrer la
renaissance d'un Etat russe, insister sur le statut de grande puissance ou, encore
une fois, sur les différences avec le reste du monde. Mais qu'aura-t-on gagné,
analytiquement et concrètement, compte tenu du fait que tous les problèmes qui
se posent dans une Russie post-communiste ne peuvent être traités matérielle-
ment que dans les domaines où ils surgissent? Et à quoi bon exagérer les sym-
boles nationaux de la Russie et de son Etat, si la politique n'est pas en mesure
de montrer une capacité d'action collective, de construire un Etat de droit et
démocratique normal et/ou de liquider les vestiges du passé soviétique?

Proposition 3: La politisation des domaines sociaux réalisée par le socialisme


soviétique a conduit à la dissolution du politique et représente une entreprise
totalitaire.

Le concept de totalitarisme doit être précisé à partir de la notion de société or-


ganisée et de l'intention correspondante du système à parti unique de politiser,
c'est-à-dire de contrôler, les domaines fonctionnels qu'il considère comme
étant soumis à sa domination. La réalisation de la société organisée, à laquelle
correspond l'invention de l'Etat socialiste, est structurellement incompatible
avec l'Etat moderne. L'entreprise soviétique ne contient aucune limite à la po-
litisation des domaines sociaux, ne peut pas penser l'autonomie du politique ou
l'autolimitation de l'Etat et de son pouvoir par la constitution, tout en se pré-
sentant cependant formellement comme Etat constitutionnel basé sur une vo-
lonté populaire. Le maintien purement formel de la différenciation interne du
système politique en organes étatiques séparés est contredit par la dédiffé-
renciation pratique opérée par le régime du parti unique, par le refus de la dis-
tinction public/privé, par le refus d'une justice indépendante, et surtout par le
refus d'admettre des différences politiques et, avec celles-ci, une sphère publi-
que où la formation de la volonté politique refléterait non pas la volonté géné-
INTRODUCTION

rale du parti unique, mais les opinions de forces opposées et conflictuelles. Fi-
nalement, l'idée de société organisée aboutit à l'abolition du politique, dès lors
que la politisation de tous les contextes de communication fonctionnels contre-
dit le sens même de la différenciation de la politique moderne en tant que con-
texte fonctionnel autonome, séparé des autres domaines sociaux et basé sur
1'auto limitation constitutionnelle. Le concept de totalitarisme, sous-jacent à
l'idée d'organiser la société, souligne cette perspective et nous permet de dé-
crire l'ambition du parti unique d'occuper la position centrale dans la société,
ambition à laquelle le parti n'a renoncé que juste avant l'effondrement de son
édifice.
Le concept de totalitarisme renvoie à la fois à la totalité de l'ambition
communiste et à la structure de domination cohérente du parti unique, qui as-
sure, à un niveau régional, son monopole de pouvoir par le contrôle de la
communication publique, par l'idéologie, la répression et le contrôle politique
des domaines fonctionnels les plus importants, tels l' économie. 16 Dans ce sens
conventionnel, on· peut dire que le "système soviétique" montre les traits d'une
structure fermée, dans la mesure où l'Etat-parti maintient, dans les territoires
qu'il contrôle, sa prétention totale du pouvoir impliquant l'homogénéisation de
l'opinion publique (unique) et la neutralisation de toute forme d'opposition
politique. Un tel "système" n'a de sens que par rapport à l'objectif de la trans-
formation de la société au nom du socialisme. C'est dire aussi que l'objectif du
socialisme et la structure de pouvoir de l'Etat-parti sont inséparables et caracté-
risent la structure totalitaire d'un système politique qui aspire à être plus qu'une
structure politique.
Cette présentation du problème nous renvoie, en fait, à deux aspects inter-
dépendants du totalitarisme qui sont pourtant, en règle générale, négligés dans
l'analyse du fait de la séparation des disciplines et/ou des contextes politiques
au sein desquelles l'évolution du communisme a été étudiée. Nous pensons en
particulier aux différences de conception du totalitarisme telles qu'elles peu-
vent ou pouvaient être dégagées, non seulement entre les conceptions politi-
ques de la philosophie politique et les approches -empiriques de la science
politique, mais aussi et surtout entre la pensée politique des auteurs de l'Europe
de l'Est et les approches qui ont pu décrire l'univers communiste à partir d'une
position plus avantageuse (! ), à savoir depuis l'extérieur du "système". 17 Le
totalitarisme figure à cet égard comme ligne de partage qui ne renvoie pas uni-
quement à des différences dans les niveaux d'approches ou dans les méthodes,
mais qui traduit surtout aussi les divergences concernant les conceptions de la

16 Voir les critères plus étroitement conçus de la définition classique de Friedrich et Brzezins-
ki, cités par exemple in White 1992: 74, Malia 1995a: 25ss., Karklins 1994: 29ss., Jesse
1994:15.
17 Voir les articles in Hermet (éd.) 1984.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 41

société, de la modernité, du changement, des structures politiques, ou du rap-


port entre l'Etat et la société. Ce sont ces différences qui se reflètent également
dans l'évaluation du degré de modernité de l'entreprise soviétique, du type de
régime établi ou de la capacité de changement du "système".
Et cette évaluation renvoie encore au fait que nous ne pouvons voir de la
réalité inconnue que ce.que nos propres concepts nous permettent de voir. Il en
va ainsi avec toutes les théories. Mais il faut néanmoins faire la différence entre
les limites cognitives, qui sont nécessairement impliquées dans tout choix ré-
flexif d'une théorie, d'une part, et l'aveuglement épistémologique résultant de
l'absence de toute réflexion théorique, d'autre part. Dans le cas de l'URSS, il
est tout de même étonnant de constater à quel point une certaine science politi-
que ou soviétologie, dite empirique, a analysé les structures politiques comme
s'il s'agissait d'un régime plus ou moins normal en voie de développement ou
de modernisation. Une fixation sur les jeux de pouvoir et les interactions plus
ou moins conflictuelles au niveau des élites politiques au sommet ou au Krem-
lin, et de ne retenir, à l'instar des historiens, que des événements politiques, des
mouvements d'acteurs, des "guerres" de succession ou une périodisation qua-
si-dynastique de l'histoire du communisme soviétique, risque de masquer la
forêt, c'est-à-dire la compréhension du "tout" du "système soviétique",
l'évaluation du politique et de son rapport avec les autres contextes sociaux. On
peut ainsi manquer l'identification des structures totalitaires du "système" du
fait que les distinctions politiques permettant de le faire sont ignorées, refusées
comme "inopérationnelles", statiques ou non classifiables dans le schéma de
perception soviétologique. Autrement dit, l'apolitisme de l'approche cache la
vue sur l'ambition politique totalisante de l'entreprise soviétique. Telle est le
reproche adressé par la philosophie politique au révisionnisme de la soviétolo-
gie.18 De même, les analyses politiques du langage totalitaire par les auteurs
des pays de l'Est renvoient à la même différence dans la conscience du pro-
blème quant au phénomène totalitaire. Mais il s'avère surtout que dans ces ap-
proches politiques se voit problématisée l'incompatibilité structurelle entre la
société moderne et un "système" qui s'est défini contre les acquis de cette der-
nière. Là aussi, la philosophie politique rencontre la théorie sociologique de la
société. Nous en tenons compte en abordant le totalitarisme soviétique à partir
de la théorie de la différenciation fonctionnelle. Nous le précisons à la fois
comme problème d'une description et comme une structure de pouvoir exclu-
sive dont le maintien dépend de la capacité effective du régime de contrôler la
communication publique.

18 Voir par exemple et surtout Lefort 1990. Pour une réflexion plus générale entre le mode de
connaissance philosophique et celui de la science politique, voir Lefort 1986: 259ss.
42 INTRODUCTION

L'URSS comme type de modernisation sélectif

Proposition 4: L'URSS représente une entreprise de modernisation qui empê-


che la réalisation et l'articulation de certains aspects-clés de la modernité.
Pourtant toute modernisation présuppose la modernité. Une réflexion sur les
modalités régionales de la modernisation doit impliquer une théorie sur la so-
ciété moderne.

Un concept précis de modernisation de rattrapage socialiste présuppose une


exploration du potentiel explicatif de la notion de modernisation, un éclairage
du contexte social global dans lequel les processus de modernisation sont cen-
sés se déployer, et une mise en rapport de la modernisation avec la société mo-
derne. La notion de modernisation est problématique à plus d'un titre. Surtout
après l'effondrement du socialisme soviétique, elle ne peut pas ne pas renvoyer
aux échecs de certains types de modernisation, aux conditions complexes, obs-
tacles, résistances et conflits avec lesquels toute modernisation doit compter,
tout comme les attentes qui lui sont liées sont inséparables de la position au
sein de la distinction gagnants/perdants de la modernisation. L'ambiguïté du
concept de modernisation ne réside pas tant dans le fait que la notion implique
des associations et connotations multiples, englobant des processus
d'industrialisation et de démocratisation tout autant que les notions plus géné-
rales de rationalisation, de différenciation (entendue dans le sens "classique" de
division du travail), voire d'occidentalisation. 19 L'ambiguïté réside surtout
dans le mouvement unidirectionnel et l'inévitabilité de processus de transfor-
mation que suggère la notion, tout en renvoyant aussi à l'impossibilité, pour
une majorité de pays, d'atteindre le niveau de modernisation des pays occi-
dentaux. Dans les versions optimistes des théories de la modernisation,
l'ambiguïté se retrouve au niveau de la description, où l'analyse hésite entre
observation scientifique et recommandation politique, et où l'aspect théorique
se voit souvent réduit à une simple présentation des indicateurs de la croissance
économique ou des modifications d'ordre démographique et socioprofessionnel
(mobilisation).
La modernisation traduit en fait des évolutions asynchrones. Celles-ci ne se
manifestent pas uniquement dans le rapport entre modernisation et tradition,
mais aujourd'hui surtout dans la visualisation par les régions développées de
l'économie mondiale des disparités et retards que les "nouveaux venus" sont
censés surmonter. Pour toutes les stratégies de modernisation du 20e siècle, et
en particulier pour la modernisation socialiste, le but était de suivre, voire de
dépasser le niveau de développement industriel de l'Occident, que ce soit en

19 Voir par exemple l'article "modernisation" in Boudon/Bourricaud 1982: 363ss. et les di-
verses contributions dans Zapf 1991 (éd.) et Haferkamp/Smelser (éd.) 1992.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 43

l'imitant ou en se fermant par rapport à l'économie mondiale et en expérimen-


tant une modernisation alternative. Or, pour les régions dites développées de la
planète, la modernisation n'est pas uniquement identifiée à un mouvement en
direction d'un avenir ouvert, 20 elle est aujourd'hui de plus en plus revendiquée
comme modernisation des sociétés modernes21 , voire mise en cause par des
concepts de modernisation alternatifs qui s'opposent aux types de changement
et de progrès linéaire, tels qu'ils sont préconisés en général à travers la notion
de modernisation. 22 Les différences dans les attitudes par rapport à la moderni-
sation se manifestent ironiquement dans un changement de perspective entre
pays post-communistes et les critiques de la modernité occidentale: alors que
les premiers, sinistrés par les réalisations de la modernité autre du socialisme
d'Etat, ne cherchent qu'à trouver ou retrouver les liens avec la modernité nor-
male du capitalisme et de l'Etat de droit démocratique, les seconds trouvent
dans cette normalité "traditionalisée" les raisons de l'invention d'une modernité
nouvelle ou réflexive qui devrait prendre la relève de la société à risques. Indé-
pendamment de cette question de savoir quel est le concept de modernité à
adopter, il nous semble que la notion de modernisation pose des problèmes
d'un autre type qui surgissent dans l'analyse des formes de changement et/ou
de transformation sociale réalisées avant et après l'effondrement des régimes
communistes.
La notion de modernisation renvoie à plusieurs dimensions, qui se distin-
guent par rapport au temps (temps comme décalage entre tradition et moderni-
sation, temps-époques de modernisation), aux objectifs et aux types de
modernisation, finalement par rapport aux effets de la modernisation. Piotr
Sztompka, par exemple, a essayé, sur fond des processus de transformation en
Europe de l'Est, de différencier la notion de modernisation en opposant à la
conception optimiste d'un processus de modernisation linéaire et uniforme,
porté et/ou imposé par des élites, des processus plus complexes, multiples,
voire contradictoires, où les conditions et les obstacles de la modernisation sont
tout autant problématisés que les nouveaux acteurs (mouvements sociaux), les
modèles de référence ou les objectifs et modalités de la modernisation. 23 Ceci
dit, complexifier la notion de modernisation ou en tenant compte des acteurs ne
nous fournit pas pour autant une théorie plus complexe du changement.

20 Voir Gumbrecht 1978: 129.


21 Voir à ce sujet le titre de l'ouvrage édité par Zapf 1991 qui fut aussi le thème du 25ème
Congrès de sociologie en Allemagne. L'utilisation de la notion de société au pluriel indique
typiquement la réduction de la société moderne à une multiplicité de pays plus avancés que
d'autres. Voir aussi Glatzer 1991.
22 Beck 1993, par exemple, oppose aux modèles simples de modernisation, un concept ré-
flexif mettant en cause la modernité même des structures de la société moderne.
23 Voir Sztompka 1992.
44 INTRODUCTION

La plupart des critiques ne discutent les concepts de modernisation ou de


modernité qu'à partir de l'observation d'événements actuels ou historiques,
mais ne discutent guère l'utilité ou l'aptitude de la notion au sein d'une théorie
du changement ou d'une théorie de la société moderne. 24 On peut se demander
si la notion de modernisation ne demeure pas - même après avoir été enrichie
ou corrigée dans le sens indiqué d'une critique de la modernité, trop étroite,
trop proche de la réalité factuelle, trop chargée sémantiquement et idéologi-
quement, pour figurer comme pièce maîtresse ou point de rattachement d'une
théorie sociologique qui ne doit pas se contenter de présenter les indices empi-
riques de la modernisation. Et du fait que les notions de modernisation et de
développement risquent toujours d'être rapprochées des modèles téléologiques
ou de pilotage, suggérant que le changement social peut être planifié, prévu,
voire contrôlé, elles préconisent inévitablement un mouvement d'un état à
l'autre et mesurent en règle général un progrès - en termes quantitatifs ou qua-
litatifs. Dans sa version classique, la notion de modernisation est souvent res-
treinte aux seuls domaines économiques et politiques, comme si
l'industrialisation et la démocratisation représentaient, en tant que telles, les
modèles exclusifs du changement social et de la compréhension de la moder-
nité. Il semble d'ailleurs que les théories de la modernisation suivent ou reflè-
tent la dynamique visualisée par les changements dans l'économie et dans la
politique.
Or, il est symptomatique que les modèles de modernisation n'ont pas abouti
à une réflexion théorique sur la finalité même de la modernisation, à savoir la
modernité. Un regard sur la littérature scientifique montre que les diverses ap-
proches du changement social, et en particulier les critiques des théories de la
modernisation, séparent de plus en plus les notions de modernisation et de mo-
dernité, préférant se focaliser sur les conditions de naissance et les formes
d'expression multiples de cette dernière au-delà d'urt simple schéma de moder-
nisation.25 Cette distinction, qui semble prendre la forme d'une opposition mo-
dernisation vs. modernité, n'est pas forcément pertinente, dès lors que les
théories de la modernisation ne visent pas nécessairement le même niveau
d'abstraction et de globalisation que les théories de la modernité et ne se con-
centrent souvent que sur des processus de mobilisation ou de réformes politico-
économiques de pays particuliers, sans (vouloir) dépasser le stade de la des-
cription.
Les théories de la modernisation et de la modernité, surtout à l'époque
d'une critique de la modernité, recourent à une multitude de paradigmes et de
méthodes qui sont fonction du niveau de généralisation recherché, et de tradi-

24 Voir cependant les contributions in Haferkamp/Smelser 1992.


25 Voir, pour une prise en compte de ce problème d'approche, Tiryakian 1992 et
l'introduction in Haferkamp/Smelser 1992.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 45

tions sociologiques spécifiques, tout autant que de facteurs, tels que le do-
maine, la région particulière ou l'époque dans lesquels les problèmes du déve-
loppement ou de la modernisation son examinés. Il va de soi que les analyses
du changement dans les pays du Tiers-Monde se voient confrontées à d'autres
problèmes et aspects de la modernisation que les descriptions plus ou moins
enthousiastes des processus de modernisation dans les pays de l'Asie du Sud
Est. De même, la modernisation-transition en Europe de l'Est ne peut être dé-
crite avec les mêmes catégories que celles utilisées par les historiens de la mo-
dernisation européenne ou les critiques de la modernité occidentale qui
postulent la modernisation de la société moderne. Contrairement au modèle des
théories de la convergence, qui partent en quelque sorte des impératifs de la
modernisation et des contraintes à l'adaptation à un processus universel, les
théories critiques de la modernisation mettent l'accent sur la question de savoir
comment tel ou tel autre pays (ou société, dans la terminologie des théories de
la modernisation), régime ou élite réagit aux défis de la modernisation et de la
modernité. Dans cette perspective, c'est la multiplicité des réponses possibles
au changement et des options nouvelles ouvertes par ce dernier qui est censée
témoigner de l'éclatement d'un modèle de modernisation unique et qui per-
mettrait de construire des "civilisations modernes multiples" (Eisenstadt). 26
De telles descriptions marquent des positions classiques qui ne sont cepen-
dant que d'une utilité limitée dans le cadre de notre étude, laquelle part de la
société moderne et de ses différences fonctionnelles. Dans la mesure où ces
différences, qui traduisent une seule structure dominante de la société, sont
réalisées au niveau mondial, on ne peut pas parler de modernités multiples, à
moins de se situer à un niveau régional et dire qu'il existe une modernité amé-
ricaine ou européenne au même titre qu'une modernité africaine. Or, toute
construction de sociétés ou de modernités régionales est, tout comme les ap-
proches culturalistes, confrontée à des problèmes de délimitation de l'objet
d'étude. On insiste sur des différences et des influences sans expliquer pour-
quoi les distinctions choisies sont censées constituer une modernité différente,
ou comment ce qui est jugé différent est néanmoins lié à la partie-référence de
la distinction. Les différences régionales ne conduisent pas à une sorte de mo-
dernité multiple. Elles sont, au contraire, le résultat d'une réalisation asymétri-
que du schéma universel de la différenciation fonctionnelle (voir proposition
8). Les différences entre régions, ou les décalages de modernisation entre les
pays, renvoient à des facteurs plus ou moins favorables à la création de centres
de modernité régionaux (marchés, technologies, science, éducation, conditions
politiques et juridiques, etc.). 27 A l'instar de la distinction centre/périphérie,

26 Voir, pour cette critique des théories "classiques" de modernisation, Eisenstadt 1992a et
1973 (surtout ch. 5). Voir aussi Badie 1980.
27 Voir par exemple Tiryakian 1985.
46 INTRODUCTION

elles gagnent leur pertinence à partir de l'existence de contextes de communi-


cation fonctionnels, réalisés au niveau mondial. Et c'est à partir de là que se
pose la question de savoir qui, quels groupes sociaux, quelles populations peu-
vent participer aux grands systèmes fonctionnels, que ce soit professionnelle-
ment ou en tant que public ou clients demandeurs de services. Là aussi, on peut
problématiser les chances de modernisation que représente tel ou tel pays, ou
l'exclusion de pays ou de populations entières des bienfaits de la modernité,
exclusion qui peut être tributaire des effets discriminatoires d'une économie
mondiale, mais qui, en fait, ne renvoie souvent qu'aux restrictions matérielles
et communicatives imposées par des régimes totalitaires ou dictatoriaux qui,
comme actuellement en Afrique, se comportent comme des Etats-prédateurs
exploitant leur pays de manière néocolonialiste.
Or, même si un régime peut bel et bien bloquer la modernisation du pays,
ou ne préconiser celle-ci que dans certains domaines, ses marges de manoeuvre
politiques et économiques sont conditionnées par les impératifs de l'économie
et de la politique mondiales. On pourrait écrire l'histoire de l'effondrement de
dictatures comme l'histoire de leur endettement, de leur dépendance croissante
vis-à-vis de l'extérieur. Dans ce sens, l'argent, plus précisément la disponibilité
en capitaux, fonctionne comme grand catalyseur de toute modernisation. Les
grandes organisations sociales que concentre chaque pays sur son territoire, et
qui sont censées exprimer son degré de modernisation dans les domaines de la
science, de l'économie, de l'éducation ou de la santé, seraient impensables sans
l'organisation politique de sources de financement modernes, donc sans mar-
chés monétaires auprès desquels les gouvernements peuvent chercher des in-
vestisseurs, obtenir des crédits, etc. Et ce sont aussi, en fin de compte, les
valeurs universelles de la démocratie et des droits de l'homme, postulant
l'inclusion de la population dans la politique et la protection de celle-ci contre
la politique, qui, au nom d'une modernité unique, permettent de revendiquer
l'élargissement de processus de modernisation au domaine politique ou
d'obtenir des politiques publiques qui tentent d'améliorer les chances de parti-
cipation dans l'éducation (écoles) ou l'économie (travail).

Les catalyseurs modernes de la décomposition de l'URSS

Proposition 5: La fin du socialisme soviétique renvoie à l'échec d'un type de


modernisation particulier et représente, sur fond de processus de modernisa-
tion globaux, la conséquence de retards considérables dans la modernisation.
Et pourtant, c'est la modernisation soviétique qui crée les conditions d'un nou-
veau type de modernisation et les attentes correspondantes qui font éclater le
modèle socialiste d'un changement politiquement contrôlé.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 47

Les processus de modernisation en URSS se manifestent d'abord sous forme


d'une modernisation de rattrapage (breakthrough et catch up comme entreprise
politique organisant l'industrialisation), puis comme modernisation dans le sens
entendu par la sociologie de la mobilisation et de la stratification, à savoir
comme changement, différenciation et mobilisation socioprofessionnelle
(urbanisation, professionnalisation, éducation, nouvelles couches sociales, etc.)
au sein d'une société industrialisée.
La fin de l'expérience réalisée par l'entité soviétique s'explique surtout par
l'échec d'un type de modernisation basé sur la planification et le pilotage poli-
tico-normatif de la société qui, au cours de ce siècle, était considéré comme la
grande alternative par rapport au modèle de la modernisation occidentale. Cet
échec traduit implicitement aussi celui des tentatives entreprises, au sein du
système politique, de moderniser les appareils politico-administratifs centrali-
sés, donc les instruments du pilotage politico-économique et, par là, les obsta-
cles principaux à la modernisation de l'économie. Dès lors que les efforts de
pilotage butent sur une complexité sociale qui n'est pas maîtrisable par les états
majors de la planification, les socialismes de type soviétique doivent sans cesse
expérimenter de nouvelles configurations et méthodes visant à améliorer le
design organisationnel et les modalités de la gestion de l'économie. Ces expé-
riences sont typiquement liées aux régimes et chefs du parti en place au sein du
"système" à un moment donné, tout comme les périodes dites de stagnation qui
rythment quasiment celles des réformes. Dans ce contexte, les réformes n'ont
de sens que dans la mesure où l'état normal du régime, à savoir la continuité
dans la stagnation, ne peut pas durer - même si c'était ce que les membres fati-
gués d'une gérontocratie désiraient - et engendre, dans des conditions moder-
nisées et modernes, des tendances déstabilisantes.
Nous parlerons également du communisme comme phénomène biologique,
non pas pour faire allusion au fait qu'il s'agit là d'une erreur évolutionniste
condamnée à la disparition - ce qu'il était aussi - mais en pensant d'abord au
fait que les élites mises en place sous Staline vieillissent et meurent quasiment
avec le "système", dans le même cycle de vie, comme si le communisme était
lié aux expériences d'une ou deux générations, et comme si les populations
concernées et le monde confronté au phénomène communiste ne pouvaient
qu'attendre la mort physique des derniers fossiles-représentants du commu-
nisme pour voir disparaître cet ordre dépassé. On pourrait, dans ce contexte,
renvoyer à l'exemple chinois, qui montre qu'un "système" communiste basé
sur un parti unique et sur la gestion centralisée de l'économie ne se dirige pas
nécessairement, ou en tout cas pas dans le court terme, vers l'écroulement s'il
adapte ses mécanismes de régulation et de modernisation au moment approprié
et s'il sait admettre, du moins partiellement, l'autonomie du social, qui est, ici
surtout, celle de l'économie. Mais là encore, le temps et, avec celui-ci,
l'autodynamique des processus de modernisation et de transformation, anéanti-
48 INTRODUCTION

ront tout espoir des survivants de l'ère révolutionnaire de conserver une Chine
rouge.
La prétendue irréversibilité du socialisme ne doit pas faire oublier le fait
qu'elle a toujours été proclamée par les bénéficiaires de la domination totali-
taire. Quand on est au sommet, on essaie d'occuper cette position aussi long-
temps que possible, tout en entreprenant les démarches nécessaires pour faire
accepter la métaphore du sommet et du système hiérarchique correspondant
comme réalité irréversible et, bien sûr, en éliminant les rivaux. Abandonner la
métaphore serait abandonner le "système" et sa mission historique.
L'irréversibilité se manifeste dans le temps, dont le communisme pensait être
maître. Or, un système de domination personnalisé, conçu pour durer avec un
sommet non échangeable, s'use inévitablement et tourne à vide avec le temps,
ceci d'autant plus que les temps et, plus précisément, le contexte social dans
lequel l'organisation s'est établie avec succès, changent. Le temps joue contre
tout système qui refuse le changement. C'est dire, non seulement que des orga-
nisations comme IBM, mais aussi des structures totalitaires, doivent leurs con-
ditions de survie à un environnement spécifique qui favorise pendant un certain
temps des formes organisationnelles spécifiques, plus ou moins rigides et hié-
rarchiques, pour les déstabiliser par la suite. Notamment, en raison de trans-
formations économiques, d'un nouveau type de modernisation (révolution
technologique), de nouvelles formes de production et d'organisation qui ren-
voient nécessairement aux coûts (coûts politiques inclus) que représente le
maintien des anciennes structures.
Bien sûr, dire qu'une structure est dépassée n'implique pas qu'on puisse
prévoir la date de son effondrement. En préconisant qu'un "système" socialiste
est incompatible avec la société moderne ou un environnement national et in-
ternational modernisé, nous ne nous prononçons par sur la durée de la dérive
du navire. Même criblées de dettes, les économies socialistes peuvent, à l'instar
d'entreprises privées ou de collectivités publiques, repousser la faillite. Un
système peut, comme les sauterelles, essayer de voler aussi longtemps que pos-
sible, c'est-à-dire jusqu'à l'épuisement de ses réserves en glucose, respective-
ment ses possibilités financières. 28 Et après l'atterrissage forcé, on pourra
s'étonner du fait que le vol ait été tout de même possible si longtemps. Il aurait
pourtant suffi d'observer de plus près l'objet au moment du vol pour constater
que celui-ci ne pouvait pas durer. D'un autre côté, et pour rester dans la méta-
phore de l'aéronautique, on pourra dire aussi que les meilleurs avions ne valent
rien s'ils ne disposent pas d'instruments de navigation permettant non seule-
ment d'atteindre l'objectif, mais également de traduire les turbulences et per-
turbations de l'environnement en informations fiables.

28 Pour des analyses de ! 'effondrement du socialisme soviétique à partir de la faillite de ! 'Etat,


voir par exemple Skidelsky 1995: 95 ss., Boettke 1993 ou encore Kennedy 1993: ch. 11.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 49

Proposition 6: La société de communication est le catalyseur principal de la


décomposition des régimes totalitaires. Le corollaire est que l'absence
d'information mine à son tour le "système soviétique".

Les pressions de réforme politiques et économiques sous-jacentes à toute poli-


tique de libéralisation des régimes totalitaires ou autoritaires renvoient aux
mêmes réalités globales ou mondiales, en particulier à l'économie mondiale et
aux technologies de l'information. Les réformes entamées par l'URSS repré-
sentent, tout comme celles de la Chine avant elle, une nouvelle tentative de
rattraper l'Occident capitaliste et la dynamique correspondante d'une moderni-
sation continue par une modernisation imposée "par en haut". Ce problème
peut aussi être présenté en termes d'impératifs exercés par l'économie mon-
diale, telle que Wallerstein la conçoit dans sa conception du système-monde
capitaliste. On pourrait dire qu'avec la perestroïka, même le socialisme d'Etat
découvre la société de communication et d'information et, par là, les implica-
tions de cette formule: la modernisation dans l'ère des révolutions technologi-
ques permanentes présuppose la création et le fonctionnement de réseaux de
communication et de décision ouverts, complexes et décentralisés.
Une prise en compte des deux notions-clés interdépendantes par lesquelles
Gorbatchev a symbolisé et publiquement visualisé la volonté du régime
d'ouvrir le "système" et de réaliser des réformes politiques et économiques, à
savoir la glasnost et la perestroïka, permet de présenter les choses selon deux
approches. La première recourt à la notion de communication et conçoit les
changements en termes d'information et de médias de communication, tandis
que la deuxième traite la problématique avant tout sous l'angle de la différen-
ciation fonctionnelle. On peut décrire ce qui s'est passé en URSS au moyen de
la notion de communication et problématiser l'ouverture du régime avant tout
comme la libération de la communication publique vis-à-vis des restrictions et
interdictions thématiques (liberté d'expression) et organisationnelles (liberté
d'association). Cette libération a permis de rétablir des médias de communica-
tion publics libres et différenciés et, par là, l'opinion publique, tout en condui-
sant à l'explosion et à la renaissance d'une vie organisationnelle et associative
autonome au sein des différents domaines fonctionnels. Les libertés retrouvées
du choix des thèmes et des partenaires de la communication dépassent large-
ment le contexte politique et couvrent la diffusion, publication, présentation ou
manifestation publique de toutes formes de communication dans les grands
contextes de communication de la société (science, art, droit, éducation ou reli-
gion). Ceci présuppose aussi une économie qui soit à même de calculer écono-
miquement le prix des publications qui cherchent à voir le jour dans d'autres
systèmes.
50 INTRODUCTION

Ces significations de la glasnost, à savoir l'aspect "d'ouverture", d'espace


public ou de transparence politiquement organisée,29 renvoient également aux
problèmes de communication au niveau du régime. Celui-ci consent à ·"ouvrir"
son "système" à partir du moment où il se rend compte qu'il prend des allures
d'un ancien régime ne disposant pas ou plus des informations nécessaires pour
prendre les mesures politiques susceptibles d'assurer sa survie. Ceci n'est
qu'un aspect de la communication symbolisé par la glasnost, qui est un concept
présenté par le sommet politique quasiment comme programme de mise en
oeuvre. Si l'on considère la communication sous l'angle de sa diffusion, lady-
namique incontrôlable mise en marche par la glasnost doit être interprétée à
l'arrière-plan de ce qui l'a rendue possible - et compréhensible aux yeux du
public, devrait-on ajouter-, à savoir la présence d'un potentiel de communica-
tion moderne. Quoique politiquement restreint, ce potentiel ~'attendait qu'à se
manifester publiquement et/ou à quitter l'espace public second ou souterrain de
la société informelle, où la diffusion de l'information publiquement contrôlée
par la voie des samizdat et tamizdat de l'intelligentsia dissidente ne représente
qu'un aspect parmi d'autres. De manière plus générale, l'état de modernisation .
atteint en URSS, exprimé ici en termes de formes et attentes de communication
modernes, renvoie à un effet de démonstration exercé par la modernité occi-
dentale, telle qu'elle est visualisée et diffusée par les médias de communication
électroniques. Ceux-ci, inévitablement, transportent des standards de moder-
nité, de progrès, de chances de participation, etc., qui montrent ce qui pourrait
être réalisé si le régime n'entravait pas systématiquement la communication
fonctionnelle et ses normes de performance, auxquelles l'URSS est soumise
comme toute autre région du monde.
La question n'est pas de savoir si la différenciation fonctionnelle est réalisée
ou non, celle-ci est de l'ordre de la nécessité. C'est le schéma de la différencia-
tion fonctionnelle qui permet de problématiser des retards dans la modernisa-
tion, des retards dus aux blocages politiques de solutions matériellement
adéquates. La différenciation fonctionnelle montre aussi que les réponses in-
adéquates du régime aux défis continus de la modernisation ont une dimension
systémique, dans la mesure où l' anti-capitalisme obsessionnel du régime tra-
duit le savoir que l'ordre capitaliste, fait d'indépendances et d'inter-
dépendances, ne peut pas être introduit ou réalisé de manière sélective. Argent,
propriété, contrat, droit privé et public, innovation, etc., représentent des méca-
nismes qui décrivent les rapports de confirmation mutuels entre les systèmes.
Le niveau de performance atteint dans les différents systèmes ne serait pas
imaginable, si des domaines, tels que l'économie, le droit, la politique, la
science ou la santé ne se renforçaient pas mutuellement. Dans ces conditions,

29 Voir pour ces aspects de la glasnost: Torke 1993: 98s., Nove 1990, Roth 1991, Dictionnaire
de la Glasnost 1989, Kretzschmar/Leetz 1991.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 51

l'effet de démonstration signifie, par exemple, pour les médecins soviétiques,


qu'en dépit du fait qu'ils disposent d'un personnel médical qualifié, d'un sys-
tème d'éducation efficace ou d'un niveau scientifique très élevé dans le do-
maine de la médecine, ils ne disposent ni des technologies, ni de l'argent
nécessaires pour moderniser les méthodes de traitement, les infrastructures de
la santé ou les outils d'observation et d'analyse dans la recherche.
La thématisation de nouveaux problèmes et la rethématisation des anciens
(confrontation au passé totalitaire et à l'incapacité du parti unique de résoudre
les problèmes d'une société moderne) traversent tous les domaines sociaux ja-
dis contrôlés politiquement et confrontés, désormais à des retards de moderni-
sation plus ou moins considérables. Le breakthrough de la société de
communication se manifeste avant tout dans la multiplication autodynamique
des thèmes, du nombre des événements traités et, bien entendu, des centres de
diffusion de l'information, ce qui entraîne ainsi une multiplication sans précé-
dent des chances et des possibilités de communication. Cette évolution présup-
pose l'existence et le fonctionnement de médias et de technologies de
communication modernes. Ces derniers ont sans aucun doute joué un rôle fon-
damental dans la décomposition du "système" soviétique. C'est déjà à ce ni-
veau de la communication, donc en partant des médias et des thèmes de la
communication, que la question de savoir ce qui a changé en URSS peut rece-
voir une réponse.

Proposition 7: Les réformes et tentatives de modernisation entamées sous Gor-


batchev (perestroïka) sont censées sauver le "système", mais accélèrent en fait
sa décomposition.

Le processus de libéralisation et de réformes politique et économique entamé


sous Gorbatchev (révolution "par en haut") doit être interprété comme tentative
qui cherche, à partir d'une prise en compte de la globalisation de la modernisa-
tion, à mettre fin à la fiction d'une société organisée. II s'agit de sauver l'entité
politique exceptionnelle URSS en la transformant en un Etat normal. Les fina-
lités de la modernisation amorcé par Gorbatchev doivent être distinguées de ses
effets. Avec la dissolution des restrictions communicatives et du contrôle poli-
tico-administratif centralisé, le rétablissement des différents espaces publics de
communication, le régime ne perd pas uniquement l'accès organisationnel aux
autres systèmes fonctionnels, il perd aussi le contrôle du système politique, qui
se redifférencie sur la base d'une inclusion du public et, par là, de
l'institutionnalisation de la distinction gouvernement et opposition. En d'autres
termes, il est mis devant le fait accompli que sa société se dérobe à son con-
trôle: l'autonomie des différents contextes sociaux ne peut plus être niée par le
biais de l'intégration organisationnelle fictive de ces derniers. On s'aperçoit
que la modernité des différences fonctionnelles de la société n'est pas réducti-
52 INTRODUCTION

ble au résultat d'un processus de modernisation, si l'on entend par ce dernier


simplement des réformes ou un changement politique basés sur des supposi-
tions de causalité. La théorie de la différenciation fonctionnelle implique, à cet
égard, la focalisation de processus de modernisation et de différenciation à long
terme. Un programme de restructuration politique et économique tel que la
perestroïka en fait partie, mais ne peut certainement pas être considéré comme
point de départ de la modernisation-différenciation des structures sociales.
Les évolutions politiques correspondantes peuvent être considérées comme
un double processus de différenciation du système politique: par rapport à la
société, dans laquelle celui-ci se repositionne, et par rapport à ses structures
internes où se voient relativisés, modifiés et transformés le rôle et la position de
ce qui jadis a été identifié au "système" soviétique, à savoir le parti commu-
niste. Les aspects à préciser de cette transformation politique concernent
d'abord le retrait de l'Etat-parti et la reconstruction de structures politiques et
étatiques autonomes, donc modernes, impliquant une nouvelle conception du
pouvoir politique, admettant le principe de l'opposition politique, ainsi qu'un
principe d'inclusion général du public dans le système politique à travers des
rôles autres que les mécanismes d'inclusion prévus par le parti léniniste. Il
s'agit en fait d'un retour de la politique, donc aussi d'une perspective "par en
bas", si on entend par là la réactivation thématique et organisationnelle de la
politique par des partis, groupes ou mouvements politiques reconnus qui cher-
chent à occuper l'agenda thématique et les positions gouvernementales de la
politique.
L'opposition politique reconnue au sein de la politique doit être distinguée
de l'opposition et de la dissidence au sein d'un système sans opposition institu-
tionnalisée et donc sans inclusion du public. Là où une telle opposition a pu se
former ou survivre au sein de la sphère de domination soviétique, elle apparaît
comme mouvement dirigé contre le régime symbolisant un "système" sans po-
litique. Un regard sur les pays d'Europe centrale montre, par ailleurs, que les
modalités d'articulation et les thèmes centraux des mouvements d'opposition
ou dissidents ne peuvent pas être considérés sans une prise en compte des expé-
riences de crise au niveau national. Ces expériences sont liées à l'échec de la
modernisation socialiste et l'expérience du pays satellisé par le centre impérial,
ainsi qu'à des facteurs comme l'histoire et l'identité nationale. Le potentiel sé-
mantique de formules symbolisant des identités collectives peut et a pu être
mobilisé au cours de la reconstruction de différenciations modernes (normales)
contre les différenciations imposées ("normalisées " 30) par le centre hégémoni-

30 Il ne s'agit pas ici d'une description d'un mouvement vers un état normal, mais de la préci-
sion de l'état d'un régime qui cherche à stabiliser - à normaliser - son pouvoir après la
phase de construction révolutionnaire de son "système". Le concept de normalisation re-
monte à Max Weber qui l'a utilisé dans ses études sur la transformation du pouvoir charis-
matique. Voir à ce sujet infra p. 166ss.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 53

que soviétique. C'est dire aussi que les anti-révolutions de 1989 et 1991 mar-
queront la fin de la fiction révolutionnaire, de l'idée totalitaire d'une société
planifiée, pilotée et séparable de la société moderne. Celle-ci représente
l'horizon indépassable de toute description et structure alternative. Et tout so-
cialisme, de type soviétique ou autre, visant l'autarcie, sait qu'il doit les condi-
tions de sa possibilité et de son échec au fait même de la société moderne, aux
impératifs de ses différences fonctionnelles.

Modernité et mise en cause de la modernité

Proposition 8: Les disparités entre une modernité du centre et une modernité


périphérique ne trouvent plus leur origine dans une structure de classes, mais
dans le mode opératif des systèmes fonctionnels. Ces disparités sont à l'origine
de contestations, voire de nouvelles descriptions totalitaires de la société.

La fin de la confrontation entre socialisme et libéralisme, qui présupposait,


dans une succession quasiment logique d'événements, tels que "l'ouverture" de
l'URSS sur l'Occident, la proclamation de la fin de la lutte des classes interna-
tionale et l'auto-dissolution du régime, consacre aussi la fin d'une guerre sé-
mantique qui puisait son potentiel dans le l 9e siècle. Dans cette situation, on
peut se contenter de se placer dans le camp des vainqueurs et de faire l'éloge
du capitalisme ou d'une modernité définie dans le sens du marché et de la dé-
mocratie, de tracer les contours diffus d'une fin de l'histoire ou de revaloriser
des concepts classiques comme celui de la société civile. Cependant, les suppo-
sitions sur le mouvement d'une "histoire universelle de l'humanité dans le sens
de la démocratie libérale"31 révèlent des déterminismes qui sont comparables à
ceux du marxisme-léninisme concernant l'effondrement du capitalisme et
l'évolution des choses vers la société socialiste. De telles déclarations relèvent
d'une philosophie de l'histoire du 19e siècle et se trouvent aux antipodes d'une
théorie de l'évolution moderne, qui implique que l'évolution des structures
sociales, dans laquelle le hasard joue un rôle fondamental, n'est pas prévisible
ou programmable.
Indépendamment de cet aspect, on observe une confusion entre une séman-
tique politique et les modalités de sa réalisation pratique, d'une part, et la quali-
fication du tout social dans les termes d'une partie de ce tout, à savoir de la
politique, d'autre part. Or, la société moderne, et par là les processus de mo-
dernisation, ne peuvent être compris adéquatement, c'est-à-dire à un niveau
suffisamment complexe, si l'environnement est sondé uniquement à partir de la
distinction typiquement politologique démocratie/non-démocratie ou, ce qui

31 Voir Fukuyama 1992: 64ss.


54 INTRODUCTION

revient au même, en situant le problème à la frontière classique Etat/société.


Ainsi, les raisons, qui interdisent aux systèmes politiques se désignant comme
démocraties de défendre cette formule dans d'autres régions du monde, ne se
laissent pas insérer dans un schéma vague sur l'évolution générale vers la dé-
mocratie. De même, les proclamations et acclamations par les politiciens de la
démocratie, de l'Etat de droit, de la constitution ou du marché comme acquis
de la modernité, ne créent pas en soi la réalité correspondante dans Je sens de
points de repère généralement compris et acceptés qui permettent aux particu-
liers d'agir. Un regard sur les régions périphériques de cette modernité occi-
dentale aurait pourtant pu montrer que le simple fait qu'un pays donné se dit
engagé sur la voie de la modernisation ne garantit pas le passage à la moderni-
té.
L'effondrement des régimes politico-économiques du socialisme d'Etat, de
type soviétique, a fait notamment surgir la question de savoir comment
l'Occident allait désormais être en mesure d'assumer sa modernité sans pouvoir
disposer, à l'arrière-plan, du contre-projet d'une modernité socialiste, la raison
d'être de l'URSS. La question traduit typiquement un raisonnement au sein de
la différence capitalisme/socialisme ou de la différence Occident/Est, indiquant
la manière dont la société était pensée, comme réalité divisée politiquement,
dont la naturalisation a peut-être caché certaines divisions moins artificielles
dans le camp des vainqueurs. Et elle nous conduit à la question autrement per-
tinente concernant le caractère et les implications d'un type de modernité qui
semble l'avoir emporté. Car il se pourrait qu'après la fin de la "lutte de classes
internationale", qui pouvait aussi être présentée comme guerre civile mondiale
(Koselleck), on aborde aussi plus librement le couple égalité/inégalité par le-
quel des théories sociologiques de société plus ou moins établies, en particulier
les approches marxistes et la sociologie de la stratification, ont défini ou défi-
nissent encore les structures de la société, en les précisant comme structures de
classes inégales ou comme différences sociales plus ou moins inégales entre
couches sociales supérieures, moyennes et inférieures.
La réponse n'est simple et évidente que pour les .approches qui réduisent le
problème de la modernité, et les processus de modernisation qui doivent y me-
ner, à la question de la réalisation des structures de marché et de la démocratie.
Elle l'est moins, si l'on problématise les conditions de réalisation et l'évolution
des structures sociales modernes au sein d'une société mondiale, une société
dont les structures économiques et politiques ne cessent de produire des dispa-
rités et décalages énormes et croissants entre centres et périphéries, entre ga-
gnants et perdants de la modernisation. 32 Les asymétries et inégalités ainsi
créées ne peuvent pas ne pas engendrer au niveau sémantique des descriptions
qui opposent aux différences fonctionnelles établies le contre-projet de diffé-

32 Voir par exemple Kennedy 1993: 193ss.


APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 55

renciations alternatives. 33 Le 20e siècle n'aura pas connu finalement unique-


ment la globalisation d'une seule modernité, que la vitesse des changements et
des innovations économiques et technologiques semblent toujours caractériser
et symboliser. Les victoires des processus de modernisation continus de
l'Occident ont comme corollaire les contestations de cette modernité et les
échecs multiples de la modernisation, capitaliste comme socialiste: de nom-
breuses régions arriérées du globe sont confrontées à la question de leur dépen-
dance par rapport aux centres industrialisés, à la question de la voie à adopter
afin d'être en mesure de suivre, de catch up ou de take off si l'on utilise la ter-
minologie des théories de la modernisation. C'est dire que l'analyse de
l'évolution et des types de changement de structures sociales ne peut pas se
contenter de décrire, à l'instar des théories de la modernisation, les options et
chemins s'ouvrant à tel ou tel autre pays à un moment historique donné. Elle
doit aussi tenir compte des descriptions produites au sein de la société sur cette
société.
Parce que la société globalisée ne connaît pas de réponse globale aux pro-
blèmes existants et aux nouveaux défis, nous sommes confrontés au risque
permanent d'un resurgissement de nouvelles tentatives totalisantes, qui érigent
des critères normatifs, idéologiques, religieux, ethniques, nationaux ou autres
en principes universels de construction d'une société unitaire, et qui, en postu-
lant le caractère exclusif de leur description, risquent de déclencher des guerres
pour imposer leur type de différence. On comprendra dès lors la tentation de
réduire, au sein même d'un monde complexe, la réalité opaque de la société à
une unité visible, de re-inventer ou construire des identités sociales, ou tradi-
tions, censées compenser la perte de l'unité, de l'histoire, des valeurs, etc. Sous
cet angle, il n'est pas étonnant que la fiction de la transparence ou de
l'homogénéité cherche, aujourd'hui, le plus souvent sa réalisation dans une
conception particulière du territoire et, par là, dans l'Etat, dans une entité poli-
tique qui se voit chargée d'organiser l'identité sociale.
Ces observations amorcent des discussions qui dépassent le cadre de notre
étude. Elles renvoient aux effets problématiques d'une société disloquée et
-post-ontologique qui échappe à l'emprise de tout projet visant à (re-)présenter
'la complexité du social en termes d'unité, d'identité, de communauté, de nation
ou de solidarité. Un système social tel qu'un parti politique ou un mouvement
social peut bel et bien se présenter comme unité, solidarité, identité ou volonté
politique, à condition de ne pas confondre ses descriptions ou constructions -
qui représentent en fait des conditionnements et restrictions communicatives

33 Le type d'inégalité dont il est question ici est donné, comme nous le préciserons encore, par
le type de différenciation de la société moderne, et dépasse de loin, dans ses conséquences,
ce qui peut être décrit au moyen d'une notion d'inégalité telle qu'elle est utilisée en règle
générale dans l'évaluation de positions dans la stratification et de la distance qui les sépare
des sommets des hiérarchies sociales, Voir Moore 1987,
56 INTRODUCTION

imposées aux membres de l'organisation en question 34 - avec la réalité socié-


tale, avec l'idée que celle-ci pourrait aussi avancer comme un corps uni, être
représentée par le bon leadership ou encore identifiée à une idée normative.
On peut se rendre compte qu'une approche différentialiste ne permet pas
seulement de mettre en cause des tentatives totalitaires régionales qui hissent le
modèle de l'organisation au niveau de la société tout en s'imaginant que la
communication peut être conditionnée ou prescrite. Elle laisse aussi entrevoir,
de manière générale, que toute sémantique politique qui extrapole les concepts
ou programmes applicables au sein d'une organisation particulière d'un sys-
tème fonctionnel partiel de la société pour les présenter comme points de re-
père ou valeurs indispensables de l'identité sociétale, comme choix ou projet de
société, n'a pas d'accès à la société. Et cela même si cette sémantique se voit
légitimée démocratiquement, en supposant donc que les (re)constructions poli-
tiques de la réalité sociétale sont partagées par le peuple. On reconnaît ici typi-
quement les descriptions politiques communautaires de la société: basées sur le
présupposé que la société peut être changée, elles sont à l'origine d'une spirale
d'attentes qui ne peuvent qu'être déçues, et elles engagent régulièrement la
responsabilité du système qui les nourrit et auquel elles sont adressées, à savoir
la politique.
Contrairement à ce que les adeptes d'une théorie optimiste de la moderni-
sation suggèrent, la formation de structures de communication modernes
n'implique pas l'idée d'une évolution vers un état meilleur. Aujourd'hui, on
ajoutera qu'il n'est même pas certain que la société moderne pourra faire face,
dans ses centres mêmes, aux effets de ses acquis, de l'autonomie de ses grands
domaines fonctionnels. L'évolution, à laquelle nous devons le fait d'une société
complexe, ne nous renseigne pas si les structures sociales réalisées tiendront, si
elles pourront continuer à remplir la fonction pour laquelle elles sont différen-
ciées. En d'autres termes, bien que nous ayons de bonnes raisons de considérer
des structures fonctionnellement différenciées comme plus complexes que cel-
les réalisées dans une société traditionnelle ou par un socialisme étatique, qui a
misé plutôt sur la hiérarchie et l'idée que le changement d'une société était pos-
sible par le décret et l'organisation, nous ne pouvons pas savoir si le monde·
supportera dans le long terme la dynamique de la société moderne. Que la mo-
dernisation puisse échouer ou conduire à davantage de problèmes est un fait
bien connu et problématisé par diverses approches sociologiques. 35 Nous ne
savons pas si l'économie, pour ne prendre que l'exemple le plus frappant, sera

34 Voir Fuchs 1992: 222s.


35 Voir déjà Eisenstadt 1964 et à titre d'exemple l'évocation plus ou moins directe, sceptique,
du problème par des auteurs comme Luhmann 1986b, 1991; Scheuch 1991; Sterbling 1993;
Willke 1989; Zapf 1991. Pour une analyse pessimiste et marxiste, voir Kurz 1991.
APPROCHES D'UN EFFONDREMENT 57
à même de résoudre par ses propres moyens les problèmes créés par les effets
de sa dynamique autonome.
De même, tout comme les grands domaines fonctionnels de la société mo-
derne peuvent créer des problèmes insolubles au niveau de la société, les diffé-
rences primaires sur lesquelles ces systèmes sont basés peuvent être mises en
cause et remplacées par des formes de différenciation moins complexes, plus
régressives, qu'on pourra qualifier de dédifférenciation. On n'a pas besoin
d'une théorie sociologique pour retenir le fait que la différenciation segmentée
de la politique mondiale en Etats n'est pas uniquement à l'origine ·de dangers
de guerres froides ou chaudes: le conditionnement territorial des Etats renvoie
aussi aux restrictions, simplifications, morcellements des perspectives ou ris-
ques, qui sont impliqués dans une vision régionale ou locale des choses, une
vision de l'intérêt national qui s'avère être avant tout une logique d'exclusion
et d'inclusion. Par ailleurs, on peut constater que les frontières d'Etats dans des
régions périphériques cachent à peine la disparition de l'Etat et ne représentent
souvent rien d'autre qu'une forme vide derrière laquelle surgissent les différen-
ciations régressives de structures tribales. De même, l'évolution actuelle sem-
ble montrer un processus de différenciation au cours duquel les Etats se
décomposent et se reconstruisent de plus en plus selon des critères ethniques
sans que l'on puisse savoir si, et dans quelle mesure, les entités créées seront
viables et se stabiliseront.
Après ce premier survol de la problématique du socialisme soviétique, nous
nous tournons maintenant vers l'univers conceptuel complexe de la théorie des
systèmes autoréférentiels pour explorer le potentiel explicatif des notions déjà
mentionnées. Nous pensons surtout aux concepts de société, de différenciation
fonctionnelle et d'organisation. Nous abandonnons donc provisoirement le re-
gard direct sur les régions soviétisées et nous nous fions aux instruments de
navigation de la théorie de la société, qui nous permettront aussi d'évaluer les
distinctions utilisées par les théories de la modernisation et du changement dans
la description et la construction de la réalité soviétique. Nos propositions tra-
duisent une distanciation théorique par rapport aux analyses recourant à la tra-
dition sociologique des classiques. Au vu des problèmes amorcés, on peut en
effet douter que ces approches soient en mesure de nous guider dans
l'exploration conceptuelle de réalités modernes. De même, il est douteux
qu'une théorie de la modernisation essentiellement orientée sur les acteurs, par
exemple, les élites (modernisationfrom above oufrom below)36 , puisse conce-
voir ces problèmes de manière adéquate, c'est-à-dire suffisamment complexe.
Etant donné que nous observons les apports conceptuels des approches so-
viétologiques à partir de notre perspective systémique orientée sur la théorie de
la différenciation fonctionnelle, nous avancerons par une sorte de mise en con-

36 Voir Sztompka 1993: 138.


58 INTRODUCTION

trastes de plusieurs niveaux d'analyse, qui permettront aussi de souligner les


différences dans le potentiel explicatif des théories utilisées. Il s'agit d'abord de
savoir si, dans quelle mesure et avec quels concepts, ces théories nous permet-
tent d'expliquer l'évolution, voire l'effondrement du socialisme d'Etat soviéti-
que. Certains concepts appartenant aux approches classiques occuperont une
position-clé dans notre propre perspective, dans la mesure où ils représentent à
la fois des portes d'entrée particulièrement significatives pour comprendre
l'architecture du socialisme soviétique et des points de liaison ou de référence
communs pour plusieurs courants sociologiques et politologiques. Nous pen-
sons avant tout aux concepts mentionnés plus haut (voir Rl-R7) qui, transférés
dans une théorie de la société moderne, peuvent être précisés au sein d'un con-
texte plus large de distinctions systémiques.
PARTIEi

MODERNITÉ UNIVERSELLE
vs.
MODERNITÉ SOCIALISTE
CHAPITRE PREMIER

La société monde

L'effondrement des structures sociales du socialisme réel, qui diffusait pendant


des décennies l'image illusoire de la réalité régionalisée d'une société socia-
liste, ne nous dispense pas de trouver une réponse sociologique à la question de
savoir sur quoi est basée l'unité complexe de ce que nous appelons société.
C'est de la précision de cette unité que dépend aussi toute conception du chan-
gement et de l'évolution sociale. Et c'est de là aussi, de la prise en compte de la
complexité de la société moderne, qu'une analyse des raisons de
l'effondrement du socialisme soviétique doit partir.
Dans la perspective systémique, la société représente un type particulier de
systèmes sociaux autoréférentiels. De tels systèmes utilisent des communica-
tions pour se reproduire et combiner tous les événements constitutifs du sys-
tème. 1 En toute conséquence, la société est définie comme un système de
communication autoréférentiellement fermé qui se reproduit sur la base de
communications. Elle est là où il y a communication. Sa frontière est celle sé-
parant la communication de ce qui ne relève pas de la communication.2 La so-

Voir Luhmann 1982b: 177.


2 Le concept sociologique de la communication utilisé par Luhmann doit bien entendu être
distingué de la signification que lui donnent les "sciences de la communication" (Voir par
exemple Breton/Proulx 1993, ainsi que notre présentation de la théorie de communication
de Luhmann in Hayoz 1991). En résumé, des systèmes sociaux naissent dès qu'une com-
munication se réalise. Au commencement est, pour tout système social, une communication
qui, si elle donne lieu à d'autres communications, stabilise les frontières d'un système. Tout
ce qui ne relève pas de la communication est traité comme environnement qui, lui, est bien
entendu toujours présent et problématisé comme thème possible de communications. Les
systèmes sociaux représentent des systèmes de communication: ils utilisent des communi-
cations pour se reproduire. Ils créent et traitent des informations. Toute communication im-
plique un traitement d'informations. Les éléments constitutifs d'un système social sont
toujours des communications compréhensibles qui sont produites et reproduites par des ré-
seaux de communication (Voir Luhmann 1990c: 1-21). C'est la compréhension qui com-
plète le processus de communication, dans lequel il ne s'agit pas uniquement de savoir de
quoi on va parler - la sélection d'une information -, et de communiquer ceci par le choix
d'un comportement expressif, il s'agit aussi et surtout de comprendre l'information (Voir
62 CHAPITRE PREMIER

ciété n'est donc pas composé d'êtres humains ou d'actions, elle est au contraire
l'unité de la totalité des communications. Elle ne connaît pas d'environnement
social - et c'est ce qui la distingue de tous les autres systèmes qui s'établissent
en son sein -, puisqu'elle inclut toutes les communications. Par conséquent,
toute communication est toujours communication-dans-la-société. Toute criti-
que de la société est, dans ce sens, une opération au sein même de la société.
Toute modification de cette société ou toute révolution n'est possible que
comme opération à l'intérieur de la société, dès lors que celle-ci est un ordre
autosubstitutif. Et toute observation de la société ne peut être qu'une autodes-
cription de la société qui, à tout moment, peut être observée, critiquée et mise
en cause par d'autres descriptions. C'est dire que la société ne produit pas uni-
quement des différences au niveau de ses communications de base; elle engen-
dre aussi, en son sein, des distinctions dans le sens de descriptions multiples,
qu'il s'agisse de simples communications sur la communication, de descrip-
tions dans les contextes fonctionnels importants de la société ou de descriptions
théoriques ou idéologiques de cette société.
En partant d'une conception de la société basée sur la communication, on
peut, dans une perspective évolutionniste, décrire la complexification crois-
sante des sociétés historiques successives sous deux aspects, à savoir comme
problème de l'extension et de l'intensification de la communication (médias ou
techniques de communication), et comme problème de la formation ou de la
différenciation des systèmes au sein de la société. L'observation de l'extension
continue de la communication sociétale; qui englobe aujourd'hui la planète
toute entière, fait ressortir l'importance de techniques de communication dans
l'évolution. Elle permet de s'interroger sur ce qui change au niveau de la diffu-
sion de la communication et de la description des sociétés historiques, si le
monde passe d'une culture orale à une culture écrite ou, comme aujourd'hui, à
un mode de traitement électronique de l'information. D'un autre côté, le sys-
tème de communication global de la société, étant nécessairement différencié,
il s'agit de pouvoir préciser le principe d'ordre qui régit la différenciation in-

Luhmann 1988a: 11, et surtout Luhmann 1984a, ch. 4). L'unité que représente une telle
synthèse définit la communication et l'intègre comme élément et point de rattachement
dans un processus où d'autres communications peuvent se succéder. La compréhension est
en effet le terme-clé permèttant de voir que le processus de communication est un proces-
sus autoréférentiel, autosubstitutif. C'est à ce niveau qu'il faut situer la genèse des systè-
mes sociaux. Seule la compréhension permet de poursuivre la communication à travers un
réseau de communication fermé, dont les conditions sont indépendantes de la conscience
des participants à la communication. Nous évitons, dans le contexte de cette étude, le re-
cours au concept plus complexe de "l'autopoièse", utilisé dans la théorie des système auto-
référentiels pour désigner la capacité de systèmes cognitifs, biologiques ou sociaux, de
déterminer eux-mêmes les modalités élémentaires de leur autoreproduction dans un proces-
sus fermé et circulaire, qui est la condition même de toute ouverture, de toute connaissance,
bref, de la possibilité de construire et d'observer le monde ou un environnement spécifique
avec les moyens d'observation du système.
LA SOCIETÉ MONDE 63

terne de la société. En vertu de quel principe, les différentes parties de la so-


ciété s'articulent-elles ou sont-elles positionnées les unes par rapport aux au-
tres? Quelle est la différence dominante qui permet de caractériser la structure
de la société et de la délimiter par rapport à une autre? Ainsi posée, la question
n'est pas de savoir quelle est la partie la plus importante d'une société, mais de
décrire ce qui unit les différences, donc l'unité d'une société différenciée en
systèmes. Nous verrons que Luhmann parle, dans ce contexte, de formes de la
différenciation de systèmes, qui se succèdent ou se superposent historiquement,
tout comme les techniques de la communication.
Ainsi, le passage d'un type de société à un autre peut être identifié à partir
du remplacement du schéma de différenciation dominant d'une société, comme
celui de la communication en systèmes stratifiés des sociétés aristocratiques
régionales par l'établissement d'une communication guidée selon les critères de
systèmes fonctionnels définissant la société moderne. Les médias de communi-
cation et les formes de la différenciation représentent des acquis de l'évolution
qui nous renseignent sur le potentiel de changement des structures sociales, et
par là également sur la complexité d'une société associée à une époque don-
née. 3 Ces acquis peuve~t être repérés dans les innovations qui entraînent des
changements d'une telle ampleur qu'ils réalisent un nouveau type de société ou
s'ouvrent sur une nouvelle époque. Leur changement accroît donc la com-
plexité de la structure sociétale tout en permettant de distinguer les formations
de sociétés en tant que telles, en tant que séquences ou époques. Si telle est la
situation que nous vivons depuis la révolution de l'imprimerie et depuis
l'effondrement de l'ordre stratifié traditionnel dans les temps modernes ou dans
la société moderne, il n'est pas possible de découper le monde en sociétés mo-
dernes, moins ou non modernes, comme si elles n'existaient pas de manière
simultanée mais quasiment dans une succession historique. Aujourd'hui, ces
acquis de l'évolution définissent une modernité dont les technologies de com-
munication et la dynamique des contextes de communication fonctionnels ont
atteint un degré de complexité et un potentiel communicatif qui dépassent de
loin les possibilités des sociétés traditionnelles, tout en nous confrontant aux
difficultés de décrire cette société.
En tous les cas, l'extension planétaire de la communication et le principe de
construction de la société moderne basé sur la formation de systèmes fonction-
nels confinnent l'image d'une seule et unique société globale. Et c'est parce
que la société moderne n'obéit plus au principe d'une stratification attachée à
des territoires, mais aux impératifs d'une communication fonctionnelle, qu'il
ne peut y avoir plus qu'un seul système de société englobant toutes les com-
munications. Tous les systèmes fonctionnels communiquent sur tout ce qu'ils
peuvent communiquer. Ils constituent la société par la communication. Et dans

3 VoirLuhmann 1985c: 19ss., 1989a: 158ss.


64 CHAPITRE PREMIER

la mesure où chacun communique sur quelque chose de différent, ils se distin-


guent et se différencient de la communication sociétale selon leurs propres cri-
tères. S'il n'y a plus qu'une seule société dans des conditions modernes, celle-
ci est forcément société mondia/e.4 La société moderne est donc société:.
monde, dans le sens où toutes les sociétés historiques l'ont connu, et construit,
en tant que monde unique qui constitue l'horizon de toutes les significations.
Mais plus fondamentalement, elle est surtout société-monde du fait que la pla-
nète ne connaît plus qu'un seul système de société global.
Une telle description doit être distinguée de celles qui, impressionnées par
la révolution des moyens de communication et de l'extension continue de la
communication globale, découvrent une société mondiale dans le sens techni-
que ou quantitatif d'une société de la communication ou d'une société médiati-
sée (médias). Dans une perspective systémique, la société-monde est une réalité
qui est perçue au moins depuis le 17e siècle, depuis la régularisation de la
communication au niveau planétaire, et qui va de pair avec la différenciation
fonctionnelle, avec la reconstruction de la société par des systèmes fonction-
nels, tels que l'économie, la politique ou la science. Ceux-ci se détachent d'une
intégration territoriale par des Etats ou des empires qui définissent encore leurs
sociétés (politiques) dans les confins de leur domination territoriale. Désormais,
les frontières de la société sont fixées et modulées par la communication fonc-
tionnelle qui reproduit la société globale tout en complexifiant le réseau des
communications et en accélérant les échanges correspondants. Il n'est donc pas
nécessaire d'attendre l'ère de la globalisation, et sa célébration à la fin du 20e
siècle, pour aboutir à la conclusion que le monde ne connaît plus qu'une seule
société.
Une telle conception de la société mondiale ne peut pas être comprise, donc
acceptée, par les observateurs du processus de globalisation, qui ne disposent
que du critère non-sociologique de l'Etat-nation, pour concevoir une société. 5
Les approches observant des tendances à la globalisation continuent à définir la

4 Voir Luhmann 1982b; 1989a: 30ss.; 1984a: 557, 585; 1994d; 1995b; et (déjà) 1971a. Voir
aussi Stichweh 1994c et 1995; Willke 1989 et Schmidt 1994: 312s. Pour la discussion du
concept dans d'autres contextes théoriques voir surtout Reimann 1992; Heintz 1982; Tu-
dy ka 1989; Tibi 1991, Schrôder-von der Brilggen 1993.
5 Waters (1995: 48 et 43) résume le point de départ étatique et territorial de théoriciens
"globalistes" comme Giddens ou Robertson: " ... the capitalist nation-state is the modern
society par excellence..", ou "societalization, the establishment of the 'modern' nation-state
as the only possible form of society". De même Michael Mann (1986: 212) pose typique-
ment la question de savoir dans quelle mesure les sociétés sont "territorialisées" et répond
en observant: "States are central to our understanding of what a society is. Where states are
strong, societies are relatively territorialised and centralised. That is the most general
statement we can make about the autonomous power of the state". Voir pour la prise en
compte des différences entre globalisation et société mondiale: Luhmann 1994d et 1995b et
Stichweh 1994c et 1995.
LA SOCIETÉ MONDE 65

société en termes spatiaux et parlent de sociétés nationales, donc d'une pluralité


de sociétés, qui sont toutefois confrontées, dans certains domaines fonctionnels
ou de manière générale, à des tendances de globalisation, c'est-à-dire au fait
même de la délocalisation et de la déterritorialisation des rapports sociaux, ou
encore au rétrécissement du monde dans le sens phénoménologique. A partir de
là, on peut distinguer les approches globalistes soit en fonction des domaines
dans lesquels sont observés des processus de globalisation et qui sont censés
accélérer (économie, technologies de l'information, communication de masse,
etc.) ou freiner (les Etats) la globalisation, soit en fonction de la finalité postu-
lée et projetée, plus ou moins déterministe, de ce processus ("one world",
"symbolic world", "borderless society", etc.). Des approches qui ne vont pas
aussi loin que les descriptions finalisées, parlent d'un côte à côte dialectique de
sociétés nationales, d'une société européenne et d'une société mondiale. 6 Et
même des approches systémiques admettant la réalité d'une société mondiale
partent d'une pluralité de sociétés modernes, tout en concédant la formation de
systèmes mondiaux latéraux. 7
Des courants apparentés se retrouvent aussi dans les théories de la moderni-
sation qui mettent l'accent sur les différences de développement ou les nouvel-
les chances de modernisation de la périphérie dans des conditions globalisées.
Ils sont présents dans les descriptions dites critiques, plus ou moins marxistes,
de la modernisation, pour lesquelles la seule structure globale est celle de la
superstructure du capitalisme mondial, dont les contraintes et impératifs dicte-
raient les possibilités de changement dans un monde qui voit le clivage cen-
tre/périphérie l'emporter sur tous les autres. Dans cette perspective, le système-
monde est pensé dans les termes d'une structure de domination ou d'un sys-
tème de stratification international inégalitaire, basé sur des rapports de classes
et d'exploitation globaux. 8 Rappelons, à cet égard, que Marx peut être considé-
ré comme précurseur des théories de la globalisation. Le socialisme a érigé sa
description du monde en conflit idéologique global, que le pouvoir soviétique a
transformé en conflit de "systèmes" coïncidant avec le rayon d'action territorial
des Etats impliqués: la sémantique de la société égalitaire globale est devenue
ambition globale d'un pouvoir totalitaire. 9
Une approche marxiste comme celle de Wallerstein, qui identifie le sys-
tème-monde à l'économie capitaliste, reste pourtant tributaire d'une conception
qui part de sociétés régionales classifiées en fonction de leurs positions écono-

6 Voir Münch 1993: 318ss.


7 Voir Willke 1989: 23ss; 1992: 363; 1993: 266; 1994: 41. Voir aussi la perspective classi-
que de Parsons 1973 qui parle d'un "système des sociétés modernes".
8 Voir par exemple Wallerstein 1989, Shannon 1989, Janos 1986 ou Heintz 1982.
9 Voir à ce sujet nos remarques infra p. 153ss. et 159.
66 CHAPITRE PREMIER

miques, et par là de leur pouvoir, en Etats du centre ou de la périphérie. 10 Le


concept d'effet de démonstration international peut, à son tour, être situé dans
ce contexte d'approches globalisantes. Or, l'observation de la problématique de
la modernisation à travers la grille des perspectives globalistes authentiques,
c'est-à-dire celles qui se présentent comme telles et ne se contentent pas de dire
que le tout obéit à une logique capitaliste, fait surgir la question du potentiel
explicatif d'un concept flou comme celui de globalisation. Ce terme ne nous
permet pas de trouver une réponse alternative à celle que fournissent les théori-
ciens du système-monde capitaliste dans l'explication des décalages énormes
entre les différentes régions du globe. Est-ce que ceux-ci résultent d'une struc-
ture globale déjà existante? S'expliquent-ils par le fait que nous ne vivons pas
encore dans un monde entièrement globalisé? Sont-ils dus à un système global
de pouvoirs étatiques, à des pouvoirs hégémoniques globaux ou encore au fait
que la globalisation n'a pas encore atteint certaines régions arriérées?
Le dénominateur commun des approches globalisantes se manifeste dans
une mise en relation d'unités territoriales, considérées comme sociétés, avec
des processus globaux et/ou des constructions sémantiques correspondantes
(par exemple économie mondiale, division globale du travail, politique inter-
nationale, organisations internationales ou multinationales, ordre mondial, glo-
bal village, télécommunication planétaire, conscience d'un seul monde, opinion
publique mondiale, droits de l'homme, humanité, etc.)'.1 1 A voir de plus près,
on se rend compte que la notion de globalisation prend sa signification à partir
du terme complémentaire opposé, à savoir celui de territoire ou de local. Ten-
denciellement, la globalisation décrit un mouvement de distanciation par rap-
port au territoire, au local, donc à l'espace: elle prétend faire disparaître celui-
ci. Est-ce possible? Si la globalisation n'a de sens qu'au sein de la distinction
territorial/global, comment peut-elle survivre à la disparition postulée du ter-
ritoire? Si tout est global, le fait même de la globalité ne pourrait pas être re-
connu. C'est comme si on préconisait l'existence de la figure sans arrière-plan
qui représente la partie complémentaire d'une distinction de deux parties. Ma-
nifestement, le terme "global" ne permet pas de différencier. La solution provi-
soire qui cache la finalité de la globalisation consiste donc à dire qu'il y a une
dialectique entre le territoire et le global.
L'observation d'un mouvement généralisé vers le global doit pouvoir indi-
quer le domaine ou le principe générateur qui crée la dynamique de la globali-
sation. Une partie des approches de la globalisation fait intervenir ici la

10 Chez Shannon (1989: 22) nous pouvons ainsi lire que " ... the particular nature of the politi-
cal-economy of the world-system of the modern era sets it apart from its historical prede-
cessors. lt is a capitalist economy organized into an interstate system."
11 Voir par exemple Waters (1995: 43), qui résume les aspects du processus de globalisation
tel qu'il est conçu par Robertson comme individualisation, internationalisation, sociétalisa-
tion et humanisation.
LA SOCIETÉ MONDE 67
dimension de la culture, qui est typiquement opposée à celles de la politique ou
de l'économie. Ces derniers domaines se déterritorialisent et se délocalisent au
fur et à mesure que leurs échanges se symbolisent. 12 Les globalistes rencon-
trent donc la communication et les effets globalisants des appareils sémantiques
dans les différents domaines sociaux et dans des moyens de communication,
dès lors qu'ils admettent que le traitement ou l'échange de l'information est en
soi non-spatial et délocalisé. Or, dire que ce qui est global ou universel est glo-
balisant, est, bien entendu, une description paradoxale, qui peut être atténuée
par l'observation que la communication (globalisante!) est, à son tour, soumise
à un processus de globalisation dans le sens, d'une part, d'une multiplication,
relativisation et universalisation de descriptions locales du monde, et, d'autre
part, d'une modernisation continue des médias de diffusion permettant
l'extension de la communication: un argument historique et technique donc, à
défaut d'une explication sociologique.
Nous retrouvons ici ce que nous avons présenté comme extension planétaire
du rayon d'action de la communication par le biais des médias de diffusion, qui
est concomitant du processus de détachement des domaines fonctionnels de la
tradition. Or, en opérant avec des oppositions telles que matériel/immatériel ou
territorial/non-territorial, qui sont sous-jacentes à la différenciation de sphères
culturelles et sphères localisables (économie et politique), les approches de la
globalisation ne peuvent pas concevoir le fait que tout ce qui est social est né-
cessairement basé sur la communication. La politique et l'économie sont en soi
des contextes de communication qui communiquent sur tout ce qu'ils peuvent
communiquer. Ils ne se réduisent pas à quelque chose de non-culturel qui doit
être civilisé ou culturalisé depuis l'extérieur, comme le pensent les globalistes.
Dans ce sens, l'idée d'une culturalisation du monde est en fait tautologique: on
observe que la politique ou l'économie se transforme en symboles ou en infor-
mations. D'un autre côté, ce n'est pas l'observation de l'intensification ou de
l'extension planétaire des échanges politiques et économiques internationaux
qui permet de conclure que nous avons enfin atterri dans un monde sans fron-
tières. Car une telle vision passe à côté d'un des traits caractéristiques de la
modernité, à savoir le fait que la politique, l'économie, la science, mais aussi la
religion (un domaine que les globalistes attribuent à la culture!) sont des systè-
mes fonctionnels autonomes qui traitent les questions de la pertinence des va-

12 Waters (1995: 8-10) attribue ainsi le potentiel de déterritorialisation et de globalisation à la


sphère culturelle dont les symboles globalisants l'emportent sur la dimension matérielle et
"localisée" des échanges économiques, d'une part, et la dimension territoriale de la politi-
que (échanges "internationalisés") d'autre part. La globalisation est définie comme "social
process in which the constraints of geography on social and cultural arrangements recede
and in which people become increasingly aware that they are receding" (Waters 1995: 3).
Voir aussi la définition de Robertson, qui parle de "compression of the world and the inten-
sification of consciousness of the world as a whole", ou celle de Giddens qui est basée sur
la neutralisation de l'espace à travers le temps. Voir Waters 1995: 41 et 46ss.
68 CHAPITRE PREMIER

leurs, de leur relativisme ou de leur universalisme, ou encore la question de


frontières, en vertu de leurs propres critères.
Au bout du processus de globalisation doit surgir idéalement l'espace d'une
seule(!) société-monde globale dans laquelle les seules contraintes spatiales des
rapports sociaux sont celles représentées par l'espace planétaire. Un tel sys-
tème-monde médiatisé ou culturalisé se trouve aux antipodes de l'approche
marxiste classique de la globalisation, à savoir le système-monde capitaliste de
Wallerstein, dans lequel les seuls véritables échanges globaux sont d'ordre
matériel. Or, même une approche qui conçoit la globalisation comme neutrali-
sation croissante de la territorialité par la symbolisation de tous les domaines
sociaux, ne gagne aucun critère sociologique autonome pour définir le social et
surtout l'unité du tout, de la totalité de ce qui est censé être global. La notion de
culture ne conduit à aucune description structurelle de la société, et laisse ou-
verte la question de savoir si ce qui est censé être globalisant ou globalisé se
situe au niveau structurel du déroulement de la communication, au niveau
d'une théorie scientifique ou à celui d'avis, de discours, d'idéologies, donc de
descriptions au sein de la société sur cette société et le monde. On a
l'impression que ces approches abandonnent la définition de la société aux
événements, en particulier au progrès des technologies de la communication et
aux thèmes surgissant dans la communication de masse, y compris ce que les
médias décrivent comme tendances ou phénomène de société au sein de la so-
ciété. Elles nagent en quelque sorte dans le sillage d'une inflation de la séman-
tique médiatisée du monde-un, de la planète-une ou de l'humanité. De même,
elles sont tributaires d'un modèle déterministe de l'histoire dans la mesure où
le passage d'un système-monde capitaliste au système des relations internatio-
nales, puis à un monde globalisé, traduit des phases successives au cours des-
quelles les rapports entre le matériel et l'immatériel se déplacent en faveur du
culturel qui s'universalise et finit par pénétrer tous les domaines sociaux. Après
la prédominance de l'économie (capitalisme mondial) et de la politique
(internationalisation, hégémonies régionales, ou politisation de l'économie et
de la culture par l'URSS au 20e siècle), l'autonomisation de la culture est cen-
sée marquer à son tour Je passage à une nouvelle époque, celle de l'idéalisation
globale. 13
En fin de compte, les approches partant de la globalisation ne sont pas pen-
sables sans les théories de la modernisation avec lesquelles elles partagent les
conceptions sur le type et la direction de processus de modernisation. Le mo-
dèle de diffusion qui y est contenu montre à son tour que la modernisation im-
plique et renforce la globalisation. Mais on peut aussi soutenir que la
modernisation présuppose l'existence d'un monde déjà perçu en termes glo-
baux, que la modernisation n'est pensable qu'au sein de la modernité, au sein

13 Voir Waters 1995: 159.


LA SOCIETÉ MONDE 69
de domaines sociaux se détachant de la tradition, des contraintes de la religion
ou du territoire étatique. Dans ce sens, modernisation et globalisation se condi-
tionnent réciproquement. Historiquement, la globalisation exprime les nouvel-
les chances de communication qui s'ouvrent par l'établissement de contacts
réguliers avec le monde entier, le développement de nouvelles technologies de
communication et l'effondrement de l'ancien régime au cours du 18e siècle.
Les approches de la globalisation observent que l'idée d'un monde unique
s'établit à partir du 16e siècle, un mpnde qui rétrécit et dans lequel les frontiè-
res territoriales se relativisent. Or, si la phénoménologie du monde-un est bel et
bien située au niveau planétaire - le monde de toutes les significations est
monde-planète -, elle n'est pas associée à l'idée correspondante d'une seule
société. Elle n'aboutit pas à la formule communication planétaire= monde-un
= société mondiale.
Contrairement aux approches finalisées de la globalisation - une société
globale dépassant les Etats -, celles qui partent d'une globalisation sectorielle
restent orientées sur le cadre Etat-nation-société. Dans les deux cas, on ne sau-
rait dire quelle pourrait être l'unité de la distinction Etat et globalisation, res-
pectivement planète et globalisation. La référence-clé reste une catégorie
spatiale dans ces approches. Même une approche dite culturaliste ne peut
s'exprimer qu'en termes de "trade off', d'une diminution ou d'une dissolution
de la territorialité dans le symbolique. Le refus d'abandonner les catégories
spatiales, ou l'annonce de leur disparition traduit la difficulté d'identifier et de
délimiter des structures sociétales en termes sociologiques, donc comme réalité
autonome indépendante de territoires étatiques. Or, si l'Etat est censé faire la
différence et délimiter une société, on est inévitablement confronté à la consé-
quence absurde que le territoire étatique doit aussi délimiter les frontières
d'autres systèmes, comme la science, l'économie, l'éducation, ou encore le
rayon d'action des mass médias. La même conclusion s'impose si l'on part de
particularités régionales ou de cultures spécifiques pour distinguer une société
par rapport à une autre. La différence cruciale à saisir ne concerne pas les diffé-
rences entre régions développées et régions sous-développées du monde, mais
celle entre les différences régionales et la société moderne, dont les différences
fonctionnelles engendrent et renforcent les disparités entre régions ou pays. En
considérant les différences de conditions de vie, et par là l'homogénéité de ces
conditions ou leur degré de modernisation comme critère de délimitation des
sociétés, on aboutit à une multiplicité de modernités, sans pour autant disposer
de critères permettant de qualifier l'unité sous-jacente de la société moderne.
Une telle perspective empêcherait, par exemple, de voir que les différences et
décalages politiques et économiques considérables entre les différentes régions
70 CHAPITRE PREMIER

du monde sont produits au sein de la société moderne, par le mode opération-


nel des grands systèmes fonctionnels. 14
Il est donc tout simplement impossible de faire coïncider les frontières spa-
tiales avec les frontières communicatives des systèmes fonctionnels, qui ne re-
courent pas à des critères géographiques pour se différencier par rapport à
d'autres contextes de communication dans leur environnement. De même, le
mode opérationnel des médias interdit une telle fixation territoriale ou une ré-
gionalisation de la communication de masse distinguée en fonction des frontiè-
res politiques. Si des frontières territoriales ne peuvent pas délimiter la société,
elles ont, en revanche, leur importance au sein de deux systèmes fonctionnels, à
savoir la politique et le droit. Pour des raisons évidentes, telles que le décou-
page politico-administratif du territoire pour les besoins de la formation du
consensus politique, de la sauvegarde des intérêts de la nation ou de la création
d'unités administratives (par exemple circonscriptions électorales et de juridic-
tion), ces domaines nécessitent une différenciation régionale. 15 Les frontières
territoriales localisent l'identité étatique de la politique au niveau mondial, dif-
férenciant ainsi une multitude d'Etats souverains égaux(!) qui ne se définissent
pas uniquement par rapport à un contexte international (relations internationa-
les), mais sont orientés de plus en plus sur les problèmes d'une société mon-
diale, des problèmes qui ne peuvent cependant être réglés que sur une base
régionale. 16 Mais ceci ne signifie pas que les contacts de la politique ou son
mode de traitement de l'information peut être déterminé par, ou coïncider avec,
des frontières étatiques.
Cet aspect est exprimé également, en partie, par les approches globalisantes
lorsqu'elles observent la trivialisation de la souveraineté étatique dans des con-
ditions d'interdépendances globales, trivialisation due au fait qu'un nombre
croissant de contextes de communication, de problèmes ou de menaces ne res-
pecte pas ou plus les frontières du territoire étatique. Et il est vrai qu'à cet
égard, la politique étatique, contrainte d'agir et surtout de réagir continuelle-
ment aux nouveaux défis, est désespérément arriérée par rapport aux conditions
et possibilités de communication de domaines tels que l'économie, la science
ou les médias. Nous pouvons aussi mentionner ici les répercussions des médias

14 Voir Luhmann 1989a: 35s., 1994d: 5 et 1995c: 19; Stichweh 1995: 33 et 1994c: 88-93.
15 Luhmann (1982c: 240) constate que "Territorial borders have the task of differentiating the
world society into segmentary political functional system, that is: in equal states. This is, in
turn, a pre-requisite for a good deal of political regionalization and this is, again in turn, a
condition for a sufficient degree of consensus-formation, which makes democracy possi-
ble." Voir aussi Luhmann 1989a: 36. Pour la discussion de frontières nationales dans le
contexte de la société mondiale voir Stichweh 1994c.
16 Dans ce sens, Luhmann considère les Etats comme adresses régionales d'une société mon-
diale, qui doit réaliser, en son sein, l'accomplissement de la fonction politique. Voir
Luhmann: "Metamorphosen des Staates" in Luhmann 1995a: 117s.
LA SOCIETÉ MONDE 71

de communication électroniques sur la communication politique. Nous les pré-


ciserons comme effets de décomposition dans le contexte de l'effondrement du
cornrnunisrne. 17 La dynamique des nouvelles techniques de communication ne
modifie pas uniquement les conditions de la communication transnationale; elle
conduit aussi, dans le domaine politique, à une homogénéisation de la commu-
nication dans le sens de la diffusion, au niveau mondial, d'attentes de compor-
tement politiques identiques ou d'attentes de modernisation ou de changement
semblables qui renvoient à la même réalité d'une opinion publique mondiale et
des acquis de la rnodernité. 18 Et la révolution au niveau des médias de commu-
nication peut déclencher des changements profonds de la communication pu-
blique au sein de pays dominés par des pouvoirs totalitaires ou autoritaires qui
sont sur le point d'entamer une ouverture ou une libéralisation de leurs structu-
res politiques. Dans ce sens, la glasnost peut être située au sein d'un contexte
de communication global et international (effet de démonstration), symbolisant
les libertés de communication qui sont absentes en URSS et que les réformes
politiques entamées par Gorbatchev prétendent rétablir.
Nous pouvons donc déjà voir au niveau de la communication de masse que
la société mondiale n'est pas uniquement présente comme images d'un monde-
événement unique - on peut communiquer sur tous les événements dans le
monde -, mais aussi comme circulation des notions-clés des sémantiques des
grands systèmes fonctionnels. Des événements rapportés, comme le change-
ment d'une constitution dans un pays, le renversement plus ou moins légal d'un
pouvoir politique établi, la découverte d'un nouveau vaccin contre un virus
dangereux, la découverte de la nouvelle pauvreté, la reprise d'une entreprise
nationale par une multinationale, le dernier communiqué anti-occidental d'un
mouvement de libération quelconque, les chiffres sur la criminalité croissante
dans les grandes villes, etc., traduisent l'omniprésence des réalités de la politi-
que mondiale, de l'économie mondiale ou encore d'une science qui opère à son
tour au niveau mondial. Or, si les symboles sémantiques de ces systèmes,
transportés par les médias, semblent être compréhensibles et homogènes, en
traduisant les mêmes espoirs de plus de démocratie, plus de progrès scientifi-
que, plus de modernisation, plus de richesses, plus de justice, etc., il n'en va de
même, si l'on tient compte des structures complexes sous-jacentes, qui se déro-
bent à la description de type événementiel prédominante dans les médias fonc-
tionnellernent non spécialisés. Derrière la sémantique courante de notions
comme société de cornrnunication 19 ou société d'information, surgit la corn-

17 Voir infra p. 279ss.


18 Voir Reimann 1994 et Stichweh 1995.
19 L'expression "société de communication" est considérée à juste titre comme une tautolo-
gie. Voir pour la critique de ce terme Sfez 1988: 83ss., qui l'identifie avec la communica-
72 CHAPITRE PREMIER

plexité mondiale impénétrable qui est, sur la base de la dynamique des grands
systèmes fonctionnels, le résultat d'une mise en réseau gigantesque et conti-
nuellement croissante de processus de communication au moyen des nouvelles
technologies de l'information. 20 La société n'est plus accessible à partir d'une
communication de face à face ou de table ronde, à partir d'un discours sur la
démocratisation ou sur la culture du dialogue; elle est toujours et simultané-
ment ailleurs. Ces différences sont présentes dans le savoir quotidien, égale-
ment comme impuissance individuelle face au fait que rien ne peut être changé,
et sont renforcées par les médias qui, tout en entretenant la fiction de la société-
interaction, ne peuvent pas ne pas renvoyer sans cesse aux impératifs fonction-
nels, aux structures ou aux abstractions complexes de la société moderne, que
les événements soient problématisés dans leurs aspects scientifiques, économi-
ques, politiques, juridiques, artistiques, religieux ou autres.
Ainsi considérée, la société mondiale ne peut pas impliquer qu'on aboutisse
à une vision unique de la société, ou à l'image d'une société homogène, ce qui
serait idéologique, voire totalitaire, si on voulait l'imposer. Au contraire, un
regard plus précis sur le mode de fonctionnement des médias montre qu'ils
n'articulent pas uniquement les modèles simplifiés de la modernisation ou de la
modernité. Dans leurs nouvelles se voient focalisés tout autant le nouveau et le
conflit. Ils nous confrontent à la multiplication des descriptions de la com-
plexité inaccessible de la société. 21 En deçà de toute théorie de la société, les
médias nous (re-)présentent la réalité communicative de la société-monde à
travers leurs propres distinctions: comme différenciée, complexe, contingente,
incontrôlable. Ceci signifie surtout que dans une telle société, pouvant être dé-
crite comme polycontexturelle, polynucléaire ou polycentrique, il n'y a pas
d'accès privilégié à la réalité pour l'observateur scientifique ou politique tout
comme pour les médias. Dans ce labyrinthe de la communication sociale, tous
sont prisonniers de constructions de réalité observables et critiquables par
d'autres constructions, modèles, textes ou images.
Une telle représentation de la société permet, en fin de compte, de situer les
descriptions totalitaires. Toute tentative cherchant; à l'instar du socialisme
d'Etat, à fonder, ne serait-ce qu'à un niveau régional, la société sur un consen-
sus quelconque, des bases normatives ou ethniques, ne peut formuler la fiction
d'une telle unité qu'au sein même de la société, donc au sein d'autres commu-
nications et descriptions qui acceptent ou refusent la nouvelle description.
Toute idée d'unité se singularise dans la communication dissensuelle, devient

tion technologique, sans être intéressé par une perspective sociologique qui accentue la
question de savoir comment la communication assure sa continuation.
20 Cet aspect de la "société de l'information" est décrit, par exemple, par Bolz 1993 et Bre-
ton/Proulx 1989.
21 Le terme "hypercomplexe" renvoie à cette réalité d'une multitude de descriptions au sein
de la société. Voir Luhmann 1993.
LA SOCIETÉ MONDE 73

observable et ne peut structurer d'autres communications que dans la mesure


où elle est acceptée. 22 De même, la suppression politique de la communication
publique (conflictuelle) ne peut que confirmer et renforcer le refus d'une des-
cription totalitaire. Un régime politique peut imposer à la politique et à d'autres
domaines fonctionnels, tels que l'économie, la science ou l'art des visions uni-
taires de la société, donc des restrictions de la communication, qui ne peuvent
cependant pas éliminer le fait que le mode de communication propre à chaque
système implique inévitablement des constructions du monde incompatibles
avec celles de son environnement.
Même si, comme thème, elle parvient à susciter l'intérêt des médias, une re-
construction de la société en termes ontologiques ne peut que se heurter à
l'indifférence des grands domaines fonctionnels de la société dont les critères
de sélection ne traitent que ce qui est utilisable dans leurs propres processus de
communication - économiques, politiques, juridiques, scientifiques ou autres.
Les unités construites dans ces domaines sont incompatibles avec toute idée
d'une identité globale. Si unité il y a, elle est déconstruite ou multiple.

22 Voir Fuchs 1992: 89ss.


76 CHAPITRE2

aboutiront à un antagonisme de classe inconciliable: la société est société de


classes. En revanche, pour les théoriciens de la modernisation, les différences
produites par l'industrialisation, plus précisément par les transformations du
travail industriel, sont censées conduire à une société plus ou moins homogène,
caractérisée par la prédominance des couches moyennes, une structure que
d'autres approches, dites critiques, peuvent, à leur tour, remettre en cause pour
dégager des nouvelles lignes de conflit, au sein même de la société homogénéi-
sée des couches moyennes. Dans ce sens, la structure de la société est identifiée
à l'existence de strates, de groupes ou de classe~ sociales, dont la mise en rap-
port en fonction d'une distribution donnée des ressources permet de dégager un
type de stratification inégale.
C'est là qu'on se rend compte que les théories de la modernisation orientées
sur la stratification se recommandent comme programme de pilotage, de dimi-
nution des différences sociales, dimip.ution qui doit constituer le résultat de la
modernisation continue et du progrès. C'est dire que de telles approches ne font
rien d'autre que de définir la société sur une base normative (progrès), d'un
changement positif (= diminution des différences sociales), que les critères
quantitatifs correspondants - amélioration des conditions de vie, de travail ou
de bien-être, augmentation des revenus, amélioration des prestations étatiques,
économie plus sociale, etc., - doivent mesurer. Cette perspective laisse, en fin
de compte, la précision des contenus dt;: la société moderne à l'économie, à sa
performance et surtout aux possibilités ouvertes par les progrès technologiques,
l'augmentation de la productivité, la création de nouveaux marchés, etc. Telle
est également la démarche des médias, pour qui ce qui semble caractériser cette
société, à savoir le changement-amélioration continu, est le plus manifeste dans
le domaine économique, ce qui est bien sûr rapidement mis en cause publique-
ment, si la croissance économique ne réalise pas les promesses attendues.
Or, telle ne peut être la démarche d'une théorie de la société moderne qui ne
doit pas se contenter d'attacher les critères de modernité à une idée de prospé-
rité ou à des progrès économiques mesurés, par exemple, à partir du nombre de
télévisions attendues dans les ménages chinois d'ici l'an 2000. De même, ce ne
sont pas non plus les différences sociales observées par les théories des cou-
ches, ou classes sociales, qui peuvent représenter le point de départ d'une théo-
rie sociologique de la société. Dans ce cas de figure, la distribution des biens
sociaux (richesses, chances de pouvoir, etc.) ou la classification de la popula-
tion en unités de classes, sur la base de la disponibilité de ces biens, permet de
présenter le schéma de stratification ainsi obtenu comme différence constitutive
de la société. Celle-ci se voit alors caractérisée comme inégale ou homogène.
Le problème ne se trouve pas dans le fait indéniable des inégalités sociales -
toute société produit inévitablement des différences -, mais dans
l'identification de la structure principale de la société à l'inégalité du rapport
entre groupes ou strates sociales. Or, la visualisation des différences sociales
inégales entre les parties agrégées de la société ne permet pas de préciser en
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 77
quoi consistent l'unité et la modernité d'une société définie sur la base de la
stratification.

Différences fonctionnelles et classes sociales

Toute description de la structure sociale en termes de stratification ou de clas-


ses sociales fait surgir la question de savoir ce qui se voit réglé, intégré ou ex-
clu par l'unité classe ou strate. La notion de classe ne permet pas d'aboutir à la
construction d'un système social (avec quelles frontières?) ni de délimiter des
interactions sociales. Tel était le cas dans la société traditionnelle, où un sys-
tème stratifié, par exemple, celui de l'aristocratie, impliquait la régulation de
toutes les interactions dans ce système et l'exclusion de l'interaction avec des
strates inférieures. 2 Cet ordre a disparu avec la Révolution française. Et l'ordre
que celle-ci symbolisera ne pourra plus être décrit dans les termes d'une struc-
ture stratifiée et hiérarchique. Le schéma de la stratification survivra pourtant,
en particulier dans le schéma de classes de Marx, qui confirmera l'attrait d'une
description partant d'un ordre social divisé en parties supérieures et inférieures,
et donc renversable. A son tour, la sociologie moderne se voit tentée de re-
construire les sociétés nationales sur la base d'une différenciation plus ou
moins inégalitaire. Les différences entre sociétés peuvent ainsi être mesurées
sur une échelle de l'inégalité, ce qui permet de constater, par exemple, que la
société américaine est tout aussi inégalitaire que les sociétés soviétique et chi-
noise.3 Des descriptions semblables se retrouvent dans les approches recourant
aux statistiques habituelles des catégories sociales, basées sur la composition de
la structure de l'emploi, qui aboutissent à leur tour à une construction de la so-
ciété décomposée en classes ou couches supérieures, moyennes et inférieures.
On devrait par ailleurs ajouter que jusqu'à l'effondrement du socialisme, le
débat sociologique sur la société capitaliste et la société industrielle était typi-
quement basé sur l'antagonisme entre, d'une part, les adeptes (plus ou moins
marxistes) d'une théorie des classes opposées postulant des tendances à la crise
du capitalisme et, d'autre part, les adeptes d'une théorie des strates sociales
orientée sur la société des couches moyennes. 4 Si les tendances à la crise pro-
pres au socialisme n'ont pas fait l'objet d'un tel débat, la force normative de
l'autodescription de la société soviétique sans classes en termes d'homogénéité
y était probablement pour quelque chose! Une analyse plus précise aurait

2 Voir Luhmann 1985a, 1980.


3 Ainsi par exemple et explicitement Moore 1987: 9. Raymond Aron (1969: 306ss.) a déjà
mis en cause ce type de rapprochement.
4 Voir infra p. 131.
78 CHAPITRE2

pourtant pu montrer que les notions de classe dirigeante ou de hiérarchie so-


ciale ont une signification différente dans les conditions socialistes comparées à
celles de l'Occident, et que la société socialiste n'était rien d'autre que la tenta-
tive politique d'une nouvelle classe bureaucratique de maintenir, par des
moyens politiques, sa position au sommet d'une hiérarchie sociale que
l'isolement du pays face à l'extérieur était censé protéger. Bien entendu, la fic-
tion de l'autarcie ainsi entretenue n'a pas conduit à la différenciation d'une
autre société. Elle a, au contraire, été détruite par le fait même de la société
moderne.
En tous cas, aucune construction ou observation des hiérarchies sociales,
basées sur la distinction de parties supérieures et inférieures, ne mène à la so-
ciété moderne. De même, aucune partie de la société ne peut représenter cette
société à l'instar des strates aristocratiques dans la société traditionnelle. Ce qui
se voit mis en cause ici est le paradigme classique de la décomposition analyti-
que de la société, qui laisse entendre que la société est quelque chose de com-
posé. Ainsi, dans les anciennes théories de la société, la différenciation sociale
se fonde sur la supposition que la société est faite de systèmes, groupes, classes,
couches, etc. 5 Ce schéma de décomposition est aussi sous-jacent dans les théo-
ries de la modernisation qui aboutissent à la modernité par l'observation de
l'augmentation de groupes, couches, professions, villes, etc., de la division du
travail ou de la mobilisation. La simple observation de la multiplication des
différences, des processus de différenciation, n'aboutit pas à une théorie de la
société moderne tant que la notion de différenciation reste tributaire d'une con-
ception ontologique de la société, basée soit sur l'agrégation de parties, soit sur
la stratification en couches ou en classes supérieures et inférieures. De plus, une
telle analyse ne pourrait saisir les différences entre société traditionnelle et so-
ciété moderne qu'en termes quantitatifs ou comme simple changement de la
stratification.
Or, il y a plus. L'effondrement de l'ancien régime, dont la Révolution fran-
çaise ne représente qu'un moment, est le résultat de l'établissement autodyna-
mique des domaines fonctionnels et de leurs perspectives - politiques,
économiques, scientifiques, etc. -, qui font éclater le schéma de la stratifica-
tion, et par là l'idée que le tout social pourrait être basé sur une articulation
hiérarchique des parties de la société. Les descriptions correspondantes de
l'ordre social changent de perspective: elles ne se voient plus confrontées aux
problèmes liés à la représentation de la société politique par l'aristocratie, mais
doivent désormais tenir compte du fait que les problèmes fonctionnels de
l'économie ou de la politique l'emportent sur l'ancien ordre normatif. Les états

5 Ce paradigme de la décomposition se trouve encore chez Parsons (1973: 29): "La différen-
ciation, c'est la division d'une unité ou structure d'un système social en deux ou plusieurs
unités ou structures dont les caractéristiques et la signification fonctionnelle pour le sys-
tème sont différentes". Voir aussi Mayntz 1988: 15.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 79

ou positions fixés par la stratification cèdent aux impératifs des matières et lan-
gages spécialisés des domaines fonctionnels, dont les rapports ne peuvent plus
être réglés de manière transitive. C'est dire aussi que l'ancienne hiérarchie,
caractérisée par le rapport inégal entre les systèmes-strates supérieurs et les
systèmes-strates inférieurs, se voit remplacée par une structure sociale multi-
pliée, caractérisée par la présence de domaines fonctionnels, en soi inégaux,
mais égaux dans leur rapport entre eux. Et la sociologie, se développant dans le
sillage de ces nouvelles réalités, se voit confrontée à un nouveau type de diffé-
renciation symbolisé par la société moderne, tel qu'il est symbolisée par la so-
ciété moderne, et cherche les concepts pour le décrire. 6
En partant d'une théorie de la différenciation sociale basée sur une théorie
des systèmes autoréférentiels, on décrit la transformation de la société comme
changement de la forme dominante ou primaire de la différenciation sociale. 7
La structure sociale qui remplace l'ordre stratifié se voit ainsi exprimée dans la
différenciation fonctionnelle, dans l'établissement de systèmes fonctionnels
autonomes et donc d'un nouveau type de rapport entre les différents domaines
ou unités. La différenciation sociale désignée dans cette perspective signifie
différenciation de systèmes, donc formation de systèmes, c'est-à-dire établis-
sement de nouvelles différences système/environnement et, comme nous le
verrons, de plusieurs niveaux de différenciation au sein d'un système global. 8
La formation de systèmes sociaux conduit nécessairement à la question de sa-
voir comment les rapports de communication entre les systèmes se voient ré-

6 Ce que la sociologie durkheimienne voit bien, tout en continuant cependant à penser le


problème à partir de la ~tratification de la société et des critères méritocratiques. Voir Bou-
don/Bourricaud 1982: 366.
7 Voir Luhmann I 989a: I 76ss.
8 Voir surtout Luhmann 1982a, 1984b, 1989a, 1990c. Il ne s'agit donc pas d'un paradigme
de décomposition, mais de la création autoréférentielle de systèmes sociaux, d'une diffé-
rence entre système et environnement au sein d'une structure sociale plus globale. Le terme
utilisé en allemand pour caractériser cette différenciation intra-sociétale de systèmes est
Ausdifferenzierung, qui met l'accent sur la naissance d'un environnement spécifique suite à
la formation du système. Dans ce sens, la différenciation de systèmes implique toujours la
formation autocatalytique de systèmes par rapport à un environnement. Selon Luhmann
(1982a: 230s.), "we can conceive of system differentiation as a replication, within a system,
of the difference between a system and its environment. Differentiation is thus understood
as a reflexive and recursive form of system building. It repeats the same mechanism, using
it to amplify its own results. ln differentiated systems, as a result, we find two kinds of en-
vironment: the external environment common to ail subsystems and a separate internai en-
vironment for each subsystem." Voir aussi Luhmann 1984a: 37. La différenciation interne
d'un système doit donc être pensée comme structure dont la profondeur n'est limitée que
par la capacité de différenciation des systèmes sous-jacents. Contrairement à la différencia-
tion de systèmes (Ausdifferenzierung), le terme Differenzierung peut aussi décrire - plus
traditionnellement - la décomposition du système de la société en unités ou sous-systèmes.
Voir Luhmann 1982: 229ss.; 1984a: 54s., 250; 1986b: 40ss., 202ss. Voir aussi
Mayntz/Rosewit:z/Schimank/Stichweh I 988.
80 CHAPITRE2

glés: de manière égale ou inégale. Dans la mesure où il y a régulation de ces


rapports, celle-ci prend la forme d'une différenciation primaire qui exprime la
structure principale d'une société donnée. Et c'est cette différence qui permet-
tra aussi de définir le type de société en question et d'indiquer l'unité de la dis-
tinction dominante. A partir de la distinction égal/inégal, Luhmann aboutit ainsi
à la distinction de quatre formes de différenciation historiques, à savoir la diffé-
renciation en segments, la différenciation en centre et périphérie, la différen-
ciation en strates de sociétés traditionnelles, et la différenciation fonctionnelle
qui est la forme primaire de la société modeme. 9 Le passage discontinu d'une
forme à l'autre implique un changement de la structure sociale, et donc le
changement de la société, ce qui n'exclut pourtant pas la reproduction des for-
mes de différenciation précédentes. C'est dans une société fonctionnellement
différenciée que se multiplient aussi des formes de différenciation anciennes
telles que la segmentation en unités égales. Qu'on considère à cet égard, par
exemple, la différenciation spatiale ou territoriale du système politique mondial
de la société en Etats, des Etats en unités territoriales, telles que Etats-membres,
cantons, communes, ou encore la différenciation segmentée en familles ou la
multiplication énormes de systèmes organisés, tel que entreprises, écoles ou
hôpitaux, etc., au sein même des systèmes fonctionnels.
Caractériser une société implique donc, dans cette perspective systémique,
l'indication de la différence dominante en vertu de laquelle les systèmes par-
tiels de cette société se forment et se définissent par rapport à d'autres systèmes
et par rapport à la totalité sociale. 10 Ainsi, une société archaïque, dans iaquelle
ne se forment que des tribus ou des agglomérations (égales), réalise une forme
de différenciation dominante - une segmentation - qui se distingue fondamen-
talement d'une société aristocratique plus complexe où les systèmes sont posi-
tionnés dans une hiérarchie de rangs ou de strates et dont le sommet prétend
représenter la totalité. Une telle société traditionnelle se reproduit sur la base
d'une stratification inégale entre parties supérieures et inférieures. Ce schéma-
tisme s'est effondré vers la fin du 18e siècle, et la Révolution française symbo-
lise le remplacement des sociétés traditionnelles hiérarchisées par un nouveau
type de société basé sur la différenciation de systèmes fonctionnels non-
hiérarchisées. Il s'agit donc d'un ordre nouveau, dans lequel les systèmes ne
disposent plus que de leur fonction pour se situer socialement et où toute hié-
rarchie sociale ne sert, comme structure de référence, que dans la mesure où
elle est utilisable au sein d'un domaine fonctionnel particulier. Et c'est aussi à

9 Voir pour la conception classique d'une succession historique de ces formes de différencia-
tion observées en partie déjà par Durkheim et Spencer: Luhmann 1982, 1982b, 1985c,
1989a, 1989b. Voir aussi Mayntz 1988a et Differenzierimg par Weiss in: Wéirterbuch der
Soziologie 1989: 125s.
10 Voir Luhmann 1982a: 232ss.; 1989a: l 76ss.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 81

partir de ce moment que la société moderne découvre, à travers les différences


créées par ses systèmes autonomes et en particulier par l'économie, le pro-
blème de la modernisation, donc l'idée que l'arriération économique et politi-
que, qui devient tout à coup visible dans les régions du monde non encore
transformées par la révolution industrielle et la révolution politique, doit être
surmontée par la création d'un cadre politique adéquat.
Le processus de la différenciation fonctionnelle peut être considéré avec
Luhmann comme la catastrophe des temps modernes, comme changement de
structure radical 11 , au cours duquel les différents contextes de communication,
tels que la politique, la science, le droit ou l'économie, se libèrent successive-
ment de tout fondement normatif, naturel ou religieux pour se retrouver face à
eux-mêmes, face à leur propre autonomie. La politique peut faire de la politi-
que à partir du moment où elle n'est plus identifiée à l'ordre naturel de la so-
ciété politique, mais à un contexte particulier distinct qui se constitue comme
Etat moderne et souverain au sein d'une société désormais dépolitisée. De
même, la science peut se donner ses propres buts et méthodes à partir du mo-
ment où elle n'est plus obligée de tenir compte de considérations religieuses,
par exemple. On ajoutera aussi les cas de la monétarisation successive de
l'économie (capitalisme) ou le passage à un droit entièrement positif. Nous te-
nons à souligner que la formation de systèmes fonctionnels autonomes réalise
une société d'un type nouveau, que nous pouvons considérer comme moderne,
précisément du fait qu'elle est pensable et observable comme telle, sans aucun
fondement politique, éthique ou ontologique, sans sommet ou c.entre: comme
unité différenciée de contextes multiples. C'est dire aussi que la différenciation
fonctionnelle ouvre de nouvelles et multiples possibilités pour l'autodescription
de ce que représente la ou les unités de la totalité sociale.
L'unité d'une société basée sur la différenciation fonctionnelle ne se réfère
pas uniquement au fait que la société est identique à elle-même et qu'elle se
distingue, par là, de l'environnement externe. L'unité d'une telle société est
aussi l'unité de la multiplicité des frontières internes, donc de la différenciation
interne en sous-systèmes. Dès lors que la différenciation du système n'est que
la répétition, à l'intérieur du système de la société, de la formation du système
global par une nouvelle différence entre système et environnement in-
tra-sociétal, la différenciation fonctionnelle implique une unitas multiplex. 12 La
société est multiplicité et unité: elle est l'unité des différences de ses sous-

Il Voir pour ce sens de la notion de catastrophe Luhmann 1989a: 198.


12 Voir Luhmann 1984a: 38, 1985c: 21, et Morin 1984: 67. Selon Morin "la société est unitas
multiplex, elle porte en elle, pour reprendre sur un autre terrain une formule fameuse,
'l'union de l'union et de la désunion"'. L'idée de désunion crée cependant un malentendu
dans la mesure où l'on ne voit pas comment on passe de la désunion à l'union. La formule
unitas multiplex gagne son sens à partir d'un principe de construction prédominant dans
une société, par exemple la différenciation fonctionnelle dans la société moderne.
82 CHAPITRE2

systèmes. Elle est aussi, par conséquent, contenue en elle-même, en tant que
réalité multipliée. L'unité de la société moderne se manifeste dans le principe
prédominant de sa différenciation, à savoir la différenciation fonctionnelle qui
est à l'origine d'une pluralité de systèmes partiels dont chacun reconstruit la
société sur la base d'une différence spécifique entre système et environnement
intra-sociétal. La société est donc toujours la multiplicité de ses sous-systèmes
fonctionnels avec leur environnement correspondant: elle est à la fois le sys-
tème politique et l'environnement intra-sociétal de celui-ci, le système fonc-
tionnel de l'économie et l'environnement intra-sociétal de celui-ci, le système
scientifique et l'environnement intra-sociétal de celui-ci, etc. 13
Une telle conception a des conséquences importantes pour la description ou
l'autodescription de la société et de ses sous-systèmes fonctionnels. Elle nous
confronte au paradoxe d'une description de la totalité sociétale au sein même
de la société. En tant que différence spécifique entre système et environnement
intra-sociétal, un système partiel ne peut pas ne pas aboutir à une représentation
de l'unité de la société: il peut insister sur la prétention (et l'illusion néces-
saire!) d'être le tout, la société. Il en va ainsi des sous-systèmes, tels que
l'économie, la politique, le droit, la science, l'éducation, etc., qui actualisent et
reconstruisent la société avec leur propre perspective système/environne-
ment.14 Ils remplissent une (et une seule) fonction sociétale en participant à la
communication sociétale; dans ce sens, ils sont des systèmes universels pou-
vant traiter ou thématiser, dans la société, tout ce qui relève de leur compétence
fonctionnelle. Mais ils ne peuvent faire ceci qu'au sein même d'une société
structurée, en se différenciant par la reproduction d'opérations spécifiques. Ils
sont donc à la fois la société et pas la société, à la fois autonomes et systèmes-
dans-un-environnement intra-sociétal. 15
Or, la coexistence de systèmes autonomes basés sur des fonctions non-inter-
changeables implique en même temps de fortes interdépendances entre les
systèmes. L'indépendance de systèmes fonctionnels n'est en aucun cas pensa-
ble sans leur dépendance réciproque, sans la compensation de la spécification
fonctionnelle par la dépendance par rapport à d'autres fonctions. Ces interdé-
pendances et indépendances se renforcent mutuellement: elles sont à l'origine
d'une dynamique et d'une complexité des systèmes, dont nous savons qu'elles

13 Voir Luhmann 1984a: 262.


14 Voir Luhmann 198lf: 19s, 1986b: 204.
15 "Even if our society can no longer represent itself as a unity, there still remains the para-
doxicalness of each differentiated system. And if this paradox no longer takes the form of
hierarchy, it remains for us to ask in what other form it will now appear. The basic problem
in fact remains unchanged; every operational act, every structured process, every partial
system participates in the society, and is society, but in none of these instances is it possible
to discem the existence of the whole society. (... ) Even the descr!ption of society must be
carried out within society." (Luhmann !987a:106, 1990a: 16).
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 83

ne cessent de croître, créant ainsi à la fois la richesse des possibilités et les pro-
blèmes complexes de la société moderne. Dans une société fonctionnellement
différenciée, il ne s'agit plus d'une régulation de rapports entre un sommet et le
reste de la société, il s'agit de la question de savoir comment des systèmes au-
tonomes sont à même de régler leurs rapports avec les autres systèmes présents
dans leur environnement. En d'autres termes, ce qui est en cause est la coordi-
nation du rapport entre l'indépendance et les interdépendances des systèmes
fonctionnels. L'interdépendance des systèmes permet de voir que le système
n'est pas uniquement orienté vers l'accomplissement d'une fonction qui ex-
prime le rapport du système avec le système global. Il entretient aussi des rap-
ports avec d'autres sous-systèmes dans son environnement, auxquels il met à
disposition ses prestations. Les systèmes fonctionnels se trouvent dans un rap-
port de confirmation réciproque.
Des systèmes fonctionnels, tels que la politique, l'économie, la science ou
le droit s'appuient et se renforcent mutuellement dans leurs prestations. Un re-
gard sur certains pays du Tiers-Monde ou des pays (ex-)socialistes montre à cet
égard que la complexité et la vulnérabilité de la société dépendent du fonction-
nement de ce rapport de confirmation réciproque entre les systèmes, qui
n'existe pas là où des domaines fonctionnels se voient instrumentalisés par les
structures politiques, ou lorsque la politique se voit réduite à un appareil admi-
nistratif insuffisamment différencié par rapport aux autres structures sociales.
Le fonctionnement du rapport de confirmation implique aussi que les systèmes
fonctionnels se déchargent mutuellement, par exemple, dans le cas d'une éco-
nomie monétarisée qui, dans la mesure où elle fonctionne, rend possible une
politique qui n'est pas obligée de mobiliser continuellement ses moyens de
contrainte. 16 Cette observation gagne toute sa pertinence dans le contexte de
l'effondrement du socialisme, donc de structures politiques chroniquement sur-
chargées par des problèmes économiques, une surcharge qui trouve son origine
dans la politisation des processus économiques par le "système". Cette question
renvoie cependant au problème crucial de l'adaptation des prestations à
d'autres systèmes. Autrement dit, il s'agit de savoir si et dans quelle mesure les
prestations d'un système déploient des effets que d'autres systèmes autonomes
peuvent concilier avec leur propre fonction, avec leurs propres communications
et opérations (par exemple paiements dans le système économique dont le me-
dium de communication est l'argent). Cet aspect peut être mis en rapport avec
la constitution autocatalytique des systèmes. L'organisation autoréférentielle
des systèmes permet de comprendre pourquoi des systèmes différenciés sont à
même de se dérober à l'influence de leur environnement. Leur autonomie im-
plique l'indépendance des processus d'autorégulation internes qui, s'ils peu-
vent bel et bien être stimulés ou perturbés depuis l'extérieur, se dérobent

16 Voir Luhmann 1988c: 253.


84 CHAPITREZ

néanmoins à tout contrôle direct par l'environnement. 17 Nous verrons, à cet


égard, que même le socialisme soviétique conçu comme théorie de pilotage ne
peut pas - dans la mesure où il veut moderniser le pays - substituer sa logique
du système, qui cherche à instrumentaliser les domaines fonctionnels, à celle
propre aux systèmes fonctionnels. 18
La concentration exclusive du système sur une seule fonction exclut la prio-
rité d'une fonction particulière, par exemple, celle de la politique, au niveau de
la société, ce qui n'empêche pas qu'un pouvoir politique régional puisse
s'ériger en sommet politique d'une société-nation. Mais à ce moment, l'étendue
d'une domination territoriale ne doit pas être confondue avec ce que nous en-
tendons ici par modernité, à savoir la multiplicité de perspectives fonctionnelles
non-transitives. Le côte à côte de différences fonctionnelles exclut tout ordre de
rangs hiérarchiques, ou l'idée d'une supériorité d'un système par rapport à
d'autres, et réalise une société po/ycontexturelle qui implique une multiplicité
irréductible de fonctions, ordres, et descriptions du monde (à moins de dire que
l'unité du tout doit être représentée encore quelque part au sommet ou dans un
super-système, selon la volonté du parti ou la volonté d'Allah). La complexité
de la société moderne peut être définie par cette polycontexturalité, qu'on peut
traduire aussi par le contraire de la notion d'hiérarchie, à savoir l'hétérarchie, 19
terme qui résume un ordre complexe basé sur la différence de fonctions, sur des
structures interdépendantes et organisées en réseaux.
Dans une telle société, aucune strate traditionnelle n'est en mesure de légi-
timer l'accès au niveau de la société: l'aristocratie n'avait son sens qu'aussi
longtemps que sa prétention et son privilège d'incarner le sommet de la société
stratifiée étaient appuyés par le schéma de la différenciation en strates hiérar-
chiques. A partir du moment où celui-ci ne convainc plus ou n'est plus considé-
ré comme ordre naturel, l'idée puis la structure du sommet sociétal hiérarchisé
s'effondre. A ce niveau d'une structure sociétale, on se rend compte pourquoi
l'effondrement du "système" de la nomenklatura communiste ne peut pas être
comparé à celui de l'ancien régime. L'effondrement du régime communiste est
un événement qui a lieu au sein de la société moderne - comme nous l'avons
vu le socialisme a prétendu incarner la vraie modernité au delà de celle du ca-
pitalisme-, tandis que le type de pouvoir de l'aristocratie est inséparable de la
structure de la société traditionnelle: si le sommet s'effondre, tout s'effondre.
Nous dirons aussi, dans le cas du communisme, que le sommet politique, à sa-
voir le parti, renonce à une partie de son pouvoir, et tout le "système"

17 Voir Teubner 1984: 298s.


18 Nous préciserons cet aspect à partir de la question des limites de la politisation de domaines
fonctionnels. Voir infra p. 237ss.
19 VoirLuhmann 1987d: 54, 1988b: 126, Willke 1989: 118.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 85

s'écroule20 , à la différence près que le "système" n'est pas la société, mais tout
au plus une structure de pouvoir hyperorganisée établie dans une région parti-
culière, ayant son adresse à Moscou et qui est en mesure de contrôler ou per-
turber les domaines sociaux organisés qu'il rencontre sur son territoire.
Rappelons par ailleurs que, contrairement au communisme soviétique,
l'aristocratie ne devait pas le maintien de ses positions à un appareil répressif
totalitaire, mais à un contexte sociétal normatif qui ne connaissait pas d'autre
forme de représentation sociale. Des ressemblances existent bien entendu; elles
sont typiquement situées au niveau des modalités d'une domination politique
par des élites en situation de fin de régime. Les soviétologues parlent, par
exemple, d'une exploitation néopatrimoniale ou néotraditionnelle du pays par
la nomenklatura soviétique, afin de préciser la situation post-révolutionnaire
d'un "système" dont les membres n'ont plus que l'objectif de bénéficier des
avantages de leurs positions de pouvoir.21 Mais il faudrait alors préciser aussi-
tôt que les conditions sociales d'une telle structure de pouvoir résident dans la
domination par le parti unique, dont la société organisée artificiellement est
censée maintenir la fiction d'une société socialiste autonome, dans une région
qui subit pourtant tous les effets de la modernité.
C'est dire aussi que les réalités multiples des différences fonctionnelles tra-
versant la société moderne ne peuvent pas être traduites dans le schéma d'unité
d'un pouvoir régional qui, à l'instar du socialisme soviétique, est obsédé par
l'unité de la société. Au niveau de son autodescription idéologique et de sa
mise en scène publique, un régime totalitaire peut simuler l'exclusion de la dif-
férence, avant tout de celle qui distingue le plus radicalement le pouvoir mo-
derne du pouvoir traditionnel, à savoir que celui-là n'est pas pensable sans une
opposition politique qui aspire à occuper à son tour les positions du sommet
politique. Contrairement aux sociétés traditionnelles, la fiction totalitaire d'un
pouvoir-un et de ses corollaires sémantiques du peuple-un et de la société sans
classes à opinion unique, provoque un conflit, d'autant plus que le pouvoir so-
viétique entend exporter sa conception d'une société différenciée sans différen-
ces en essayant de la globaliser au niveau mondial. 22 C'est à ce niveau que l'on
peut parler d'un projet anti-moderne du socialisme soviétique conçu comme
unité et égalisation sans différenciation. 23 Mais là encore, il s'agit de ne pas

20 Voir infra nos observations sur le totalitarisme p. 195.


21 Voir infra p. 167.
22 Nous renvoyons ici à nos observations sur l'aspiration totalitaire du socialisme soviétique.
Voir infra p. 183ss. Voir aussi nos remarques sur la communication dissensuelle supra p.
72.
23 Il est comparable avec un totalitarisme d'un autre type, à savoir le national-socialisme, qui
ne préconise cependant pas une unité sans différence (société égalitaire sans classes), mais
l'unité d'une seule différence, celle d'une hiérarchie de races (Voir p. ex. Nolte 1991: 604,
86 CHAPITRE2

confondre les modalités de l'exercice du pouvoir totalitaire, qui a permis de


contrôler ou d'empêcher la différenciation de groupes ou organisations indé-
pendants du parti, avec les différences fonctionnelles indispensables sans les-
quelles l'entreprise du socialisme aurait été impossible.
Une société égalitaire n'existe pas, ou alors seulement comme aventure ré-
gionale qui, à l'instar du socialisme soviétique, finit dans l'impasse de pouvoirs·
révolutionnaires ruinant leur pays. Si l'égalitarisme survit dans des conditions
modernes, c'est en tant que description irritée par le fait que la sémantique de
classes n'a plus aucune signification d'ordre structurel. 24 Si tel était le cas, il
faudrait une classe ou une instance au sommet qui pourrait représenter la tota-
lité sociétale et décider, comme une sorte de nomenklatura, qui aurait le droit
de participer à la société, sous quelles conditions, dans quel systèmes fonction-
nels. Est-ce que tous les membres de la société auront le droit d'accéder au
pouvoir, d'acheter des marchandises, de devenir médecins ou ingénieurs, etc.,
ou seulement les membres fidèles au régime ou ceux appartenant à la classe des
dirigeants? Une telle absurdité, qui n'a été réalisée que partiellement, même en
URSS, montre qu'une analyse de la société moderne en termes de classes ne
saisit pas le fait de contextes de communication fonctionnels mutuellement ir-
réductibles et ne pouvant être limités à un rapport de classes. Au contraire, ce
sont les ordres autonomes de la politique, du droit, de l'économie ou de la
science qui déterminent, sur la base de leurs propres distinctions et mécanismes
d'inclusion, l'accès au système. Chacun peut participer dans chaque système
s'il peut communiquer selon les critères du système ou se faire engager dans
une organisation qui apprécie ses capacités professionnelles.
Du coup, on voit aussi que ce sont les systèmes fonctionnels qui ouvrent des
opportunités de carrière et, par là, l'accès à des positions sociales inégales, à la
réputation, au prestige, aux revenus supérieurs, etc., ce qui renforce, bien sûr,
les différences sociales dans le sens de différences d'avantages, de chances de
vie. Le succès renforce le succès. II en va de même avec la différenciation ré-
gionale de la planète en régions riches et pauvres; en centres et périphéries: les
centres renforcent les différences, ils exploitent leurs avantages. Et les organi-
sations internationales thématisent ces différences, tout comme l'Etat-
providence, qui est censé diminuer les différences de revenus produites par les
possibilités inégales d'exploiter la dynamique du système économique. C'est
donc l'autodynamique et la rationalité propre aux systèmes fonctionnels qui
renforcent la stratification sociale. Des pays entiers peuvent se considérer
comme des inclus de la modernité, dès lors qu'ils symbolisent les acquis de la
modernisation (entreprises et administrations publiques qui fonctionnent, éco-

Pipes 1994: 240ss.). Dans les deux cas il s'agit pourtant d'un retour régressif aux concepts
unitaires et hiérarchisés de la société traditionnelle stratifiée.
24 Voir encore une fois Luhmann 1985a.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 87

les nationales, universités, hôpitaux, etc.), tandis que d'autres se voient comme
des exclus qui ne peuvent pas ou que partiellement, par exemple, pour des rai-
sons simplement démographiques, faire participer leurs populations dans les
systèmes fonctionnels. On chercherait en vain une quelconque valeur explica-
tive de la notion de classe pour nous guider, non pas dans la recherche de cou-
pables dotés du pouvoir d'exclure - la perspective des théories dites de la
conspiration -, mais dans l'explication des mécanismes d'inclusion et
d'exclusion dans la société moderne. Nous préciserons par la suite les implica-
tions de la notion d'inclusion, qui nous permet d'insister sur un autre aspect
fondamental de la différenciation fonctionnelle. Le passage à ce type de diffé-
renciation ne fait pas uniquement éclater toute idée d'une société basée sur un
centre ou un modèle hiérarchique, il transforme aussi les modalités de la parti-
cipation dans les systèmes de la société.

Inclusion et professionnalisation

Dans la société traditionnelle, la participation dans un système était basée sur


l'attribution d'un statut, qui excluait l'inclusion dans plusieurs systèmes.
L'occupation de positions gouvernementales ou le service public étaient le pri-
vilège des strates supérieures de la société, de l'aristocratie surtout. L'origine
sociale l'emportait sur d'autres critères. Le passage d'une société stratifiée tra-
ditionnelle à une société moderne, différenciée en systèmes fonctionnels égaux,
entraîne la transformation du principe d'inclusion, plus précisément des critères
inclusion/exclusion par lesquels les individus ont été attribués traditionnelle-
ment à des positions fixes au sein de l'ordre social de l'ancien régime. Cette
conséquence du surgissement d'une nouvelle structure sociale implique
l'abandon d'une conception unitaire de la société, basée sur un modèle hiérar-
chique et sur la possibilité d'une représentation de la totalité sociale par le
sommet de la hiérarchie.
Le nouveau principe d'inclusion s'établissant avec la société moderne est
défini par le mode opérationnel des systèmes fonctionnels. 25 Dans la mesure
où, au cours de la dissolution de l'ancien ordre stratifié, il devient manifeste
que ces derniers déterminent eux-mêmes et exclusivement, sur la base de
l'orientation sur des fonctions sociales, la pertinence de distinctions sociales, de
règles de communication ou de positions sociales, l'individu ne peut plus être
pensé comme étant fixé dans une seule position, celle donnée par un seul sys-
tème-strate qui n'est rien d'autre que le mode de différenciation exclusive de
l'ancienne société. C'est dire donc que l'établissement d'une multitude de sys-

25 Voir Luhmann 1994b: 62s.; 1990a: 34ss; 1989a: 213s.; 1989d: 40ss; 1980: 31ss .. De
même, voir Stichweh 1988b: 261ss., 1994a: 362ss; 1994b: 210.
88 CHAPITRE2

tèmes fonctionnels autonomes et différents, opérant au niveau de la société,


implique nécessairement également la multiplication des critères d'inclusion,
c'est-à-dire que l'abandon d'un principe d'intégration unique et hiérarchique
des individus dans la société - leur inclusion dans une strate particulière exclut
la participation dans d'autres couches - va de pair avec l'avènement de critères
d'inclusion indépendants de la stratification sociale, et conduit à une inclusion
ou participation multiple des individus dans les systèmes fonctionnels du nou-
vel ordre social. Cette nouvelle situation transforme le rapport entre inclusion
et exclusion.
En effet, dans la mesure où l'individu ne peut plus être intégré sur la base
d'un seul principe, d'une seule valeur, il doit, dans la société moderne, être
considéré comme étant exclu de celle-ci, de ses systèmes fonctionnels. Et c'est
du fait qu'il est, en tant que personne, exclu de la société qu'il peut être inclus,
à travers des rôles multiples, dans les systèmes fonctionnels. C'est ce nouveau
rapport entre exclusion et inclusion qui conduira à la distinction indivi-
du/société, à la question de savoir comment l'individu moderne se définit par
rapport à la société, par rapport à la socialisation. 26 Or, dans la perspective des
systèmes fonctionnels universels, qui remplissent une fonction exclusive pour
toute la société, tous les individus sont censés pouvoir participer à tous les
contextes de communication fonctionnels, dans la mesure où ils peuvent com-
muniquer en utilisant des rôles complémentaires, à travers lesquels les systèmes
mettent à disposition leurs prestations. 27
Nous rencontrons ici les théories de la modernisation et toute la problémati-
que de la prise en charge par l'Etat-nation de la modernisation, dont les impé-
ratifs sont traduits, dans le sillage des révolutions politique et industrielle, en
programmes politiques qui organisent l'inclusion successive de la population
dans les grands domaines fonctionnels. Ceci présuppose la substitution des cri-
tères ascriptifs, qui ont déterminé l'inclusion sous l'ancien régime, par le critère

26 C'est l'exclusion de l'individu de la société qui rend pensable celui-ci comme libéré et
permet de réaliser des degrés de libertés qui étaient impensables dans des sociétés tradi-
tionnelles. Voir pour la sémantique de l'individualité dans la société moderne Luhmann
1989b: 149ss.
27 Luhmann (1990a: 35) résume ces règles d'accès généralisées comme suit: "As an individ-
ual, a person lives outside the function systems. But every individual has to have access to
every functions system if and insofar as his or her mode of living requires the use of the
functions ofsociety. Seen from the point ofview of the system ofsociety, this requirement
is formulated by the principle of inclusion. Every function system encompasses the entire
population; but only with the respective sections of its mode of living that are functionally
relevant. Everyone enjoys legal status and the protection of the law. Everyone is educated
·in schools. Everyone can acquire and spend money etc. Against the background of this pre-
cept of inclusion the inequality of factual opportunities becomes a problem precisely be-
cause it is no longer supported by the differentiation scheme of society but reproduced
afunctionally." Voir aussi Luhmann 1994b: 62.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 89
fonctionnel de l'accomplissement ou du rendement qui présuppose, à son tour,
la formation, et, de ce fait, l'inclusion généralisée de la population dans le sys-
tème de l'éducation. L'alphabétisation de la population est typiquement un
problème moderne, qui ne se pose comme exigence d'inclusion qu'après la
dissolution des structures stratifiées exclusives. La société moderne remplace
l'inégalité due à la stratification par l'égalité de l'accès à des systèmes fonc-
tionnels autonomes inégaux et non-commensurables. L'inégalité n'est plus
fondée dans la structure sociale, par exemple, dans une position de classes,
comme le prétend la théorie marxiste; elle est le résultat inévitable du mode de
fonctionnement des systèmes fonctionnels, principalement de l'économie et de
l'éducation, de leurs critères de sélection et normes de performances fonction-
nelles qui classifient les individus essentiellement à travers la différenciation de
hiérarchies scolaires et de hiérarchies de rôles professionnels dans le cas de
l'économie ou du service public, déterminant ainsi les chances de carrière et de
vie ou l'ascension sociale.
Comme on le sait, les théories de la modernisation ont considéré
l'alphabétisation à grande échelle comme facteur-clé de la modernisation. Et là
encore, on se rend compte que la société moderne, dans sa complexité, serait
inimaginable sans l'organisation sociale et l'amélioration continue des condi-
tions communicatives de la participation dans les différents contextes de com-
munication fonctionnels. Les différentes réponses nationales à ce défi, qui sont
sous-jacentes à la construction de l'Etat-nation, au 19e siècle, du socialisme
national et de l'Etat indépendant post-colonial au 20e siècle, présentent ce pro-
blème, soit en termes d'unité nationale, donc comme description se référant à
une base territoriale et ethnique, soit directement en termes idéologiques, par la
référence à la société sans classe à construire. L'Etat-nation tente donc de ré-
soudre le problème de l'inclusion à l'aide de critères non fonctionnels et exclu-
sifs comme la langue nationale et la nationalité. Cette entreprise est censée
conditionner l'accès aux langages spécialisés des différents systèmes fonction-
nels tout en permettant d'accentuer l'indépendance de la modernisation politi-
que et économique du pays.
Par ailleurs, ce que nous avons décrit comme la réponse socialiste à
l'impératif de modernisation dans des pays arriérés, soumet l'inclusion dans les
domaines fonctionnels avant tout aux critères idéologiques fixés par le parti
unique. Ces critères peuvent, le cas échéant, être combinés avec les descriptions
d'identités collectives résultant de guerres de libération (le cas de la Chine, par
exemple). En réalité, l'Etat peut superposer ses critères politiques et/ou idéolo-
giques aux critères d'inclusion des systèmes fonctionnels du fait qu'il maîtrise
un territoire et, par là, une population qui est d'avance, eo ipso, inclue dans le
système politique, dans le rôle de gouvernés qui est complémentaire à celui des
dirigeants politiques qui gouvernent. Et puisque tel est le cas, le peuple gouver-
né peut être organisé politiquement et mobilisé pour les besoins de la finalité
politique de la modernisation. C'est dire aussi que l'Etat dispose de moyens
90 CHAPITREZ

organisationnels pour imposer des restrictions communicatives à sa population.


Ces moyens résultent de la possibilité politique d'exclure, dans les contextes de
communication fonctionnels, des parties de la population de la participation,
que ce soit dans des rôles professionnels ou dans des rôles de clients.
La démocratisation du système politique fera apparaître ces mécanismes
d'exclusion et d'inclusion politiques comme discriminations pouvant, selon les
domaines concernés, se présenter sous le drapeau démocratique et national
comme justifiables - par exemple, sous la forme du protectionnisme -, si elles
contribuent à maintenir la position de l'Etat dans la compétition entre les na-
tions. Aujourd'hui, ces restrictions politiques d'une inclusion fonctionnelle-
ment conditionnée apparaissent à leur tour, sous l'impression de la
globalisation ou de la mondialisation des processus de communication surtout
économiques et de leurs impératifs, comme contreproductives. Elles renvoient
également à la désuétude toujours plus frappante des tentatives politiques qui
visent à contrôler la participation, dans des systèmes fonctionnels autres que
politiques, par le biais de frontières étatiques. C'est dans ces décalages entre
(dé)limitations territoriales et nationales de la politique, d'une part, et le mode
opérationnel communicatif extra-territorial de systèmes fonctionnels comme
l'économie ou la science, d'autre part, que se manifeste l'inflexibilité du sys-
tème politique international et de ses Etats, soucieux d'éviter la périphérisation
de leurs régions au cours des processus de modernisation multiples et globaux.
Il va de soi que des frontières territoriales nationales stabilisent toujours
aussi les différences économiques, donc des inégalités entre Etats ou régions
riches et développées et Etats ou régions pauvres et en voie de développement.
Les Etats-nations créent et maintiennent leurs. propres îlots d'égalité et ·Jeurs
principes d'inclusion sur la base du critère de participation de la nationalité. De
plus, les inégalités maintenues par le caractère exclusif des Etats-nations doi-
vent être précisées dans le contexte de ce que Rudolf Stichweh appelle
l'égalisation des Etats-nations, qui peut être considérée comme la réalisation
du principe d'inclusion au niveau du système politique international de la so-
ciété mondiale, où des espaces publics sui generis créent les mêmes attentes par
rapport à des Etats-nations égaux (par exemple, en termes de modernisation
politique et économique, de respect de droits de l'homme universels ou de di-
minution des différences économiques entre les Etats). 28 Nous pouvons ren-
voyer, là encore, à l'effet de démonstration international et ses pressions
d'adaptation et d'imitation. Fondamentalement, il s'agit, pour toutes les na-
tions, de la même logique de modernisation, des mêmes postulats de participa-
tion des populations, organisées comme nations, aux richesses et avantages
symbolisés par la modernité et un Etat-nation qui ne peut pas ne pas promettre

28 Voir Stichweh 1994c: 92.


LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 91

ce qui est sa raison d'être, à savoir la prospérité et la sécurité pour tous (les in-
clus!). Aucun régime politique dit fermé n'y échappe.
Un regard sur la libéralisation des régimes dictatoriaux montre que, une fois
que les frontières sont ouvertes, les conditions de l'inclusion de la population
dans les contextes fonctionnels sur leur territoire ne peuvent plus être contrô-
lées par voie politique. Et ce ne peut être qu'une question de temps pour que
des couches sociales modernes, i.e. moyennes, socialisées par un système
d'éducation moderne et participant comme producteurs ou consommateurs à
une économie monétarisée, signalent la revendication d'une extension des pos-
sibilités de participation au système politique. Nous avons retenu une tendance
semblable dans le cas du socialisme soviétique, dont la stratégie de modernisa-
tion crée, même avant toute libéralisation, les conditions de la naissance de
mentalités modernes, d'une inclusion généralisée de la population à travers la
professionnalisation des domaines fonctionnels. Le point intéressant à souli-
gner, concerne le fait que la prise en charge politique de certains aspects-clés
de la modernisation, comme l'alphabétisation de la population par la scolarité
obligatoire et sa mobilisation par la professionnalisation des domaines fonc-
tionnels, crée aussi les possibilités modernes d'une mise en cause de structures
de domination non-modernes. 29
L'inclusion généralisée de la population, comme public spécifique, dans les
systèmes fonctionnels doit être distinguée de l'inclusion professionnelle, de la
participation professionnelle dans les systèmes fonctionnels, plus précisément
dans les organisations de ces derniers, à travers les rôles d'accomplissement ou
les rôles de travail, ce qui contredit la règle de la participation générale dans les
systèmes fonctionnels. L'exigence de l'inclusion multiple et généralisée des
particuliers dans les systèmes fonctionnels ne concerne manifestement que les
rôles de publics ou de clientèle spécifiques qui représentent les contreparties
des professions fonctionnelles. 30 Des rôles typiques, comme électeur, con-
sommateur, patient, étudiant, amateur d'art ou fidèle, à travers lesquels les in-
dividus participent à des contextes de communication spécifiques, ont ceci de
commun qu'ils complètent un rapport de rôle avec des professions fonction-
nelles, soit à titre de public, soit comme clients. Dans ce sens, le rôle du public
est complémentaire aux rôles d'accomplissement ou de travail spécialisés et
professionnalisés dans les systèmes fonctionnels. 31 Ils sont inséparables de ces

29 Un problème qui s'est posé déjà dans la Russie tsariste, où les réformes de la formation
avaient l'effe,t imprévu d'une contestation de l'autocratie tsariste. Voir Beyrau 1993: l 7ss.
30 A cet égard, la professionnalisation peut être considérée comme relation bilatérale ou inter-
action entre rôles fonctionnels qui gèrent, en tant que professions, les contextes matériels
des connaissances dans les systèmes correspondants, et le rôle complémentaire du client.
Voir Stichweh 1994a: 370s. Voir aussi Boudon/Bourricaud 1982: 437s.
31 Voir Luhmann 1977: 236s., Stichweh 1988b: 26lss., Luhmann 1989a: 213.
92 CHAPITRE2

derniers et indiquent typiquement ce qui ne se dessine que lentement au cours


de la dissolution des structures stratifiées, à savoir l'orientation croissante des
distinctions sociales sur la solution spécialisée, matérielle et compétente, de
problèmes fonctionnels, articulés dans des contextes de connaissance spécifi-
ques, et de moins en moins sur des positions hiérarchiques fixes. C'est là que
nous retrouvons les thèmes des théories classiques de la modernisation, qui
présentent le nouveau principe de différenciation de la société moderne en ter-
mes de division du travail, de rationalisation, de professionnalisation, de géné-
ralisation de principes méritocratiques ou de critères d'accomplissement
(achievement), l'emportant sur des critères d'attribution (ascription). 32
Les rôles complémentaires fonctionnent comme abstractions et attentes qui
établissent des séparations par rapport à d'autres rôles ou appartenances de
l'individu. 33 Ils confirment ainsi la différenciation fonctionnelle tout en la ren-
forçant. La réalisation autocatalytique de la différenciation fonctionnelle fait
sauter toutes les catégories traditionnelles d'inclusion/exclusion et les remplace
par les distinctions universelles, spécifiées par les systèmes fonctionnels. Cha-
que système établit ses propres critères d'inclusion, qui sont orientés vers la
solution de problèmes spécifiques. Ainsi, la politique et son Etat se différen-
cient et se définissent d'abord à travers les rôles complémentaires de gouver-
nement et de gouvernés qui, d'une part, aboutissent à la distinction entre
service public et rôles de clients de l'administration publique et, d'autre part, au
cours de la démocratisation, à la distinction entre le rôle de public de l'électorat
et les rôles de politiciens, qui peuvent ou non occuper des positions gouverne-
mentales. Ce type de rapports entre rôles d'accomplissement fonctionnels et
professionnels et rôles de public complémentaires se trouve aussi dans d'autres
systèmes, comme l'économie (producteurs/consommateurs), le sport ou l'art,
tandis que des systèmes fortement professionnalisés, comme le droit,
l'éducation ou la santé, réalisent l'inclusion sur la base de rapports entre clients
et rôles professionnels (pratiques de la consultation dans les cas de la distinc-
tion médecin/patient, avocat/client, éducation dans le cas du couple institu-
teur/élève). 34 Par ailleurs, la complémentarité des rôles présuppose, dans le cas
du rapport entre le rôle de public et celui des professions, la distinction entre
niveau universel du système fonctionnel, où l'inclusion est admise, et le niveau
des organisations au sein du système fonctionnel, qui ont leurs propres règles
de participation sous forme de la qualité de membre, cette dernière étant diffé-

32 Voir Boudon/Bourricaud 1982: 366, se référant à Durkheim, Weber et Parsons.


33 Voir Luhmann 1990b: 347.
34 Pour le cas de la participation au système scientifique à travers des publications et la répu-
tation voir Luhmann 1990b: 348ss.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 93

renciée typiquement en rôles professionnels (détenteurs d'une fonction) et rôles


de membres plus ou moins intenses. 35

L'autonomie des systèmes fonctionnels

Ces remarques sur l'inclusion préparent en quelque sorte le terrain conceptuel


qui nous permettra de préciser le rapport entre systèmes fonctionnels et organi-
sation, et d'explorer les implications de ce qui nous semble être la problémati-
que-clé du socialisme soviétique, à savoir la construction impossible de la
société organisée. Mais avant de revenir à la description des systèmes organi-
sés, nous devons présenter un autre aspect des systèmes fonctionnels, à savoir:
comment des contextes de communication qui sont différenciés, au sein d'un
océan d'autres communications, pour remplir une seule et unique fonction, as-
surent-ils la continuation de leur propre communication? Car après tout, c'est
une communication spécifique qui fait qu'un système fonctionnel, tel que la
politique, est un système, donc une entité capable de stabiliser sa différence
spécifique par rapport à un environnement, et faire en sorte qu'il ne fusionne
pas avec celui-ci ou qu'il puisse distinguer ses propres opérations par rapport à
celles de l'économie ou d'un autre système.
Un système fonctionnel n'étant pas un système finalisé qui s'éteint au mo-
ment de la réalisation de l'objectif, il doit assurer la continuité de ses commu-
nications dans le temps, donc maintenir sa capacité d'autoreproduction. Cette
fonction est remplie par le code binaire exclusif du système.36 C'est ce code
binaire, positif et négatif, donc une distinction de deux valeurs, qui permet à un
système fonctionnel de se reproduire en tant que contexte communicatif autoré-
férentiel et autonome, différencié par rapport au reste de la société. Ainsi, des
systèmes fonctionnels comme la politique, la science, le droit ou l'économie
remplissent leur fonction à partir de distinctions telles que exercer le pouvoir
politique ou ne pas l'exercer, vrai ou faux, légal ou illégal, disposer de valeurs
monétaires ou ne pas en disposer. Les systèmes fonctionnels utilisent de telles
distinctions comme medium de communication, donc sous forme, par exemple,
de pouvoir, vérité ou argent, pour assurer le succès de leurs communications et

35 Voir infra 112 et Luhmann 1977: 299s.


36 Le code binaire est une règle de duplication qui offre, pour tous les événements apparais-
sant comme information, une valeur négative. Le langage contient, par son potentiel de né-
gation, le code binaire par excellence. Il permet de donner à tout ce qui est communiqué
une version négative et une version positive. Ainsi, le code renvoie à un univers contingent
de possibilités. Voir Luhmann 1989a: 217; 1990b: 194ss.
94 CHAPITRE2

ainsi l'accomplissement de leur fonction sociétale. 37 Cette énumération montre


déjà qu'un système ne peut pas s'appuyer sur n'importe quel code, et on peut
s'imaginer qu'un code utilisant la distinction morale bien/mal, qui était prédo-
minante dans les sociétés traditionnelles, ne peut guère servir comme point de
départ de la différenciation fonctionnelle d'un système. Les valeurs positives et
négatives ne peuvent pas être intégrées dans le schéma moral qui veut que la
valeur positive soit estimée ou valorisée et la valeur négative réprouvée ou dé-
valorisée. 38 C'est du fait que ces valeurs sont combinées uniquement de ma-
nière technique, donc sans connotation morale, qu'elles peuvent fonctionner
comme schéma directeur dans les différents domaines fonctionnels. La valeur
négative ne peut pas être considérée comme moralement mauvaise; au contraire
elle est complémentaire à la valeur positive. Erreur et vérité dans la recherche
scientifique se complètent tout· autant que les positions gouvernementales et
celles de l'opposition dans la politique. Détenir le pouvoir politique est valorisé
par le fait que l'opposition ne détient pas le pouvoir, mais a des chances
d'accéder, à son tour, à des positions de pouvoir. De même, tout payement di-
minue et augmente les liquidités. Et la légalité du droit présuppose la connais-
sance de ce qui est illégal. Des systèmes fonctionnels se reproduisent ainsi en
passant sans cesse d'une valeur à l'autre de leur code.
Si le système ne disposait pas d'un schéma spécifique pour le traitement des
informations, il ne pourrait tout simplement pas les identifier comme telles,
comme différences pertinentes pour le système. Là réside le noyau de la pro-
blématique de la différenciation fonctionnelle: un système qui se forme à partir
d'un code spécifique est ce qu'il est uniquement par rapport à la distinction-clé
qu'il utilise de manière totalisante, ce qui implique aussi que son schématisme
binaire de base est indifférent aux autres codes qui forment d'autres systèmes.
Ainsi, la politique ne peut observer le monde qu'à partir de distinctions politi-
ques basées sur le pouvoir, et non pas avec celles de la science. Elle ne peut pas
résoudre les problèmes qui surgissent dans d'autres domaines fonctionnels. Et

37 C'est du fait que ces systèmes sont orientés vers le succès de la communication qu'ils
doivent assurer celle-ci d'une manière qui la rend indépendante des aléas de la communi-
cation par l'interaction. Telle est la fonction de médias de communication, à savoir médiati-
ser la communication. Or, les systèmes fonctionnels ne sont pas tous orientés sur le succès
de la communication, donc sur la solution par la voie communicative de problèmes parti-
culiers de la société. Contrairement aux systèmes politique, scientifique ou économique,
des systèmes fonctionnels, tels la santé, ! 'éducation ou encore la religion, se référent au
succès d'un traitement dans l'environnement de la société: ils visent la modification d'états
spécifiques de l'environnement non communicatif(corps, psychisme, salut de l'âme), donc
sur des problèmes de personnes qui exigent typiquement l'établissement de systèmes
d'interaction particuliers (pratiques) basés sur les rapports personnalisés entre professions
spécifiques et clients. Voir Stichweh 1988b: 276, Luhmann 1988c: 304. Voir à ce sujet nos
observations sur l'inclusion dans des systèmes fonctionnels supra p. 87ss.
38 Voir Luhmann 1994c: 25-36, 1987b: 13-3let 1989b: 358-448.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 95

seule l'économie peut calculer la rentabilité d'investissements. Si la politique


veut planifier des investissements, elle le fait d'après des critères politiques.
Dans le cas des économies planifiées, il en résulte qu'une production soumise
aux fictions politiques doit accumuler des complexes industriels que
l'économie locale post-communiste doit d'abord détruire avant d'être en me-
sure de produire pour des marchés. Les séparations créées entre les systèmes
par des codes mutuellement indifférents élargissent et restreignent à la fois le
rayon d'action des contextes de communication autonomes. Une économie
monétarisée, qui n'utilise plus que des critères internes pour organiser sa repro-
duction dans un circuit autoréférentiel, peut réaliser des ordres infiniment plus
complexes qu'un oikos traditionnel, mais, en même temps, elle ne peut faire
que ce que sa distinction de base lui permet de faire, à savoir traiter toutes les
informations qu'elle perçoit en fonction de leur aptitude à contribuer à lare-
production de nouvelles possibilités de paiement.
Cela signifie que c'est le code du système qui tranche: soit une communi-
cation est attribuée à une valeur du code soit elle ne peut pas l'être. Sans code,
pas d'autoreproduction! L'autonomie d'un système résulte de l'existence d'une
telle distinction directrice: un élément, par exemple, une communication con-
cernant le droit ou une opération économique, peut - au sein du système - être
utilisé comme tel ou ne peut pas avoir cette qualité d'élément du système. Si la
communication peut figurer comme élément, elle contribuera nécessairement à
l'autoreproduction du système. Afin que le code puisse fonctionner comme
schéma de traitement totalisant des informations, le système a besoin d'un ap-
pareil sémantique, par exemple, de méthodes et de théories permettant de traiter
les informations sur la base d'une différence entre vérité et erreur. Cette éva-
luation doit permettre l'attribution de l'information aux valeurs de ce code. Il
faut donc une décision sur la valeur (positive ou négative) de l'information, dès
lors que le code est basé sur deux valeurs opposées. De même, il faut des pro-
cédures et des doctrines particulières afin de pouvoir décider du droit et de sa
valeur opposée. 39 Les programmes ne doivent pas être confondus avec le code,
qui n'est qu'un schéma de différence avec lequel on ne peut pas déterminer de
valeurs. C'est au niveau des programmes que se manifeste l'ouverture thémati-
que du système sur l'environnement, une ouverture qui traduit le fait que le
pouvoir, l'argent ou la science peuvent être engagés pour les finalités les plus
diverses. C'est là que les systèmes prévoient le changement, l'adaptation à de
nouvelles exigences venant de l'environnement, ainsi que les modalités de leur
réaction aux perturbations par d'autres systèmes. Et c'est par le biais de pro-

39 Pour cette raison Luhmann, propose de distinguer le plan du code et celui des programmes,
ces derniers permettant de faire, dans une décision, les attributions justes. Le programme
est défini comme complexe de conditions de lajustesse du comportement. Le terme permet
d'englober des orientations sur des fins et des conditions. Voir Luhmann 1984a: 432 et
1986b. Voir aussi Morin 1980: 224.
96 CHAPITRE2

grammes que doivent être traités les problèmes complexes de la société, qui
reflètent toujours le fait de l'interdépendance mutuelle des systèmes fonction-
nels et de leurs perspectives.
Sans la distinction de ces deux niveaux, qui montre qu'un système fonc-
tionnel autonome est un système-dans-un-environnement, nous ne pourrions
pas faire la différence entre la différenciation fonctionnelle et le fait, tout aussi
indéniable, des interférences, par exemple, de la politique dans l'économie, ou
de dédifférenciations sociales. Comme nous le verrons dans le cas de l'URSS,
ces dédifférenciations doivent être considérées dans un contexte régional, où un
régime politique peut créer des cadres plus ou moins favorables à l'exercice
d'activités économiques ou scientifiques, tout comme il peut bureaucratiser,
nationaliser ou réguler de grandes parties de l'économie locale. C'est aussi à ce
niveau régional que les Etats peuvent, par exemple, s'endetter sur les marchés
des capitaux - selon les conditions fixées par l'économie - et ruiner leurs pays
respectifs par leurs dépenses ou le coût de l'Etat-providence, ce qui déclenche à
son tour des réactions du côté de l'économie, réactions non prévues dans les
programmes politiques. De telles interférences politico-économiques maintien-
nent des différences considérables entre régions (competitive advantages), mais
présupposent la réalité de systèmes fonctionnels différenciés univ~rsels et auto-
nomes qui peuvent, de ce fait, poser des problèmes considérables dans leur
ajustement mutuel.
Les mêmes conclusions s'imposent également si nous jetons un regard sur
les pays de la périphérie, qui sont confrontés aux défis de la modernisation. Là,
un degré de monétarisation très élevé de la vie sociale, tel qu'il s'exprime dans
les pratiques de corruption à grande échelle, peut renvoyer au fait que les mé-
canismes de régulation traditionnels ont perdu, ou sont en train de perdre, leur
force nonnative, tandis que les nouvelles nonnes du droit, de la politique et de
l'administration ne sont pas encore suffisamment différenciées et institutionna-
lisées pour pouvoir fonctionner comme telles, c'est-à-dire comme facteurs
d'orientation ou comme conditions-cadre indispensables à l'autorégulation des
divers domaines sociaux. Or, seule une perspective orientée sur une conception
nationale de la société arriverait ici à la conclusion que le droit, l'économie ou
la politique ne sont pas encore différenciés, dès lors que des particularités lo-
cales, telles que le non-respect de nonnes juridiques, le clientélisme, la corrup-
tion ou, de manière générale, l'institutionnalisation insuffisante de la fonction
publique, suggèrent que la modernisation n'est pas achevée ou que la moder-
nité s'est quasiment arrêtée à la frontière du pays en question. En réalité, le
problème du décalage dans la modernisation exprimé ici ne peut pas signifier
que des frontières territoriales ou des frontières entre espaces économiques
marquent aussi la différence entre un monde avec différenciation et un monde
sans ou doté de structures moins différenciées. Ce serait comme si, en passant
la frontière, on devait envisager la possibilité d'être confronté, tout à coup, à
d'autres systèmes fonctionnels, une autre voire aucune éducation, une autre
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 97

science, une autre politique, ou encore, une autre économie, qui le serait en
raison, par exemple, de l'arriération du pays, de la confusion du monde de
l'argent avec la politique, ou encore du fait de la force normative de cultures
locales.
Une vision régionale de la société peut, bien sûr, conclure que le passage
des frontières territoriales signifie dans certains cas le passage à un autre
monde, ce qui est sans aucun doute vrai, comme le montre un regard sur certai-
nes parties du monde. La question n'est cependant pas de savoir, si ou dans
quelle mesure, des particularités locales, traduisent des différences dans la dif-
férenciation fonctionnelle entre les pays. Dans une perspective systémique, qui
part du fait social de base de la communication, la tentative de localiser la dif-
férenciation fonctionnelle ou de décomposer quasiment une région en vertu
d'un type de différenciation particulier ne peut pas fonctionner. Il s'agit de sa-
voir comment les avantages et désavantages, visualisés par les systèmes fonc-
tionnels opérant au niveau mondial, peuvent être exploités au niveau régional,
c'est-à-dire être traités comme informations dans les organisations étatiques,
juridiques, économiques ou scientifiques qui permettent d'adopter des déci-
sions rationnelles - rationnelles dans la perspective du système correspondant,
par exemple, la réalisation d'un programme d'austérité anti-inflationniste qui
cherche à sortir le pays de la crise économique en lui faisant subir ce que les
institutions financières internationales suggèrent pour son cas.

Les distinctions-clés du système politique ou le sommet


introuvable

Les codes des systèmes fonctionnels nous permettent de comprendre la moder~


nité d'une technique de mise en rapport de distinctions complémentaires qui
sont constitutives de la différenciation de contextes de communication autono-
mes. Nous verrons cependant, que cette séparation ne signifie pas, par exemple,
qu'un régime politique ne peut pas, à un niveau régional, se comporter comme
s'il se trouvait toujours au sommet d'une société politique. Dans des conditions
modernes, ceci n'est possible que comme entreprise organisée qui tente de po-
litiser ou d'instrumentaliser les autres domaines fonctionnels. Nous nous con-
tentons d'insister ici sur les effets totalitaires d'une conception unitaire du
pouvoir politique, qui n'est pas en mesure de concevoir le politique en terme de
différences et, par là aussi, d'accepter la multiplicité de centres de pouvoir so-
ciaux. Un tel pouvoir suprême, disposant du monopole dans la formation de
pouvoirs organisés non freinés par l'Etat de droit constitutionnel, est autrement
dangereux qu'un pouvoir absolutiste limité par le seul poids normatif de l'ordre
98 CHAPITRE2

natureI. 40 La Révolution française avait illustré ce problème. Le risque d'une


politisation illimitée par une politique devenue autonome a rendu indispensable
une autorestriction de la politique en fonction du droit (pouvoir légal/pouvoir
illégal), à laquelle s'ajoute, dans des conditions démocratisées, le codage du
sommet politique sous forme de la distinction gouvernement et opposition.
Avant de revenir au cas de l'URSS, expliquons brièvement l'importance du
schéma gouvernement/opposition pour le système politique.
La découverte d'une politique devenue autonome, séparée de la religion et
de la morale, a conduit, comme on le sait, à l'invention de la constitution, une
invention qui coïncide avec la fin de l'ancien ordre stratifié. L'architecture de
l'Etat constitutionnel part de la séparation Etat - société; elle institue des sépa-
rations spécifiques, des organes de l'Etat séparés et légitimes, soumet toutes les
décisions de ces derniers à un critère de constitutionnalité, de légalité exigée
par le droit positif. Et elle démocratise le système politique, en incluant le pu-
blic par l'organisation régulière d'élections et en admettant le principe de
l'opposition politique. L'autonomie de la politique devient donc, à travers la
procéduralisation de toutes les décisions, un problème maîtrisable: l'arbitraire
du politique disparaît dans le morcellement et la temporalisation imposés par
les procédures politiques. L'établissement de ces mécanismes cie régulation
abstraits et des nouvelles différences correspondantes, telles que rôle pu-
blic/personne privée ou citoyen/bourgeois, désincarne et dépersonnalise le
sommet politique. Les individus ne sont plus gouvernés par des hommes, mais
par des lois, des codes et des attentes de comportement exprimés dans des rôles
professionnels institutionnalisés (la fonction publique). Ces abstractions insti-
tutionnelles impliquent, d'une part, le passage des loyautés personnalisées en-
vers des communautés, familles, clans, etc., à une loyauté abstraite et une
confiance généralisée envers l'Etat, et, d'autre part, la substitution, au sein de la
politique, de la logique d'échange par la différence gouvernants/gouvernés et
l'organisation administrative et juridique des appareils du gouvernement.
Le pouvoir politique est désormais restreint, ce qui implique la dépolitisa-
tion de la société. Au bout de ce processus de différenciation se trouve un pou-
voir politique qui s'impose comme puissance étatique et pouvoir public. Le
pouvoir politique est concentré dans le système politique où il doit se présenter
comme puissance publique et visible à travers des fonctions publiques. Avec
cette concentration étatique du pouvoir, la politique gagne le critère indispen-
sable de son autoréférence et donc aussi la possibilité de s'orienter thémati-
quement vers son environnement et de concevoir le changement politique.
Dépolitisation de la société et autorestriction de la politique avec la possibilité

40 Le volontarisme politique sous-jacent à la révolution communiste a été considéré comme


concrétisation des éléments jacobins de la modernité. Nous y reviendrons dans le contexte
de la précision du concept de totalitarisme. Voir infra p. 183ss.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 99
de concevoir le changement des programmes politiques et le remplacement des
autorités au sommet étatique (le régime), vont de pair. En tant que puissance
étatique suprême, le pouvoir politique est pouvoir nécessaire qui existe indé-
pendamment d'un rapport de pouvoir concret. Et l'exercice du pouvoir politi-
que sur la base de l'institutionnalisation de fonctions publiques assure
l'autoreproduction du système politique, donc la continuation de la communi-
cation politique par l'application du pouvoir politique, selon ses propres condi-
tions, à tout pouvoir sociaI. 41 Ainsi, le pouvoir politique peut être engagé pour
couvrir la production de décisions à implication collective.42
C'est ce problème fonctionnel, exigeant un pouvoir souverain, qui est en
mesure d'assurer aux décisions à implication collective une mise en vigueur
effective. 43 Avec l'établissement du pouvoir politique comme puissance étati-
que, la question du code de la politique se présente comme problème de l'accès
aux fonctions publiques, donc aux rôles symbolisant la capacité de décision
étatique. Avant toute démocratisation du pouvoir politique, la distinction de
base, qui prépare en quelque sorte le codage gouvernement/opposition, se ré-
duit à la question de savoir qui détient (et peut détenir) ou ne détient pas des
fonctions publiques. Avec l'effondrement de l'ancien régime, on ne peut plus
accéder à celles-ci en les achetant. 44 Elles ne sont pas non plus un droit ou un
privilège accordé par la position sociale ou par décret du roi, et leurs détenteurs
ne sont plus au bénéfice de la présomption de faire ce qui est juste ou bon pour
la nation. Avec la démocratisation, la fonction publique se matérialise et se per-
sonnalise - dans des conditions de nouvelles attentes professionnelles adressées
à une fonction publique dépersonnalisée. Désormais, l'accès à la position gou-
vernementale est déterminé par voie des préférences matérielles et personnelles
du public, ce qui présuppose la visibilité d'une alternative, de différences poli-
tiques. C'est la valeur du programme politique et du personnel politique défen-
dant ce programme qui procure des chances d'occuper les fonctions publiques
(valeur positive du code) jusqu'à la prochaine échéance électorale.
A une telle institutionnalisation de la distinction gouvernement/opposition,
qui traduit le passage d'une conception unitaire de la puissance étatique à un
sommet différencié, correspond aussi la différenciation interne de la politique,

41 Voir Luhmann 1986b: 173.


42 Voir Luhmann 1987b: 29, 1986b: 169.
43 Dans ce sens, Luhmann (1990a: 73) précise la fonction pour laquelle le système politique
est différencié, en termes de "supplying the capacity to enforce collective/y binding deci-
sions (Parsons)." Voir aussi Luhmann 1990c: 165ss., 1990a: 122. Cette fonction du sys-
tème politique présuppose, bien entendu, le contrôle et la concentration étatiques de la
violence physique. Max Weber a, comme on sait, considéré ce monopole de la contrainte
physique comme condition indispensable de la formation de l'Etat moderne. Voir Ba-
die/Bimbaum 1979: 44.
44 Voir Mény 1992 et Landfried 1989.
100 CHAPITRE2

dans laquelle s'établissent des structures de communication circulaires entre


public (inclus), politique (des partis et du gouvernement) et administration pu-
blique. Le terme d'Etat ne désigne plus uniquement, dans ce sens, la différence
entre gouvernants et gouvernés, ou entre pouvoir supérieur (public) et pouvoir
inférieur(privé), mais également le fait d'un pouvoir souverain scindé en gou-
vernement et opposition, en une posit_ion positive et une position négative. 45 Le
sommet politique est dédoublé et par là démocratisé: il est contingent, en tant
que possibilité d'être soit au pouvoir, soit dans l'opposition. Une fois établi -
ce qui présuppose l'institutionnalisation de partis politiques dont l'autonomie
leur assure l'existence même s'ils ne se trouvent pas au pouvoir-, le code gou-
vernement/opposition permet de concevoir l'unité de l'Etat démocratique
comme unité d'une différence, d'un sommet contingent. Cette labilisation de la
puissance suprême était impensable dans une société stratifiée; seul le passage à
la différenciation fonctionnelle, à une situation où plus aucun système ne peut
représenter le tout, permet de concevoir et d'accepter un sommet échangea-
ble.46 En incluant dans le pouvoir politique la possibilité de deux valeurs - on
est au pouvoir ou on est dans l'opposition-, le système prévoit toujours plus
d'une possibilité pour être au sommet. Il s'agit d'une possibilité temporalisée
d'alterner les positions: soit d'occuper les fonctions publiques suprêmes et
exercer le pouvoir politique, soit de ne pas détenir cette position, mais d'avoir
une chance de l'obtenir à la prochaine élection.
La position de l'opposition représente une vision alternative des choses, un
autre programme, et montre en fait que toute décision politique est contingente,
c'est-à-dire qu'elle aurait pu être prise aussi autrement. Ceci présuppose la dis-
position des partis politiques qui ne gouvernent pas à offrir et à rendre visible
ou crédible cette alternative auprès de l'électorat, dont on peut espérer qu'il ne
jugera pas uniquement et toujours le parti gouvernemental comme seul capable
d'occuper le sommet de la hiérarchie des fonctions publiques. Dans ce sens, la
distinction gouvernement/opposition peut être considérée comme schéma de
traitement des informations avec lequel la politique observe tous les événe-
ments et choisit ses thèmes dans son environnement, toujours à partir de la
question de savoir s'ils peuvent être politisés à l'avantage du gouvernement ou
de l'opposition. 47 Ainsi, le système politique nourrit sans cesse ses communi-

45 Voir surtout Luhmann 1990a: 167ss. et 23lss.


46 Cette analyse peut être rapprochée de la conception de Lefort qui considère le pouvoir
politique dans une démocratie comme lieu vide, comme pouvoir désincarné. Voir Lefort
1983 et surtout 1986: 265.
47 Luhmann (1990a: 233) insiste sur cette capacité du code: "The opposition is present in
everything the government does just as the opposition always takes its lead from the gov-
ernment - for from where else? The code is instructive precisely because bath do not rule
together, i.e. precisely because a consensus is not forced. lt constantly produces system-
internai information that, then, determines the meaning ofwhat is advantageous to the gov-
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 101

cations, qui ne peuvent être reproduites que si elles divergent des communica-
tions précédentes: toute communication politique implique la contrainte inévi-
table d'une prise de position par rapport à une autre communication, donc
d'une communication d'une différence, d'une contradiction, qui se présente
comme conflit. On pourrait dire que le code gouvernement/opposition institu-
tionnalise le non dans le système politique. La différenciation, au sein du sys-
tème politique, de systèmes multipartites, accomplit cette fonction:
l'articulation d'une différence, d'un antagonisme, d'un non par rapport au oui,
d'une deuxième interprétation, permettant à la communication de continuer et
de combiner le contexte fermé d'un système autoréférentiel avec
l'environnement sociétal. Autrement dit, la dynamique de la communication
politique antagoniste 48 doit pouvoir maintenir et agrandir la résonance du sys-
tème par rapport à la dynamique et aux grands problèmes de la société mo-
derne.
Les deux valeurs du code du pouvoir se conditionnent réciproquement tout
en étant asymétriques, dès lors que seule la valeur positive - la position gou-
vernementale - symbolise la continuité du système, sa gouvernabilité, sa repro-
duction: le pouvoir est toujours occupé par quelqu'un. En revanche la valeur
négative sert, à l'opposition et au gouvernement, comme valeur de réflexion,
renvoyant ainsi aux conditions permett~nt de rester dans la position positive.
On voit donc ici que les deux valeurs du code ne sont mises en rapport que de
manière technique, de façon à permettre de passer d'une valeur à une autre. Le
code politique est donc séparé de la morale. 49 Et on comprendra aisément
pourquoi: l'occupation de la valeur positive, en l'occurrence la position gou-
vernementale, ne peut pas, dans une société moderne, être liée à la valeur posi-
tive d'un autre code ni être associée, par exemple, au bon, au juste, à une idée
de grandeur ou à une position omnisciente. Dans la société traditionnelle, le roi
a été justement identifié à l'ordre naturel et moral et a pu être considéré à la
fois comme puissant, magnifique, juste, riche, sage, etc.
A partir de là, on peut se demander si et comment un régime politique, dans
des conditions modernes, est à même de supporter en son sein la possibilité du
dédoublement de tous les énoncés, programmes et projets politiques qui se réa-
lisent dans toutes les opérations politiques, qui sont susceptibles d'être trans-
formées en décisions étatiques. Après tout, la fin de ce siècle coïncide avec

ernment and what is advantageous to the OP.position. Ali this is achieved because of a small
temporal difference: the possibility that governing and opposition parties will switch places
in the next election."
48 Il devrait être clair que ce terme ne signifie pas "obstructionniste", ne désigne donc pas une
position d'opposition "systématique", même si celle-ci n'est pas exclue et peut conduire à
I'ingouvernabilité.
49 Luhmann parle d'une "amoralité supérieure" de la politique. Voir par exemple Luhmann
1994c.
102 CHAPITRE2

celle de la fin de la dernière grande tentation politique de retourner à une con-


ception unitaire du pouvoir, à une souveraineté indivisible calquée sur l'idée
d'une représentation du peuple-un, refusant la conception de "l'un et l'autre"
(Lefort). 50 Sous cet aspect, l'inquiétude croissante des membres réactionnaires
du parti communiste de l'URSS, confrontés à la dynamique politique mise en
marche par la perestroïka, était révélatrice: le risque du "dédoublement du pou-
voir" (Ligatchev), auquel conduit tout processus de démocratisation, est un
cauchemar pour un communiste éduqué dans le sens de l'unité du pouvoir. Un
gouvernement qui ne peut pas accepter l'institutionnalisation de cet autre,
l'adversaire politique, doit recourir à l'ancien schématisme ami/ennemi, 51 trai-
ter l'adversaire comme ennemi et défendre une position de représentation ex-
clusive au sommet politique. 52 Il va de soi qu'un tel retour à l'ancienne
conception unitaire du pouvoir politique ne conduit pas uniquement à des ten-
dances régressives au sein de la politique (terrorisme), à des mécanismes et
procédures de décision peu complexes ou à l'utilisation inflationniste de systè-
mes organisés. Dans des conditions modernes, un pouvoir unitaire moralisé est
surtout dangereux pour l'environnement social de la politique et pour d'autres
domaines sociaux, dont les organisations et performances professionnelles se
voient soumises à la logique du parti. Or, tout ceci ne fonctionne pas sans con-
trainte, sans la mobilisation de moyens qui s'usent rapidement et qui provo-
quent et renforcent ce qu'il sont censés éliminer, à savoir une différence.
Le corollaire d'une conception unitaire est la surcharge moralisatrice du
sommet politique. A l'image des réalités de l'ancien régime, celui-ci se pré-
sente comme fusion des valeurs positives de plusieurs systèmes fonctionnels.
Ce type de fusion de codes multiples se retrouve, dans le cas de l'URSS, au
niveau des prétentions ou de l'idéologie du pouvoir révolutionnaire. Même si
nous nous trouvons ici au niveaù régional d'un régime totalitaire qui n'a au-
cune valeur de société, nous pouvons observer que la position gouvernemen-
tale, celle du parti unique, n'est pas uniquement définie en termes moraux (le
bien et le juste en soi), mais aussi comme vérité scientifique absolue
(philosophie matérialiste de l'histoire), comme valeur esthétique ou encore

50 Voir aussi Furet 1988.


51 Un schématisme que Carl Schmitt considère toutefois, même dans des conditions moder-
nes, comme constitutif de la politique, avec toutes les implications que nous connaissons.
52 Voir aussi Edelmann (1991: 131), qui fait la distinction entre ennemis et adversaires, et
touche le coeur du problème en notant que c'est la présentation de l'opposant comme en-
nemi qui ouvre la voie à 1.a moralisation, et par là à l'élimination, tandis que l'acceptation
de l'opposant politique comme adversaire relève d'une logique de compétition, sportive,
orientée sur la victoire qui ne peut être obtenue qu'à travers des règles de jeu et procédures
établies.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 103

comme référence religieuse. 53 II s'agit de positions cognitives exclusives qui


doivent être immunisées contre la critique d'autres systèmes de connaissance.
C'est du fait que le parti a été à même de se décrire avec succès comme in-
faillible, omniscient et représentant unique de la société sans classe, qu'il a pu
prétendre à une position exclusive au sommet et au centre du socialisme réel.
Cette observation renvoie directement aux raisons de l'effondrement du socia-
lisme soviétique: à partir du moment où le parti admet qu'il n'incarne plus la
totalité sociale ou un savoir absolu, il met en cause son essence, sa raison
d'être. 54
Les prétentions exclusives et absolues du parti unique sont de l'ordre de la
nécessité, de l'irréversible, des états qui sont à l'opposé d'un des acquis cen-
traux de la modernité, à savoir la contingence, le côte à côte d'une multiplicité
de positions et de descriptions critiquables. On remarquera qu'on touche ici
aussi l'aspect ecclésiastique du communisme soviétique, l'organisation politi-
que de la circulation et de l'acceptabilité des dogmes et doctrines de l'Etat-
parti. Le parti comme raison du prolétariat et Lénine comme incarnation de la
raison du parti! 55 L'infaillibilité du sommet sacro-saint, laquelle, contrairement
à l'infaillibilité attribuée au pape dans l'Eglise catholique, ne tiendra pas, ni en
tant que symbole de l'unité, ni en tant que promesse de salut, en raison du fait
que le socialisme n'est pas de l'ordre religieux, ne peut pas se contenter
d'organiser la foi dans la foi. Si les rituels de la conjuration dogmatique
n'apportent pas la pluie ou ne diminuent pas les queues devant les magasins, le
communisme ne peut même plus se présenter comme religion séculière.
Nous verrons que les soviétologues décrivent aussi l'histoire du commu-
nisme soviétique sous l'aspect d'un grand désenchantement par rapport au cha-
risme des origines. 56 La découverte que les membres du sommet politique
peuvent s'enrichir même sous le socialisme est sans doute un catalyseur im-
portant de l'ébranlement de cette foi si particulière, surtout dans ces conditions
modernes dans lesquelles une partie croissante de la population ne se contente
plus de symboles, mais cherche à obtenir les gratifications matérielles et pro-

53 Notre perspective systémique anticipe ici les conclusions que nous ferons à partir de la
discussion du concept classique du totalitarisme. Voir infra chapitre 7.
54 Voir Robinson 1995: 174.
55 Voir Siniavski 1988: 98.
56 Voir Jowitt 1992a et nos observations infra p. 167ss. Tandis que Jowitt décrit la normalisa-
tion du régime en termes d'une corruption néotraditionnelle, Gellner (1994 ch.4, surtout pp.
40ss.) se réfère, dans son explication de l'effondrement du socialisme soviétique, à l'écart
croissant entre la promesse de salut d'une religion séculière et la sacralisation inflationniste
du quotidien, d'une part, et, d'autre part, les pratiques d'un régime qui perd sa légitimation
de diffuser et de "populariser" le message de la foi marxiste. Nous rencontrerons des va-
riantes de ce raisonnement à plusieurs reprises. Voir par exemple les observations de Poggi
(1990), que nous préciserons infra p. 262.
104 CHAPITRE2

fessionnelles que la modernisation socialiste a engendrées au niveau des atten-


tes. Le vrai scandale sera alors révélé, moins par le fait que la classe dirigeante
a tous les privilèges ou qu'elle exploite le pays, que par l'observation qu'elle
est la seule à en avoir. Ce qui n'était déjà plus naturel ou normal pour la popu-
lation subissant les effets du "système" l'est toujours pour les représentants du
sommet politique, dont la position au sein du "système" détermine aussi
l'étendue de la sinécure qu'ils gèrent. Ils se réveilleront un jour pour constater
que ce qui est désigné, au sein "du système", comme normalisation, est consi-
déré à l'extérieur comme imposture et anormalité: une classe corrompue et oi-
sive confrontée à elle-même, presque à l'image des aristocrates confrontés à la
perte de leur fonction sociale et au caractère parasitaire de leur strate désuète.
Le léninisme peut être considéré comme théorie du pouvoir unitaire dans les
conditions modernes, qui connaissent un pouvoir politique différencié et les
garanties constitutionnelles correspondantes au moins depuis la Révolution
française. Il s'agit d'une conception qui prévoit une prise de pouvoir en con-
naissance de cause, c'est-à-dire qui sait que le projet d'une occupation perma-
nente et irréversible de la position (positive) au pouvoir n'est envisageable que
comme élimination de la position (négative) de l'opposition par
l'invisibilisation idéologique et la moralisation négative de celle-ci. La séman-
tique de l'ennemi de classe correspond exactement à l'idée d'une société sans
classe, politiquement organisée par un pouvoir, qui est moins menacé par un
peuple manipulé que par la découverte de la supercherie de sa théorie norma-
tive. Celle-ci présente en termes modernes et ontologiques, ce qui n'est que
calcul de pouvoir et confusion d'un schéma de classe dépassé
(oppresseurs/opprimés), avec les structures de la société moderne, qui sont à
leur tour réduites aux particularités historiques d'un pays économiquement et
politiquement arriéré.
On pourrait dire que l'idéologie marxiste-léniniste, exprimant cet amalgame
moralisateur de réalités sociales en soi irréductibles, fonctionne comme me-
dium de communication dans le "système". Le medium de l'idéologie assure la
communication officielle du "système" d'une manière très particulière: d'une
part, il met à disposition des règles de communication, ou plutôt des appella-
tions contrôlées, dont la maîtrise permet aux particuliers de communiquer de
manière politiquement correcte. D'autre part, lé medium fonctionne comme
blocage ou restriction thématique et sémantique de la communication publique,
dès lors que le non, le conflit, la contradiction, se voient systématiquement ex-
clus du processus de communication, comme s'il s'agissait non seulement
d'imposer unè nouvelle vision du monde, mais aussi et surtout d'immuniser le
langage politique du régime, la langue de bois, de manière contrefactuelle, face
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 105

à un traitement de l'information matériellement adéquat au sein de tel ou tel


autre domaine fonctionnel. 57 ·
Nous avons déjà relativisé le parallèle d'un tel pouvoir politique, morale-
ment et scientifiquement surdéterminé avec les catégories ontologiques des
sociétés traditionnelles: tandis que ces dernières n'étaient pas en mesure de
penser le politique comme centre d'action autonome, séparé des contextes
normatifs de la morale et de l'ordre naturel, le pouvoir soviétique n'a de sens
que par rapport au refus d'une modernité politique basée sur la différenciation
du pouvoir à laquelle correspond le multipartisme et la séparation des pouvoirs.
Ce rapprochement est d'autant plus sujet à caution qu'en URSS, le sommet po-
litique considéré comme irréversible ne peut pas se contenter de renvoyer au
fait que les intérêts des masses prolétaires sont gérés et défendus de manière
moderne par les meilleurs, les spécialistes scientifiques. Il doit aussi disposer de
moyens organisationnels, donc d'un appareil bureaucratique, donc de décisions
contrôlant d'autres décisions, afin de pouvoir imposer et confirmer son irréver-
sibilité et les appellations contrôlées correspondantes des dogmes léninistes.
C'est dire aussi que le régime doit, du fait que sa vérité scientifique ne peut pas
ne pas engendrer des vérités contraires, mettre en circulation des symboles im-
munisant la théorie et la position au sommet comme dogme, donc, en quelque
sorte, comme sacralisation, à l'instar d'une église. 58
Le mausolée de Lénine et le culte du chef représentent des succédanés de
cultes religieux qui sont censés confirmer la nature ontologique de la nouvelle
autocratie, tout comme les images de l'histoire impériale mobilisées pour les
besoins de la construction d'un centre étatique unifié symbolisé par Moscou,
centre de l'empire et siège d'un sommet imprenable qui trône quasiment sur la
tête de Lénine. 59 Bien sûr, cette mise en scène du pouvoir ne peut fonctionner
que de façon temporaire et dans un contexte de modernisation particulier, dans
lequel un régime de modernisation cherche à transformer des structures et des
mentalités prémodernes (social engineering). En conséquence, après la mort de
Staline et dans un nouveau contexte social digérant encore les conséquences du
breakthrough des années 1930, le régime ne peut plus utiliser les symboles
quasi-religieux de l'Etat-Eglise. Entrant dans la phase de gestion de la société
organisée, le régime ne peut plus se contenter de mobiliser des fidèles, il doit
au contraire signaler que l'Etat soviétique sait assurer l'ascension sociale, la
mobilisation professionnelle et les gratifications correspondantes. Parallèlement

57 Siniavski (1988: 267) observe à ce sujet que la langue perd sa fonction de moyen de com-
munication et devient "système incantatoire devant refaire le monde".
58 Voir nos observations sur l'affinité structurelle entre l'Eglise officielle et la société organi-
sée, infra p. 116ss.
59 Voir, pour cette sanctification de l'Etat, Lewin 1987: 438s. et Siniavski 1988: 146ss.
106 CHAPITRE2

il doit stabiliser sa position au sommet en l'élargissant par l'intégration des éli-


tes du parti dans le système des privilèges de la nomenklatura.
Le "système" de la nomenklatura est la conséquence inévitable d'une con-
ception unitaire du sommet politique d'un système politique exclusif qui, dans
des conditions modernes d'une société organisée, doit néanmoins offrir des
possibilités de participation, notamment par la mise à disposition inflationniste
de positions de décision, donc de fonctions au sein de la hiérarchie du parti.
Bien que jouant le rôle d'un mécanisme d'intégration et de stabilisation du
"système", le parti fonctionne aussi comme facteur d'exclusion du système
politique, dès lors que celui-ci ne connaît pas le mécanisme de variation donné
par le schéma gouvernement/opposition, qui permet de régulariser l'échange du
personnel politique par des élections. Un régime qui ne peut pas se concevoir
en termes de changement, donc incapable de reconnaître sa propre contingence,
engendre typiquement des évolutions parasitaires. Dans un tel "système",
l'impossibilité d'abandonner le pouvoir traduit non seulement la recherche de
positions de pouvoir pour le pouvoir, mais aussi et surtout la possibilité
d'utiliser la fonction comme sinécure, à l'instar de l'ancien régime ou de
l'Eglise, afin d'accéder à des avantages matériels et rares - rares bien entendu
dans le sens d'une économie de pénurie socialiste -, qui ne peuvent pas être
obtenus de manière normale, c'est-à-dire par l'achat. Une telle instrumentalisa-
tion de la fonction n'a décidément plus rien en commun avec la fonction même
du système politique.
La conception d'un pouvoir unitaire a des conséquences autrement impor-
tantes - voire tragiques, serait-on tenté de dire dans le cas de l'URSS - au ni-
veau des possibilités communicatives de la politique. La politique sous le
régime soviétique ne peut pas faire ce que la différence gouverne-
ment/opposition est censée permettre, à savoir s'orienter thématiquement sur
son environnement qu'elle doit percevoir à travers l'opinion publique. Cette .
dernière représente l'instance de référence dans laquelle la politique découvre
et reconnaît ses possibilités et marges de manoeuvre, comme dans un miroir. 60
Dans ce sens, tout gouvernement peut savoir que toutes ses actions ou
non-actions, ses positions sur un thème ou son silence, sont toujours observés
et évalués à partir d'autres possibilités, d'autres solutions que l'opposition peut
actualiser pour augmenter à son tour sa cote auprès de l'opinion publique. Sous
cet aspect, la complexité "opinion publique", qui structure les processus de

60 Comme Luhmann le précise, un miroir a ceci de particulier qu'il ne renvoie pas uniquement
l'image de celui qui s'y regarde, mais aussi celle de l'autre à l'arrière-plan: d'autres acteurs,
d'autres opinions (divergentes) sur les thèmes en question. Voir pour l'utilisation de cette
métaphore dans le contexte de l'opinion publique Luhmann 1990a: 183ss. et 216. Le
"système soviétique" a, comme nous le verrons, fait le contraire: il a construit un miroir
sans rivaux, qui ne renvoie que l'image déformée de ses propres constructions. Voir nos
observations infra p. I 73.
. LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 107

communication politiques, fonctionne comme catalyseur de la sensibilité de la


politique par rapport à son environnement.
Dans les conditions politisées de la société organisée soviétique, le centre
politico-administratif ne dispose d'aucun catalyseur interne, autre
qu'idéologique ou organisationnel, qui lui permettrait de mettre en marche la
dynamique spécifique d'une politique moderne autoréférentielle. Une commu-
nication politique proprement dite est impossible, dès lors que la politique ne
peut pas déterminer les modalités de ses réactions par rapport à
l'environnement: elle ne peut pas se contraindre elle-même de réagir aux évé-
nements et d'intégrer de nouveaux thèmes controversés dans son processus de
communication. Elle ne peut que se taire et présenter la liste infinie des secrets
d'Etat comme symboles d'une puissance infinie en action. La glasnost marque-
ra le retour du parler dans la politique, des thèmes politiques, du temps politi-
que, dont le rythme est dicté par la logique propre au système politique, par
l'opinion publique renaissante et les médias correspondants, par l'essor des
voix chaotiques d'innombrables partis, mouvements, fractions politiques, puis
enfin, et surtout, par le rétablissement de la distinction gouverne-
ment/opposition. C'est à partir de là que les représentants de la nouvelle profes-
sion des politiciens peuvent fixer leurs positions et calculer leurs chances de se
profiler, tout en étant renforcés dans leurs opérations par les médias, dont
l'écran indique sans cesse les variations de la valeur et de l'importance des ac-
tions et controverses politiques.
L'abandon de la conception unitaire du pouvoir politique implique la réin-
troduction, dans la politique, des distinctions classiques public/privé et
Etat/société, par lesquelles la politique trace les limites (constitutionnelles) de
son rayon d'action. Par là, la politique devient à nouveau visible et peut être
reflétée dans une opinion publique qui problématise ses possibilités et ses mar-
ges de manoeuvre, et qui est présente comme attentes normatives, comme at-
tentes exprimées par rapport à l'accomplissement et au respect des fonctions
publiques par leurs détenteurs. La renaissance du politique transforme donc
aussi, par le biais d'une opinion publique consubstantielle, le regard sur la cor-
ruption ou sur les comportements jugés déviants et incompatibles avec la fonc-
tion publique revalorisée. Les médias peuvent dévoiler et rendre public ce qui
était secret, les abus de pouvoir jugés, hier encore, comme normaux au sein du
"système". 61 La glasnost rattrape une évolution que la politique démocratisée
des régimes occidentaux connaît depuis le 19e siècle, à savoir la possibilité

61 Notons bien le changement ici. Avant la glasnost, le système de la société organisée ne


pouvait même pas être jugé dans les termes de la notion classique de la corruption qui pré-
suppose la distinction, absente en URSS, de l'intérêt public et de l'intérêt privé. La dénon-
ciation de la corruption du régime entier ne dispose que des critères normatifs que le régime
s'est donné comme ligne de conduite - ou doit attendre la libéralisation et le retour de
l'opinion publique et par là des différences exclues de l'Etat de droit. Voir à ce sujet p. 230.
108 CHAPITRE2

d'observer la politique sur la base de la distinction conforme/déviant, à partir


de laquelle la confusion du public et du privé peut être mise en cause ou dé-
noncée, vue comme un scandale et, le cas échéant, considérée comme corrup-
tion. 62 Dans le sillage de l'opinion publique arrive le scandale politique, par
lequel la corruption peut devenir un thème de la communication publique et
être condamnée et sanctionnée. On pourrait écrire l'histoire de la libéralisation
des régimes socialistes ou autoritaires comme celle de la "scandalisation" crois-
sante de comportements politiques jugés déviants, dans la mesure où le scan-
dale peut apparaître là où existe, ou se rétablit, une opinion publique capable de
juger les comportements des détenteurs de fonctions publiques à travers les
médias.
Importance et fréquence du scandale politique sont étroitement liées aux
structures démocratiques du système politique, lequel a institutionnalisé les
rivalités politiques au moyen de la distinction gouvernement/opposition et pré-
suppose l'opinion publique, telle qu'elle est reflétée par les médias. De fait, les
violations de normes de comportement politiques par les représentants du
sommet politique, découvertes et dénoncées par les médias, peuvent, dans la
mesure où elles deviennent visibles comme scandale politique, être exploitées
par l'adversaire politique, qu'il soit dans l'opposition ou dans le gouverne-
ment. 63 De manière générale, la lecture dédoublée des événements force, du
côté du gouvernement comme de celui de l'opposition, à la fois la recherche du
succès rapide d'une politique et la démonstration, auprès de l'opinion publique,
d'une faiblesse ou de l'échec de cette même politique et de ses représentants.
L'évolution du système politique et, en particulier, de l'Etat dit intervention-
niste, montre que des problèmes spécifiques, résultant de l'autodynamique de
système, n'offrent pas uniquement de nouvelles chances pour des pratiques de
corruption, des coups bas, etc., ils sont aussi à l'origine d'une multiplication
des chances politiques d'utilisation stratégique de la morale et de la présenta-
tion de l'adversaire politique par le scandale.
Or, une telle mise en cause de la partie adverse ne peut pas signifier la mise
en cause de la distinction gouvernement/opposition, en dépit du fait que le jeu
de la "scandalisation" et de la dénonciation des mouvements de l'adversaire
traduit souvent une obsession de moralisation, qui révèle un calcul de pouvoir
de politiciens cherchant à présenter leur position comme moralement supé-
rieure. Faisons donc la part des choses: la moralisation du sommet politique
sous le socialisme, où le parti unique prétend occuper un statut moral supérieur
et doit, de ce fait, éliminer l'opposition ou les rivaux politiques, doit être dis-

62 Landfried (1989: 130ss.) met l'accent sur le rapport entre la formation d'une sphère publi-
que séparée du privé, l'établissement d'un espace public et la possibilité de considérer la
corruption comme scandaleuse.
63 Voir Neckel 1989a, 1989b et Luhmann 1994c: 34.
LES CONDITIONS MODERNES DU SOCIALISME 109

tinguée de la moralisation de la politique dans des conditions démocratiques. 64


Là, c'est précisément à travers l'Etat constitutionnel et l'Etat de droit que la
politique se donne les critères pour juger ses· opérations internes, l'exercice du
pouvoir politique, l'adoption et la mise en oeuvre légale des décisions par les
détenteurs de fonctions publiques.
C'est également dans ce contexte que la morale peut être mobilisée pour ex-
primer la désapprobation d'un comportement mal vu ou déviant. Le jugement
moral est ainsi activé ou provoqué par un système fonctionnel dès que sa dis-
tinction de base est mise en cause ou risque d'être annulée par la violation des
règles du jeu (fair-play), procédures ou méthodes établies par lesquelles la va-
leur positive du code doit être réalisée - par exemple, l'accès au pouvoir politi-
que, la recherche de la vérité scientifique, l'acquisition de la propriété, le
verdict à la fin d'un procès, le but de la victoire dans le sport, etc. 65 De telles
constellations gagnent leurs significations à partir des distinctions spécifiques
du système concerné, qui dispose ainsi de ses propres critères pour l'observa-
tion et la régulation de ses opérations. On s'attend à ce que les juges appliquent
le droit correctement. On attend des fonctionnaires qu'ils adoptent leur décision
dans le cadre du droit administratif et non pas en fonction d'avantages fman-
ciers. On s'attend à ce que les politiciens n'achètent pas les voix de leurs élec-
teurs, ne détournent pas des fonds publics ou ne fassent pas un usage abusif
d'informations confidentielles, etc. De même ,on est en droit d'attendre des
scientifiques qu'ils publient des résultats de recherche obtenus en respectant les
méthodes établies dans leur domaine.

64 Gellner (1994: 137) observe dans ce sens: "In an important sociological and non-evaluative
sense, the Bolshevik system did constitute a moral order. By contras!, and this is perhaps
one of ils most significant virtues, Civil Society is an a-moral order. Under the Communist
system, truth, power and society were intimately fused. Political authority was not seen as a
convenience, but as the fulfillment and agent of an ultimate, immeasurably deep insight
into the nature of the human condition and of the historie plan, and the agent of ils imple-
mentation. It was the caretaker of absolute righteousness, deputizing for it and preparing
the ground for its coming. Ils aim was total virtue, not the diminution of inconvenience. In
logical consequence, opposition to it was naturally not merely some kind of civil offence,
like driving on the wrong side of the road; it was a vicious and deep disturbance of the
moral order. lt deserved and received a far more emphatic condemnation. 'For dogs, a dog's
death!' - the headlines screamed al the time of the Moscow trials."
65 Pour Luhmann (1994c: 34) "the 'higher amorality' of the functional code thus requires a
moral backing; or, at least, it is compatible with a system of morals that tries to ensure that
the difference between winning and losing is due to merit in the terms of the sport and tells
the public something about athletic achievements rather than biochemistry". L'exemple du
sport est particulièrement pertinent ici, dès lors que l'idée du fair-play, qui est reprise par
d'autres systèmes fonctionnels, est ici préconisée de manière quasiment obsessionnelle.
Comme les e,yeux deviennent toujours plus importants, il va de soi que la tentation de ne
pas se tenir aux règles du jeu augmente à son tour, ce qu'on peut aussi observer, bien en-
tendu, dans les domaines économique et politique.
110 CHAPITRE2

A partir de là, on se rend compte que chaque système fonctionnel a ses pro-
pres attentes morales. Ce sont elles qui permettent d'identifier, de rendre scan-
daleux la corruption, de préconiser l'adoption de nouvelles lois pour
contrecarrer des nouvelles formes de corruption et d'empêcher, par exemple,
que des politiciens puissent être achetés. Ce sont en fin de compte les règles du
jeu internes du système en question qui doivent tracer la ligne entre les coups
admis et les coups non admis, et répondre à la question de savoir ce qu'on peut
ou ne doit pas faire ou acheter avec l'argent et le pouvoir. La différenciation des
domaines fonctionnels de la société impliquy aussi l'établissement de méca-
nismes de protection qui fonctionnent comme barrières face aux interférences
ou influences provenant de l'environnement social. Dans ce contexte,
l'importance de l'existence de structures juridiques autonomes et performantes
ne saurait être sous-estimée dans la question de savoir si et comment, dans les
interactions sociales non-économiques, les risques d'une monétarisation dys-
fonctionnelle ou aliénante peuvent être restreints ou éliminés. Des critères mo-
raux sont sans doute aussi importants, par exemple, pour dénoncer
publiquement des cas de corruption dans la politique. Un appel moral ne peut
cependant guider les communications fonctionnelles internes que dans la me-
sure où le système considère des normes morales comme faisant partie de ses
propres attentes normatives, avec lesquelles il surveille l'accomplissement de la
fonction, plus précisément le fonctionnement correct des opérations par les-
quelles des positions de pouvoir sont gagnées ou exploitées.
CHAPITRE3

Organisations et société organisée du socialisme

Nous nous concentrons à présent sur un type de systèmes sociaux qui peut être
situé entre le niveau de la société (différenciation fonctionnelle) et celui des
interactions (communications entre partenaires présents), à savoir les systèmes
organisés. Avec le concept d'organisation, nous nous approchons du noyau
même de l'architecture du socialisme soviétique, de son obsession de réduire le
social à la chaîne de commandements d'une organisation. Nous avons déjà in-
sisté sur le fait que, dans des conditions modernes, la société 'ne peut pas être
présentée dans les termes d'une organisation, d'un corps ou d'une corporation,
tel que dans les sociétés traditionnelles avec leurs principes d'inclusion in-
égaux. La différenciation fonctionnelle entraîne l'éclatement de l'idée d'une
unité sociale organisée. Elle consacre la séparation entre le niveau de la diffé-
renciation de la société et celui des organisations, tout autant qu'elle conduit à
la différenciation entre systèmes d'interaction et système de la société. 1
En tant que société mondiale qui inclut toutes les communications, la so-
ciété ne peut plus être réduite au plan d'une organisation. Au contraire, elle
englobe tous les autres systèmes sociaux, à savoir les organisations et interac-
tions. C'est dire aussi que même les systèmes fonctionnels ne peuvent pas être
organisés, dès lors que ceux-ci opèrent sur le plan universel de la société. C'est
du fait que la société moderne ne peut pas être organisée, que les organisations
gagnent une importance immense dans un monde qui ne cesse de se complexi-
fier et de traduire d'énormes besoins de coordination et de synchronisation de
la communication sociale des interactions. On pourrait dire que c'est la com-
plexité de la modernité qui engendre la nécessité de décisions, donc
d'organisations. Dans ce sens, la théorie des systèmes autoréférentiels permet
de concevoir des systèmes organisés comme contextes de communication auto-
référentiels qui créent et reproduisent eux-mêmes le matériel de leur communi-
cation, à savoir des décisions, et par là aussi les structures, les règles et les

Voir Luhmann 1975b, 1977a: 272ss., et 1989a: 233ss. Pour une synthèse des positions de
Luhmann sur les systèmes organisés voir Gabriel 1979.
112 CHAPITRE3

programmes de décision. 2 Afin de pouvoir réduire les actions à des décisions et


de les délimiter comme décisions au sein du système, les organisations doivent
disposer de règles de décision permettant de décider qui peut participer, dans
quel rôle et à quelle fonction, au système. Il s'agit donc de conditionner la qua-
lité de membre, qui est, à son tour, basée sur une décision, à savoir celle
d'entrer ou de sortir d'une organisation. Par la qualité de membre, les organi-
sations définissent des attentes de comportement, en l'occurrence des rôles spé-
cifiques, qui décrivent les conditions restrictives dans lesquelles la
communication et le comportement des membres de l'organisation sont censées
se dérouler. 3 Le rôle imposée par l'organisation implique, en même temps, une
indifférence par rapport à d'autres rôles. La qualité de membre constitue le
point de départ de la structure autoréférentielle de l'organisation, la prémisse de
toutes les autres décisions sur des prémisses de décision.

Systèmes organisés et systèmes fonctionnels

Les organisations· se servent des media de communication symboliquement gé-


néralisés des grands systèmes fonctionnels. 4 Et tout comme ces derniers, elles
visent le conditionnement de processus de communication. Elles le font à tra-
vers des chaînes de commandement hiérarchiques et la différenciation-
multiplication de sous-systèmes organisés, enchevêtrés et hiérarchiquement
échelonnés en leur sein. Elles représentent, au sein de la société moderne, le
seul type de systèmes sociaux,qui assure la communication de manière hiérar-
chique. Et c'est également ce fait qui permet aux organisations de faire ce que
les interactions ou les systèmes fonctionnels ne peuvent pas faire, à savoir
communiquer avec leur environnement, avec d'autres organisations. 5 Leur

2 Il s'agit plus précisément de systèmes autoréférentiels (et autopoiétiques) composés de


décisions, qui produisent eux-mêmes les décisions dont ils sont composés, par les décisions
dont ils sont composés. Voir Luhmann 1988b: 166. Voir aussi Wieland 1994: 68.
3 Voir Luhmann 1973: 339; 1975b: 12; 1977a: 285. Luhmann considère comme organisés
"those systems which link membership to specific conditions, that is, which make entrance
and exit dependent upon such conditions. (... ) With the help of such impersonal member-
ship rules (for example, submission to authority in exchange for wages) it becomes possi-
ble, in spite ofvoluntarily chosen and shifting membership, to stabilize highly 'artificial'
modes of behaviour over a long stretch of time. (... ) The organization will then not be de-
pendent on the creation ofspontaneous persona! motives or moral commitment and consen-
sus for every action required. Motives are 'generalized' through membership: soldiers
march, secretaries type, professors publish, and political leaders govern - whether it hap-
pens, in this situation, to please them or not." (Luhmann 1982a: 75 = 1975b: 12).
4 Voir supra p. 93.
5 Voir Luhmann 1989a: 234.
ORGANISATIONS ET SOCIÉTE ORGANISÉE 113

structure hiérarchique rend possible la communication avec le monde externe et


permet de symboliser une capacité d'action collective, donc de traiter des déci-
sions comme décisions du système organisé (mais pas comme décisions repré-
sentant le système fonctionnel dont elles font partie). On peut même dire que
les organisations se multiplient au fur et à mesure que les problèmes de com-
munication au sein et entre les systèmes fonctionnels augmentent, et cherchent
une coordination matérielle, temporelle et sociale de la communication.
Les organisations les plus importantes de la société sont typiquement
orientées vers un système fonctionnel, sa fonction, et reproduisent le code do-
minant de ce système. Le code les identifie comme communications autoréfé-
rentielles organisées faisant partie d'un système fonctionnel donné (par
exemple les administrations publiques au sein de la politique, les tribunaux
dans le système juridique, les écoles du système d'éducation ou les universités
comme partie du système scientifique). Aucune organisation ne peut cependant
représenter à elle seule la fonction du système, dès lors qu'aucun système
fonctionnel ne peut être organisé. 6 Si tel était le cas, on serait confronté à
l'absurdité de ne pouvoir participer à un système fonctionnel qu'à condition
d'en être membre, ce qui contredit, comme nous avons vu, le principe même de
l'inclusion qui implique l'ouverture de tous les systèmes fonctionnels sur toute
la société. En effet, on se rend compte que les distinctions constitutives de la
modernité perdraient leur sens, si la politique coïncidait avec les décisions des
organisations étatiques, si le droit n'existait que dans des tribunaux, ou si la
religion était réduite à son expression organisationnelle dans une église. Parti-
ciper à un système fonctionnel ne signifie donc nullement participer à une or-
ganisation, bien que cela reste possible, voire même une nécessité au niveau
professionnel. Il s'agit, comme mentionné, de distinguer ici la participation
dans une organisation à travers des rôles professionnels et la participation en
tant que simple membre.
La fonction ne peut pas être monopolisée par une organisation du système,
elle ne peut pas non plus être organisée en tant que telle. Elle doit, au contraire, .
être différenciée avant de pouvoir être organisée. 7 Ainsi, la différenciation
fonctionnelle entraîne un nouveau type de différenciation au sein des systèmes
fonctionnels. La politique abandonne la conception hiérarchique de l'Etat, ba-
sée sur la distinction gouvernants/gouvernés, et différencie ses structures en
fonction des nouvelles réalités sociétales. Celles-ci sont orientées sur
l'inclusion du public dans la communication politique qui conduira à
l'établissement de nouvelles organisations au sein de la politique, notamment à
la création de partis politiques et de groupes d'intérêt. L'Etat-appareil continue
à exprimer le centre au sein de la politique, mais se voit face à d'autres organi-

6 Voir Luhmann 1989a: 237, 1988c: 315s.


7 Voir Luhmann 1975b: 15s.
114 CHAPITRE3

sations politiques qui structurent, tout comme le public, le processus de com-


munication politique. Ce n'est dire rien d'autre que la politique ne peut être
intégré de manière organisationnelle et réduite à une seule organisation,
Nous pouvons préciser les rapports entre fonction et organisation sous
l'aspect du medium de communication de la politique, à savoir le pouvoir.
Contrairement aux organisations, qui sont typiquement basées sur l'intégration
et la restriction de leurs opérations communicatives, le medium de pouvoir ne
peut pas être intégré de manière organisationnelle. Il doit pouvoir assurer ce
que les organisations de la politique ne peuvent pas faire, à savoir la capacité
d'adaptation, la flexibilité, la contingence, l'ouverture programmatique de la
politique. La politique doit aussi être possible à l'extérieur des structures orga-
nisées du système politique. C'est dans l'environnement de l'organisation éta-
tique que sont choisis et préparés les thèmes de la politique, et où celle-ci peut
se manifester comme variété et comme l'une parmi d'autres possibilités, qui se
cristallisent, par exemple, dans les programmes et demandes des partis politi-
ques. Les organisations administratives font le contraire: leurs structures bu-
reaucratiques ont tendance à éliminer ce qui est incertain, elles cherchent les
certitudes et le prévisible. Nous pouvons préciser la différence entre medium et
organisation à partir des mêmes distinctions complémentaires avec lesquelles
un système de communication organise sa reproduction. Nous les rencontrons
comme rapport entre ordre et désordre, redondance et variété, intégration et
désintégration, medium et forme, éléments découplés et éléments couplés. 8
En l'occurrence, la variété ou le surplus de possibilités de combinaison est
représentée par le medium de pouvoir, tandis que l'organisation incarne la
structure rigide, la mise en relation, la redondance, donc la recherche par le
système de la confirmation de l'information attendue ou l'évitement de la sur-
prise par la maîtrise du rapport entre les éléments du système. Variété et redon-
dance se conditionnent et se renforcent mutuellement tout comme l'ordre et le
désordre: ils définissent la complexité du système au sein de la société mo-

8 Le rapport entre variété et redondance correspond au rapport entre élasticité et rigidité,


entre éléments découplés ou indépendants et éléments couplés ou interdépendants. Ce rap-
port nous renvoie à la distinction medium et forme (Voir Luhmann 1987e: 42ss., se réfé-
rant, pour la distinction variété/redondance, à Henri Atlan.) Nous retrouvons ainsi le
problème de 1'unité du système, que celui-ci doit réaliser à la fois comme unité multipliée,
qui est celle d'un seul et unique medium représentant les éléments non mis en relation
(loosely coup/ed), d'une part, et comme multiplicité nécessaire de formes organisées rigides
qui réalisent, dans des conditions de complexité, des contextes d'une mise en relation con-
densée des éléments (strict/y coupled), d'autre part (Voir Luhmann 1988c: 318). La diffé-
rence entre organisation et medium est irréductible. Medium et organisation sont
inséparables. Les deux se réalisent à travers l'autre, mais le rapport entre eux est là encore
asymétrique, dès lors que c'est l'organisation qui s'impose par rapport au medium. En fait,
les media de communication symboliquement généralisés, comme le pouvoir ou l'argent,
n'attendent que leur utilisation par l'organisation à l'image d'une matière qui cherche à être
formée.
ORGANISATIONS ET SOCIÉTE ORGANISÉE 115

derne, les modalités, en quelque sorte, de la réponse du système à la complexité


de la société et aux possibilités symbolisées par cette dernière. Il s'agit ici de
savoir comment la part de la redondance dans le système, donc de
l'organisation, se définit, se combine ou s'impose par rapport au medium et à la
variété. Autrement dit, c'est l'étendue de la détermination par les organisations
de ce qui peut apparaître comme possibilités, problèmes, nouveauté, qui est en
jeu. L'importance croissante et la multiplication de grandes organisations dans
les domaines fonctionnels semble traduire la prédominance de la redondance,
de la rigidité de la communication organisée et programmée par rapport à
l'élasticité du medium, qui symbolise toujours l'horizon de toutes les possibi-
lités, même non réalisées, au sein du système.
Comme dans tout système fonctionnel, la communication, y compris celles
des systèmes organisés au sein du système, doit être orientée par le medium du
système. Il s'agit de savoir où et comment l'unité du medium et l'orientation
sur la fonction peuvent être assurées au sein d'un système où se trouvent plu-
sieurs organisations, donc une pluralité de centres de décision. Nous connais-
sons la réponse, dans le cas du système politique, où la politique ne fait sens
que par rapport au centre étatique souverain. En représentant le pouvoir politi-
que suprême par le contrôle des moyens de contrainte, il est censé gouverner et
donc produire et imposer des décisions collectives. L'Etat symbolise la capacité
de décision du système, et toutes les auti-és organisations du système doivent se
définir par rapport à ce standard de référence, ou s'adresser à lui si elles cher-
chent à obtenir des décisions politiques. L'appareil étatique indique la capacité
de gouverner, mais ne dicte pas le contenu des décisions collectives. Il combine
la nécessité des décisions avec leur contingence. Il est pouvoir central et su-
prême et, de ce fait, aussi ouvert aux influences politiques venant des autres
organisations politiques et de leur pouvoir, qui inclut l'idéal-type de
l'organisation rigide, à savoir la bureaucratie étatique. Dans ce sens, l'Etat re-
présente, tout comme le medium qu'il gère, la fo1_111e élastique dans laquelle
s'inscrit l'empreinte des formes rigides, des organisations des partis politiques
ou des groupes d'intérêt avec leurs impératifs, contraintes matérielles, pro-
grammes d'action, etc. Le résultat est un système politique autoréférentiel, dans
lequel le pouvoir est exercé de manière circulaire, par l'exercice du pouvoir sur
un autre pouvoir. Le pouvoir étatique peut s'exercer parce que d'autres pou-
voirs organisés peuvent influencer l'Etat. Nous trouvons, au sein de
l'économie, la même centralité d'organisations primaires sous la forme de
l'organisation bancaire qui gère le medium de l'argent et qui se voit, comme
dans le cas de l'Etat et des organisations politiques, confronté à une multitude
d'entreprises plus ou moins puissantes, aux ambitions plus ou moins globales,
avec leurs propres prérogatives, stratégies d'investissement et d'agrandisse-
ment.
Nous utiliserons cette perspective dans le cas de la société organisée,
laquelle s'inscrit dans la problématique du rapport entre le medium et
116 CHAPITRE3

l'organisation. Tout ceci aboutit à une conception particulière du rapport entre


inclusion et exclusion, donc des conditions de participation dans les structures
de la société organisée. En utilisant ces distinctions pour la précision des traits
caractéristiques de la société organisée du socialisme, on se rend compte que
tout se passe comme si le medium du pouvoir pouvait être réduit à une unique
organisation, celle mise sur pied par le parti unique, qui intègre toutes les autres
organisations politiques au sein même de ses structures bureaucratiques qui, de
par leurs redondances trop grandes et leur obsession sécuritaire, tendent quasi-
ment à éliminer la variété dans le système politique.

Le socialisme soviétique en tant qu'ordre quasi-ecclésiastique

Avant de préciser-1' expression concrète de la réalité et des prétentions totalitai-


res sous-jacentes à la société organisée, qui sera abordée à partir de descriptions
soviétologiques et systémiques, nous résumons nos observations sur le rapport
entre organisations et systèmes fonctionnels, et plus spécifiquement sur les ty-
pes de participation dans la société organisée, par la tentative de représenter
schématiquement "l'autopositionnement" sociétal du "système soviétique" en
tant que structure organisationnelle qui cherche à contrôler les interdépendan-
ces multiples au sein du système et avec son environnement. Nous construisons
donc une sorte de modèle paradigmatique du "système soviétique", qui se pré-
sente comme organisation dans un environnement d'une complexité non-
maîtrisable, même si l'on réduit le terme à des conditions ou rapports soviéti-
ques, donc régionaux. Nous nous inspirons, à cet effet, des particularités obser-
vées par Luhmann dans le cas d'un système fonctionnel particulier, à savoir la
religion et, au sein- de ce système, l'organisation centrale de l'Eglise, censée
organiser et gérer le medium de communication de la foi. 9
Pourquoi la religion? On pourrait penser d'abord à un rapprochement entre
l'Eglise et le communisme, qui part de l'observation que ce dernier représente
une "religion du salut terrestre", ou qu'il est basé sur une dogmatique quasi-
religieuse qui doit être "mise en oeuvre". Le communisme soviétique a souvent
fait l'objet de telles comparaisons, soit avec la religion, soit avec son expres-
sion organisationnelle, l'Eglise. 10 Ainsi, Siniavski observe que l'Etat soviéti-
que n'est pas un Etat, mais une Eglise. 11 La perspective des dissidents met
typiquement l'accent sur le traitement politique de la communication déviante,

9 Voir Luhmann 1977a, surtout ch. 5.


10 Voir par exemple Gellner 1994: ch. 4, Siniavski 1988: ch. 4, ou encore Malia 1995a: 186,
qui décrit à son tour le régime soviétique comme "théocratie sécularisée".
11 Voir Siniavski 1988: 146 et 301 et nos observations supra p. 105.
ORGANISATIONS ET SOCIÉTE ORGANISÉE 117

de l'hérésie de la dogmatique léniniste, telle qu'elle s'est manifestée, notam-


ment dans les procès politiques faits aux intellectuels. Pour avoir mis en cause
l'infaillibilité des "papes" et de la "doctrine du salut" des fondateurs du com-
munisme, ceux-ci ont ~té exclus du "système", c'est-à-dire bannis ou empri-
sonnés, par l'exclusion du "système" impliquant "bannissement", expulsion ou
emprisonnement. Or, l'Eglise à laquelle se référent ces observations est l'Etat
des Eglises dans une société traditionnelle et non l'Eglise organisée au sein de
la religion, donc au sein d'un système fonctionnel parmi d'autres dans la so-
ciété moderne. D'ailleurs, une Eglise, qui n'est plus identique à la "totalité"
d'un ordre normatif traditionnel ou à la res publica christiana peut être oppri-
mée politiquement, en tant qu'expression organisée de la communication reli-
gieuse. On pourrait penser, à- partir de là, que l'interdiction de l'Eglise par le
communisme soviétique renvoie à l'affinité particulière qui lie celui-ci à l'idée
même de la foi, ce qui permet aussi de comprendre l'incapacité du "système de
foi" communiste d'admettre que la foi au sein de la société moderne ne peut
être organisée que dans un seul "endroit", à savoir au sein du système auto-
nome de la religion, par l'Eglise elle-même.
C'est donc en conséquence que le "système soviétique" se décrit dans les
termes d'un grand ordre dogmatique qui réunirait quasiment "fonctions" politi-
ques, religieuses, économiques, ou leurs équivalents, sous un seul toit. Là où la
société moderne ne fait qu'entrevoir les contingences d'ordres et de relations
multiples, qui créent aussi pour la religion des problèmes considérables, le so-
cialisme soviétique s'affirme comme nécessité et intégration réfutant la contin-
gence. Dans ce sens, il contredit un fait que les Eglises doivent accepter comme -
donné, à savoir l'existence dans l'environnement sociétal de la religion non
seulement de communications autres que religieuses, mais aussi de communi-
cations qui se distancient et/ou expriment un "non" par rapport à la religion
(voir le schéma 1). Cet aspect nous conduit à un problème crucial: l'Eglise ne
peut pas engager la "foi" comme medium de communication permettant de
piloter la communication religieuse, voire le comportement de ses membres.
Elle ne dispose pas - et c'est ce qui la distingue des organisations dans d'autres
systèmes fonctionnels - de structures de décision permettant de conditionner le
comportement de décision de ses membres. 12 Les décisions des instances ec-
clésiastiques ne peuvent pas réaliser ce que peuvent faire d'autres types
d'organisation, à savoir imposer des décisions, en l'occurrence des contenus de
la foi déterminés par la dogmatique, pour ainsi guider les convictions de foi des
membres.
Cette indétermination de la qualité de membre des croyants doit être com-
pensée par une différenciation de la qualité de membre dans l'Eglise, notam-
ment par sa décomposition en rôles professionnels des détenteurs de fonctions

12 Voir Luhmann 1977a: 295ss.


118 CHAPITRE3

dans l'Eglise officielle, en rôles complémentaires de membres actifs orientés


·sur l'interaction, et finalement en rôles des membres passifs ou numériques.
"L'officialisation" ou la professionnalisation (prêtres) empêche "! 'usurpation"
de la fonction de prêtre par tous et concentre la gestion du medium de commu-
nication "foi", et donc de la fonction de la religion, au sein de l'organisation
ecclésiastique. La formation d'un système organisé complexe au sein de la reli-
gion réduit nécessairement les questions de foi à des problèmes décisionnels
qui doivent être traités à travers la forme hiérarchique de l'Eglise, ce qui impli-
que le "morcellement" de la complexité "foi", l'éclatement de toute idée
d'unité et donc forcément l'impossibilité de diriger les décisions des membres
de l'Eglise concernant l'orientation, la forme ou le contenu de ce qu'ils sont
censés croire. Et ce n'est pas dans les interactions multiples au sein de
l'organisation ecclésiastique, à travers lesquelles l'Eglise cherche à influencer
les convictions de foi et maintenir la fiction de la proximité des membres
("communautés"), qu'on trouvera des points de repère pour savoir si et com-
ment les recommandations ecclésiastiques sont suivies et acceptées.
En considérant la société soviétique, organisée à la lumière de ces observa-
tions sur la formation du système· organisé de l'Eglise au sein du système fonc-
tionnel de la religion, nous devons avant tout signaler que le "système
soviétique" ne peut, en aucun cas, être mis au même niveau que la société, ob-
servée dans la perspective de la religion. 13 Ainsi, nous pouvons problématiser
une autodescription du communisme soviétique, qui organise la "foi" en Lé-
nine, comme si on pouvait en faire une société ou un super-système fonctionnel
-politico-religieux qui superviserait toutes les autres communications. L'affinité
structurelle que nous observons ici, concerne une problématique organisation-
nelle, plus précisément la question de savoir ce qui peut être organisé et piloté
par des organisations dogmatiques qui, dans le cas de l'Eglise, assument une
fonction sociétale et cherchent à atteindre ou à intégrer tous les membres de la
société (inclus les non-croyants) comme croyants, ou alors, dans le cas du
communisme soviétique, prétendent avoir intégré les habitants d'un pays tout
entier dans une communauté de foi considérée comme société socialiste.
En dépit de toutes les différences entre religion et socialisme, dans les deux
cas, les membres professionnels de l'organisation doivent rendre acceptables et
compréhensibles des contenus religieux ou idéologiques. Ces contenus sont
caractérisés par des prétentions de totalité contre-factuelles de moins en moins
compatibles avec les autres rôles, actions ou mondes vécus des membres ou
non-membres croyants.

13 Ce qui est pourtant le cas dans une description telle que celle de Gellner 1994 ch. 4.
ORGANISATIONS ET SOCIÉTE ORGANISÉE 119

Schéma 1: Rapports entre société et organisation

a) La société dans la perspective de la religion selon Luhmann

Environnement sociétal de la religion

de l'Eglise
domaines

ses

Rôles de non-membres (croyants)


plus ou moins intenses

interne du
système de la Rapports avec d'autres
religion domaines sociaux, rôles,
expériences et actions
non-religieuses

Système de la religion

Source: Luhmann 1977a: 314


120 CHAPITRE3

b) La société (organisée) dans la perspective du "système" soviétique:


Le parti comme "centrale" sociétale

Rôles professionnels Environnement sociétal socialiste


dans d'autres domai-
nes sociaux plus ou
moins contrôlés par le
parti (selon système de
la nomenklatura)

Participation dans et contrôle


plus ou moins grand des diffé-
rents domaines sociaux

Appareils du parti communiste


= rôles professionnels

-membres du
e favorables à

· Le "système"
dans le sens de la
société organisée

Système dti communisme dans le sens large

= Ensemble de la communication contrôlée par l'idéologie


ORGANISATI ONS ET SOCIÉTE ORGANISÉE 121

Cette observation renvoie à la question classique de la traduction des messages


dogmatisés de la foi, de la parole des fondateurs et des valeurs correspondantes
en programmes concrets permettant d'agir ou de décider. Ceci implique aussi la
question de savoir comment et selon quels critères les exégètes, par exemple du
marxisme, réalisent cette opération qui doit permettre de juger la fidélité du
programme réalisé ou des détenteurs de rôles à la ligne du parti, l'interprétation
politiquement correcte de Marx ou de Lénine. 14
Par la suite, nous mettrons l'accent sur les caractéristiques principales du
"système soviétique". Nous nous concentrerons notamment sur les mécanismes
d'inclusion et l'étendue de la société organisée, qui est tributaire du contrôle
socio-professionnelle exercé par le parti dans les domaines les plus divers.
Contrairement à un Etat normal ou à l'Eglise (voir le schéma 1), le système
de la société organisée pénètre le social à partir d'une logique organisationnelle
et par le biais des rôles des membres du parti qui conditionnent les chances
d'inclusion dans les organisations et activités professionnelles autres que celles
du parti. Ni l'Etat ni l'Eglise ne sont en mesure de déterminer l'inclusion so-
cio-professionnelle dans les contextes de communication fonctionnels de leur
environnement. Ils peuvent promettre plus d'égalité, mais ils ne songeraient pas
à prétendre avoir des compétences autres que politiques ou religieuses au ni-
veau de la société. C'est ce que le socialisme soviétique a fait pendant des dé-
cennies en contrôlant les fonctions professionnelles dans le pays selon des
critères politiques, en s'arrogeant des compétences économiques, scientifiques,
pédagogiques, etc., ou encore en exigeant une confession correcte de la part des
membres et non-membres du parti.
C'est parce que tel est le cas, et que les problèmes rencontrés lors de la gi-
gantesque opération de mise en oeuvre du programme socialiste sont des pro-
blèmes qui ne peuvent être résolus que par des moyens organisationnels, donc
par le pouvoir hiérarchique, et non par l'autorité charismatique des fondateurs
sacralisés du "système", que le tout se "normalise" rapidement et se dirige vers
l'échec. Car, qu'est-ce qu'un socialisme ordinaire, qui a perdu l'extraordinaire,
la virulence de sa promesse quasi-religieuse, qui ne veut pas devenir réalité? 15
Le présent vécu n'est alors plus le temps d'une attente, d'une foi, mais celui

14 Il s'agit ici de la question de la consistance de l'idéologie transformant les valeurs et la


programmation. Pour Luhmann "one cannot formulate legal regulations by direct appeal to
Marx and Lenin. The more stringent the requirements become for consistency between ide-
ology and decision-programs, the more need there is for intensive communication. There-
fore, in many states the interpreters of the ideology must apprise the administrative
apparatus (responsible for formulating and executing decision-programs) of which inter-
pretations of certain situations are acceptable, which account of past history is still utiliz-
able, how the priorities look at the moment, and who must be regarded as a renegade."
(Luhmann 1982a: 110= 1970a: 191).
15 Voir encore une fois supra p. 103 et infra p. 262.
122 CHAPITRE3

d'une adaptation plus ou moins volontaire et opportuniste au temps infini des


hiérarchies infinies 1u parti, tandis que l'avenir radieux disparaît avec la perte
de signification de la sémantique socialiste. Dans ce contexte, malgré l'usure de
son propre discours, l'Eglise se trouve dans une situation plus avantageuse: elle
peut, pour le domaine religieux qu'elle prétend représenter, tirer profit de la
présence continue de l'avenir, dès lors que le salut promis de la transcendance
garde sa signification à partir du fait certain de la mort.
PARTIE II

CHANGEMENT RÉVOLUTIONNAIRE

ET MODERNISATION
CHAPITRE4

Aspects de la modernisation européenne

La modernité socialiste a été célébrée, symbolisée et mise en marche par


l'événement de la Révolution de 1917, que l' autodescription par l'orthodoxie
léniniste a présentée comme permanente. La modernité occidentale, telle
qu'elle est périodisée par l'historiographie, et contre laquelle le socialisme a
formulé sa propre version de la modernité, trouve son point de départ dans la
rupture de 1789, dans les principes universels de la Révolution française.
Comme François Furet l'a observé, l'URSS "avait puisé son inspiration princi-
pale dans l'idée de dépasser la Révolution bourgeoise française." 1 La Révolu-
tion d'octobre s'est référée aux principes de 1789 tout en rejetant le monde
moderne établi dans le sillage de la révolution. Or, le problème que nous aime-
rions évoquer ici ne concerne pas le fait désormais bien connu que 1917 n'a
pas pu l'emporter sur 1789, ni celui que l'URSS a fini par admettre qu'il n'y a
effectivement pas d'alternative à la modernité occidentale. Nous tenons à pré-
ciser ici le rapport qu'entretiennent les notions de modernité et de modernisa-
tion à la notion de révolution comme type de changement particulier. A partir
de là, nous pouvons constater que l'idée du changement révolutionnaire, et en
particulier celle du socialisme, est conditionnée par les différences et particula-
rités de la société moderne.
1789 visualise et libère une nouvelle structure sociale ainsi qu'une sémanti-
que du changement illimité, que la promesse contenue dans les grands princi-
pes de la Révolution ne fait qu'accentuer. Que "les choses changent" a déjà été
observé par les théories politiques, économiques et épistémologiques du l 8e
siècle. Sous l'emprise de l'émancipation et de l'autonomisation des systèmes
sociaux, dies se rendent compte que les réalités nouvelles ne peuvent plus être
présentées dans les termes normatifs de l'ordre ancien. Dans ce sens, elles ac-
compagnent et anticipent les changements sociaux en cours. C'est dire aussi
que les concepts utilisés pour délimiter et présenter l'ordre social doivent être
soit redéfinis soit remplacés par une sémantique adéquate. Ainsi, au moment de

Voir Furet 1989a: 5.


126 CHAPITRE4

la Révolution française, les concepts-clés des systèmes fonctionnels, tels que


Etat, politique, constitution, loi, propriété, argent, vérité, connaissance, nature,
etc., sont déjà présents dans leur signification moderne. Cette révolution ne
peut symboliser l'ordre nouveau que parce qu'elle dispose de descriptions dé-
signant le nouveau. Telle est la perspective de Luhmann, qui analyse le rapport
entre la variation de la sémantique historique et la transformation des structures
sociales. 2 Nous nous contentons, ici, de préciser des aspects de la dynamique
révolutionnaire de la société moderne, qui libère, au sein de cette société, la
sémantique d'un changement révolutionnaire. Cette sémantique n'engendre
toutefois aucune nouvelle structure sociale et ne peut se réaliser que comme
aventure totalitaire à un niveau régional, telle que le socialisme soviétique l'a
concrétisée.
Ce que la Révolution française laisse entrevoir, pour la première fois, à ses
observateurs contemporains, c'est; après la rupture avec l'ancien régime, le
caractère radicalement nouveau d'un temps où tout semble être devenu chan-
gement, accélération, progrès et, par là, révolution: on découvre les propriétés
de la société moderne, le caractère contingent, transformable de ses ordres. 3
Les définitions courantes de la notion même de modernisation soulignent le
caractère révolutionnaire d'un type nouveau de changement qui prend nais-
sance avec la révolution industrielle (anglaise) et la révolution politique
(française). 4 Les changements symbolisés par ces processus séculaires engen-
drent des descriptions qui commencent à problématiser la modernité en termes
de possibilités projetées sur l'avenir. On pourrait dire que l'avenir tient lieu
d'un présent qui ne dispose pas encore d'une notion adéquate pour décrire la
société moderne. Avec la visibilité d'un nouvel horizon temporel - tout devient
mouvement vers l'avenir - et d'un espace social vécu comme contingent, la
notion de révolution se détache de l'événement révolutionnaire et se généralise.
Dans la dimension temporelle, elle devient processus, et, en tant que projet de
société, elle n'est plus uniquement révolution politique, mais tend à devenir
révolution sociale. Le socialisme apparaît et formule son projet de société
comme unique alternative au capitalisme. Il occupera désormais le terrain sé-
mantique de l'avenir, du progrès et de la révolution.
Considérons d'abord la révolution comme partie intégrante d'un processus
de modernisation historique tel qu'il est présenté par les historiens. Dans une
perspective temporelle, la notion de révolution renvoie, à la fois, aux change-
ments ou processus dans le long terme et à la révolution-événement comme

2 Voir par exemple Luhmann 1980 ou 1989b.


3 Voir l'histoire de la sémantique de la notion de révolution par Koselleck 1984.
4 Voir Zapf 1993: 183 ou Sterbling 1993: 51, qui se référent à la définition "classique" de
Bendix.
ASPECTS DE LA MODERNISATION EUROPÉENNE 127

mouvement brusque et rapide contenu dans la révolution-processus. 5 C'est à


partir de cette distinction que l'on se rend compte que la Révolution française
doit être intégrée comme révolution politique (démocratisation), avec la révo-
lution économique (industrialisation), dans un processus de transformation qui
s'étend du l 8e au 20e siècle, et qui peut être décrit comme double révolution
caractérisant l'Europe moderne. 6 Ce double mouvement semble bel et bien
exprimer l'essentiel d'un processus de modernisation qui ne cesse d'être perçu
comme révolutionnaire. On peut, dans le cas de la politique, considérer le
"cours de la révolution politique" 7 comme processus évolutif qui mène à
l'inclusion du public dans le système politique. Ce processus trouve sa corres-
pondance dans les étapes successives de la reconstruction de l'Etat comme Etat
constitutionnel, Etat de droit, Etat démocratique et Etat social.
A ces poussées de modernisation politique correspondent, dans l'économie,
les changements rendus possibles par la révolution industrielle. On peut même
dire qu'au 19e siècle, la société peut être quasiment identifiée au type de chan-
gement symbolisé par cette révolution, par la dynamique et la logique de ratio-
nalisation de l'économie. Marx a décrit cette dynamique comme révolution
capitaliste, résumant ai°'si à la fois la rationalité propre au système capitaliste et
son potentiel destructeur. 8 C'est dans le renouvellement continu des appareils
de production que Marx observe ce qui distingue le monde moderne
(bourgeois) et son type de modernisation dominant de l'ordre traditionnel. 9 Il
exprime ainsi un aspect fondamental du système économique moderne, auto-
nome, libéré des entraves politico-normatives de la tradition, à savoir la con-
trainte d'adaptation et de modernisation continue des structures de production
au sein des différents marchés. En renvoyant aux effets négatifs de la révolu-
tion industrielle, il indique aussi le chemin qui mènera au dépassement de la
révolution capitaliste par la révolution prolétarienne. Dans les modèles des
théories de la modernisation, qui peuvent démontrer aujourd'hui que le capita-
lisme a survécu au socialisme, la révolution industrielle traduit des phases de

5 VoirGuery 1989: 117.


6 Voir Guery 1989: 113 se référant à Hobsbawm 1963. Voir aussi Parsons 1973: 75-90.
7 Voir Lefort 1990:12.
8 Voir pour la "révolution capitaliste" Touraine 1990: 126.
9 Dans le manifeste du parti communiste, Marx observe que "la bourgeoisie ne peut exister
sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de pro-
duction, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de
l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles anté-
rieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la produc-
tion, ce constant ébranlement de toutes les conditions sociales, cette agitation et cette
insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes." (Marx,
Karl/F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris: éd. sociales, 1976:35).
128 CHAPITRE4

développement qui passent de phases préparatoires à des périodes de croissance


rapide (take off) et aboutissent à l'ère de la consommation de masse.1°
Modernisation économique et modernisation politique forment ainsi un
processus interdépendant, dans lequel ces deux éléments sont censés se renfor-
cer mutuellement et créer les conditions de la dynamique de l'ère capitaliste,
qui peut être résumée comme modernisation bourgeoise ou libérale du 19e siè-
cle. Depuis la Révolution française cette évolution, qui englobe les modernisa-
tions réelles tout autant que les attentes, espoirs et projets de modernité
inachevés ou non réalisés, a toujours confronté les régimes politiques et leurs
adversaires à la révolution-événement, à la question de savoir comment éviter
ou provoquer des situations révolutionnaires, telles qu'elles sont nées au cours
des multiples phases de modernisation. Car le nouveau type de problèmes, né
avec la révolution industrielle, ne concerne plus uniquement le détachement
plus ou moins révolutionnaire del' Ancien Régime. On découvre les effets de la
dynamique industrielle, de l'autonomie de l'économie, des effets qu'on résume
comme inégalité des classes sociales. Et la sociologie naissante, qui se déve-
loppe à partir du problème de la description de la totalité sociétale dont elle fait
partie, se demande si la question sociale et le développement des classes socia-
les fournissent les différences-clés permettant de définir la société. Pour Marx,
la réponse est claire: la stratification inégale de l'Ancien Régime, illustrée par
le schéma en haut/en bas, se retrouve dans la société capitaliste sous la forme
de rapports de production inégaux qui se présentent comme antagonisme de
classes. Par là, la société se voit réduite à une problématique d'ordre économi-
que (capitalisme) qui détermine le tout.
La promesse égalitaire symbolisée par la Révolution française crée des at-
tentes et surtout des espoirs de changement radical de la société, que les struc-
tures de la société moderne ne pourront pas satisfaire. Le mouvement de
protestation du socialisme trouve sa première raison d'être dans l'écart entre les
promesses issues de 1789 et la réalité d'une société considérée comme société
de classes inégale. La Révolution française ne marque donc pas uniquement le
passage à la modernité; la nouvelle sémantique qui lui est associée crée aussi
l'espace pour des descriptions opposées aux acquis mêmes de la modernité. Le
socialisme se constitue comme mouvement de protestation à partir de
l'opposition aux nouvelles différences établies par le monde bourgeois, no-
tamment entre l'économie capitaliste et la politique, entre société et Etat, diffé-
rences qui sont censées stabiliser un conflit de classes engendré par le mode de
production autonome du capitalisme. 11

10 Voir par exemple Zapf 1993a, Rostow 1963.


11 Pour Eisenstadt (1987b: 85) le socialisme représente le " ... first overall modern movement
of protest which was oriented not only against the premises of traditional systems of
ASPECTS DE LA MODERNISATION EUROPÉENNE 129

Avec Marx et le socialisme, nous rencontrons le problème que les différen-


ces produites par la société moderne conduisent à des théories au sein de cette
société qui s'opposent à ces différences (anti-capitalisme) et se présentent
comme si celle-ci pouvait être remplacée, quasiment de l'extérieur, par une
forme de société qui dépasserait la différenciation fonctionnelle identifiée dans
le capitalisme. Dans leur négation des différences systémiques établies par la
société moderne, le socialisme et, plus tard, le communisme soviétique - qui
représentera l'assise territoriale du premier-, peuvent être considérés comme
des entreprises paradoxales et ambiguës, dès lors qu'en tant que mouvements
modernes participant à la modernité, aux projets inscrits dans celle-ci, ils sont
contraints de combattre cette nouvelle société avec des moyens et théories mo-
dernes. Ils sont à la fois pour et contre la modernité. L'idée-clé du socialisme, à
savoir la création d'une autre société, présuppose l'existence même de la so-
ciété moderne et plus particulièrement la présence de l'idée de changement et
de processus de modernisation. De même, nous verrons que la réalisation ré-
volutionnaire du socialisme, au niveau régional, comme socialisme soviétique
sera impensable, dans son ambition de modernisation forcée, sans les acquis de
la révolution industrielle (par exemple l'infrastructure technologique de
l'économie capitaliste). Dans cette perspective, on voit que la société moderne,
qui a détruit tous les points de référence fixes de l'Ancien Régime, crée les
conditions de regards multiples portés sur elle-même, ainsi que les problèmes
sociaux qui sont à l'origine de théories et d'idéologies qui cherchent à recons-
truire l'unité perdue d'une société non divisée. De fait, celles-ci ne font
qu'accentuer ce qu'une société sans unité favorise de toutes façons, à savoir la
division, la multiplication de perspectives conflictuelles qui arrivent à un point
critique dans leur réduction par le marxisme à une seule confrontation, à un
seul conflit d'ordre idéologique qui attend l'heure de son dénouement matériel.

Révolution politique et révolution sociale

En tenant compte des attentes que déclenche 1789 - à ne pas confondre avec
une description sociologique de la société -, on s'aperçoit que le socialisme
symbolise et projette, comme aucun autre mouvement, un type de changement
révolutionnaire qui en fait l'expression même de la modernisation en cours, de
son mouvement vers l'avenir. En même temps, c'est le présent de l'avenir et de
ses promesses qui fait surgir la question de savoir si et dans quelle mesure la
réalité des révolutions bourgeoises peut et doit être dépassée par la révolution
socialiste. Les conclusions politiques correspondantes, qui diviseront la gauche

authority but also against the modern institutional systems - political, economic, and ideo-
logical - which developed in the first phase of modem European society ."
130 CHAPITRE4

pendant plus d'un siècle, concernent le caractère et la rapidité même du chan-


gement social et donc le type de révolution à adopter: révolution politique et
réformes sociales, d'une part, passage de la révolution politique à la révolution
sociale, d'autre part. La distinction directrice qui guidera les révolutions futures
et les attitudes à leur égard sera: société de classes contre société sans classe. Le
potentiel sémantique du socialisme se nourrit de l'écart qui sépare ses revendi-
cations égalitaires et les structures forcément inégalitaires de la société mo-
derne. Ce qui nous intéresse ici, c'est la structure d'attentes relatives au chan-
gement et à la modernisation que crée cette sémantique d'opposition au cours
de sa diffusion mondiale dans le sillage de la mondialisation de l'économie,
que la critique marxiste considère surtout sous l'aspect de son instrumentalisa-
tion politique (impérialisme).
En fait, l'élargissement de la révolution politique à la révolution sociale est
déjà inclus dans l'objectif de la révolution politique française. En effet, celle-ci
est fixée sur la projection d'une émancipation sociale de tous les membres de la
société et sur une nouvelle structure de société. 12 La notion de révolution ne
désigne plus uniquement la révolution politique, elle décrit également la révo-
lution sociale et son attente. 13 Contrairement à celle de la révolution politique,
la sémantique de la révolution sociale se recommande comme mouvement vers
un changement des structures mêmes de la société. Ce type de changement
projeté ne peut, en fait, plus être décrit dans les termes habituels des modèles
de modernisation, dès lors que la modernité autre envisagée par Marx est cen-
sée surmonter les acquis contradictoires des révolutions industrielle et politique
qui traduisent une structure de classes, basée sur une classe dominante et une
classe dominée. Avec Marx, les contradictions deviennent le moteur même du
changement. 14 La réduction de toutes les différenciations sociales à
l'antagonisme de deux classes, donc à une structure instable, conduit à la con-
clusion que la révolution bourgeoise sera suivie par la révolution prolétaire qui
dépassera les contradictions de l'ancienne société et finira dans la révolution

12 François Furet observe qu'il y a eu "une conjoncture historique dans laquelle on a pu pen-
ser changer l'homme, changer la société, changer les structures séculaires de subordination
et d'oppression, faire des individus qui soient à la fois autonomes et qui formeraient en
même temps un tout collectif. Tel est le rêve révolutionnaire, sa radicalité. C'est aussi ce
qui fait que pour moi la révolution n'est pas totalitaire, et qu'on ne peut pas la rendre équi-
valente aux totalitarismes du 20e siècle: la Révolution française s'ancre toujours dans
l'individualisme juridique. En même temps que les révolutionnaires font la Terreur, ils ré-
digent le Code civil." (Entretien avec F. Furet, Magazine littéraire no. 258, 1988: 19. Voir
aussi Furet 1988).
13 Voir Koselleck 1969: 79.
14 Pour une interprétation de la notion de contradiction selon Marx dans le cadre d'une théorie
du changement basée sur une théorie de la communication, voir Eder 1992: 320.
ASPECTS DE LA MODERNISATION EUROPÉENNE 131

permanente du socialisme. 15 Et la question correspondante n'est pas de savoir


si les tendances à la crise du capitalisme peuvent être évitées par l'Etat, mais de
déterminer quand le capitalisme s'effondrera. 16
A partir de là, les modèles optimistes de modernisation, qui suivent le mou-
vement de l'industrialisation, se voient confrontés à une théorie pessimiste de
la société qui croit découvrir dans les rapports de production économiques les
forces déterminantes et autodestructrices de la société capitaliste, dont l'unité
est celle de l'antagonisme de deux classes. Dans le premier cas, la société est
présentée comme société industrielle. Dans le deuxième, l'accent est mis sur la
formule société capitaliste. 17 Le face à face de ces deux types de changement
renvoie aussi aux options ouvertes aux forces politiques. Confrontées à la mo-
dernisation dans un pays ou un autre, ces forces se définissent, soit comme libé-
rales, soit comme socialistes, soit encore comme variante mixte. Désormais, au
moins deux théories de la modernisation sont confrontées à la question de sa-
voir si les critères de classification fournis par Marx représentent ou non la dif-
férence capitale de la société moderne. Dans les deux cas, le schéma
d'évolution sous-jacent suggère une solution au conflit de classes et à
l'inégalité: par la transformation révolutionnaire des structures de la société
capitaliste dans un cas, par la révolution-renouvellement continue des instru-
ments de production au sein de l'économie capitaliste, dans l'autre. Dans ce
sens, toute description politique, tout programme d'action politique concernant
le type de changement à préconiser ou à défendre au sein de cette société, se
voient confrontés à la question: suivre ou dépasser une évolution, telle qu'elle
est tracée par la révolution industrielle, dont la dynamique propre semble être
la caractéristique dominante d'une société présentée comme civilisation indus-
trielle.
Comme on le sait, l'évolution n'a pas favorisé la solution révolutionnaire: le
socialisme s'est effondré avant le capitalisme. Elle privilégie au contraire la
voie graduelle et réformiste du développement autodynamique de structures
politiques et économiques performantes qui créent les conditions de pacifica-
tion du conflit des classes par les mécanismes inclusifs et redistributifs de l'Etat
social démocratique. C'est dire aussi que, de manière générale, les processus de
modernisation économique et de modernisation politique sont interdépendants

15 Selon la formule duale de Marx "toute révolution dissout l'ancienne société; en c sens elle
est sociale. Toute révolution dissout l'ancien pouvoir; en ce sens elle est politique" cité par
J.P. Lefebvre, article "révolution" in: Labica/Bensussan 1982: 796.
16 La spéculation marxiste sur l'effondrement imminent du capitalisme s'exprime dans des
formules de combat correspondantes qui sont censées représenter autant de phases dans
l'évolution du capitalisme vers son stade ultime: "capitalisme libéral", "capitalisme indus-
triel", "capitalisme organisé", "capitalisme d'Etat" ou encore "capitalisme de monopoles".
17 Voir la thématique symptomatique du congrès des sociologues allemands de 1968, présen-
tée comme alternative, "capitalisme avancé ou société industrielle?".
132 CHAPITRE4

et trouvent leur dynamique dans un rapport de confirmation réciproque. Il est


évident qu'historiquement, on peut observer des décalages considérables entre
ces deux processus de modernisation, qui impliquent des contraintes
d'adaptation et d'ajustement continues et réciproques dans l'économie et la
politique. En plus, le rôle de l'Etat dans ce processus ne varie pas uniquement
par rapport aux conditions historiques spécifiques de la modernisation dans un
pays particulier. Il varie mais aussi en fonction de théories politiques et écono-
miques qui postulent un contrôle et un degré d'implication plus ou moins fort
de l'Etat dans la modernisation économique sur son territoire. Cependant, la
direction générale de cette modernisation à deux est la même partout. Prospé-
rité, providence et mobilité pour le plus grand nombre deviennent les finalités
projetées comme attentes en l'avenir; la croissance économique et les révolu-
tions-innovations continues, depuis l'industrialisation jusqu'aux transforma-
tions technologiq!:les et scientifiques de l'ère postindustrielle, doivent les
réaliser. Une grande des théories de la modernisation, y compris celles du so-
cialisme, peuvent être lues comme une prise en compte concomitante des amé-
liorations ou progrès apportés par les changements continus dans l'économie et
les services publics. Ce mouvement général de modernisation, qui a conduit à
l'Etat-providence, peut être précisé par le terme de développement, qui met
plus spécifiquement l'accent sur l'interdépendance entre démocratisation et
modernisation économique. 18 Une telle évolution n'est pensable que si l'on
accepte l'autonomie des domaines fonctionnels respectifs, ici celle de la politi-
que et de l'économie, qui est la condition même de la performance et de
l'interdépendance croissante entre ces domaines.

La rupture de 1917 ou la fiction d'un changement de société

Si l'on part d'une notion régionale de la société on peut, bien entendu, dire que
l'URSS instaure quelque chose de nouveau, un système de société qui ne se
contente pas d'être une société nationale, mais qui vise l'hégémonie idéologi-
que et politique, donc impérialiste, au sein d'un système d'Etats international
considéré comme capitaliste. Parler à cet égard de l'ère du socialisme ou du
totalitarisme a toute sa pertinence, dans la mesure où le caractère nouveau du
"système soviétique", sa prétention totalitaire et son engagement dans un com-
bat d'élimination avec le monde capitaliste, ont été, aux yeux des observateurs
contemporains, à l'origine d'un clivage global qui dominait la politique inter-
nationale depuis plusieurs décennies.
Or, un clivage politique, ou même un conflit qui prétend être davantage que
politique, à savoir un conflit de classes global, ne recèle aucun potentiel per-

18 Voir Touraine 1994: 219.


ASPECTS DE LA MODERNISATION EUROPÉENNE 133

mettant de différencier une société. Ce sont au contraire les particularités de la


société moderne, de ses techniques de communication et de la différenciation
fonctionnelle qui constituent le cadre ou les conditions de la possibilité de toute
aventure totalitaire. Celle-ci peut mobiliser la modernité dans un double sens:
d'une part, comme exploitation politique de tous les éléments modernes sus-
ceptibles de servir le dessein du régime, d'autre part, comme engagement mas-
sif des techniques de communication modernes afin de combattre les effets
négatifs des formes de communication modernes, ceci pour la stabilité de la
dictature et pour protéger la réalisation rapide de la version socialiste de la mo-
dernité (modernisation de rattrapage). La maîtrise politique des médias de
communication permet la diffusion et l'extension rapide du pouvoir politique
sur l'ensemble du territoire et au-delà; et, dans le même mouvement, la restric-
tion régionale d'une communication publique qui circule de manière globale.
Restreindre la communication publique implique toujours la restriction de la
communication autonome des domaines fonctionnels. Les modalités de la mo-
dernisation soviétique sont donc, dans toute leur ambiguïté, tributaires des
avantages et désavantages, possibilités et risques que visualise la modernité.
Les techniques de communication modernes peuvent être utilisées, à la fois
pour réaliser certains aspects de la modernisation (par exemple l'alpha-
bétisation de la population), donc la condition de la communication fonction-
nelle (professionnalisation), et pour la mise en oeuvre à grande échelle de re-
strictions de communication.
On pourrait dans ce sens, et dans une perspective évolutionniste, présenter
l'entreprise soviétique comme époque d'une évolution négative, artificielle-
ment provoquée, qui bloque ou exploite politiquement la direction générale de
l'évolution de la communication vers des états plus complexes. Il ne s'agit pas
de ne pas réaliser une culture de l'écrit ou, dans la mesure des possibilité tech-
nologiques du "système", des techniques de communication électroniques. Ce
qui importe dans la perspective du "système", c'est une mobilisation du con-
trôle politico-administratif afin d'empêcher l'autonomisation de ces médias,
l'accès aux techniques de communication et la diffusion de l'information desti-
née à la publication. Car le libre accès aux techniques de traitement de
l'information et la libre diffusion de l'information conduisent à des états de
complexité de la société politiquement non maîtrisables, et contredisent en soi,
par l'introduction d'autres différences, l'idée même de société organisée.
L'effondrement du socialisme renvoie au caractère artificiel des séparations
politiquement induites du "système soviétique".
En fait, nous ne pouvons même pas considérer le socialisme comme erreur
ou impasse de l'évolution, tout comme il serait absurde d'en parler en termes
d'époque qui aurait inventé quelque chose de nouveau, un breakthrough d'un
nouveau type vers une société plus complexe, à l'exemple de celui qui s'est
réalisé dans le passage de la société traditionnelle à la société moderne. Toutes
les tentatives politiques régionales d'inventer une autre société doivent les con-
134 CHAPITRE4

<litions de leur possibilité à la société moderne. On peut, bien entendu, comme


Parsons ou d'autres théoriciens de la modernisation, recourir à des critères de
délimitation nationaux et traiter l'URSS, et/ou des régions plus ou moins péri-
phériques du globe, en termes de sociétés dont l'état évolutif serait plus ou
moins arriéré ou archaïque par rapport aux sociétés dites démocratisées.1 9 Or,
de telles délimitations orientées sur l'acquis évolutif de l'association démocra-
tique, qui représenterait la destinée de toutes les sociétés, ne fonctionnent qu'au
sein d'une perspective politologique qui classifie typiquement des systèmes
politiques - qui ne sont pas des sociétés - en fonction du degré de réalisation
de structures démocratiques.
Cependant, l'autodescription socialiste de l'URSS, en termes de supériorité
de la société socialiste par rapport au capitalisme, traduit un raccourci évolu-
tionniste d'un autre type, qui transfère les notions sociologiques et historiques,
désignant des évolutions et changements structurels de sociétés à long terme,
dans un contexte où elles sont utilisées, selon les cas, de manière opportuniste
ou idéologique, pour exprimer des différences dans les structures politiques ou
dans l'allocation des ressources économiques. Il est vrai pourtant que le mar-
xisme-léninisme vise le changement de société au niveau mondial (= capita-
lisme mondial) par une révolution mondiale, donc par l'idée qu'un changement
du pouvoir politique peut conduire, par le biais du changement des rapports de
production, à celui des structures de la société. 20 L'absurdité, dans ce cas de
figure, ne résulte pas uniquement du fait que le schéma de périodisation mar-
xiste de l'histoire devait s'affirmer de manière contrefactuelle contre la survie
du capitalisme. Elle s'exprime surtout dans la supposition qu'un événement
particulier, tel qu'une révolution politique, peut transformer l'ancienne société
et en fonder une nouvelle quasiment par décret.
Or, à moins d'associer la table rase créée par les révolutions dites sociales
du 20e siècle à des acquis de l'évolution, force est de constater - déjà simple-
ment dans une perspective historique - que le socialisme n'a abouti à aucune
nouvelle structure sociale qui se trouverait au-delà de l'horizon ouvert ou sym-
bolisé par la Révolution française, à savoir celui de la modernité tout court,
entamé à partir de l'effondrement èle l'ordre stratifié traditionnel. La sociologie
ne peut cependant pas se contenter d'une approche historique qui attribue aux
actions et événements, par exemple, la révolution, la force ou la possibilité de
réaliser quelque chose de nouveau ou d'inédit. Ce ne sont ni l'anticapitalisme
viscéral du socialisme, ni l'élimination de la classe bourgeoise par le régime
soviétique qui contiennent les moindres repères conduisant à une sémantique
d'un nouveau type qui pourrait anticiper ce qui ne peut pas être planifié ou saisi
par une théorie de l'action, à savoir le changement structurel de la société par le

19 Voir à ce sujet Mouzelis (1993: 148).


20 Voir infra p. 159 et supra p. 62.
ASPECTS DE LA MODERNISATION EUROPÉENNE 135

basculement de ses principes de construction vers un nouveau type de différen-


ciation.
La coupure recherchée par la révolution russe n'atteint aucun niveau socié-
tal, elle n'est en rien comparable à la seule et unique coupure ou discontinuité
structurelle qu'un observateur, au sein de la société moderne, peut repérer au-
jourd'hui, quand il remonte dans le temps, jusqu'à la fin du 18e siècle, pour y
marquer la période de la transition à des ordres autoréférentiels autonomes et
fonctionnels. 21 Les ruptures politiques du 20e siècle, mises en scène par les
régimes politiques révolutionnaires comme soci~tés d'un nouveau type, ne
prennent leur sens que comme réactions négatives par rapport au principe de
différel).ciation réalisé au cours de l'effondrement de la société aristocratique.
Ces régimes ne pourront réaliser leur ordre social que comme "système" tota-
litaire, donc comme restriction communicative prescrivant la description de la
société en fonction des différences politiques propres du régime. Celles-ci pré-
supposent, même si elles se présentent comme spécifiquement anti-modernes
ou comme politisation de contextes sociaux, le fonctionnement des différences
spécifiques et le maintien des séparations fonctionnelles réalisées par la moder-
nité. 22 Cette vision n'est pas évidente. Une théorie sociologique qui aboutit, de
par son cadre analytique, à de telles conclusions, doit, à travers la présentation
des principes de construction de la société moderne, rendre explicite et plausi-
ble la cohérence de sa propre architecture. Elle fait ainsi entrevoir ce qui la sé-
pare des ruines conceptuelles du marxisme, mais aussi et surtout des
distinctions de la sociologie établie.
Nous avons déjà mis l'accent sur les différences entre la théorie de la diffé-
renciation fonctionnelle et les théories finalisées de la modernisation et de la

21 Là réside aussi une première différence importante entre une approche sociologique et une
approche historique. Cette dernière fait coîncider le niveau de la "coupure" historique repé-
rée sur le plan événementiel, par exemple dans la Révolution française, à celui de la socié-
té. Elle ne dispose pas de notions permettant de résumer les nouvelles réalités, telles que la
démocratisation de la politique, la propriété privée, les droits fondamentaux, le droit positif,
la séparation entre l'Eglise et l'Etat, etc., sous un principe unificateur qui questionnerait ce
qui est considéré désormais comme moderne autrement que par l'énumération d'éléments
certes importants, mais qui ne permettent pas de préciser la complexité de la nouvelle ar-
chitecture sociale. Par ailleurs, et comme nous l'avons déjà dit, la révolution présuppose la
sémantique qui permet de la penser et de la réaliser. Or, si c'est avec une révolution qu'on
fait "démarrer" une nouvelle société, il est tout aussi imaginable que ce soit le cas aussi
avec d'autres révolutions. Ce qui conduit l'historien à la distinction de révolutions, par
exemple la révolution russe, qui n'ont pas conduit à de "vraies sociétés", et de révolutions,
notamment la française, qui ont donné naissance à une nouvelle société. En conséquence,
François Furet (1992: 192) observe que la fin du communisme n'est pas une révolution au
sens 1789 du mot, dès lors que le champ de ruines soviétique ne montre aucun chemin vers
ce qui va suivre. Dans cette perspective, la "sortie" du communisme représente un "retour"
aux principes symbolisés par 1789. Voir aussi Furet 1989a et 1990.
22 Voir infra p. 237ss.
136 CHAPITRE4

globalisation. Le paradigme central de la théorie de la modernisation, à savoir


que le démarrage fonde la définition même de la modernisation à l'époque de
la révolution industrielle (anglaise) et de la révolution politique (française), part
ainsi d'une idée de progrès réalisé par le développement politique et économi-
que.23 Cette perspective mène nécessairement à la distinction sociétés dévelop-
pées/sociétés arriérées ou en voie de développement, ce qui implique un
observateur qui se trouve en règle générale du côté développé de la distinction,
et qui conclut que telle ou telle société n'a pas encore atteint le stade de déve-
loppement d'un pays démocratique, dit développé. 24 Là encore la théorie de la
différenciation fonctionnelle doit être délimitée par rapport à des programmes
de recherche ou politiques qui définissent des sociétés sur la base d'un c!écalage
de leurs structures politiques ou économiques vis-à-vis de la finalité
d'institutions démocratiques ou de marché. Cette téléologie est étrangère à une
théorie sociologique qui n'offre pas un programme de démocratisation ou de
développement économique, mais des concepts censés préciser la formation,
l'évolution et la transformation des sociétés.
Dans ce sens, ce qui est vu comme le chemin unique de la modernisation
européenne occidentale peut être considéré comme séquences de la différen-
ciation fonctionnelle, dont la dynamique saisit aujourd'hui, dans des propor-
tions très diverses certes, les régions du globe entier. Le changement de
structure, tel que la théorie de la différenciation fonctionnelle cherche à le
comprendre, n'est que partiellement pris en compte par les notions classiques
de révolution politique et de révolution industrielle. 25 Etant entièrement tribu-
taires de la périodisation par les historiens, ces notions ne fournissent pas les
points de rattachement propres à une approche sociologique. Celle-ci ne peut
pas se contenter de reprendre le matériel de données fourni par les historiens,
elle doit se demander avec quelles distinctions conceptuelles elle peut saisir un
processus de transformation qui s'étend sur des centaines d'années et implique
à la fois les changements des structures sociales et les changements au niveau
sémantique, c'est-à-dire au niveau des descriptions que fournissent les sociétés
historiques sur elles-mêmes, en anticipant les ou en réagissant aux changements
sociaux en cours ou à venir.
De même, la théorie de la différenciation fonctionnelle ne peut privilégier
un système partiel de la société en lui attribuant la fonction de représenter ou

23 Voir Zapf 1993: 183 et 1991: 32ss.; Sterbling 1993: 51, qui recourent à la définition répan-
due de Reinhard Bendix, selon laquelle la modernisation consiste en le progrès économique
et politique de quelques sociétés-pionnières et dans les processus de transformation des
nouveaux venus.
24 Une telle tendance se trouve par exemple chez Parsons. Voir Parsons 1973 et Mouzelis
1993.
25 Voir Guery 1989 et Hobsbawm 1962, auquel se réfère aussi Guery dans sa présentation de
la "révolution-processus". Voir aussi Parsons 1973.
ASPECTS DE LA MODERNISATION EUROPÉENNE 137

d'agir pour la société, ou en identifiant les problèmes ou contradictions de ce-


lui-ci avec ceux de la société entière, ainsi que Marx l'a fait en considérant le
capitalisme comme noyau de la société moderne. La complexité de
l'architecture d'une telle société ne peut pas être décrite ou représentée par une
de ses parties. La théorie qui observe ceci ne le peut pas non plus, mais etle
peut néanmoins formuler le problème à l'aide de concepts puissants comme
l'autoréférence ou la différenciation fonctionnelle. Dans ce contexte, la théorie
de Marx et de ses successeurs peut être considérée comme un bon exemple
d'une description de la société moderne qui réduit les différenciations établies à
une seule, à savoir à l'antagonisme de deux classes, donc à une structure insta-
ble qui tend au renversement.
On comprend, à partir de là, qu'une théorie, qui confond une structure de
classes avec la structure de la société moderne, aboutit à un projet de société
fondé sur la révolution. Or, la société moderne est hors de portée d'une révolu-
tion, si on entend par cette notion non seulement un renversement du pouvoir
politique, mais une révolution sociale qui vise la transformation des structures
de la société. La société moderne ne peut pas être changée ou atteinte par des
révolutions, du fait qu'elle n'est plus basée sur un schéma hiérarchique en
haut/en bas. De même, un système politique qui ne fonctionne plus sur la base
de rivalités politiques et de la différence dominants/dominés, mais dont l'Etat
est un Etat constitué et un Etat de droit, où le changement du pouvoir est prévu
sur la base de l'institutionnalisation d'une opposition politique, n'offre pas, non
plus, de porte d'entrée à une révolution politique. 26
Cette observation renvoie à un autre trait fondamental de la société mo-
derne. Contrairement aux sociétés traditionnelles, celle-ci est basée sur la con-
tingence, sur le fait que tout peut être changé. Mais ce changement est toujours
changement au sein de la société, où il doit être opéré par la politique, le droit,
l'économie, la science ou un autre domaine fonctionnel. Ces systèmes ne peu-
vent pas se modifier et se renouveler sans cesse, dès lors qu'ils ne disposent
d'aucun critère ou frein externe qui empêche ces systèmes de faire ce pourquoi
ils se sont différenciés: se reproduire selon leurs propres critères fonctionnels
en se référant à eux-mêmes. Ainsi, la politique change sans cesse sa politique,
mais elle seule peut le faire. Les prix sur les marchés ne peuvent être modifiés
que par l'économie. Une jurisprudence peut être abandonnée, mais seulement
par le droit. Un paradigme scientifique ou une méthode de recherche peut être

26 Bien entendu, l'explication est à chercher dans la différenciation fonctionnelle de la socié-


té, dont la politique fait partie. Dans la perspective de la théorie politique du libéralisme, la
constitution a le sens de garantir le changement politique non violent et de rendre ainsi la
révolution superflue. Pour cette raison aussi la démocratie peut être considérée comme
système de "l'antirévolution institutionnalisée". Voir Lübbe 1990: 88, Dahrendorf 1991: 18
et Sorman 1990: 227, le dernier se référant à Gyêirgy Konrad en définissant la démocratie
comme "antirévolution".
138 CHAPITRE4

remplacé, mais seulement par le système scientifique. Un mécanisme de mo-


dernisation fondamental est inclus dans les systèmes fonction~els. Leur moder-
nisation se manifeste dans les processus avec lesquels ils gagnent leur auto-
nomie autoréférentielle contre toute détermination externe (disem-
beddedness27).
Les notions de révolution industrielle et de révolution politique symbolisent
des caractéristiques centrales de la société moderne, dans la mesure où elles
sont identifiées à un ordre social qui trouve sa stabilité dans le changement
continu. Ce type de changement, exprimé dans l'autonomie dynamique des
systèmes fonctionnels, est aussi à l'origine d'un type de changement qui vise
les structures mêmes d'une société à peine établie, dont on essayait de com-
prendre ce qui était nouveau et révolutionnaire en elle. C'est cette société qui
permet de penser un type de révolution inconcevable sous l'ancien régime: la
révolution sociale ou l'idée qu'une révolution politique puisse aboutir à un
changement de s~~iété. 28 Aujourd'hui, les sociologues marxistes qui ont survé-
cu à l'effondrement du "système soviétique" ne préconisent plus guère la ré-
volution sociale, même s'ils continuent de miser sur l'effondrement du
capitalisme mondial et, en tous cas, sur un type de rationalité "au-delà" du ca-
pitalisme, Il est d'autant plus intéressant de constater que la sociologie orientée
sur la stratification reste tributaire du schéma classique inégalité/égalité, avec
lequel Marx a caractérisé la structure de la société.

27 Voir Berger 1986: 90 et 1992 et le renvoi à Polanyi.


28 Voir nos observations supra p. 130.
CHAPITRES

Retards dans la modernisation


et modernisation de rattrapage

Les analyses du "système" soviétique peuvent figurer comme excellents exem-


ples de superpositions et de confrontations théoriques multiples concernant la
question de la description adéquate d'un type de modernisation inédit en
URSS. 1 Une première complication ou source de malentendus provient du fait
que la même notion, celle de la modernisation, est utilisée dans les descriptions
depuis l'extérieur et dans l'autodescription des différents régimes successifs
pour désigner des phases très diverses. Une tentative de résumer ces différents
types de modernisation pourrait au moins distinguer quatre phases ou poussées
de changement, à savoir:
• Une modernisation socialiste de rattrapage - breaktlzroug/z (révolution
''par en Izaut") réalisant la révolution industrielle dans les années 1930, qui
désigne le passage rapide, forcé ou accéléré, organisé par le régime de mo-
bilisation totalitaire, d'une société agraire à une société industrialisée. Dan~
l'autodescription des régimes politiques socialistes, la modernisation-
collectivisation a été considérée comme une voie royale menant à la société
socialiste. Ce type de modernisation doit être distingué d'un tout autre type
de modernisation de rattrapage, à savoir le take off économique de plusieurs
pays del' Asie du sud-est, dans lesquels la modernisation politiquement for-
cée et contrôlée de l'économie locale avait comme but l'intégration de ces
pays dans l'économie mondiale, ce qui n'est bien sûr pas le cas de
l'entreprise socialiste. Arrivés à la phase de la consommation de masse et
disposant désormais d'un nouveau type de stratification sociale
(surgissement de couches moyennes), les pays du capitalisme asiatique
s'ouvrent aussi au niveau politique et entament des réformes politiques qui
sont censées assurer et stabiliser la modernisation économique.

Voir les contributions in Fleron/Hoffmann 1993 et parmi celles-ci surtout celle de Al-
mond/Roselle. Voir aussi l'état de la recherche dans différents domaines de recherche in
Konn 1992.
140 CHAPITRES

• Une modernisation partielle et sectorielle dans les conditions de structures


sociales modernes (urbanisation, différenciation en tant que professionnali-
sation, spécialisation, mobilisation, amélioration du niveau de formation,
division du travail, etc.) et en même temps maintien des structures de com-
mandement organisationnelles et militarisées de l'Etat-parti, qui évolue vers
un état de stagnation "normalisée " à l'époque post-stalinienne. Les couches
moyennes surgissant au cours de cette modernisation et qui sont caractéri-
sées non pas par leur position économique, mais par leur niveau de forma-
tion ou de qualification professionnelle, ressentiront le décalage croissant
entre le retard de modernisation du "système" et les nouveaux impératifs de
modernisation représentés par l'Occident Les attentes de modernisation de
ces couches représenteront le catalyseur principal des réformes politiques et
économiques post-bréjneviennes.
• Une modernisation de relève, d'ordre technique d'abord (révolution "par
en haut" d'un nouveau type, libéralisation, ouverture, "open doors") avec
l'ouverture du "système" sous Gorbatchev, sur toile de fond de l'échec de
la modernisation socialiste et des tentatives de réformes économiques et
politiques, qui sont censées représenter une adaptation aux attentes de mo-
dernisation dans les domaines sociaux les plus divers, d'une part, et aux im-
pératifs de l'économie mondiale, d'autre part. Dans ce sens, la perestroïka
peut être considérée comme breakthrough révolutionnaire d'un nouveau
type, qui cherche à se libérer des effets désastreux du "grand bond" de la
modernisation communiste tout en visant l'accès à l'économie mondiale et
un repositionnement du rôle del' URSS au niveau de l'ordre politique mon-
dial.2 Ces changements conduiront à l'effondrement du "système soviéti-
que".
• Finalement, une modernisation post-communiste dans le sens de la transi-
tion démocratique et de la création des conditions juridiques et économi-
ques, donc institutionnelles, permettant le passage plus ou moins direct à
une économie de marché. 3

Ces différents types de modernisation ne sont, bien entendu, pas séparables les
uns des autres. Au contraire, les structures organisationnelles établies par le

2 Voir aussi Gorbatchev 1991: 101 ss.


3 Contrairement à la transformation du système opérée sous Gorbatchev, qui a été présentée
comme "démocratisation", la transition démocratique ou l'institutionnalisation de la démo-
cratie présuppose d'abord, bien entendu, la conscience de la finalité politique à atteindre,
mais aussi et surtout la présence et le fonctionnement de procédures démocratiques. Guy
Hermet (1996: 27) retient trois impératifs sous-jacents à l'entreprise de la démocratisation:
un consensus sur les règles du jeu parmi les acteurs politiques, la possibilité de pouvoir
remplacer un gouvernement établi au moyen de l'élection, ainsi que le respect des droits de
l'homme.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 141

parti léniniste dans les années 1920 conditionneront les possibilités et limites
des réformes économiques et politiques ultérieures. Celles-ci ne mettront pas en
doute la prétention de pilotage du parti unique, prétention qui sera pourtant
anéantie par l'événement catastrophique de l'effondrement des structures de
l'Etat-parti. Ce sont les vestiges de ce qu'on appelle le "système soviétique"
qui confronteront l'analyste avec la question de savoir si, et à quelle échelle,
des réformes, voire une transformation du "système", étaient possibles ou non,
et dans quelle mesure la survie des anciens appareils politico-administratifs
représentent désormais des obstacles à la normalisation des processus de mo-
dernisation.

La modernisation soviétique comme modernisation sélective

Si l'on adopte une vue d'en haut - qui est la perspective du système politique
et celle des soviétologues-politologues -, la notion de modernisation couvre
surtout les diverses révolutions "par en haut''", les changements sociaux initiés
et forcés par les différents régimes politiques jusqu'à l'effondrement du
"système soviétique". Ainsi, la modernisation de rattrapage communiste des
années 1930 représente une révolution industrielle forcée dont l'échelle, les
moyens et objectifs distinguent cette entreprise des tentatives précédentes, tel-
les les réformes politico-économiques sous l'autocratie tsariste. 4 Ce type de
modernisation soviétique doit être distingué des transformations imposées par
les nouveaux régimes communistes installés après la deuxième guerre mondiale
dans les divers pays d'Europe centrale, où la modernisation staliniste n'a pas
été perçue comme telle, c'est-à-dire comme possibilité d'un breakthrough,
d'un bond en avant pour surmonter l'arriération des structures économiques,
mais, au contraire, comme régression anéantissant le niveau de modernité at-
teint dans ces pays.
La modernisation change donc de sens d'un contexte politico-économique à
l'autre, et doit également être considérée en lien avec le degré de développe-
ment économique. Là où il s'agissait, comme en URSS, de réaliser quasiment
dans le vide des complexes industriels et des villes, la modernisation a forcé-
ment d'autres significations que dans la plupart des pays colonisés par l'URSS,
où les changements imposés n'étaient pas compatibles avec les structures so-
ciales préétablies, qu'il s'agisse de la différenciation sociale, du type dominant
de mobilisation sociale, de rôles professionnels, ou de la propriété privée. Nous
verrons que c'est ce type d'incompatibilités entre deux modèles de modernisa-
tion, entre une organisation hiérarchique du changement social et un type de

4 Pour une évaluation des tentatives de modernisation sous l'ancien régime tsariste, voir par
exemple Pipes 1990 et Skocpol 1985.
142 CHAPITRES

changement évolutif, qui sera une source de problèmes croissante pour le ré-
gime soviétique. A partir des années 1960, celui-ci ne se voit plus uniquement
confronté à des crises de légitimation dans sa périphérie satellisée, mais de plus
en plus aussi aux effets et/ou problèmes modernes engendrés par son propre
type de modernisation. Ils concernent notamment des processus de différencia-
tion multiples et les attentes croissantes des nouvelles couches moyennes so-
viétiques par rapport à un type de modernisation qui n'est manifestement plus
adapté aux modèles de mobilisation, de qualification et de formation de ces
couches. 5
C'est là, dans l'interprétation de ce qu'on pourrait appeler le "déphasage"
croissant du parti communiste, donc du régime politique, au sein de structures
sociales modernes, que nous trouvons aussi l'origine des controverses et con-
flits qui traversent les différentes approches du changement social en URSS,
dans lesquelles surgit sans cesse la question de la qualification de la (non-)-
modernité spécifique des structures sociales dans les régions dominées par
l'URSS. Or, pour tous les modèles ou écoles concernant ces approches, il s'agit,
avant toute discussion de leur pertinence ou incompatibilité mutuelle, de savoir
quel est le contexte social et temporel qu'ils prétendent couvrir et, à partir de là,
dans quelle mesure les concepts utilisés sont en mesure de suivre une réalité
sociale qui change continuellement et qui ne devrait pas être confondue avec
les attentes exprimées dans les modèles (re-)construisant cette réalité. Ce risque
est particulièrement grand dans le cas del' URSS, où l'analyse sociologique doit
éviter le biais politologique consistant à identifier les prétentions du parti uni-
que, donc du régime politique, avec le tout social. Il en va de même avec une
perspective développementaliste qui, à force de ne vouloir voir dans
l'entreprise soviétique et ses changements consécutifs que des étapes vers la
modernité occidentale, omettrait de ressortir les différences spécifiques telles
qu'elles s'expriment dans les structures politico-administratives expansionnis-
tes de l'Etat-parti. Nous rencontrons ici les difficultés telles qu'elles résultent
de l'_application d'un modèle de modernisation simple, basé sur un schéma-
tisme de causalité linéaire. Il faut donc différencier: l'évaluation des stratégies
de modernisation venant d'en haut, du régime politique et du changement poli-

5 Voir surtout Lewin 1989 et Afanassiev 1992: 273s. Il va de soi que le concept de nouvelles
couches moyennes utilisé ici se réfère aux nouvelles attentes de modernisation telles
qu'elles surgissent auprès des parties croissantes de la population qui bénéficient d'une
éducation supérieure, tout en percevant l'effet de démonstration international (attentes de
consommation). A juste titre Remington (1992: 137) renvoie au fait, que dans des condi-
tions socialistes, les couches moyennes ne peuvent pas être identifiées à partir de leur rap-
port à la sphère de la production, dès lors que le marché du travail est monopolisé par l'Etat
et qu'un marché du capital fait défaut. Dans ces conditions, il ne saurait non plus être ques-
tion d'une auto-organisation de ces couches moyennes sous forme d'associations d'intérêt,
ou d'une autodescription en termes de classe bourgeoise. Voir à ce sujet nos remarques sur
l'auto-organisation du travail infra p. 219.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 143

tique, doit être confrontée à celle des mouvements de modernisation et de diffé-


renciation dans les structures sociales dominées par le "système".
Cet autre aspect de la modernisation est régulièrement escamoté par des ap-
proches orientées avant tout sur la modernisation forcée (top-down) et ses con-
séquences sociales négatives. Là se manifestent les limites d'un concept qui,
s'il n'est pas intégré dans une théorie sur la modernité et ses différenciations
spécifiques, doit englober des évolutions contradictoires ou exclure ce qui ne
suit pas l'idée de la modernisation, par exemple, les structures politiques. Dans
ce sens, une théorie qui n'est orientée que sur la modernisation ne peut pas ex-
pliquer pourquoi le résultat de la modernisation n'est pas la modernité, ou alors
elle ne le fait pas explicitement, dès lors qu'elle préconise des modernités mul-
tiples. Des descriptions qui constatent quel' URSS n'a réalisé qu'une modernité
atrophiée, technique, qui ne prend ou "n'importe" de la modernité que ce
qu'elle contient de technologies et de savoir d'expert pour maîtriser et dominer
le monde, disposent de distinctions autrement pertinentes pour dégager
l'impasse dans laquelle se meut tout totalitarisme modernisateur qui veut la
technique sans le capitalisme, la production sans la consommation, la "société
des ingénieurs" sans l'autonomie des professions et des systèmes fonctionnels,
l'ordre sans le désordre, le collectif sans l'individu, le fonctionnalisme instru-
mental de la société organisée sans les styles de vie modernes, etc. 6
Le couple modernisation et modernité nous renvoie, en l'occurrence, à des
réalités paradoxales: un régime de modernisation tente, au sein de la société
moderne, de réaliser la modernité socialiste par des moyens modernes et se voit
confronté à des réalités modernes dont il ne peut se passer, mais dont il doit
s'exclure s'il veut survivre. Toutes les stratégies de modernisation socialistes
sont basées sur la possibilité de limiter des processus de modernisation qui
sont, en soi, dans leurs aspects historiques de révolution industrielle et de ré-
volution politique, de l'ordre de l'illimité. Un survol de la littérature corres-
pondante sur les transformations opérées par les régimes socialistes montre que
les caractéristiques et/ou les résultats négatifs de la modernisation socialiste se
répercutent sur la qualification même du type de modernisation, si bien que la
notion de modernisation ne peut manifestement plus être appliquée sans adjec-
tif précisant son aspect négatif. Il est ainsi question de modernisation négative7,
modernisation déformée 8, modernité inversée 9, modernisation non-moderne,

6 Voir Emmerich/Wege (éd.) 1995 et notamment Stl!dtke 1995.


7 Voir Manicke-Gyèingyèisi 1989, Pokol 1986.
8 Voir Sterbling 1993: 110 N.138, se référant à Eisenstadt. Voir aussi Connor 1988: 40, qui
caractérise la "forme soviétique de la modernité" avec Edward Shils comme "tyrannically
deformed manifestation of potentialities inherent in the process of modernization."
9 Voir Malia 1995a: 28.
144 CHAPITRES

modernisation conservatrice10, modernisation partielle, modernisation secto-


rielle, modernisation retardée ou de rattrapage, ou encore d'une impasse de la
modernisation. 11
Une autre perspective prend en compte la modernité simulée en URSS (fake
modernity12). Sztompka, par exemple, voit les aspects d'une modernité faussée
dans une modernité imposée dans certain domaines sociaux qui est combinée
avec les vestiges d'une société traditionnelle dans d'autres domaines et
s'entoure d'une façade symbolique imitant, à travers ses institutions politiques,
la modernité occidentale, réalisant ainsi une participation-mobilisation pseudo-
démocratique.13 Or, autant il est justifié de parler de modernité faussée dans le
domaine politique, et, de manière plus générale, au niveau sémantique de
l'autodescription du régime, autant il est erroné de présenter le tout de la so-
ciété soviétique en termes de simulation. Nous avons à plusieurs reprises insisté
sur le fait que l'entreprise soviétique n'est pensable que dans le cadre de la so-
ciété moderne, et donc également en lien avec les contraintes de modernisation
qu'exercent les régions les plus développées au niveau symbolique, sémantique
et matériel, sur la périphérie. L'imitation, par la périphérie, des modèles de
modernisation des pays plus avancés est toujours sélective et différenciée. La
considérer, sans différenciation, comme simulation reviendrait pratiquement à
exclure une grande partie des régions du monde de la modernité. La société
moderne implique des centres de modernité tout autant que des régions péri-
phériques qui ne peuvent pas ne pas s'orienter sur la diminution de la diffé-
rence entre centre (moderne) et périphérie de modernisation. Cette
modernisation peut rester superficielle ou partielle, tant qu'elle ne conduit pas
au surgissement de marchés, au développement de couches moyennes, à
l'établissement de conditions-cadre juridiques stables, à la légalisation de
l'opposition politique (démocratie) ou encore tout simplement à la construction
d'un Etat moderne avec une administration publique qui fonctionne.
D'un autre côté, les différences fonctionnelles de la société moderne impli-
quent la production continue de différences immenses dans les niveaux de dé-
veloppement et des obstacles considérables, pour les nouveaux venus,
d'atteindre une modernité telle qu'elle est symbolisée par l'Occident. Dans le
cas du socialisme soviétique, on se rend compte qu'il ne suffit pas de se référer
qu'aux seuls critères classiques de la modernisation politique (démocratisation)

JO Voir Dietz 1990: 434.


Il Voir pour ces différents types Emmerich/Wege 1995: 2s. et Glaessner/Knabe/Reiman 1989.
12 Voir Sztompka 1992: 16.
13 Voir Sztompka 1993a: 137s. Ainsi aussi Boris Groys, pour lequel le "système soviétique"
entier était basé sur la simulation de la modernité occidentale (cité par R.Heusser "Gehort
Russland zu Europa?" in Neue ZUrcher Zeitung 24./25.4.93, No. 94 p. 25). Voir aussi Mo-
rin 1983: 124s. et l'intervention de Linz in Hermet (éd.)1984: 242.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 145

et de la modernisation économique (économie de marché). Même en refusant


l'idée d'une réalisation de la modernité au niveau mondial et en postulant des
sociétés nationales, l'analyse doit prendre acte de réalités et références moder-
nes. Ainsi, Eisenstadt a mis l'accent sur les éléments modernes des sociétés
socialistes, tels qu'ils s'expriment dans les références du régime à la volonté du
peuple, dans les programmes politiques orientés sur le progrès et la transfor-
mation de la société, ou encore dans les structures industrielles, urbanisées ou
éducatives. 14 Il nous semble qu'une précision plus grande dans l'utilisation des
concepts peut éviter des querelles inutiles autour des notions de modernisation
et de modernité.
Par la prise en compte des effets négatifs résultant de l'action et de la sim-
ple présence d'un régime communiste, les approches critiques de la moderni-
sation se situent aux antipodes d'une conception optimiste d'une
modernisation-convergence, qui a préconisé, dans les années 1970, puis sous
l'impression des tentatives de réformes de Gorbatchev, une autotransformation
du régime politique dans le sens d'une libéralisation et d'une diminution des
différences politiques et économiques entre l'Ouest et l'Est. Cette libéralisation
serait à son tour, dans cette optique, un effet de l'industrialisation, de la moder-
nisation de rattrapage, qui conduirait à long terme à la convergence, soit à
l'occidentalisation des structures politiques et économiques soviétiques, soit à
un rapprochement des types de régulation entre Etat et économie à l'Ouest et à
l'Est. 15 Cette conception inverse la perspective, mentionnée plus haut, de la
fausse modernité, en supposant que les processus de modernisation entamés
après la phase de modernisation de rattrapage conduiront le "système" vers des
réformes et l'adaptation à un environnement moderne. La logique sous-jacente
à cette conception est basée sur les suppositions que l'URSS n'est pas un sys-
tème (totalitaire), que le régime est transformable, que le changement politique
sera la conséquence du changement social et que le tout se dirigera vers une
sorte de démocratie socialiste basée sur l'industrialisme.
Nous discuterons ces observations dans le contexte correspondant au con-
cept de totalitarisme. Nous reviendrons aussi sur l'idée impossible, avancée
surtout dans les années 1970, que l'avenir est à chercher dans la convergence

14 Voir Eisenstadt 1992: 3lss., constatant que "while these regimes blocked and in many ways
distorted modemity and development, in some of their basic, symbolic, and institutional
aspects they were very modem societies. (... ) The Soviet and communist societies were not
simply backward and underdeveloped, aspiring to become modem. Rather, they were mod-
em or modemizing societies, which, in seeking to catch up with the more developed, se-
lected and totalized the Jacobin ideological and institutional elements ofmodemity."
15 Des auteurs comme Jerry Hough, Moshe Lewin, Talcott Parsons, Gabriel Almond, Lucian
Pye, Alex Inkeles, David Lane sont le plus souvent cités comme représentants d'une théorie
de convergence ou du développement. Voir Cox in Konn 1992: 54s; Mouzelis 1993: 147;
White in Konn 1992: 75ss.; Werth 1993: 128ss., Jowitt 1992: 122; Walter 1986.
146 CHAPITRES

des systèmes socialistes et capitalistes. 16 Or, indépendamment de tels pronos-


tics, l'observation de ce courant des théories de la modernisation a ceci de per-
tinent qu'elle fait surgir la question de savoir comment et à quel niveau
d'analyse il faut construire les différences entre les systèmes ou sociétés capi-
talistes et socialistes, dès lors que les indices de modernisation de ces sociétés,
tels que les niveaux d'urbanisation, d'éducation, de professionnalisation ou
d'infrastructures technologiques, se ressemblent ou se rapprochent. Ces faits
modernes ne sont pas contestés. Ce qui est en cause ici est la déduction que ces
différences constituent les différences-clés dans la description des réalités ou
réalisations socialistes. Une analyse qui ne voit la modernisation socialiste que
comme problème de différences quantitatives, et non pas comme problème
qualitatif, n'est pas en mesure de rendre compte du problème crucial de toute
modernisation socialiste, à savoir les retards de modernisation provoqués par le
"système", plus précisément les restrictions de communication maintenues po-
litiquement. Tant que l'analyse ne dispose pas d'une théorie sociologique adé-
quate, elle ne dépasse tout simplement pas le niveau plus ou moins banal de la
prise en compte de différences de revenus, de prestations de l'Etat-providence,
du nombre de médecins, d'ingénieurs ou de professeurs, etc. Tout ceci est im-
portant, mais ne nous mène pas loin, si nous ne recourons pas à des concepts
permettant de problématiser les contradictions ou décalages croissants résultant
des structures de la société organisée. 17
Il n'est de ce fait pas étonnant que la critique des positions développemen-
talistes fut aisée. En se concentrant sur les effets pervers toujours plus visibles
du "système soviétique", les descriptions del' URSS en termes d'une moderni-
sation déformée ou dégénérée mettent en cause une comptabilisation positive
du breakthrough communiste, dès lors que celui-ci n'a pas conduit au-delà de
la construction d'un Etat-parti industriel fortement centralisé, mais à la stagna-
tion et la régression des structures politico-administratives d'un régime qui, en
refusant sa transformation, est devenu l'obstacle majeur au développement au-
tonome des domaines fonctionnels de la société. Il est symptomatique que ces
tendances à la stagnation au niveau du régime ont été, au cours des années

16 Voir pour la critique de l'idée de "convergence" Janas 1991: 91s; Eisenstadt 1973, 1992a;
Mouzelis 1993; Von Beyme 1994.
17 Notons ici que Parsons a déjà conçu le problème au niveau du type de différenciation de ce
qu'il a considéré comme Etats communistes totalitaires. Dans la perspective toute évolu-
tionniste des théories de la modernisation, il considérait ces sociétés - Parsons utilise le
terme société typiquement dans le sens d'une délimitation étatique - comme plus archaï-
ques et moins adaptées que leurs pendants "capitalistes", ce qui risque de les faire dériver, à
long terme, vers la périphérisation. "So if there was going to be a diminution of the differ-
ences between capitalist and collectivist societies, this would not be the two-wcy process of
the convergence theorists, but a one-way move." (Mouzelis 1993: 148, se référant à Parsons
1964). Voir aussi White 1992: 76. Mais là encore il faudrait préciser quelles sont les diffé-
rences en question, surtout si l'analyse fait coïncider plan étatique et niveau de la société.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 147

1980, de plus en plus décrites au moyen de la tenninologie de la sociologie de


Max Weber ou de Herbert Spencer, en particulier par l'utilisation ou la recons-
truction de concepts, tels que néotraditionalisation, patrimonialisation, norma-
lisation, routinisation, "devolution" 18, "leadership drift", corruption-régime
d'une domination charismatique désorientée, ou encore "garrison state" et
économie de baraque, des concepts exprimant une évolution de régimes léni-
nistes-charismatiques qui est en contradiction entière avec tout ce que sous-
entend la notion de modernisation. 19 En tous les cas, les pratiques patrimonia-
les et néotraditionnelles observées au sein du système fenné des élites politico-
économiques contredisent l'idée d'une modernisation-convergence dans les
régions dominées par ce type de régimes politiques.
En résumant les différentes approches conceptualisant les types de moder-
nisation ou de changement à l'oeuvre dans l'entreprise soviétique, on peut es-
sayer de classer l'ensemble des modèles en partant de la question de savoir s'ils
se situent dans une perspective développementaliste et de convergence - qui est
l'approche classique de la modernisation et de l'approche révisionniste - ou
s'ils contestent le modèle de la modernisation dans sa version développemen-
taliste en identifiant les éléments d'un type de changement inédit. En incluant
le modèle classique du totalitarisme, que nous préciserons dans le contexte de
la description de la société organisée, qui précède historiquement les autres
modèles, nous pouvons ainsi distinguer trois groupes de théories sur le chan-
gement en URSS: l'approche du totalitarisme, la perspective développementa-
liste et de la modernisation, enfin les constructions d'une réalité soviétique sui
generis problématisant une modernité soviétique alternative. En fonction du
niveau d'analyse et du domaine pris en compte - régime ou société - , ces ap-
proches expriment soit une perspective politologique, se focalisant avant tout
sur l'aspect régime et le changement politique, soit une perspective sociologi-
que orientée sur ce qui est censé être la société soviétique et le changement de
celle-ci.
Au delà des querelles d'école entre ces différentes approches, dont la nais-
sance correspond à différentes phases du développement de l'URSS et à des
attentes particulières concernant l'avenir du régime, on peut rencontrer des ap-
proches qui ne se contentent pas d'un modèle d'explication unique et qui plai-
dent pour une approche complexe multi-modèle. Une telle approche doit
cependant répondre à la question de savoir si c'est l'intégration théorique ou le
côte-à-côte plus ou moins contingent des dits modèles qui est visé. Car toute
approche pluraliste comporte le risque que l'analyse se dispense d'une ré-

18 Le terme anglais renvoie d'abord à la signification de dégénérescence, donc à une évolution


négative.
19 Voir Jowitt 1983, Jowitt 1992, Di Palma 1991, Janos 1991, Chirot (éd.) 1991, Hutchings
1989, Shoup 1989; voir aussi Roth 1987.
148 CHAPITRES

flexion théorique, en aboutissant à la conclusion que l'URSS est un mélange de


tout, où on peut trouver les objets classiques chers à la science politique, à sa-
voir le pluralisme (groupes d'intérêt), la bureaucratie, le clientélisme, le .néo-
corporatisme, le totalitarisme, le développement, etc. 20 Nous retrouvons là les
problèmes de descriptions qui, à défaut de disposer de concepts sociologiques à
la fois ouverts et précis, conçoivent leur objet inconnu en termes de fragments
théoriques renvoyant à des réalités connues. Or, préconiser le mode! mix sans
en présenter l'unité conceptuelle et le poids respectif des différentes approches
n'est sociologiquement pas satisfaisant. Une telle perspective ne serait pas à
même d'indiquer avec précision les différences-clés de la société organisée qui
nous intéressent ici. Peut-être est-ce raison de leur perspective évolutionniste
que certaines approches historiques orientées sur une théorie de la modernisa-
tion échappent à la tentation du pluralisme contingent.
On rappellera ~ cet égard que Barrington Moore a déjà observé dans les an-
nées 1950, en se référant aux types de rationalité sous-jacents au pouvoir dis-
tingués par Max Weber, que le développement en URSS présentait les aspects
combinés d'au moins trois principes ou modèles, qui se focalisent sur les ten-
dances idéologiques et totalitaires du "système" (aspects du pouvoir charisma-
tique) tout autant que les tendances clientélistes-traditionnelles (aspects d'un
pouvoir traditionnel) et la dynamique de l'industrialisation et de la bureaucrati-
sation technocratique (aspects d'un pouvoir basé sur des principes modernes,
techniques). La théorie du changement correspondante prévoit le remplacement
des principes charismatiques et idéologiques prédominant dans la phase révo-
lutionnaire et dans celle de la révolution industrielle, par les principes techni-
ques et industriels de l'ère industrielle post-révolutionnaire. Contrairement à
ses successeurs politologues utilisant des distinctions semblables, Moore abou-
tit, à l'instar de Ken Jowitt plus tard, à une théorie complexe de la modernisa-
tion qui relie les processus et structures socio-politiques en URSS à
l'événement fondateur du régime, à savoir la révolution des bolcheviks, et aux
conditions du succès de cette dernière, c'est-à-dire l'impasse de modernisation
dans laquelle se sont meut les derniers empires "agrobureaucratiques" écono-
miquement arriérés. 21 La révolution était censée apporter une issue aux conflits
de modernisation prérévolutionnaires, mais les objectifs de la modernité autre
visés par le parti léniniste ne pouvaient pas ne pas être altérés, pour des raisons
fonctionnelles, par la construction d'une unité étatique capable de survivre dans
un contexte international hostile au communisme et de l'emporter finalement
dans la lutte des classes correspondante.22 Or, l'industrialisation est la condi-

20 Voir Almond/Roselle 1992: 62ss. et références à Barrington Moore p. 32 et 40.


21 Voir Moore 1966, Skocpol 1985 et Kaminski 1989, qui emprunte le terme "agrobureau-
cratique" à Wittfogel 1977 (1957).
22 Voir Moore 1966, de même Lewin 1987: 422ss. et Janas 1991: 9lss.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 149

tion indispensable du développement d'une puissance étatique pouvant faire


face au défi des Etats capitalistes. La question qui surgira est de savoir si le
totalitarisme soviétique sera entraîné ou non par le processus de modernisation
de manière à être transformé dans la direction d'une occidentalisation. Elle
nous renvoie à la question concernant les éléments ou forces au sein du régime
et de son "système" qui l'emporteront en fin de compte, à savoir les aspects
modernes ou les aspects traditionnels.

L'attrait du socialisme pour la modernité périphérique

Les aspects mentionnés du processus de modernisation européen, qui fait. partie


d'un processus de différenciation plus général à long terme, au cours duquel la
société moderne s'établit et se fait reconnaître comme telle, nous permettent à
présent de préciser le rapport qu'entretient la sémantique socialiste de la pro-
testation et de la révolution avec la problématique de la modernisation à la pé-
riphérie, dans des pays dont l'état de développement politico-économique
montre des retards plus ou moins considérables par rapport au processus de
modernisation occidental. Dans cette perspective, on se rend compte que
l'alternative mentionnée, à savoir suivre ou dépasser l'évolution tracée par la
révolution industrielle, s'accentue et se régionalise au fur et à mesure que la
modernisation crée la différence entre centres et périphéries de la modernisa-
tion, entre pays avancés et pays arriérés, entre gagnants et perdants d'un pro-
cessus de modernisation global qui produit des différences croissantes entre
Etats riches et Etats pauvres. Avec la visibilité des retards croissants de moder-
nisation, auxquels un certain nombre de pays situés à la périphérie des centres
de la modernisation occidentale se voient confrontés, le développement forcé et
le rattrapage s'imposent comme modernisation alternative prise en charge par
l'Etat. Dans cette situation, l'attrait du socialisme pour les pays ou traditions
non-européens qui sont confrontés, à un niveau régional, à la modernisation
européenne et à ses effets de démonstration, renvoie aux particularités de la
sémantique socialiste, de son rapport spécifique et privilégié avec la révolution,
le changement et la modernisation.
Pour Eisenstadt, le projet socialiste renvoie, avec toute son ambiguïté, à une
"tradition composée" faite d'une combinaison d'orientations très diverses et
hétérogènes. En visant des réponses globales aux problèmes et contradictions
identifiées dans la société moderne, les symboles socialistes fournissent un ré-
servoir sémantique dont les thèmes et symboles peuvent être mobilisés et sé-
lectionnés en fonction des besoins d'adaptation et de compatibilisation avec un
contexte socio-politique particulier ou avec une tradition spécifique. 23 Dans ce

23 Voir Eisenstadt 1987b: 79, qui parle d'un double processus de sélection.
150 CHAPITRES

sens, le caractère original du mouvement socialiste résiderait dans la supposi-


tion de la possibilité d'une création d'un nouveau type de société qui serait ba-
sé sur les prémisses de l'universalisme et de l'égalité. C'est dans cette
caractéristique, qui sera renforcée par la rencontre de sociétés non-européennes
avec la modernité, que Eisenstadt trouve l'explication du succès du socialisme
dans sa diffusion dans des contextes très différents de son origine. 24 La civili-
sation mondiale créée au cours de cette diffusion aurait permis aux différents
pays non-européens, confrontés à la fois au problème de leur modernisation et
aux pays industrialisés plus avancés, de se situer face aux principes universels
de la modernité. Eisenstadt parle à cet égard d'un parallélisme symbolique en-
tre les différences et inégalités observées au cours du processus de la moderni-
sation européenne (mouvement socialiste), d'une part, et les décalages produits
au sein du système international des Etats, entre pays plus avancés et pays ar-
riérés, d'autre part.25
L'attrait de la sémantique socialiste pour des pays se trouvant au seuil de la
modernisation peut, dans cette perspective, s'expliquer par les défis de la mo-
dernisation et, plus particulièrement, par le fait que les différences utilisées par
cette sémantique peuvent figurer comme réponses globales convaincantes pour
une culture d'opposition confrontée à des structures dépassées et à la dépen-
dance à un environnement international perçu comme inégal. Le schématisme
de base de cette sémantique socialiste, à savoir les distinctions en haut/en bas,
oppresseurs/opprimés ou encore riches/pauvres, par lesquelles le socialisme
décrit la société moderne (capitaliste), peut, sans autre, convaincre dans des
pays de la périphérie européenne, dont les structures sont encore largement
dominées par la stratification tout en étant confrontées aux défis lancés par la

24 Voir Eisenstadt 1987b: 90-94.


25 Eisenstadt (1987b: 92-93) présente cet aspect comme suit: "Through this spread there de-
veloped a tendency to an universal, world-wide civilization in which different societies -
and especially the first, the European one - served as reference points, from which they
judged their own place and each other according to these premises of universalism and
equality, thus serving for each other as negative objects of protest as well as models of
emulation in terms ofthese premises. In this process there has indeed developed a symbolic
parallelism - in terms of the perception of relative standing and relative deprivation ac-
cording to the universalistic principles of modemity - between the development of the
working class in Europe and of the new nations in the modem international system. ( ... )
there has indeed taken place a symbolic transposition and parallelism between the condi-
tions of development of socialism in its original European setting and the situation in which
many non-European societies found themselves as a result of the spread ofmodemity. It is
due to this symbolic transposition that the attraction to the socialist tradition in non-
European countries can be explained. It is due to the fact that the socialist tradition is the
one modem international tradition in which the protest against the concrete constellation of
modernity may be worked out in the terms of identity of participation in the premises of the
modern world itself." Pour ce problème de protestation contre la modernité, voir aussi
Scheuch 1991b.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 151

révolution industrielle et des réformes politiques. La globalisation de la pers-


pective socialiste, notamment l'observation d'un antagonisme de classes au
niveau international, voire mondial, offre un schéma explicatif fascinant dans
sa simplicité, qui montre aux pays arriérés à la fois les raisons de leur arriéra-
tion et la clé pour la construction d'une modernité socialiste.
Ce sont donc les conditions historiques spécifiques d'un pays économique-
ment et politiquement arriéré qui nous permettent de comprendre les chances
de succès du discours marxiste-léniniste, en particulier les modalités de son
importation et transformation dans un pays comme la Russie.26 C'est là qu'on
se rend également compte des transformations que subit une idéologie globale
comme le marxisme au cours de sa réception dans le pays d'accueil. La séman-
tique socialiste s'adapte aux impératifs de la modernisation auxquels doit faire
face le pays. Et la réussite de la révolution modifie à son tour la théorie sous-
jacente: les réalités créées par le socialisme soviétique ont leur propre poids
normatif. En tant que théorie appliquée, elles monopoliseront désormais les
descriptions socialistes du monde, ce qui signifie aussi qu'elles seront à
l'origine de scissions, de divisions et d'une multiplication du socialisme.
Dans le contexte de la problématique de la modernisation de rattrapage, on
peut observer que la théorie se régionalise et se "nationalise", en quelque
sorte. Elle se présente comme réponse nationaliste au défi de la modernisation.
Szporluk parle ici de la nationalisation du marxisme-léninisme, de sa transfor-
mation en doctrine de libération nationale. 27 La formule du "socialisme dans
un pays" traduit cette idée, une idée qui se répandra, dans le sillage de
l'exemple soviétique, dans les pays qui conçoivent leur variante de libération
nationale soit comme imitation du modèle soviétique, soit comme distanciation
nationale par rapport à celui-ci (le cas de la Yougoslavie). On pourrait penser
ici que la perspective globalisante du marxisme disparaît quasiment dans une
problématique nationale. Or, la perspective de la lutte des classes internationale

26 Szporluk (1988: 230s.) observe ici que le lien entre l'idéologie et la problématique de la
modernisation est opéré par la transformation du marxisme en un nationalisme basé sur
trois composantes, à savoir le marxisme, le Listianisme et une tradition politique russe qui
admet la supériorité de l'Etat sur la société. Gellner (1994: 36) va plus loin en précisant
l'affinité entre le socialisme et les espoirs de libération d'un peuple humilié par
l'observation que le marxisme aurait été fait sur mesure pour l'âme russe, dès lors qu'il au-
rait permis à celle-ci de surmonter la tension obsessionnelle entre tendances à l'occidentali-
sation et désirs mystiques, messianiques et populistes.
27 Voir Szporluk (1988: 234) qui se réfère à plusieurs auteurs: " ... the nationalization of
communism is a fact. Successful communist revolutions, Benedict Anderson says, have de-
fined themselves in 'national terms' and are grounded 'in a territorial and social space in-
herited from the prerevolutionary past.' National communism, according to Peter Zwick,
has established itself as 'the dominant mode of the Marxist movements.'. Ali Marxist
movements and states, Eric Hobsbawm concurs, have become 'national not only in form
but in substance, i.e., nationalist' ."
152 CHAPITRES

est maintenue et formulée par l'URSS qui est censée réunir tous les socialismes
nationaux sous le même toit d'un Etat aux visées mondiales. La formule
"URSS" représente dans ce sens l'unité de la distinction d'une perspective na-
tionale et d'une perspective globale. Une telle observation trouve sa confirma-
tion dans le fait que l'URSS représente une exception à la règle d'une
autodéfinition territoriale de l'Etat, dans la mesure où son projet révolution-
naire, constitutif de l'Etat socialiste, vise la révolution au niveau mondiai. 28 Le
socialisme soviétique figure, à ce titre, comme exemple unique d'une structure
étatique qui, tout en refusant de se désigner en termes nationaux, se définit, sur
la base de ses catégories de combat de la lutte des classes internationale, dans la
perspective d'une société globale. Il s'agit là, bien entendu, d'une construction
impossible: une entité politique régionale prétend être de l'ordre du global. La
théorie "globale" incarnée par l'URSS ne peut pas quitter le cadre national pour
formuler le conflit capital/travail à travers une immense organisation syndicale
au niveau mondiai. 29 De surcroît, même cumulés ou réunis, les différents so-
cialismes nationaux ne peuvent pas être constitués comme prolétariat interna-
tional ou comme ordre socialiste mondial. On pourrait dire que l'idée d'un
mouvement global porté par la sémantique socialiste universelle se décompose
au fur et à mesure qu'elle se concrétise dans une forme étatique, donc régio-
nale, et se donne les moyens d'imposer, d'abord au sein du camp socialiste lui-
même, la version officielle du socialisme, la ligne générale à suivre. C'est donc
une question de pouvoir. Le pouvoir des mots se transforme en mots du pou-
voir politique (soviétique), qui détient désormais le pouvoir de définir les con-
tenus de ce que doit être le socialisme. C'est dire aussi que le conflit est
programmé, à la fois comme conflit politique et idéologique entre pays socia-
listes "frères", dans lequel il s'agit de la contestation du leadership idéologique
de l'URSS, et comme conflit d'élimination global entre l'URSS et son adver-
saire principal, à savoir l'occident capitaliste.
Avant de revenir à cette problématique, qui pourrait être présentée comme
transformation du socialisme au cours de sa "matérialisation" régionale, de sa
concrétisation par un régime de mobilisation, nous tenons à préciser ici le rap-
port entre socialisme et modernisation sous un autre angle. Il s'agit plus spéci-
fiquement d'un rapport de complémentarité entre la théorie de la modernisation
impliquée dans le socialisme et le programme de changement révolutionnaire
dans un pays arriéré. Ce rapport contient deux aspects ou deux temps. D'abord
le socialisme peut être considéré comme programme de modernisation et
comme mouvement de révolte et d'émancipation, ce qui permet de dire que

28 Claus Offe (1994:64) a considéré l'URSS comme exemple unique d'un Etat renonçant à se
localiser dans l'espace. Voir aussi Szporluk 1988: 23 lss.
29 Qu 'on considère le destin de 1' internationale communiste. Voir Szporluk 1988: 23 ls.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 153

sous-développement et attrait du socialisme vont de pair. 30 Puis, il est "théorie


en action", établi, transformé et reconstruit par un régime révolutionnaire qui se
décrit en termes socialistes tout en adaptant la sémantique correspondante aux
finalités de la transformation, aux besoins de sa stratégie de modernisation qui
vise le rattrapage. Là se manifeste également le trait dominant d'un régime
totalitaire, qui n'adopte pas simplement ce caractère par une sorte de dérive ou
par la force des choses (par exemple, en raison du défi de la révolution indus-
trielle): comme nous le préciserons à plusieurs reprises, il est totalitaire surtout
en raison du fait qu'il incarne une théorie exclusive qui ne peut être mise en
oeuvre que par un combat d'élimination, par la guerre civile, d'abord à
l'intérieur d'un pays, puis au niveau planétaire. Dire que le socialisme devient,
au cours de son application, un simple programme de libération nationale im-
pliquerait, en conséquence, qu'après la libération pourrait s'ouvrir la possibilité
de se débarrasser des appareils répressifs qui ont organisé la modernisation de
rattrapage. Comme on le sait, ceci n'a été le cas nulle part.
Avec cette réserve à l'arrière-plan, nous pouvons préciser à présent le type
de modernisation dont il est question ici, à savoir la modernisation de rattra-
page, en recourant à deux concepts apparentés de la sociologie de la moderni-
sation: l'effet de démonstration et la privation relative. 31 De manière générale,
l'effet de démonstration trouve son origine dans l'observation de différences
entre deux niveaux de développement ou de modernisation, plus spécifique-
ment d'un décalage entre les attentes croissantes créées par la diffusion à
l'échelle mondiale des modèles et modes de vie occidentaux, d'une part, et les
chances plus ou moins limitées, voire absentes, de pouvoir réaliser et vivre ces
modèles dans d'autres régions du monde, d'autre part. L'effet de démonstration
qui en résulte - et qui représente une observation de l'observation d'une diffé-
rence -, se présente, au pays concerné, comme impératif de modernisation. La
visibilité des décalages implique le problème des stratégies à adopter - imita-
tion ou dépassement de la modernisation européenne - pour diminuer les écarts
avec des régions plus avancées. L'effet de démonstration fait donc surgir la
question du rapport entre sous-développement, conflits dus à des crises de mo-
dernisation et construction de structures étatiques autoritaires voire totalitaires.
Dans cette perspective, des pays nouveaux venus répondent aux pays précur-
seurs plus développés et aux pressions de leurs structures économiques par une
modernisation de rattrapage qui, dans la variante socialiste, se réalise comme

30 Voir pour ce rapport entre socialisme et sous-développement Scheuch 1991b: 96.


31 Voir Janos 1986: 84ss. et 1991, Boudon/Bourricaud 1982: 164ss., et Sztompka 1993a:
129ss.
154 CHAPITRES

breakthrough ou grand bond en avant, dans des conditions d'isolement du pays


en question par rapport à l'environnement internationai. 32
Parmi les théories de la modernisation, les approches globalisantes expli-
quent le type de différenciation imposé par le régime soviétique à partir
d'impératifs d'adaptation ou de contraintes de modernisation, visualisés par le
centre capitaliste du globe, en particulier par l'économie mondiale. Des auteurs
comme Wallerstein ou Janos mettent en avant le poids d'un système-monde
asymétrique - pensant en fait à l'économie mondiale - et voient dans les révo-
lutions communistes une réaction contre une structure de revenus inégalitaire,
globalisant ainsi le schéma marxiste au niveau international. Notre vision se
situe d'emblée dans une perspective plus large qui distingue la formation de
centres et de périphéries sur la planète de la société moderne, dont les différen-
ces majeures ne peuvent pas être réduites à un schéma de classes inégales. 33
L'effet de démonS_tration ne concerne pas uniquement ce que les théories de
développement et de dépendance décrivent comme rapport entre inégalités in-
ternationales des revenus et changement dans les attentes au sein des élites et
des différentes classes sociales à la périphérie. 34 Notons tout de même que les
modalités de réponses régionales au défi de la modernisation sont largement
tributaires des niveaux de différenciation ou de modernisation déjà atteints dans
les pays concernés, ce qui mène à la question de savoir à quels modèles de réfé-
rence tel ou tel autre pays arriéré peut se référer et, surtout, dans quelle mesure
il a le choix de recourir à un chemin de modernisation spécifique. 35
Comme nous le verrons, l'effet de démonstration change de signification
dans le temps, suivant l'état de développement d'un pays et au cours de
l'évolution. Et il a des dimensions autrement importantes dans les conditions
d'une société d'information de la communication planétaire qu'à l'époque où
la construction d'un nouveau type d'Etat socialiste et totalitaire trouvait sa rai-
son d'être et les raisons de son succès dans les promesses sous-jacentes de la

32 Au sujet de la modernisation forcée en Russie, Iouri Afanassiev (1992: 193) observe que le
rattrapage des autres pays par la Russie est une constante: "à partir du l 5e siècle, on a couru
derrière !'Europe; à partir du milieu du 20e siècle, Khrouchtchev a donné à notre pays la tâ-
che de rattraper et dépasser l'Amérique. (... )La Russie reste le modèle classique de ce type
de développement. Elle en est, aujourd'hui encore, à ce stade. Et cette obligation de rattra-
per le stade où en sont arrivés les autres revêt en Russie un caractère plus global, intégral,
parce qu'elle est liée à l'immanence d'un passé non surmonté, au règne absolu du traditio-
nalisme. La Russie est, aujourd'hui encore, un pays précapitaliste, et donc une société non
contemporaine."
33 Voir notre discussion du concept du système-monde dans le contexte de la notion de so-
ciété mondiale supra p. 64.
34 Voir la discussion en ces termes in Janos 1986: 84-95 et 119-125.
35 Voir pour ce problème Moore 1966: 414.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 155

modernisation de rattrapage. 36 On peut toujours, certes, à l'instar de certains


courants marxistes, soutenir que la périphérie survit dans les conditions d'un
environnement international impérialiste. Mais on peut aussi préférer une vi-
sion moins réductrice et prendre connaissance du fait que les grands systèmes
fonctionnels opérant au niveau mondial, tout en étant visibles comme moder-
nité du centre dans les régions développées du monde, créent, de par leur sim-
ple existence et fonctionnement ainsi que par leurs standards économiques,
scientifiques, technologiques, etc., des effets globaux et forcément asymétri-
ques qui ne se laissent pas réduire à l'intentionnalité d'acteurs quelconques ou
à une hiérarchie internationale de positions de classes. 37
Si la problématique des révolutions sociales doit être considérée dans le
contexte de processus de modernisation globaux et de retards que des pays
comme la Russie perçoivent au moment de leur détachement des structures de
l'ancien régime, la question intéressante n'est pas tant de savoir si le pays en
question était prêt ou non pour faire la révolution ou pour le socialisme.38 Au
centre de l'intérêt se trouve davantage le fait même de la réussite de la révolu-
tion, donc le rapport entre révolution et sous-développement. La réussite de la
révolution des bolcheviks peut se présenter comme application d'une théorie,
mais ne renvoie en réalité qu'au fait que les conditions de son succès sont à
chercher dans le contexte du sous-développement et de la modernisation. C'est
dire aussi qu'en conséquence, il faut un appareil de combat et de mobilisation
qui organise la modernisation.
On rappellera que les révolutions sociales projetées par le socialisme ne se
réaliseront ni en Russie ni ailleurs comme révolutions prolétariennes, donc
comme résultat d'une lutte de classes opposées au sein d'une société capita-
liste; elles seront typiquement le résultat de crises de modernisation au sein de
structures prémodernes ou précapitalistes, dont les effets seront renforcés par
des guerres civiles, des régressions sociales, dédifférenciations et destructions
engendrées par ces dernières, et surtout par des nouveaux régimes révolution-
naires établis dans leur sillage. La question de départ que posera la révolution
russe, modèle paradigmatique de toutes les révolutions sociales modernes, con-
cernera la recherche désespérée d'une sortie de l'état de sous-développement. 39
Moshe Lewin observe à cet égard que les bolcheviks ont réussi précisément

36 Voir Sztompka 1993: 134, 141 qui utilise ce concept dans le contexte moderne des tech-
nologies de l'information.
37 Voir supra p. 76ss.
38 Voir la discussion in Daniels 1993: 109-110. et Krejci 1994: 123-126.
39 Voir Lewin 1987: 29 qui constate que "le rêve de Lénine était de doter la Russie arriérée
d'une économie industrielle (nous nous souvenons de son: 'Que l'on nous donne seulement
cent mille tracteurs!') et telle fut bien, historiquement parlant, la seule justification d'une
révolution socialiste en Russie."
156 CHAPITRES

parce que la société, et surtout l'économie, n'ont pas été transformées par le
capitalisme.40 Dans ce sens, c'est "l'anomie de l'immaturité" qui a rendu pos-
sible la révolution russe et qui lui a donné cette valeur paradigmatique de
l'émancipation sociale et nationale du Tiers monde. 41
Il faut bien se rappeler que la Russie dominée par les bolcheviks n'a connu
ni le développement à grande échelle de structures économiques de marché, ni
les transformations multiples dues à la révolution industrielle. Et suite à la ré-
volution, au cours de laquelle le régime a éliminé "l'ennemi de classe", il n'y a
plus ni élite économique capitaliste ni propriétaires privés ou couches moyen-
nes pour organiser la vie économique. L'héritage de l'ancien régime sous la
forme d'impasses de modernisation, puis les dédifférenciations sociales multi-
ples engendrées par la révolution et la guerre civile, et notamment
l'effondrement des structures économiques et leur régression à un niveau pré-
capitaliste, permettent de dire que ce que le socialisme n'a pas prévu, à savoir
le développement du socialisme d'Etat, d'un étatisme d'un nouveau type, est
un résultat inévitable de la révolution, dès lors que le nouveau régime se trouve
pratiquement comme unique structure fonctionnant face à un "environnement
social" chaotique, décomposé et inarticulé sur son territoire. C'est donc dire
qu'après la révolution et la guerre civile, l'alternative Etat/marché ne peut pas
entrer en ligne de compte comme choix possible: le pays se retrouve plus arrié-
ré que la Russie tsariste, et ni l'Etat, ni l'économie, ou ce qui en restait, ne dis-
posent des structures nécessaires, d'un niveau de différenciation minimal
indispensable ou de la composition sociale en termes d'élites, qui permettraient
de créer les conditions de développement d'une économie monétarisée.
C'est la fuite en avant. La révolution russe révélera au nouveau régime que
la version socialiste de la modernité ne pourra être réalisée qu'au moyen d'une
dictature de développement qui imposera son programme de modernisation à
des populations opposées au régime, et qui devra se maintenir, par rapport à
l'extérieur, comme premier Etat socialiste face à une communauté d'Etats ca-
pitalistes considérée comme hostile. En fait, avec l'importation et
l'établissement du socialisme dans un pays, ou plus précisément son transfert
d'un niveau sémantique à celui de l'Etat, le conflit idéologique travail/capital
se transforme en confrontation entre Etats, donc en question de pouvoir politi-
que. Et les frontières territoriales des Etats se décrivant comme socialistes dé-
limitent désormais le front anticapitaliste. On pourrait dire que le conflit
socialisme/capitalisme est devenu une affaire de positions territoriales mar-

40 Selon l'auteur, "la Russie ne s'engageait pas sur la voie d'un développement postcapitaliste
mais dans la refonte d'un système social essentiellement non capitaliste en un moule non
capitaliste, mais nouveau et entièrement différent." (Lewin 1987: 43). Voir aussi Janos
1986: 120ss., Skocpol 1985.
41 Voir Hildermeier 1989: 307, 9.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 157

quées sur des cartes topographiques, donc un problème de stratégie et de


guerre. La mobilisation du socialisme comme théorie du changement présup-
pose aussi celle de l'Etat censé organiser l'accumulation du capital et les con-
ditions de la modernisation dite de rattrapage. Désormais, le socialisme
international dispose d'une différence de plus, marquée par la voie soviétique
vers l'utopie du communisme. La théorie socialiste du changement assiste à
son application forcée dans un seul pays et se voit à son tour contrainte de
changer au vu d'un changement qui engendre des catastrophes, et non le socia-
lisme. Les structures sociales réalisées sous le drapeau socialiste deviennent
une simple question de définition par celui qui occupe le pouvoir. Moscou de-
vient centre du pouvoir et centre de diffusion du socialisme, quasiment la
forme rigide qui s'impose dans la communication globale concernant les stra-
tégies et les finalités de la mise en oeuvre des projections socialistes.
La révolution russe symbolise l'horizon d'un volontarisme d'Etat d'un
nouveau type qui, dans le sillage de la tradition jacobine de la Révolution fran-
çaise, impose sa version de la marche accélérée vers la modernité, à savoir le
totalitarisme modernisateur. 42 L'Etat mobilisateur totalitaire est une réponse à
des retards de modernisation dans des régions où les conditions sociales d'un
take off du développement économique ne sont guère présentes et ne laissent
pas place à l'alternative entre solutions libérales et étatistes. La question que se
posera surtout la soviétologie, est de savoir si le développement étatiquement
forcé permettra au régime politique, mis au service de la modernisation, de
s'ouvrir ou de se libéraliser plus tard, tout en retirant sa prétention de pilotage
des processus économiques afin de parvenir, après le développement exogène,
à ce que Alain Touraine appelle le développement endogène. 43
L'entreprise soviétique montre que ceci n'est pas possible pour un système
de modernisation politico-administratif total et volontariste. Celui-ci ne se dé-
crit pas uniquement à travers sa fonction de modernisation, donc comme
moyen efficace du progrès, il se considère aussi et surtout comme finalité défi-
nitive du socialisme, donc aucunement comme stade transitoire ou détour sur le
chemin vers une modernité socialiste qui a été pourtant située au-delà de
l'horizon oppressif des structures étatiques. L'hypertrophie de la révolution
permanente est censée empêcher l'arrêt de la révolution en cours de route et la
transformation de la logique révolutionnaire en logique d'Etat. La construction
de la machine de mobilisation étatique qu'entraîne la révolution confronte in-
évitablement tout mouvement révolutionnaire à la question de la fin et de la
finalité de la révolution, au problème de sa normalisation ou "déradicalisation".

42 Voir, pour la problématisation du volontarisme politique, Touraine 1994: 146 et 228, Furet
1989c, Revel 1992: 69-81, Eisenstadt 1992b: 26. Nous y reviendrons infra p. 183.
43 Voir Touraine 1994: 224.
158 CHAPITRES

Le terme dialectique révolutionnaire renvoie à cette logique de normalisa-


tion, qui se traduit, au cours de la consolidation du pouvoir politique du nou-
veau régime révolutionnaire, en logique de pouvoir, qui ne peut pas ne pas
entrer en conflit avec les objectifs idéologiques. 44 Après la révolution, ses ini-
tiateurs ne sont plus tellement confrontés au problème de l'élimination des an-
ciennes classes, mais à la logique impitoyable et à l'autonomie du nouvel Etat-
parti, ainsi qu'au surgissement d'une nouvelle classe (Milovan Djilas) qui se
voit installée au sommet d'une société organisée et qui apprend rapidement que
le maintien du statu quo, accompagné de l'exploitation patrimoniale du pays,
procure des avantages autrement tangibles que la fidélité aux idéaux socialistes
du parti unique léniniste. L'Etat-parti mobilisateur soviétique développe sa
propre dynamique, ses propres intérêts et connaît finalement une extension so-
ciale telle, qu'elle permet quasiment de dire, de manière classique, qu'il ne se
trouve plus au sein et en face de la société, mais que cette dernière se voit ab-
sorbée par lui. Une telle entreprise absurde, exprimée par la notion de société
organisée, ne pouvait pas ne pas échouer. Elle montre, en tous cas, que le retour
de la modernisation volontariste de type soviétique à des formes de modernisa-
tion dites civilisées, et admettant l'autonomie du social, n'est probable que
suite à l'effondrement d'un édifice artificiel tel quel' URSS.
En fin de compte, le dérapage jacobin de la révolution a conduit à une toute
autre modernisation que celle initialement prévue, et surtout à la construction
d'un Etat Léviathan contraire aux intentions des porte-parole principaux de la
révolution. Or, une telle évolution ne change rien au fait que la révolution ne
prend son sens que dans le cadre global des tensions résultant des processus de
modernisation et de différenciation au niveau européen, que le socialisme,
comme aucun autre mouvement de protestation, a su exprimer et diffuser à tra-
vers sa théorie de la société comme conflit de classes global. Les ambitions
chiliastiques et utopiques du socialisme et son potentiel explicatif global pou-
vaient, sur toile de fond de la différence centre/périphérie, être mobilisés et
dirigés par le régime révolutionnaire à la fois contre les structures traditionnel-
les prémodernes et arriérées et contre un système international identifié comme
impérialiste et capitaliste, et, par là, tenu pour responsable de l'inégalité entre
les Etats. Comme on le sait, le léninisme traduira cette description dans le con-

44 Voir Janos 1986: li Os. Voir infra p. 166s. On rappellera ici que le phénomène exprimé par
la dialectique révolutionnaire est présenté aussi comme Thermidor. Trotski a utilisé ce
terme pour décrire la dégénérescence de la révolution, notamment par l'embourgeoisement
et l'enrichissement des révolutionnaires et l'exploitation de la révolution par les staliniens
devenus des thermidoriens. Voir l'article "Thermidorien" par B. Baczko in: Furet/Ozouf
1989: 425- 438. Voir aussi Radsichovski 1992. Ce dernier utiliser le terme "Thermidor"
pour comparer l'enrichissement des membres de la nomenklatura communiste dans des
conditions de la propriété socialiste avec le Thermidor d'un nouveau type, à savoir
l'accumulation du capital réalisée par les membres supérieurs de la bureaucratie suite aux
réformes de Gorbatchev. Nous y reviendrons. Voir infra p. 319.
RETARDS DANS LA MODERNISATION 159

texte russe, tout en maintenant la globalité d'une approche qui considère la ré-
volution russe dans l'attente d'une révolution mondiale. Ambitions internes et
externes du léninisme, puis du stalinisme, sont complémentaires et ne font que
confirmer perspective et visée globales.
Or, les révolutions sociales du 20e siècle, d'inspiration marxiste et qui,
contrairement aux révolutions politiques des sociétés traditionnelles, symboli-
sent la prétention d'un changement de société, ne peuvent plus se référer à la
Révolution française. Tandis que celle-ci pouvait symboliser à la fois la disso-
lution de l'ancien ordre et la création d'un nouveau, celles-là, quoique dispo-
sant de théories puissantes, ne fondent pas une autre société, mais se voient
confrontées aux disparités politiques et économiques entre diverses régions du
globe, donc forcément aux problèmes et effets créés par la seule et unique so-
ciété moderne, et en même temps à la sémantique révolutionnaire de leur théo-
rie qui propose une issue. Le régime léniniste s'établit ainsi en étant confronté à
la fois à la question de la mise en oeuvre de sa théorie, aux différences établies
du monde moderne (industrialisé) et à des structures sociales traditionnelles
arriérées dans les régions dominées par lui. De la sorte, le régime s'isole dou-
blement: d'une part, sur le plan sémantique, par sa référence contre-factuelle à
une théorie de la société dirigée contre la société moderne, d'autre part, politi-
quement et économiquement, en se voyant contraint de chercher le bond en
avant dans l'industrialisation forcée, la bureaucratisation concomitante de tous
les domaines sociaux et en optant pour une stratégie de confrontation avec
l'étranger capitaliste.
Le fait que le nouveau régime qualifie de socialiste safuite en avant étatiste,
caractérisée par une prise en charge politico-administrative démesurée du dé-
veloppement économique, une bureaucratisation extraordinaire et une guerre
sociale contre la nation, ne change toutefois rien au fait que la naissance d'un
Léviathan soviétique autocratique et anticapitaliste trouve, dans les crises et
régressions sociales provoquées par la révolution, les conditions favorables à
son établissement. Le rythme de croissance de ce développement sera condi-
tionné par l'ambition totalitaire du contrôle politico-administratif de la moder-
nisation forcée, impliquant la mobilisation-intégration à grande échelle de la
population rurale dans le processus d'industrialisation. 45 La nouveauté de cette
expérience peut bien se présenter comme construction du socialisme, elle cache
en réalité les aspects autodynamiques d'une évolution qui conduit au rempla-
cement de différences-clés au sein des domaines fonctionnels, par exemple des
marchés au sein de l'économie, par la bureaucratisation des organisations et des
interactions, une bureaucratisation qui se présente surtout comme instrumenta-
lisation politique du processus de production, de la recherche scientifique, de
l'éducation, etc.

45 Voir Lewin 1987: 448 et 379-381 et Skocpol 1985: 297-298.


160 CHAPITRES

Ce problème peut aussi être présenté comme conditionnement réciproque


de l'ordre et du désordre. La désintégration sociale post-révolutionnaire ne peut
pas ne pas conduire au renforcement des structures politico-administratives et
des appareils de contrainte étatiques, à la multiplication des efforts et obses-
sions de planification et de contrôle qui, elles, produiront et renforceront à leur
tour des effets imprévus, des résistances et du désordre au niveau social. Toute
tentative politique de changer la société conduit forcément à des résultats im-
prévus et entraîne, par ce biais, de nouvelles modifications et réactions au ni-
veau de l'intervention étatique. Le changement renforce le changement. La
dérive de la dictature de modernisation vers le stalinisme, avec son recours à la
terreur comme moyen d'action politique, ne fera que confirmer une logique de
changement déboussolée qui, à défaut de pouvoir atteindre les objectifs fixés et
de créer un nouvel environnement, ni en temps voulu, ni socialement ou au
niveau de la planification, pourra au moins créer des ennemis du peuple. 46 Elle
réunira et renforcera aussi, au moins temporairement, les éléments caractéristi-
ques de l'ancien régime autocratique, dans la mesure où le type de changement
opéré par le régime conduira à la rehiérarchisation et à la personnalisation du
pouvoir politique. Ce retour à l'ordre stratifié, à l'ordre tout court, vient à bout
du désordre. Mais, du même coup, il ne met pas uniquement en cause le chan-
gement dans les domaines sociaux les plus divers, mais aussi ce qui était censé
être la raison même de la révolution, à savoir le breakthrough vers l'état d'un
pays industrialisé, puis la création de la société socialiste.
Du changement le plus précipité, brutal, accéléré, qui affectera et modifiera,
avec les structures sociales, également celles du système politique, le régime
glissera, après la révolution industrielle, vers des états plus normalisés et régu-
liers. Arrivé là où il voulait arriver, le régime aura crée son "système" et réalisé
le changement par la force. Et il pourra désormais moduler plus subtilement
l'engagement de ses moyens d'action qui sont basés, pour l'essentiel, sur la
contrainte, dès lors qu'il n'y a plus de nécessité de transformer la société sur les
territoires de sa sphère de domination. Pour la soviétologie et, plus générale-
ment, pour les théories de la modernisation confrontées aux contraintes et pos-
sibilités d'un catch up de pays sous-développés, cette "normalisation" d'un
régime de mobilisation basé sur la contrainte et une idéologie de libération uto-
pique confirmera la corrélation entre déradicalisation et déclin de la répression
et de la contrainte étatique, d'une part, et la réalisation des objectifs de
l'industrialisation au cours de la phase post-révolutionnaire, d'autre part. 47

46 Pour ce rapport entre changement et terreur voir par exemple Moore 1954: 172-178 et Le-
win 1989: 49-50.
47 Voir Janas 1986: 56, l'auteur se référant surtout aux analyses d'Isaac Deutscher,
d'Alexander Gerschenkron et de David Apter, qui conçoivent les systèmes de mobilisation
basés sur la répression comme solution adaptée, dans un pays sous-développé, pour réaliser
RETARDS DANS LA MODERNISATION 161

Dans la perspective de l'Etat-parti, le changement ne revêt désormais plus que


la signification de stabilisation, de normalisation et de gestion d'une architec-
ture sociale conçue et construite comme organisation. Il va de soi que cette
gestion à grande échelle implique la présence d'appareils politico-
administratifs énormes, chargés de la rationalisation de la société, de la mise en
oeuvre des plans et de leur contrôle. Des formules sociologiques, telles que la
société organisée ou la bureaucratisation de la société renvoient à cette nouvelle
réalité d'un système politico-administratif tendant à englober la totalité de son
environnement social, mettant ainsi en cause la différence entre le politique et
les autres domaines sociaux, tant il est vrai que la spécificité du politique se
dissout là où tout devient politique ou politisé.
Le "système soviétique" hyper-hiérarchisé, issu de la révolution russe,
transformé par l'immensité des tâches et des ambitions de la modernisation de
rattrapage socialiste, engendre aussi, en son sein, les structures hybrides d'une
modernité socialiste qui combine des formes modernes d'organisation
(bureaucraties) avec des mécanismes de reproduction ressemblant à ceux éta-
blis sous l'ancien régime.· L'ambition globalisante, l'anticapitalisme du
"système" et, plus généralement, son refus d'institutionnaliser les différences
spécifiquement politiques réalisées au sein des démocraties occidentales, im-
pliquent inévitablement la mobilisation inflationniste du pouvoir bureaucrati-
que et de l'organisation, celle-ci étant le seul type de système social dans lequel
la communication peut être dirigée (plus ou moins bien) par voie de chaînes de
commandement. 48 Or, cette bureaucratisation des rapports sociaux par laquelle
le régime se stabilise crée, quasiment de manière compensatoire," le monde des
réseaux informels et du clientélisme institutionnalisé. Elle est à l'origine de ce
qui, au niveau du régime, est décrit en termes de néotraditionalisation et de dé-
rive néopatrimoniale et, au niveau du "système" tout entier, comme deuxième
économie, économie informelle, deuxième société, etc. 49 Et l'Etat-parti, basé
sur le dédoublement des structures politico-administratives par celles du parti
unique, basé sur une idéologie unitaire et exclusive, implique une conception
particulière du sommet politique qui, en n'admettant pas la présence d'une op-
position politique, renoue nécessairement avec une conception unitaire du pou-
voir, telle qu'elle a été connue par les sociétés stratifiées de l'ancien régime. 50
Au niveau du sommet du pouvoir politique, on trouve donc un régime qui, en
refusant le changement du pouvoir, se prive d'un des mécanismes principaux

rapidement une accumulation massive de capitaux qui, elle, permettrait le développement


du pays.
48 Voir Luhmann 1994e.
49 Voir infra p. 167.
50 Voir pour la problématique d'un pouvoir politique différencié en gouvernement et opposi-
tion supra p. 97ss.
162 CHAPITRES

de changement, de stabilisation et de reproduction d'un système politique mo-


derne, à savoir l'institutionnalisation d'un sommet échangeable. Le refus de
cette solution sera à son tour à l'origine du développement de mécanismes de
stabilisation compensatoires, sous la forme d'une intégration-mobilisation qua-
simentféodalisée des élites loyales du parti dans les strates élevées de la société
organisée, où les positions supérieures sont visualisées en termes de gratifica-
tion et de privilèges matériels. A défaut d'être institutionnalisé, le changement
au sommet politique prendra des allures de problèmes de succession qui seront
réglés, soit par des contingences biologiques telles que l'âge ou le décès d'un
leader du parti, soit, exceptionnellement, par des coups ou des destitutions plus
ou moins discrètes.
En résumé, on dira que le "système soviétique" surgit au moment où le ré-
gime semble avoir acquis et conquis l'essentiel, à savoir un pouvoir assuré, un
territoire soumis et un peuple mobilisé et désormais soviétisé: c'est alors que le
régime a enfin crée son Etat! Un Etat bien étrange pourtant, puisque soumis à
ce qui contredit l'essence même de l'Etat moderne, à un parti unique préten-
dant occuper à jamais le sommet politique. Etat étrange, dès lors qu'il ne con-
naît pas de délimitation précise, ni, classiquement parlant, par rapport à la
société, ni au niveau de son extension territoriale. Cet Etat socialiste manifeste
en toute conséquence les traits d'une entreprise impériale, tournée vers
l'extérieur, qui fait surgir, pour la soviétologie naissante, la question de savoir
si cette évolution est dans la "logique du système". C'est le potentiel de chan-
gement d'un Etat-parti ayant atteint ses objectifs qui est désormais en cause,
tout comme l'évolution d'une société interprétée comme bloquée. 51

51 Voir par exemple Malia 1980: 222-227.


CHAPITRE6

La décadence inévitable d'une organisation


de mobilisation refusant le changement

La société organisée, telle qu'elle a été réalisée ou visée par les régimes de type
soviétique, résulte directement des objectifs du socialisme soviétique et,
comme nous l'avons déjà vu, des impératifs de modernisation et du
breakthrough. En d'autres termes, les méga-structures organisationnelles et
bureaucratiques concrètes de tels régimes sont une fonction de leur program-
mation finalisée, tout comme le parti unique dont la structure n'a de sens que
par rapport à la finalité idéologique. 1 A partir de là, on peut problématiser
l'autonomisation des moyens par rapport aux objectifs et discuter les transfor-
mations ou le changement au niveau politique dans le cadre d'une théorie du
changement. Or, à notre avis, toutes les conceptions du changement politique
au niveau du régime doivent être considérées fond de la prétention sociale de la
révolution communiste qui, en visant la modernité autre du socialisme, part de
la possibilité de reconstruire, par la voie politique, la société comme "système"
rationnel et organisé. 2 Le régime soviétique a créé, dans son hémisphère, un
"système" sui generis réel, qui est devenu ce qu'il était par la mise en oeuvre
forcée d'une théorie de la société, dont le statut exclusif et constitutif ne pou-
vait être proclamé sans provoquer des résistances. A la reproduction de
l'opinion unique du parti correspond le design organisationnel du "système",
qui ne doit pas être confondu avec la globalité des structures sociales ni la no-
tion de société. Le terme de société organisée traduit ici cette prétention systé-
mique.

Voir la différence entre programmation finalisée et programmation conditionnée infra.


p.204 et 211.
2 Rappelons que le communisme visait dès le début l'échelle mondiale et non pas unique-
ment "le socialisme dans un seul pays". Il représente une des premières théories de société
qui définisse la notion de société, non pas sur une base territoriale, mais sur la base d'un
conflit global entre classes sociales et de leur dépassement par la société sans classe.
164 CHAPITRE6

Un courant soviétologique plus spécifiquement politologique met l'accent


sur des processus de changement politique sui generis qui semblent indiquer
une orientation évolutionniste incompatible avec les postulats des théories de la
modernisation. La description du phénomène de stagnation est ici au centre de
l'intérêt. Elle peut être précisée par les concepts wéberiens déjà mentionnés de
normalisation, corruption néotraditionnelle ou "devolution" d'un régime révo-
lutionnaire arrivé à son port de destination. Nous intégrons ces descriptions de
processus de modernisation et de changement réalisés par l'entreprise soviéti-
que dans le contexte de la société moderne, qui représente, en elle-même, une
structure de modernisation. C'est la compréhension des rapports conflictuels
entre différentes conceptions de la modernisation, et surtout les impasses de la
modernisation de type soviétique, qui nous permettront de comprendre la fuite
en avant des réformes tentées sous Gorbatchev et l'effondrement concomitant
du "système soviétique".
Nous utilisons lei l'expression sui generis pour résumer les descriptions qui
cherchent à faire ressortir au sein de l'entreprise soviétique les éléments déter-
minants, justifiant la présentation du complexe URSS comme différent du sys-
tème capitaliste. La précision du caractère sui generis du "système soviétique"
par le recours à la notion de substitut fonctionnel suggère une viabilité des
structures de modernisation socialistes dont nous connaissons aujourd'hui,
après l'effondrement du communisme, le sort. D'un autre côté, l'identification
de structures sui generis peut aussi renvoyer à l'impasse d'une évolution: dans
ce sens, l'URSS peut être présentée comme expérience ou entreprise égarée. Or,
s'il est vrai que la présentation de l'URSS comme substitut fonctionnel de la
modernité occidentale pouvait, dans les années 1970, compter sur un certain
succès auprès du public soviétologique, de telles descriptions demeurent en
grande partie prisonnières de constructions et délimitations politiques précon-
çues. Celles-ci les amènent quasiment à identifier à la société l'unité politique
(et idéologique) que représente l'URSS, et postuler que les nouvelles différen-
ces politiques imposées par le parti unique différencient nécessairement un
"système de société" différent.
Une telle perspective inverse celle des courants développementalistes ou
des théories de la modernisation orientées sur la convergence. Tandis que ces
dernières conçoivent l'URSS sociologiquement comme variante de la moder-
nité occidentale, ou comme modernisation qui entraînera les structures politi-
ques sur la voie des réformes économiques et politiques, les descriptions de
structures sui generis sont basées sur une construction politique de la société
soviétique ou partent, à l'instar de certaines descriptions recourant au concept
de totalitarisme, de la prédominance des structures politiques par rapport aux
structures sociales, Dans le premier cas, l'observation Guste) de réalités socia-
les modernes conduit à la conclusion (incorrecte) que la politique suivra la so-
ciété. Dans le deuxième cas, l'observation (juste) d'un régime communiste
établissant une société organisée aboutit à la conclusion (incorrecte) que
LA DÉCADENCE INÉVITABLE 165

l'URSS est une formation sociétale à part entière, opposable, en tant que telle à
la société capitaliste. Or, indépendamment de ces conclusions problématiques,
certaines des descriptions critiques d'une modernisation soviétique sui generis
nous permettent de préciser l'impasse historique dans laquelle s'est dirigé le
parti unique avec son "système". Au centre se trouve l'idée que le "système
soviétique" est basé sur une combinaison d'éléments modernes et traditionnels
qui conditionne ses possibilités évolutives.
Le point de départ de cette perspective nous renvoie aux finalités et con-
traintes contradictoires sous-jacentes à la société organisée. Il y a d'abord
l'ambiguïté d'un projet de modernisation qui, depuis la naissance del' URSS, a
toujours reflété l'idée d'une orientation sur une modernité autre. L'objectif fixé
par les régimes communistes est toujours sans équivoque: à savoir créer, sur la
base d'une théorie scientifique de l'histoire, une société différente, une moder-
nité autre qu'occidentale. 3 La modernité autre visée par l'Etat-parti, à savoir la
société communiste sans classe, implique l'idée qu'on connaît la société ainsi
que la distance séparant l'état actuel de l'état ultime à atteindre. Il y a identifi-
cation de la société avec la sémantique d'un antagonisme de classes. En consé-
quence, le régime qui veut précipiter la société en direction de la finalité posée
doit en organiser le changement et la transformation. Par ailleurs, le régime ne
pouvait sérieusement viser ses objectifs - nous dirions créer les chances de sa
survie comme pouvoir - que sur la base d'une révolution industrielle, d'une
modernisation de rattrapage permettant le grand bond en avant afin d'atteindre
et de dépasser l'état de développement capitaliste. L'industrialisation forcée est
en ainsi considérée comme réponse permettant au socialisme soviétique de sur-
vivre dans un environnement hostile. 4 Le parti léniniste a créé, à travers son
organisation charismatique et impersonnelle, l'instrument de combat adapté
pour organiser le breakthrough et se soustraire aux contraintes globales de la
modernisation de type occidental, ce qui a fait dire à certains observateurs que
le léninisme a constitué un substitut historique à la modernité libérale-
capitaliste, basée sur la rationalité procédurale. 5
Aux prises avec les dures réalités de la vie6, confronté avec la question de
sa survie et de son isolement à l'extérieur et à l'intérieur de son domaine de
domination, le régime naissant se voit embarqué dans une logique
d'organisation et de mobilisation généralisée, afin de pouvoir se stabiliser. A.
partir de là, le changement se précise à la fois au niveau de la bureaucratisation
de la vie sociale et à celui de la transformation d'un mouvement révolution-
naire et de ses objectifs au cours de sa stabilisation comme régime à parti uni-

3 Voir par exemple Di Palma 1991, Janos 1991.


4 Voir Janos 1991 et 1986: 106ss ..
5 Voir Jowitt 1992a: 125 et sa référence à Gerschenkron 1966.
6 Gorbatchev dira quelques décennies plus tard que les derniers venus seront punis par la vie!
166 CHAPITRE6

que. La transformation est censée être une normalisation qui est aussi présentée
comme "devolution", comme passage du régime de la phase dite extraordinaire
à
(instable) de son existence celle de la routine. 7 Andrew Janos résume la phase
de construction du "système soviétique" comme expression d'une dialectique
révolutionnaire qui désigne les contradictions entre l'idéologie révolutionnaire
et l'organisation est nécessaire pour mettre en oeuvre les objectifs idéologi-
ques. 8 Un premier aspect de cette dialectique peut être dégagé à partir du fait
bien connu que toute bureaucratie implique nécessairement, de par son fonc-
tionnement autonome, la spécialisation et la professionnalisation, une transfor-
mation des objectifs idéologiques.
Un deuxième aspect de la dialectique révolutionnaire peut être identifié
dans la tendance de toute hiérarchie à s'autonomiser, à développer des objectifs
propres, un système particulier d'intérêts et de privilèges, différencié en fonc-
tion d'une hiérarchie de statuts. Dans le cas d'un régime léniniste à parti uni-
que, ce processus se traduit comme la désintégration d'un système politico-
administratif basé sur un ethos de combat, extrêmement formalisé et finalisé,
par la généralisation de réseaux personnels, clientélistes et patrimoniaux. Les
échelons supérieurs de la hiérarchie politico-administrative, qui ne sont ni juri-
diquement ni politiquement contrôlés, établissent de nouvelles positions inéga-
les dans la stratification sociale, que les observateurs ont identifié comme
nouvelle classe ou nomenklatura. 9 La description en termes de classes impli-
que, là encore, l'observation d'une transformation des objectifs révolutionnai-
res - la société sans classes - en objectifs d'une classe de pouvoir orientée vers
ses propres intérêts de pouvoir et de privilèges patrimoniaux, qui reproduit et
accentue ainsi une structure sociale inégale. Dans ce sens, la structure sociale
soviétique post-révolutionnaire a aussi été interprétée aussi comme société féo-

7 Voir Janos 1986: 106ss.


8 Voir Janos 1986: l!Os. et 1991: 91s. L'auteur, en se référant notamment à Barrington Moo-
re, Zbigniew Btzezinski et Chalmers A. Johnson, ressort l'aspect dialectique de théories qui
situent le conflit plus ou moins virulent entre l'ambition de l'idéologie marxiste et les impé-
ratifs de la survie: " .. in making revolution, the Bolsheviks pursued chiliastic-salvationist
goals, but in order to survive, indeed to realize their goals, they were forced to adopt a se-
ries ofpolicies that subverted the tenets of the 'ideology'."(Janos, Andrew C. 1991: 91).
9 Voir les références courantes à Djilas ou Voslensky 1980. Voir la discussion correspon-
dante par exemple in Roth 1987: 69 et Wolkov 1991, ce dernier se référant à Iouri Andro-
pov pour présenter 1'ordre social soviétique comme pyramide de clans du parti et de
l'économie. Notons cependant que le sens courant de la notion de nomenklatura, qui dési-
gne l'élite suprême en URSS, doit être distingué du sens premier et étroit du terme, à savoir
le pouvoir du parti de contrôler l'accès aux postes importants dans les organisations des dif-
férents domaines sociaux. Voir infra p. 229.
LA DÉCADENCE INÉVITABLE 167

dale socialiste basée sur un ordre d'états hiérarchiquement articulés et des rap-
ports de dépendance personnels. 10
Il est intéressant de noter que ce sont les sociologues classiques, tels que
Max Weber ou Herbert Spencer, qui fournissent à un certain nombre de sovié-
tologues les concepts d'une nouvelle interprétation du type de changement en-
tamé par le socialisme soviétique. Ainsi, Ken Jowitt part du concept de
traditionalisation pour décrire la transformation d'une domination soviétique
par un parti héroïque, basée sur une combinaison d'éléments charismatiques
(aspect traditionnel) et organisationnels (aspect moderne). Jowitt discerne dans
l'impersonnalisme charismatique du parti léniniste un substitut à la modernité
occidentale, qu'il voit exprimé dans l'impersonnalisme procédural. Cette figure
inédite serait basée sur la fusion opérée par Lénine entre l'héroïsme personnel
et l'impersonalisme organisationnel, qui aurait fait du parti un héros organisa-
tionnel. Eléments modernes et traditionnels se voient ainsi réunis dans une
forme d'organisation charismatique. Une telle organisation ne peut, selon Jo-
witt, fonctionner que dans certaines conditions et dans un contexte particulier,
où un régime de modernisation se voit confronté au défi du breakthrough. Ain-
si, les éléments charismatiques du parti léniniste semblent coïncider avec les
dispositions culturelles d'un contexte social traditionnel, tout comme
l'impersonnalisme organisationnel de la structure du parti est censé créer la
base d'orientations modernes. Mais cette structure a surtout besoin d'un envi-
ronnement de combat, afin de préserver son intégrité organisationnelle. Or, au
fur et à mesure que ce type d'environnement disparaît, l'intégrité de l'organi-
sation, et surtout de ses cadres orientés sur la finalité de la transformation, se
transforme à son tour en un contexte différent. Le parti subit ce que Jowitt ap-
pelle la routinisation néotraditionnelle. l l

10 Meier (1990) identifie une sorte d'aristocratie socialiste au sommet de la pyramide sociale
(= état de la nomenklatura), un état bureaucratique et la couche moyenne représentée par
l'intelligentsia au milieu et, au dernier niveau, les ouvriers, employés et paysans, y compris
les "exclus" de .la société soviétique. Voir aussi Scheuch 1991b: 169ss. et Teckenberg
1989. De telles classifications nous confrontent, là encore, au problème que la qualification
de la construction socialiste, en termes d'une société traditionnelle stratifiée, n'accorde plus
aucune place aux réalités modernes dans les pays socialistes. Voir cependant le type
d'analyse plus spécifiquement sociologique chez Teckenberg (1989), qui utilise la notion
de société corporatiste (St!indegesellschaft) dans le contexte de l'analyse des couches so-
ciales.
11 Jowitt (1983: 127) propose de décrire le régime soviétique comme "institutionally nove!
form of charismatic political, social, and economic organization undergoing routinization
in a neotraditional direction, one quite consistent with its. political organization and ideo-
logical self-conception. Soviet regime corruption stems from the Party's refusai fundamen-
tally to alter its view of itself as a heroic transforming principal and its corresponding claim
to exclusive political status in a situation where it appears unable to identify an ideologi-
cally correct and strategically feasible social combat task". Voir aussi Walder 1986 utilisant'
le même concept pour le cas de la Chine.
168 CHAPITRE6

Cette description part de l'idée que l'organisation léniniste représente à ses


débuts une sorte de structure sociale charismatique adaptée aux besoins de mo-
dernisation d'un pays arriéré tel que la Russie prérévolutionnaire, caractérisé
non pas par les îlots de quelques centres de modernisation, mais avant tout par
des structures traditionnelles stratifiées par rangs et statuts qui se dérobent, au
niveau de l'analyse comme à celui de l'autodescription, à la sémantique de
classes opposées. Jowitt considère l'organisation charismatique de combat du
léninisme, qui réunit en son sein des éléments à la fois traditionnels et moder-
nes, comme un mode de changement adapté à une société traditionnelle. 12 En
partant du diagnostic que la Russie prérévolutionnaire était bel et bien une so-
ciété traditionnelle dont les strates dominantes ne sont pas ou pas encore dispo-
sées à consentir à un processus de modernisation-transformation, qui en soi
impliquerait l'effondrement de l'ancienne société stratifiée, les structures du
parti léniniste révolutionnaire doivent être à même de mobiliser des éléments
traditionnels de l'ancien ordre social pour les combiner avec les aspects moder-
nes de son organisation bureaucratique, afin de créer les conditions de la trans-
formation révolutionnaire des structures sociales.
En conséquence, le parti révolutionnaire, confronté au problème de son ac-
ceptation au niveau de la population, qui devait d'abord être à même de com-
prendre la sémantique proposée par le léninisme, 13 se présente, à travers ses
principes d'action héroïques, élitistes et corporatistes, comme nouvelle couche
suprême exclusive de la société. Cette couche sociale ne se régule pas comme
une organisation où on entre et sort en gagnant ou en perdant la qualité de
membre de l'organisation partisane, i.e. un rôle parmi d'autres, mais en restrei-
gnant et limitant l'accès à une position sociale particulière considérée comme
statut supérieur incluant la personne toute entière. Les mécanismes de repro-
duction qui en résultent rappellent en quelque sorte les tentatives des couches
aristocratiques de l'ancien régime d'assurer leur survie comme élite, basée sur
un catalogue de vertus, par la restriction du nombre des membres ou de la pos-
sibilité d'accéder aux rangs supérieurs de la pyramide sociale. Ces tentatives
seront finalement infructueuses, comme le montre le problème de l'acquisition
de la position de noblesse par achat. Ce sont de tels principes d'inclusion et
d'exclusion, avec lesquels le parti se positionne socialement au sommet de la
société, tout en prolongeant ainsi l'ancien ordre sous une forme inédite, qui
l'empêcheront d'admettre la naissance d'autres centres autonomes (d'autres
intérêts).
Dans cette perspective, l'explication de la direction, du potentiel et des li-
mites de la modernisation entamée par le parti léniniste, réside dans les structu-
res mêmes du parti et celles dont celui-ci permet ou force l'évolution et la

12 Voir Jowitt "The Leninist Phenomenon"(l978) in Jowitt 1992: lss.


13 Voir aussi Krejèi 1994:124.
LA DÉCADENCE INÉVITABLE 169

transformation. Les types de changement social sont tributaires du changement


de rôle que le parti s'attribue au fur et à mesure de son évolution. Celle-ci peut
être présentée comme l'histoire de la perte de son intégrité, au niveau de son
programme comme à celui de la structure sociale incarnée par lui. Cette évolu-
tion englobe la phase de la transformation révolutionnaire, passe par la consoli-
dation interne, puis par la gestion des acquis du socialisme et finit dans la
décadence de ses prétentions programmatiques et de sa bureaucratie. Le regard
sur les réformes post-bréjneviennes est particulièrement révélateur, Celles-ci
ont pour but de restaurer, voire de re-instituer, cette intégrité qui, du fait qu'elle
est inséparable de la finalité même du léninisme, ne pouvait, à long terme, être
maintenue de manière contre-factuelle. Ceci d'autant moins que les attentes
normatives correspondantes adressées aux membres du parti-strate, celles-ci
ressemblant étrangement aux appels moralisateurs adressés à l'aristocratie sous
l'ancien régime du 18e siècle, ne pouvaient plus être invoquées dans un con-
texte social transformé. Les processus de modernisation autonomes conduiront,
certes sur fond d'un nouveau type d'environnement international, marqué de
plus en plus par des tendances à la globalisation, à des structures de communi-
cation modernes impliquant aussi des mentalités individualistes, entrant irré-
versiblement en collision avec les principes de modernisation propres à l'URSS,
comme organisation stratifiée et pyramidale de l'ordre de la société socialiste.
La description de Jowitt concernant la transformation d'un régime suggère
que le régime avait pu créer et maintenir, à ses débuts, une organisation cha-
rismatique fonctionnant comme substitut fonctionnel d'une forme de domina-
tion légale occidentale (impersonnalisme procédural). 14 Or, l'idée d'un
système à parti unique basé sur le charisme de son fondateur et la discipline
d'un ordre hermétique15 n'est plausible, en tant que forme de combat servant à
la mobilisation et la construction d'un appareil étatique, que comme régime
d'exception, 16 donc pendant une brève période de mobilisation nationale,
quand l'idéologie du take off socialiste fait oublier que la discipline et
l'obéissance imposées à la société à organiser ne fonctionnent pas uniquement
en raison de croyances, mais surtout et aussi en raison de la peur suscitée par
l'instrument typique de cette période, à savoir la terreur. De même, le rapport
absurde qu'entretient le régime dès ses débuts avec l'économie, notamment
avec l'argent, d'une part, et la dissolution de la distinction entre le privé
(propriété privée et intérêts) et le public, d'autre part, permet de mettre en
cause d'avance le fonctionnement du modèle d'un parti unique situé quasiment
au-dessus de la mêlée. Dans ce sens, c'est uniquement une question de temps,

14 Voir la distinction semblable et tout aussi "wéberienne" de Rigby, qui se situe cependant au
niveau de la finalité des programmes, infra p. 2 I 1.
15 Voir cette expression in Dieckmann 1992: 161.
16 Voir supra p. 201.
170 CHAPITRE6

donc de modernisation et de dissolution d'orientations normatives artificielles,


c'est-à-dire maintenues politiquement et non pas engendrées par une société
traditionnelle, pour que soient libérés les intérêts au sein de 1' organisation des
cadres du parti ou, plus généralement, au sein de la partie organisée de la so-
ciété socialiste.
Bien sûr, le régime se "normalise", devient clientéliste, se personnalise et
patrimonialise des rapports bureaucratiques d'obéissance censés rester imper-
sonnels. Le point intéressant concerne le fait qu'une telle normalisation est ins-
crite dès le début dans les structures organisationnelles d'un socialisme qui
cherche à remplacer la modernisation capitaliste par une variante étatiste basée
sur le parti unique. "Le système" ne peut fonctionner (un certain temps) que
parce que ses organisations sont soumises d'avance à des rationalités autres que
bureaucratiques ou charismatiques. 17 Le fait que cette structure latente n'ait été
interprétée que ta!~ivement, c'est-à-dire après le grand bond en avant de la ré-
volution industrielle, comme forme corrompue de l'autodescription idéalisée
(et idéologique) d'un régime révolutionnaire, renvoie sans aucun doute aux
transformations de l'environnement social, et par là, à d'autres conditions de la
manifestation d'intérêts, au sein d'un "système" entrant dans la phase
"normalisée" de la gestion où l'essentiel a été réglé. Parler de gestion implique
que le système de domination peut, après les batailles et guerres gagnées contre
les adversaires et les obstacles sur le chemin de sa modernisation, s'occuper des
intérêts matériels de ses membres. Il peut, à l'instar d'un ordre féodalisé, orga-
niser la distribution des ressources appropriées et se comporter de manière
néotraditionnelle. Nous pouvons décrire cet état de stagnation comme
l'immobilisation d'un régime de mobilisation qui, à défaut de pouvoir imposer
une finalité sociale nouvelle, se concentre sur l'organisation des conditions
matérielles de sa survie comme élite et le renforcement de son Etat militaire

17 Voir la discussion de Gustafson, Hewett et Winston in Hewett, A.Nictor H. Winston (éd.)


1991a: 128s., où Gustafson, en se référant notamment à Walder (1986), observe que le
"néotraditionalisme", identifié par Jowitt comme forme corrompue du léninisme, peut aussi
être présenté comme noyau même du système léniniste, qui ne peut se passer du clienté-
lisme et de la patrimonialisation des rapports sociaux. En 1988, date de cette discussion,
cette question donnait lieu à une spéculation sur les chances de succès de Gorbatchev: "If
Jowitt is right and neotraditionalism is a corrupt form of Leninism, then what Gorbachev is
doing (i.e. pousser le système vers un mode de rationalité légal, N.H.) is quite reasonable
and may even work. If Walder is right - that neotraditionalism is the essence of Leninism
and the key to its success - then Gorbachev is bursting wide open the entire working basis
of the communist authority system. Not only is he going to fail; he is going to blow the
whole country wide open." (Hewett, A.Nictor H. Winston (éd.) 1991a: 130). Cette ré-
flexion peut être mise en rapport avec nos observations sur l'autodestruction du système
totalitaire (voir infra p. 195) qui semblent confirmer cette deuxième hypothèse. Le "pouvoir
charismatique" de Gorbatchev n'a pas permis à celui-ci de sauver le "système" en le trans-
formant, il a cependant été suffisamment grand pour emporter le régime dans le "suicide
collectif'.
LA DÉCADENCE INÉVITABLE 171

global. C'est seulement au moment où le régime admet, sous l'effet de crises


profondes de son "système", que même le socialisme n'échappe pas à
l'économie mondiale, qu'il peut remettre en cause l'état régressif du mode
d'exploitation néotraditionnel des ressources économiques par les élites du
parti unique, tout comme l'ambition démesurée des besoins matériels du com-
plexe militaro-industriel, celui-ci exploitant à son tour les capitaux matériels,
humains et monétaires pour les besoins de la modernisation continue de son
secteur.
Un régime de mobilisation s'immobilise au moment de l'expansion et de la
diffusion maximales de son pouvoir. Or, dans le cas de l'URSS, qui ne se défi-
nit pas à travers des frontières étatiques mais sur la base de la révolution et de
l'objectif du socialisme mondial, ce maximum de pouvoir est d'un ordre illi-
mité. Nous retrouvons ici la difficulté de distinguer l'extérieur et l'intérieur
d'un "système" qui s'est organisé contre les différenciations internes du sys-
tème politique, telles qu'elles sont réalisées ou postulées depuis la Révolution
française (séparation des pouvoirs, institutionnalisation d'une opposition politi-
que, inclusion du public à travers des élections, pluralité de partis politiques,
etc.). Pour la soviétologie, ce problème se présentait, soit comme conditionne-
ment réciproque de la politique extérieure et des structures politico-
administratives établies à l'intérieur, le socialisme réel, soit comme instrumen-
talisation de la modernisation-industrialisation à l'intérieur pour la construction
et le maintien d'un Etat militaire (garrison state) orienté, par le biais du mili-
tantisme de son idéologie agressive, vers l'expansion impériale. 18

18 Pour la notion de "garrison state", empruntée à Spencer, voir Janos 1991: 93ss. et 97. Malia
(1980: 220) définit, à son tour, le système établi comme "étatisme militaire". On aura re-
marqué que le terme de 1'Etat militaire renvoie ici à la fois aux objectifs et aux structures
du régime et à ('instrumentalisation de la société organisée. Hobsbawm (1994: 481) ob-
serve que "the structure of the Soviet system and its modus operandi were essentially mili-
tary". Et Skidelsky (1995: 66) constate que "The most perfectly planned society is an army,
and planned societies 'whether fascist, communist, or state capitalist ail tend to approxi-
mate the pattern of military organization: a general staff to do the planning, a hierarchy to
command, a rank and file under strict discipline'. lt is easy to idealize such an order: the ci-
vilian is transformed into a civic soldier and endowed with nobler qualities of the military
life; he would work not for profit but for the service of the state; he would not indulge the
vagaries of the individual mind but think high common thoughts; he would be secure in his
status, and 'the whole of which he was a part would be secure because it was disciplined
and could therefore be directed without the confusion of debate, of divided opinion, of pri-
vate ambition, and ofprivate greed." Or, comme nous l'avons déjà mentionné à plusieurs
reprises, l'ordre engendre le désordre, et l'obsession d'unité le conflit. Tout régime
"exceptionnel" finit par s'enfoncer dans la normalité de la corruption et du clientélisme. Le
militantisme s'éclipse derrière la trivialité des conflits d'intérêt et des luttes de pouvoir.
Voir nos remarques concernant la traditionalisation du régime, supra p. 167. Une descrip-
tion du régime en termes d'organisation militaire ne doit pas faire abstraction de ce type de
changement. Les choses se présentent, bien entendu, autrement si l'on identifie l'Etat mili-
taire à la réalité impériale, donc au problème de maintenir l'unité de plusieurs territoires
172 CHAPITRE6

Le système aveuglé par sa construction

L'immobilisation dont il est question ici, renvoie avant tout aux structures so-
ciales créées et transformées par un régime qui se décrit comme étant arrivé.
C'est avec ces structures, ou le "système", si l'on préfère -, que l'Etat-parti,
dans les conditions de la propriété socialiste et de restrictions de communica-
tion considérables, semble l'avoir emporté sur ses concurrents sociaux. Ce sont
ces structures aussi qui emprisonneront le régime dans ses propres construc-
tions idéologiques, sémantiques et organisationnelles. Tout Etat mobilisateur
total se fait piéger tôt ou tard par son ambition volontariste, par sa propre ma-
chine de modernisation qui, si elle peut organiser la modernisation économique
jusqu'à un certain point, ne permet pas de dépasser la phase définie par la ré-
volution industrielle. Le "système soviétique" n'a tout simplement pas les
moyens de ses ambitions. Il peut s'établir comme monopole, mais il ne peut pas
contrôler les relations possibles au sein de la pyramide organisationnelle au-
trement que par des raids répressifs périodiques. Sa course entamée comme
catalyseur de la modernisation socialiste se révèle comme un frein au dévelop-
pement économique et politique de la région qui se trouve sous sa domination.
Même la complexité URSS, que le régime s'imagine comme entité fermée sans
possibilité de sortir, ne peut pas être contrôlée par le "système", comme sf ce
dernier aurait pu se positionner au-dessus de sa société.
L'explication principale de la sous-complexité de la société organisée doit
être cherchée du côté des mécanismes de pilotage centralisés et, par là, dans un
mode de traitement de l'information entièrement inadapté aux problèmes d'une
société moderne. 19 Ce problème est déjà présent dans la reconstruction socia-
liste du monde (soviétique) - qui est avant tout conceptuel et sémantique-, par
laquelle le régime impose, à lui-même et à son environnement, un mode de
perception et de traitement des informations extrêmement restreint, qui limite
d'avance les possibilités évolutives du chemin choisi par le régime. On pourrait
dire aussi, qu'il s'agit là d'un blocage de l'information, produit et entretenu par
-le "système" lui-même. L'Etat-parti ne dispose tout simplement pas des infor-
mations et de la sensibilité nécessaires pour répondre aux demandes sociales,
au changement ou aux nouveau défis, voire pour évoluer ou se rendre compte
qu'il se dirigeait vers une impasse. Si sensibilité il y a, elle est plutôt présente
comme sensibilité invertie, orientée vers les états et changements internes du
"système", en particulier ses réseaux de pouvoir.
Se concevant comme interprète et gestionnaire exclusif des problèmes sur-
gissant dans la société, le "système" lui-même est pratiquement sa seule source

étatiques et/ou nationaux par des moyens militaires. Voir Morin 1983: 193ss. et Kennedy
1987.
19 Voir Dietz 1990: 430 et déjà Deutsch 1954: 32lss.
LA DÉCADENCE INÉVITABLE 173

d'information dans une société qu'il considère quasiment uniquement en ter-


mes politiques et administratifs, et où il ne voit que des destinataires et non des
sources autonomes d'information sous forme d'autres systèmes sociaux et
d'acteurs. Dans la mesure où le "système" prétend et pense contrôler effecti-
vement les rapports sociaux et surtout les rapports de production, il ne se voit
pratiquement en face que de lui-même, avec le problème de son autoreproduc-
tion, de ses organisations, de ses entreprises gigantesques, ainsi que du pro-
blème de la gestion des carrières et des loyautés de son personnel politico-
administratif sans cesse croissant. Comme la reine qui, afin de ne trouver dans
le miroir que sa propre image, doit éliminer ses rivales ou ce qui dérange sa
perception, le "système soviétique" est confronté à la gestion de ses plans et de
ses chiffres confirmant la réalisation des états planifiés; les plans seront tou-
jours considérés comme remplis! La bureaucratie planifie, tandis que la vie
économique se déroule selon sa propre logique, sans pouvoir être planifiée, tout
en se débrouillant pour fonctionner en dépit et à l'encontre des efforts de pilo-
tage des instances politiques.
Ce qui se cristallisera comme "système soviétique" prend en conséquence la
forme d'une société organisée, organisée par l'entreprise monopolistique de
l'Etat-parti. Or, cette société organisée officielle, qui tend à réduire à leur as-
pect purement technique tous les problèmes surgissant dans les différents do-
maines fonctionnels, aura comme contrepartie - ou deuxième face, s'il on
préfère - l'organisation souterraine ou illégale des activités dans les contextes
de communication économiques, politiques, artistiques, etc., qui ne peuvent pas
se manifester ou circuler, en tant qu'informations, "à la surface" de la commu-
nication publique. Ceci ne signifie pas que la différenciation fonctionnelle fuit
en quelque sorte dans l'underground. Au contraire, l'idée d'une deuxième so-
ciété n'a de sens que par rapport aux structures de communication organisées et
politisées par le "système", qui peuvent être exploitées et/ou éludées, mais qui,
à coup sûr, se voient corrigées et donc stabilisées par la face cachée "du sys-
tème", à savoir les réseaux et organisations parallèles et informels. Mais, même
indépendamment de tels aspects, il serait aberrant de supposer que l'intégration
hiérarchique de tout ce qui peut être organisé et adressé sur sol soviétique
comme organisation équivaut à une remise en cause de la différenciation fonc-
tionnelle, donc des structures qui rendent possibles et nécessaires des organisa-
tions telles que des entreprises de production, des hôpitaux, des universités, des
écoles, des administrations publiques, etc.
Même sous !'Etoile rouge, on ne pouvait pas se contenter de jurer la fidélité
à Lénine si l'on voulait dépasser la modernisation capitaliste. Et l'Etat mobili-
sateur totalitaire est ce qu'il prétend être du fait qu'il peut propulser des popu-
lations entières dans la modernité socialiste en les faisant participer à grande
échelle, à l'instar d'un crash program, à un processus de modernisation éco-
nomique qui présuppose la possibilité de mobiliser politiquement des contextes
fonctionnels spécifiques séparés, comme l'économie, l'éducation ou la science,
174 CHAPITRE6

avec les technologies correspondantes. Les exploits du socialisme sont les vic-
toires symbolisées par les exploits dans la production, la recherche, l'éducation,
etc. Ces exploits traduisent cependant une exploitation d'un nouveau type, qui
n'était pas prévu dans le schéma d'exploitation marxiste, à savoir celle de
l'Etat-prédateur. Celui-ci développe des pratiques néopatrimoniales au sommet
politique, tout autant qu'une mobilisation de toutes les ressources, y compris le
social engineering et l'extraction calculée de l'intelligence à grande échelle
pour la réalisation des visées impériales du régime.
Ces observations renvoient, en fin de compte, au rapport entre la réalité
communicative de la société moderne et les différences de ses systèmes fonc-
tionnels universels, d'une part, et les solutions régionales qui réalisent sur un
territoire donné un type de modernisation spécifique, d'autre part. La question
n'est pas de savoir si un régime politique particulier est à même d'exclure son
territoire de la modernité, ce qui serait une absurdité compte tenu du fait que
les réalités politiques, scientifiques ou économiques ne peuvent ni être niées, ni
conçues en termes spatiaux. L'enjeu est de savoir dans quelle mesure un régime
totalitaire a la possibilité d'empêcher et de restreindre la production, diffusion
ou circulation d'informations politiquement incorrectes. Mais il y a plus: le
"système" est organisé de telle manière qu'il ne dispose pas de la possibilité
d'accéder à un mode de traitement de l'information adéquat autrement qu'en se
reniant lui-même. Autrement dit, et dans les termes de Luhmann, le "système"
ne peut et/ou ne veut pas transformer les irritations continues et croissantes en
informations. 20 Dans ce sens, il s'agit de voir comment des réalités modernes
sont traduites, au niveau régional, dans un programme de modernisation à
l'image de la modernisation de rattrapage réalisée par l'URSS, qui est censé
aboutir à la modernité socialiste. C'est à ce niveau qu'on trouve l'horizon du
temps historique, exprimé, par exemple, dans l'idée de développement, donc
dans une orientation du pays vers des états futurs.
Pour l'URSS, mais aussi pour d'autres systèmes totalitaires, il s'agit ainsi de
programmer une modernisation permettant, sur fond de l'effet de démonstra-
tion exercé par le capitalisme occidental et notamment les Etats-Unis,
d'atteindre et de dépasser ce que l'Occident symbolise en termes de prospérité
et d'armement. Une telle modernisation implique aussi la mobilisation de cer-
veaux en nombre suffisants - l'URSS produisait des ingénieurs quasiment à la
chaîne - afin de pouvoir réaliser tel ou tel autre programme d'armement à un
moment donné. Les théories de la modernisation présentent ces aspects bien
connus comme problèmes d'ordre quantitatifs qu'on peut décrire au sein de
populations délimitées par le territoire étatique (taux d'alphabétisation et
d'urbanisation, revenu par habitant, nombre d'universités, d'entreprises, de
médecins, de téléphones par habitant, etc.). Or, la quantité ne permet pas néces-

20 Voir Luhmann 1995a, ch. 3.


LA DÉCADENCE INÉVITABLE 175

sairement de faire le saut qualitatif dans la modernité, notamment là où des as-


pects importants de celle-ci se voient empêchés de se réaliser, que ce soit la
propriété privée, la liberté des marchés, l'Etat de droit ou la présence d'une
opposition politique légale, etc.
Les notions ou typologies empruntées à la sociologie classique pour décrire
les évolutions dans le sqcialisme peuvent représenter un indice d'incertitude
d'ordre conceptuel, qui révèle l'absence d'une conception sociologique globale
des phénomènes de modernisation et de la modernité. Par ailleurs, l'utilisation
métaphorique de notions telles que normalisation, re-féodalisation, patrimonia-
lisation ou néotraditionalisation - donc de concepts utilisés surtout dans le
contexte de l'analyse de l'ancien régime, de sociétés traditionnelles - a permis
d'accentuer la perception des ruptures et contradictions au sein de la stratégie
de modernisation soviétique. Ces approches aident à constater que l'entreprise
du socialisme d'Etat repose en fait sur une modernisation sélective, voire néga-
tive, si l'on considère les choses dans la perspective des populations concer-
nées, donc en tenant compte des évolutions bloquées, des privations et des
aliénations des sphères de vie les plus diverses. 21 La modernisation sélective
implique ici que l'Etat-parti ne préconise une modernisation fonctionnelle que
dans des domaines susceptibles de contribuer à la stabilisation politique,
s'excluant ainsi typiquement de l'évolution des choses, notamment de cet autre
volet central de la modernisation tel qu'il est représenté par la révolution politi-
que (démocratisation), dès lors qu'il se positionne au sommet immuable de la
société, comme un ancien régime. Dans ce sens, ce type de modernisation est
anti-évolutif: toute évolution sociale est censée être organisée et contrôlée par
le régime au pouvoir. Dans la mesure où la modernisation soviétique n'est pas
à même de réaliser la finalité de la raison d'être de la société mono-
organisationnelle et devient synonyme d'arriération, de corporatisme patrimo-
nial et de corruption, le régime se voit tôt ou tard confronté aux limites de ses
propres moyens d'action.

Le système piégé entre fermeture et ouverture

Avec ces observations, nous sommes confrontés à la question de savoir si, ou


dans quelle mesure, la modernisation socialiste peut réaliser les acquis-clés de
la modernité sans abandonner le "système" sous-jacent. Autrement dit, et avec
la terminologie des politologues, un système totalitaire, basé notamment sur
l'isolement politique et la fermeture des frontières du pays, peut-il "s'ouvrir"?
Peut-on passer du pôle de l'isolement-"fermeture" à celui de "l'ouverture", de
la libéralisation politique et économique? A y regarder de plus près, on se rend

21 Voir par exemple Hankiss 1990a, 1991.


176 CHAPITRE6

compte que la distinction ouverture/fermeture entendue dans un sens politolo-


gique ne trouve sa pertinence que dans un modèle de phases, donc dans un
contexte historique qui peut être comparé à un autre, ultérieur, pour constater,
par exemple, que le régime ne recourt plus systématiquement à la terreur, que
sa répression est plus cachée ou qu'il se libéralise. Notons ici que dans une
perspective systémique qui part de l'observation de.~tructures de communica-
tion fermées, on ne peut pas dire qu'un système social devient plus ouvert, dès
lors qu'il est par définition fermé et que c'est sa fermeture qui permet
l'ouverture. On s'aperçoit, dans ce sens, que les contextes de communication
fermés de la science, de l'éducation, de l'économie et, bien sûr, de la politique,
ne peuvent pas être situés à ce niveau historique et concret d'une constellation
de pouvoir politique au sein d'un territoire étatique.
Dans la perspective des théories de la modernisation, la modernisation de
rattrapage démarre à partir de l'obsession socialiste de l'autarcie, pour prendre,
par la suite, un chemin exprimant un rapport variable entre le pôle de
l'isolement et celui de l'ouverture, par rapport auxquels tout régime socialiste
doit positionner le type de changement choisi. Isolement et libéralisation peu-
vent être compris dans la perspective du régime, où ils sont utilisés comme
stratégies dans le cadre d'un calcul de pouvoir. Au couple isolement/ouv_erture
correspond la distinction exclusion/inclusion. Le régime peut "importer" ou
admettre des aspects de la modernité occidentale tout en en excluant d'autres. Il
est fasciné par la modernité dans ses aspects techniques, par les techniques
d'organisation modernes, la science, etc., qu'il utilisera à son tour à grande
échelle, mais refuse le capitalisme lié à ces techniques, tout comme il exclut
l'idée même de la politique comme res publica, et celle d'une science auto-
nome non instrumentalisée par les finalités des technocrates du parti. 22 Les
chances de réalisation d'un programme politique visant le détachement et
l'isolement du pays face à l'économie mondiale varient sans aucun doute avec
le degré de modernisation de l'environnement social, donc de l'état de déve-
loppement du pays dominé par le régime et de celui des pays étrangers capita-
listes. Nous pouvons l'exprimer différemment: les chances de réalisation d'un
programme de modernisation socialiste diminuent dans la mesure où se mani-
festent et s'accumulent, dans la partie socialiste du monde, les effets et problè-
mes de la modernisation socialiste qui rejoignent ceux de la société moderne et
de la dynamique de ses systèmes fonctionnels.
Considérée sous cet angle, l'évolution d'un régime socialiste peut être pré-
sentée, d'abord, comme expérimentation continue, avec des mélanges de gel et
de dégel, d'isolement et d'ouverture du "système" sur le pays et du pays sur

22 Voir nos observations supra p. 143.


LA DÉCADENCE INÉVITABLE 177

l'étranger. 23 En présentant l'histoire de cette manière, on se rend rapidement


compte qu'au fur et à mesure que les processus de modernisation progressent et
s'autonomisent, tout en accentuant les différences par rapport à la modernisa-
tion occidentale, cette expérimentation perd de plus en plus le caractère de
choix politiques et se transforme en adaptation plus ou moins volontaire et con-
comitante du régime aux impératifs de l'économie mondiale ou, de manière
générale, au fait même de la société moderne, à ses événements et ses hasards.
C'est dire que l'ouverture n'est pas une simple question de choix; elle se pré-
sente bien plus, soit comme une question de survie du régime, soit comme
l'acceptation par ce dernier de l'inévitable. Et aujourd'hui, après la fin du
communisme, on peut ajouter que l'ouverture, préconisée par les régimes so-
cialistes en crise et diagnostiquée par les soviétologues, n'était pas le concept
approprié pour désigner les intentions ou actions d'un régime entraîné par un
mouvement de dérive général.
Cette présentation implique, en fin de compte, que la distinction politique
fermeture/ouverture présuppose un régime socialiste qui se conçoit - après
avoir attendu en vain la "révolution mondiale" - comme isolement politique,
ce qui comporte nécessairement la fermeture des frontières du territoire étati-
que, ainsi que la mise sur pied d'appareils répressifs chargés de mettre en oeu-
vre les restrictions de communication imposées aux populations contrôlées. Ce
sont donc l'ouverture, la libéralisation et les réformes qui sont à expliquer et
non pas l'isolement-fermeture. Dans les deux cas, l'effet de démonstration in-
ternational joue un rôle fondamental. Mais dans la mesure où on veut utiliser ce
concept, on doit aussitôt préciser les contextes et les niveaux où l'effet est
identifié comme tel. C'est là qu'on trouvera également les raisons pour les-
quelles cet effet de démonstration peut jouer dans les deux sens: dans celui de
l'isolement comme dans celui de l'ouverture. Pendant la phase d'isolement du
régime, qui correspond à la révolution industrielle forcée par celui-ci, l'effet de
démonstration renvoie à la logique de cette modernisation de rattrapage. 24
La création d'équivalents fonctionnels de la modernisation occidentale,
sous la forme d'une reconstruction hiérarchique et bureaucratique des structu-
res sociales par le parti léniniste, permet d'imposer l'industrialisation

23 Nous parlerons à ce sujet d'oscillation continue du régime entre répression et réforme. Voir
infra p. 196.
24 Selon Janos " .. from the 1920's through the 1950's the international demonstration effect,
perhaps more than any other factor, was responsible for the extreme insularity of the Sta-
linist regime and for its withdrawal, not only from global markets (as Wallerstein asserts),
but from the global material civilization created by Western progress. The purpose of his
relatively successful insulation was to reduce potential consumer demand on scarce re-
sources, needed for the rapid development of the economy. The institutionalization of the
purge during the same period may likewise be related to the noxious influences of the more
developed capitalist countries." (Janos 1986: 121).
178 CHAPITRE6

(modernisation de rattrapage) à un pays agraire arriéré et à ses couches sociales


opposées au régime, en particulier la paysannerie. Cette fermeture-isolement
doit être située dans le contexte d'un environnement international hostile qui
représente le catalyseur principal de la modernisation de rattrapage socialiste,
celle-ci étant censée stabiliser le régime et lui fournir les moyens nécessaires
pour faire de l'URSS une puissance militaro-industrielle. L'isolement politique
peut être organisé par le régime révolutionnaire comme stratégie de survie,
mais l'ouverture dans le sens de la nécessité de réformes économiques, accom-
pagnées, le cas échéant, de réformes politiques, traduit à son tour un calcul de
pouvoir: le régime ne peut, à partir d'un certain moment, espérer survivre que
s'il adopte des réformes et s'il admet, au moins partiellement, que
}'instrumentalisation politique des divers domaines sociaux représente un obs-
tacle de premier ordre sur la voie vers le socialisme. Il faut donc observer
comment et avec quelles conclusions le régime perçoit les pressions de moder-
nisation qui se manifestent notamment dans les domaines économique, scienti-
fique et technologique.
Contre l'ouverture, symbolisée par le commerce international ou les pays
dits démocratisés, le régime soviétique doit de plus en plus maintenir ses diffé-
rences artificielles de manière contrefactuelle. C'est dire aussi que le régime
doit jouer contre le monde, contre l'accumulation de problèmes non résolus
dans son hémisphère, contre les attentes croissantes de sa population. Des pro-
cessus de modernisation d'un nouveau type confrontent le régime au problème
que ce n'est plus l'ouverture ou la déviation de la ligne qui est à justifier, mais
le maintien même du statu quo, de l'isolement politique. La normalité des rap-
ports de communication modernes ne pourra alors plus se cacher derrière la
fiction de la normalité soviétique de l'état d'exception. 25
Derrière la promesse de la modernisation unilatérale et sectorielle de type
socialiste apparaît, en fin de compte, une autre finalité, qui l'a emporté pour des
raisons de survie: elle concerne une simple logique de pouvoir, l'intérêt du ré-
gime à maintenir sinon à agrandir le pouvoir, ses secrets, ses appareils, son
complexe militaro-industriel et surtout l'empire. Cette finalité est mise à nu
lorsque plus aucun symbole du socialisme - ni le charisme du parti, ni la gloire
de l'armée ou la grandeur du passé révolutionnaire-n'est à même de légitimer,
par des significations convaincantes, les pratiques d'un pouvoir politique im-
muable et exclusif ou le maintien d'un empire militairement intégré, tournant à
vide et financièrement épuisé. Or, un régime qui ne peut ni imposer des signifi-
cations crédibles en termes de légitimité, ni récupérer une apparence de légiti-
mité par le biais d'une efficacité économique qui se traduirait par
l'augmentation du niveau de vie de la population, n'a le choix qu'entre
l'impasse. du repli sur l'isolement répressif ou l'ouverture politique

25 Voir infra p. 26lss.


LA DÉCADENCE INÉVITABLE 179

(libéralisation) par rapport aux pressions internes et externes, et par rapport aux
nouvelles demandes de modernisation et d'inclusion. Ce qui, dans des condi-
tions modernes, ne signifie rien d'autre, qu'une absence de choix.
C'est avec la libéralisation qu'un régime fermé, se définissant à travers
l'organisation hiérarchique de la société soviétique et le pilotage centralisé,
manoeuvre sur une pente glissante. Car avouer qu'on n'échappe pas à la société
moderne implique inévitablement l'aveu de l'échec d'une stratégie de moderni-
sation basée sur la fermeture: le système ne peut se modifier qu'au prix de sa
dissolution. Ce destin se joue au moment même où une nouvelle générati,on
d'élites du parti unique préconise, sous la pression de l'aggravation des crises
économiques qui sont directement perçues comme faillites du "système", une
modernisation de rattrapage d'un nouveau type. Celle-ci est en effet conçue,
d'une part, comme ouverture politico-économique sur l'économie internatio-
nale (création de marchés, rétablissement de la propriété privée, libéralisation
des prix, etc.), et, d'autre part, comme inclusion de la population à travers la
reconnaissance d'une opinion publique, l'abandon du monopole de représenta-
tion politique du parti unique et les réformes des processus de décision politi-
que ( démocratisation et institutionnalisation de l'opposition politique).
Cette évolution, qui culmine dans l'effondrement du socialisme d'Etat, ne
peut pas, en définitive, être saisie adéquatement sous le seul aspect de crises de
légitimation. Le problème de base ne se situe pas - comme l'entend le concept
traditionnel et juridique de la légitimité - à la frontière (constitutionnelle) entre
Etat et société, une frontière que le socialisme n'a d'ailleurs jamais connue. Il
ne peut pas non plus être réduit à des actions particulières, à des oppositions ou
des dissidences d'acteurs. L'adversaire du "système" ne se situe pas à ce niveau
contrôlable, ni à celui de la sémantique de la guerre froide. Il se trouve, au
contraire, au niveau structurel du mode opérationnel de la société moderne, qui
rend possible des types de modernisation que la modernisation socialiste ne
peut pas contrôler. La modernité ne s'impose pas simplement depuis l'extérieur
(effets des pays plus avancés); elle est toujours présente à l'intérieur même des
frontières fermées des régions dominées par l'URSS, si l'on veut voir les choses
à travers des catégories spatiales. Dans ce sens, on pourra dire que les structu-
res de la société moderne, dont l'effet de démonstration ne visualise que (mais
tout de même!) les aspects de la performance et la modernisation continue du
capitalisme et de modes de vie occidentaux, représentent le "délégitimateur"
principal des institutions et de la finalité d'un système qui s'est établi en oppo-
sition à la modernité européenne. L'effet de démonstration se révèle en fin de
compte comme effet de décomposition qui substitue aux anciennes différences
du régime celles de la modernité, qui ne se laissent pas imposer politiquement.
Nous verrons que des concepts comme société seconde et structures inofficiel-
les expriment la différence entre différenciations officielles et différenciations
180 CHAPITRE6

informelles, renvoyant ainsi à l'émergence de structures modernes au sein


même de la société organisée.26
Par le biais du concept d'effet de démonstration nous avons situé la pro-
blématique de la modernisation socialiste dans un contexte global que nous
considérons, contrairement aux approches dites globalisantes, comme celui de
la société moderne. En tant que concept désignant une différence, et plus préci-
sément des écarts de développement au niveau mondial, l'effet de démonstra-
tion contient indéniablement une force explicative considérable. Il nous fournit
des points de rattachement pour son utilisation dans le cadre d'une théorie de la
société. Dans ce sens, nous l'utilisons, ici, aussi dans le contexte plus large de
la société moderne et de tout ce que celle-ci peut représenter dans les diffé-
rentes régions du monde. L'effet de démonstration, tel qu'il est utilisé par les
théories globalisantes de la modernisation, renvoie aussi à une tradition socio-
logique qui, en c_@tinuant à décrire les structures sociales, "découpées" sur des
bases nationales ou internationales; en termes d'un schéma de classes sociales
inégales, ne saisit pas adéquatement, c'est-à-dire à un niveau suffisamment
complexe les implications de la société moderne. Ce n'est certainement pas à
partir de là que les différences principales entre les structures établies par le
socialisme soviétique et celles de l'Occident peuvent être précisées.
En revanche, la notion d'effet de démonstration nous permet de montrer le
déplacement du niveau d'analyse qui nous importe ici, à savoir de l'observation
de particularités régionales et d'influences globales vers la description de la
société moderne, dont les frontières et différenciations ne peuvent pas être sai-
sies en catégories spatiales, nationales ou culturelles. Pour les théories de la
modernisation, la notion d'effet de démonstration exprime typiquement les dé-
calages entre sociétés plus avancées et sociétés moins avancées. La notion de
société utilisée dans ces approches ne renvoie qu'à des pays ou Etats particu-
liers: le social est réduit à un problème de délimitation territoriale. Et même les
approches globalisantes (et marxistes) d'un système-monde pensent le concept
de société au niveau de régions mondiales (inégales), en le réduisant à leur tour
à un aspect particulier, à savoir à des structures de classes inégales, donc à un
problème de répartition des ressources économiques. Certes, de telles perspec-
tives matérialistes, qui réduisent la société à une matérialité économique ou
territoriale, peuvent attirer notre attention sur les causalités et attentes multiples
sous-jacentes à l'avènement de mouvements communistes interprétés comme
rébellions contre les structures de dépendance produites par le système interna-
tional. Ceci dit, des critères politiques ou économiques ne nous permettent pas
de gagner une notion opérationnelle de la société moderne.
En revanche, si l'on recourt à la théorie de la différenciation fonctionnelle,
on obtient un schéma de comparaison qui identifie la modernité à un certain

26 Voir par exemple Hankiss 1990a et Bemik 1990.


LA DÉCADENCE INÉVITABLE 181

type de différences fonctionnelles, tout en posant la question de savoir ce


qu'une structure politique régionale gagne ou perd, si elle réalise ou, au con-
traire, n'admet pas la réalisation de certaines différenciations. Ce sont les diffé-
rents modes de traitement autonomes de l'information dans les systèmes
fonctionnels qui nous renseignent sur le prix à payer si l'on préconise, par
exemple, des économies locales, dans lesquelles le contrôle politico-
administratif se substitue à la formation des prix et de marchés (de biens et du
travail). On peut alors constater qu'une économie de commandement dite pla-
nifiée se prive de l'information indispensable pour mesurer le changement, la
croissance économique, le progrès ou le degré de modernisation de ses structu-
res. Un regard sur les crises permanentes et l'effondrement de toutes les éco-
nomies dites collectivistes confirme l'observation de Marx concernant la
révolution des instruments de production. C'est en fin de compte dans la non-
adaptation des forces productives, dans l'impossibilité de moderniser les
structures économiques, que réside une des raisons principales de
l'effondrement des sociétés de travailleurs à classe unique du socialisme réel. 27

27 Voir aussi Hobsbawm 1994: 497.


CHAPITRE 7

Implications des visées totalitaires du système

Un renvoi aux diverses tentatives d'organiser la société sans classes montre


qu'une telle entreprise passe nécessairement par une incarnation d'un sommet
sociétal par un parti, qui doit engager ses moyens organisationnels de manière
totalitaire pour affirmer sa théorie contre-factuellement, contre les différences
établies de la société. C'est parce que le parti unique veut imposer socialement
sa propre différence, sa propre description exclusive de la société, qu'il doit
organiser et représenter la société. Cette vision peut être décrite comme volon-
tarisme politique moderne (F. Furet), comme volontarisme d'Etat (A. Tou-
raine), comme concrétisation des éléments jacobins de la modernité (S.N.
Eisenstadt) ou encore comme culture politique du révolutionnarisme (1. Afa-
nassiev), 1 telle qu'elle a pu être observée dans le sillage de toutes les révolu-
tions sociales modernes tributaires de la Révolution française, et qui ne part pas
uniquement de l'idée que la politique peut changer la société, mais surtout de
l'idée d'une souveraineté absolue et illimitée excluant le pluralisme de la repré-
sentation et basée sur la fiction de l'unité du peuple. 2 La légitimité absolue que
revendique le parti unique, basé sur la théorie marxiste de l'histoire, implique
l'absolutisme des pleins pouvqirs ("Tout nous est permis") et "l'humanité ab-
solue", qui programment la terreur politique, indispensable au maintien des
distinctions exclusives du régime. 3
Le concept de totalitarisme désigne le pôle d'une ambition illimitée. Il est
aux antipodes des différences spécifiques de la société moderne, dans laquelle
l'autonomie de chaque domaine a, entre autres, ceci de particulier qu'elle n'est
pas seulement auto/imitée, mais qu'elle limite et restreint aussi d'avance, de par
la simple existence du système, les possibilités opérationnelles ou interférences

Furet 1989c, Touraine 1994: 222., Eisenstadt 1992b: 33, Afanassiev 1992: 129 et aussi
Revel 1992: 62ss., 69ss.
2 Voir Furet 1989a, 1989c, Eisenstadt 1992b, Murphy 1989.
3 Voir Lübbe (1992: 23). La formule d'auto-autorisation "tout nous est permis" peut être lue
dans l'organe de presse "Epée rouge" de la Tcheka le 18.8.1919.
184 CHAPITRE?

de chaque domaine par rapport aux autres. Dans une société moderne, la politi-
que ne peut être pensée que comme contexte de communication restreint, qui
doit pouvoir présupposer des rationalités autres que politiques. La politique
dans la société moderne présuppose une société dépolitisée. L'idée aberrante
d'une politisation de la société n'aurait comme conséquence que la dissolution
du politique tout comme elle signifierait par là la fin de l'Etat, de sa spécificité
en tant que centre d'action de la politique. Les différences de l'Etat de droit
constitutionnel ont pour fonction d'empêcher la politique de dominer la com-
munication sociale et de maintenir la frontière constitutionnelle Etat-société. 4
En même temps, elles sont aussi censées protéger l'Etat, le pouvoir politique,
contre une mainmise non-constitutionnelle sur l'Etat de la part de la société, par
le biais de partis politiques. L'Etat moderne n'est pas pensable sans la différen-
ciation du politique par rapport à la société. Et c'est parce que l'Etat n'est plus
le tout que le système politique peut admettre et institutionnaliser des conflits et
antagonismes politiques. Des concepts comme Etat totalitaire, Etat-parti ou
encore Etat socialiste de tout le peuple peuvent être considérés à juste titre
comme contradictoires, dès lors qu'ils impliquent une instrumentalisation poli-
tique de l'Etat et par là une mise en cause de l'autonomie du politique et de la
souveraineté étatique par le parti unique. 5 Dans ce ~ens, le terme adéquat pour
la description de l'ambition de politisation totale du parti unique serait celui de
la partocratie qui, contrairement à celui de bureaucratie, met l'accent sur la
prédominance des critères politiques par rapport à des formes de rationalité du
type formel et légal. 6
Si nous considérons le totalitarisme sous cet angle, donc en l'identifiant à
une tentative de politisation de la société, on se rend compte qu'il peut être dé-
fini à la fois comme contrôle de la communication (publique) et du point de
vue de la superposition, voire de la mise en cause de la différenciation fonc-
tionnelle par une redifférenciation hiérarchique et organisationnelle de la so-
ciété. 7 Les deux aspects sont inséparables, dès lors qu~ tout contrôle politique

4 Dans ce sens, l'histoire du libéralisme peut être lue comme histoire de l'expansion des
domaines qui sont censés se soustraire à l'emprise de la politique. Voir Lübbe 1991a: 34.
5 Voir Bimbaum 1985: 990, 1987: 571s.; Burdeau 1970: 94ss. Pour la formule de "l'Etat
socialiste de tout le peuple", présentée dans une perspective soviétique, voir 1' article
symptomatique (datant de 1986!) de V. E. Tchirkine, "les formes de l'Etat socialiste" in
Kazancigil 1985: 263ss.
6 Voir Meuschel (1993: 110, n.10) qui se réfère pour cette notion de "parfocratic systems", à
J.Pakulski, lequel voit l'essentiel de systèmes du type soviétique dans la prédominance de
critères politiques et non pas bureaucratiques. Voir aussi Malia (1992b: 93 et 1995a: 187),
qui décrit à son tour le "système soviétique" comme "partocratie idéocratique" et renvoie
pour le terme de partocratie à Abdurakhman Avtorkhanôv. La notion d'idéocratie accentue
en effet le fait que la domination partocratique n'est pas séparable de l'idéologie socialiste.
7 Ces deux aspects renvoient à deux théories interdépendantes, à savoir la théorie de la diffé-
renciation fonctionnelle et la théorie de la communication. Voir supra p. 61ss.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 185

de la liberté des thèmes et du choix des partenaires de la communication pré-


suppose un appareil organisationnel hiérarchique à même d'imposer les appel-
lations contrôlées et les significations de l'idéologie officielle. L'essentiel de la
littérature dissidente des pays de l'Est considère la politisation de la société par
le "système" avant tout sous l'aspect d'une dictature du langage, d'une logo-
cratie totalitaire ou du mensonge institutionnalisé. 8 L'idée sous-jacente à ces
figures est la même: ils 'agit de diriger la communication publique et les mé-
dias à partir d'un centre, celui de l'Etat-parti, centrale de diffusion de
l'information officielle, qui implique toujours, avec le contrôle de
l'information, la possibilité d'empêcher la visibilité publique du fait que
l'information officielle n'est qu'une sélection parmi d'autres, qui doit se main-
tenir par rapport à, ou contre, une opinion publique dissidente ou une opposi-
tion politique. Sous l'aspect du projet de dépassement des différences
fonctionnelles de la société par la création d'une nouvelle société, le volonta-
risme totalitaire du communisme révèle un concept d'unité qui part de l'idée
que la société peut être pensée et comprise comme totalité à partir d'une posi-
tion particulière. Dans la société moderne, une telle description ne peut pas ne
pas provoquer d'autres descriptions qui ne partagent pas une telle conception
unitaire, et créent ainsi la différence. Le socialisme soviétique l'a néanmoins
essayé au niveau régional et pouvait se maintenir sur la base de l'incarnation de
l'unité de la société socialiste à travers le parti unique. Or, toute tentative
d'incarner et d'imposer une telle position exclusive au sein de la société mo-
derne est, par définition - n'en déplaise aux soviétologues avertis - totalitaire.
Cette description rejoint celle de Claude Lefort, qui identifie les mécanis-
mes de l'ambition totalitaire à une volonté d'incarner un pouvoir qui ne peut,
dans la société moderne, être pensé que comme lieu vide, comme pouvoir dés-
incarné.9 La notion de désincarnation couvre, bien davantage que le discours
sur le désenchantement, les propriétés d'une réalité sociétale qui, débarrassée
de toutes les réminiscences d'ordre ontologiques, n'est ni corps ou substance,
ni organisation ou hiérarchie, tout comme elle n'est pas non plus représentable
ou incarnée par un Etat ou un parti politique. La prétention, la volonté de
l'Etat-parti de contrôler et de diriger la société implique une définition du tota-
litarisme qui, dans les termes de Lefort, renvoie à une logique d'identification
sur laquelle le système est basé. 10 La modernité du totalitarisme se désignerait

8 Voir références in Rupnik 1984: 53ss. à Czeslaw Milosz, GyOrgy Dalos, Leszek Kolakows-
ki, Milan Kundera, Michel Heller, Milan Scimecka, Vaclav Havel et autres.
9 Voir Lefort 1981: 172ss., 1986: 265, et 1983. Voir aussi Reijen 1992.
10 Voir Lefort 1990: 9. Lefort cite une description du stalinisme par Trotski qui permet
d'entrevoir la spécificité du totalitarisme, dont la logique d'identification le distingue des
types de pouvoir sous l'ancien régime: "Dans les toutes dernières lignes de son ouvrage sur
Staline, que la mort ne lui permit pas d'achever, Trotski osa écrire: 'L'Etat c'est moi!' est
presque une formule libérale en comparaison avec les réalités du régime totalitaire de Sta-
186 CHAPITRE?

"en ceci qu'il combine un idéal radicalement artificialiste avec un idéal radica-
lement organiciste. L'image du corps se conjugue avec celle de la machine." 11
Et le même auteur de constater à nouveau l'obsession organisationnelle des
bâtisseurs communistes, leur perception de la société à organiser dans les ter-
mes d'un ingénieur. 12 A ceci correspond l'idée que la nouvelle société peut être
basée exclusivement sur un seul type de système social, à savoir l'organisation
et ses critères de rationalité. Les modèles de la société organisée ou de la so-
ciété bureaucratisée, qui ont été considérés par la soviétologie comme concepts
successeurs du modèle totalitaire classique, présupposent l'ambition totalitaire.
De même, tout projet totalitaire présuppose la possibilité d'organiser, donc des
systèmes organisés qui, eux, ne sont pensables que dans une société moderne,
fonctionnellement différenciée.
youloir fonder la société sur une idée d'unité ou de totalité implique en soi
la négation de ce_qui fait la modernité de la société, à savoir son unité différen-
ciée, multiple, qui est nécessairement inaccessible. Dans ce sens, Lefort précise,
sans aucun recours aux concepts de la théorie de la différenciation fonction-
nelle mais dans une approche toute différentialiste, l'essentiel de l'ambition
totalitaire à partir du refus de toute division sociale, du refus de "la différence
des normes en fonction desquelles se définit chaque mode d'activité et chaque
institution où il s'exerce." 13 C'est ce refus de reconnaître la différenciation so-
ciale de la société qui caractérise la prétention de la description totalitaire,
laquelle doit être distinguée de la réalité sociale décrite. Et c'est là que nous
rencontrons l'autre aspect du totalitarisme, la question de l'étendue et de
l'ampleur de sa réalisation politique et organisationnelle au sein d'un espace
social.

fine. Louis XIV ne s'identifiait qu'avec l'Etat. Les papes de Rome s'identifiaient à la fois
avec l'Etat et avec l'Eglise, mais seulement durant les époques du pouvoir temporel. L'Etat
totalitaire va bien au-delà du césaro-papisme, car il embrasse l'économie entière du pays. A
la différence du Roi-Soleil, Staline peut dire à bon droit: la Société c'est moi!" (Claude Le-
fort, "La logique totalitaire" in: Lefort 1981: 88, voir aussi p. 127).
Il Lefort 1986: 22.
12 Voir Lefort 1981: 102.
13 Et l'auteur de poursuivre: "A la limite, l'entreprise de production, l'administration, l'école,
l'hôpital ou !'institution judiciaire apparaissent comme des organisations spéciales, subor-
données aux fins de la grande organisation socialiste. A la limite, le travail de l'ingénieur,
du fonctionnaire, du pédagogue, du juriste, du médecin échappe à sa responsabilité et se
voit soumis à l'autorité politique. Enfin c'est la notion même d'une hétérogénéité sociale
qui est récusée( ... )" (Lefort 1981: 99s.). Ken Jowitt (1992: 127) utilise à cet égard, mais
dans une autre approche, le terme "oikos" pour décrire une "social configuration in which
the political, economic, and social dimensions of society are not institutionally differenti-
ated or conceptually delineated in private/public terms. Obviously the Soviet Union is not
literally organized as a 'household'. However, its political-economic organization does
formally approximate that of an oikos."
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 187

La critique du concept de totalitarisme se tourne à la fois contre une con-


ception basée sur l'ambition totalitaire, jugée essentialfste, et contre l'aspect
empirique ou phénoménologique du totalitarisme. 14 Si la première approche est
jugée comme étant hors catégorie, non pertinente ou non mesurable dans la
perspective des sciences sociales, la deuxième est, quant à elle, qualifiée
comme dépassée par les faits et l'évolution en URSS. Nomen est omen! Cette
critique, formulée notamment par les tenants de l'école dite révisionniste de la
soviétologie, renvoie, bien entendu, aux tâches aveugles de l'approche révi-
sionniste, qui ne voit de la réalité rien de plus que ce que ses constructions em-
pruntées à la théorie des acteurs ou aux divers modèles pluralistes lui
permettent de voir. Ce sont les catégories conceptuelles du révisionnisme qui
ne lui permettent pas de voir que le totalitarisme ne peut pas être défini en pré-
sentant le "système" communiste uniquement comme problème des acteurs
impliqués, de leurs interactions et du leadership change. Une théorie polito-
logique ainsi réductrice rencontre à son tour la critique d'une philosophie poli-
tique saisissant le totalitarisme et son langage à la fois à partir d'une théorie de
la modernité et d'une théorie de la démocratie. 15 Et elle rencontre certainement
aussi la critique d'une théorie sociologique qui part d'une théorie de la société
moderne qui distingue les descriptions de cette société et les structures réalisées
sous la forme de contextes de communication séparés et autonomes.

Changement et totalitarisme

Dans sa réalisation pratique, le totalitarisme est inséparable de l'ambition, de la


description totalisante. L'approche révisionniste n'est en mesure d'intégrer
dans sa perspective ni l'aspect du projet totalitaire, ni l'interdépendance de ce-
lui-ci avec un design organisationnel justifiant sa qualification en termes tota-
litaires. Il n'y a pas de pratique totalitaire sans projet totalitaire. En tenant
compte de la grande obsession de l'approche révisionniste, à savoir le change-
ment politique en URSS, qui aurait permis de rejeter le modèle totalitaire, il y a
donc une double distinction à faire: d'une part, celle de l'ambition totalitaire et
de la réalisation du projet totalitaire dans le temps, d'autre part, celle de la dif-
férence entre l'architecture du "système" et les adaptations et changements de

14 La distinction entre définitions phénoménologiques et définitions essentialistes a été établie


par Benjamin Barber. Voir références in Rigby 1990: 132 et Hassner 1984: 36. Voir aussi
Bence/Lipset 1995.
15 Pierre Hassner (1984: 36) note que "sans doute le politologue ne peut-il reconnaître que
différentes formes d'autoritarisme et la notion de totalitarisme ne prend-elle son sens,
comme l'indique Lefort, qu'à travers une théorie de la démocratie et des droits de l'homme
et, faudrait-il ajouter, à travers une théorie des rapports entre langage et société, ou entre
philosophie et politique."
188 CHAPITRE?

celui-ci, y compris les tentatives de réforme du régime. En faisant abstraction


de la première, on passe aussi sous silence la deuxième.
En partant de ces distinctions, on se rend compte que la soviétologie révi-
sionniste16 confond, comme Lefort l'a remarqué à juste titre, le principe et le
fait.17 Elle confond l'ambition totalitaire du parti unique avec la réalité sociale
complexe, divisée et conflictuelle. 18 Il y a un invariant du totalitarisme 19- au
niveau de l'ambition et au niveau structurel - qui doit être distingué de ce qui
relève du changement ou de l'évolution du "système". Autrement dit: faire
abstraction de l'ambition totalitaire, c'est prendre des changements quantitatifs
pour le changement qualitatif du "système", et méconnaître la structure même,
sui generis, de celui-ci.20 De même, en réduisant le totalitarisme à un
"système" statique, immuable et terroriste - la définition classique du totalita-
risme phénoménologique -, on aboutit à la conclusion que, du fait que la réalité
soviétique change, se modernise ou révèle des transformations du caractère
répressif du régime, celui-ci et le "système" mis en place par lui ne peuvent
plus être compris avec le modèle du totalitarisme. Il est vrai que toute évolution
sociale se répercute aussi sur les structures politiques et les possibilités et mo-
dalités d'action d'un régime donné, tout comme les changements au niveau du
leadership ont aussi des effets sur le fonctionnement et l'autoreprésentation du
système qui peut changer de visage. Mais le point crucial à comprendre dans le
cas de l'URSS, sur leq4el nous insisterons à plusieurs reprises, est qu'il s'agit,
invariablement, au delà du changement dans les stratégies d'autolégitimation
du régime soviétique, d'une expérience politique dirigée contre son environ-
nement social, contre des processus de différenciation et de modernisation au-
tonomes, non contrôlés, non canalisés ou non instrumentalisés par le design
organisationnel de l'Etat-parti. L'effondrement du communisme confirmerait a

16 Pour un survol de la controverse entre tenants de l'école totalitaire et tenants de l'école dite
"révisionniste" voir Werth 1993: 127ss., avec références notamment à Jerry Hough, Moshe
Lewin, Stephen Cohen ou encore Sheila Fitzpatrick. Voir aussi la présentation géné~ale des
différents courants in Hermet (éd.) 1984. Pour les critiques spécifiques du modèle totalitaire
voir notamment !-,ewin 1991: 2ss, Janos 1986: 103ss, Rigby 1990 (1973): 130ss, Cox 1992:
54s.
17 Voir Lefort 1990: 8.
18 Voir les différences de conception concernant le totalitarisme dans les approches françaises
et américaines. Voir les articles dans Hermet 1984(éd.), Almond/Roselle 1993 (éd.) et
Konn 1992. Voir aussi Bence/Lipset 1995. On retiendra surtout les "clivages" conceptuels
séparant la soviétologie dite "révisionniste" et la pensée politique en Europe de 1'Est à par-
tir du concept de totalitarisme. Voir la littérature retenue par Rupnik 1984. Martin Malia
(1992b: 102) trouve, lui aussi, dans les approches des auteurs dissidents de l'Europe de
l'Est, les contributions fondamentales à la redéfinition du totalitarisme comme modèle his-
torique et dynamique.
19 Voir Hermet 1984: 137.
20 Voir Malia 1992b: 102 et Rupnik 1984: 56.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 189

contrario l'observation de l'approche révisionniste ou pluraliste selon laquelle


une structure totalitaire ne peut, dans le long terme, se maintenir de manière
contre-factuelle au sein d'une société orientée - même en URSS - de plus en
plus vers des principes de régulation sociale autres que ceux représentés par le
pouvoir politique sous forme de chaînes de commandement hiérarchiques ou
du schéma en haut/en bas. Le "système" s'est effondré en raison de son in-
adaptation et non pas parce qu'il ne pouvait plus, comme la soviétologie le pré-
conise, être considéré comme totalitaire. Dans ce cas, il n'y aurait pas eu
effondrement, mais tout simplement réformes et transformations d'un régime
non totalitaire au sein d'un système politique permettant le changement.
Dans cette perspective, on se rend compte que la soviétologie révisionniste,
dans ses approches dites empiriques, ne dissout pas uniquement le totalitarisme
dans une réalité d'élites plus ou moins pluralistes, où les points de repère du
"système", de sa fermeture, de son exclusivité, de son ambition de pilotage,
etc., ne sont tout simplement plus visibles. Sa critique du concept de totalita-
risme montre surtout qu'elle ne dispose pas de concepts suffisamment précis
qui lui permettraient de distinguer le régime, le "système soviétique" et le sys-
tème politique, avec leurs moyens d'action, par rapport à l'environnement so-
cial, la société dont ils font partie. Elle aurait pu se rendre compte que la
description de structures politiques en termes totalitaires ne signifie nullement
que le "système" est à même de maîtriser ou d'englober le tout, la totalité du
social, même s'il revendique la représentation et le contrôle du tout. 21 La tota-
lité sociale est inaccessible et invisible, même pour un régime totalitaire qui
prétend inclure la société socialiste tout entière dans son entreprise tout en
l'excluant en même temps de l'accès au politique! De ce fait, le régime opère
comme s'il se trouvait à l'extérieur, ou au-dessus, des structures sociales, et
peut nourrir l'illusion qu'il contrôle ou pilote les événements. Une telle cons-
tellation n'est pas moins absurde que la supposition selon laquelle le totalita-
risme implique quasiment la connexion de tous les processus sociaux et de
toutes les consciences avec une sorte de centrale politique·.
Le problème de la totalité du contrôle totalitaire ne peut pas non plus être
réglé en renvoyant à l'histoire, donc en temporalisant le totalitarisme et en ré-

21 La perspective historique de Martin Malia (1992b: 102) va dans ce sens: "To be sure, at no
time, even during the worst years of Stalin, was such total control ever in fact achieved.
Nonetheless, such control has been the system's constant aspiration from the beginning of
the party's dictatorship, and such a total order is the ideal type of communism everywhere.
In other words, the system has an essence, a logic, or, ifyou will, a 'genetic code', that is
always present and acting, however much its empirical and historical accidents may vary
from one time and place to another." (Voir aussi Malia 1995a: 26). Dans une même pers-
pective, Hammer (1990: 9) constate lui aussi que "Perhaps the best approach is to think of
totalitarianism as an aspiration rather than a reality. W.S.Allen has suggested that totalitar-
ian regimes are really distinguished by their claim to exercise total control over society. On
close inspection the claim always tums out to be fraudulent."
190 CHAPITRE 7

servant la notion, par exemple, aux phases révolutionnaires et terroristes du


"système". Ainsi fixé et totalisé historiquement, le concept de totalitarisme ne
peut plus être utilisé pour la description des phases post-révolutionnaires nor-
malisées, et procure aux soviétologues l'occasion de discuter la pertinence de
concepts successeurs, comme la bureaucratisation ou la normalisation, suscep-
tibles de pouvoir décrire la configuration soviétique post-totalitaire ainsi que
ses changements. 22 Ce que la branche politologique de la soviétologie identifie
comme transformation des moyens d'action de l'Etat-parti et comme pluralisa-
tion du régime trouve sa correspondance dans l'observation des sociologues
développementalistes selon laquelle la société soviétique est en train de réali-
ser toutes les caractéristiques d'une société moderne, ce qui rendrait inconce-
vable et désuète une description d'un système en changement en termes
totalitaires. L'observation du changement politique et du changement social
mène donc à l'abandon du modèle totalitaire. Ajuste titre, si l'on réduit le con-
cept à un tout figé, rendant impossible tout changement autre que celui pris en
charge par le parti unique (critique du totalitarisme dit phénoménologique). A
juste titre aussi, si l'on exclut du champ d'observation dit empirique la visée
totalisante du "système" (critique du totalitarisme dit essentialiste).
A ceci, on peut d'abord répondre en disant qu'à moins de confondre
l'évolution des structures politiques avec les transformations des structures so-
ciales, la description du système de l'Etat-parti en termes totalitaires et comme
structure politique fermée n'implique pas que celui-ci soit à même d'empêcher
l'évolution sociale ou le surgissement de nouveaux acteurs sociaux ou de diri-
ger les systèmes sociaux dans la bonne direction. En d'autres termes, cela n'a
aucun sens d'appliquer la notion de totalitarisme à la société.23 De même, et
inversement, la fermeture politique - fermeture dans le sens de l'exclusion de
thèmes, conflits et acteurs non-conformes au parti, de la communication politi-
que - ne signifie nullement que le "système" soit à l'abri de ce qui se passe au
sein la société dont il fait partie. Le caractère menaçant ou répressif du
"système" petit changer et être perçu plus ou moins fortement au sein de la po-
litique et dans l'environnement social, selon les domaines fonctionnels concer-
nés, ou dans le temps, selon l'état de modernisation ou de développement du
pays, qui peut inciter le régime à adapter ses instruments d'action et de contrôle
à un nouvel environnement.

22 Voir Von Borcke/Simon 1980: 143.


23 A moins qu'on ne définisse la société totalitaire dans le sens de Agnes Heller (Paetzke
1986: 114), qui la conçoit comme société dans laquelle toute forme de pluralisme (par
exemple économique ou culturel) est illégalisée, ceci contrairement à une domination tota-
litaire où c'est le pluralisme politique qui est considéré comme illégal. Dans cette perspec-
tive, on peut considérer l'évolution en Hongrie, dans les années 1970 et 1980, comme
"détotalitarisation" de la société dans les conditions d'une domination totalitaire du type
soviétique.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 191

Peut-on alors conclure que le régime a perdu sa qualité totalitaire? Une telle
conclusion passerait sous silence le fait que le régime soviétique, pratiquement
jusqu'à son effondrement, n'a jamais abandonné l'exclusivité de sa prétention
de représentation du peuple soviétique, sa conception moniste et unitaire du
pouvoir, tout comme il n'a jamais cessé de concevoir la société comme une
unité devant être dirigée et organisée. II s'agit d'un régime en quête de totalité.
L'essentiel ne se trouve donc pas dans l'observation de l'existence d'un certain
pluralisme, de conflits, de développements et changements indéniables au ni-
veau du leadership, mais dans le fait que le "système" ne peut et ne veut recon-
naître ni l'idée d'une politique comme contexte de communication conflictuel-
le corollaire du conflit politique étant par définition l'existence d'une opposi-
tion institutionnalisée -, ni les autres rationalités et acteurs sociaux dans leur
autonomie et en tant que défis politiques ou comme sources potentielles de
thèmes, demandes et conflits politiques. 24
Dans ce sens, une présentation du totalitarisme comme type idéai25 ne con-
tribue pas vraiment à la précision du problème, dès lors qu'il ne s'agit pas de
mesurer l'écart entre le modèle d'un totalitarisme pur ou extrême et la réalité,
mais de disposer d'une notion qui permette de décrire une sémantique et les
structures politiques correspondantes qui, dans leur autodescription et
l'architecture organisationnelle, manifestent des visées justifiant une qualifica-
tion en termes totalitaires. Si l'on veut utiliser la notion de type idéal, il fau-
drait alors l'employer pour désigner la perspective du régime, sa ·quête de
l'ordre total transparent et idéal du communisme qui, elle, doit être distinguée
de ce que le régime peut réaliser ou non sur la base de son programme. Le to-
talitarisme réel n'est pas une variante plus ou moins faible ou déviante d'un
totalitarisme idéal-typique ou in the books. De deux choses l'une: soit le régime
est totalitaire, soit il ne l'est pas, ce qui impliquerait aussi et nécessairement
qu'il ne sera pas non plus de type communiste. E{ c'est à partir de là qu'on se
rend compte que le concept de totalitarisme ne nous mène pas très loin, du
moins tant qu'il n'est pas intégré dans le cadre d'une théorie politique ou,
comme nous le proposons ici, dans une théorie sociologique qui fait la part des
choses en mettant à disposition les notions et distinctions permettant de décrire
les structures sous-jacentes de l'entreprise soviétique. Nous résumons ces as-
pects en décrivant les contours du phénomène totalitaire à partir de la prise en
compte de l'autodescription du régime dans les termes de l'ambition exclusive
du communisme, des modalités de la gestion du "système" de la société organi-

24 Willke (1986: 462) voit dans la négation de la différenciation fonctionnelle de la société la


"tragédie de l'Etat totalitaire". Le terme "tragique" peut par ailleurs être utilisé pour carac-
tériser les modalités de l'autodescription des pays socialistes, à savoir en termes de
"sociétés tragiques". Voir Bude 1993.
25 Voir Hassner 1984: 33.
192 CHAPITRE 7

sée qui changent dans le temps, et de la confrontation-superposition de ces


structures politico-administratives aux divers contextes sociaux, établis dans les
régions dominées par l'URSS, et qui varient à leur tour. Ainsi formulé, le tota-
litarisme peut être présenté comme problème qui se manifeste, d'une part, dans
un type particulier de différenciation interne du système politique, et, d'autre
part, à la frontière entre ce dernier et son environnement social, où d'autres
contextes de communication se voient, à des degrés variables, restreints, neu-
tralisés ou instrumentalisés dans leur capacité auto-organisationnelle.
Dans cette perspective, un totalitarisme moderne, ou devenu adulte, peut re-
courir à des moyens de contrôle social autres que violents, plus indirects, plus
sophistiqués, moins visibles, tels qu'ils ont été problématisés par des auteurs
provenant de l'Europe de l'Est. Ces auteurs ont identifié le totalitarisme avant
tout au niveau du langage politique, jugé à partir de la distinction men-
songe/vérité, et de l'implication de la population au sein de la société organisée
sur la base des mécanismes d'inclusion/exclusion et de la généralisation de la
corruption systémique. Là, le totalitarisme est défini comme négation de
l'autonomie sociale, comme instrumentalisation des domaines sociaux ou en-
core comme contrôle politique de la communication publique, du langage, de la
mémoire. 26 C'est dans de telles formulations que se dégage l'anti-modernité du
totalitarisme d'un régime qui, arrivé à sa phase post-terroriste, "normalisée" ou
stabilisée, recourt à des moyens d'action plus adaptés à un environnement à son
tour transformé. Le problème demeure pourtant le même: au niveau de la
communication publique, il s'agit toujours d'empêcher la formulation thémati-
que d'alternatives politiques; au niveau des structures organisationnelles, il
s'agit d'éviter ou de canaliser l'auto-organisation sociale au sein des systèmes
fonctionnels.
Cependant, les possibilités organisationnelles de réaliser ou de maintenir un
système de contrôle à grande échelle ont changé. Après sa révolution indus-
trielle et le grand bond en avant caractérisant sa modernisation de rattrapage,
le régime se trouve confronté, au sein du système politique, à des appareils bu-
reaucratiques sans cesse croissants et de moins en moins contrôlables - les pur-
ges n'entrant plus en ligne de compte -, et surtout à un environnement
infiniment plus complexe, moderne, dans lequel se multiplient les problèmes
potentiellement politiques que l'Etat-parti, en tant qu'adresse et responsable
unique, est censé résoudre par voie administrative. C'est dire aussi que les pro-
cessus de différenciation et de modernisation, dans leurs aspects de mobilisa-
tion, de professionnalisation et d'urbanisation de la population, risquent de se
répercuter au niveau du public de la politique. Dans la sémantique socialiste, ce

26 Voir Rupnik 1984: 52ss. et les références notamment à Heller, Mlynar, Simecka. L'auteur
(ibidem p. 62) situe, lui aussi, la différence entre totalitarisme communiste et dictatures di-
tes autoritaires au niveau de l'intention et non pas à celui du degré de violence.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 193

dernier est censé être inclus de manière paradoxale dans le système politique,
puisqu'en même temps il en est exclu: en tant que peuple soviétique uni, il peut
apparaître comme instance d'acclamation, mais en tant que public, il ne peut
pas se différencier et s'organiser en électeurs, partis politiques, intérêts organi-
sés ou mouvements.
Or, un régime politique comme le régime soviétique, qui ne s'aveugle pas
uniquement par le biais de la pratique de sa théorie mais également par la dé-
différenciation de la représentation politique du public, peut produire sa propre
légitimité par la fiction de l'unanimité de la volonté connue du peuple. II doit,
en revanche, doublement se méfier d'un public qui reste inconnu, puisque non-
identifiable au niveau organisationnel, et par là imprévisible. 27 Ceci est
d'autant plus vrai que toute modernisation, et les problèmes surgissant dans son
sillage de celle-ci, modifient inévitablement et continuellement le rapport en
termes de pouvoir et de légitimation entre la politique et le public, entre gou-
vernants et gouvernés. Le régime peut acheter ou compenser la passivité du
public par le biais de la providence socialiste ou en augmentant politiquement
les chances de consommation. Mais dans la mesure où plus aucune tradition,
mobilisation idéologique ou performance économique ne garantit la plausibilité
de la promesse socialiste incarnée par le parti unique, le régime se voit con-
traint de s'assurer la loyauté passive du public par la multiplication des méca-
nismes de contrôle qui n'opèrent plus essentiellement par la répression direc:te,
mais surtout à travers le "système" de la société organisée. Il faudra attendre les
crises économiques et politiques des années 1980 pour que le pouvoir soviéti-
que se rende compte que son design organisationnel ne lui permet plus de ré-
soudre ses problèmes, et qu'il admette une ouverture partielle du système
politique, dans le sens d'une redifférenciation du public et, par là, également de
l'espace public de la communication politique sur la base de la liberté associa-
tive et de la liberté du choix des thèmes politiques. C'est la dynamique ainsi
mise en marche qui conduira le régime à la dérive et finalement à l'abandon de
son dernier rempart totalitaire, à savoir sa prétention exclusive à la représenta-
tion politique et sociétale. Abandon suivi de l'effondrement inévitable, qui ne
consacre que ce que les participants plus ou moins involontaires du "système"
savent depuis longtemps, à savoir la visibilité croissante de la contingence de
l'Etat-parti, le fait que ses défaillances continues dévoilent l'absurdité du
"système" et de ses prétentions, renvoyant ainsi à sa possible disparition et à la
possibilité pensable de la réalisation d'alternatives politiques modernes.

27 Eisenstadt (1973: 75) a mis l'accent sur le fait qu'un régime totalitaire ne peut pas
"compter" sans autre avec la passivité du public: "Unlike the rulers of traditional regimes
the rulers of the totalitarian regimes cannot take the political passivity and/or traditional
identification of their subject for granted and are even afraid of such passivity - just be-
cause such passivity may become in these systems a potential focus for the crystallization
of the potential political power of the citizens."
194 CHAPITRE?

Le pilotage totalitaire comme catalyseur de la dérive du système

En fin de compte, un régime communiste ne peut abandonner sa prétention de


pilotage et de domination exclusive sans abandonner en même temps sa raison
d'être socialiste. Le "système" a été créé sous le signe de l'irréversibilité, d'un
horizon indépassable, fait non pas pour permettre le changement ou rendre pos-
sible des sorties, mais pour durer. 28 Le changement, dans ce "système", n'a que
le sens que lui donne le régime, à savoir changement dirigé et canalisé. 29 Dans
la perspective du régime, il est même dépourvu de sens à partir du moment où
le régime estime être arrivé dans le havre de la société socialiste. Pour les ob-
servateurs extérieurs à de telles descriptions, se pose alors la question de savoir
comment désigner les changements dans le socialisme réel, dès lors que celui-ci
se présente lui-même comme état définitif, comme l'acquis d'un ordre post-
révolutionnaire qui ne demande plus qu'à être géré par voie administrative. Là
encore, la confusion pratiquée par la soviétologie du "système" avec le régime
et le système politique, du changement politique avec les transformations des
structures sociales, où encore la confusion de ce qui est politiquement contrôla-
ble avec ce qui ne l'est pas, n'a guère contribué à la précision des évolutions
dans l'URSS post-révolutionnaire.
Nous tenons à mettre l'accent sur un autre aspect du changement. Un sys-
tème politique moderne a ceci de particulier qu'il peut admettre le changement
et les conflits du fait qu'il est lui-même basé sur un principe dynamique, à sa-
voir l'échangeabilité institutionnalisée des positions gouvernementales et ad-
ministratives. Le changement et les restrictions imposées à la politique
impliquent la temporalisation d'un changement constitutionnel par l'alternance
ou, le cas échéant, par le changement de régime sur la base d'un changement de
la constitution, changement qui est, à son tour, juridiquement conditionné.
Dans ce sens, le système politique soviétique ne représente pas un système po-
litique moderne normal, permettant le changement de régime ou tout simple-
ment l'alternance. Sous cet angle, on peut conclure que le concept de
totalitarisme contient effectivement un modèle de changement du commu-
nisme, un modèle de son effondrement à partir du moment où il renonce au
contrôle politique de la communication publique et à l'exclusivité de son statut
supérieur au sein de la société. La notion d'irréversibilité du communisme est

28 Voir Lefort 1990: 9; Revel 1992: 22, 130. Voir aussi Linz dans l'épilogue de Hermet (éd.)
1984: 244, où l'auteur observe que le "critère essentiel est celui de la possibilité de trans-
formation ou de l'irréversibilité du régime." Dans ce sens, et avec la même référence, Di
Palma 1991: 52. Une distinction qui implique aussi la question de savoir si le changement
dans des régions dominées par des régimes totalitaires peut être envisagé autrement que par
leur renversement suite à la défaite dans une guerre. Voir à nouveau Linz in Hermet (éd.)
1984: 244 et Eisenstadt 1973:84.
29 Voir Eisenstadt 1973: 83.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 195

tout à fait pertinente: demander à un régime communiste de s'adapter ou de


s'ouvrir, c'est lui demander de passer de l'irréversible au réversible, donc
d'envisager son éclatement, sa disparition. 30 Autant dire qu'un tel régime
n'acceptera pas des réformes susceptibles de mettre en cause les piliers même
de son "système".
Le communisme s'est effondré par le biais de la voie de réformes dites in-
évitables qui étaient censées rester maîtrisables, c'est-à-dire sans déclencher
l'érosion et la destruction des bases constitutives du "système". 31 Or, c'est ce
qui s'est passé. Une précision de ces observations permet de tirer profit de
l'aspect dynamique du modèle du totalitarisme, qui prévoit une réaction en
chaîne destructrice à partir du moment où le parti unique renonce à une des
pierres angulaires de son édifice. Rasma Karklins propose, dans ce sens, une
analyse de l'autodestruction du système communiste à partir de cette logique
intrinsèque du totalitarisme.32 Ainsi, la force explicative du concept de totalita-
risme, qui est présenté dans son aspect de la réalisation du contrôle top-down,
se montrerait au moment où certaines parties du régime entament une libérali-
sation qui pose la question des limites systémiques de réformes politiques et
économiques susceptibles de mettre en cause l'architecture du "système". 33 Car
les réformes économiques et politiques représentent, par définition, des exerci-
ces de décentralisation et de différenciation, qui sont susceptibles de mettre en
cause l'emprise de l'Etat-parti sur l'économie et la vie politique, minant ainsi

30 Voir surtout Revel 1992: 48lss.


31 Voir Werth 1993: 132, l'auteur se posant la question de savoir si " .. L'échec de laperestroi~
ka, l'impossibilité de réformer le régime de l'intérieur, l'implosion de l'Union soviétique
n'ont-ils pas démontré que le pays était effectivement un 'système', où tout se tenait, où les
réformes produisaient un effet d'avalanche - l'idéologie jouant en effet un rôle majeur de
ciment de l'ensemble - et non pas un régime 'comme les autres'."
32 Pour Karklins (1994: 30) "The logic of totalitarianism is one of system coherence. The
diffusion of contrai in one area could not but trigger changes in other areas. This argument
puts the standard critique of the totalitarian mode! on its head: while it is true that the
mode! is constrained in explaining change as long as ail system traits are in place, it also
implies that radical change will follow if one or more system traits are undermined. Thus
totalitarianism contained the seeds of its own demise. The mode! explains why the old re-
gime continued to disintegrate once initial steps were taken. It also suggests that pre-
Gorbachev adjustrnents in regime policy were not truly systemic." Le rapport entre recon-
naissance croissante par le régime de l'autonomie du social et dissolution du "système" to-
talitaire est aussi précisé par Damus (1991: 12, 300 et 361ss.). Voir également Robinson:
174. Quelques années plutôt, en 1988, Walter Connor (1988: 11) pouvait encore, dans sa
critique du modèle totalitaire, arriver à la conclusion contraire: "The totalitarian mode) (or
'totalitarianism' as a description of things) included no seeds of its own destruction. More
like a perpetuum mobile, it could not account for how the USSR emerged from totalitari-
anism into something 'less.' The system 'adapted': it did not founder."
33 Voir pour cette problématique p. ex. Aslund 1989.
196 CHAPITRE?

les principes organisationnels qui le caractérisent et qui lui ont assuré le con-
trôle social à travers l'exploitation inflationniste de la ressource pouvoir. 34
Le dilemme auquel se voit confronté un "système" totalitaire, une fois qu'il
a conquis le pouvoir et construit la société organisée, est bien connu. Il ne peut
maintenir son emprise sur la société que par la contrainte, mais en même temps
il se rend compte que même la société socialiste ne marche ou ne progresse pas
par la contrainte. Le "système" ne supporte ni le gel de la stagnation ni le dégel
de la réforme. Il avance en quelque sorte selon une logique d'un stop and go.
Stanislav Lem, qui a envisagé dans les années 1950(!), la possibilité d'un ef-
fondrement du "système" socialiste à partir d'une théorie de l'oscillation, voit
ici la faute de construction du "système soviétique". Celui-ci ne peut se stabili-
ser qu'en oscillant continuellement dans ses réactions entre répression
(fermeture) et réforme (ouverture), des états qui marquent autant de seuils de
tolérance par rapport à l'oscillation autodynamique de son environnement so-
cial, concernant les perturbations induites par le "système" lui-même, ses plans,
ses échecs, les corrections continues des objectifs de production, etc., tout au-
tant que les déviations et fluctuations non-contrôlées dans les différents domai-
nes sociaux. 35
L'oscillation autogénérée du "système" renforce les déviations, les diffé-
rences par rapport à l'état recherché, et, de ce fait, la nécessité de corrections de
la direction, de la ligne, qui cherchent à diminuer la largeur de bande des fluc-
tuations et déviations sociales, afin d'éviter la dérive et de sauver le "système".
Il en résulte une fluctuation plus ou moins forte des réactions du régime, qui
prétend être le centre de pilotage du "système" face à l' autodynamique de ce
dernier. Stagnation et réformes ne forment que les modalités des réponses d'un
"système" qui ne peut tenter de résoudre le problème de sa stabilité que dans
son centre, c'est-à-dire au sommet de la hiérarchie. Il n'était cependant pas né-
cessaire d'attendre l'effondrement du socialisme pour montrer aux observa-
teurs, de l'extérieur et de l'intérieur du "système", que l'organisation du
changement par des cycles conjoncturels de réformes limitées ou de révolutions
"par en haut" (dégel), suivies de nouvelles phases de stagnation répressive, ne
pouvait fonctionner à la longue. 36 Toute intervention politique, qu'elle vise la
réforme ou la restauration répressive, augmente la dérive du "système", dès lors
qu'elle modifie nécessairement les réactions au sein et dans l'environnement de

34 Voir Linder 1989.


35 Voir pour cette théorie de l'oscillation Lem 1980:l 79ss, 226, 233 et 239ss.; 1992: 83ss.
Martin Malia (1995a: 470) parle à son tour d'une "logique à long terme du régime soviéti-
que: elle s'inscrit dans l'oscillation permanente du système entre communisme 'dur' et
'mou', entre 'communisme de guerre' et NEP, nécessaire au pays pour reprendre ses forces
avant de passer au cycle suivant de mobilisation socialiste.", une logique qui serait aussi
sous-jacente à la perestroïka de Gorbatchev.
36 Voir nos observations sur les retards de modernisation infra p. 262.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 197

celui-ci, modifiant aussi les conditions des interventions suivantes. La déviation


renforce la déviation. 37 L'environnement social, que le "système" traite
comme s'il faisait partie du système politique, réagit, à son tour, aux tentatives
de pilotage du centre, ce qui déclenche de nouvelles réponses du régime. En
cherchant donc à rectifier le tir et maîtriser l'évolution sociale, celui-ci multi-
plie à la fois les retards et les changements de direction de ses réponses.
Tout système social ne peut évoluer qu'en conjuguant l'ordre et le désordre.
Or, dans les conditions d'un "système" socialiste, qui prétend pouvoir concen-
trer au niveau politico-administratif la régulation des parts d'ordre et de désor-
dre admises au sein de ce qu'il considère comme société socialiste, la
dynamique sociale est perturbée par l'obsession d'ordre d'un système artificiel
qui ne peut admettre le désordre que dans la mesure où il contribue à consolider
l'architecture du "système". Ce que le régime ne comprend pas, c'est que tout
ordre renforce le désordre, de même que le désordre engendre un nouvel état
d'ordre. 38 Mais au lieu d'admettre la déviation comme principe constitutif des
mécanismes d'autoreproduction de la société moderne et de ses systèmes fonc-
tionnels, l'entreprise soviétique, qui se réalise pourtant au sein même de cette
société, est fondée sur le contrôle politique des déviations et des changements.
En conséquence, l'architecture qui en résulte inverse les rapports entre stabilité
et instabilité au sein du "système". Celui-ci ne peut pas se définir à travers une
stabilité dynamique basée sur l'instabilité inévitable et incontrôlable des struc-
tures sociales. En étant fixé essentiellement sur le pôle de la stabilité
(politique), le "système" se définit quasiment à partir du refus de l'instabilité,
refus confirmé par son caractère de contrainte et sa sémantique fixée sur la dé-
viation (inclus la déviance!). C'est là que se manifeste, d'ailleurs, le caractère
artificiel de la construction socialiste, qui risquerait sans cesse de disparaître si
elle admettait la mise en cause de la fiction d'une société socialiste politique-
ment intégrée.

37 Le terme déviation accentue l'agrandissement d'une différence, de la distance entre la


direction choisie et la direction réelle, différence que la correction de la ligne par un centre
de pilotage est censé réduire. Le terme est donc plus précis que celui de changement. Voir
encore une fois nos remarques supra p. 160.
38 Michel Heller (1990: 238) observe à ce sujet que "dans le système social, comme en physi-
que, la tendance naturelle est celle de l'entropie, du désordre croissant. Plus une société est
organisée, plus il faut dépenser d'énergie sociale à maintenir l'ordre, et plus il faut d'ordre
pour obtenir cette énergie sociale. Dans le système totalitaire, chaque composante, chaque
cellule vise à reproduire le système tout entier, vise au pouvoir total. L'énergie sociale, uti-
lisée pour organiser l'ordre au sein de la cellule, ne va pas jusqu'au centre. Dans les années
de la 'stagnation brejnévienne', les 'cellules' - Gosplan, ministères, premiers secrétaires de
républiques, secrétaires de comités de régions et de districts - prennent de plus en plus de
pouvoir. ( ... ) Le totalitarisme mür débouche sur un affaiblissement du pouvoir central. Le
système évoque de plus en plus un dinosaure: les impulsions du centre ébranlent de plus en
plus difficilement les puissants organes du monstre."
198 CHAPITRE?

D'un autre côté, le "système" ne peut se stabiliser et se présenter comme


entité vivable que dans la mesure où il introduit, au sein de ses structures artifi-
cielles et donc structurellement instables - celles-ci étant ce qu'elles sont, sim-
plement sur la base d'une négation répressive idéologiquement motivée et
justifiée de l'autonomie du social-, les différences et les logiques exclues, telle
qu'elles sont symbolisées par les périodes de réformes plus ou moins réelles,
partielles ou interrompues. De ce fait, un système artificiellement (politique-
ment) stabilisé risque toujours de se déstabiliser, donc de perdre son caractère
de "système" totalitaire et par là son pouvoir, à partir du moment où il cherche
à réaliser des réformes qui risquent de devenir incontrôlables. Tout retrait,
même partiel, du contrôle politique de la communication publique et de la vie
organisationnelle dans les divers domaines sociaux libère et met en marche la
dynamique de l'auto-organisation au niveau de la création autonome
d'organisations et de mouvements sociaux et à celui des interactions sociales,
une dynamique qui, à partir d'un certain seuil, ne peut être arrêtée ou restreinte
que par un nouveau gel, par un mouvement dans la direction inverse, l'inflation
du pouvoir et de la contrainte. Or, dans des conditions sociales modernes et
modernisées, les conditions et chances de succès du pouvoir politique changent
à leur tour. Les impératifs fonctionnels de la société, qui brisent les digues de
l'encadrement politique, privent le pouvoir politique et ses moyens de con-
trainte de son objet et de son efficacité, tout en renvoyant à l'absurdité d'une
entreprise de contrainte dont les instruments d'observation n'arrivent pas à
fournir de descriptions adéquates et suffisamment complexes de l'environne-
ment social dans lequel le "système" est censé opérer.
En résumant ces observations, nous pouvons donc dire qu'une entreprise fi-
nalisée comme le socialisme soviétique, opposant sa finalité au reste du monde,
programme à l'avance sa dérive vers quelque chose de différent, vers des états
qui laissent entrevoir la possibilité de l'effondrement du "système". Celui-ci
s'établit comme déviation planifiée de la société moderne, éliminant sur sa
route la déviation de la déviation officielle. Ce faisant, le "système" s'excite en
quelque sorte toujours plus, en engendrant le processus autocatalytique de dif-
férenciation sociale déviante: réactions politiques, réactions de l'environnement
transformé, nouvelles corrections de la direction politique, etc., processus qui
sera renforcé par des processus plus globaux de modernisation et de différen-
ciation entraînant à leur tour le "système" sur la pente glissante des réformes.
La reconnaissance croissante de l'inévitabilité des réformes traduira celle de
l'autonomie du social, des domaines fonctionnels. Et reconnaître l'autonomie
d'un système fonctionnel, c'est admettre d'autres descriptions de la société et
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 199

d'autres lois que celles préconisées par l'idéologie et la bureaucratie du parti


unique. 39
Nous complétons cette description des aspects totalitaires du "système" en
revenant encore une fois au problème des degrés de réalisation du totalitarisme.
Car avant toute réflexion sur le potentiel de changement du totalitarisme, il
s'agit de reconsidérer ce concept dans la perspective sociologique d'une théorie
de la société moderne. Et c'est là que nous obtenons les points de repère per-
mettant de voir que le totalitarisme n'affiche pas uniquement le programme de
sa propre destruction au niveau de l'architecture d'un système hiérarchique qui
risque d'être déstabilisé à partir du moment où le régime cède du terrain dans
ses prétentions de contrôle. Indépendamment de cette perspective (élitiste) pro-
blématisant les conditions du contrôle top-down du changement social, il y a
lieu de poser le problème du totalitarisme en termes de compatibilité avec les
structures de la société moderne. Là aussi se manifestent des échecs program-
més à un niveau de complexité autre que celui d'une perspective orientée sim-
plement sur des élites et les acteurs d'un système.
Il n'est pas satisfaisant sur le plan analytique de rappeler qu'historiquement,
le totalitarisme ne s'est jamais réalisé entièrement, ou qu'il n'a jamais vraiment
exercé un contrôle total, puisqu'une telle observation implique l'idée qu'il au-
rait pu se réaliser, s'il l'avait voulu. Dans une perspective plus sociologique, on
se rend compte que le totalitarisme soviétique ne contient pas uniquement sa
propre impossibilité au niveau de son expression dans les modalités de
l'exercice du pouvoir politique, mais déjà à celui des descriptions et des objec-
tifs communistes. On peut certes réduire cette impossibilité à l'extravagance et
à la démesure des objectifs. 40 Nous préférons situer le problème au niveau des
distinctions, distinctions établies, en l'occurrence, par un régime communiste
qui, tout en ayant les moyens de pouvoir réaliser un programme léniniste, se
voit rapidement confronté au fait que sa "théorie en action" ne change pas uni-
quement la réalité, mais également le programme et le régime: la théorie en-
gendre et renforce la mise en cause de la théorie, donc des descriptions
alternatives ou opposées.

39 Raimund Dietz (1990: 421) parle d'une "poussée évolutionniste" sous-jacente aux réformes
du socialisme soviétique: "The evolutionary thrust derives its force from the contradiction
between the functional requirements of a modem society and the Soviet system as a com-
mand economy: not only does the Soviet socialist system run increasingly into contradic-
tion with these requirements, it is from the outset at loggerheads with the functional
contexts of a modem society. To survive, it was obliged to make concessions to society,
which, from the beginning, called its basic assumptions in question". Voir nos observations
supra p. 195.
40 Voir Pipes 1993: 244 se référant à Hans Buchheim pour lequel "It is the totalitarian essence
that the goal is never reached and actualized but must remain a trend, a claim to power".
200 CHAPITRE 7

Une description totalitaire de la société opère par définition au sein de la


société moderne. Si tel n'était pas le cas, elle ne serait tout simplement pas pos-
sible comme telle, c'est-à-dire comme perspective parmi d'autre dans une so-
ciété polycontexturelle. Autrement dit, elle n'est possible que dans 1,me société
moderne qui ne dispose plus d'un sommet politico-normatifreprésentant le tout
de la société politique comme ordre naturel incontestable. Une description to-
talitaire réactualise l'ontologie traditionnelle sous la forme d'une philosophie
de l'histoire érigée en vérité scientifique immunisée. En partant de la valeur
absolue de son objectif de transformation de la société, elle doit néanmoins
opposer cette fmalité de manière contrefactuelle à son environnement social,
aux différences établies, à d'autres descriptions. Elle doit gérer l'introduction et
l'établissement de ses propres descriptions au sein de l'espace social contrôlé,
et elle se rend compte alors que la réalité transformée par la théorie engendre,
malgré le contrôle politique des contextes de communication stratégiques,
d'autres réalités et distinctions que celles préconisées par la théorie.
L'intelligibilité et la clarté des rapports sociaux recherchées par le régime
soviétique sont aux antipodes de la complexité et de la multitude des contextes
de communication qui caractérisent la société moderne. 41 Un régime totalitaire
peut prétendre contrôler et piloter l'évolution sociale dans la mesure où il a le
pouvoir de fermer les frontières territoriales de son "système" et d'organiser la
société comme un quadrillage. Mais ni cette description ni le "système" ne
coïncideront avec la totalité des structures sociales, même avec celles, organi-
sées, du communisme. L'autodynamique de ces structures n'est pas un pro-
blème d'ordre technique, comme le régime soviétique l'a prétendu; elle se
présente, au contraire, comme complexité non maîtrisable qui ne peut pas être
exclue. Les réalités modernes sont présentes, à la fois comme structures et
comme problèmes de pilotage , de mise en oeuvre ou résistance du réel.
Il y a d'abord le fait que la société organisée du communisme produit ses
propres problèmes d'ordre organisationnel. Ses plans et politiques engendrent
toujours d'autres réalités que celles qui étaient prévues. Toute bureaucratisation
de la vie sociale doit compter sur des effets dits imprévus, et surtout sur la ré-
sistance des structures sociales à transformer. 42 Et ses organisations trouvent
toujours d'autres canaux de communication que les canaux officiels pour se
dérober à la mainmise des échelons supérieurs. L'architecture même d'un sys-
tème extrêmement hiérarchisé tel que le "système soviétique" est incontrôlable,

41 Voir Murphy 1989: 138 où l'auteur, dans sa discussion de la théorie politique de Claude
Lefort, observe, lui aussi, que "there is no unimpaired clarity, no univocality, no unambi-
guous intelligibility in complex societies. The Western model of dividing society into rela-
tively autonomous, differentiated spheres is a practical admission ofthis .. ".
42 Rares sont les soviétologues qui posent le problème à ce niveau. Voir Lewin 1989: 50 qui
met l'accent sur le fait que même le stalinisme n'arrivait pas à maîtriser le cours et la com-
plexité de l'histoire.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 201

sans parler de toutes ces structures qui surgissent dans le sillage de la société
organisée, à savoir les secteurs dits informels, parallèles de la deuxième société.
D'un autre côté, à ces problèmes concernant la complexité organisationnelle se
superposent les impératifs des systèmes fonctionnels, des problèmes de com-
munication spécifiques de la société moderne que l'entité URSS ne peut pas
ignorer, ne serait-ce que parce que toute idée de modernisation est tributaire
matériellement des solutions aux problèmes préconisées dans les systèmes cor-
respondants, que ce soit la science, la santé, l'éducation ou la politique.
Donc, ce que nous pouvons voir c'est un pouvoir totalitaire qui cherche à
venir à bout de lui-même sans pouvoir y arriver. On serait tenté de dire qu'il se
fait piéger par ses objectifs, mais aussi par les moyens de pouvoir qu'il a choi-
sis, par la démesure et l'autonomisation de ces derniers, qui confronteront ré-
gulièrement le régime à la question de savoir comment débloquer une société
politiquement bloquée ou - autrement dit - comment réformer un "système"
qui n'est devenu ce qu'il est que par le fait de son projet totalitaire. Ce dernier
point renvoie à un autre problème crucial, auquel tout régime totalitaire se voit
confronté, avant et indépendamment de toute réforme censée sauver le régime
in extremis: il concerne le fait qu'un recours trop fréquent du pouvoir politique
à la contrainte use rapidement ce pouvoir tout en contribuant à la naissance et à
l'établissement de ce que les moyens d'action du régime totalitaire sont censés
éliminer, à savoir des différences, des structures informelles, des réseaux de
pouvoir alternatifs, la non-application des programmes politiques. Sous cet an-
gle, on pourrait écrire toute l'histoire de l'URSS comme une lutte continue
contre les échecs programmés de la mise en oeuvre des programmes d'action
étatiques qui, surtout à l'époque de l'industrialisation, ne peuvent être imposés
que par la contrainte, voire la terreur, ce qui ne signifie pas pour autant que
l'objectif des plans pouvait être atteint. 43
Ce qui est enjeu ici, c'est l'effectivité du pouvoir, plus précisément le rap-
port entre pouvoir, sanctions et contrainte. Dans sa réflexion sur le totalitarisme
soviétique, Edgar Morin pose le problème en termes d'une dialectique entre
faiblesse infinie et force infinie. 44 La même idée peut être précisée en inver-
sant, avec Luhmann, la formule notoire de· Carl Schmitt sur l'état d'exception,
en désignant de "souverain" non pas celui qui maîtrise l'état d'exception, mais
celui qui empêche la naissance d'un état d'exception. 45 Cette tournure n'est pas

43 Voir Lewin 1989: 49.


44 Voir Morin 1983: 215ss.
45 En regardant de près, on se rend compte que l'agrandissement de l'effectivité du pouvoir
politique et la fréquence du recours à la violence se trouvent dans un rapport inversement
proportionnel. Pour Luhmann "power rests on the fact that there are possibilities, the reali-
zation of which is avoided. The avoidance of sanctions {which are and remain possible} is
indispensable to the functioning of power. Each actual recourse to avoidable alternatives,
each exercise of violence, for exarnple, changes the communication structure in an almost
202 CHAPITRE?

un simple jeu sémantique, elle exprime ce que tout régime politique soucieux
de survivre cherche à éviter, à savoir des situations dites d'exception. Dans
cette optique, concernant l'URSS, on pourrait dire que la maîtrise par la con-
trainte de l'état d'exception permanent dans lequel le régime se manoeuvre,
aux niveaux interne et international, avec ses catégories toutes schmittiennes de
la lutte des classes internationale, ne lui a pas permis de maintenir sa souverai-
neté. 46 Dans ce sens, le régime soviétique peut aussi être décrit comme régime
de guerre. 47 En tant que tel, il ne peut que ~ivre et s'entraîner de manière infa-
tigable pour le cas de guerre. 48 Nous voyons là encore, au niveau des moyens
de contrainte, ce qui distingue un pouvoir totalitaire exceptionnel d'un pouvoir
politique moderne. Tandis que ce dernier monopolise les moyens de contrainte,
dont l'activation est conditionnée par le système juridique, afin d'assurer la
capacité de décision de la politique et de permettre la création des conditions
d'une multiplication d'autres sources de pouvoir dans la société (pouvoir orga-
nisationnel surtout! 49), le pouvoir totalitaire a ceci de particulier qu'il ne peut
admettre la formation d'un pouvoir social non contrôlé par lui. Il est obligé, à
cet effet, de multiplier les recours ou les menaces de recours à ses moyens de
contrainte, qu'il pourra traduire, au cours de la construction de ce que nous
préciserons comme société organisée, en potentiel de sanction organisationnel,
c'est-à-dire en pouvoir résultant du contrôle politico-administratif par le parti
unique de l'ensemble des organisations des systèmes fonctionnels.
Ayant éliminé les centres de pouvoir auto-organisés des domaines sociaux
dominés par lui, le "système soviétique" aura substitué au pouvoir différencié
d'une société différenciée, le pouvoir non différencié ou organisationnel d'une
société organisée, fonctionnant sur la base d'un mécanisme d'inclusion et
d'exclusion, d'avantages et de désavantages, de sanctions positives et négati-
ves. D'un autre côté, c'est la neutralisation politique du pouvoir social qui fait
que le régime doit activer en permanence ses appareils de répression. Or, nous
verrons que, dans des conditions modernes, même le régime soviétique se voit

irreversible way. lt is in the interests of power to avoid such an occurrence. Thus already in
terms of its own structure (and not only by reference to laws) power rests upon controlling
the exceptional case. It breaks down whenever the avoidable alternatives have· to be real-
ized." Luhmann 1979: 121, voir aussi Luhmann 1990a: 158; 1982: 365 N4, 1987d: l lss. et
Willke 1989: 13lss.
46 Cette manière de voir les choses peut aussi être interprétée comme l'échec d'une forme
d'autolégitimation du régime basée sur la nécessité du "régime d'exception". Voir Piccone
1990: 10.
47 Voir Simon 1993: 19. ·
48 A un tel régime correspond une autodescription de la société en termes tragiques. Voir
Bude 1993: 268 SS.
49 Voir Luhmann, "Societal Foundations of Power: Increase and Distribution" in 1990a: 15 5-
166 et 1987b: 117-125.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 203

confronté à l'inefficacité croissante de ses appareils de contrainte: les solutions


politiques aux problèmes de la société moderne peuvent être décrétées, mais
elles ne peuvent plus être imposées par la force. Le régime, décideur politique
exclusif, naviguant dans le sillage de la réputation de pouvoir infini, est con-
fronté à un décalage entre pouvoir réel et pouvoir attribué. II ne peut plus opé-
rer à la manière stalinienne, c'est-à-dire en réduisant le pouvoir à la menace et
à la répression continue. Et il ne peut plus couvrir ses décisions par son pouvoir
réel et le potentiel symbolique des sanctions, ce qui signifie qu'il déclenche une
inflation du pouvoir. 50 La puissance totale révèle alors définitivement
l'impuissance totale, une impuissance qui traduit à la fois l'impossibilité
d'intégrer· la politique et d'autres domaines sociàux de manière hiérarchique,
donc par le pouvoir organisationnel, d'une part, et l'impossibilité de réaliser les
promesses inscrites sur le drapeau socialiste au nom duquel le pouvoir infini du
parti unique opère, d'autre part.
Exprimé dans ces termes, l'enjeu ne concerne pas uniquement le fait que les
problèmes de la société moderne ne peuvent pas être maîtrisés ou contrôlés par
le pouvoir et ses moyens de contrainte. Et il ne renvoie pas seulement au fait
qu'un régime d'exception totalitaire, qui doit sa survie à l'efficacité de ses ins-
truments répressifs, ne peut pas survivre dans des conditions modernes avec le
seul recours à la contrainte, tout comme il serait perdu s'il abandonnait sa pré-
tention exclusive, en renonçant au recours à la violence dans le maintien d'un
contexte de communication public homogénéisé. II est vrai que le régime a pu
cacher, à certaines périodes, la nécessité permanente d'activer ses appareils
répressifs derrière la sémantique de la légitimation socialiste, avec ses promes-
ses plus ou moins crédibles de la réalisation de formules comme progrès, crois-
sance, prospérité, égalité, etc. Dans ce sens, on pourrait parler d'une efficacité
symbolique du pouvoir. Or, dans la mesure où cette efficacité s'effrite sur le
fond d'une modernisation qui s'avère de plus en plus être une impasse, un pu-
blic confronté à la fois à des contextes modernes et au blocages politico-
administratifs des structures sociales, perçoit le caractère d'exception d'un
pouvoir qui ne se reproduit que sur la base de la contrainte. Le problème prend
encore une autre dimension à partir du moment où cette description n'est plus
uniquement établie au sein du public, ou par sa partie dissidente, mais aussi au
sein même du "système" de l'Etat-parti, où des parties grandissantes des élites
aboutissent à la conclusion que le "système" ne peut pas obtenir des informa-
tions en restreignant la communication publique ou en empêchant l'auto-
organisation politique du public. Un régime, qui se divise de plus en plus sur la
question de savoir si son "système" est la solution ou le problème, ne peut plus

50 L'utilisation des notions d'inflation et de déflation pour désigner l'idée d'une trop grande
utilisation des ressources de pouvoir remonte à la théorie du pouvoir de Parsons, qui part de
l'analogie du medium de pouvoir et du medium de l'argent. Voir Luhmann 1981c: 124s. et
1987e: 46.
204 CHAPITRE 7

non seulement se référer de manière plausible à son monopole de la violence


légitime, mais devient incapable de se présenter comme unité d'action signalant
la disposition de défendre l'irréversibilité du "système" par la contrainte. Dans
la perspective du public, le régime, en ne confirmant plus les anciennes atten-
tes, en particulier l'attente que l'Etat-parti engage ses appareils de contrainte de
manière uniforme et prévisible, crée des attentes nouvelles: par rapport aux
chances de changements politiques importants, par rapport aux chances de suc-
cès d'actions collectives. 51
Le refus d'adapter ses moyens d'action, son pouvoir, son langage à la so-
ciété moderne, bref, le refus d'apprendre, 52 a précipité le régime vers sa fin. 53
Autrement dit: c'est le refus de passer d'un style d'attente normatif à un style
cognitif qui s'est avéré fatal à un "système" qui s'est considéré comme théorie
réalisée, immunisée contre la réalité, contre la nécessité politique d'apprendre
de manière cognitive. Tel est le contraire d'une attente normative idéologique-
ment motivée qui se croit dispensée de changer. 54 Si la spécificité d'un système
politique à parti unique consiste en la capacité de ce dernier à ne pas être obligé
d'apprendre, celle d'un système politique moderne admettant l'opposition et,
par là, le multipartisme, réside alors dans la contrainte permanente d'apprendre,
en tout cas si, et dans la mesure où, les partis politiques cherchent à occuper ou
conserver des positions gouvernementales. Le régime soviétique, ne pouvant
plus maintenir son état d'exception face à un public politique qui ne cessait de
se différencier, voulait sauver sa souveraineté en la civilisant, c'est-à-dire en
autolimitant son pouvoir constitutionnellement, tout en élargissant la panoplie
de ses moyens d'action. Or, il ne disposait plus de ce qui a assuré son pouvoir,
la couverture par la contrainte, donc son efficacité symbolique. Car, finalement,
dans une société complexe, la modernité d'un régime politique, conscient du

51 Pour ce rapport entre diminution de la crédibilité de l'engagement de la répression étatique


et augmentation de l'activité de protestation, voir Karklins 1994: 36s.
52 On aura remarqué que cette perspective inverse une autre formule connue, à savoir celle de
Karl Deutsch qui a défini le pouvoir comme capacité de pouvoir se permettre de ne pas ap-
prendre. Voir aussi Di Palma (1991: 50) qui situe la "contrainte" d'apprendre dans le con-
texte de l'effondrement de l'idéologie et, par là, de la légitimité communiste du "système".
53 En paraphrasant le dicton fameux de Gorbatchev, on pourra dire que le "système" s'est
effondré parce qu'il n'a pas voulu et pas pu tenir compte des signes du temps et s'adapter à
son environnement transformé: arrivé trop tard, il a été effectivement puni par la "vie" - la
société, dirions-nous.
54 Voir, pour la distinction entre attentes normatives et attentes cognitives, Luhmann 1984:
436ss.; 1983: 138; 1993: 77ss. Cette distinction doit être mise en rapport avec la distinction
de deux différentes structures de programmes, à savoir les programmes finalisés et les pro-
grammes conditionnels. On se rend compte que le système politique d'une société organi-
sée telle que l'URSS est typiquement orienté sur une programmation finalisée. Nous
retrouverons cette problématique dans le contexte de la précision du type de rationalité do-
minant dans des systèmes politiques socialistes. Voir pour la précision infra. p.211.
IMPLICATIONS DES VISÉES TOTALITAIRES 205

fait que la société ne peut être gouvernée par décret, se montre dans sa capacité
de gouverner sans contrainte, sans se faire des ennemis et en apprenant, donc
en misant sur le consensus, qui est le seul garant de l'efficacité symbolique du
pouvoir politique.
Ces problèmes peuvent être présentés comme phénomènes d'émergence de
la société moderne. Il s'agit en tout cas de différences et d'effets de cette der-
nière. Et les problèmes qu'elle fait surgir ne s'arrêtent pas aux rideaux de fer
et/ou aux frontières étatiques. C'est dire aussi que la capacité de gouverner
même des structures totalitaires doit se manifester dans des réponses politiques
crédibles aux problèmes économiques et écologiques qui se posent inévitable-
ment dans son hémisphère. Dans ce sens, une théorie de la société moderne
incite non pas à se placer simplement dans la perspective du régime soviétique
et de ses élites, mais à évaluer les structures et les types de changements visés
et imposés par le parti léniniste dans le contexte, à la fois, de la société mo-
derne - Wallerstein parlerait du système-monde - et de la modernisation auto-
dynamique des structures sociales dans les régions dominées par le régime
soviétique. A partir de là, nous pouvons formuler notre thèse de
l'incompatibilité du communisme avec la société moderne comme problème de
complexité: tout régime qui tente de substituer aux différences fonctionnelles
de la société les structures organisationnelles d'un parti unique aux ambitions
totalitaires se trouve, après des phases de modernisation de rattrapage, con-
fronté à des réalités sociales complexes, modernes, qui ne correspondent pas à
l'objectif de la modernisation socialiste mais dont l'évolution autodynamique
conduit tôt ou tard le régime à admettre la vérité tant niée: une société moderne
ne peut pas être gérée sur la base du pouvoir et à partir d'un centre comme s'il
s'agissait d'une seule organisation gigantesque. Nous considérons le syndrome
de la société organisée comme expression structurelle du design totalitaire.
Nous essayerons par la suite de décrire les éléments de cette forme de différen-
ciation particulière, qui nous permettra aussi d'insister sur l'étendue de la dé-
viation de la modernité socialiste par rapport à la modernité.
CHAPITRE 8

"USSR Inc." ou réalités et fictions


d'une société organisée

Nous avons déjà utilisé à plusieurs reprises la notion d'entreprise pour décrire
le type de structures sociales établies par le régime soviétique. Cette notion
renvoie à plusieurs significations qui sont indispensables pour la précision de
l'étendue de l'ambition et des réalisations soviétiques. Ainsi, parler d'entreprise
signifie d'abord projet et aventure au sort incertain. Dans ce sens, l'expérience
soviétique peut être considérée comme aventure qui coupe avec le passé et part
vers l'horizon inconnu de la transformation de la société en expérimentant des
formes d'organisation sociales nouvelles ou alternatives censées s'imposer
comme normalité socialiste. 1
L'entreprise soviétique renvoie également à l'édifice organisationnel cons-
titutif du "système soviétique", qui sera tant le moyen que le résultat de la
transformation révolutionnaire. Elle exprime dans ce sens ce que Alfred Meyer
a décrit comme USSR incorporated et T.H. Rigby comme société mono-
organisationnelle, à savoir l'idée que toutes les activités et structures sociales
peuvent être encadrées et organisées de manière hiérarchique et rationnelle à
l'instar d'une seule et immense entreprise de production. 2 La notion de société
mono-organisationnelle fait partie d'une typologie de sociétés que Rigby dis-
tingue en fonction de la prédominance d'un mécanisme de coordination: il
s'agit de sociétés de marchés (contrat), de sociétés organisationnelles (com-
mandement) et de sociétés traditionnelles. 3 En faisant cette distinction, Rigby

VoirRigby 1990: 3ss.


2 Voir Meyer 1961 et 1965, Rigby 1963 et aussi 1990.
3 Voir Rigby 1990 (1963): 62ss. Voir la discussion du concept de base in: Poggi 1990:
165ss., Connor 1988: 23s. et Roth 1987: 67ss. Selon Rigby (1990: 9) "mono-organisational
societies of the Soviet type are the product, first, of a deliberate effort to eliminate or mar-
ginalise traditional and market structures, second, of the absorption of ail areas of activity
by designated organisations, third, of the conversion of de jure associations into de facto
hierarchical organisations, and fourth, of the subordination of the whole to one organisa-
208 CHAPITRES

tente de présenter la modernisation soviétique comme voie particulière qui au-


rait abouti à un type de société différent des sociétés occidentales, dites de mar-
ché. Or, cette typologie ne représente en fait qu'une variante du schémà libéral
opposant Etat (= commandement) et société (= marché), qui ne permet pas
d'aboutir à une conception suffisamment complexe et précise de la société, dès
lors qu'elle attache la définition du type de société à la perspective d'un do-
maine particulier, à savoir à l'économie ou à la politique.
L'idée de société organisée est déjà présente dans les autodescriptions clas-
siques du socialisme et avant tout préconisée par Lénine, qui cherche à réaliser
une société fonctionnant comme "un seul bureau et un seul atelier". 4 Elle
trouve son pendant dans la réduction du social à des aspects techniques. On
rappellera ·que Lénine a défini le communisme par la formule "pouvoir des so-
viets, plus électrification": la société comme organisation et la modernisation
comme simple question de l'adoption des bonnes techniques d'organisation. La
conviction de pouvoir construire et organiser le pays entier à l'image d'une
machine rationnelle va de pair avec le culte de la technique et des sciences,
obsession qui doit être insérée dans l'idéologie du progrès par laquelle le so-
cialisme présente et justifie le caractère totalitaire de sa stratégie de modernisa-
tion. 5

tion, namely the Communist Party, entrusted with the conscious, overall coordination of ail
social activity."
4 Dans la conception de Lénine, le socialisme doit réaliser son caractère organisé à partir des
réalisations de la société capitaliste qui, au stade de l'impérialisme, est censée se transfor-
mer en un capitalisme d'Etat des monopoles qui représenterait le "prototype" même de la
"société mono-organisationnelle". La société devient chez Lénine synonyme d'entreprise
bureaucratique, hiérarchique, dominée par la classe bourgeoise. Il suffit de décapiter le
sommet de cette hiérarchie pour que le prolétariat puisse faire usage du mécanisme de ges-
tion sociale tel qu'il est réalisé par la poste qui, en tant qu'entreprise "organisée sur le mo-
dèle du monopole capitaliste d'Etat" représente, pour Lénine, le modèle même de
l'entreprise socialiste. Donc, c'est du fait que déjà la société capitaliste impose à
l'observateur marxiste une analyse en termes de société organisée, ceci dans le cadre du
schéma marxiste de l'inégalité (en haut/en bas), que la "société communiste dans sa pre-
mière phase" peut être conçue comme continuation de la société organisée dans des condi-
tions de renversement du schéma en haut/en bas: "La société tout entière ne sera plus qu'un
seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire". (Voir Lénine,
L'Etat et la révolution, éd. du progrès, Moscou 1981: 75 et 150). L'analyse marxiste-
léniniste court-circuite ainsi le schéma d'analyse adapté aux sociétés traditionnelles
(stratification en haut/en bas), les différences fonctionnelles irréductibles de la société mo-
derne, ainsi que les systèmes organisés (organisations) au sein des domaines fonctionnels
de cette société. La "rehiérarchisation" de la société engendrée par ce réductionnisme ana-
lytique ne pourra être visée - et maintenue en tant que fiction impossible - qu'avec des
moyens totalitaires._
5 Voir les contributions in Emmerich/Wege (1995) concernant le discours du totalitarisme
soviétique et du nazisme sur la technique. Voir aussi Lübbe 1990.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 209

La fascination des constructeurs léninistes du "système" pour tout ce qui


relève de l'organisation et des techniques d'organisation renvoie à une dernière
signification cruciale de l'entreprise. Au coeur de tout socialisme se trouve le
contrôle politique de l'économie, de la production industrielle et du facteur de
production travail. C'est dire que l'image de la société organisée se manifeste
d'abord et surtout au niveau de l'intégration administrative et politique des
unités de production dans le système politique de l'Etat-parti, qui fixe les ob-
jectifs de la production et les quotas à remplir par l'entreprise, coordonne les
échanges entre les entreprises et mobilise et attribue les facteurs de production.
Comme collectifs, les entreprises, ou quasi-unités administratives, représentent
les unités -d'action principales du "système" soviétique. Comme les organisa-
tions dans d'autres domaines sociaux comme la science ou l'éducation, ces
unités sont basées sur le dédoublement typique de la gestion administrative par
le contrôle politico-administratif du parti unique. Ce sont ces particularités de
l'entreprise soviétique qui déterminent l'image de la société organisée et qui
ont fait dire à certains auteurs que le communisme représente moins une révo-
lution sociale qu'une révolution technocratique ou organisationnelle. 6 C'est là
aussi, au niveau de la prise en charge politico-administrative de l'organisation
économique, que pouvait se réaliser ce qui est décrit comme économie plani-
fiée et les conditions organisationnelles de la révolution industrielle soviétique.
Celle-ci présuppose et renforce la technocratisation de tous les domaines so-
ciaux, un processus qui est consubstantiel à ce que nous pourrions décrire
comme partocratisation, terme qui renvoie aux modalités de la construction du
"système" de la société organisée. Au niveau de l'organisation du travail, les
conditions organisationnelles du breakthrough soviétique renvoient, bien sûr, à
l'ensemble des techniques d'organisation qui, empruntées aux techniques de
production américaines ("fordisme", "taylorisme"), permettent au régime
d'organiser sa classe ouvrière quasiment comme une machine et de réaliser, à
partir des années 1930 et à l'aide de l'industrie américaine(!), des programmes
d'investissement gigantesques. 7
Les analyses de l'URSS au moyen du concept d'organisation n'offrent en
soi pas de nouvelles perspectives conceptuelles sur la réalité soviétique, dans la
mesure où elles se référent à la tradition sociologique des études sur la bureau-
cratisation remontant à Max Weber. 8 Or, les recherches soviétologiques recou-
rant au concept de bureaucratie se concentrent sur le système politique et moins
sur la question de savoir comment et dans quelle mesure celui-ci arrive à

6 Voir par exemple Lindblom 1977: ch. 18 et 22.


7 Voir Trommler 1995: 162- 167.
8 Voir littérature in Von Borcke 1980: 129ss. Voir maintenant aussi la revalorisation de Max
Weber et d'autres auteurs classiques dans le contexte de l'explication de l'oligarchie socia-
liste par Bence/Lipset (1995).
210 CHAPITRES

s'ériger en unité organisationnelle d'une société socialiste. Cependant, il ne


suffit pas de parler de la société bureaucratique ou de la société de comman-
dement, si l'on ne dispose pas d'une notion de société qui ne se réduit pas au
reste mis à la libre disposition de la bureaucratie étatique. Nous retrouvons ici
la distinction classique Etat/société, utilisée par les politologues-soviétologues,
qui opère quasiment comme dans un jeu à somme nulle: au plus d'Etat corres-
pond le moins de société. Dans cette perspective d'un face à face entre Etat et
société, on aboutit à la conclusion qu'il n'y avait, dans la Russie tsariste
comme dans le régime soviétique successeur, qu'une société faible confrontée à
un Etat fort écrasant la société. Une telle conception n'a de sens, bien entendu,
que dans la mesure où l'on définit la société sur une base territoriale, en se réfé-
rant à des frontières étatiques. 9 Or, la distinction Etat/société, qui exprime his-
toriquement les limites de l'Etat comme problème constitutionnel, ne nous
permet pas de saisir adéquatement le phénomène systémique et généralisé de
l'organisation qui nous intéresse ici et qui fait éclater l'idée même de frontières
étatiques. 10 Par ailleurs, dans le cas de l'Etat moderne, il ne faut pas perdre de
vue le fait que celui-ci ne se réduit pas à son aspect organisationnel.
Si nous précisons la construction de la société organisée sur fond de la pro-
blématique du défi de la modernisation de rattrapage de pays arriérés, nous ne
nous voyons pas seulement confrontés à la question des conditions historiques
du chemin socialiste vers la modernité alternative, l'éternelle question de la
continuité entre la modernisation sous le tsarisme et la modernisation socialiste.
En effet, cette perspective renvoie aussi à la question de savoir ce qui peut être
réalisé ou changé, avec quels effets pour quels domaines, si un régime commu-
niste redéfinit le social en termes organisationnels. Dans le cas de l'URSS, cette
question implique celle concernant le type de modernisation, de développement
ou de changement engendré, renforcé et accéléré par l'utilisation de
l'organisation comme moyen d'action primaire.
De même, nous avons déjà vu que le type de système d'organisation, qui en
tant que forme de communication fait partie de la société moderne, ne peut pas
pour autant être utilisé pour caractériser la ou, si l'on ne peut se détacher d'une
définition régionale de la société, les sociétés. La société moderne est de toute
façon organisée, mais ses différences premières, celles qui permettent de la
distinguer comme moderne, ne sont pas des différences organisationnelles, el-
les sont fonctionnelles. Tel est aussi le cas pour les tentatives régionales de
pays périphériques de se détacher d'une modernité fonctionnellement définie
en renversant le rapport entre fonctions et organisations par la hiérarchisation
des rapports sociaux. Il va, par ailleurs, de soi qu'une telle autodescription d'un

9 Voir nos observations supra p. 64ss.


10 Nous renvoyons ici à nos remarques sur "l'Etat totalitaire". Voir supra p. 184.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 211

régime ne doit pas uniquement être distinguée par rapport à l'étendue de la


réalisation de cette idée, mais aussi par rapport à la description sociologique.
Il est intéressant d'observer que la société organisée réalise en fait, au ni-
veau politique, un type de rationalité bureaucratique inédit, caractérisé par son
orientation sur des objectifs (goal-rationality). En fin de compte, la société or-
ganisée ne trouve son sens que par rapport au dessein socialiste qui doit être
concrétisée à travers les programmes finalisés guidant l'action administrative,
et dont la concrétisation par les instances administratives étatiques est contrôlée
par la bureaucratie du parti unique. La programmation finalisée conduit typi-
quement au développement de structures basées sur la bureaucratie du parti
unique. 11 En conséquence, l'accent principal de la différenciation du système
politique est mis sur la gestion administrative, donc sur les bureaucraties étati-
ques et celles du parti unique qui, elles, sont orientées vers une distinction-clé
sous-jacente à toute finalisation, à savoir réalisation du plan/non-réalisation du
plan. Ce type de système basé sur ses objectifs socialistes, peut être opposé à la
rationalité de type formel et légal tel qu'elle caractérise les programmes politi-
co-administratifs des systèmes politiques occidentaux, conditionnés par l'Etat
de droit et la distinction correspondante légaVillégaI. 12

Dijférences officielles et informelles au sein de la société


organisée

Le modèle de la société organisée implique une théorie du pilotage basée sur la


supposition que le changement social peut être dirigé et coordonné par la com-
munication hiérarchique. Il s'agit concrètement de la fixation d'objectifs dans
le futur et de la mobilisation des moyens correspondants, qui impliquent aussi
l'attribution de tâches sociales aux différents domaines sociaux. Manifeste-

11 Pour le rapport de causalité entre programmation finalisée et prédominance d'un système à


parti unique voir Luhmann 1971: 62.
12 Voir Rigby 1990: 164ss., Roth 1987: 68. Nous avons déjà mentionné cette différence entre
programmation finalisée et programmation conditionnelle dans le cadre de la précision du
rapport entre structure finalisée et tendances totalitaires du "système"; voir supra p. l 63 et
infra p. 244. La différence entre ces deux structures de programmes administratifs a été
surtout problématisée par Luhmann. Nous y reviendrons, mais tenons à mentionner ici que
l'orientation d'un système politique sur l'un ou l'autre de ces types de programmes impli-
que aussi un traitement des problèmes qui est soit orienté vers l'idéologie, soit vers le droit
(voir Luhmann 1970a: 192). Dans les systèmes politiques "occidentaux", le conditionne-
ment des programmes administratifs par le droit empêche la prédominance de programmes
finalisés par rapport à des valeurs ou des idéologies, bien que de telles orientations puissent
faire partie des considérations de l'action administrative ou de programmes politiques. Voir
la prise en compte des effets des programmes de l'Etat-providence sur la qualité normative
du droit par Luhmann 1983a.
212 CHAPITRES

ment, la structure finalisée de la société organisée est la programmation adaptée


pour la réalisation d'une modernisation de rattrapage, pour forcer et accélérer
l'industrialisation dans un pays arriéré comme la Russie tsariste et la Russie
soviétique sous Staline. 13 Un tel "système" engendre, par ses structures, donc
déjà au niveau fonctionnel, - et non pas à celui des besoins sécuritaires du ré-
gime-, des mécanismes de contrôle et de contrainte censés maîtriser les énor-
mes problèmes de communication et" de coordination que les appareils politico-
administratifs centralisés ne cessent de multiplier tout en reproduisant au sein
même du "système" les instances de contrôle. 14 Ces dernières doivent ;~ ·c-om-
porter comme si elles pouvaient contrôler la société organisée depuis
l'extérieur, en tant que système hypercomplexe, mais ne naviguent en fait que
dans le sillage de structures organisationnelles autodynamiques qui produisent
davantage de désordre que d'ordre. 15 Car les structures organisationnelles rigi-
des créent inévitablement, au sein du "système" et à la frontière entre les appa-
reils politico-administratifs du régime et le public, d'autres différences que
celles prévues par les structures officielles. Elles entrent en conflit et/ou établis-
sent des relations symbiotiques avec des structures de régulation alternatives,
par exemple, des réseaux clientélistes et patrimoniaux.
La construction hiérarchique du "système" implique la distinction entre dif-
férenciations officielles imposées "par en haut" et différenciations informelles
s'établissant et s'inventant depuis en bas, le "en bas" se référant aux positions
administratives subordonnées du "système", comme aux réactions du public
confronté au parti. Ces différences informelles ne font que confirmer qu'un
système basé sur l'ordre n'est viable et vivable que par le contrepoids du dés-
ordre, par l'exploitation du "système" contre l'intention du régime qui a misé
sur lui. 16 Cette exploitation est, sans aucun doute, avant tout !'oeuvre du ré-
gime, comme en témoigne l'évolution de ce dernier vers des formes de domi-
nation néotraditionnelles, telles que les courants wéberiens de la soviétologie
l'ont précisé. Mais à cette exploitation au sommet de la société organisée cor-
respond un autre type d'exploitation aux niveaux inférieurs, où se créent les
voies multiples du contournement du système officiel: les systèmes et réseaux
dit parallèles, le dédoublement des circuits économiques des organisations so-
viétiques par des marchés souterrains ou une deuxième économie, ou encore,
tout simplement, la non-application des programmes de décision politique, etc.
On peut parler aussi d'une société duale ou société seconde, basée sur la divi-

13 Voir Rostow 1963, v. Borcke 1980, Pokol 1990c, Poggi 1990.


14 Voir Rigby 1990: 88.
15 Voir nos observations faites dans le contexte du caractère totalitaire du "système" supra p.
200 et 160.
16 Voir supra 230ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 213

sion entre société organisée et société non organisée, division qui traverse tous
les systèmes fonctionnels. 17
C'est en fin de compte aussi là, dans l'exploitation du "système" dans un
sens contraire aux objectifs de celui-ci, que se manifeste le revers de la société
organisée et de la collectivisation, dans la mesure où toutes les organisations,
associations, unités de production, communautés, etc., peuvent être utilisées par
leurs membres pour la sauvegarde de leurs propres intérêts contre l'emprise des
échelons supérieurs. 18 Les réseaux de protection ainsi créés au niveau des en-
treprises et des associations professionnelles ont permis la survie du groupe,
qui se reconstitue à travers les innombrables réseaux d'interaction hautement
personnalisés, favorisés par la collectivisation, par l'idée impossible que
l'individu peut être intégré quasiment entièrement dans un face à face intime et
permanent de la communication communautaire. Il s'agit là encore d'un aspect
inédit de la personnalisation du "système", d'un dernier effet pervers, serait-on
tenté de dire, de la société organisée, qui engendre, en son sein, des systèmes
sociaux invisibles et incontrôlables, des remparts et des compartiments effica-
ces contre la mainmise totalitaire du grand "système". Ce sont de tels systèmes
informels qui faciliteront à tous les niveaux, mais surtout à celui des élites,
l'exploitation du "système" par l'utilisation de ses organisations, par exemple,

17 Voir Bernik 1990, Hankiss 1990a. Bernik (1990) observe que même les secteurs organisés
échappent à la logique de pilotage du centre et que 1'autonomie des systèmes fonctionnels
ne peut pas être entièrement bloquée. Les structures alternatives ou de compensation fonc-
tionnent selon leur propre logique fonctionnelle, introduisant par exemple les marchés au
sein d'un "système" qui prétend avoir éliminé les marchés. Ces approches voient dans
l'expansion du secteur non organisé de la société les indices de la différenciation fonction-
nelle des sociétés socialistes. Or, comme nous l'avons déjà dit et comme nous le précise-
rons plus longuement par la suite (voir infra p. 237ss.), on ne peut pas identifier la
différenciation fonctionnelle aux parties non organisées de la société (qui est là encore con-
çue dans un sens régional), comme si le communisme signifiait l'élimination de la différen-
ciation fonctionnelle. Comme dans notre approche la société organisée est basée sur une
finalité absurde, on ne peut pas opposer la société organisée et la société non organisée et
situer la différenciation fonctionnelle du côté de la partie non organisée de la société.
Même dans. des conditions socialistes, la différenciation fonctionnelle - qui ne peut pas,
rappelons-le, être régionalisée -, présuppose la différence entre systèmes organisés et
communications non organisées.
18 Voir Beyrau 1993: 223. Voir aussi Remington 1992: 131, qui parle de "compensatory
trends". Dans ce sens, Scheuch (1990: 478 = 1991b: 182) observe que les corporations ba-
sées sur la qualité de membre obligatoire sont d'abord censées permettre le contrôle des
membres, mais fonctionnaient en fait davantage comme "conspiration" (Max Weber) contre
l'immense appareil de répression. Par la concentration des loyautés sur les entreprises et la
profession, elles protègent contre la répression. Les corporations créent leurs propres micro-
mondes, une société au sein de la société, un Etat au sein de l'Etat. Margolina (1994: 117)
caractérise les systèmes d'interaction qui naissent à l'ombre des collectifs contrôlés par
l'Etat comme "unités de survie" tentant de se constituer contre les collectifs, tout en défen-
dant des valeurs alternatives.
214 CHAPITRES

pour l'enrichissement néopatrimonial ou le détournement de ressources éco-


nomiques par le biais de la corruption.
On pourrait dire que l'évolution du "système soviétique" est tracée en quel-
que sorte par les théories classiques des théories de l'organisation et de la ges-
tion d'entreprise, dans la mesure où il est question de viabilité, pour le
"système", du rapport entre la règle des structures officielles et l'exception de
l'organisation informelle. 19 En tous les cas, les synergies obtenues par le côte à
côte de structures organisationnelles et structures informelles normalisées, inté-
grant des éléments d'échange et traditionnels dans le "système", permettront à
"USSR inc. " de se présenter, encore dans les années 1970 au monde, et surtout
à la soviétologie, comme alternative valable au capitalisme. L'origine de
l'évolution du "système" vers ce que. des soviétologues critiques problématise-
ront sous forme de néotraditionalisation ou patrimonialisation du régime, se
trouve bien là, dans l'impossible construction de la société organisée qui se
désorganise au même titre qu'elle prétend bureaucratiser toutes les activités
sociales.
On rétorquera alors que ces circuits informels au niveau politico-
administratif permettent aussi aux systèmes politiques dits démocratisés de
l'Occident de se stabiliser ou en tout cas de rester opérationnels et de produire
des décisions consensuelles, utilisables dans la politique et son environnement
par le fait qu'elles fonctionnent comme points de rattachement permettant
d'agir. Or, le point crucial à comprendre est que ces structures informelles
trouvent leur sens dans un arrangement institutionnel officiel - constitutionnel
- dont les procédures structurent les conflits au sein du système tout comme
elles organisent le changement (légal) des positions et constellations de pouvoir
établies, présentées comme contingentes. Un tel cadre politique présuppose une
différenciation du système politique dont les aspects concernent surtout la sépa-
ration du privé et du public (classiquement la différence Etat/société et la diffé-
renciation de rôles publics), la séparation des pouvoirs, l'institutionnalisation
d'une opposition légale et l'inclusion correspondante du public dans la politi-
que (comme électorat politique et clients de l'administration publique), et
l'établissement d'un espace public avec les libertés de communication corres-
pondantes. Un système politique qui refuse d'institutionnaliser ces différences
modernes au niveau normatif, donc comme attentes et points de repère pour
toute communication politique, donc même pour celle qui se veut informelle,
peut trouver, dans un premier temps, des alternatives fonctionnelles dans la
force normative de l'idéologie orientant une bureaucratie au service de la mo-
bilisation-modernisation. Mais comme l'idéologie s'use rapidement, et compte
tenu du fait que le design organisationnel mis en place n'est pas censé permet-

19 Au sujet du détournement des relations verticales du "système" par des relations de marché
horizontales, voir Afanassiev 1992: 243ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 215

tre le changement politique mais de stabiliser le pouvoir du parti unique, le


"système" se "normalisera" en se personnalisant.
Cette personnalisation recouvre plusieurs aspects. D'abord, comme le
"système" ne donne pas de réponses institutionnelles et publiques concernant la
régulation des conflits ou du changement, les problèmes de communication
doivent être traités au niveau des interactions personnelles informelles, cachées
ou secrètes, qui forment en quelque sorte un système de cliques. 2 C'est là que °
se voit réglé et négocié ce qui est politiquement opportun à un moment donné.
C'est là que la sélection et l'avancement administratif du personnel politique
doivent être organisés en fonction de liens personnels de fidélité ou de dépen-
dance. Un tel système personnalisé engendre forcément des rivalités politiques.
Les rivalités de pouvoir, si caractéristiques des sociétés stratifiées, sont un pro-
blème et un risque permanent dans un "système" socialiste qui ne différencie
pas le pouvoir étatique (dépersonnalisé) du pouvoir personnel. Nous verrons
que c'est l'Etat moderne qui règle ce problème constitutionnellement, à travers
l'institutionnalisation des services étatiques et de l'opposition politique.21
C'est par le biais de la communication personnalisée que les échelons hié-
rarchiques inférieurs peuvent développer leurs propres structures de pouvoir et
compenser les blocages des structures de commandement formelles. C'est aussi
à ce niveau de la reproduction personnalisée de la structure du pouvoir, de
l'attribution de rôles ou de positions gouvernementales en fonctions de critères
ascriptifs, que le "système" peut être rapproché de l'ancien régime, à condition
de préciser aussitôt qu'il ne s'agit pas, dans le cas du socialisme soviétique, de
la reproduction, organisée au sommet, d'une société politique stratifiée, mais
d'une tentative politique, au sein de la société moderne, de piloter les rapports
sociaux et d'assurer la survie d'un régime par la combinaison de moyens orga-
nisationnels (modernes) et de pratiques d'interaction (prémodernes). Par
ailleurs, le fait que l'autodescription du "système soviétique" copie entièrement
la sémantique de légitimation des systèmes politiques démocratisés montre que
le régime doit organiser son pouvoir par des moyens modernes: en se présen-
tant comme démocratie populaire, il renvoie à l'ouverture d'un système fermé,
par l'inclusion symbolique du public exclu. 22 Mais la recherche d'une telle

20 Rigby (1990: 89) résume les différents aspects de l'organisation informelle du système par
le terme "crypto-politics". Scheuch (1990: 478) voit l'expression du caractère féodal du
système politique dans la personnalisation des relations, dans un système de loyautés per-
sonnelles, basé sur des dépendances réciproques se reproduisant à travers les "dettes" pour
les services rendus. Milovan Djilas (1990: 269) parle à son tour de "féodalisme industriel":
" ... the entire power structure is largely feudal and( ... ) everything is subordinated toit. It is
also true that this particular structure of power prevailed, underwent 'improvements', and
moved towards a singular form ofenlightened absolutism.". Voir aussi Meier 1990: 9ss.
21 Voir supra p. 108.
22 Voir supra p. 144.
216 CHAPITRES

légitimation formelle n'est pas au centre du "système"; celle-ci n'a, au con-


traire, qu'une fonction complémentaire par rapport au mode d'auto-
légitimation finalisée sous-jacent à la société organisée.23
L'exclusion de canaux de communication politiques officiels autres que
ceux organisés par l'Etat-parti n'implique pas uniquement le surgissement de
structures de communication informelles complémentaires au sein du parti uni-
que, du système politique ou à l'ombre de la société organisée. Le souci de la
reproduction publique, par le parti unique, de la seule et unique opinion cor-
recte justifiant l'absence d'une opposition institutionnalisée et d'un espace de
communication public différencié, renvoie à un autre aspect de la personnali-
sation du "système", à savoir l'attribution à des personnes de la communication
politiquement non conforme ou critique, vue comme communication déviante.
A l'impossibilité d'exprimer des conflits et alternatives politiques à travers les
voies de communication officielles et les rôles ou organisations correspondants
correspond la responsabilité personnelle, et donc la possibilité de criminaliser
des opinions. On peut, là encore, renvoyer au fait qu'un système politique dé-
mocratique crée les conditions d'une telle personnalisation par la possibilité de
renverser un pouvoir politique à travers l'échange périodique du personnel po-
litique. De même, c'est la différenciation du privé et du public qui permet de
personnaliser la déviance politique au sommet politique, de l'identifier et d'en
faire un scandale, par exemple, comme corruption. Il s'agit alors d'une faute
personnellement imputable qui, dans la mesure où elle est rendue publique et
jugée comme telle par une opposition politique, les médias et le droit, peut
compromettre le pouvoir en place et signifier la fin politique du personnel mis
en cause.

Le collectif comme unité de base de la société organisée

Nous résumons nos observations sur les aspects caractéristiques de la société


organisée et sa finalité en renvoyant d'abord au fait que le recours massif à des
systèmes organisés n'est pas, en soi, un phénomène typiquement soviétique. Il
est au contraire universel, dans la mesure où la société moderne est impensable
sans systèmes organisés qui structurent la communication dans leurs systèmes
fonctionnels respectifs. La différence capitale entre la présence universelle
d'organisations au sein de la société moderne et l'expérience soviétique réside
dans l'organisation-intégration politique, hiérarchique et centralisée des orga-
nisations, en soi autonomes, auto-organisées et, par là, hiérarchiquement non
intégrées, des systèmes fonctionnels, d'une part, et des diverses formes d'auto-
organisation sociales, qui en s'articulant publiquement, cherchent à structurer la

23 Voir Rigby 1990: 168.


DÉDIFFÉRENCIATI ONS RÉGIONALES 217

communication politique, d'autre part. C'est donc dire que le "système soviéti-
que" maîtrise les domaines fonctionnels stratégiques de la société par le biais
de l'organisation, par la neutralisation de l'auto-organisation sociale et par la
hiérarchisation politico-administrative de la communication organisée ou à or-
ganiser, dans des domaines sociaux stratégiques comme l'économie, la science,
l'éducation, l'art et, bien entendu, la politique, réduite à un centre de gestion. Il
hypertrophie ainsi, au sein des régions dominées par l'URSS, un principe
d'organisation de la société moderne, à savoir la communication hiérarchique-
ment intégrée.
Nous pouvons revenir à présent au point de départ de notre parcours à tra-
vers la société organisée, à savoir à la figure de l'entreprise, unité de produc-
tion, dont les structures organisationnelles et principes de gestion rationnels
représentent quasiment de manière idéal-typique l'image de ce que le "système
soviétique" tentera de réaliser au niveau sociétal. C'est l'entreprise qui montre
aussi que l'organisation socialiste n'est pas uniquement une structure finalisée
qui se veut rationnelle, mais aussi un lieu de contrôle social, de restrictions
communicatives par excellence.
Au niveau des entreprises, les structures organisationnelles mises en place
par le parti reflètent un nouveau type de gestion d'entreprise, administrative-
ment et politiquement conditionnée, au sein d'une économie dite planifiée. Par
là, elles se présentent également comme structures de mobilisation au service
du changement social visé par le régime. A ce titre, l'entreprise ne peut être
réduite à une simple unité de production. Instrumentalisée politiquement, et
compte tenu de l'absence de marchés réels, elle représente une institution so-
ciale totale et multi-fonctionnelle, qui non seulement englobe ses membres à
travers le rôle de force de travail, mais aussi et surtout dans les rôles de con-
sommateurs, de clients, de patients, de militants, ou dans d'autres interactions
basées sur la demande de services, de biens ou d'identités sociales.24 Ainsi
l'entreprise représente rien moins qu'une sorte d'Etat-providence en miniature
qui distribue biens et services de manière administrative. Elle est l'adresse cen-
trale pour les problèmes et demandes de ses membres et concentre en son sein
les loyautés de ces derniers. Ainsi, elle fonctionne, par le biais des collectifs,
des communautés de production et de travail constituées en son sein, comme
instance primordiale du contrôle social, dès lors que les échanges et réseaux
sociaux qu'elle établit ne sont rien d'autre que des structures de dépendance
dans lesquelles la mise à disposition d'avantages et de services est conditionnée
par le comportement loyal, et la différenciation de celui-ci en degrés
d'intégration et d'adaptation dans l'entreprise et dans les organisations coin-

24 Voir p. ex. Walder 1986: 28ss., Scheuch 1991b: 18lss. et Margolina 1994: 117s. Pour le
"Danwei" chinois, équivalent fonctionnel du collectif soviétique, mais qui renvoie aussi à
des formes sociales plus traditionnelles, à la cellularité des structures sociales chinoises que
l'URSS n'a pas connues, voir Li Hanlin 1991.
218 CHAPITRES

munistes annexes. Cette dépendance inverse en quelque sorte la règle


d'inclusion dans un domaine fonctionnel, dès lors que le particulier ne semble
pouvoir participer dans les différents domaines sociaux que par le biais de
l'entreprise, son lieu de travail, où il trouve l'accès aux biens et aux services les
plus divers. 25
C'est la qualité de membre d'une organisation qui détermine les chances
d'inclusion dans des conditions socialistes, les chances de trouver une éduca-
tion adéquate, un appartement, des aliments, des services étatiques, etc. Dans
un contexte occidental, ceci reviendrait à dire, par exemple, que l'argent ne
peut être dépensé que dans les conditions fixées par une entreprise et non pas
pour la simple raison qu'on en dispose, donc de manière universelle. Au niveau
de la consommation, cela reviendrait aussi à nier les significations de la ville
moderne, de ses espaces publics multiples symbolisant l'accès universel à la
politique, aux marchés, à la culture, etc. 26 Que reste-t-il de la ville, si elle ne
représente plus que l'absence d'opportunités, si la possibilité de choisir les in-
teractions, échanges, rencontres, etc., est conditionnée par les collectifs qui font
quasiment la présélection des interactions possibles de leurs membres. Si la
recherche de restaurants spécialisés ou d'un salon de coiffure est vain, on ris-
que néanmoins d'y trouver la femme ou l'homme de sa vie, comme s'il
s'agissait de montrer que c'est la limitation des occasions de nouer des rencon-
tres, de la contingence, qui permet de réaliser un mode d'existence véritable-
ment communiste.
Or, la dépendance par rapport à l'entreprise renvoie à une dépendance plus
fondamentale résultant du fait que l'Etat-parti détient pratiquement, en tant
qu'employeur unique, le contrôle exclusif du marché du travail. Le système de
loyautés ou la logique d'échange, créé à partir de cette dépendance au niveau
de l'emploi par le régime, traduit en fait un totalitarisme d'un type plus sophis-
tiqué et efficace, tel qu'il a pu s'établir au cours de la normalisation. On peut
admettre avec Jacques Rupnik que ce mécanisme de contrôle social représente
"le fondement même du système communiste dans sa phase post-terroriste et
post-réformiste". 27 Il implique la distinction fondamentale inclusion/exclusion
qui correspond exactement au dessein de la société organisée, à savoir condi-
tionner la qualité de membre28 ou l'inclusion dans les organisations socialistes,

25 Nous reprenons ici la problématique du rapport entre l'inclusion dans les systèmes fonc-
tionnels et les particularités de la société organisée, dont nous avons déjà parlé plus haut,
dans le contexte de la perte de fonction des classes sociales. Voir p. 86.
26 Voir nos observations infra p. 269.
27 Rupnik 1984: 60, l'auteur se référant surtout à M.Simecka et P.Kende. Voir aussi Poggi
1990: 158.
28 Nous voyons avec Luhmann la caractéristique principale des systèmes organisés dans le
critère de la qualité de membre qu'on gagne ou perd sur la base d'une décision d'entrer ou
de sortir. Voir encore nos observations p. 11 lss. Voir Luhmann 1987b: 41 et 1989a: 233ss.
DÉDIFFÉRENCIATI ONS RÉGIONALES 219

donc l'accès aux rôles professionnels, statuts, avantages, carrières, privilèges,


autorisations, etc., non pas par des critères méritocratiques - ce qui présuppose-
rait l'autonomie des systèmes fonctionnels concernés et de leurs organisations
-, mais en fonction de distinctions politiques, opportunistes, clientélistes, etc.,
donc par des critères ascriptifs. Or, il va sans dire que la qualité de membre -
ou la présentation de celle-ci comme privilège - dans l'organisation socialiste
n'est pas basée, contrairement à l'idée même de systèmes organisés dans la
société moderne, sur la possibilité d'un choix entre deux alternatives, à savoir
entrer ou sortir. On ne sort pas de la société organisée ou en tout cas pas in-
demne!
Le contrôle ou l' instrumentalisation politique du marché du travail socia-
liste implique nécessairement celui des formes de communication et d'auto-
organisation au niveau de l'organisation du travail et de l'organisation des inté-
rêts par l'action collective. La place de travail est dans ce sens doublement or-
ganisée par l'Etat-parti: par la forme politico-administrative de la gestion de
l'entreprise, organisation de production et de providence, et par l'établissement
d'organisations de l'action collective instrumentalisées par le parti.29 Il ne
s'agit là que d'un autre aspect d'un contrôle social efficace, qui intervient cette
fois-ci au niveau du contrôle de la capacité organisationnelle des ouvriers, donc
comme restriction de leur liberté de choisir les thèmes, les partenaires et la
forme d'organisation de leur communication. L'autopilotage économique se
voit ainsi neutralisé tout autant que la naissance d'acteurs sociaux autonomes,
ou celle d'une opposition organisée sous forme d'organisations des travailleurs,
ces derniers étant encadrés par les organisations de masse du parti. 30 Une ad-
mission par le régime d'une telle auto-organisation politique du travail présup-
poserait la reconnaissance par celui-ci de l'existence d'au moins deux types de
rationalités, économique et politique, donc de systèmes fonctionnels autonomes
et séparés. Dans l' autodescription soviétique, c'est l'intégration politico-
administrative du processus de production dans le système politique qui permet
de renoncer à la fois à la libre articulation des intérêts, notamment ceux du tra-
vail, et à l'ouverture du système politique aux partis politiques. Comme le con-
flit entre travail et capital est censé être dépassé dans la société sans classes, et
du fait que l'économie n'est plus tolérée comme voisin autonome plus ou
moins difficile de la politique, mais homogénéisée dans son expression organi-

29 Cette image du contrôle politico-administratif de !'Etat-parti est en fait plus complexe, dès
lors qu'au niveau des entreprises se rencontrent toujours plusieurs secteurs et plusieurs ni-
veaux administratifs et/ou politiques de l'édifice de la double administration étatique et
partisane. Voir Poggi 1990:156s.
30 Walder (1986: 19) constate que "Communist regimes, more importantly, are effective not
only in preventing independent organization and activity: they use their organization of the
workplace and their control of rewards to pull workers into political activity that they or-
ganize." Voir aussi Weinert 1993.
220 CHAPITRES

sationnelle par la bureaucratie soviétique, l'Etat-parti, représentant des tra-


vailleurs, peut réduire la politique à des problèmes de gestion et à sa reproduc-
tion, par voie administrative, de la seule opinion du parti. 31
-En fin de compte, l'image qui se dégage de l'entreprise soviétique est celle
d'un mélange de collectif, d'unité de production, d'unité administrative, d'un
lieu d'encadrement et de mobilisation, de rapports d'échange et d'adaptation,
d'un monde vécu: quasiment d'un oikos. 32 On comprendra qu'une telle entre-
prise ait pu fonctionner comme clé de voûte d'un "système" qui a pu s'auto-
légitimer, pratiquement jusqu'à sa fin, par le jeu de l'inclusion et de
l'exclusion, par l'absence d'alternatives. Nous verrons pourtant que la logique
d'échange ainsi mise en marche ne pourra répondre aux attentes de consom-
mation d'un public confronté, de plus en plus, à la fois à l'effet de démonstra-
tion provenant des pays capitalistes et à la difficulté croissante du "système" à
remplir son contrat social et à se vendre comme institution de providence non
exclusive qui ne crée pas de perdants.
Ces différents aspects de la société organisée nous fournissent aussi les
éléments de réponse à la question qui nous intéressera par la suite, et qui con-
cerne la rencontre du "système" avec les effets de la modernisation et les réper-
cussions du changement et de la modernité sur les structures de ce "système".
Car il faut bien se rendre compte que ce n'est pas la modernité qui est visée: le
design totalitaire de la société organisationnelle est orienté vers les objectifs
d'une modernité autre, des objectifs dont la réalisation doit être rendue possible
au moyen d'une modernisation de rattrapage. Celle-ci permet à un pays arriéré
d'atteindre le rang d'une puissance industrielle et militaire prédominante au
sein du système politique international et qui, au fur et à mesure qu'elle agran-
dit ses ressources de pouvoir et ses domaines d'influence, conçoit de plus en
plus sa prétention sociale en termes sécuritaires et militaires. Les théories de la
modernisation problématiseront les contradictions qui résulteront du défi de
modernisation et de mobilisation de toutes les ressources disponibles du pays,
d'une part, et des processus de transformation non contrôlables qui accompa-
gneront et dépasseront la modernisation socialiste, d'autre part. S'il y a donc
lieu de parler de la menace que représente le "système soviétique" à la fois
pour l'extérieur, la communauté internationale, et pour l'intérieur, il est tout
aussi indiqué de mentionner les menaces ou risques que créent, comme nous
l'avons déjà dit, les réalités complexes du monde industriel et ses problèmes
typiquement modernes pour la structure totalitaire de la société organisée. Car

31 Poggi (1990: 151) constate"(... ) ifby politics we understand a process whereby within the
public sphere multiple, autonomous collective actors openly and legitimately compete with
one another, each on behalfofspecial interests, to limit, influence and determine policy, we
might go as far as saying that there is no politics in the Soviet-type state ".
32 Voir supra p. 186.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 221

des enjeux tels que la gestion, la coordination, la spécialisation, les nouveaux


rôles professionnels, la mobilité croissante, la communication, la répartition des
ressources ou encore les demandes croissantes en matière de providence, de
sécurité sociale, de santé, de protection de l'environnement, etc., qui apparais-
sent inévitablement au cours de la modernisation, ne peuvent être maîtrisés ou
pilotés par voie organisationnelle. Les problèmes surgissant dans le sillage de la
modernisation révèlent l'incompatibilité d'un système hyper-hiérarchisé, pré-
tendant incarner à la fois une nouvelle société, un nouveau type d'Etat et un
Empire, avec les données et impératifs du monde moderne qui s'expriment au
moins à trois niveaux interdépendants: au niveau des effets de la modernisation
au sein des régions dominées par le régime soviétique, au niveau du contexte
de communication politique du système international des Etats, et au niveau de
la mondialisation de l'économie. Le problème dont il est question ici ne se
laisse, à partir de la phase de déstalinisation des années 1950 au plus tard, plus
réduire à des questions de survie du "système soviétique" confronté à un envi-
ronnement international hostile. Les obstacles se trouvent, au contraire, dans la
complexité des structures acentriques de la société moderne qui, contrairement
à des suppositions répandues, ne peut être ni organisée ni adéquatement décrite
sur la base d'une définition territoriale.

Affiliation, inclusion et exclusion dans les pays socialistes

Nous connaissons maintenant les conséquences des conceptions qui prétendent·


non seulement pouvoir organiser l'unité d'un système fonctionnel à partir
d'une seule organisation, mais qui cherchent aussi à intégrer les organisations
des différents domaines fonctionnels dans le système politique, qui devient
quasiment le corps même de la société organisée. Nous ne pouvons ici que ré-
péter ce que nous avons déjà observé: toute tentative de réduire la politique à
un appareil organisationnel, qui se voit en même temps attribué la fonction
d'exprimer l'unité fictive du corps social, aboutit à la dissolution du politique.
Le dessein impossible de la société organisée socialiste se révèle ici: elle ne
peut pas ne pas accepter les réalités modernes des différences fonctionnelles,
les organisations et les rôles multiples des systèmes correspondants, mais elle
ne peut pas non plus ne pas se présenter comme corporaüon gigantesque, qui
gère et contrôle les affaires des unités organisationnelles des différents domai-
nes sociaux qui lui sont subordonnés et qu'elle traite comme partie du grand
bâtiment socialiste et comme une seule "corporate identity". II va de soi que la
société organisée va de pair avec une conception particulière de ce qu'est cen-
sée être la qualité de membre dans cet ensemble organisé. II s'agit en fait d'une
qualité de membre multiple, qu'on peut différencier en plusieurs anneaux con-
centriques autour du parti, qui représentent aussi des degrés de proximité par
rapport au centre, sommet de la hiérarchie.
222 CHAPITRES

On retiendra d'abord l'affiliation forcée dans une structure étatique territo-


rialement délimitée, qui utilise les frontières politiques pour fermer le pays à la
fois par rapport à l'extérieur - on ne peut pas y entrer sans autre et l'étranger
présent sur la terre soviétique est en soi suspect- et par rapport à l'intérieur: on
ne peut pratiquement pas quitter le pays (pas d'Exit possible!), et les déplace-
ments individuels à l'intérieur sont contrôlés (systèmes des passeports internes
et villes fermées). L'établissement du rideau de fer peut être considéré comme
triple frontière du "système". La première est celle partagée avec tous les Etats,
la frontière politique d'un territoire. La deuxième utilise les possibilités techni-
ques données par la première, la souveraineté étatique, pour fermer le
"système" aux influences externes, afin de pouvoir présenter les acquis réalisés
dans la région correspondante comme société socialiste à part entière.
La troisième frontière concerne directement le type de qualité de membre
dans la société organisée qui doit se protéger contre le risque d'effondrement
de l'édifice organisé par le départ, la sortie à grande échelle de ses membres, en
se présentant comme réalité irréversible, inéluctable et inévitable. La construc-
tion du Mur de Berlin, bien que politiquement présentée comme ligne de dé-
fense par rapport à l'extérieur (la deuxième frontière), n'a que le but
d'empêcher un socialisme sans membres, dès lors que les populations vivant
sous la domination socialiste ne peuvent pas être convaincues de participer à la
construction du socialisme en restant dans le pays. Si la société est corps ou
corporation - pas au sens d'une société traditionnelle, sinon il n'y aurait pas la
nécessité d'organiser le socialisme - les membres de cette unité sociale inédite
sont forcément dedans. La phrase déjà mentionnée "Extra ecclesiam nulla sa-
lus!" ne traduit rien d'autre dans le contexte moderne du totalitarisme organisé:
pour les participants de cet ordre il n'y a pas de dehors. A ceci correspond aussi
le fait que le régime de cette totalité organisée pratique les sorties du "système"
par décret, par l'expulsion des membres non désirés. En tenant compte de
l'autodescription socialiste, on pourrait donc dire que tous les individus sont
censés être inclus dans la société sans classe des ouvriers. Et cette fiction de
l'inclusion ne peut fonctionner qu'en vertu d'une autre fiction, à savoir l'idée
que la société peut être organisée et fermée par la politique. Ce qui se réalise,
c'est l'affiliation plus ou moins obligatoire aux innombrables sous-
organisations et collectifs de la société organisée.
Dans les conditions du socialisme de type soviétique, les possibilités de
participer et/ou les risques d'être exclu (comme membre) des différentes hié-
rarchies organisationnelles des domaines fonctionnels sont déterminés, avant
tout examen des conditions de participation abstraites propres au système en
question (professionnelles, méritocratiques, légales, etc.), par le critère inédit
de l'opinion politique idéologiquement ou politiquement correcte, ou alors dé-
viante, qui est attribuée à des personnes concrètes. Ce conditionnement est dé-
pourvu de sens dans le cas de la participation au système politique, dès lors que
celui-ci, outre l'appareil administratif de l'Etat et l'organisation du parti-
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 223

unique, ne connaît pas une différenciation supplémentaire sous forme de pro-


cédures démocratisées pour la sélection des thèmes politiques et du personnel
politique (partis politiques et élections). L'inclusion dans la politique passe
alors par les organisations administratives des appareils de l'Etat et du parti
unique, le tout apparaissant comme une bureaucratie qui, idéalement, tend à
inclure la population tout entière, soit comme bureaucrates du parti ou de
l'Etat, soit comme sujets-demandeurs dépendants des services étatiques, ou
encore comme simples sujets destinataires de la communication politico-
administrative imposée "par en haut". De tels rapports de pouvoir asymétriques
donnent naissance à un genre de logique d'échange, pratiquée à grandes échelle
par les régimes socialistes, qui traduit la possibilité politique d'exploiter plu-
sieurs formes d'inclusion des particulier comme ressources de pouvoir. 33
La société organisée est un ordre différencié qui parasite les organisations
multiples des grands domaines fonctionnels tout en y superposant les filières et
appartenances du parti unique, en doublant notamment les organisations des
entreprises et des associations au sein même de ces structures par celles des
organisations primaires, cellules ou groupements innombrables et organismes
annexes du parti. Les affiliations multiples ainsi créées représenteront, par leur
cumul, autant de chances de carrière permettant d'utiliser les affiliations du
passé et du présent pour l'organisation de l'ascension sociale et l'entrée dans
des organismes se présentant comme élite. Le public participant, par le biais
des entreprises collectives et d'autres organisations (collectifs), aux différents
domaines fonctionnels, se voit quasiment en permanence encadré par le parti.
Sans être nécessairement membre du parti, l'individu est membre d'une seule
grande organisation, dès lors que le parti, représente en quelque sorte
l'entrepreneur général et collectif du socialisme soviétique, qui détient la pro-
priété sur la quasi-totalité des biens sociaux, y compris les organisations des
systèmes fonctionnels. L'ampleur de la société organisée se manifeste dans la
liaison organisationnelle que le parti unique réalise avec les innombrables or-
ganisations et associations dans tous les domaines sociaux, et ne peut donc pas
être mesurée uniquement à partir de la prise en compte de l'affiliation au parti
unique.
Un regard sur l'évolution de cette affiliation et sur la composition so-
cio-professionnelle traduit néanmoins ce que nous soulignons ici, à savoir
!'instrumentalisation de la qualité de membre du parti pour des besoins de car-
rière. La part de la population del' URSS étant membre du parti s'élève à envi-
ron 4% au début des années 1960; elle augmente à 6% dans les années 1970
pour atteindre sa grandeur maximale de 7% en 1990. Ceci signifie que le nom-
bre des membres du parti est passé, dans l'espace de trente ans, de 4 millions en

33 Voir supra p. 233: le tableau de Hankiss représente quelques figures d'une telle "logique
d'échange" pratiquée dans les pays socialistes.
224 CHAPITRES

1961 (sur une population de 216 millions) à 19 en 1990 (sur une population de
288 millions), chiffre qui tombe par la suite rapidement, notamment en raison
de l'abolition du monopole de pouvoir du parti en 1990 (art. 6 de la constitu-
tion soviétique) pour atteindre les 15 millions ou 5% au moment de
l'interdiction du parti après l'échec du coup d'Etat en août 1991.34 La part
maximale de 7% de la population, qui correspond à 10% de la population
adulte, est considérablement plus élevée que celle que connaissent les pays oc-
cidentaux.
Dès lors, on peut se poser la question de savoir qui ou quel groupe utilise ou
instrumentalise la qualité de membre et pour quelle finalité. L'élargissement
continu du parti et de sa base de recrutement, poussé par le régime, va de pair
avec la modernisation du pays et la transformation de sa composition so-
cio-professionnelle. Il s'inscrit dans la logique d'un "système" qui, après le
césarisme de la phase staliniste, engage et mobilise le parti à grande échelle
pour des fonctions de pilotage dans l'économie et le système politico-
administratif, ce qui implique l'établissement d'appareils organisationnels et de
procédures adéquates pour mettre en oeuvre une politique de cadres et de créer
le pool correspondant pour la sélection du personnel politique. Un regard sur
les taux d'affiliation au sein des élites professionnelles (cadres) montre que les
positions supérieures et/ou de direction dans les domaines-clés du "système", à
savoir l'administration de l'Etat, les entreprises, les forces armées et les organi-
sations des médias de diffusion, sont soit occupées par des membres du parti,
soit contrôlées par ces derniers selon le système de la nomenklatura.
Il va de soi que le "système" constitué et contrôlé par le parti ne reproduit
ses élites qu'à partir d'un réservoir très limité de membres, parmi les millions
disposant d'une carte de membre. Une précision de la composition du parti se-
lon catégories socioprofessionnelles permet d'abord de voir que, vers la fin des
années 1980, plus de 50% (43% selon les statistiques officielles) des membres
du parti sont employés dans le secteur tertiaire (white-collar), tandis que 45%
sont des ouvriers. 35 Or, en tenant compte des taux d'affiliation par groupe so-
cio-professionnelle (party saturation), on observe que cette répartition traduit
en fait des asymétries considérables, dès lors qu'environ 25% des professions
travaillant dans le secteur tertiaire entrent dans le parti, contre seulement 10%

34 Voir Torke 1993: 154 et l'article "The Communist Party of the Soviet Union" par John
Miller, in Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 340ss.
35 Les statistiques officielles de l'époque saisissent la composition socio-professionnelle au
moment de l'entrée dans le parti et ne font donc pas état de la position professionnelle cou-
rante du membre. Ainsi le parti communiste soviétique est composé de 45.4% du secteur
industriel ("White-Collar"), 11.4% du secteur agricole et 43.2% du secteur tertiaire ("White
Collar"). Voir Crouch 1989: 109, et Miller, John "The Communist Party of the Soviet Un-
ion" in Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 342.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 225

des ouvriers. 36 Ces asymétries se retrouvent au niveau de la composition des


membres selon leur niveau de formation: les membres du parti ayant une for-
mation universitaire ou supérieure totalisent plus de 30%, alors que la part de la
population avec une éducation correspondante, n'atteint pas 10%. Tout aussi
significative est l'observation que 50% de la population masculine, avec une
éducation supérieure et dépassant les trente ans, sont membres du parti, dont les
hommes représentent 75%. 37 Des positions supérieures dans un système
(éducation) représentent sans aucun doute des conditions favorables à l'accès
aux positions correspondantes dans d'autres systèmes, que ce soit dans le parti
et/ou, par ce biais, dans les positions professionnelles dans les domaines de
l'Etat, de l'économie, de la science ou des médias contrôlés par le parti. Mais
dans le cas del' URSS, cette observation n'est pertinente que dans la mesure où
l'on précise aussitôt que des carrières au sein du parti ou dans le système plus
large de la société organisée ont ceci de particulier qu'elles combinent des cri-
tères méritocratiques avec des critères ascriptifs. Les premiers sont indispensa-
bles car, même dans des conditions socialistes modernes, un fonctionnaire doit
au moins donner l'impression qu'il est à même de résoudre des problèmes au-
tres que d'ordre idéologique. Mais ils ne le sont que dans le contexte personna-
lisé des réseaux clientélistes et du népotisme qui planifient les carrières au sein
du parti, ce qui signifie aussi que ces systèmes de dépendance personnalisés
planifient également leur propre ascension sociale. On pourrait dire que ce sont
les systèmes d'interaction des cordées - en RDA, on parlait de Seilschaften -
qui se déplacent au sein de l'appareil du "système". Il faut donc une qualité de
membre "qualifiée", dont la valeur est définie par le cumul de rôles compati-
bles et politiquement corrects, la maîtrise des règles de jeu du parti ou encore la
qualité du réseau de vieux copains et de protecteurs bien placés. Ce sont de tels
facteurs qui permettent d'attendre et d'organiser des carrières correspondantes.
Il faut aussi remarquer que la majorité des représentants de professions fai-
sant partie de l'intelligentsia dite technique n'entre pas dans le parti. Les critè-
res de performance des systèmes fonctionnels en question déterminent aussi les
chances de carrière, mais, là encore, c'est le degré de politisation de la position
en question qui permet de répondre à la question de savoir si et dans quelle me-
sure ce sont les critères propres au système ou ceux des bonnes relations avec
le parti qui l'emportent dans l'occupation de la position professionnelle dans
l'organisation correspondante. Donc, les qualités de membre dans le "système"
doivent être différenciées. On peut être un membre du parti sans avoir la moin-
dre chance d'accéder à quoi que ce soit ou d'entrer dans le "système", tout
comme on peut se trouver dans les bonnes positions de ce dernier, sans dispo-

36 Voir Crouch 1989: 109, Hammer 1990: 98s. et Miller, John "The Communist Party of the
Soviet Union" in Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 342.
37 Voir Hammer 1990: 98s. se référant à Jerry Hough. Voir aussi Crouch 1989: 109s.
226 CHAPITRE 8

ser d'une carte de membre du parti. Les données socioprofessionnelles au sein


du parti renseignent certes sur les chances de carrière, mais ne disent rien sur la
capacité individuelle d'activer des réseaux de protection ou de "piston". Il va
cependant de soi que les bonnes combinaisons d'avantages de position ne se
trouvent pas du côté de la classe ouvrière, dont le parti est pourtant censé être
l'avant-garde. Le parti compte 45% d'ouvriers parmi ses membres, mais ne
peut publiquement pas afficher le fait que ceux-ci ne se trouvent pas dans les
positions de décision de l'appareil et/ou les professions-clés du "système". 38 Le
recrutement forcé et continu d'ouvriers comme membres du parti n'a pas mis
en cause ce fait. Pour le régime, il s'agit, au contraire, avant tout, de créer un
contrepoids aux professionnels de son intelligentsia, un contrepoids dont la
masse représente, de par le conformisme attendu du côté des ouvriers-
membres, un potentiel de mobilisation politique exploitable par le régime qui
espère ainsi trouver un forum d'acclamation et s'assurer la loyauté des masses
qu'une certaine critique marxiste a cru pouvoir identifier dans les démocraties
occidentales. 39
La prédominance du parti dans tous les domaines professionnels importants
entraîne inévitablement une utilisation opportuniste ou carriériste de la qualité
de membre, qui est typique dans une société organisée et hiérarchisée où les
positions au sommet sont politiques, occupées sur la base d'une symbiose entre
le parti et la structure organisationnelle d'un domaine particulier. Une telle si-
tuation engendre aussi le soupçon de carriérisme que les représentants du ré-
gime expriment régulièrement quant aux nouveaux membres. 40 Le régime
cherche des fidèles engagés pour la cause du parti - et il trouve, dans les con-
ditions d'un contexte social modernisé, des membres aux attitudes individuel-
les, qui instrumentalisent à leur tour le moyen d'action du parti pour réaliser,

38 VoirWassmund 1993: 61, Hammer 1990: 98s.


39 Il va de soi que le conformisme des ouvriers dont il est question ici ne concerne que les
attitudes des simples membres du parti. Le mécontentement croissant des ouvriers en
URSS, dont 90% ne sont pas membres du parti, au sujet de leurs conditions de travail,
montre au régime, à partir des années 1970, que le maintien de la "loyauté des masses" es-
pérée a un prix croissant et doit être payée avec les moyens de "l'Etat-providence socia-
liste". Voir Leonhard 1975: 18lss.
40 De tels soupçons remontent aux années 1960, à la période du recrutement à grande échelle
de nouveaux membres par Khrouchtchev, qui a déjà observé que certains membres ne mé-
ritaient pas de faire partie du parti de Lénine (Voir Hammer 1990: 98). Et en 1985, on pour-
ra lire dans un journal du parti que celui-ci contient "far too many cynical young careerists
... people who should not be allowed within gunshot range of the party ranks."(Crouch
1989: 108). Et il est révélateur que Gorbatchev part de telles considérations - la qualité de
membre du parti comme possibilité d'_accès à des privilèges - pour conclure que le parti est
trop grand ou composé de trop de membres inutiles. Voir l'article "The Communist Party of
the Soviet Union" par John Miller, in Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 340ss. Voir
aussi Leonhard 1975: 142.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 227

dans la société de la valeur politique unique, la valeur carrière. Le parti se voit,


de plus en plus, dans le sillage d'une logique organisationnelle autonome qui
crée ses propres structures de motivation à travers la création d'attentes de car-
rière et d'avantages matériels, qui diluent peu à peu l'ethos même du parti,
l'idée, si peu moderne, de l'inclusion de l'individu tout entier comme commu-
niste au sein d'une communauté entièrement dévouée au service de la grande
finalité politique. A partir de là, on peut se rendre compte aussi que le soupçon,
quant aux motivations sous-jacentes à la qualité de membre, est consubstantiel
au "système" de parti unique et d'opinion unique, et confronte continuellement
celui-ci à la question de savoir qui a le droit de participer au sein du
"système".41 On pourra repérer, là encore, les derniers restes de la dialectique
révolutionnaire, qui ne met pourtant plus rien en mouvement, sauf peut-être
des carrières et leur patronage par le système de la nomenklatura. La logique
organisationnelle et clientéliste l'emportera alors sur celle de l'idéologie, sur
celle aussi de la renaissance du parti dans un esprit léniniste, telle qu'elle a été
préconisée sous Gorbatchev.
Dans l'organisation de la mobilisation verticale dans le temps, il en va
comme dans l'histoire post-révolutionnaire du "système": une fois arrivé au
port de destination, c'est-à-dire au pouvoir - en l'occurrence en haut, au som-
met-, le régime doit boucler le "système", donc non seulement le créer en tant
que tel, mais aussi le stabiliser dans le temps, et faire en sorte qu'il puisse se
reproduire et se maintenir comme sommet unitaire d'une société organisée. La
création d'un sommet inattaquable inclut, comme on le sait, l'élimination des
rivaux ou des détenteurs de pouvoir au sein ou autour des cercles de pouvoir
supérieurs. On pourrait dire que le "système" se détruit lui-même, se purge,
plusieurs fois avant de devenir ce qu'il veut être, avant d'obtenir le sommet
politique unitaire et imprenable d'une bureaucratie symbiotique du parti et de
l'appareil étatique. Ceci ne fonctionne que si le prétendant au sommet politique
dispose de la possibilité de manipuler les accès aux positions de pouvoir du
"système", comme c'était le cas avec Staline, notamment par la création et le

41 Les dissidents - notamment ceux qui ont perdu leur qualité de membre du parti - ont com-
pris depuis longtemps ce phénomène du "soupçon généralisé". En 1978, Efim Etkind (cité
par Crouch 1989: 108) observe que "In the West you choose to join a party because you
want to. Not so in the USSR. If one is a party member, what does it mean? Is he one of us
or one ofthem? Is he a Leninist of the old guard ... a soldier of the war against fascism ... a
careerist ... a weak and unprincipled victim of intimidation? Or an idealist? Or a simple-
minded conformist? Or a sceptic but now condemned to carry his party card to his dying
day or until the time when his heretical views corne to light and he is expelled? The prob-
lem is you can't leave the party. To do so would be like committing civic suicide or apply-
ing to emigrate ... (you are) a cog in a machine." C'est seulement vers la fin de la
perestroïka que l'option "exit" représentera une alternative à la qualité de membre du parti.
A ce moment, le parti ne représente déjà plus le "point de passage obligé" irréversible: il est
devenu contingent, dès lors que des structures politiques alternatives sont visibles, même
pour des "carriéristes"! Les sorties massives du parti à partir de I 989 en témoignent.
228 CHAPITRES
contrôle de systèmes de dépendance clientélistes à travers la généralisation de
la pratique de nomination pour des positions aux différents échelons du parti,
positions censées être basées sur une élection et non pas sur une confirmation
manipulée d'en haut. Autrement dit, il s'agit de bureaucratiser le parti en su-
perposant au circuit de pouvoir officiel, supposé partir des organes électoraux
du parti, celui d'un circuit de pouvoir normalisé allant _dans le sens contraire,
c'est-à-dire venant d'en haut. Ce qui distingue ce circuit de ceux pratiqués dans
des systèmes dits démocratisés ne se manifeste pas dans les recommandations
de candidats, donc dans une présélection restrictive qui sera sélectionnée par un
corps électoral, mais dans l'institutionnalisation de la confirmation systémati-
que de candidats uniques recommandés à l'échelon supérieur. Le centralisme
démocratique peut fonctionner parce que le parti lui-même fonctionne comme
une bureaucratie, dans laquelle les nominations aux postes de pouvoir sont des
prérogatives de décision attribuées ou données aux instances de décision.
Un tel système ne se construit pas, ou en tout cas pas si rapidement, sans la
mobilisation d'un système de répression à part au sein du grand système domi-
né par le parti, un appareil de terreur qui permet d'échanger en très peu de
temps le personnel politique ou administratif occupant les positions au sommet.
Il faut donc à la fois des mécanismes organisant les sorties du "système" - à
cette époque l'élimination physique de rivaux politiques - et des mécanismes
permettant de contrôler l'accès aux positions de pouvoir du parti et le compor-
tement de leurs détenteurs dociles. Clientélisme et terreur se renforcent mu-
tuellement. Or, l'expérience des purges, qui règle l'accès au sommet par une
sorte de lutte d'élimination interne, puis par un règlement de comptes tous azi-
muts aveugle, utilisant le soupçon généralisé pour clarifier les rapports de
loyauté au sein du parti et dans les appareils de l'Etat, conduit à des modifica-
tions démographiques d'un tel niveau que l'avenir même du "système" et de
ses actions en sera atteint et conditionné. En éliminant des classes d'âges entiè-
res, les purges de Staline réduisent non seulement les possibilités et les moda-
lités de renouvellement des élites futures, elles marqueront surtout le
comportement des futurs membres des appareils du "système" dans sa période
post-terroriste. Le caractère inattaquable du sommet politique se traduit désor-
mais par l'accentuation obsessionnelle de la continuité du leadership et
l'établissement de mécanismes d'autoprotection et de règles d'autoreproduction
par le régime. Du stade de la méfiance généralisée, on passe à celui de la con-
fiance généralisée, parmi et envers les cadres. 42 Le vieillissement des membres
au sommet du régime qui s'ensuivra est la conséquence du blocage de la cir-
culation des élites. Il conduira à un régime que la littérature résume comme

42 A cet égard, les "devises" des leaders post-staliniens concevant leur régime désormais
comme étant orienté par les principes d'une "direction collective" sont révélatrices:
"Confiance aux cadres!", puis "stabilité des cadres!". Voir Malia 1995a: 416ss., Altrichter
1993: 152.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 229
gérontocratie, un régime dont la fin de règne sera inévitablement conçue
comme phénomène d'ordre biologique.
Ce qu'il s'agit de comprendre est le fait que le potentiel de longévité trouve
son explication dans les purges de Staline, qui ont conduit au remplacement
rapide d'une classe d'âge entière par une nouvelle génération catapultée prati-
quement du jour au lendemain au sommet du "système": ces nouveaux venus et
promus du "système", issus d'une classe d'âge identique et unis par les mêmes
origines sociales (paysannes), attitudes politiques (conservatrices) et des expé-
riences traumatisantes vécues dans les purges et la guerre. 43 Ils établiront la
continuité et la stabilité au sommet du régime, une stabilité des cadres surtout,
qui peut être mesurée par la lenteur avec laquelle les membres du Comité cen-
tral sont remplacés entre 1961 et 1981. Robert Daniels montre que le pourcen-
tage des membres de ce système d'élite (inclus les niveaux des candidats
potentiels) qui sont confirmés d'une période à l'autre, est très élevé. De moins
de 60% en 1961 - année des plus grands changements dans l'occupation des
postes au Comité central - il passe à plus de 70% en 1981.44 De même, l'âge
moyen des membres du Comité central, 50 ans en 1956, passe à 63 ans en
1981. Une seule génération domine ainsi le sommet du "système" pendant pra-
tiquement trois décennies. Elle a le temps de vieillir au pouvoir. C'est à partir
d'une telle constellation, le cycle de vie des membres de l'ancien régime, qu'on
peut comprendre la facilité avec laquelle Gorbatchev a pu échanger le person-
nel politique au sommet du "système".
Nous résumons ces observations en retenant le fait que la participation et la
promotion professionnelle dans les organisations des grands systèmes fonc-
tionnels sont conditionnées par le parti, par la condition de la qualité de mem-
bre du parti ou l'attente d'un comportement loyal à venir dans tel ou tel autre
poste, notamment par les pratiques des listes de promotion (nomenklatura dans
le sens étroit du terme) établissant des loyautés parallèles au sein des organisa-
tions. C'est à travers cette politique des cadres désignée par la notion de no-
menklatura, que le régime reproduit son système de pouvoir et assure le
contrôle des élites sociales. 45 Dans le chapitre prochain, nous préciserons cet
aspect comme instrumentalisation politique des domaines fonctionnels. C'est à
ce niveau aussî qu'on se rend compte de l'étendue de la pénétration du parti, de
ses appareils, dans les organisations-clés des domaines fonctionnels, c'est-à-
dire dans la politique (à tous les niveaux administratifs et étatiques, dans les

43 Voir Daniels 1989: 98ss.


44 Voir Daniels 1989: 100.
45 Voir "The Communist Party of the Soviet Union" par John Miller, in Cambridge Encyclo-
pedia of Russia 1994: 343s. De même: Simon 1993: 69ss., Torke 1993: 220s, Hammer
1990: 97ss. et, bien entendu, Voslensky 1980.
230 CHAPITRES

forces années, les organismes annexes, les médias, etc.), dans l'économie
(entreprises), la santé, l'éducation ou la science.

Nomenklatura et corruption

Bien entendu, ces observations renvoient directement aux implications d'un


système clientéliste tel qu'il est réalisé par le biais de la nomenklatura. Avec la
conscience croissante de l'échec de la modernisation socialiste, se répand aussi
un autre constat au sein de la population, à savoir l'effondrement de la préten-
tion morale du régime par la corruption. La néotraditionalisation que Jowitt
présente comme forme corrompue du léninisme signifie aussi que le régime a
ruiné la plausibilité de sa prétention de pilotage basé sur l'ethos socialiste.
L'écart croissant entre l'autodescription du régime et la visibilité publique des
pratiques patrimoniales représente un catalyseur important de l'effondrement
du "système". La notion de corruption du régime permet de caractériser et de
mettre en cause le "système" en tant que tel. La notion de corruption ne peut
pas en soi être utilisée pour la description de structures politiques qui ne se dé-
finissent pas sur la base de la distinction Etat/société ou intérêt public/intérêt
privé. En effet, la corruption prend d'autres formes dans des pays où le parti
communiste au pouvoir exerce sa domination de manière néotraditionnelle, sur
la base de son monopole de pouvoir, pratiquant ainsi la corruption à travers les
privilèges, le clientélisme et le népotisme à grande échelle, sans être restreinte
par des nonnes juridiques qui, si elles ne sont pas faites ou modifiées à la me-
sure du pouvoir en place, peuvent toujours être interprétées dans le sens des
gouvernants ou appliquées de sorte à ne pas mettre en cause la légitimité du
pouvoir.
Dans de tels cas, la corruption légale du parti communiste ne peut pas être
qualifiée de corruption sur la base d'une violation de nonnes juridiques; les
critères de qualification de la corruption doivent être recherchés plutôt à travers
l'observation de la perte d'intégrité du parti, de la violation de son propre code
éthique, donc de l'écart entre valeurs idéologiques universalistes proclamées
par le parti et ses pratiques réelles. 46 On serait presque tenté de dire qu'il s'agit
là d'un retour de l'ancienne définition de la corruption, avec la signification
morale d'altération ou d'aliénation d'un état ou d'un ordre donné. D'un autre
côté, on remarquera qu'une telle observation est, dans une certaine mesure,
aussi pertinente pour des pays doté de structures politiques démocratiques. Or,
la différence consiste dans l'existence, dans une démocratie, de nonnes juridi-
ques justiciables et d'une opinion publique qui, à travers les médias, peut ren-
dre scandaleux ces écarts entre la proclamation du respect de valeurs

46 Voir encore Jowitt 1992a et Roth 1987: 77.


DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 231

universalistes et les violations quotidiennes de ces prétentions par les politi-


ciens. Cette possibilité n'existe et n'a existé dans aucun régime socialiste ou
autoritaire. Que l'observation de la corruption d'un régime, dans le passé
comme dans le présent, n'ait pas uniquement une valeur analytique, mais soit
aussi utilisée comme distinction politique, est aujourd'hui évident. En effet, la
protestation des mouvements d'opposition et de la dissidence dans les pays
socialistes s'est articulée régulièrement à partir de la dénonciation publique de
la corruption au niveau du régime. 47
Cependant, le problème de la corruption dans les pays socialistes ne saurait
être réduit à son aspect régime. Les analyses des principes de régulation plus ou
moins incompatibles qui ont caractérisé les sociétés socialistes, avec la juxtapo-
sition de distinctions officielles et inofficielles d'une société officielle et infor-
melle, d'une économie première et seconde ou parallèle, etc., montrent que la
réalité de la corruption systémique des régimes socialistes post-totalitaires a
affecté et pénétré l'ensemble des structures sociales. Le monopole de pouvoir
du parti communiste et sa mainmise sur les domaines fonctionnels les plus im-
portants de la société sont à l'origine de l'aliénation des contextes sociaux quo-
tidiens et des solidarités sociales, d'attitudes comme l'opportunisme ou le
carriérisme, de pratiques de corruption par le bas qui impliquent des stratégies
de survie, comme la recherche ou l'entretien de réseaux clientélistes et de pa-
tronage.48 Une société mise sous tutelle par la bureaucratie du parti unique, et
qui ne dispose pas des moyens de s'opposer au contrôle social du parti, ne peut
pas ne pas jouer selon les règles du jeu imposées par celui-ci. Dans les pays
socialistes, l'alternative réelle pour la population ne se pose pas en termes
d' "exit" ou de "voice" - le premier n'est possible que comme stratégie de repli
sur soi-même, et le deuxième était lié à des risques personnels considérables -,
mais comme choix entre inclusion et exclusion. L'inclusion dans la société so-
cialiste fonctionne comme possibilité bien conditionnée de pouvoir accéder à
certains privilèges, à certains postes, à une carrière précise, d'obtenir certains
biens exclusifs, ou de pouvoir obtenir certaines décisions administratives plus
rapidement que d'autres, etc.
Certains aspects d'une telle logique d'échange asymétrique sont exprimés
dans le tableau 2, dans lequel Hankiss donne un aperçu des canaux de commu-
nication et des échanges établis entre le régime et les particuliers. On retiendra

47 Heberer (1991) montre dans son analyse de la corruption en Chine que le mouvement pro-
testataire de 1989 a placé la lutte contre la corruption dans le centre de ses revendications et
de la demande de réformes institutionnelles. Il s'agissait d'un reproche de corruption
adressé au système en tant que tel, qui est à l'origine de la généralisation du phénomène de
la corruption. Voir aussi le titre évocateur de l'ouvrage de Clark/Wildavsky, 1990: "The
Moral Collapse ofCommunism".
48 Le sociologue hongrois Elémer Hankiss a précisé ces structures et mentalités dans ses étu-
des. Voir Hankiss 1990a, 1990b; Voir aussi Heberer 1991.
232 CHAPITRES

que ces arrangements, plus ou moins typiques des régimes socialistes, avec des
économies de pénurie, sont pratiquement tous basés sur une logique d'échange,
dans laquelle le conformisme et l'obéissance par rapport aux autorités politi-
ques sont échangés contre certains privilèges, quelques libertés, certains biens,
etc. On doit se demander ici si le terme corruption est encore adéquat pour
qualifier le comportement d'adaptation et d'opportunisme d'une population qui
se voit ainsi piégée par un régime corrompu. 49 On peut en douter.
Sous l'aspect de la problématique de la professionnalisation, on remarquera
que c'est l'absence ou l'institutionnalisation insuffisante d'un certain nombre
de rôles professionnels et de leurs pendants complémentaires, tels que politi-
cien/électeur, fonction publique/requérant pnve ou entrepreneur/con-
sommateur, qui favorise les relations personnelles et la généralisation du clien-
télisme dans les pays socialistes. Bien entendu, ceci renvoie là encore à
l'absence de la distinction public/privé dont le maintien constitutionnellement
assuré a aussi le sens de garantir, dans les rapports de communication entre
. l'administration publique et le particulier, la prédominance de critères formels
et matériels et non pas personnels.

49 On pourra observer·avec Lefort (1990: 15) que les "vices de ceux qui subissent ne sont pas
les mêmes que les vices de ceux qui dominent, même s'ils leur ressemblent et finalement
les appuient". Il est vrai cependant qu'au niveau individuel existe la possibilité de choisir
une distance plus ou moins grande par rapport au régime. Remington (1992: 137) observe
que "Everyone had some experience with the political elifo; everyone had to make certain
choices about how closely tied to it he or she wished to become. Without the goodwill of
the state, it was difficult to enjoy most kinds of social benefits - whether that was the pro-
tektsiia (connections) needed for admittance to a prestigious schools, or the clearance
needed to receive the coveted right to travel abroad, or the chance to acquire a car or
apartment ahead of the 'line', or promotion to a responsible position at work. Ali ofthese
benefits rested on the relationship one established with those in charge of the political
sphere. Each person had to decide, according to a persona) calculus of goals and values,
how much accommodation was permissible." Margolina (1992: 206) présente ce choix
comme problème d'une morale double: la survie comme choix entre compromis et
"honnêteté". Un choix qui n'a cependant jamais été vraiment un choix et surtout pas pour
les représentants de l'intelligentsia qui ont, dans leur grande majorité, constitué leur propre
identité sur la base de cette différence. L'ambiguïté réside, bien entendu, dans le fait que
même un choix contre les privilèges n'est, en règle générale, possible que dans les condi-
tions privilégiées d'une existence assurée par l'Etat.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 233

Tableau 2: Intérêts et corruption dans les pays socialistes: Les


filières servant à véhiculer les intérêts dans le cas de la Hongrie
selon Hankiss5o

Les filières A quel titre peut-on demander La monnaie avec


de l'aide laquelle on doit payer.
pour l'aide

Bureaucratie d'Etat Droits du citoyen Comportement déférent

Bureaucratie du parti Etre adhérent du parti Loyauté politique

Réseaux de clientélisme et Statut de client Loyauté, conformité,


de paternalisme services rendus

Réseaux corporatistes Etre membre de la corporation Loyauté envers


l'oligarchie de la corpo-
ration

Institutions juridiques Droits du citoyen Comportement déférent

Népotisme Liens familiaux Services rendus, réci-


procité

Réseaux de pistons ("old-boy Etre membre du réseau Services rendus, réci-


networks") procité

Réseaux de corruption Argent, relations, in-


fluence

La sphère publique (les mé- La victime inoffensive de la Comportement déférent:


dias) bureaucratie locale. (Le cas ne
doit pas mettre en cause la légi- humilité, confiance,
timité du système et ne pas me-
nacer les intérêts du parti et de reconnaissance
l'oligarchie de l'Etat.)

Réseaux communautaires, Participation Aide réciproque


réseaux d'entraide

Marchandages Etre membre d'un groupe en Solidarité avec le


position de marchander groupe

50 Voir Hankiss 1990a: 101, 1990b: 121 (traduction française).


234 CHAPITRE&

Autrement dit, ce qu'il s'agit de voir, c'est que les rapports personnels entre
les membres du parti unique au pouvoir et leurs clients ne sont pas déterminés
par des critères professionnels, donc matériels, mais dominés par la relation
personnelle entre patron et clients. 51 C'est là aussi que se précise le sens de la
fermeture d'une structure organisationnelle complexe qui substitue aux princi-
pes d'inclusion de la société moderne - les critères méritocratiques de la parti-
cipation professionnelle, détepninés par des domaines fonctionnels (ouverts à
tous!) - des critères d'admission politiques et ascriptifs qui mettent en cause le
principe moderne même sur lequel est basé le rôle de la qualité de membre, à
savoir la séparation de ce rôle par rapport à d'autres rôles sociaux du détenteur.
Du coup, c'est un autre type d'affiliation qui surgit: le cercle quasiment in-
visible des positions professionnelles réservées et protégées par le parti, qui
sont censées fonctionner selon la programmation prévue par celui-ci. Le sys-
tème de la nomenklatura concrétise le contrôle politique des domaines fonc-
tionnels au niveaù de la régulation de la participation aux organis.ations des
systèmes fonctionnels, en particulier l'accès au postes-clés du système politique
(parti et Etat). Nous retrouvons ici l'image des inclus qui se reproduisent
comme inclus du "système", et les exclus qui restent des exclus et qui conçoi-
vent ce contrôle politique des rôles professionnels comme blocages systémi-
ques de leurs attentes de mobilisation professionnelle. 52 Ils associeront le
système de la nomenklatura à rien d'autre qu'à une structure de privilèges néo-
féodale ou néotraditionnelle permettant au régime, d'une part, de maintenir le
monopole de pouvoir politique par l'exploitation des ressources sociales et
matérielles, et, d'autre part, de se reproduire comme système organisé selon ses
propres critères opportunistes.
Si, à partir de 1985, Gorbatchev parle de redimensionner le parti, c'est à
cette dimension du bouclage du "système" des élites par le parti qu'il pense, au
fait que trop de fonctions sont occupées par des apparatchiks incapables, igno-
rant toute notion de performance et toute distinction d'ordre méritocratique.
Mais le problème ne se laisse déjà plus maîtriser par des mesures techniques,
organisationnelles. Le mal est dans l'existence même du parti, dans son incapa-
cité d'offrir des solutions adéquates aux problèmes qui s'accumulent. La visi-
bilité croissante de cette défaillance et de son caractère "d'ancien régime" met
aussi définitivement en cause l'attrait du parti comme lieu de passage quasi-
exclusif de la mobilisation sociale. Le lien entre carrière et gratifications offer-
tes par les postes du "système" se dissout. Le "dehors" peut gagner alors son

51 Stichweh (1994a: 373 N28.) observe, dans un autre contexte, une affinité structurelle entre
les rapports patron/clients et professionnels/clients.
52 Nous renvoyons à nos remarques sur les attentes professionnelles croissantes des couches
moyennes urbaines qui se voient empêchées d'accéder aux "postes de carrière" symbolisant
"1 'ascension sociale" autrement que par la bénédiction des notables du parti. Voir infra p.
274ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 235

propre poids normatif. On ne veut plus être inclus dans la société organisée. A
l'instar des scissions historiques de l'Eglise catholique, des forces nouvelles
apparaissent pour renverser la formule: le salut n'attend pas à l'intérieur mais à
l'extérieur de l'ordre communiste. Concrètement, cela signifie que la partocra-
tie ne pourra plus ni marginaliser ni intégrer le phénomène des nouvelles forces
politiques qui s'organisent contre le "système" désuet de l'ancien régime. Les
différences visualisées par elles montrent déjà que le parti ne fait plus la diffé-
rence et qu'il y a un avenir politique au-delà du cadre de la société organisée.
A cet égard, on peut, avec Ken Jowitt, soulever l'importance capitale de la
révolution démocratique réalisée par le mouvement Solidarité en Pologne. 53 Ce
syndicat montre qu'une organisation de masse basée sur des membres
(syndiqués) n'est pas seulement possible - à l'extérieur des confins de la so-
ciété organisée des pays communistes -, mais est aussi la forme adéquate pour
manifester une volonté politique indépendante de celle représentée par les or-
ganisations du parti communiste. Contre les qualités de membre forcées et ex-
clusives du parti, Solidarité réalise et revendique la qualité de membre
volontaire et les rôles politiques multiples du citoyen, du public qui est libre
dans le choix des formes organisationnelles pour défendre ses intérêts contre
ceux de l'Etat-parti. Dans ce sens, Solidarité peut être considéré comme un
avertissement fatidique pour les régimes communistes. Devenue soudainement
visible, la faiblesse infinie de ces régimes réputés infiniment forts ne fera
qu'accentuer les immenses pressions de réforme que la perestroïka de Gorbat-
chev tentera de désamorcer.

53 Voir Jowitt 1991: 77 (= 1992b: 253s.). Voir nos observations supra p. 167ss.). Voir aussi
Andreas Oplatka "Warschauer Wandlungen" Neue Zürcher Zeitung du 2.9.93, p.7.
CHAPITRE9

Dédifférenciations régionales
et différences fonctionnelles

Le rideau de fer est basé sur l'idée que la séparation de territoires par la ferme-
ture des frontières étatiques rend aussi possible la séparation de systèmes de
société antagonistes. Il a pour but de protéger les régions occupées par le pou-
voir soviétique contre les éléments d'une modernité (capitaliste) que celui-ci
veut exclure. Les remparts que le "système soviétique" a construits sont censés
rendre invisibles les acquis centraux de cette modernité, dont le régime ne pré-
sente que la négativité sous la forme réductrice du capitalisme. Cette stratégie
de délimitation ne peut pas fonctionner pour plusieurs raisons. Une explication
de ces raisons doit être située à plusieurs niveaux d'analyse.
En observant les diverses stratégies d'auto-exclusion du socialisme soviéti-
que à partir d'une perspective systémique basée sur la différenciation fonction-
nelle, on se rend compte d'abord qu'une telle prétention relève d'une entreprise
paradoxale qui nie les conditions mêmes sur lesquelles le "système soviétique"
est fondé, à savoir la modernité des différences fonctionnelles. Au niveau so-
ciétal des contextes de communication déterminés par les critères matériels des
domaines fonctionnels respectifs, la mise en cause de l'autonomie de la com-
munication fonctionnelle revient à nier la communication en tant que telle, dès
lors que toute communication est contrainte de se différencier. C'est comme si
on voulait communiquer qu'on veut arrêter de communiquer. Donc, même si le
socialisme soviétique prétend pouvoir vivre sans respirer (l'air du capitalisme),
il ne peut faire ce qu'il fait que dans les conditions de la différenciation fonc-
tionnelle réalisée au niveau de la société mondiale. Les réalisations du socia-
lisme trouvent les conditions de leur succès dans les particularités de la société
moderne. Ceci n'a rien d'extraordinaire, mais mérite d'être précisé compte tenu
du fait que le "système soviétique" lui-même, tout comme les soviétologues et
les politologues, ont régulièrement conclu que la fermeture organisée par
l'Etat-parti est à l'origine d'une autre société ·coïncidant avec l'étendue de la
sphère de domination du pouvoir soviétique.
238 CHAPITRE9

En réalité, les contextes de communication fonctionnels que le "système"


prétend contrôler sont "out of range": ils ne sont pas localisables et ri'ont au-
cune adresse en URSS. Inversement, l'identité URSS n'est que la désignation
d'un Etat parmi d'autres, en dépit du fait que le régime correspondant et les
observateurs externes l'ont conçu comme société à part ou sui generis. Même
un environnement politisé, ou la confusion d'une vérité idéologique avec une
vérité scientifique ne dispense pas de la nécessité de résoudre des problèmes
d'ordre scientifique, pédagogique, économique, politique etc. Parler ici
d'exclusion ou de dédifférenciation n'a pas de sens. A quel niveau faut-il dès
lors situer la stratégie d'isolement ou la politisation des différents domaines
sociaux qui ont été si souvent observées dans les analyses du totalitarisme so-
viétique? La question renvoie au rapport entre la différenciation fonctionnelle
réalisée au niveau de la société mondiale et les possibilités régionales de réali-
ser ou de restreindre les acquis de la modernité. Nous tenterons de préciser ce
rapport, qui nous permettra aussi de repenser un autre rapport, à savoir celui
entre différenciation et dédifférenciation. Une première réponse peut être trou-
vée au niveau auquel opèrent les théories de la modernisation, à savoir à celui
du découpage des sociétés en fonction des critères spatiaux donnés par les
frontières étatiques et nationales. C'est là que les différences entre pays ou ré-
gions apparaissent comme différences entre niveaux de développement ou de
modernisation. C'est là aussi que nous trouvons l'effet de démonstration
comme effet résultant de l'observation d'une différence entre centres (plus dé-
veloppés) et périphéries (moins développées). Et c'est ici aussi que nous ren-
controns le problème des frontières, de leur fermeture et ouverture dont peut
disposer un pouvoir politique.
L'Etat, qui est ancré dans un territoire et une population délimitée par ce
dernier, peut fermer ses frontières, ce qui nous confronte à la question de savoir
ce qu'il peut exclure. Les révolutions communistes de ce siècle ont entamé leur
aventure en concevant leur modernisation de rattrapage sur la base de la fer-
meture des frontières étatiques, donc comme une sorte de protectionnisme ex-
trême, d'ordre à la fois idéologique et matériel. Parler ici d'exclusion - une
notion qu'on peut aussi, dans le cas de l'URSS, rapprocher de l'isolement dans
un camp de prisonniers -, est pertinent, dès lors que le pouvoir dispose de
moyens de contrainte pour réduire les contacts sociaux avec l'étranger. On
peut, par exemple, considérer l'absence de restaurants italiens à Moscou
comme expression de l'efficacité du "système" dans la défense du pays par
rapport aux valeurs modernes occidentales ou par rapport à l'économie capita-
liste.1 On peut aussi recourir à la notion de modernisation sélective pour dési-

Voir à ce sujet Jerry Hough (1991: 193) qui observe, dans sa précision de la politique de
Brejnev, que "If one considers Soviet foreign relations in 1982 (or earlier), the distinctive
feature of those relations was not Soviet policy towards arms control, Japan, or even Af-
ghanistan. The really peculiar fact about Soviet relations with the outside world was that
DÉDIFFÉRENCIATI ONS RÉGIONALES 239

gner le fait qu'un régime de mobilisation communiste n'importe, ou ne laisse


pénétrer et s'établir, que les éléments de la modernité capitaliste jugés indis-
pensables à la construction du socialisme dans le pays. 2 Or, le contrôle politi-
que des thèmes, des partenaires ou de la circulation de la communication
publique montre que l'exclusion et les restrictions de communication, y com-
pris les voies de passage obligatoires au niveau de l'échange des informations,
concernent à la fois ce qui est contrôlable à l'intérieur et ce qui doit être inter-
cepté à la frontière.
Les approches identifiant des processus de globalisation partent de telles
observations pour montrer que cet isolement régional ne peut plus fonctionner
dans une société d'information caractérisée par des échanges globaux et par la
révolution continue des moyens de communication électroniques. Dans ce sens,
on pourra dire que les libertés de communication et les informations exclues
minent toute idée de rideau de fer en outrepassant les restrictions de communi-
cation du "système" par la voie des médias électroniques. Notons que la notion
de communication a ici le sens de diffusion et de circulation d'informations
adressées à un large public non défini. C'est cette diffusion que le "système"
essaye de restreindre ou d'exclure, par exemple, sous forme de brouillage des
émissions de télévision étrangères, des émissions de la BEC ou de Radio Free
Europe, mais aussi par l'interdiction d'importer ou de publier certains auteurs,
certains thèmes etc.
Derrière la fiction d'un système de société socialiste autonome se cache la
méconnaissance, une ignorance plus ou moins volontaire, basée sur des consi-
dérations de pouvoir et de statuts, du mode de fonctionnement de la société
moderne, dont l'effet caractéristique - et dangereux pour tout régime totalitaire
- consiste en la déconstruction et l'éclatement de toute idée ou tentative de mo-
nopolisation hiérarchique de l'information ou de pilotage centralisé des divers
domaines sociaux. Tout régime socialiste est conscient du fait que sa survie et
celle de son "système" sont tributaires du fonctionnement de la coexistence de
deux structures fondamentalement incompatibles: il ne peut vivre ni avec ni
sans la structure totalitaire de la société organisée, tout comme il ne peut pas,
non plus, se passer des éléments-clés de la modernité capitaliste sans en assu-
mer les conséquences, à savoir l'abandon de son monopole de pouvoir et
l'ouverture des frontières, celles des territoires dominés tout autant que celles
de la politique par rapport au public. Nous retrouvons, derrière ce double bind
particulier, les impératifs tels qu'ils sont exercés ou visualisés par l'économie

the capital of the world's largest country did not have a single French or Italian restaurant.
The essence of the communist system was the construction of two Iron Curtains - one
against foreign economic forces and the other against modem culture and ideas. Even with
the partial opening of the Soviet Union in the post-Stalin era, the degree of isolation re-
mained astonishing."
2 Voir nos observations supra p. 143.
240 CHAPITRE9

mondiale et le système politique international, dans lequel même, et surtout,


des régimes communistes ne peuvent assurer leur survie et leur réputation de
grandes puissances que dans la mesure où ils peuvent mobiliser les ressources
économiques nécessaires - ou maintenir l'impression qu'ils en disposent- pour
financer les symboles de leur statut international, à savoir leurs forces armées.
Les tentatives de réformes économiques traduisent cet enjeu, qui représente en
fait un problème de survie du régime, à la fois comme puiss;mce internationale
et- à l'intérieur de ses frontières étatiques - comme acteur politique exclusif.
Nous pouvons considérer cette logique politique du grand écart comme va-
riante avancée de la dialectique révolutionnaire, telle qu'elle a été observée
pour la phase "normalisée" du régime. 3 Dans la perspective systémique, il ne
s'agit pourtant de rien d'autre que du fait qu'aucun régime ne peut, dans des
conditions modernes - à ne pas confondre avec la globalisation -, se permettre
de restreindre longtemps, ne serait-ce que pour des raisons d'efficacité, · 1a
communication dans les différents domaines fonctionnels, d'exclure des popu-
lations entières de la participation dans l'économie ou la politique, ou de
maintenir l'isolement et la fermeture politique du pays en question et se sous-
traire aux dits impératifs globaux, qu'ils soient d'ordre économique, politique
ou technologique. Mais en deçà de telles observations, on se rend déjà compte
que le régime peut concevoir son "système" en termes techniques et organisa-
tionnels, organiser la modernisation du pays ou réaliser la complexité d'une
modernité sélective, du fait qu'il dispose d'un moyen d'action moderne: il peut
construire et intégrer à grande échelle des organisations, donc un type de sys-
tème basé sur des chaînes de commandement hiérarchiques. Inversement, le
"système" doit se présenter au niveau politique international comme Etat qui
communique avec d'autres Etats dans le même contexte politique mondial. Ce-
ci implique aussi qu'il doit, vis-à-vis de l'extérieur, se montrer disposé à se
comporter de manière civilisée et à respecter les normes de comportement in-
ternationales, ne serait-ce que pour la simple raison que le régime soviétique est
intéressé à normaliser ses rapports internationaux et à établir des échanges
commerciaux. 4

3 Voir Janas 1986: 106-125 et supra p. 166.


4 Que l'on considère le rôle de la CSCE qui, inaugurée en 1973, aboutissait, en 1975, à la
signature de l'Acte final d'Helsinki. Les concessions faites par l'URSS dans le cadre de
l' Acte final déploieront pourtant d'autres effets que ceux que le régime espérait obtenir en
participant à la conférence. Fejtô (1992: 96) observe à cet égard, que "Quelques années
plus tard, il est apparu que les Soviétiques avaient commis une erreur politique lourde de
conséquences en croyant pouvoir réprimer impunément les dérapages occasionnés par la
montée des forces de contestation. Ils ne s'attendaient pas à ce que les concessions tacti-
ques faites à Helsinki provoquent, au sein des Etats communistes, des tensions similaires,
mais bien plus importantes, à celles que Khrouchtchev avait déclenchées en 1956 par la dé-
stalinisation et les divers gestes de rapprochement avec l'Occident." La tentative
d'instrumentaliser un processus de communication politico-juridique international "par en
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 241

De même, la construction ou le financement d'une économie socialiste ou


de marchés socialistes présuppose l'existence et le fonctionnement d'une éco-
nomie monétarisée (capitaliste). Par ailleurs, on rappellera ici, encore une fois,
que la modernisation forcée de l'URSS n'est pas pensable sans le transfert de
technologies. Même l'économie soviétique a toujours fait partie de l'économie
mondiale. 5 On peut le dire aussi dans les termes d'Edgar Morin, qui observe
que le socialisme n'est pas possible sans le capitalisme à l'extérieur. 6 Et même
les adeptes marxistes d'un système-monde capitaliste admettent que c'est la
participation au système interétatique et dans la division internationale du tra-
vail qui pousse des pays de la sémi-périphérie, tels que l'URSS, dans une direc-
tion capitaliste. 7 Une économie dite planifiée présuppose la connaissance des
marchés mondiaux et des prix mondiaux correspondants permettant aux auto-
rités de planification d'adopter des décisions sur l'allocation régionale des res-
sources.8 Et cette stratégie d'auto-exclusion ne peut fonctionner

haut" donnera aux mouvements dissidents la possibilité d'utiliser ce processus "par en bas"
et d'insister sur le respect des engagements pris par l'URSS en matière de droits de
l'homme. Voir nos observations sur le samizdat, infra p. 257 et 288.
5 Ce qui n'est pas en contradiction avec l'observation que l'URSS est une économie fermée
qui a son propre système de prix et qui ne réalise entre 1960 et 1987 qu'environ un quart de
son commerce extérieur dans des conditions de l'économie mondiale, donc avec les pays
capitalistes. Voir Nagels 1993: 111 et Torke 1993: 37. C'est l'existence d'une économie
mondiale qui donne un sens aux efforts des pays socialistes de se protéger contre les lois du
marché mondial par la réalisation de propres mécanismes d'intégration monétaires et com-
merciaux, ce qui implique à son tour aussi que ces derniers ne peuvent fonctionner qu'en
étant "ajustés" périodiquement aux fluctuations conjoncturelles des marchés mondiaux
(qu'on considère par exemple l'adaptation continue du rouble à l'étalon-or et au dollar). Et
on rappellera que le touriste occidental pouvait dépenser son argent sans autre dans la Mos-
cou soviétique: même dans des conditions de prix artificiels ou "politisés", on peut et on
doit pouvoir effectuer des paiements pour réaliser des transactions.
6 Edgar Morin peut dans ce sens observer que "l'économie soviétique ne survit pas seule-
ment grâce à ce qu'il y a de non-socialiste - je veux dire de désobéissance de fait au socia-
lisme officiel - chez les agents économiques, elle survit aussi grâce au capitalisme
extérieur. ( ... ) C'est le capitalisme qui donne vie économique à ce qui se nomme socia-
lisme, c'est le développement du capitalisme qui permet celui du socialisme, et, peut-être,
dans les années qui viennent, ce sont l'autàmatique, l'électronique, l'informatique de
l'Ouest capitaliste qui remédieront aux scléroses et carences bureaucratiques et humaines
de l'URSS et lui permettront enfin de développer une économie de consommation ... "
(Morin 1983: 159).
7 Voir Shannon 1989: 108. L'auteur, se référant à Chase-Dunn, rappelle un point que nous
avons déjà souligné: " .. the Soviet Union is not a revolutionary state seeking socialist
revolution in the periphery. Rather, its actions are part of a more general policy toward the
periphery that is politically opportunistic. The Soviet Union is primarily concerned with
improving its competitive position relative to the core as part of a drive to become a great
world power." (Shannon 1989: 109).
8 Voir Boettke (1993: 31) observant que "as Soviet economic journalist Vasily Selyunin
writes, the Soviet planners believe the idea that they can regulate economic life in strict ac-
242 CHAPITRE9

économiquement que tant que la dépendance économique de l'URSS par rap-


port à l'économie mondiale pouvait être cachée temporairement par le fait que
ses structures économiques ruineuses peuvent être financées avec les devises
apportées par l'exportation de matières premières vendues aux prix des mar-
chés mondiaux, d'une part, et l'endettement sur les marchés monétaires,
d'autre part9.
Par ailleurs, la mise sur pied d'une industrie à grande échelle ou la réalisa-
tion de systèmes d'armement çomplexes présuppose l'existence de technolo-
gies modernes, la possibilité de leur échange et de leur transfert au niveau inter-
national, et surtout le fonctionnement d'un système scientifique universel. Le
physicien soviétique à Moscou se réfère aux mêmes lois, méthodes de recher-
che et informations scientifiques que ses collègues de l'étranger. Ses résultats
de recherche participent à la reproduction autonome du système scientifique, en
dépit du fait qu'il ne dispose pas des mêmes libertés, ressources, moyens
d'observation etc., que, par exemple, les Américains. Dans la perspective du
système scientifique se manifeste déjà le non-sens de la tentative de diviser la
logique autonome d'un système fonctionnel en "science bourgeoise" et
"science socialiste", ainsi que le régime et les organisations professionnelles du
"système" ont voulu le faire croire à certaines périodes. Cette tentative corres-
pond pourtant à l'idée de base du "système" socialiste qui prétend pouvoir dé-
limiter une "société socialiste" d'une "société capitaliste".
Même en URSS où le "matérialisme dialectique" détient une fonction di-
rectrice pour la recherche scientifique, le renversement idéologiquement moti-
vé des résultats de cette dernière ne pouvait pas, notamment dans les sciences
naturelles, être maintenu à la longue.1° Car cette négation de l'autonomie
scientifique ne conduit pas uniquement à des résultats désastreux dans
l'application pratique des doctrines scientifiques. En plus de cela elle provoque,
au cours de la phase post-terroriste, des réactions de refus au sein même d'une
communauté scientifique désormais professionnalisée, orientée de plus en plus
sur l'état de la recherche et des réputations scientifiques et non pas sur des cri-
tères idéologiques. 11 Il est symptomatique que c'est en raison de la réputation

cordance to the plan 'when they carefully study world trends, which are determined by
market forces, in order to plan what we should produce'. In doing so 'they tacitly admit that
there is a better means than ours for the regulation, or rather self-regulation, of the econ-
omy' ."
9 A cet égard Afanassiev (1992: 241) observe que le montant total de l'endettement de
l'URSS à la fin des années 1970 s'élève à 50 milliards de dollars. Le règlement des intérêts
de cette dette coüte à l'URSS 28% de ses revenus.
Voir pour les sciences naturelles - avec son cas notoire "Lyssenko" - Mohr 1992: 12ss.,
Beyrau 1993: 102ss.
Il Voir au sujet du rapport entre exigences politiques et autonomie de la science, Beyrau
1993: 209ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 243

scientifique de chercheurs soviétiques que des théories farfelues peuvent être


réfutées comme intenables et exclues du système scientifique. De même, les
ingérences politiques ou les tentatives de gérer la recherche scientifique par
décret sont mises en cause pour des raisons professionnelles, donc relevant de
l'autonomie du contexte de communication scientifique. Dans ce contexte, la
référence à l'état actuel de la recherche ne signifie rien d'autre que: la "science
soviétique" elle-même ne peut se permettre d'ignorer l'état des connaissances
atteint dans un contexte de communication opérant au niveau mondial. La
question a, là encore, une portée politique, dans la mesure où le régime se rend
lui-même compte que l'instrumentalisation politique de la science ne peut
fonctionner que sur la base d'un rapport de collaboration présupposant la sépa-
ration des domaines scientifique et politique. A partir de là, il faut différencier
et préciser les implications de cette instrumentalisation politique en fonction du
domaine social concerné et selon la période en question.

L'exploitation politique des performances dans les domaines


fonctionnels

Précisons avant toute chose que l'instrumentalisation politique des domaines


sociaux dont il est question ici ne signifie pas que le régime peut quasiment
dédifférencier ou dissoudre le système en question. Répétons-le encore une
fois: les exploits du socialisme soviétique présupposent la différenciation fonc-
tionnelle. Si les différences entre les divers domaines fonctionnels
s'effondraient, les opérations spécifiques ne pourraient pas être reconnues
comme telles: une opération politique ne pourrait pas être distinguée d'une
opération de paiement; de même, une communication scientifique ne pourrait
être délimitée par rapport à d'autres communications d'ordre juridique, péda-
gogique ou artistique. Ces opérations représentant les fonctions typiques d'une
société moderne ne sont pas mises en cause en tant que telles. Et là où, comme
en Chine, le socialisme a tenté de détruire les rationalités systémiques par le
retour à des formes communautaires régressives, cette dédifférenciation ne fut
possible qu'au prix de l'effondrement, dans le pays concerné, des structures
sociales modernes dont la complexité est définie par le fonctionnement, la per-
formance et l'interdépendance des grands domaines fonctionnels.
Le triomphalisme de la modernité socialiste renvoie à la supériorité, en ter-
mes de performance, des systèmes fonctionnels dans des conditions socialistes.
Il a ceci de particulier qu'il est basé sur la fiction que les performances des
systèmes peuvent être pilotées politiquement: il vise le forcing, l'accélération et
la rationalisation politiquement coordonnée et intégrée de cette performance -
présentée comme progrès - au nom de la finalité socialiste. Il s'agit de prouver
que ce qui a été réalisé dans l'hémisphère socialiste peut fonctionner mieux et
surtout de manière plus rationnelle que sous le capitalisme, comme si les con-
244 CHAPITRE9

textes de communication fonctionnels artificiellement présentés et réunis sous


le drapeau du "système soviétique" pouvaient être séparés par rapport au reste
du monde. Nous retrouvons ici ce que nous avons déjà observé à plusieurs re-
prises: l'utopie soviétique de la technique, qui s'imagine que c'est la modernité
dans son "essence" technique qui, débarrassée de tous ses éléments occiden-
taux, sera à même de procurer à l'URSS un rôle phare dans la réalisation du
destin de l'humanité, à savoir la construction du communisme. 12 Or, le point
intéressant à souligner ici concerne le fait que la séparation du monde, basée
sur l'idée de pouvoir diviser la modernité, peut être organisée par la politique,
c'est-à-dire physiquement et matériellement, par les restrictions de la commu-
nication 13 , tout comme les domaines sociaux à l'intérieur pouvaient être con-
trôlés par la voie organisationnelle. L'encadrement politique des grands
domaines sociaux par le biais de la création d'organisations politiques dans ces
domaines doit permettre de dépasser l'Occident. .
La grande astuce du socialisme consiste en la présentation de systèmes or-
ganisationnels politiquement intégrés comme la forme de la société socialiste,
en dépit du fait que la société en tant que multiplicité de ses systèmes fonction-
nels ne peut être organisée. 14 Le résultat est la société organisée. Par là, le so-
cialisme traite les systèmes fonctionnels à l'instar de sa propre raison d'être, à
savoir comme structures pouvant être finalisées vers le progrès et le change-
ment de la société. Mais l'impression de confusion entre organisation et systè-
mes fonctionnels ne peut être créée que sur le plan des organisations, surtout
celles de l'Etat-parti, qui est aussi la perspective du "système soviétique", mais
pas sur celui de la société. Car les fonctions à remplir à ce niveau ne peuvent
l'être que selon les critères, distinctions et programmes des systèmes fonction-
nels correspondants et par leurs propres organisations.
Ainsi, même si un système de santé socialiste est présenté comme étant le
meilleur du monde, la question de savoir quelles sont les méthodes de traite-
ment à appliquer de cas en cas ne peut être réglée que par des critères médi-
caux. II en va autrement au niveau de l'organisation du système de santé et des
mesures politiques destinées à améliorer les conditions de vie de la population,
dès lors que c'est là que la bureaucratie, se substituant au marché - celui-ci
faisant partie d'un autre système fonctionnel - , peut mettre en cause les per-
formances du système et entraver, voire compromettre, la qualité des services
médicaux auprès' de la population, comme c'était le cas en URSS, où l'in-
capacité de la poÜtique du régime de maintenir un standard minimum dans la
qualité des prestations étatiques, ou d'assurer la modernisation continue des

12 Voir nos observations supra p. 176 et 208. Voir aussi supra p. 143.
13 Voir pour ce problème des restrictions de la communication Fuchs 1992: 226.
14 Pour cette distinction capitale de systèmes organisés et systèmes fonctionnels voir surtout
Luhmann 1989a: 233ss. Voir encore une fois supra p. 11 !ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 245

techniques de traitement, renvoyait inévitablement à l'échec du pari socialiste


concernant la supériorité technique et éthique de son programme d'une société
rationnellement administrée. 15
On peut observer les mêmes tendances dans tous les grands domaines fonc-
tionnels politisés par le "système soviétique". Cependant, si l'obsession organi-
sationnelle du régime est la même, les effets sur les performances des systèmes
concernés et sur la qualité des prestations des organisations correspondantes
varient en fonction de plusieurs facteurs. Dans tous les cas, il s'agit d'abord de
l'exaltation politique des performances des systèmes et de la prise en charge
administrative de leurs progrès, ou "output", par les moyens de l'organisation
et la professionnalisation. Qu'il s'agisse de sport, de l'économie, de la science
ou de l'éducation, il est toujours question d'imposer et de superposer aux diffé-
rents contextes sociaux l'élément triomphaliste de la victoire, qui n'a, en fait,
une fonction structurante dans la société moderne qu'au sein du système de
sport et des forces armées. En l'occurrence, il s'agit de victoires du socialisme.
Et il est symptomatique, que le système où la victoire fonctionne comme partie
de la distinction-clé victoire/défaite, à savoir le sport, ait pu, d'après la manière
dont les performances physiques ont été forcées et poussées vers le haut, sur la
base d'une extrême professionnalisation, devenir quasiment un cas paradigma-
tique des victoires du socialisme, à l'instar des secteurs modèles dans
l'industrie et la science. 16
Les performances du système (son "output") présupposent donc la différen-
ciation fonctionnelle. Le fonctionnement autonome d'opérations distinguant,
par exemple, la victoire avec en toile de fond la défaite, n'est pas mis en cause

15 Eberstadt (1993: 512) observe un rapport direct entre l'augmentation du taux de mortalité
et l'effondrement du communisme en URSS: "The very fact ofsecular mortality increase is
evidence of a serious failure in health policy. But it is suggestive of much more (.. ) ln cen-
trally planned economies, where government arrogates a more far-reaching authority over
the social and economic rhythms of life, the correspondence between mortality trends and
government performance is presumably ail the more comprehensive and direct." Voir aussi
Todd 1976: 325ss. et surtout Chesnais 1995: 212ss. Ces auteurs insistent sur les consé-
quences désastreuses de la modernisation socialiste pour les différents domaines sociaux
(économie, santé, éducation) et, de manière générale, sur le niveau de vie et l'état de déve-
loppement du pays (aliénations sociales, détérioration de la santé publique, pauvreté des
masses, délabrement des infrastructures etc.), et, par ce biais, sur l'évolution démographi-
que (mortalité infantile correspondant au niveau d'un pays du tiers monde, diminution de
l'espérance de vie, surmortalité due aux morts violentes et à l'alcoolisme, etc.). Voir aussi
l'article "Health Service" de Charlotte Douglas in: The Cambridge Encyclopedia ofRussia
1994: 467ss. et Feshbach 1991.
16 A cet égard, James W. Riordan constate, à partir de la prise en compte de la mobilisation de
toutes les ressources du système de sport au nom de la performance, que "Sport was seen as
'one of the best and most comprehensible means of explaining to people throughout the
world the advantages of the socialist system over capitalism"'. (Article "Sport and recrea-
tion" in Cambridge Encyclopedia of Russia p. 491, 488ss.) Sport comme "front supplé-
mentaire" donc, où la supériorité du "système soviétique" est censée se manifester.
246 CHAPITRE9

en tant que tel. Ce qui peut être mis en cause, et instrumentalisé par la politi-
que, est la traduction autonome des critères cognitifs de ces systèmes en· pro-
grammes d'action et la libre disponibilité pratique du résultat, du produit
résultant d'une activité professionnelle matériellement orientée sur des critères
du système fonctionnel correspondant, et non pas sur des critères politiques.
C'est à ce niveau de l'organisation et de l'exploitation des communications
fone!tionnelles, que les exploits soviétiques et les différentes politiques corres-
pondantes ont pu être comparés quantitativement avec ceux de l'Ouest, no-
tamment des Etats-Unis, pour constater, par exemple, les retards politiquement
engendrés de l'URSS en matière de recherche scientifique. 17
L'exploitation politique des activités et spécialisations professionnelles dans
les domaines fonctionnels les plus divers n'aurait rien d'extraordinaire s'il ne
s'agissait en l'occurrence d'une utilisation politique des informations produites
et développées dans d'autres systèmes. L'exploitation dont il est question ici -
c'est-à-dire dans le double sens d'une mise en valeur politique et d'une instru-
. mentalisation abusive et dysfonctionnelle - est rendue possible par le biais du
design organisationnel par lequel l'Etat-parti-employeur universel peut pénétrer
les domaines fonctionnels en conditionnant les contextes de communication, en
restreignant et/ou canalisant les thèmes et conflits de la communication spécia-
lisée, tout en sanctionnant positivement et négativement le comportement, et
ainsi les chances de carrière du personnel professionnel à la merci du parti.
Mais il y a plus: cette instrumentalisation se fait au nom de la finalité de
l'idéologie socialiste qui justifie les restrictions communicatives à partir de la
prétendue vérité scientifique sous-jacente, ce qui ne sigIJ.ifie.rien d'autre que le
"système soviétique" doit s'immuniser contre le potentiel critique des domaines
fonctionnels dans lesquels la vérité de l'idéologie risque d'être mise en cause,
de par la nature même de la communication, à savoir dans le système scientifi-
que, l'éducation, l'art et les médias.
Les effets négatifs ou pervers de l'exploitation politique de la rationalité
d'autres systèmes par la voie organisationnelle sont bien connus. Dans certains
cas, comme celui de l'économie, la politisation des critères de rationalité éco-
nomique (prix) a conduit, au niveau de la production et de la planification des
investissements, à des distorsions telles que la capacité même
d'autoreproduction d'une économie de commandement a été mise en cause. On
mentionnera aussi le cas du droit qui, en étant considéré dans les pays socialis-
tes comme faisant partie du système politique, a, à son tour, été mis en cause en

17 Voir Beyrau 1993: 152, qui renvoie aux obstacles politiques responsables du fait que
l'URSS n'a pu, dans les années 1960, fournir qu'un sixième des découvertes et développe-
ments scientifiques au niveau mondial, tandis que les Etats-Unis y participent à raison de
50%, ceci sur la base d'un potentiel de personnel scientifique semblable. De même entre
1975 et 1988, les Etats-Unis totalisent 60% des prix Nobel décernés pour les différentes
disciplines scientifiques, tandis quel' URSS n'arrive qu'à 2%.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 247

tant que contexte de communication normatif autonome, qui n'a pas unique-
ment le sens d'organiser l'inclusion du public dans les prestations du droit (on
a des droits), mais aussi de conditionner constitutionnellement les marges de
manoeuvre du politique. On comprendra sans autre pourquoi un tel droit positif
moderne devait être intégré organisationellement au sein du "système soviéti-
que", dès lors que la prétention de vérité de la théorie socialiste exclut cette
possibilité spécifiquement moderne d'un renversement du pouvoir politique par
voie juridique.
Manifestement, les possibilités politiques d'un tel contrôle varient en fonc-
tion de l'importance du domaine social concerné et/ou en fonction de la me-
nace potentielle que celui-ci peut représenter pour le régime, tout comme les
possibilités réelles d'un tel contrôle par voie organisationnelle changent d'un
contexte de communication fonctionnel à l'autre. Ainsi, le régime réagit plus
sensiblement au domaine de l'art (littérature et cinéma surtout), à certaines
branches des sciences sociales (histoire, philosophie etc.) et donc aussi au sys-
tème dans lequel la communication est censée modifier les individus, à savoir
l'éducation scolaire. Thématiquement, par la nature de leurs modes de commu-
nication, ces domaines occupent les champs sémantiques sensibles du régime.
Ceux-ci concernent la reconstruction exclusive, idéologiquement motivée, de
l'histoire, la transmission de symboles significatifs représentant le nouvel ordre
(art, médias standardisés, propagande) et une théorie de la société socialiste
immunisée contre toute description-réflexion sociologique, politique, philoso-
phique ou artistique concurrente de la vérité sous-jacente au nouvel ordre social
(marxisme-léninisme comme doctrine officielle et passage obligé exclusif dans
les universités).
Nous tentons à présent de préciser les implications de !'instrumentalisation
politique pour un domaine particulier, celui de la création artistique. La com-
munication dans les systèmes de l'art et des sciences sociales est typiquement
orientée à la fois sur la multiplication des constructions du monde, du temps et
des problèmes sociaux, et sur l'expression publique de significations artisti-
ques, scientifiques ou morales. Dans le domaine de l'art, l'expression artistique
individuellement attribuée, cherche, contrairement, par exemple, aux publica-
tions scientifiques, le succès auprès d'un grand public professionnellement non
spécifié. Notons cependant que même les sciences sociales ont leurs auteurs à
succès, voire des intellectuels qui remplissent leur rôle de moralisateur du fait
que leurs avis sur la société sont attendus et entendus publiquement. D'un autre
côté, la communication artistique est orientée sur la problématisation du me-
dium de communication lui-même, c'est-à-dire la forme de sa communication,
telle qu'elle est résumée dans le style de sa construction-composition (littéraire,
248 CHAPITRE9

figurative, cinématographique, musicale etc. ). 18 Elle a, dans ce sens, son pro-


blème de référence primordial non pas dans la spécialité d'une thématique et un
langage standardisé, d'ordre technique, orienté vers la solution de situations et
de problèmes particuliers, comme c'est le cas dans d'autres domaines fonction-
nels (juridico-administratif, économique, médical, etc.), mais dans
l'accentuation de l'originalité de la création.
C'est dire aussi qu'une communication qui prend son sens à partir de la
mise en valeur esthétique et publique, par voie communicative, d'une oeuvre
d'art individuelle ne peut pas, en soi, être standardisée, homogénéisée ou ins-
trumentalisée, comme s'il s'agissait d'un problème d'application de normes
techniques concernant la construction de ponts ou de l'organisation standardi-
sée d'échanges monétaires. A ceci correspond le fait que, tout en exerçant son
art de manière professionnelle, le créateur, face à son public, n'est pas défini à
travers un rôle professionnel et fonctionnel tel un médecin ou un ingénieur,
mais par sa création, l'oeuvre d'art ou l'ouvrage plus ou moins convaincant
dans son originalité. La possibilité de l'organisation collective des intérêts pro-
fessionnels des artistes exclut l'organisation-encadrement de la création artisti-
que autonome par une corporation professionnelle gérant un système de
connaissances, de pratiques ou de techniques constitutives du système fonc-
tionnel en question, tout en visant leur uniformisation.
Le régime soviétique l'a pourtant fait. En attribuant à l'écrivain-artiste la
fonction d'un métier technique au service de la cause socialiste, en obligeant
les artistes à s'organiser comme corporation professionnelle ou comme collectif
(Union des écrivains, artistes etc.) pratiquant l'autocensure et surveillé par les
instances de censure du parti, le régime a trouvé un moyen de contrôle social
redoutable, qui lui a permis de contrôler de manière efficace la production et la
diffusion publique des oeuvres littéraires ou artistiques. Il déprofessionnalise
l'écrivain-artiste en lui ôtant son autonomie, sa liberté d'exercer son art indivi-
duellement comme profession, et en même temps il professionnalise son acti-
vité en la standardisant comme s'il s'agissait d'un savoir d'expert géré et
défendu par une association professionnelle. D'un autre côté, les particularités
de la communication dans les domaines de l'art et des sciences sociales les ren-
dent vulnérables à une exploitation et une instrumentalisation pour les besoins
de légitimation du régime. La sémantique politique ("appellations contrôlées")

18 Un regard systémique sur le style peut montrer que c'est à ce niveau que l'art se délimite et
défend son autonomie par rapport à son environnement social: "Here it must refuse the
claims of 'interested parties' and in just this manner react to society. Here it must make
evident its own work logic so that it becomes clear why art cannot be made to measure or
ordered simply according to taste." (Luhmann: "The Work of Art and the Self-
Reproduction of Art" in Luhmann 1990c: 191ss.). Pour la précision du medium de commu-
nication de l'art sur la base du rapport entre forme et medium, voir Luhmann "The Medium
of Art" in Luhmann 1990c: 215ss.
DÉDIFFÉRENCIATI ONS RÉGIONALES 249
que le parti impose dans la communication publique, joue dans les deux sens:
d'une part, comme moyen de communication dans la diffusion de significations
généralisées, à laquelle l'art est censé participer et, d'autre part, comme instru-
ment de contrôle pour la détection de différences non conformes à la ligne du
parti, de déviations ou d'activités sociales d'écrivains refusant leur instrumen-
talisation comme écrivain soviétique ou ingénieur social au service du
"système".
Ces modalités de la collectivisation de la création individuelle d' oeuvres
d'art, que nous résumons comme restrictions communicatives, doivent être dis-
tinguées des restrictions communicatives pratiquées dans les sciences naturel-
les, où la communication spécialisée ne peut qu'indirectement être jugée et
instrumentalisée politiquement, par la possibilité de traduire des résultats de
recherche en projets techniques utilisables par l'industrie (de l'armement sur-
tout).19 Si les possibilités organisationnelles de restrictions communicatives
dans l'art ou dans les sciences sociales sont plus grandes que dans les sciences
naturelles, elles sont aussi plus faciles à réaliser. Aux restrictions communicati-
ves, aux niveaux des interactions, de la diffusion de l'information par les mé-
dias et des restrictions matérielles (par le contrôle de la production et de la
distribution des médias de support de la communication, tels que papier, cou-
leur, toile, films, etc.) - restrictions que les sciences naturelles subissent tout
autant que l'art et les sciences sociales-, s'ajoutent, pour ces derniers, les res-
trictions thématiques et formelles. En touchant l'essentiel, la raison d'être
même de la différenciation de ces contextes de communication, à savoir le
choix et le renouvellement autonomes de thèmes et de styles, ces restrictions
mettent en cause, voire détruisent la capacité d'autoreproduction de ces domai-
nes. Les artistes se voient ainsi doublement encadrés, ou contraints, par la ré-
duction de leur activité au rôle d'exécutant-automate thématiquement et
stylistiquement homologué, et par l'encadrement organisationnel forcé dans
une association professionnelle, étrangère à leur activité dans la mesure où
l'association s'arroge le droit de prescrire les conditions dans lesquelles l'artiste
peut exercer son travail et se présenter au public. 20
De manière générale, l'efficacité du contrôle politique est donnée et définie
par la dépendance politique des professions fonctionnelles au niveau de
l'emploi, notamment par le système de l'affiliation obligatoire dans les organi-

19 Pour ces différences dans les restrictions politiques entre sciences naturelles et sciences
sociales et art, voir Beyrau 1991: 188ss. et 196 et Beyrau 1993: 209ss. et surtout 216.
20 Voir Golomstock 1990: 91ss., Daix 1984: 210 et aussi Haraszti 1989. Le revers de cet as-
pect est, bien entendu, que l'adaptation au système a été gratifiée par le régime: "By as-
similating artists the totalitarian machine both deprived them of freedom of choice and
opened up before them a broad field of activity; it directed their work along the narrow
channel ofpoliticized art, but generously rewarded ail who complied." (Golomstock 1990:
98).
250 CHAPITRE9

sations professionnelles. Il s'agit là d'un aspect de la société organisée qui est


le corollaire du contrôle politique du marché de travail: au sein du "système
soviétique", les corporations des professions représentatives des systèmes
fonctionnels, à savoir les scientifiques, les professions dites libérales et les ar-
tistes, remplissent la même fonction de contrôle, basée sur le mécanisme inclu-
sion/exclusion, que les syndicats et les hiérarchies pour les ouvriers employés
au sein de l'organisation de l'entreprise. 21
Or, dans le cas des associations d'écrivains et d'artistes, la bureaucratisation
politique de la communication au sein du système de l'art, bureaucratisation
qui inclut aussi les autorités de censure, met directement en cause l'autonomie
de la création artistique, et donc le sens de l'inclusion du public, de sa complé-
mentarité par rapport à l'artiste. Car, par la finalisation de l'art sur les objectifs
du socialisme, donc sur des critères qui se trouvent à l'extérieur de l'art, la
communication sur l'art perd littéralement son objet, à savoir des oeuvres d'art
individuellement àttribuables et critiquables. En effet les restrictions esthéti-
ques anti-modemes et régressives, symbolisées par le réalisme socialiste22,
rendent impossible ce que l'art cultive comme aucun autre système fonctionnel,
c'est-à-dire le nouveau, la reproduction continue de nouvelles perspectives.
Dans un tel "système", la communication doit se comporter de manière oppor-
tuniste et osciller entre les critères professionnels, esthétiques - la revendica-
tion d'autonomie de l'art -, et les appellations contrôlées, les distinctions
directrices posées par les associations professionnelles et leurs vedettes, les
écrivains-artistes situés du bon côté, auréolés et soutenus par le "système so-
viétique" .23 D'un autre côté, le public censé participer à un tel art, confronté à

21 Voir nos observations supra p. 218.


22 La formule sémantique de "réalisme socialiste" résume à la fois !'instrumentalisation thé-
matique de l'art par le régime et son idéologie, et, au niveau formel, le conditionnement et
nivellement stylistiques de l'expression artistique par la généralisation forcée de formes ré-
gressives comme le néo-classicisme ou l'académisme, qui correspondent typiquement aux
besoins iconographiques de mise en scène du régime et de son "système" (culte de laper-
sonnalité par exemple). Pour la précision de la fonction idéologique et de mobilisation du
"réalisme socialiste", ainsi que de ses implications formelles, voir Golomstock 1990: 85ss.
et 289ss. et Daix 1984: 210s. Pour les restrictions communicatives formelles dans le do-
maine littéraire, voir par exemple Ingold, Felix Philipp, "Freie Verse aus Moskau" Litera-
turbeilage Neue Zürcher Zeitung Nr. 113, 16.5.92, p. 70.
23 Notons cependant que ce totalitarisme culturel réduisant l'art à une expression populaire, à
un instrument d'éducation des masses, a son précurseur dans les prétentions totalitaires de
l'avant-garde révolutionnaire des années 1920, dont les apologistes ont préparé le terrain
sémantique d'une instrumentalisation politique de l'art. Golomstock (1990: 21) observe
que "If the principal characteristic of totalitarianism is that it proclaims its ideological doc-
trine as both uniquely true and universally obligatory, then it is the artistic avant-garde of
the 191 Os and 1920s who first elaborated a totalitarian ideology of culture. Only that art has
the right to exist which is an effective instrument for the transformation of the world in the
necessary direction, while everything else is counter-revolution or bourgeois reaction: to
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 251

rien d'autre qu'aux mises en scène, éternelles et tournant à vide, du "système",


se voit à son tour exclu du système de l'art dans la mesure où il se voit privé de
communiquer avec les artistes et auteurs, préférés exclus ou intégrés par les
organisations gérant et visualisant la vie artistique dans le pays. Comme aucun
autre domaine social, l'art est basé sur la dichotomie entre contextes de com-
munication officiels et communication informelle. L'art officiel sans public
sera accompagné d'un art informel ou clandestin avec public, qui se manifeste-
ra périodiquement, lors de phases de dégel, pour l'emporter finalement. 24

Déprofessionnalisation: le cas de l'intelligentsia russe et


soviétique

Ce premier survol de la société organisée soviétique nous permet de montrer


que cette entreprise ne peut être adéquatement comprise si elle n'est pas préci-
sée sur la base de la distinction de plusieurs logiques qui sont à !'oeuvre à plu-
sieurs niveaux, où l'organisation occupe la position-clé et intermédiaire dans le
"système". Celui-ci confond et fusionne la différenciation fonctionnelle avec
l'extension du pouvoir politique sur un territoire où il organise et intègre les
interactions et les organisations dans tous les domaines à travers une hyper-
organisation politico-administrative. Seule l'observation d'un contexte de
communication particulier nous renseigne sur l'étendue du contrôle ou du pi-
lotage politique. A partir de là, l'observation des tentatives du "système sovié-
tique" de reconstruire la société comme organisation politique doit permettre de
répondre à la question de savoir quelles sont les conséquences sociales, d'une
telle colonisation, pour les contextes sociaux concernés. Et c'est là aussi que
nous pouvons nous demander si, dans quelle mesure et à quel niveau, il y a lieu
de parler de dédifférenciation, une dédifférenciation allant toujours de pair avec

the revolutionary avant-garde this was an absolute and unshakeable truth." Or, la révolution
dévore, là encore, ses propres enfants. L'art d'avant-garde, prétendant être le représentant
exclusif du prolétariat, sera à son tour éliminé par le régime dans lequel il a mis tous ses es-
poirs. Style et message révolutionnaire de l'avant-garde ne sont pas le moyen d'agitation
adéquat dont le régime a besoin pour mobiliser les masses. Les dédifférenciations engen-
drées par les prétentions normatives de l'esthétique et l'idéologie des futuristes
("prolétarisation" de toutes les activités professionnelles) reculent devant les dédifférencia-
tions aux conséquences autrement tragiques réalisées par le régime communiste. Le pouvoir
des futuristes, qui voulait devenir politique, sera absorbé par les exigences de la dictature
"futuriste". L'orientation plus ou moins forcée des artistes sur le goût des masses en fait
partie. Voir Liibbe 1991b.
24 A cet égard, la renaissance explosive de l'art après 1987 ("Glasnost") dans ses aspects de
création artistique et de l'organisation de la communication, notamment entre artistes et
public, sous forme de mouvements, cercles, et associations multiples et autonomes, est ré-
vélateur.
252 CHAPITRE9

des nouvelles différenciations forcées ou non, officielles ou informelles, qui ne


peuvent cependant être confondues avec les différences primaires ou structu-
relles de la société. Les réponses à ces questions dépendent manifestement du
contenu donné à la notion de différenciation, du niveau d'analyse et, en
l'occurrence, de la période observée. Comme nous l'avons déjà mentionné, au
niveau de la société, il est insensé de parler de dédifférenciation au sens strict,
c'est-à-dire en termes de fusion ou de dissolution des frontières communicati-
ves entre les différents contextes sociaux, ce qui ne signifie pas qu'on ne puisse
imaginer l'effondrement des structures fonctionnelles de la société moderne.
Si l'on conçoit la notion de différenciation dans le sens courant de moderni-
sation ou de mobilisation - qui rie se réfère pas nécessairement au niveau ma-
crosociologique de la différenciation fonctionnelle, mais que nous utilisons ici
dans ce cadre théorique-, l'observation de processus de dédifférenciation im-
plique celle de régressions sociales, qui prend en compte la différence entre un
état de modernisation atteint à un moment X et l'état de modernisation à un
moment ultérieur Y. Les théories de la modernisation quantifient cette dédiffé-
renciation dans le temps à partir d'indices de modernisation. Ainsi,
l'effondrement des structures sociales en Russie, après la première guerre mon-
diale, qui se manifeste au niveau politique (effondrement de l'empire, dissolu-
tion des différenciations internes du système politique par la dictature
bolchevique), au niveau économique (effondrement des marchés, démonétari-
sation des rapports d'échange, dissolution de la propriété privée), au niveau
démographique et socioprofessionnel (démobilisation, désurbanisation, dépro-
fessionnalisation, phénomènes accompagnés de perturbations démographiques
considérables25 ) ou encore au niveau de la stratification (élimination des clas-
ses bourgeoises ou des agriculteurs suite à l'étatisation du commerce privé et
de l'agriculture), cet effondrement peut sans aucun doute être considéré comme
un processus de dédifférenciation et de désintégration catastrophique à grande
échelle, qui peut être exprimé en chiffres. Mais cet effondrement, que les histo-
riens présentent comme étant celui d'une société nationale, doit néanmoins être
distingué du niveau macrosociologique des structures de la société moderne, ou
de l'évolution qui ne peut pas être mesurée par une augmentation ou par une
diminution de différences.
Dans les exemples mentionnés, la notion de dédifférenciation renvoie sur-
tout à une diminution de différences sociales repérées au niveau de la variation
du nombre des organisations, associations, partis politiques etc., et au niveau

25 Voir pour ce dernier point Chesnais (1995:·230) qui constate que "l'histoire soviétique est
une succession de calamités, dont le bilan démographique n'est encore connu que partiel-
lement. La Première Guerre 111ondiale, la guerre civile (1918-1922), les grandes famines
(1921-1922, 1932-1933, 1946-1947), la terreur stalinienne et la Seconde Guerre mondiale
auraient, sur la période 1918-1958, occasionné une perte totale de population de 50 à 56
millions."
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 253

des couches sociales. Dans cette perspective, l'observation de la diminution,


voire de la disparition des entreprises privées, des associations autonomes, des
professions libérales etc., permet d'aboutir à la conclusion que ce qui est consi-
déré comme société soviétique naissante est moins structuré, atomisé, réduit
quasiment à une segmentation en familles, une société qui n'existe plus dans la
mesure où elle est présentée pratiquement plus que comme un problème de
prise en compte du nombre agrégé des réseaux et organisations existant dans
une région donnée, en l'occurrence le territoire défini par l'étendue de la domi-
nation soviétique.
La dédifférenciation renvoie à la déprofessionnalisation et donc aux restric-
tions de communication au niveau professionnel, à l'exclusion, l'élimination ou
à la purification de professions entières, alors mises sous contrôle politique.
Dans ce sens, la dédifférenciation couvre aussi le brain drain causé par
l'émigration massive des représentants des professions libérales ou de
l'intelligentsia qui se dérobent à la politisation croissante de leurs domaines
fonctionnels respectifs par le choix d'un exit plus ou moins volontaire qui, par
son ampleur, se présente comme exode. 26 Il s'agit là, concrètement, de la dis-
parition de parties essentielles des élites modernisatrices de la Russie prérévo-
lutionnaire. Elles formeront les communautés de la Russie de l'émigration et/ou
participeront, en tant que membres de professions spécialisées, aux contextes
de communication fonctionnels libres que représentent les pays d'accueil. Là
encore la dédifférenciation n'a de sens que par rapport à la différenciation
fonctionnelle, par rapport aux attentes exprimées dans des rôles professionnels
de pouvoir organiser les communications spécialisées (scientifiques, médicales,
artistiques, juridiques etc.) selon les critères matériels du système en question.
Ceci est valable tant pour le "système" que pour ceux qui le fuient.
Dans sa phase naissante, le "système" ne peut se passer de la collaboration
de l'intelligentsia bourgeoise ("spécialistes bourgeois"). Il ne suffit donc pas
d'échanger, à grande échelle, le personnel professionnel dans les divers domai-
nes sociaux. Encore faut-il disposer d'une intelligentsia de relève adéquate. En
conséquence, le régime fait tout pour en créer une version soviétique, une in-
telligentsia prolétaire, dont la mobilisation en masse accompagne la moderni-
sation forcée du pays. 27 Le régime crée ainsi la couche · sociale d'une
intelligence nouvelle, surtout technique, aux origines prolétaires certes, mais
servile et opportuniste, qui occupe les positions professionnelles au sommet des

26 Voir Schlôgel 1991b et Schlogel (éd.) 1994. Voir aussi Chesnais 1995: 220ss. La vague
d'émigration post-révolutionnaire, estimée à environ deux millions de personnes, doit être
distinguée de l'émigration des minorités ethniques surtout au cours de la deuxième moitié
des années 1980, qui représente aussi une "fuite des cerveaux". (Chesnais évalue
l'émigration entre 1950 et 1991 à 1.5 million de personnes.)
27 Voir Torke 1993: 118 et Beyrau 1991: 193-195, Beyrau 1993: 73-80 et Lewin 1991: 48 -
62.
254 CHAPITRE9

appareils étatiques, des organisations économiques, pédagogiques, scientifi-


ques, etc.
On pourrait dire que la modernisation socialiste entraîne en quelque sorte la
trivialisation de l'idée de l'intelligentsia qui, en se voyant réduite à une couche
sociale fonctionnalisée, perd ce que prétendaient être les membres de
l'ancienne intelligence russe, à savoir les représentants d'une élite intellectuelle
critique, voire opposée au régime, et/ou des élites des professions dites bour-
geoises qui, elles, cultivent leur propre autonomie et les systèmes de connais-
sance correspondants tout en participant à une culture bourgeoise naissante. La
culture soviétique élimine cette dernière. Les intellectuels sont remplacés par
les fonctionnaires de l'intelligence. L'homme cultivé cède le pas à l'homo so-
vieticus. L~ régime doit néanmoins désigner les positions sociales occupées
jadis par les élites professionnelles bourgeoises. "Intelligence" devient une no-
tion attrape-tout désignant, par le biais du critère de la formation universitaire
ou le simple fait d'être en haut et de pratiquer une activité pour laquelle une
formation supérieure (praktiki) est requise, la couche sociale de l'ensemble des
cadres et des professions plus ou moins intellectuelles dans les différents do-
maines sociaux. 28
Cependant, les modalités de cette reprofessionnalisation soviétique - rem-
placement et élimination du personnel professionnel par un personnel soviétisé
ne disposant pas des réflexes intellectuels des anciennes élites et réduit à la
fonction d'intelligents-employés, de serviteurs fidèles du régime - sont à dis-
tinguer de la nécessité matérielle que des spécialistes occupent des positions
professionnelles au sein des différents domaines fonctionnels. Autrement dit, la
fonctionnalisation des professions intellectuelles restreintes par l'idéologie
communiste ne doit pas être confondue avec la différenciation fonctionnelle,
avec la réalité de contextes de communication distincts exigeant un traitement
professionnel des problèmes identifiés. De même, la professionnalisation de
type soviétique, qui a été "forcée" dans le cadre de l'industrialisation du pays,
ne saurait être confondue avec l'établissement de professions indépendantes,
d'experts représentatifs d'un système fonctionnel particulier et/ou gérant un
système de connaissances particulier.29 Et il va de soi que cette professionnali-
sation se déroule dans des conditions qui ne connaissent plus aucune culture
professionnelle autonome ou des couches sociales correspondantes (les profes-

28 Même les cadres des différents appareils étatiques sont censés faire partie de
"l'intelligentsia". Voir Beyrau 1993: 76. Lewin (1991: 48) observe que la création d'une
couche sociale définie comme intelligentsia était toujours au centre des débats théoriques et
idéologiques russes et soviétiques: "The Soviet leadership has always dreamed of produc-
ing a broad layer of such people, who would emerge from the popular classes and become
committed to the new regime." Nous reviendrons plus loin sur le rapport entre modernisa-
tion et professionnalisation. Voir infra p. 266.
29 Voir nos remarques sur la professionnalisation supra p. 91ss.
DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 255

sions libérales), dont le prestige et le statut social sont dus au fait que l'accès à
la profession est limité et contrôlé par la profession elle-même. Dans ce sens, le
processus de professionnalisation soviétique peut être présenté comme dépro-
fessionnalisation dans la mesure où des professions entières perdent, avec
l'homogénéisation professionnelle et la création d'une "société des ingé-
nieurs", leur autonomie et leur prestige.30
La création d'une nouvelle couche sociale présentée comme intelligentsia
soviétique, politiquement et idéologiquement adaptée, qui inclut les membres
re-éduqués de l'ancienne, implique la distinction intelligentsia confor-
miste/intelligentsia non-conformiste. Cette dernière, qui a été éliminée ou inté-
grée dans le "système", ou qui a été obligée de choisir l'émigration, ne pourra
se manifester à nouveau qu'au cours de la phase post-terroriste du dégel des
années 1960. C'est à ce moment aussi qu'une intelligentsia d'un nouveau type
voit le jour, avec des attentes de modernisation qui ne sont plus celles partagées
par les membres-dirigeants de l'intelligentsia-nomenklatura établie. Et cette
intelligentsia se redifférenciera en intelligentsia dissidente et non-dissidente.
L'intellectuel apparaîtra alors à nouveau sur la scène publique.
Nos remarques sur le développement forcé d'une intelligentsia soviétique
montrent que le problème crucial à comprendre ne se situe pas au niveau de la
différenciation fonctionnelle mais à celui de l'autonomie individuelle, des li-
bertés de communication que l'intellectuel ou le membre de professions libé-
rales revendique dans l'exercice de son art, de son métier ou de sa fonction au
sein d'une organisation donnée. En l'occurrence, il s'agit de savoir quelle atti-
tude adopter par rapport à un régime qui ne demande pas uniquement des com-
pétences professionnelles, mais aussi l'adhésion à une idéologie, ,à un système
totalitaire, et/ou le profil de quelqu'un jouant le jeu de l'opportunisme érigé en
valeur.
La réponse est sans doute plus facile à donner pour les représentants des
professions techniques, qui symbolisent les chances principales de carrière au
sein d'un "système" dont l'activité majeure est censée être l'engineering. En
revanche, le choix de l'émigration par des membres de l'intelligentsia bour-
geoise, donc les représentants des grandes professions, révèle que le régime
exige plus que la redéfinition de rôles professionnels. Il revendique l'abandon
de modes de vie, de cultures et de contextes de communication considérés
comme dépassés, mais qui ne trouvent leur sens que dans le cadre de distinc-
tions dites bourgeoises, c'est-à-dire protégées par la constitution, telles que
Etat/société et public/privé. Les dédifférenciations dont il est question, et qui
sont d'ordre politique, interviennent ici à la frontière classique entre Etat et

30 Voir Trommler (1995: 165s.), qui observe la banalisation de la profession d'ingénieur au


cours de l'augmentation explosive du nombre d'ingénieurs, notamment entre 1928 (47'000)
et 1941 (290'000). Une augmentation qui n'est accompagnée d'aucune diminution de la
dépendance de cette couche professionnelle par rapport au contrôle du parti.
256 CHAPITRE9

société, qui définit les limites constitutionnelles de l'action étatique et est cons-
titutive d'un espace public. Celui-ci représente la condition même de
l'établissement d'une culture politique qu'une intelligentsia puisse articuler
sans être menacée par la politique et sans être condamnée à opérer dans la
clandestinité.
L'émigration implique la recherche d'une normalité détruite dans son pro-
pre pays. Il ne s'agit pas uniquement de poursuivre une activité professionnelle
dans un autre contexte politique, un autre pays. Il est surtout question de re-
construire la normalité de rapports sociaux, d'interactions quotidiennes deve-
nues impossibles dans les conditions politisées de l'URSS. De telles tentatives
renvoient, là encore, à des facteurs tels que le poids normatif du passé ou des
traditions vécues, les attitudes par rapport à la modernisation, les attentes pro-
fessionnelles ou les chances de vie matérielles symbolisées par les pays
d'accueil. Le déclassement et la chute sociale que représente l'émigration ne
conduisent pas sans autre à un nouveau commencement. 31 Les diverses re-
constructions de la Russie à l'étranger, par la diaspora russe, représentent des
tentatives de sauvegarder des autodescriptions avant tout littéraires de commu-
nautés de vie se définissant comme russes, qui n'échappent cependant pas aux
contraintes de l'assimilation. La normalité d'un contexte de communication
russe dans la diaspora est inaccessible, le pays perdu ne peut être reconstruit
que comme mémoire au sein d'un autre pays. En revanche, les représentants
scientifiques et artistiques - ou en tout cas les plus connus d'entre eux - retrou-
vent ou tentent de retrouver, dans leurs pays d'accueil, la normalité d'un espace
de travail, la perspective de nouvelles chances professionnelles.
Ainsi, les chercheurs russes, empêchés politiquement de réaliser leurs pro-
pres projets de recherche et de vivre leurs contacts sociaux et leurs propres
convictions dans leur pays natal, cherchent à le faire à l'étranger. Des ingé-
nieurs peuvent participer à des projets de construction, par exemple à la cons-
truction d'avions aux Etats-Unis. Les scientifiques russes deviennent des
Américains. Mais là encore, la référence de base est fonctionnelle, délocalisée:
scientifique ou technique. L'information Etats-Unis est tout au plus un surplus
qui peut être exploité politiquement ou qui renvoie, surtout à l'époque de la
guerre froide, à l'attrait de conditions-cadre favorables à l'exercice d'activités
scientifiques, économiques, culturelles, etc. Et même pour les écrivains émigrés
créant la culture de l'émigration, le problème se pose en termes de maintien, de
reproduction et de renouvellement d'une tradition littéraire qualifiée de russe,
selon les critères artistiques propres au système de la littérature.
L'enjeu est la continuation de contextes de communication spécifiques, la
recherche de la possibilité de publier, la recherche du succès littéraire, d'un

31 Voir Schlèlgel (éd.) 1994.


DÉDIFFÉRENCIATIONS RÉGIONALES 257

public, au sein de la diaspora russe, voire au niveau mondial. 32 Autrement dit,


c'est la participation à la modernité artistique qui compte ici, sa confirmation
par l'innovation et la variation continue des choix thématiques et stylistiques.
Echapper aux restrictions de communication soviétiques, c'est gagner les li-
bertés d'expression dans des conditions de restriction au niveau de l'art qui,
même en étant transgressées, permettent de reconnaître !'oeuvre d'art comme
telle. Les identités russes ne représentent alors plus les points de repère d'un
passé et d'un pays perdu, mais le point de départ thématique d'une participa-
tion à une modernité indivisible au-delà du pays.
D'un autre côté, les écrivains et artistes officiels du "système" soviétique,
donc la majorité parmi les artistes, sont ce qu'ils sont par référence (et révé-
rence opportuniste33 ) à des critères politiques, dont le respect assure leurs
chances de succès et le niveau de vie, tandis que ceux participant à la modernité
artistique tout en étant exclus du monde soviétique et de ses privilèges, confir-
ment l'autonomie d'un contexte de communication qui n'est tributaire que des
critères fixés par lui-même. Telle est aussi la perspective de la littérature inter-
dite par la censure, dite souterraine, diffusée à partir des années 1960 par le
système plus ou moins clandestin et conspiratif du samizdat, terme qui renvoie
techniquement à l'édition chez l'auteur et la circulation privée de manuscrits, et
matériellement à l'expérimentation de formes de communication qui ont leur
sens dans l'opposition au monopole de la communication publique imposé par
le parti unique. 34 Par la suite, cette littérature sera diffusée de plus en plus par
le détour de l'étranger, d'où elle retournera sous forme de livres ou d'émissions
en URSS (tamizdat).35
L'établissement d'une culture seconde, d'un espace de commur,ication in-
formel, traduit, là aussi, la défense politiquement risquée de la liberté
d'exprimer, de présenter et de discuter le monde en termes littéraires, moraux,
politiques ou scientifiques. En toute conséquence, ces formes d'édition infor-
melles ne sont pas uniquement orientées vers la diffusion de produits littéraires,
mais de plus en plus aussi vers la présentation de manifestes, reportages ou es-
sais politiques, d'études historiques et scientifiques, bref, typiquement vers les

32 Voir l'article "Emigré and dissident literature" par Michael A. Nicholson in: The Cam-
bridge Encyclopedia ofRussia 1994: 236ss. Voir aussi Schlilgel (éd.) 1994.
33 Françoise Thom souligne les rapports équivoques entre les intellectuels et le pouvoir bol-
chevik et cite un critique russe selon lequel "tous les écrivains soviétiques (ceux qui ser-
vaient le régime et ceux qui s'opposaient à lui) écrivaient pour un lecteur - le Comité
central." (Thom 1994: 148).
34 Pour la précision de la problématique liée au samizdat voir Beyrau 1993: 229ss., Siniavski
1988: 297ss., Popov 1991, Schlêlgel 1990: 33 et 1991: 183; Woll 1991: 105ss., ainsi que
l'article "The Democratic Movement and samizdat" par Peter Reddaway in: The Cam-
bridge Encyclopedia ofRussia 1994: 376.
35 Sur l'effet de démonstration de la littérature du samizdat et du tamizdat, voir infra p. 288.
258 CHAPITRE9

types d'information et de connaissances qui se voient exclus des voies de


communication officielles dans les domaines fonctionnels à haut risque pour le
"système", à savoir la politique, la science et l'art.
Et il est symptomatique qu'à l'ère de la glasnost, la littérature reprobléma-
tise sa propre autonomie, ce qui lui permet aussi de se distancier de sa réduc-
tion stylistique, à un réalisme journalistique collé à une observation du premier
degré de la réalité ou orienté vers des critères d'opportunité politiques ou pu-
blicitaires. 36
Au sein des différenciations socialistes resurgissent, en fin de compte, les
distinctions modernes préalablement exclues. Les restrictions de communica-
tion artificielles imposées par le ''système" engendrent leur contrepartie sous la
forme de communications informelles qui ne peuvent que discréditer les ap-
pellations contrôlées du discours officiel. C'est dire aussi que derrière la mo-
dernisation socialiste se dessinent les contours d'un type de changement
moderne, l'autodynamique des différences de la société moderne, que le régime
tentait de maîtriser. Elles modifieront à leur tour le rapport entre différenciation
et dédifférenciation; elles seront finalement le catalyseur d'un unique processus
de dédifférenciation et de décomposition, celui de l'effondrement des différen-
ces artificielles de l'édifice dénommé URSS.

36 Goscilo (1991: 121) observe que " ... what Soviet editors (and, apparently, the public) es-
teem above ail else nowadays is topical exposé, publicistic statements that, mutatis mutan-
dis, still operate stylistically within the dispiriting frarnework of social realism or 'poor
man's realism'. ( ... ) Belated semijournalistic unrnasking of the past or invectives against
the present, masquerading as literature, now verge on a new orthodoxy - a new social, if
not socialist, realism - and, as befits Soviet orthodoxy, find voice in a prose that bears the
stamp of the period and its exigencies rather than that of the artist."
PARTIE III

DE LA MODERNISATION BLOQUÉE

A L'EFFONDREMENT
CHAPITRE 10

A la recherche d'un changement


au-delà du socialisme

Dans des conditions modernes, après la modernisation socialiste et sur fond de


nouveaux processus de modernisation au niveau mondial, les pressions de mo-
dernisation changênt de nature et ne sont plus exclusivement perçues à
l'extérieur du territoire étatique: elles proviennent désormais aussi de
l'intérieur, telles qu'elles sont reflétées dans le nouveau type de problèmes so-
cio-économiques et d'attentes auxquels le régime est confronté et qui concer-
nent les effets multiples et autodynamiques de la modernisation mise en marche
par lui. De même, un effet de démonstration important provient désormais de
nouvelles poussées de modernisation, symbolisées par les révolutions techno-
logiques et scientifiques postindustrielles des pays occidentaux. 1 Avec
l'apparition de la société d'information, se manifeste la faute de construction
du "système" soviétique, dont la structure se révèle de plus en plus inadaptée à
la libération, au sein d'une économie politisée, des forces d'un progrès et d'un
développement qui pourraient prendre la relève de la modernisation dite de
rattrapage. L'effet de démonstration provenant des pays capitalistes ne renvoie
plus à la nécessité du rattrapage avec lequel le régime pouvait justifier
l'isolement par la contrainte de son état d'exception. Autrement dit: la moder-
nisation cesse d'être perçue comme problème d'ordre national; elle est définie
désormais par des processus de globalisation et surtout par la mondialisation de
l'économie, qui rend caduque toute idée de solution nationale aux problèmes
économiques.
L'effet de démonstration, ou les processus de globalisation, traduisent les
réalités - contraintes et cadres de référence de la société moderne - qui mon-
trent inévitablement à une population urbanisée et formée, qu'avec les structu-
res politico-économiques existantes, la prospérité et le progrès promis ne
peuvent pas être réalisés. Elles renvoient, à leur tour, à une modernisation en

Voir nos remarques sur "l'effet de démonstration" supra p. l 53ss.


262 CHAPITRE 10

retard. Si la sémantique du socialisme renvoyait jadis à la modernité dans sa


dynamique et sa détermination la plus extrême, aux forces du progrès tout court
et à l'euphorie sous-jacente visant la conquête de l'avenir par la technique, elle
traduit maintenant des réalités contraires au progrès et à la modernité. Le so-
cialisme soviétique s'est isolé avec les techniques de la "période de l'acier", qui
étaient des instruments de pouvoir pour le pouvoir, un savoir secret dans les
mains d'un régime qui faisait face à une population qui se voyait, dans tous les
domaines sociaux, empêchée d'innover, de produire ou de consommer. 2 Le
régime pense pouvoir sauver son pouvoir par des techniques de surveillance et
en contrôlant l'accès public aux connaissances scientifiques "à risque" et aux
technologies de l'information. A l'époque de la révolution technologique
postindustrielle, il se retrouve à son tour prisonnier des nouvelles technologies
de la communication. La modernisation "par en haut" et la gestion technocrati-
que du savoir sans innovation cèdent alors le pas à la dynamique non maîtrisa-
ble de l'innovation autonome dans les divers domaines sociaux, à la moderni-
sation "par en bas". ..
Au plus tard au début des années 1980, le modernisateur léniniste, qui are-
fusé d'adapter sa théorie du pilotage aux nouvelles réalités sociales, se voit pris
au piège de son propre modèle de modernisation: le rattrapage, que ce dernier
devait rendre possible, ne rattrape plus rien, et les retards de modernisation de-
viennent évidents au sein même du "système". C'est comme si une modernité
indivisible devait prouver sa pertinence au communisme - une fois de plus! -
par une révolution, par des changements au niveau des technologies et des mé-
dias de communication, donc par la dynamique d'un de ses systèmes, à savoir
l'économie mondiale. L'effet de démonstration de cette dernière et
l'accumulation de problèmes politiques et économiques non résolus à
l'intérieur de l'URSS renforcent la conscience d'avoir fait fausse route. Avec la
prise en compte de ce décalage, qui ne cesse de s'agrandir, s'effondre la fiction
que la société soviétique pourrait incarner un type de modernité séparable des
pays capitalistes. La population prend acte du fait que "ça va mieux" ailleurs:
elle peut comparer les prestations du "système" avec celles procurées dans le
monde capitaliste. Et elle se rend compte que le régime en place n'est pas en
mesure de réaliser ce qui s'impose, à savoir des changements politiques et éco-
nomiques permettant de quitter le socialisme. En effet, on peut admettre avec
Poggi que la comparaison avec la modernisation capitaliste, révèle l'échec du
modèle soviétique pas seulement au niveau du décalage du secteur technologi-
que, ou à celui de l'écart entre les promesses du projet socialiste et ses réalisa-
tions économiques: la comparaison montre aussi aux populations concernées

2 Voir aussi SUldtke 1995.


A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 263

que le type de modernisation proposé par le régime ne permet pas d'atteindre le


niveau de vie des pays occidentaux. 3

Nouvelles attentes de modernisation

A partir du moment où l'illusion de la modernité socialiste n'est plus unique-


ment dénoncée par les dissidents, mais aussi et surtout par les couches moyen-
nes urbanisées et formées exclues du "système", les attentes s'orientent vers
une modernisation économique et politique compatible avec l'Occident, la réfé-
rence d'une, et unique, modernité. Ceci montre que dans les conditions de
communication électronique, l'information concernant le degré de modernité
ou la richesse d'autres pays a sa propre logique et crée des impératifs auxquels
mêmes des régimes dits totalitaires n'échappent plus. Dès lors, les frontières
étatiques territoriales ne renvoient plus à des différences de systèmes, mais à
l'arriération de l'entité soviétique, donc aux différences, aux retards dans la
modernisation. C'est dire aussi que des retards de modernisation exposent le
pays en question aux conséquences désastreuses de sa voie, aux impasses qu'il
s'est créées en ne réalisant qu'une modernisation sélective mise au service d'un
système d'élite exclusif (nomenklatura).
Pourtant, impuissant dans sa puissance même et obligé de faire face au dés-
ordre croissant au sein et autour de son "système", le régime persévère et con-
tinue de croire aux vertus d'un modèle hiérarchique dominé par le parti unique:
l'alternative au socialisme reste toujours le socialisme. Le parti-modernisateur
s'isole ainsi au moment où l'autarcie et la fermeture du pays, tels qu'ils ont été
préconisés depuis le début de la modernisation socialiste, sont considérés
comme désuets. Le parti léniniste, qui se décrivait en termes d'avant-garde et
de transformateur de la société, pouvait certes, à l'époque des grandes cons-
tructions industrielles, recourir massivement aux systèmes organisés pour mo-
difier et/ou reconstruire son environnement social arriéré, mais, quelques
décennies plus tard, déjà cet environnement transformé a atteint une complexité
qui n'est plus saisissable à travers une grille organisationnelle et confronte
toute théorie de pilotage avec la question de sa validité contre-factuelle, de sa
compatibilité et des possibilités de son ajustement à l'évolution sociale.

3 Poggi (1990: 169) observe que" ... for too long now the Soviet state has sold itself to its
citizenry by promising to catch up with and overtake the standard of living of advanced
capitalist countries. (The ambiguity of the expression 'for too long' is intentional, for it
points up a further contradiction. I mean by it both that the promise has been made for too
long to be believed by those to whom it is made, and that it has been made for too long to
be surrendered by those who make it.)" Voir aussi Pollack 1993a: 63ss qui insiste sur
l'immense décalage économique entre les pays de l'Est et l'Occident, vu comme une des
raisons principales de l'effondrement du socialisme soviétique.
264 CHAPITRE 10

En fin de compte, le parti se voit relégué du côté de la réaction, des forces


sociales qui, dépassées par des réalités sociales qu'elles ne comprennent plus,
ne peuvent que s'opposer aux réformes des structures socio-économiques et
politiques qui signifient la perte de leur pouvoir. Autrement dit: le constructeur
de villes se voit mis en cause par ses propres villes dont les structures sociales
ne peuvent plus être conciliées avec, ou régies par, la perspective d'ingénieur
de l'ère d'acier des années 1930. Il s'agit là d'évolutions asynchrones, et la
question est de savoir quelle structure ou système se trouve en décalage par
rapport à quelle autre structure, et à quel moment.
Les décalages multiples qui se manifestent de plus en plus entre les structu-
res d'attente socioprofessionnelles produites par les systèmes scientifique et
d'éducation, d'une part, et l'état de développement des structures politico-
économiques, d'autre part, touchent directement la légitimité du régime, dès
lors que celui-ci est, par définition, identifié à son programme finalisé, à savoir
la réalisation d'une structure économique d'un nouveau type. Nous retrouvons
là les tensions entre des structures du changement et des rapports de production
politiquement bloqués et incapables d'innover.

Schéma 2: Décalage croissant entre changement socialiste et attentes


de modernisation

Degré de
modernisation
Réponses du régime: Modernisation de
rattrapage et gestion du socialisme
"acquis": inadaptation des structures
haut:
moderne partocratiques à l'environnement social
1
1
1
1
Retards de modernisation:
Décalage croissant entre attentes
de modernisation et modernisa-
semi- tion du régime, inclus les structu-
moderne res de ,la "~ocié_té orµani~ée"i
1 1 1 1 1 1
1 1 1 1 1
1 I 1 1
1 I 1 1
1 I 1
Attentes de modernisation 1

1
1
croissantes au cours de la 1

modernisation-différenciation:
Retour de la modernité
bas temps
1917 - années 30 Années 1960 1991
Révolution et révo- Effondrement de
lution industrielle l'URSS
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 265

Ces décalages, que nous tentons de résumer comme mouvement de ciseaux


dans le schéma 2, renvoient aussi directement à l'inaptitude des· moyens
d'action dont se sert l'Etat-parti pour intervenir dans son environnement. Ils
traduisent des pressions de modernisation croissantes auxquelles le régime ne
peut que répondre par un nouveau breakthrough, s'il veut sauver son
"système".
Or, les conditions sociales d'un type de processus de réforme sans précé-
dent, tel qu'il est symbolisé sémantiquement par la notion de perestroïka, ont
changé. Cette fois-ci, elles ne concernent plus un environnement arriéré, mais
un "système" bloqué, dont les porte-parole pensent qu'il suffit de débloquer les
rouages pour permettre au socialisme de retrouver sa force. Le nouveau type de
modernisation est à la recherche d'une légitimité perdue. Il tente de répondre
aux demandes d'inclusion et de réforme de la population tout en laissant intact
l'édifice de la société organisée. A y regarder de plus près, on se rend compte
que la nouvelle dynamique de réforme trouve les conditions de sa possibilité
dans les évolutions rendues possibles par l'industrialisation et, parallèlement,
par le processus-clé de l1urbanisation rapide de l'URSS. La modernisation éco-
nomique est, avec tous les processus de mobilisation qu'elle a engendrés, à
l'origine des structures de communication modernes qui ont, à leur tour, rendu
possibles les réformes de Gorbatchev et les révolutions qui ont conduit à
l'effondrement du communisme.4 Comme le montre Moshe Lewin, Gorbat-
chev peut s'appuyer, pour les besoins de la mobilisation de la population en
faveur de son programme de réformes, sur les couches moyennes urbaines et
leurs valeurs modernes (culture urbaine, culture de consommation) et, parmi
elles, surtout sur l'intelligentsia (classe des intellectuels, des experts). 5 Ce qui
signifie là encore que les possibilités et limitations d'un système, en
l'occurrence la politique, sont aussi fonction du degré de complexité et de dif-
férenciation d'un environnement social. Et le nouveau type d'environnement
auquel se voit confronté le "système soviétique" signale l'inadaptation, les re-
tards de modernisation, voire les absurdités sociales systématiquement mainte-
nues par les structures socialistes.

4 Voir Lewin 1991, Chirot 1991.


5 Voir Lewin 1991, Miinicke-Gyôngyôsi 1989: 344 et 347, se référant aussi aux études empi-
riques de Tatjana Saslavskaja aboutissant aux mêmes conclusions que Lewin. Certains ob-
. servateurs anticipaient déjà dans les années 1950 les conséquences de la montée de couches
moyennes pour le régime. Voir Leonhard 1975: 49s., se référant à Achminov G.F. Voir
aussi Thom 1994: 29ss., qui critique cependant le volontarisme des perestroïkistes tributai-
res de l'ancienne idéologie bolchevique selon laquelle il suffit de disposer d'une approche
"scientifique" pour régler les problèmes sociaux. Nous reviendrons sur cet aspect du pro-
blème.
266 CHAPITRE 10

Un regard sur le phénomène de l'urbanisation montre l'ampleur de la trans-


formation qu'a connue l'URSS dans une période de quelques décennies, durant
~ laquelle la population urbaine passe de 33%, en 1940, à 63%, en 1981, et 66%,
en 1989. 6 La sociologie de la mobilisation exprime les évolutions correspon-
dantes par les notions de différenciation, de mobilisation et de profes-
sionnalisation, des processus qui ont profondément modifié les structures
sociales - entendues ici dans la perspective de la sociologie de la stratification
-, et donc conduit à de nouvelles structures d'occupation. Le développement
économique, l'urbanisation et l'éducation_ sont à l'origine du développement
d'une large couche moyenne - la couche d'une nouvelle intelligentsia qui est
censée englober l'ensemble des professions spécialisées basées sur la formation
universitaire ou les hautes écoles techniques.7 Le nombre de personnes attri-
buées à cette couche aurait augmenté de 2.4 millions en 1940 à 16.8 millions en
1970. 8
Cette couche de l'intelligentsia, qui renvoie avant tout aux connaissances et
langages spécialisés, tels qu'ils sont revendiqués par les grands systèmes fonc-
tionnels et leurs professions établies, traduit aussi des attitudes modernes et
individualisées, dont l'aspect matériel se manifeste dans l'orientation vers
l'agrandissement des chances professionnelles et de consommation, tandis que
leur aspect moral se montre dans l'échelle de valeurs permettant de juger et de
dénoncer le "système". Au niveau des mentalités, ces aspects de la modernisa-
tion font partie d'un ensemble de processus de modernisation, tels qu'ils sont
résumés par la sécularisation, l'individualisation, la pluralisation des intérêts, la
professionnalisation et les progrès correspondants dans les domaines scienJifi-

6 Lewin (1991: 31) observe que "between 1972 and 1985 the dominantly urban Soviet soci-
ety becarne almost predominantly urban, accounting for 65 percent of the total population
and 70 percent of the population of the RSFSR. Today over 180 million Soviet citizens live
in cities - compared to 56 million just before World War Il." Voir aussi Ludlarn 1991: p.
291; Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 413s.; Ruble 1991; Simon 1993: 25.
7 Voir Lewin 1991: 48 et 57ss. et Simon 1993: 24ss. Voir aussi nos remarques supra p. 253.
8 Voir Torke 1993: 118. Lewin retient le nombre de 15 millions de personnes avec une édu-
cation supérieure. Concernant cette nouvelle "classe" de l'intelligentsia, le même auteur
conclut: "Whatever the problems, ailments, and even crises, they reflect a qualitatively dif-
ferent social structure than that of fifty years ago. In effect, in the past five decades the
USSR bas leaped into the twentieth century, although in the 1930s most of the nations of
the territory still belonged to a far earlier age. The creation of the techno-scientific and in-
tellectual class, accompanying the urbanization process, is thus a momentous development.
The further advance of the economy and the survival of the political system are dependent
on this layer, which bas become a large, almost 'popular' mass." (Lewin 1991: 49). Si on
peut adhérer aux conclusions de la première partie de cette observation qui retient les effets
positifs de la modernisation socialiste, il est néanmoins symptomatique que cette approche,
tributaire des théories de la modernisation dites de "convergence", est guidée par l'idée que
le "système politique" soviétique pourrait être sauvé(!) par une intelligentsia "éclairée".
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 267

ques, industriels et technologiques, ainsi que le développement des techniques


de communication.
Or, ces attentes professionnelles modernes, créées notamment par le sys-
tème d'éducation, entrent inévitablement en conflit avec les structures politico-
économiques du pays, qui ne sont pas faites pour absorber ce nouveau type de
mobilité et les demandes de carrière correspondantes. Elles ne le sont pas à plus
d'un titre. D'abord, l'expansion surdimensionnée et explosive de l'éducation
dépasse tout simplement la demande de main-d'oeuvre intellectuelle, condui-
sant ainsi à la dégradation des professions de l'intelligentsia. 9 Puis les attentes
professionnelles sont déçues, surtout au niveau du "système", qui est en soi
inadapté aux nouvelles attentes de modernisation. Et c'est là que le bât blesse, à
savoir au niveau du caractère exclusif d'un "système" qui ignore les demandes
de mobilisation de la plus grande partie de la population et avant tout les de-
mandes des élites professionnelles qui cherchent à obtenir plus d'autonomie et
un "système" plus rationnel, plus efficient. Il s'avère là encore que
l'étouffement des différents domaines sociaux, la négation de la différence,
engendrent des différences, la protestation et, en l'occurrence, la dissidence et
l'opposition contre le régime. 10 Précisons quelques aspects-clés de cette di-
mension du problème.
Dès les années 1980, les populations vivant dans l'hémisphère du socia-
lisme soviétique peuvent, à leur tour, savoir que le "système" du parti unique
n'est plus la solution, mais le problème et une impasse. On peut savoir qu'une
nouvelle phase de modernisation, qui serait nécessaire pour rattraper le niveau
de modernisation occidental, ne peut plus être réalisée avec les moyens de la
société organisée. On peut savoir qu'une société moralement guidée par le so-
cialisme n'a pas empêché la corruption systémique du parti-unique qui a dis-
crédité sa légitimité basée sur son statut moral supérieur. Et un régime
corrompu peut savoir qu'il sera jugé en fonction de ses propres valeurs mora-
les. La dénonciation morale de la politique est le type de communication ap-
proprié dans des conditions politiques ne permettant aucune articulation
politique, aucune manifestation d'une opposition politique qui, si elle était ad-
mise, pourrait de ce fait renoncer à la moralisation de l'adversaire politique.li
Le discours moral est la communication d'une société civile privée du politi-
que. La dissidence représente l'instance morale de référence d'un espace public
informel qui ne peut pas (encore) faire surgir des mouvements sociaux, indé-
pendants du régime. L'antipolitique est la communication d'une position mo-
rale par l'intellectuel qui, à défaut de pouvoir changer les choses par voie

9 Voir Beyrau 1991: 200.


10 Voir Connor 1988: 40.
li Nous verrons que les distinctions-clés d'un système politique moderne ne peuvent pas être
basées sur la distinction morale bien/mal. Voir Luhmann 1994c.
268 CHAPITRE 10

politique, fait apparaître la différence entre le discours normalisé du régime et


la position de l'écrivain comme conflit entre mensonge et vérité. 12 A la démo-
ralisation de la société atomisée par la société organisée, il oppose la moralisa-
tion comme discours défendant l'autonomie du social contre le politique. De
manière plus générale, nous pourrions dire que la mise en scène du "système
soviétique" comme organisation et idéologie moralisatrice engendre, comme
dans un miroir, l'image inversée de sa négation morale. En conséquence, les
crises multiples causées par le socialisme et sa modernisation négative ont été
décrites en termes d'effondrement moral à la fois du socialisme et de sa société
organisée. 13 Tout régime qui, au sein de la société moderne, revendique, sur le
territoire qu'il domine, l'exclusivité du pouvoir et de la vérité, ne risque pas
uniquement d'être évalué en fonction de ses propres prétentions: il ne peut pas
ne pas provoquer d'autres descriptions, le conflit avec d'autres morales ou at-
tentes normatives puisées dans et renforcées par l'opinion publique mondiale.
Dans ce contexte, on mentionnera, avec Eisenstadt, que la conscience des
contradictions entre l'autodescription du "système" et les réalités créées par ce
même système est renforcée par une socialisation politique au nom de la démo-
cratie et de la participation politique. 14 L'idée d'une société civile fait son
chemin, quand bien même elle se voit niée par le "système". Elle laisse déjà
entrevoir les révolutions à la fin des années 1980, tout comme l'urbanisation
représente une des conditions du caractère non-violent de ces événements ré-
volutionnaires qui conduiront à l'effondrement du socialisme. 15 De même, le
retour de la sémantique nationale renvoie aux nouvelles références territoriales
et ethniques de la politique, des différences que les élites des futurs Etats indé-
pendants opposeront aux distinctions politiques artificielles symbolisées par
l'URSS. Là aussi, ce qui est affiché symboliquement, au niveau de l'idéologie;
à savoir l'autonomie du social et l'indépendance des nations englobées par le
"système", est contredit dans les faits et pourra être articulé comme conflit ou
contradiction par les nouvelles couches urbaines, formées et professionnalisées,"

12 Voir Konrad 1987 et Havel 1989. Dans ce sens, Konrad (1987: 85) observera que
"l'Antipolitique cherche à remettre la politique à sa place et à s'assurer qu'elle y reste sans
dépasser la fonction qui lui est propre, qui consiste à défendre et à raffiner les règles du jeu
de la société civile. L'antipolitique est l'ethos de la société civile, et la société civile est
l'antithèse de la société militariste."
13 Voir encore une fois Clark/Wildavsky, 1990.
14 Pour Eisenstadt "This specific political socialization could easily, under appropriate condi-
tions, intensify their awareness of the contradictions between the premises of the regimes
and their performance" (1992b: 34). Voir aussi notre référence à Poggi supra p. 262.
15 Voir Kljamkin (1991) qui insiste sur ce nouveau type de contexte urbanisé sur fonds de la
différence ville - campagne, qui était, jadis, au cours de l'industrialisation en Europe, à
l'origine de situations sociales explosives, voire révolutionnaires, dès lors qu'elle impli-
quait la marginalisation et le déracinement de grandes masses dans les campagnes.
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 269

en quête d'une autre modernisation politique et économique, d'un renouveau


véhiculé par les nouvelles formules politiques décrivant des identités collecti-
ves nationales.
L'urbanisation ne renvoie pas uniquement aux blocages de la modernisation
soviétique, elle révèle aussi les contradictions croissantes entre les promesses
du régime et des réalités urbaines insoutenables. Les modalités du processus
soviétique de modernisation et d'urbanisation conduisent, par le biais des
mentalités modernes qu'elles ont engendrées, à une mise en cause de ce même
processus d'urbanisation anti-urbain ou, autrement dit, à la mise en cause de la
ville soviétique, de ses clones, de ses noms et de son iconographie communiste,
qui reproduisent indifféremment partout la même référence unique et exclusive
- au centre, à Moscou, à Lénine, à la révolution. 16 Car c'est bien là, dans les
métropoles soviétiques que les restrictions communicatives et les privations
sont les plus tangibles, en renvoyant à la perte des libertés de communication,
de 1' espace urbain des échanges et des transactions, à la perte de ce que la dis-
sidence a décrit comme culture urbaine et comme lieu d'articulation de la so-
ciété civile, à la perte aussi de l'histoire, des anciennes descriptions et
attributions de la ville, de sa fonction de capitale, lieu symbolique de la nation,
centre régional, carrefour, etc.
La ville soviétique symbolise, de manière condensée, !'instrumentalisation
politique de la société organisée, l'impossibilité d'organiser, de manière auto-
nome, les interactions constitutives des grands domaines fonctionnels. Que l'on
pense aux images de la ville comme marché ou comme lieu de la res publica
avec, bien sûr, toute l'architecture correspondante transportant les contenus
sémantiques multiples de la ville fonctionnalisée. La perspective classique du
libéralisme pense ici à la ville bourgeoise et, par là, aux anciennes classes so-
ciales, notamment la bourgeoisie, détruites par le socialisme. Les nouvelles
couches moyennes ne seront pas bourgeoises, mais elles chercheront la norma-
lité de la ville moderne, telle qu'elle est visualisée par les villes occidentales,
comme opportunités de marchés, de consommation ou comme expression
d'espaces publics, la ville comme synonyme de toute la panoplie de rôles et
chances de participation dans les domaines sociaux les plus divers de la société
moderne. C'est là que la notion de dédifférenciation prend un sens tout aussi
concret et matériel: la ville planifiée des urbanistes soviétiques est à l'image de
la société organisée, une ville qui ne peut s'organiser que dans le cadre des at-
tributions de fonctions par le régime (la ville industrielle est l'exemple type, la

16 Les références nominatives aux chefs révolutionnaires ne s'arrêtent pas uniquement au


niveau des noms donnés aux nouvelles villes ou au changement des noms des villes fon-
dées avant 1917. Elles englobent l'ensemble des voies et espaces de communication pu-
blics des villes et de leur patrimoine architectural. Voir par exemple Groys 1992 et
Schlèlgel 1991a. Voir aussi le tableau "The changing Names of Soviet cities 1917-1961" in
Gilbert 1993: 139s.
270 CHAPITRE 10

ville fermée des militaires un autre). La ville soviétique est une ville "purifiée",
elle est figée, aux antipodes de ce qui fait l'essentiel de la modernité de la ville:
la ville du désordre et du chaos qui construit et déconstruit sans cesse ses ordres
internes, la ville non pas des masses, mais celles des chances illimitées de la
communication, de l'interaction, de la manifestation, du mouvement, etc., bref:·
la ville comme chance d'action. Le vide architectural de la ville correspond à
l'absence de la réalité multiple et complexe de la ville moderne, que chaque
système social reconstruit dans sa perspective, comme ville site religieux, ville
du commerce, ville des finances, ville universitaire, ville politicienne et du
gouvernement, ville des arts ou encore ville multiculturelle. Dans ce sens, les
événements anti-révolutionnaires de 1989 et de 1991 ont aussi été interprétés
comme reconquête de la ville, avec en toile de fond la fin de la ville soviétique
politisée, instrumentalisée par le régime pour ses mises en scène publiques qui
sont aux antipodes des espaces publics urbains modernes (places publiques). 17
Les places de parade et les masses populaires acclamant leur régime disparais-
sent derrière les places de communication redifférenciées, où les publics divers
peuvent chercher à réinvestir l'inclusion perdue dans les différents domaines.
La ville soviétique de l'ordre planifié et révolutionnaire cède, en fin de compte,
à la normalité urbaine non-révolutionnaire du désordre.
Mais là encore, la notion de normalité urbaine renvoie aux nouvelles ten-
sions entre des conceptions divergentes de ce qu'est censé être la modernisation
post-socialiste. La ville comme projet utopique de la société civile, tel qu'il a
été articulé par les mouvements sociaux au cours de la révolution anti-
totalitaire de 1989 et 1991, n'est pas la ville marchande telle qu'elle se recons-
truit dans le cadre de la modernisation économique. C'est là qu'on peut se ren-
dre compte que les problèmes du traitement politique et économique des effets
de la modernisation industrielle, dont les villes socialistes présentent une image
si hideuse, rejoignent, de manière plus générale, ceux de la société moderne.
Or, la complexité de ces problèmes ne peut plus être approchée avec l'idée de
civitas sous-jacente à l'idée de l'urbanité, qui a pu renaître un bref instant dans
le vide de l'espace post-communiste. D'un autre côté, les impératifs du système
économique et de ses effets au niveau de l'urbanisation et de la mobilité crois-
sante renforcent le phénomène des centres urbains désurbanisés; ceci réactive
des projets politiques et urbanistes revendiquant la ville ré-urbanisée, la ville de
l'interaction et de la communauté comme contraste par rapport aux abstractions
et risques modernes auxquels renvoie la complexité urbaine. Là encore, la pro-
jection d'une ville autre n'a de sens que par rapport aux réalités créées par la
société moderne.

17 Voir Schlôgel 1991a, Lübbe 199la:75ss. Voir aussi Migairou 1993 et Konrad 1990.
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 271

Échec du socialisme et pressions de réforme

On reconnaît le type de modernisation à partir des modalités de l'urbanisation.


Et on peut reconnaître les effets engendrés par la modernisation économique
non seulement dans l'organisation ou la reconstruction spatiale des aggloméra-
tions urbaines au cours de l'industrialisation forcée, mais aussi à travers les
transformations au niveau des conditions de vie économiques et écologiques.
C'est principalement là que la modernisation socialiste manifeste sa face néga-
tive, sa dimension désastreuse. Elle se présente à la population concernée à tra-
vers la détérioration rapide des conditions de vie urbaine, accompagnée de celle
des infrastructures urbaines. Elle se présente dans le fait que pour une grande
partie de la population, la vie sous le socialisme est synonyme de sacrifices et
privations continus, de combat de survie et d'une succession de catastrophes
quotidiennes prolongeant celles, perçues au niveau de l'état du pays, de la poli-
tique ou de l'économie.l8
On voit les excès causés par une modernisation basée essentiellement sur
l'industrialisme étatique, incapable d'engendrer une modernisation économique
d'un nouveau type (révolution technologique). On se rend compte surtout que
ces excès ne sont pas compensés, au niveau des prestations du "système" et ni à
celui de la qualité des rôles attribués aux particuliers. Ceux-ci veulent être con-
sommateurs mais ne le peuvent pas, parce qu'il n'y a rien à acheter ou alors pas
ce qu'on cherche. Ils souhaitent être citoyens à part·entière participant à la po-
litique, mais ont l'interdiction de s'exprimer publiquement. En tant que patients
potentiels, ils souhaiteraient un service de santé digne de ce nom, mais ne
l'obtiennent pas. En tant que clients de l'administration publique, ils voudraient
communiquer avec les services étatiques sur une base non corrompue, mais ne
le peuvent pas. Ou ils cherchent à organiser la protection de l'environnement,
mais ne disposent ni des ressources organisationnelles ou financières, ni d'un
destinataire politique susceptible de répondre à leurs demandes.
Les réalités contradictoires, ainsi perçues et créées par le socialisme, repré-
sentent en elles-mêmes, par le nombre et la complexité des problèmes à régler,
des fortes pressions de réforme. Face à ces pressions, le régime se rend compte
que les réponses aux crises et blocages multiples dans les divers domaines so-
ciaux ne peuvent plus être abordés avec les moyens du "système" qui les a pro-
duits. Ses représentants les plus réformistes se rendent compte de l'arriération
croissante de l'URSS. Ils connaissent les rapports scientifiques publiés en partie
dès le début des années 1980 sur l'état réel du pays. Ces analyses anticipent
l'urgence des réformes politiques et économiques profondes que Gorbatchev

18 Voir les documents et témoignages correspondants in: Cerf/Albee (éd.) 1990; Lettres des
profondeurs de l'URSS; Kretzschmar/ Leetz (éd.) 1991; Simon 1993; Bachkatov/Wilson,
1991.
272 CHAPITRE 10

exigera quelques années plus tard. Des rapports, tels que celui de Tatiana Sas-
lavskaja, insistant sur la nécessité d'une perestroïka dans le domaine économi-
que, auront une grande influence sur Gorbatchev et d'autres membres
réformistes de l'élite du parti. l 9
Pourtant, les appareils bureaucratiques de la société organisée sont établis
pour durer et rester ce qu'ils sont, et 11On pour changer. Dans l'autodescription
soviétique, les structures de l'Etat-parti englobent la totalité sociétale. Même si
la sémantique socialiste est nécessairement réductrice et arriérée par rapport à
l'environnement social, les structures de la société organisée sont encore bel et
bien en place et déploient, en quelque sorte, la force normative du factuel. Ex-
tra ecclesiam nul/a sa/us! Arrivé au stade de sa stagnation "normalisée" et de
la désintégration de son édifice idéologique et moral, le régime ne peut plus ni
mobiliser ni symboliser les forces d'une modernisation de relève. Le régime
sait que le public, toujours exclu de la politique, sait que le système est mora-
lement discrédité, économiquement ruiné et politiquement figé par ses bureau-
craties.20 Désormais considéré, même au niveau du régime, comme obstacle à
tout changement, le "système" devrait pouvoir s'auto-dissoudre. Il cherche
pourtant son sauveur et, comme toujours en situation de crise, il change le per-
sonnel politique. L'écart croissant entre les attitudes et attentes de la population
et le "système" semble atteindre, au cours des années 1980, l'état d'un refus
pur et simple de celui-ci.
Un regard sur des sondages correspondants révèle l'étendue de la con-
science, au sein de la population, de la crise produite par la modernisation né-
gative du socialisme. Ainsi, une enquête de 1988 21 révèle que 95% des
personnes interrogées considèrent le "système" comme le responsable principal
des problèmes de l'URSS. Parmi les principaux maux du "système" figurent: la
toute-puissance de la bureaucratie (62,5 % des réponses); la corruption, le vol

19 Voir Brown 1996: 60, Mommsen 1996: 57s., Hammer 1990: 285s, Heller 1990: 172ss.,
Hanson 1991: 49.
20 Lewin (1991: 55s.) résume les résultats de recherches réalisées au milieu des années 1980,
reflétant l'ampleur de la crise: "The stem warning sounded by these researches may seem
overly alarmist, but it reflects recent developments well known to readers of Soviet sociol-
ogy. The list is long: widespread job dissatisfaction among educated youth and highly
trained professionals; low morale - poor 'sociopsychological climate' is the Soviet term -
in many workplaces; underutilized engineers and scientists who waste their time on menial
jobs because of a shortage of technicians and auxiliary personnel; hordes of poorly trained
people parading, easily, as engineers or scientists. These images of a wasted generation and
a potentially disastrous backsliding for the whole country certainly hang over the heads of
the nation's political and economic leadership. Caveant consules! the scholars caution. But
these days they seem to believe that the consuls, or some ofthem, are aware."
21 Voir Werth 1989: 107ss. se référant à l'enquête "Bilan de l'année 1988", basée à la fois sur
un échantillon représentatif de 2500 personnes, interrogées par écrit, et sur 196'000 répon-
ses (!) spontanées adressées au journal qui a publié les questions du sondage.
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 273

généralisé et la spéculation (59,6%); les erreurs du passé (stalinisme) (47,4%);


la dictature des médiocres (44,1%); la faillite des valeurs morales (30,3%) ou
encore la désaffection du travail (26,3%). La dénonciation du système, de son
présent comme de son passé, en termes moraux renvoie à des attitudes moder-
nes qui traduisent la conscience de retards de modernisation et l'impossibilité
de réaliser avec ce "système" arriéré une modernisation moderne qui rétablirait
un Etat de droit démocratique et un ordre économique monétarisé basé sur la
propriété privée, les libertés économiques et une culture d'entreprise moderne.
D'un autre côté, il y a le fait que les attitudes modernes, soutenues surtout par
les couches moyennes urbaines, n'ont, jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Gorbat-
chev au milieu des années 1980, aucune possibilité de trouver, dans les condi-
tions de la société organisée, une articulation politique à travers un mouvement
de mobilisation des masses qui pourrait visualiser l'opposition contre le régime,
que ce soit au centre même du "système" ou dans les nations de la périphérie
colonisée (nationalisme). Rappelons ici que les nouvelles couches moyennes
soviétiques ne sont pas caractérisées par leurs positions économiques, comme
c'est le cas dans les pays occidentaux. Elles ne disposent ni de capital, ni de
ressources organisationnelles pour faire face à un Etat tout puissant qui contrôle
l'ensemble de la vie organisée dans le pays. 22 Et d'un autre côté, le mouvement
de la dissidence, isolé et criminalisé, est orienté vers la moralisation de la poli-
tique et les droits de l'homme, donc pas vers les attentes de modernisation con-
crètes des couches urbaines. 23 Et ni l'intelligentsia dissidente, ni l'intelligentsia
plus ou moins éclairée du "système", ne sont en mesure d'organiser des intérêts
et d'avoir des idées précises sur les modalités des réformes politiques et éco-
nomiques à réaliser. 24
D'une part, nous trouvons donc un "système" qui ne peut plus organiser la
modernisation de relève ni mettre en oeuvre les réformes politiques et écono-

22 Voir supra note 5, p. 142.


23 Cette observation doit cependant être relativisée dans le cas du mouvement pour les droits
de l'homme. Voir nos observations infra p. 288s.
24 Ajuste titre, Thom (1994: 149) observe que "la dissidence s'en prenait aux abus du régime,
mais sans essayer de penser ce régime en catégories politiques, en termes d'institutions,
sans imaginer non plus de changements qui seraient de l'ordre politique. Le slogan des
'droits de l'homme' lui semblait suffisant; convaincue qu'elle ne serait jamais en position
de responsabilité, elle faisait preuve d'une extraordinaire paresse intellectuelle (reflétant
d'ailleurs l'indigence de la pensée de l'autre côté du rideau de fer: que pouvait-elle em-
prunter à une intelligentsia occidentale entichée de marxisme, de structuralisme et ·de psy-
chanalyse?). Son conformisme !'apparentait aux intellectuels libéraux dont elle se
démarquait hautement. (... )" Voir aussi Connor 1988: 45, qui, tout en considérant la dissi-
dence comme produit naturel de plus de cinquante ans de pouvoir soviétique, remarque que
"equally natural is the failure of the dissenters to strike a responsive chord among the
masses at large, whose mentality is similar in so many important ways to that of the
aparatchiki who rule in their name". Voir pour ces aspects aussi Margolina 1994.
274 CHAPITRE 10

miques qui permettraient l'intégration de l'URSS dans l'économie mondiale.


D'autre part, nous avons une couche moyenne moderne, éduquée, qualifiée,
professionnalisée, mais déçue dans ses attentes professionnelles et sans les res-
sources matérielles ni culture d'entreprise nécessaire, pour faire d'elle une cou-
che moyenne capitaliste à même de revendiquer "l'ouverture" de la politique.
Or, comme le parti unique représente l'acteur unique de la société organisée et
qu'une révolution depuis en bas est impossible, toute réforme ne peut (une fois
de plus) partir que du "système" lui-même, en tant que révolution "par en
haut", plus précisément des éléments favorables à des réformes substantielles
mais limitées et contrôlées.25 Une fois au pouvoir, l'aile réformiste du parti-
unique peut expérimenter une ouverture contrôlée du système politique et créer
les conditions de l'inclusion-participation du public dans la politique par la
mobilisation de l'opinion publique, ce qui présuppose le rétablissement des
libertés de communication publiques, thématiquement et socialement, par la
liberté du choix des formes organisationnelles de la communication publique et
de sa diffusion (glasnost). Nous reviendrons sur la question qui surgit à partir
de là, et qui concerne les conséquences (catastrophiques) de cette libéralisation
pour le "système". Nous nous concentrons ici sur les conditions sociales de
succès de la révolution entamée par Gorbatchev.
L'ouverture du "système" visée par Gorbatchev tente de sortir celui-ci de
l'impasse de son état "normalisé", afin de le sauver par un type de modernisa-
tion-mobilisation impliquant le public. On peut aussi présenter cette tentative
comme recherche d'une coalition du Tsar et du peuple contre la bureaucratie26,
ou encore comme nouvelle version de la tentative de leaders communistes de
créer des structures de pouvoir parallèles par la mobilisation des masses ou
d'organes de pouvoir à l'extérieur du parti contre ce dernier. 27 C'est dire éga-
lement que le régime ne peut envisager des réformes politiques et économiques
que dans la mesure où il peut visualiser publiquement la participation de la po-
pulation aux réformes, qui, elles, permettraient alors de surmonter la résistance
des appareils buraucratiques et des ailes réactionnaires du parti unique. D'un
autre côté, "l'ouverture" a aussi le sens de permettre à un régime aveuglé par
son "système" de trouver, dans l'environnement de la politique, la masse
d'informations nécessaire, afin de pouvoir définir la direction de la mo_dernisa-
tion à entreprendre.

25 Voir Offe 1994: 57ss. et Przeworski 1991: 54ss.


26 VoirPrzeworski 1991: 59Nl2.
27 Voir Malia 1995a: 498 ou encore Tarschys 1993: 20. Celui-ci observe que "the leadership
style exemplified in this 'reliance on the masses' also reflected Gorbachev's relatively
weak position within the party and administrative elite. Fulminating against turbid ministe-
rial bureaucrats and inert party apparatchiki, he frequently caJled upon citizens to give short
shrift to aJI the ensconced conservatives in a style reminiscent of Mao Tse-tung's 'bombard
the headquarters!"'.
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 275

Il s'agit donc de savoir ce que la politique peut trouver dans son environ-
nement, compte tenu du fait que pendant des décennies le système de la société
organisée a vécu dans la fiction que, dans des conditions socialistes, il n'y au-
rait rien à l'extérieur des structures hiérarchiques officielles. En avouant/pour-
tant, sous la pression des forces normatives du réel (effet de démonstration),
qu'une société autonome existe bel et bien et que la modernité occidentale est
inévitable, le régime doit développer des procédures et canaux de communica-
tion politiques lui permettant de quitter son système de traitement autoritaire de
l'information et d'accepter non seulement l'initialisation autonome et externe
d'une multiplicité de thèmes politiques à traiter, mais aussi et surtout la multi-
plicité des solutions politiques et donc le principe de l'opposition politique.
Nous savons que ceci présuppose rien moins que l'abandon de toute idée d'une
société organisée. Et nous savons maintenant aussi que la tentative de trans-
former le "système" totalitaire sans environnement social, en un système poli-
tique moderne et normal avec environnement, a conduit à l'effondrement du
premier. Au moment où le "système" accepte la politique comme contexte so-
cial restreint, celle-ci peut alors réapparaître comme possibilité d'action contin-
gente qui, elle, est incompatible avec l'irréversibilité revendiquée par le
socialisme. Ceci permet de conclure que s'il est vrai que des conditions moder-
nes ont rendu possible la modernisation entamée par Gorbatchev, il est tout
aussi vrai que des conditions modernès d'ordre politique ont conduit à
l'effondrement du "système".
Ainsi décrite, la situation dans laquelle se trouvent les réformateurs soviéti-
ques des années 1980, doit être distinguée de la situation chinoise, où un ré-
. gime engagé à son tour dans la voie d'une modernisation limitée d'un nouveau
type - caractérisée par l'introduction par étapes de mécanismes de marché au
sein de régions expérimentales - se trouve toujours en face d'un environnement
arriéré, à la fois au- niveau des structures sociales caractérisées par la prédomi-
nance de structures rurales agraires et de mentalités politiques prémodernes. 28
Nous renvoyons ici encore à nos observations sur les décalages entre attentes
de modernisation auprès du public et les réponses du "système" .29 Les attentes
sociales par rapport à des réformes économiques et politiques sont fonction
d'un contexte social plus ou moins moderne ou modernisé et, par là, aussi de
positions sociales et de l'intérêt à les modifier ou à les défendre. Dans le cas
soviétique; les attentes de réformes des nouvelles couches moyennes sont beau-
coup plus complexes que celles du _contexte chinois, où l'effet de démonstra-
tion international véhiculé par "l'ouverture" économique signale avant tout à la
population rurale la possibilité d'émigrer dans les villes nouvelles ou les villes

28 Voir aussi Hobsbawm 1994: 482.


29 Voir supra p. 265.
276 CHAPITRE 10

en train de se créer (urbanisation) et d'améliorer une situation matérielle ou de


surmonter l'état de pauvreté.
Mais là où un régime entamant des réformes se voit confronté à des menta-
lités occidentalisées, à la fois aux niveaux des attitudes économiques et politi-
ques, ses marges de manoeuvre sont d'autant plus réduites. Pourquoi? Les
frustrations et privations dues au fait que les parties les plus éduquées de la po-
pulation se considèrent comme des exclues du "système", déçues dans leurs
attentes de mobilisation au niveau professionnel et à celui de la participation
politique - attentes pourtant créées par le "système" lui-même -, entraînent une
mise en cause globale d'un "système" total, de la structure fermée des élites au
sommet. Tout doit et veut être changé! Alors que dans les conditions d'une
société organisée "normalisée" et corporatiste, le "système" ne peut pas chan-
ger et les élites du parti ne peuvent pas abandonner les acquis de leurs positions
sociales et de l'exploitation néopatrimoniale des ressources matérielles. C'est
dire aussi que le niveau et le type de développement atteints par les structures
politico-économiques soviétiques (collectivistes), dont le poids et la grandeur
démesurée sont, à leur tour, fonction de la finalité posée par l'entreprise de
modernisation socialiste, créent en quelque sorte une autodynamique de
l'inertie, impliquant des obstacles et des résistances considérables au change-
ment, qui ne peuvent être surmontés par une simple libéralisation ou un chan-
°
gement de direction. 3 Car libéraliser, entendu dans le sens d'une introduction
d'éléments de marché, ne peut, dans les conditions d'une société organisée,
avoir le sens d'une diminution des restrictions politiques imposées aux transac-
tions économiques qui, elles, pourraient alors commencer à fonctionner libre-
ment. Manifestement, on ne peut rendre des terres aux paysans que là où ceux-
ci existent en tant que tels, c'est-à-dire comme producteurs privés en quête de
marchés. C'est l'aspect principal de la modernité soviétique, à savoir son ca-
ractère organisé et le pilotage politico-administratif centralisé des domaines
sociaux dominés par le "système", qui montre que les acquis du développement
soviétique représentent un obstacle autrement important à une modernisation
de rattrapage d'un nouveau type, telle qu'elle pouvait être réalisée en Chine. 31
Là, ce sont des structures économiques peu développées et marquées encore

30 Cette observation implique, comme nous le verrons par la suite, la question de


l'interdépendance de réformes politiques et économiques. Les obstacles mentionnés - du
côté de la bureaucratie soviétique autant qu'au niveau de la population, qui veut des réfor-
mes, mais n'est pas disposée à payer le prix - montrent aussi pourquoi les réformes politi-
ques soviétiques ne pouvaient pas, contrairement au cas chinois, être précédées .de réformes
économiques. Voir Aslund 1989 et Malia 1995a: 519s.
31 Hobsbawm (1994: 482) observe que "It is safe to say thatperestroika would have worked
rather better if Russia in 1980 had still been (like China at that date) a country of 80 per
cent villagers, whose idea ofwealth beyond the dreams of avarice would be a television set.
(Even in the early 1970s some 70 per cent of the Soviet population watched television for
an average of one-and-a-halfhours a day."
A LA RECHERCHE D'UN CHANGEMENT 277

par les ravages et les dédifférenciations sociales créées sous l'expérience du


maoïsme, auxquelles se voit confronté un régime de relève qui s'est établi con-
tre la modernisation socialiste soviétique qui a échoué sous le régime précédent
et comme •régime de modernisation préconisant une transformation sectorielle
dans le domaine économique, orientée sur l'idée d'une coexistence du marché
et du parti unique.
La situation de départ des processus de réformes soviétiques peut être ca-
ractérisée par un rapport asynchrone entre les parties réformistes des couches
moyennes et les mentalités de la nomenklatura, de la partie réactionnaire repré-
sentant le sommet et, par là, l'intérêt de survie du "système".32 Nous pouvons
aussi présenter ce rapport comme opposition entre exclusion et inclusion, entre
des attentes d'inclusion des exclus du "système", d'une part, et l'intérêt du
maintien d'une hiérarchie sociale exclusive et prémoderne par les élites politi-
co-économiques fermées, d'autre part. Et cette opposition aboutit à la question
centrale de savoir qui ou quel groupe social espère gagner ou risque de perdre
quels avantages. Cette question se pose d'autant plus que les attentes de mo-
dernisation vont de pair avec, ou se voient mises en cause par, des attentes
d'ordre social orientées vers le maintien des acquis sociaux du système de pro-
vidence socialiste. C'est dire aussi que la même socialisation peut manifeste-
ment conduire à une mentalité moderne orientée vers un nouveau type
d'inclusion dans les domaines fonctionnels (professionnalisation, rôles de con-
sommateur et d'électeur), tout comme elle peut impliquer des attitudes qui ne
peuvent pas s'imaginer un type de changement identifié à l'abandon du statut
de bénéficiaire, préconisé par le home soviétique. Ce qu'on voit et pense de la
modernité, de la globalisation, du capitalisme et des sacrifices demandés par
des réformes économiques, est là aussi fonction des positions socioprofession-
nelles, de la distance par rapport aux élites du parti unique, des problèmes et
difficultés rencontrés au sein de la société organisée, etc.
Ces observations montrent qu'il serait trop simple de vouloir réduire la
complexité des processus de modernisation en URSS à une décision entre deux
types de changement, dont le premier part d'une modernisation soviétique sui
generis, tandis que le deuxième voit ses traits dominants dans des réalités mo-
dernes censées· conduire à une transformation de la société soviétique dans le
sens d'une occidentalisation ou d'une convergence. II s'agit de distinguer plu-
sieurs niveaux de modernisation, qui font partie, avec tous leurs aspects plus ou
moins conflictuels, de l'évolution globale de la société moderne. La question
est de savoir dans quelle mesure et avec quelles conséquences les stratégies
d'exclusion politique permettent de maintenir le design politique d'une société
organisée de manière contrefactuelle, contre un environnement moderne.

32 Voir Fadin 1993.


278 CHAPITRE 10

Autrement dit, le problème ne se pose pas en termes d'opposition ou de dif-


férences entre deux types de société, à savoir la société soviétique et les socié-
tés occidentales, mais comme tentative, au niveau régional et au sein de la
société moderne, de maintenir la fiction d'une société à part. Les théories de la
modernisation qui, comme nous l'avons vu, se focalisent sur le surgissement de
différences modernes ou qui parlent d'occidentalisation de l'URSS, traduisent
en fait la conscience de la difficulté, voire de l'impossibilité de séparer les réa-
lités modernes soviétiques de celles des sociétés occidentales. Mais, ces appro-
ches sociologiques ne disposent pas d'une notion de société adéquate, et leur
conception des structures sociales, basée essentiellement sur l'observation de la
différenciation de structures de stratification plus ou moins inégales suite à
l'industrialisation, ne leur permet pas de décrire les particularités de l'entreprise
soviétique, la construction politique d'une société organisée.
Tel est bien l'enjeu: une analyse qui ne retient de l'entreprise soviétique que
les aspects d'une modernisation ou ceux de la transformation des structures
stratifiées ne voit au centre du politique qu'un régime plus ou moins autoritaire
et bureaucratisé, considéré comme étant en mesure de changer, voire de se
transformer en un régime normal ou civilisé, acceptant les restrictions constitu-
tionnelles de son pouvoir. 33 Inversement, la présentation del' URSS en termes
de changement sui generis, de modernisation négative ou de "devolution" d'un
régime néotraditionnel, risque à son tour d'être réductrice, si la description
prend le "système" pour le tout, en faisant abstraction des processus dynami-
ques situés à l'extérieur des murs du Kremlin. 34
Parler de régime ne conduit pas forcément au "système", pas plus que les
descriptions de ce dernier incluent sans autre les réalités modernes, y compris
les problèmes qu'une population éduquée pose à un régime, à partir du moment
où elle a compris que la modernisation socialiste ne conduit pas à la modernité,
telle qu'elle la conçoit dans ses demandes de mobilisation et d'inclusion. La
distinction entre régime et "système" aura constitué donc la ligne de partage
principale séparant les adeptes des différents modèles du changement que nous
avons rencontrés au cours de ce parcours.

33 Voir par exemple Lewin (1991: 103)


CHAPITRE 11

Communication globale, glasnost et


effets de décomposition des médias

La contribution des médias de communication à la décomposition du "système


soviétique" est considérable. Les médias portent déjà en eux-mêmes des effets
de décomposition multiples, par le simple fait qu'ils font éclater continuelle-
ment toute idée d'unité ou d'uniformité de la société au sein de la société et, à
fortiori, au sein d'un territoire étatique où prédominent des idées exclusives sur
la nation-une, le peuple-un ou la légitimité d'une domination totalitaire. Nous
préciserons par la suite de tels effets de décomposition sous deux aspects. Ils se
présentent d'abord comme effets d'une communication de masse mondiale sur
des pays socialistes qui prétendent pouvoir s'immuniser contre ces effets, mais
qui n'échappent plus à la logique d'une communication mondiale renforcée par
les médias électroniques. Puis, ils peuvent être identifiés à partir de l'explosion
de la communication publique mise en marche par le processus de la glasnost
au sein du cadre national de l'URSS. Les deux aspects sont interdépendants.
"L'ouverture" affichée par le régime est toujours fonction des pressions et dé-
calages, donc des différences que transportent et symbolisent les médias.
La révolution "par en haut" envisagée par Gorbatchev présuppose, tout
comme la révolution démocratique "par en bas" qui se réalise à partir de 1989 1,
la révolution des technologies de l'information et les effets globalisants de cel-
les-ci. Ce sont elles qui créent des opportunités pour de nouveaux types de
changement.2 Ce sont leurs contraintes et effets, la prise en compte d'un nou-

Voir infra pp. 330 ss.


2 Bolman/Deal (1991: 373) constatent dans ce sens que "New technologies are also a force
for change in their own right. They create pressures to decentralize, which has both struc-
tural and political implications. Gorbachev's perestroïka is, in part, a response to the rapid
advent of new technologies such as microcomputers. As noted ( ... ) the mainframe com-
puter of the 1960s was compatible with Soviet tendencies toward central planning. But that
same centralized planning style became a hindrance in the fast-paced, high-technology
world of the 1980s. Russian society needed to find ways to move decision making down-
ward and to make room for entrepreneurship."
280 CHAPITRE 11

veau retard de l'URSS sur l'Occident, qui permettent à Gorbatchev de présenter


le discours officiel du parti orienté vers la lutte des classes mondiale comme
désuet et de préconiser, à son tour, la nécessité d'intégrer l'URSS dans une
communauté politique mondiale unique et dans une seule économie mondiale.
Les changements globaux imposent des changements à "grande échelle" dans
la sémantique politique du régime. Est considéré comme leader visionnaire,
celui qui reconnaît les signes du temps, répond aux nouvelles attentes, et qui
sait communiquer les symboles du changement et mobiliser une population
aliénée pour l'entreprise des réformes. Indépendamment de la finalité impossi-
ble de la perestroïka et des modalités de sa réalisation, on pourra dire que Gor-
batchev a sans aucun doute incarné, au niveau de la communication publique,
un leadership transformationnel et symbolique. 3 Gorbatchev a été un formida-
ble mobilisateur et diffuseur de symboles et de nouvelles histoires ou de my-
thes concernant le passé et l'avenir de l'URSS. Certes, la glasnost et les
impasses de la perestroïka ont rapidement emporté les rêves d'un Gorbatchev
trop longtemps orienté vers le maintien d'un centre de pouvoir soviétique fort
et du monopole de pouvoir du parti communiste. II n'en demeure pas moins
que le pouvoir symbolique et mobilisateur du couple sémantique magique per-
estroïka et glasnost fut énorme. C'est à travers ces symboles que se manifeste
la rupture avec le passé, avec l'idée que 1' URSS est une société à part, unique
ou sui generis, séparée du reste du monde. C'est encore à partir de ces notions-
phares qu'une transformation socioculturelle déjà en cours s'articule de plus en
plus clairement, et que la prise en compte d'une modernité unique et indivisible
se généralise. Elles marquent rien moins que le passage difficile de
l'exceptionnalisme soviétique à la normalité d'un pays plus ou moins moderne
confronté à la fois aux vestiges désastreux de son passé et aux obstacles et
contraintes de sa reconstruction économique et politique.
A partir de là, les observations qui suivent précisent ce que nous avons pré-
senté comme contraintes de modernisation et comme effet de démonstration
international. 4 La glasnost n'aurait pu produire l'explosion de la communica-
tion si l'autorisation de parler avait représenté seulement l'histoire d'un regard
collectif sur le passé (Repentir!) ou l'obligation de dire la vérité, une affaire
interne quasiment. Avec la glasnost, le pays se reconnecte en quelque sorte
avec l'Occident. Or, tandis que le régime imagine la réintégration économique
et politique de l'URSS dans les marchés mondiaux et la politique internationale
comme processus de modernisation sélectif qui est censé sauver le "système"
socialiste, la population, elle, perçoit à travers les nouvelles chances de com-
munication et les informations étrangères le modèle de consommation occi-

3 Pour les notions de "transfonnational leadership" et de "symbolic leadership" voir


Breslauer 1991a: 403ss. Bolman/Deal 1991: 438ss.
4 Voir supra pp. 261 et 153.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 281

dental. Le "catch up" préconisé par les élites n'est pas celui visé par la popula-
tion. L'occidentalisation tant critiquée au cours de la glasnost déploie ses effets
à la fois au niveau des médias et à celui des attentes de modernisation. La
communication de masse, qui explose signifie aussi qu'on peut enfin consom-
mer massivement des médias. En même temps, ces médias ne cessent
d'accentuer les différences entre les chances de vie, interprétées comme op-
portunités de consommation, sous le capitalisme et celles qui sont possibles
dans les pays du socialisme réel. C'est dire que les médias accentuent aussi les
frustrations du public par rapport au fait que la modernisation de relève propo-
sée par Gorbatchev n'améliore pas les conditions de vie; cela fait entrevoir que
l'idée d'une glasnost dirigée par le régime ne pouvait pas ne pas être mise en
cause par une communication de masse qui ne se réduit plus à une caisse
d'enregistrement, mais transporte à son tour la revendication d'un type de
changement que les promoteurs de la glasnost n'ont pas prévu. Ces aspects de
la communication de masse, notamment l'effet de démonstration provenant des
régions plus avancées du globe, sont toujours en cause, lorsque nous parlons
des effets de décomposition des médias.
Nous retenons ici à la fois ce que les médias transportent comme informa-
tion, à savoir des différences économiques et politiques (l'Occident), et ce
qu'ils représentent en tant que tels, leurs particularités, le fait de la communi-
cation, de sa diffusion et de sa circulation au niveau mondial. Le mode de
fonctionnement des techniques de l'information montre, dans ce cas particulier,
à quel point la supposition de sociétés nationales est dépassée. Les médias de
l'information, surtout les médias électroniques, ont des effets de décomposition
dans un double sens: ils ne renvoient pas uniquement à des réalités multiples, à
la différence. La couverture médiatique planétaire détruit aussi l'idée même
d'un espace de communication homogène, qui pourrait être contrôlé politique-
ment au moyen de politiques d'information, d'appellations contrôlées. Ces ef-
fets ne peuvent plus être contrôlés par les régimes politiques ou par les censeurs
de dictatures en particulier. Les médias de diffusion électroniques ne s'arrêtent
pas à la frontière politique, et la vitesse de circulation de l'information rend
vaine toute tentative de couper la communication. 5
A l'ère de la communication planétaire, de la production et de la diffusion
décentralisée, au niveau mondial, de réseaux innombrables du savoir, de con-

5 Voir Lübbe 1991: l3ss.et l'article de Rüdiger Siebert "Fax et vidéo, médias subversifs",
Courrier International no.97, 1992: 26 (= trad. de l'allemand: "Schlechte Zeiten für Tele-
kraten und Zensoren. Gegeninformation via Video und Fax", Neue Zilrcher Zeitung du
21.8.92). Voir aussi l'article "Propagande sans frontières: l'intox par satellite, c'est encore
mieux!", The Economist, reproduit in: Courrier International no. 81, 1992: 26. De même
Erbil, Kurt: Die Technik ais Motor der Demokratisierung. Chinas Kampf um sein Informa-
tionsmonopol, Neue Zilrcher Zeitung 11.43.94, p. 63, où l'auteur insiste sur les tentatives
du régime chinois de contrôler la réception par satellite. Voir aussi Lull 199 l.
282 CHAPITRE 11

naissances, standards de valeurs dits globaux, donc de réalités médiatisées qui


changent continuellement, les modalités de la construction de l'opinion publi-
que par les médias transforment, à leur tour, les formes et les contenus de la
communication politique. Les médias étrangers visualisent les différences entre
une opinion publique mondiale et les tentatives des régimes politiques natio-
naux de contrôler leur espace public. Le mode de fonctionnement des médias
opérant au niveau mondial entraîne aussi, avec ses effets d'homogénéisation
des perceptions, la diffusion d'une indifférence généralisée à l'égard des évé-
nements, que l'écart grandissant entre l'appel moralisateur des médias et les
possibilités personnelles d'agir ne cessent d'accentuer. Mais - et c'est ce qui
nous importe en l'occurrence - il s'avère que les médias créent un nouveau
potentiel d'action et, de ce fait, la multiplication d'opportunités de pouvoir
dans la société, oppor!Unités qui inversent l'idée classique que le progrès des
technologies de l'information favoriserait leur appropriation par des régimes
totalitaires. 6 La question est donc de savoir si, et dans quelle mesure, les diffé-
rences visualisées par les médias sont utilisées comme points de repère de la
communication publique au sein de tel ou tel pays socialiste. Il ne s'agit donc
pas uniquement de se rendre compte que sous le capitalisme on vit mieux que
dans le socialisme - la blague du socialisme comme chemin le plus long vers le
capitalisme circule depuis longtemps. Ce qui intéresse davantage, c'est de con-
naître les changements que déclenchent, au niveau de la communication publi-
que, les informations sur le retard de l'URSS, l'absence d'opportunités de
consommation, l'impasse du socialisme ou le degré .de criminalité du régime.
Le rideau de fer, qui devait symboliser la frontière entre deux "systèmes" de
société, pouvait, pendant un certain temps, maintenir l'illusion que la popula-
tion des régions dominées par les régimes socialistes pouvait être séparée et
déconnectée communicativement de l'Occident. La pénétration de ces espaces
par les médias de communication électroniques avait aussi comme conséquence
qu'on ne pouvait plus calculer, au sein des systèmes politiques concernés, les
chances de succès de la politique nationale d'information, qui représentait tou-
jours un facteur de stabilisation de premier ordre pour le régime. Car, il faut
bien le dire, la première information que ces médias étrangers révèlent est la
différence entre l'information officielle et l'information informelle, une diffé-
rence qui permet de voir que le régime n'informe pas, s'entoure de silence,
apaise ou ment. De ce fait, le public concerné cherche à trouver l'information
par d'autres moyens, en l'occurrence par le biais des radios et télévisions étran-
gères.7

6 Voir cet égard Lübbe 1991: 15; Schmidt 1994: 302, 308; Rozman 1992: 19; Remington
1992: 127. Münch 1992: 30ss.
7 Selon White (1991: 72), environ 50% de la population de l'URSS était, dans les années
1970, en mesure d'écouter les émissions des radios étrangères. Vers la fin des années 1980,
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 283

Les technologies de l'information ont manifestement joué le rôle de cataly-


seur dans l'effondrement des régimes socialistes: la communication depuis
'l'extérieur', par satellites ou ondes courtes, l'établissement de nouveaux mé-
dias indépendants et/ou la nouvelle indépendance des anciens à 'l'intérieur' des
pays concernés, ainsi que l'importance croissante de la circulation de
l'information informelle basée sur des moyens, tels que téléphone, téléfax,
photocopieuses, vidéos, magnétoscopes, etc., 8 ont tracé leurs propres différen-
ces dans un espace d'information censé être contrôlé par les médias politisés du
parti unique, contribuant ainsi à la redifférenciation du paysage médiatique et à
la naissance d'une sorte d'espace public second, plus ou moins informel, qui
surgit au • cours de la glasnost comme opinion publique. Les effets de
l'information diffusée depuis l'étranger ne peuvent cependant être conçus dans
un sens unique, comme effets subis par le régime. Michel Heller observe ici
que la décision prise, dans le cadre de la glasnost, de ne plus brouiller les radios
occidentales émettant dans les diverses langues d'URSS, a permis au régime
d'instrumentaliser les médias internationaux et, par là, une opinion publique
mondiale favorable à la perestroïka pour les besoins d'une politique
d'information visant la mobilisation de l'opinion publique en URSS en faveur
de la politique de Gorbatchev et des effets plus ou moins imprévus de celle-ci,
donc en quelque sorte la création d'une loyauté de masse "par en haut". 9 Or,
nous verrons que la dynamique explosive de la glasnost et les échecs de laper-
estroïka feront rapidement éclater l'illusion sous-jacente que l'information doit
partir d'en haut, du sommet politique, pour être acceptée en bas, par les gou-
vernés. Précisons, par ailleurs, que les effets de décomposition des médias
étrangers doivent être distingués aussi en fonction de leur rayon d'action spatial
et temporel.
Il s'agit donc de tenir compte de facteurs, tels que le degré de fermeture du
'pays socialiste en question, l'ampleur de la crise économique et politique res-

l'audience de la BBC- dont les émissions n'ont plus été brouillées depuis la fin de 1988 -
était estimée à au moins 18 millions d'auditeurs réguliers, tandis que l'audience totale de
stations étrangères atteignait le chiffre de 67 millions d'auditeurs. White se réfère à
Wedgewood Benn, Persuasion and Soviet Politics (Oxford: Blackwell, 1989, p. 198) et à
Ithiel de Sola et al. eds. Handbook of Communication (Chicago: Rand McNally, 1973, p.
479). Voir aussi l'article de Peter Sturm "lm Kontakt mit Hêirem in Osteuropa- BBC, RFE,
Voice of America" in Olt 1995: 221.
8 Voir par exemple Ulrich Schmid "Gorbatschews Rolle im Moskauer Staatsstreich" Neue
Zürcher Zeitung 21./22.9.91: 3, où l'auteur explique le succès de la révolution d'aofit 1991
par les acquis de la glasnost: une nouvelle "génération Walkman" qui savait faire usage -
contre et en dépit des interdictions du régime - des nouvelles techniques de communica-
tion. Décidément le "monopole de l'information" ne pouvait plus être rétabli dans un sys-
tème politique qui avait perdu le contrôle de la production et de la diffusion de
l'information. Sur la difficulté de contrôler les moyens de communication informels voir
Trautmann 1989: l 80ss.
9 VoirHeller 1990: 142-144.
284 CHAPITRE 11

sentie par les élites (par exemple l'URSS), la variante de la modernisation so-
cialiste réalisée qui est plus ou moins acceptée au sein de la population (par
exemple communisme de goulasch en Hongrie), le degré d'organisation
d'acteurs sociaux opposés au régime (par exemple Pologne), ou la proximité
spatiale ou culturelle par rapport aux centres de la modernité ou du capitalisme
(par exemple la RDA). De tels facteurs renforcent ou affaiblissent les effets des
médias et donc aussi l'effet de démonstration. Hirschman montre, dans le cas
de la RDA, que parmi les facteurs qui ont sapé et empêché l'organisation d'une
opposition au régime en place (Voice), figurent les médias de diffusion, tels que
la télévision ouest-allemande, qui ont rendu possible une sortie imaginaire tem-
poraire du pays tout en maintenant des attentes d'émigration correspondantes
(Exit). 10 La consommation de médias et de leurs mondes virtuels peut repré-
senter un obstacle à une communication publique thématisant la différence, le
conflit.
Les régimes totalitaires en crise doivent chercher la rencontre avec la so-
ciété de l'information simplement pour assurer leur survie et le maintien de leur
statut de grande puissance au sein du système politique international. Un ré-
gime qui a choisi la voie des réformes politiques et économiques, ne peut pas -
indépendamment des motifs ou contraintes sous-jacentes à ces réformes - ne
pas laisser entrer et s'établir les nouvelles technologies de l'information dont
les acteurs économiques ont besoin, assumant ainsi le risque d'une utilisation
politique de ces moyens par des mouvements d'opposition. De même, l'idée de
la glasnost, de la libération de l'information, renvoie avant tout au problème
crucial de l'absence totale, au sein du système politique, d'une information fia-
ble sur son environnement.
"L'ouverture" promue par le régime - Gorbatchev a surtout insisté sur
"l'ouverture de fenêtres" au sein d'un système basé sur le secret 11 - implique
sans aucun doute l'aveu que le régime communiste, par la gestion centralisée
des activités économiques et l'obsession de contrôler le flux des informations
dans son hémisphère, n'est plus à même d'obtenir et de gérer les informations
indispensables pour faire face aux défis économiques et technologiques lancés
par l'Occident capitaliste et pour maîtriser les désastres économique et écologi-

Hirschmann 1993: 18lss. L'auteur cite Christoph Hein à cet égard, pour lequel "(In the
GDR we had a difficult task because) the whole people could leave the country and move
to the West as a man every day at 8 p.m. - via television. That Iifted the pressure. Here is
the difference with Poland, Czechoslovakia, and the Soviet Union. There the pressure con-
tinued to bear down and generated counter-pressure ... that's why I always envied the Rus-
sians and the Pales .... In general, the helpful proximity of the Federal Republic was not
helpful to our own development. ... Here we had no samizdat, as long as we had access to
the publishing houses of West Germany." (C. Hein, Texte, Daten, Bilder, éd. L.Baier,
Frankfurt: Luchterhand, 1990).
Voir Gorbatchev 1995: 306.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 285

que engendrés par le "système". Par conséquent, toute ouverture signifiait


d'abord ouverture à l'information et nécessairement la multiplication des mé-
dias de l'information censés rapporter à une population, désinformée et surtout
à un pouvoir politique aveuglé l'état des choses, une image réaliste du pays du
socialisme réel. 12 Gorbatchev lui-même s'est rendu compte du degré
d'aveuglement et d'isolement du régime par rapport aux "réalités", par rapport
à l'ampleur des problèmes accumulés dans le pays et des contraintes globales,
visualisées surtout par l'économie mondiale et l'importance des technologies
de l'information. 13 Dans ce sens, la glasnost représente la sémantique de la
mise en marche d'une nouvelle culture de communication entre le "système" et
sa société qui, dans la perspective du sommet politique, doit être remobilisée
pour la finalité d'une modernisation d'un nouveau type, visant à réformer le
socialisme et notamment l'édifice bureaucratisé de la société organisée.
Mais même sous cet angle de la finalité d'une mobilisation "par en haut",
l'obsession de l'information et l'explosion de la communication dans tous les
domaines sociaux, que la formule de la glasnost symbolise de manière conden-
sée, doivent être situées dans le contexte d'une normalité communicative au
niveau mondial, dont la réalité ne peut être réduite à la société de l'information,
telle qu'elle.est reflétée dans les technologies de communication. Ces dernières
visualisent l'effet de démonstration international et l'i~portance et la rapidité
des échanges d'information planétaires et permettent ainsi d'accentuer le ca-
ractère exceptionnel, dérisoire et caduc de régimes basés sur des restrictions
communicatives régionales.
Or, cet aspect quantitatif des médias de diffusion électroniques qui
n'englobe pas uniquement la couverture médiatique planétaire, mais de plus en
plus, aussi, l'exploration continue de nouveaux horizons spatiaux et temporels
de la communication, doit être éclairé à partir de la perspective matérielle des
médias de communication sous-jacents à la différenciation fonctionnelle de la
société, tels qu'ils sont symbolisés dans les codes respectifs des systèmes cor-
respondants, par exemple, argent, pouvoir, vérité scientifique ou communica-
tion sur l'art. 14 Ces derniers exercent, par leur mode opérationnel, des effets de
décomposition que nous avons déjà présentés comme impératifs communicatifs
de la société moderne. Ils représentent la base matérielle, la condition de la
possibilité de présenter le monde comme succession d'événements dans les
médias. Mais, par ailleurs, ce sont aussi les révolutions technologiques des mé-

12 Voir l'article "'Glasnost', presse et quotidien" de Alexis Berelowitch, In: Ferro (éd.) 1993:
118s.
13 Voir pour cet aspect de la prise de conscience par Gorbatchev de la réalité de la société
d'information et de la nécessité de trouver l'accès à une information plus fiable, "extra-
systémique", Mommsen 1996: 68s.
14 Voir à ce sujet nos observations supra p. 93 s ..
286 CHAPITRE 11

dias de diffusion qui modifient à leur tour la dynamique et les possibilités évo-
lutives des systèmes fonctionnels. Les médias de diffusion et les médias des
systèmes fonctionnels se renforcent mutuellement. Nous pouvons renvoyer ici
à notre thèse sur la complémentarité des effets de modernisation provenant de
l'extérieur, de la présence d'un Occident capitaliste, et de l'intérieur, des
structures artificielles du communisme soviétique, où la modernisation socia-
liste de rattrapage engendre quasiment les conditions modernes de l'effondre-
ment du "système".
Cette description des effets des médias de diffusion électroniques ne doit
pas conduire à la conclusion que la modernité ne rentre dans le "système" pra-
tiquement que depuis l'extérieur. Nous avons vu que même une structure tota-
litaire partage sa possibilité existentielle avec la société moderne. Elle peut
essayer de gérer une société organisée par voie hiérarchique; elle peut politiser
dans une mesure. variable les différents domaines fonctionnels qu'elle prétend
contrôler, mais elle ne peut pas inventer, au sein d'un territoire politiquement
fermé, une science alternative, une médecine différente, une "nouvelle" éco-
nomie politique ou encore un système d'art détaché de la modernité. La seule
question intéressante qui se pose alors est de savoir pendant combien de temps
un système totalitaire est en mesure d'imposer aux populations des territoires
qu'il contrôle la vision contre-factuelle d'une autre société. La réponse doit être
cherchée dans les pressions et effets cumulés provenant des réalités et problè-
mes modernes créés par la modernisation socialiste, d'une part, et dans les op-
portunités de communication visualisées par les pays capitalistes, d'autre part.
Les possibilités communicatives traduites par les médias de communication
électroniques peuvent être perçues comme telles, comme effet de démonstra-
tion, parce que leur information, tout en renvoyant à la double normalité d'un
environnement capitaliste et de la liberté de communiquer, est attendue et com-
prise.
La libération de la parole publique et l'explosion de la communication dans
tous les domaines sociaux, telles qu'elles sont symbolisées par la glasnost, pré-
supposent la modernité, son potentiel de communication, la possibilité de
communiquer sur les restrictions politiques de la communication publique et/ou
publiée. C'est du fait que la population est alphabétisée, le public différencié et
instruit selon les critères des différents systèmes fonctionnels, dont les langages
et connaissances spécialisés sont gérés de manière autonome par des rôles pro-
fessionnels, que les restrictions de la communication peuvent être perçues
comme telles. Elles sont visibles comme restrictions matérielles et sociales qui
sont confirmées par les restrictions au niveau des techniques de diffusion, par
exemple, dans la limitation et le contrôle des moyens de communication élec-
troniques, le contrôle des maisons d'édition, des imprimeries et des appareils de
télécommunication, la limitation de l'accès à la presse écrite par la limitation
du nombre d'abonnements, la restriction-différenciation de l'accès aux biblio-
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 287

thèques publiques, et à l'information étrangère, par le système des autorisa-


tions, le rationnement du papier attribué aux facultés, éditeurs, agences, etc.
Tout membre d'une profession impliquée dans la communication publique,
en particulier le journaliste, butte nécessairement sur ces obstacles à la commu-
nication. Il se rend compte qu'il ne peut pas dire ou faire ce qu'_il voudrait, et
développe cette sensibilité particulière à ce qui est opportun à un moment don-
né, une sensibilité qui aboutit à une sorte d'autocensure continue de la commu-
nication, textes, études, communiqués, décisions, etc., destinés à la diffusion
publique. 15 Le conditionnement politique de la communication publique signi-
fie ici que les problèmes et thèmes potentiels qui apparaissent sur les écrans des
systèmes sociaux ne peuvent être traduits en informations qui pourraient circu-
ler publiquement. L'autocensure soviétique n'implique pas simplement la con-
naissance de la différence entre ce qui est possible et ce qui ne l'est pas, une
connaissance qui est, en somme, assez banale et courante, voire vitale dans
toutes les organisations. L'autocensure couvre bien davantage la différence
entre l'anormalité du système et une normalité projetée. Elle renvoie à
l'aliénation individuelle croissante due à la perception du fait que les fictions
socialistes peuvent se présenter publiquement comme réalité, tandis que les
problèmes réels ne peuvent être ni thématisés ni résolus dans les domaines
fonctionnels respectifs. Mais, comme on le sait, la négation des petites et gran-
des catastrophes par le "système" n'entraîne pas la disparition des problèmes.
Au contraire, les événements cumulent les contraintes de communiquer et
d'agir. La force des choses engendre quasiment la glasnost. Tchernobyl fait
forcément éclater les secrets d'Etat et mine toute idée d'une "politique
d'information" ou d'une glasnost contrôlable "par en haut". L'événement sym-
bolise en quelque sorte un "saut qualitatif': la catastrophe sera un catalyseur
formidable d'une glasnost qui dépassera rapidement les finalités que le régime
entend poursuivre avec "l'ouverture".1 6
Par ailleurs, l'autodynamique des grands systèmes fonctionnels est telle que
des raisons simplement liées au fonctionnement matériel des domaines en
question, renvoient à l'absurdité du "système soviétique" des restrictions com-
municatives. On trouve donc des scientifiques et des écrivains qui ne peuvent
publier leurs textes qu'en se soumettant à la censure politique, des enseignants
n'enseignant que ce qui est "politiquement correct", un public politique qui est
obligé de se contenter de l'opinion unique d'un parti unique et de ses organes

15 Murray (1994: 60) observe que l'organe de censure G/avlit n'est que le dernier maillon
dans une chaîne de censures préalables informelles qui commence avec le journaliste. Et
Boris Shestakov de dire que "what is more frightening is the presence of the internai cen-
sor, which is present, in me it is present, because while I work for TASS and am obliged to
reflect the point of view of the Council of Ministers, I am obliged to censor my own mate-
rial, not Glavlit, but me." (Interview avec John Murray in Murray 1994: 190).
16 Voir Medvedev 1991; Murray 1994: 97s. Voirnos observations infra p. 377.
288 CHAPITRE 11

de presse, des consommateurs dont les décisions d'achat n'ont aucune in-
fluence sur les marchés socialistes, des directeurs d'entreprises étatiques dont
les décisions sont guidées par n'importe quel critère politique mais jamais par
des critères de rentabilité ou de profit, ou encore des représentants de l'Eglise
qui ne peuvent pas constituer leur communautés. Mais il y a aussi les multiples
circuits et espaces de communication parallèles et informels, tels qu'ils sont
résumés par le samizdat ou l'idée d'une société seconde, ou encore par les mar-
chés parallèles de la deuxième économie. 17
Tous ces contextes de communication informels orientés vers la différence
entre deux niveaux de langage, correspondant à la différence entre les discours
de la société organisée et les formes de communication qui décrivent les pro-
blèmes et catastrophes causées par le "système", préparent en quelque sorte le
terrain de la mobilisation de la communication publique symbolisée par la
glasnost, qui entraînera quasiment une nouvelle révolution de l'impression et
de la diffusion des médias de communication, principalement les écrits. On
rappellera que la notion de glasnost apparaît déjà en 1965 comme discours et
revendication de la première manifestation de dissidents pour les droits de
I'homme. 18 C'est à partir de ce moment, dans le sillage de la condamnation des
écrivains Siniavski et Daniel, que s'organise la protestation du mouvement
pour les droits de l'homme. Au sein des différents groupes de l'intelligentsia
soviétique et au niveau international, ce mouvement mise sur l'effet de dé-
monstration et de mobilisation de ses informations continues sur la violation
des droits de l'homme. A travers la communication avec l'Occident (contacts
personnels, circulation de publications étrangères, retour de l'information créée
en URSS par le Tamizdat ou par la diffusion en langue russe des d'émissions de
radios occidentales, etc.), et par le biais de la communication entre le mouve-
ment des droits de l'homme et d'autres groupes informels (basée sur des ré-
seaux de diffusion, tels que la "Chronique des événements courants"), se met
en marche une dynamique d'information qui, à partir de 1976, sera considéra-
blement renforcée par la création de Groupes de surveillance des accords
d'Helsinki à Moscou et dans d'autres capitales de plusieurs Républiques sovié-
tiques.19 Bien que combattus, persécutés, puis démantelés par le pouvoir so-
viétique au début des années 1980, ces groupes sont à l'origine d'une opinion
publique informelle, sans laquelle la naissance rapide de centaines de groupes
informels au cours de la glasnost sous Gorbatchev n'aurait pas été possible.
Par sa fixation thématique sur l'écart entre des normes juridiques univer-
selles associées à l'Occident et le comportement déviant du régime soviétique,

17 Voir Bemik 1990 et Hankiss 1990a et 1991.


18 Voir Siniavski 1988: 303, Leonhard 1975: 126ss.
19 Voir Beyrau 1993: 246ss. et 253ss. et l'article "The Democratic Movement and samizdat"
de Peter Reddaway in: Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 376- 379.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 289

le mouvement pour les droits de l'homme rend visible un effet de démonstra-


tion qui présuppose, là encore, des contextes de communication modernes, dont
l'URSS fait partie. C'est à partir d'une constellation où interagissent des fac-
teurs comme l'Occident, les droits de l'homme, la référence à des accords in-
ternationaux, la possibilité de recourir à des techniques de communication,
l'existence de couches urbaines éduquées, la mobilisation de groupes infor-
mels, les réactions de l'opinion publique interne et internationale, que naissent
des processus de modernisation et de mobilisation d'un nouveau type. Dans le
cas de l'URSS, le mouvement pour les droits de l'homme ne conduit pas,
comme en Pologne (Kor) ou en Tchécoslovaquie (Charte 77), à la naissance
d'un mouvement de protestation politique, uni et cohérent (Solidarité et Forum
civique). Il prépare néanmoins, au sein du système de la société organisée, à la
conquête successive des libertés de communication (liberté d'expression et
d'association) et donc à la révolution "par en bas" de la perestroïka. Il est per-
sonnifié dans des figures d'intégration telles que Andreï Sakharov, qui préconi-
°
sent, en 1989, l'établissement d'un parti d'opposition légaI. 2 Finalement il
constitue, dans les Républiques non-russes, une des bases thématiques condui-
sant à la formation de mouvements nationaux et à l'indépendance.

De la mobilisation de la société à l'autodynamique de la com-


munication publique

Dans une situation caractérisée par des pressions énormes, provenant à la fois
du contexte international (effet de démonstration de la révolution technologi-
que ou de la dynamique de la course aux armements) et de l'intérieur
(détérioration des conditions de vie, aggravation de la crise économique, etc.),
il suffit que le régime signale la suppression plus ou moins partielle du contrôle
politique de la circulation et de la diffusion de la communication publique pour
que celle-ci, opprimée dans les différents domaines sociaux, explose et cherche
en quelque sorte à rattraper les retards causés par les restrictions et l'isolement
politique du pays. Les sémantiques et mémoires spécifiques des grands domai-
nes fonctionnels peuvent alors être activées et affichées publiquement. Les
images et textes interdits peuvent retrouver leur public. Les sources
d'information se multiplient tout autant que les centres de diffusion indépen-
dants des organes de publication du parti. Et le public, jadis privé d'information
autre qu'officielle, saisit les nouvelles opportunités de communication, décou-
vre les marchés multiples de l'information et se différencie à son tour en divers

20 Voir à <;e sujet Afanassiev 1992: 152s.


290 CHAPITRE 11

publics spécifiques qui peuvent s'organiser, articuler des intérêts, redécouvrir


des valeurs nationales ou spirituelles.
La glasnost entame son vol à travers un règlement de compte avec la pé-
riode de Brejnev, ce qui permet à Gorbatchev de présenter, dès 1986, les an-
ciennes structures de communication politique, hiérarchisées et basées sur
l'opinion unique du parti, comme obstacle principal à toute réforme. Dans un
premier temps, la glasnost ne semble pas être autre chose qu'une stratégie de
pouvoir, une révolution "par en haut" que Gorbatchev met en scène, à l'instar
de ses prédecesseurs, pour éliminer les rivaux politiques et purger un appareil
du parti opposé à la nouvelle politique. 21 A cet effet, la glasnost doit confirmer
l'union d'un peuple, mobilisé par le biais des médias, avec le leader. 22 L'inertie
du parti doit être surmontée par la création d'une nouvelle culture de commu-
nication publique orientée vers l'inclusion du public dans le processus des ré-
formes politiques et économiques, donc d'abord par l'idée de la nécessité de
créer un espace public. En conséquence, critique et autocritique du régime sont
présentées comme des finalités en soi: la glasnost sera la condition de la possi-
bilité de la perestroïka. 23
Déjà avant de succéder à Tchernenko au poste de secrétaire général du Parti
en mars 1985, Gorbatchev ~e rend compte de la nécessité de faire éclater la
"superstructure" idéologique de l'orthodoxie communiste par une "révolution
conceptuelle" 24 exprimée dans les concepts-clés glasnost, perestroïka et accé-
lération (uskoreniye) qui caractérisent l'étendue des projets de réforme et de
transformation du futur secrétaire général. 25 Ils sont au centre du vaste pro-
gramme de modernisation que Gorbatchev annonce lors du 27e congrès du
parti communiste en mars 1986.26 Ce congrès ne marque pas uniquement une
rupture au niveau sémantique qui se manifeste dans le passage à un nouveau
discours politique dominé par la revendication de réformes radicales. Il repré-
sente aussi pour Gorbatchev l'opportunité unique de remplacer rapidement
l'ancienne garde bréjnevite au bureau politique et au secrétariat du Comité
central par des forces nouvelles, plus ou moins favorables à la politique des
réformes. 27 C'est en particulier à partir de la nomination d'un noyau de per-

21 Voir Malia 1995a: 498 et Heller 1990: 157.


22 Voir supra p. 274.
23 Voir Mommsen 1989b: 208, 1996: 68ss., et Gorbatchev 1995: ch. 10 et 11.
24 Voir Brown 1996: 12lss.
25 Voir à ce sujet nos observations infra p. 3i2 ss., qui préciseront les contenus et les diffé-
rentes phases de la perestroïka.
26 Voir à ce sujet Gorbatchev 1995: 282ss.
27 Voir nos observations supra p. 229. Voir à ce sujet Daniels 1989: 120ss. et surtout Brown
1996: 104ss. et 162ss.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 291

sonnalités partageant ses orientations politiques que Gorbatchev crée les con-
ditions indispensables à la mise en place du dispositif des réformes. La
"révolution conceptuelle" et les transformations au niveau de la politique des
cadre se conditionnent mutuellement.
La notion de perestroïka acquière rapidement le sens d'un mot d'ordre gé-
néral caractérisant l'ensemble du processus de réformes. Et elle change de sens
au fur et à mesure que l'entreprise de réformes s'élargit pour aboutir à une
transformation générale de la politique et de l'économie. Dans ce sens, il s'agit
d'une notion de mobilisation contenant plusieurs significations variables, qui
définissent la finalité de l'établissement d'une culture de communication ou-
verte et critique ("pluralisme socialiste des opinions" dans le cadre de la glas-
nost) tout autant que la transformation du système politique
("démocratisation") par les réformes du parti et de l'Etat, notamment le renfor-
cement de la position des soviets et la création d'un "Etat de droit socialiste",
ainsi qu'une réforme économique radicale visant la création d'un "marché so-
cialiste" .28 Nous verrons que les contenus sémantiques de la perestroïka se li-
bèrent de leurs significations originales et limitées pour obéir de plus en plus à
l'autodynamique d'un espace de communication publique, à travers laquelle les
connotations socialistes de notions nouvelles, telles que démocratie, pluralisme,
Etat de droit, marché, etc., sont successivement éliminées. 29
Dans les conditions socialistes de la société organisée, où les organisations
du parti contrôlent la production et la diffusion des publications dans tous les
domaines, la libération de la communication publique n'est d'abord qu'un pro-
cessus sous surveillance, un processus que les autorités politiques contrôlent et
°
dont elles définissent les règles du jeu. 3 Ce contrôle s'étend, bien sûr, au ni-
veau sémantique de la diffusion de notions-clés de la réforme, qu'il s'agit de
définir par voie autoritaire et de faire accepter par une population toujours mé-
fiante à l'égard des promesses et signaux diffusés par le Kremlin. La glasnost,
c'est avant tout la voix du maître. Et les médias sont censés être les médiateurs
de la parole officielle, les porte-parole de la glasnost. Leurs représentants sont
quasiment conditionnés pour transmettre les messages officiels et contribuer à

28 Voir Torke 1993: 240, Walker 1993: 79ss., Brown 1996: 122ss.
29 Brown (1996: 127) observe que "Once Gorbachev had either introduced new concepts or
voiced his approval for them, they increasingly took on a life oftheir own, for Gorbachev's
institutional changes as well as his ideological innovation had deprived the Soviet authori-
ties of the means of maintaining their former control over what could be publicly said or
published. This greatly irked even Gorbachev at times and, when he was under especially
intense pressure from the conservative forces still deeply embedded in the Soviet estab-
lishment, he could castigate radical democrats or nationalists in terms which contradicted
the new concepts whose entry into political discourse and the political struggle he had
made possible." Voir aussi Brown 1996: 128.
30 Voir Heller 1990: 145.
292 CHAPITRE 11

la reproduction de l'opinion publique adaptée. Comme c'est typique d'une so-


ciété organisée, ils sont convoqués par le Secrétaire général ou les représentants
du parti à tous les niveaux pour prendre acte des informations à transmettre. 3 I
Rappelons-nous qu'au sein d'une société organisée, le parti contrôle les po-
sitions supérieures du "système", y compris celles dans les médias, par le biais
du système de la nomenklatura, qui permet de nommer le personnel
"politiquement correct" aux bons postes. 32 Gorbatchev minera ce système en
l'exploitant, à son tour, dans la conquête des médias favorables à ses réformes
et disposés de diffuser la sémantique correspondante, notamment par la mise en
place d'éditeurs réformistes à la tête de plusieurs journaux. Mais là encore,
nous nous trouvons dans la logique du "système": le leader-réformateur ex-
prime l'attente - Gorbatchev parle de confiance - que la "nouvelle vision des
choses" soit mise en oeuvre. Ce que le centre et sommet politique déclarent est
censé devenir réalité et volonté pour tous. 33 L'unité conjurée avec le peuple
rend invisible la division, tout en réduisant les choix possibles à l'antagonisme:
"soit vous êtes pour, soit contre nous". Le pouvoir socialiste est toujours et en-
core pouvoir uni et indivisé, qui mettra du temps à se défaire de cette idée et à
accepter la réalité d'un pouvoir différencié et multiplié, qu'il s'agisse de
l'institutionnalisation d'une opposition politique ou du quatrième pouvoir des
médias.
Tout se passe comme si le "système" admet la communication sur les
"erreurs" du "système", tout en bloquant une communication qui considère
forcément le "système" lui-même comme erreur. Les médias assument d'abord,
tout comme les intellectuels, le rôle qui leur a été attribué dans ce processus
d'ouverture et qu'ils finiront par dépasser, à savoir éduquer et informer la po-
pulation de manière "authentique", mais toujours dans le cadre fixé par le parti,
c'est-à-dire à l'intérieur des restrictions de communication excluant la commu-
nication critique sur un point capital, le sens et les fondements mêmes de la
domination socialiste. Or, au fur et à mesure que les réformes économiques et
politiques s'enlisent, et qu'il devient évident que les espoirs éveillés par laper-
estroïka ne peuvent pas être réalisés par un régime qui s'arrête dans tous ses
projets à mi-chemin de l'objectif affiché, les médias se renforcent à partir du
décalage croissant entre la promesse de la démocratisation et l'incapacité des
leaders politiques à la réaliser ou abandonner le "système" qui les a engendrés.
Dans ce sens, on peut dire aussi que la perestroïka renforce la glasnost.
L'aggravation de la crise politique et économique renforce aussi les turbulences

31 Voir Heller 1990: 152.


32 Voir Murray 1994: 40. Gorbatchev voit dans les procédures de nomjnation et de confirma-
tion des rédacteurs en chef des journaux, établies par le parti, un obstacle considérable à la
Glasnost. Voir Gorbatchev 1995: 313.
33 Voir Afanassiev 1992: 130.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 293

au niveau de la communication publique, qui ne laisse entrevoir plus aucune


instance capable d'imposer une "ligne générale", la réponse à la question "que
faire?".
Du côté du régime, les lamentations des conservateurs du parti sur les "abus
de la liberté de la presse" accompagnent comme un bruit de fond, jusqu'à
l'effondrement de l'URSS, l'extension continue de la position critique de la
presse face au "système". Qu'il s'agisse de sa fraction réformiste ou de celle de
la réaction réfractaire, le parti s'habitue mal aux nouvelles réalités, notamment
au fait que la presse, qu'il contrôle toujours économiquement, n'est plus son
porte-parole, lui échappe de plus en plus. Mais là encore, la société organisée
fait des dégâts jusqu'à la fin. Qui compte les rédacteurs en chef, les éditeurs ou
les simples journalistes qui ont été remplacés ou discriminés du fait qu'ils ont
été jugés trop critiques, même à la veille de la fin du communisme? Combien
d'articles n'ont-ils pas été écrits dans la crainte de perdre son emploi? Le regain
d'un statut professionnel indépendant reste une entreprise paradoxale au sein
d'un "système" qui, comme nous l'avons vu pour d'autres corps profession-
nels, déprofessionnalise le métier du journaliste en le réduisant au rôle d'un
scribe-fonctionnaire soumis administrativement et politiquement aux directives
d'organes politiques du parti unique.
La glasnost représente aussi l'histoire d'une reconquête difficile d'une in-
dépendance professionnelle et d'un nouveau type de responsabilité individuelle
qui ne doit rendre de comptes qu'à la déontologie de la profession et non pas
aux apparatchiks farfelus du "système". Une telle reprofessionnalisation est
cependant facilitée par le fait que les conditions sociales d'un endiguement po-
litique de la parole publique ont changé. Le peuple-public ne se réduit plus à un
destinataire de messages officiels: il sait, à présent, le passé criminel du régime,
l'impasse de la modernisation socialiste et la nécessité de réaliser la normalité
d'une modernité sans socialisme. Il prend la parole et attend que les médias en
soient le relais, et ces derniers savent à leur tour que le public attend la com-
munication de la vérité sur tout et des prises de positions courageuses. Les se-
cousses provoquées par la libération contrôlée de la parole montreront que la
communication publique ne peut pas être limitée: elle se libérera à son tour de
la tutelle du parti.
La glasnost devient explosive à partir du moment où cette notion ne renvoie
plus simplement à l'ouverture contrôlée du "système", à un instrument de pou-
voir pour éliminer les adversaires des réformes ou encore à un moyen de rela-
tions publiques pour stopper la dérive du "système". A plus tard en 1988, la
. glasnost est, synonyme d'un processus autodynamique qui ne peut plus être
maîtrisé politiquement. L'explosion de la communication que nous pouvons
observer à partir de là peut être interprétée, à la fois comme transformation des
conditions de diffusion et comme augmentation rapide du nombre et de la vi-
tesse de circulation des médias de diffusion suite à la demande croissante (par
exemple tirages pour les médias écrits, nombre et rayon d'action des émissions
294 CHAPITRE 11

des médias électroniques) d'une part, et comme multiplication autocatalytique


des thèmes et événements couverts par les médias, d'autre part. Le remous créé
par ce take offde la communication publique saisit aussi les médias officiels du
régime, qui adoptent à leur tour une nouvelle politique de l'information, en
règle générale après le remplacement du personnel de direction par des équipes
favorables au processus de réforme.
Thématiquement, les différences et conflits quant aux significations de la
glasnost, à l'étendue de l'ouverture communicative du "système", se manifes-
tent d'abord à partir de la confrontation sémantique au passé soviétique, aux
acquis du socialisme. 34 La glasnost se révèle ici comme entreprise de décons-
truction, comme mise à nu archéologique de la reconstruction mystifiée de
l'histoire et de la biographie du "système" par l'idéologie marxiste-léniniste, un
processus de décomposition que les rappels à l'ordre moralisateurs et les cris
indignés des adeptes d'un ordre politique mis en cause dans ses fondements
même, n'arrêteront plus. Rendre leur nom aux choses, dévoiler ce qui a été ca-
ché pendant des décennies, désigner le "système" comme tel, criminaliser
l'entreprise révolutionnaire et la dérive de ses porte-parole, établir les liens de
causalité entre le passé et les catastrophes du présent, etc., telles sont les ambi-
tions sous-jacentes d'une première poussée de la glasnost orientée sur la resti-
tution de la vérité historique. Cela déclenche l'avalanche qui emportera le
"système" qu'on peut enfin considérer comme scandaleux.35 Le rétablissement
d'un espace public implique le retour du scandale politique. 36 Et le scandale,
c'est d'abord celui de Staline. Il.entraînera les autres grands et petits scandales
marquant les étapes de la glasnost qui se rapprochera successivement du pré-
sent du "système" pour n'épargner plus aucun pilier constitutif du pouvoir
communiste.
Dans ce sens, la glasnost représente d'abord la reconstruction et la redécou-
verte d'une histoire non manipulée et non mise en scène par la sémantique
communiste, une reconstruction médiatisée par les textes-témoignages des au-
teurs bannis et disparus sous l'ancien régime. Le public peut enfin les lire et
considère la possibilité de lire des textes comme un acquis de la glasnost. 37 La

34 Voir à ce sujet surtout Davies 1989 et 1991.


35 Voir Klier/SW!ting/Süss 1989: 289.
36 Nous rejoignons ici nos observations sur le rapport entre opinion publique naissante et
multiplication du scandale politique. Voir supra p. 108. Retenons, ici aussi, la différence
fondamentale entre l'utilisation du scandale dans le contexte conflictuel d'un espace public
et l'instrumentalisation du scandale dans un système totalitaire où il permet d'éliminer les
adversaires politiques au sein du parti. Qu'on considère le rôle des tristement célèbres pro-
cès-simulacre de Moscou qui ont permis de simuler l'existence d'une opinion publique,
l'identité du public avec le régime. Voir Klier/SWlting/Süss 1989: 289ss.
37 On retiendra ici la phrase qui circule à cet époque: "Maintenant, la lecture est plus intéres-
sante que la vie." Voir Siniavski 1988: 341. Mais le public ne lit, bien entendu, pas tout: il
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 295

lecture, y compris l'accès aux livres dans les bibliothèques étatiques, n'est plus
un privilège accordé par l'Etat. 38 Un acquis qui trouve sa correspondance dans
la revendication d'un droit à l'information et, du côté de la presse, de la liberté
d'informer, un droit qui ne sera pourtant consacré qu'en 1990.39 La redécou-
verte du patrimoine culturel, notamment la re-publication à grande échelle par
les médias et les maisons d'édition d'ouvrages jadis interdits - en particulier les
écrits littéraires plus ou moins politiques faisant le règlement de compte avec le
régime et son "système" -, représente une partie importante et un facteur accé-
lérateur du démarrage explosif de la communication publique. 40 Avec la lec-

accepte Soljenitsyne, mais trouve plus difficile l'accès aux auteurs modernes de la période
de la glasnost. Considérant les réactions négatives du public par rapport à certains ouvrages
publiés au cours de glasnost, Goscillo observe que "that a society reared on palliatives and
'supervised', expurgated texts may not yet be ready to cope with unsanitized
prose."(Goscilo 1991: 123).
38 VoirBeyrau 1993: 11.
39 Voir infra p. 299. Les réactions des lecteurs, en 1988, à la limitation du nombre
d'abonnements imposée par le parti à plusieurs journaux pour faire face apparemment à une
pénurie de papier, montrent à quel point la glasnost est publiquement comprise comme
droit à l'information qui présuppose manifestement aussi la possibilité de pouvoir se procu-
rer le support matériel de l'information, à savoir le journal lui-même. Pour l'évocation des
problèmes d'abonnement et de papier par les lecteurs voir Lettres des profondeurs de
l'URSS 1989: 42-46 et Voices of Glasnost 1990: 68-70. Même après la mise en vigueur de
la loi sur la presse en 1990, le phénomène de la pénurie de papier se manifeste à nouveau,
comme pour confirmer le fait que la liberté de l'information et les conditions de production
socialistes sont incompatibles. Voir pour ce problème Marsch 1993: 128.
40 Woll (1991: 106) constate que "for Russians, as for other ethnie and national groups, glas-
nost has meant a recovery of their cultural legacy from the distant and the more recent
past." L'auteur distingue en particulier trois catégories de travaux artistiques qui font partie
de cette redécouverte par le public: les travaux non publiés de l'époque du stalinisme, la
littérature du samizdat et du tamizdat, ainsi que les travaux réalisés par les différentes va-
gues de l'émigration. Goscilo (1991:119s.) classifie, à son tour, la "littérature de la glas-
nost'' en quatre catégories: (1) la littérature du "fonds archéologique", datant de l'ère post-
révolutionnaire et interdite pour des raisons idéologiques (par exemple certains titres
d'auteurs comme Evgenii Zamiatine et Mikhail Bulgakov); (2) des titres dont la publication
ou publication tentée a conduit à la diffamation, à l'emprisonnement ou à l'expulsion (par
exemple les· travaux de Vladimir Voinovich, d'Alexandre Soljenitsyne, d'Andrei Siniavskii,
de Venedikt Erofeev ou d'Andrei Bitov); (3) les manuscrits non publiés ou refusés d'auteurs
opportunistes qui attendaient le "bon moment" pour être publiés (par exemple le best-seller
de la glasnost: "Les enfants de l' Arbat" de Anatoli Rybakov); (4) les écrits d'un groupe
d'écrivains de l'ère de Brejnev qui a pu sauter dans le train de la perestroïka en se profilant
notamment dans le journalisme; (5) finalement les travaux d'auteurs de la période de la
glasnost publiés au cours de cette période (par exemple Tatiana Tolstaia ou Viktor Ero-
feev). A partir de 1987, et surtout 1988, les grandes revues littéraires publient en feuilletons
les romans d'auteurs "classiques", tels que Evgenii Zamiatine, Boris Pasternak, Vladimir
Nabokov, Mikhail Bulgakov, Andrei Platonov, Boriis Pilniak, ou Vasili Grassmann. De
même des auteurs vivants de l'émigration, tels que Joseph Brodsky, Vladimir Voinovich,
Andrei Siniavskii ou Vasilii Aksenov, pourront aussi enfin être publiés. Il est néanmoins si-
gnificatif que !'oeuvre d'Alexandre Soljenitsyne, adversaire déclaré du "système", ne pour-
296 CHAPITRE 11

ture, le public et, avec lui, les médias de diffusion, redécouvrent aussi la liberté
d'écrire. Ils assument le "droit à la critique" accordé et encouragé par le régime
et le transforment rapidement en un "non" et en opposition au principe même
de la société organisée basée sur le contrôle de l'opinion unique par le parti
unique.
Un des aspects intéressants de cette obsession communicative des médias et
de leur public se manifeste dans l'interaction entre public et médias, telle
qu'elle s'exprime dans le phénomène de masse du courrier des lecteurs adressé
aux grands journaux, qui révèle l'ampleur de la mobilisation communicative
depuis le bas tout en servant de catalyseur au journalisme d'investigation et,
par là, à la nouvelle possibilité de rendre scandaleux l'état du pays, ses structu-
res et surtout les crimes et défaillances des membres d'un régime qui se voit
déjà relégué du côté de l'ancien régime. 41 White observe que le nombre de
personnes qui auraient écrit en 1988 à la Pravda s'élève à 670'000, et que le
nombre de lettres adressées à la presse nationale dans les années 1980 est esti-
mé à 60 à 70 millions par an. 42 L'organe central du parti semble être devenu la

ra être publiée qu'à partir de 1990. Voir surtout Nove 1990a: 127ss.; Malia 1995a: 499ss;
Marsh 1993: 119s.; White 1991: 86ss.; Simon 1993: 47s. Voir aussi l'article "Glasnost and
the Iiterary Press" de Julian Graffy in: The Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 24ls.,
et l'article "La grande mue du monde des lettres" de Alexis Berelowitch in: L'Etat de tou-
tes les Russies 1993: 409ss. Sur la persécution des écrivains sous Staline comme problème
de connaissance de la vérité historique (accès aux sources!) et de la publication de
l'information voir surtout Chentalinski 1993.
41 Le phénomène du courrier des lecteurs - on a parlé à ce sujet aussi de "culture des lettres"
- traduit des attitudes modernes dont nous avons déjà parlé. Commeau-Rufin note que
"dans une société qui s'est largement urbanisée depuis 1945, pour la première fois ce ne
sont pas les kolkhosiens qui s'expriment du haut de leurs moissonneuses batteuses, ni les
ouvriers de choc, mais les représentants désormais majoritaires de la société soviétique,
ceux que l'on appellerait ailleurs les 'petits bourgeois"'. (Le courrier des lecteurs et laper-
estroïka, Le Débat, no. 55, 1989: 86, 85-102. Voir aussi l'avant-propos de Commeau-Rufin
in: Lettres des profondeurs de l'URSS 1989: 9ss). On aura remarqué que le rapport courrier
des lecteurs/journalisme d'investigation a remplacé le rapport dénonciateur/autorités politi-
co-administratives, ce dernier étant, bien entendu, basé sur une toute autre mentalité, à sa-
voir la disposition - au sein d'une société organisée fonctionnant encore comme réalité
normative - de milliers de personnes à écrire aux représentants du régime pour dénoncer
des pratiques jugées comme déviantes. L'ancien rédacteur en chef d'Ogoniyok, Vitaly Ko-
rotich, observe dans ce sens "And people are changing ... They are becoming more trusting,
braver, purer. Everyone understands that in a country where millions went through prisons
and labour camps there had to be and are hundreds of thousands, if not millions, of jailers
and informers. Informers also write letters, but rarely to us; if they do, it is with threats. In-
formers write to the govemment, waming it that the agents of capitalism are seeking to de-
stroy the foundation of our marvellous society. And these letters are studied very seriously,
and respectfully answered." (Korotich in Voices of Glasnost 1990: 15).
42 Voir l'article "Newspaper" de l'auteur in: The Cambridge Encyclopedia of Russia 1994:
481. Voir aussi Trautmann 1989: 183. Voir pour le courrier adressé à Ogonjok, le journal
"phare" de la perestroïka, Voices of Glasnost 1990 et Ogonjok 1991.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 297

sonde principale par laquelle le régime est à l'écoute des opinions de la popu-
lation. En 1989, la Pravda a déjà perdu plus d'un tiers de ses abonnés au profit
d'autres journaux surgissant sur le marché, 43 mais reçoit toujours 473'000 let-
tres de lecteurs ou 2000 par jour. 44 Ogonyok, qui prétend avoir inventé la ru-
brique du courrier des lecteurs, connaît, parallèlement à la montée
impressionnante de son tirage jusqu'en 1990, une augmentation du nombre de
lettres de 12'000 en 1986 à 150'000 en 1989.45 Les grands journaux devien-
nent progressivement de véritables tribunes d'un pluralisme d'opinion, le lieu
de confrontations ou de controverses entre les lecteurs plus ou moins critiques
sur le passé et le présent du "système".46 Ce sont, bien entendu, les médias qui
guident et construisent ce processus de communication plus ou moins conflic-
tuel, et par là aussi la complexité opinion publique, dès lors que ce sont eux qui
sélectionnent les événements-informations à publier parmi l'ensemble des thè-
mes sélectionnées et communiqués par leurs lecteurs.
Gorbatchev considère explicitement la communication par voie de courrier
des lecteurs comme un des feed-back les plus importants lui permettant
d'évaluer l'état des opinions au sein de la population. 47 Le phénomène du
courrier des lecteurs a sa tradition en URSS, qui porte les traces de la culture
des pétitions remontant au tsarisme. Il représente donc typiquement une struc-
ture de communication asymétrique entre le haut et le bas, entre le sommet qui
gouverne et les gouvernés. 48 Il s'agit, là aussi, d'un aspect d'un système poli-
tique qui n'admet pas l'inclusion par l'élection, mais qui doit néanmoins pré-
voir des entrées pour un public exclu de la politique. Dans ce sens, le courrier

43 Voir tableau p. 305.


44 Voir White 1991: 235. White observe à titre de comparaison que le nombre de lettres en-
voyées par exemple au Times ne dépasse 70'000 lettres pour la même année.
45 Voir l'article "A Word about 'A word from the reader"' (Letters Department, Ogonyok
magazine) in: Voices of Glasnost 1990: 17.
46 Voir Mommsen 1989b: 210.
47 Au début de la perestroïka, Gorbatchev peut noter encore que "communication directe et
lettres sont devenues les systèmes privilégiés de retour d'information reliant les dirigeants
soviétiques aux masses. (... ) Ce qui a changé, c'est le caractère même de ces lettres. (... ) La
majorité d'entre elles sont faites de réflexions et expriment leur souci de l'avenir de la na-
tion. Comme si tout ce qui avait été douloureusement tu pendant de longues années de si-
lence et de contrainte se donnait libre cours. La nouvelle situation encourage les gens à
parler. (... ) Ces lettres - et elles se comptent par milliers - témoignent de la grande con-
fiance qui est faite à la direction du Parti et du gouvernement. La confiance retrouvée!
Voilà une force immense, un bien inestimable. (... ) Nous discutons de ces lettres, au Po-
litbureau, à des intervalles réguliers. Elles aident les dirigeants du pays à ne pas perdre de
vue le cours des événements, à évaluer et réajuster convenablement leur politique ... " ( in:
Mikhail Gorbatchev, Perestroïka. Vues neuves sur notre pays et le monde, extrait reproduit
in: Lettres des profondeurs de l'URSS, 1989: 247-249). Voir aussi White 1991 :235.
48 Voir Mommsen 1989b: 206.
298 CHAPITRE Il

des lecteurs, ainsi que les sondages, ont déjà été utilisés sous Brejnev comme
une des sources d'information principales par laquelle le régime cherche à con-
naître l'esprit ou le degré de mécontentement au sein de la population. Le cour-
rier des lecteurs devient un succédané d'une opinion publique absente, qui peut
être utilisé pour la mobilisation d'un soutien public de telle ou telle autre politi-
que.49 La glasnost signifie à la fois un élargissement sans précédent des thèmes
et une multiplication des initiatives individuelles qui osent critiquer les abus de
pouvoir ou dénoncer la corruption répandue notamment au niveau local de la
hiérarchie du parti. 50 Mais en même temps, la glasnost, qui établit pour la pre-
mière fois publiquement la légitimité des différences politiques, et en visuali-
sant forcément des divisions politiques au sein du parti - on est soit pour, soit
contre les réformes proposées par Gorbatchev -, attribue au courrier des lec-
teurs une nouvelle fonction: loin de représenter simplement un mur de lamen-
tations, il se voit instrumentalisé par les acteurs politiques antagonistes de
l'époque pour la manifestation, par interposition, de leur credo politique. 51 Le
courrier des lecteurs contribue ainsi à la formation autodynamique d'une opi-
nion publique qui ne représente plus l'écho mis en scène par le parti, mais le
lieu de la communication conflictuelle qui force tous les protagonistes à jouer
le jeu de l'action/réaction imposé par les médias, et de rendre public et donc
critiquable leurs positions.
Avec la glasnost, avec le retour de la culture de l'écrit, une autre dynami-
que explosive est mise en marche, celle du conflit engendré par les textes pu-
bliés assumant le "droit à la critique". La réintroduction de textes pouvant
circuler publiquement et librement permet à la communication publique
d'établir l'espace de l'opinion publique et de remettre en marche la logique
autodynamique de la communication écrite, d'une reproduction de textes par
les textes, que pour des raisons compréhensibles le communisme ne pouvait,
jadis, pas admettre. Une fois que la reproduction, la circulation publique ou
l'importation de textes ou d'émissions deviennent, sinon légalisées, au moins
pratiques courantes officiellement tolérées, les textes publiés créent, en tant que

49 Voir aussi Trautmann 1989: 183.


50 Mommsen (1989b) rappelle que le phénomène du courrier des lecteurs a, déjà sous Brejnev,
pris de l'ampleur. Les lettres de lecteurs adoptent successivement un ton plus critique tout
en pénétrant dans des nouvelles zones thématiques, notamment celles de la dénonciation de
la corruption au sein des différents niveaux de la bureaucratie soviétique.
51 Que l'on considère p. ex. les effets de la publication de la lettre de l'enseignante Nina An-
dreïeva par le quotidien communiste Sovetskaya Rossiya le 13.3.88, une publication qui est
considérée tout autant comme !'oeuvre des forces réactionnaires autour de Ligatchev, et
qui, au sein du public, fait surgir la question de savoir si les forces de la réaction sont à
nouveau de retour. Or, la contre-attaque publiée le 5.4.88 dans la Pravda (!) a su pleine-
ment exploiter la différence publiquement visible entre les "forces de hier" et celles de la
perestroïka qui est présentée comme étant sans alternative. Voir White 1991: 229ss., Mur-
ray 1994: 105ss.; Ulam 1992: 419ss.; Davies 1991: 14lss; Klier/Stolting/Süss 1989: 292s.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 299

tels, des nouvelles réalités. Par là ils représentent des possibilités, donc des dif-
férences qui constituent inévitablement des références et donc aussi des restric-
tions pour les communications futures. L'attribution d'une fonction
d'exploration sociologique à l'intelligentsia dite créatrice, qui est censée expli-
quer à la population les maladies de la société soviétique et les chances d'une
guérison, est, à son tour, à l'origine d'une réaction en chaîne communicative de
conflits, débats, manifestations, polémiques, prises de positions, etc. Transpor-
tés et diffusés par les grandes revues libérales ou réactionnaires, ils renforcent
la polarisation et la pluralisation des espaces publics crées, tout en élargissant
les limites thématiques et formelles, au fur et à mesure que les événements po-
litiques se. précipitent et font entrevoir la fin de l'URSS, et donc déjà les nou-
velles frontières et les contours de ce qui succédera.
Là aussi se manifestent les difficultés d'un régime face aux esprits qu'il
vient de libérer. Ses réflexes l'orientent toujours vers un processus de commu-
nication guidé et dynamisé "par en haut". Or, cette fois-ci il se rend compte que
la mobilisation "par en haut" a déclenché la mobilisation ou la révolution "par
en bas". 52 La dynamique autocatalytique de celle-ci, qui déborde rapidement le
cadre prévu de la mobilisation et politisation limitée par le régime, renvoie ain-
si à la distance croissante qui sépare la glasnost de l'aile réformiste du régime
de celle de ses parties et médias conservateurs, d'une part, et des groupes so-
ciaux et médias libéraux préconisant l'établissement de toutes les libertés de
communication, d'autre part. C'est dire aussi que la révolution de la communi-
cation publique symbolisée par la glasnost ne cesse de produire de nouvelles
différences qui se prolongent forcément au sein même du "système" qui se
fractionne de plus en plus, tout en perdant successivement son contrôle du flux
et des médias de la communication publique.
L'abandon, en 1990, du monopole du pouvoir, de la prétention exclusive de
pilotage par le parti, en sera la conséquence et trouvera, dans la même année, sa
correspondance dans la consécration législative de libertés de communication
plus ou moins étendues, notamment la liberté d'association et la liberté de
presse, abolissant une bonne partie de la censure étatique (censure préalable
exercée par Glavlit). 53 La liberté de la presse est désormais un droit. 54 Un droit

52 Voir par exemple Malia 1995a: 498s. qui considère la "révolution à la base" comme résul-
tat d'une "révolution latérale" (des intellectuels) et, par ce biais, de la "révolution" de Gor-
batchev. Au niveau auquel nous nous situons, le terme "révolution" n'est pas assez précis,
ou historiquement trop "chargé", pour décrire l'évolution de la communication publique
dont il est question ici. Par ailleurs, la notion de "révolution" incite à établir des liens de
causalité linéaires simplifiés qui n'éclairent pas ce qui nous importe ici, à savoir les réalités
et effets de "décomposition" que créent les médias de diffusion à travers des processus de
communication autocatalytiques.
53 Concernant la nouvelle loi sur la presse mise en vigueur en août 1990 voir Roth 1991: 11 et
Murray 1994: 73ss. Voir aussi les articles "Bouleversements en matière de droits et de li-
300 CHAPITRE 11

menacé certes, puisque le parti domine toujours la politique et contrôle en tant


que propriétaire la grande majorité des journaux publiés, tout en détenant aussi
le monopole dans l'industrie de l'impression. 55 Néanmoins, la césure symboli-
sée par la loi sur la presse ne saurait être sous-estimée dans sa portée. En effet,
pour la première fois, la presse gagne par cette loi la protection juridique de son
espace de communication public contre les interférences du parti et de la cen-
sure. Dans ce sens, 1990 représente la libération des médias de l'emprise tota-
litaire du parti. Nous rejoignons ici nos observations sur le caractère totalitaire
de la domination soviétique. L'abandon du contrôle de la communication de
masse par le parti est la conséquence logique de l'abandon par celui-ci du mo-
nopole du pouvoir, au mois de février de la même année. 56
Pour les médias, la perte du contrôle de la communication publique signifie
surtout le passage d'une logique de la réversibilité - le parti pouvait remettre en
cause les libertés accordées - à une logique de l'irréversibilité: le parti ne peut
plus, en dépit de toutes les tentations, revenir en arrière, à partir du moment où
il se soumet au droit. 57 Que ce processus traduisait en même temps la transfor-

bertés" de Nadine Marie-Schwartzenberg in: L'Etat de toutes les Russies 1993: 123, et
"Newspapers" de Stephen White in: The Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 481.
54 Que ce droit reste précaire dans un contexte politique "post-communiste" n'est pas à dé-
montrer ici. Il s'avère là aussi que la proclamation de droits et de libertés doit être jugée à
partir de la question de savoir si ces libertés se voient ancrées dans la construction d'un Etat
de droit performant. L'instrumentalisation et la politisation croissantes des médias par les
pouvoirs post-communistes renvoient aux anciens réflexes totalitaires: les nouveaux pou-
voirs "démocratiques" ou "nationalistes" préconisent les libertés de communiquer dans la
mesure où les médias diffusent une information "à leur mesure". Voir Murray 1994: 70-73,
Marsh 1993: 132; Bachkatov/Wilson 1991: 251s. En tout, pour des nombreux intellectuels,
il est évident, en 1992, que la censure économique a remplacé la censure politique (Marsh
1993: 132).
55 Voir Murray 1994: 75. Selon Bachkatov/Wilson (1991: 195), 80% des journaux sont, à
cette époque, encore la propriété du parti communiste.
56 Murray (1994: 74) mentionne, outre l'article 6 de la constitution soviétique, également
l'élimination de l'article du code pénal sur l'agitation et la propagande anti-soviétiques en
juillet 1989. L'auteur observe que "For the press, this meant that the party could now only
control their own publications, and not those of non-party organizations, including those
belonging to the state and new parties, which, with the amendment of Article 6, now had
the right to exist. Crucially, the amendment to Article 6 rang the death knell for the no-
menklatura appointment system in the press (and elsewhere). "
57 Précisons cependant qu'en janvier 1991 encore, donc peu de temps après l'entrée vigueur
de la loi sur la presse en juin 1990, Gorbatchev accuse les médias d'abuser de la glasnost à
des fins de provocation, tout en proposant rien moins que la suspension de la loi sur la
presse, proposition rejetée par le Soviet suprême. Voir White 1991: 95. Andrei Sebentsov
remarque que "nous ne sommes pas habitués à vivre dans le respect de la loi et notre Prési-
dent pas plus que les autres ... "(Problèmes politiques et sociaux no. 653 du 29.3.1991, série
URSS, La Documentation Française). Nous verrons que la dépendance économique des
médias de l'Etat permet aux autorités du parti, mais aussi au gouvernement "post-
communiste", de restreindre la liberté de la presse. Les modalités des pressions sur les mé-
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 301

mation d'un pouvoir irréversible en pouvoir réversible et contingent d'un parti


condamné à disparaître, n'est cependant devenu évident qu'en août 1991, c'est-
à-dire au moment où même les fractions les plus conservatrices du parti doi-
vent, après l'échec de leur tentative de sauver l'idée d'un pouvoir soviétique, se
rendre compte que l'URSS et son corollaire, le parti, sont devenus des formes
vides. Une des premières conséquences de la nouvelle loi sera une multiplica-
tion sans précédent du nombre des publications. Ainsi, elle conduit notamment
à la légalisation des revues dites inofficielles, dont 400 sont enregistrées dans
l'espace de deux mois après la mise en vigueur de la loi en août 1990. 58 Le
nombre de journaux informels, qui atteint 395 titres en 1989, passe à 762 en
1990, puis à environ 1000 en 1991. 59 En 1991, la totalité du nombre de jour-
naux et revues enregistrés sous la nouvelle loi s'élève à 8000, dont la moitié
sont des publications créées après 1990. 60 Enfin, le nombre des maisons
d'édition passe de 235 en 1988 à 1800 en 1991. 61

L'explosion exceptionnelle de la communication publique

Cet aspect de la redifférenciation de la presse, à savoir la multiplication du


nombre des publications, doit être distingué de l'explosion des tirages qui peut
être observé à partir de 1987, notamment pour les. grands organes de presse ·
officiels qui orientent de plus en plus leur politique d'information vers les ré-
formes symbolisées par la perestroïka. Cette augmentation explosive des tira-
ges répond à des raisons évidentes. D'abord, elle n'aurait pas été possible si les
médias produisaient toujours le même type d'information gris et uniforme, basé
sur la reproduction de la parole officielle, comme c'était le cas sous Brejnev. Le
public mobilisé par la glasnost a des raisons de s'intéresser à l'actualité dès lors
que la communication politique devient intéressante: des positions, des lignes
de conflit se tracent et commencent à être reflétées dans une opinion publique

dias sont sans doute aussi fonction du type de média en question. Qu'on considère la cen-
sure subie par le service des informations télévisées lors des événements dans les pays bal-
tes en janvier 1991.
58 Voir Woll 1991: 111 et Murray 1994: 76.
59 Voir Berelowitch in: L'Etat de toutes les Russies 1993: 120 et Murray 1994: 76. Le phé-
nomène de l'édition de revues informelles, donc "illégales", renvoie aux groupes informels
qui se sont formés dans le sillage du samizdat. Beyrau observe que le nombre de ces revues
informelles connaît, à partir de 1988, une augmentation spectaculaire. Entre 1988 et 1989
le nombre de revues éditées à Leningrad et à Moscou passe de 35 à 320. Voir Beyrau 1993:
255.
60 Voir White 1991: 96.
61 Voir l'article "Book Publishing" de Gregory Walker in: The Cambridge Encyclopedia of
Russia 1994: 478.
302 CHAPITRE 11

naissante, visualisée par les médias. A ce que nous avons décrit comme possi-
bilité de lire s'ajoute la possibilité de débattre. Matériellement, il s'agit d'une
reconquête successive de toutes les thématiques du présent et du passé que le
parti excluait de la communication publique (secrets d'Etat!) ou qu'il monopo-
lisait en ne les présentant que sous la forme de l'opinion unique de la version
officielle. Après avoir chanté le socialisme pendant des décennies, la presse a
soudainement la possibilité de présenter des mauvaises nouvelles et de dépein-
dre la réalité du socialisme réel dans les couleurs appropriées. 62 Et le public,
déjà habitué à une double lecture des choses - l'écoute de radios étrangères
l'incite à différencier63 - peut se rendre compte que la part de mensonges et de
descriptions rituelles des événements dans les nouvelles est en train de dimi-
nuer.
Ce n'est pourtant pas avant 1990 que les médias osent s'attaquer à
l'essentiel, au "système" lui-même, pour penser une politique à son tour libérée
de l'Etat-parti. Mais ce qu'ils révèlent au cours de la phase chaude de la glas-
nost, à savoir entre 1988 et 1989, suffit à montrer à un public de plus en plus
choqué que derrière les cas de corruption ou d'abus de pouvoir individuels, se
trouve un "système" pourri qui ne peut pas être remis sur les rails. Or, pour
Gorbatchev, les scandales révélés par les médias sont le levier qui lui permet de
faire le grand nettoyage au sein du parti et de remplacer les membres corrom-
pus, et/ou peu enclins à s'adapter au temps de la glasnost. La glasnost et par là
les médias de communication deviennent en quelque sorte la sonde d'un ré-
gime qui manque désespérément d'information et qui ne sait pas ce qui se passe
dans la société. D'un autre côté, lare-moralisation de la politique, qui est aussi
un des messages de la glasnost, passe par la reconnaissance d'une opinion pu-
blique qui, si limitée soit-elle, commence déjà à fonctionner un peu comme
dans un pays occidental: elle renvoie aux attentes de comportements du public
par rapport aux acteurs des réformes et permet de rendre scandaleux les com-
portements de ceux qui ne respectent pas ces attentes. Et en désignant les lignes
du front qui sépare les adversaires de la nouvelle pensée de ceux qui appuient
les réformes, l'opinion publique peut être mobilisée contre les forces de la
réaction. Or, de toute évidence, le schéma gauche/droite ne peut être évoqué
publiquement que dans la mesure où l'opinion unique du parti unique a déjà
volé en éclats, s'est différenciée en une fraction pour et une fraction contre le
programme de réformes de Gorbatchev.
L'agenda politique est encore déterminé par les luttes d'élimination au sein
du parti. La liberté et le pluralisme des médias sont conditionnés par la diffé-

62 Voir la description des conditions de "news fit to print" in Murray 1994: 87ss.
63 Voir supra p. 282.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 303

renciation du parti. 64 Cependant, à y regarder de près, on se rend compte que le


rapport entre les médias et le pouvoir politique est circulaire: les deux se ren-
forcent mutuellement. Gorbatchev encourage l'ouverture et mobilise les mé-
dias parce que ces derniers appuient sa position, ce qui consolide à nouveau les
médias qui deviennent alors plus audacieux dans la présentation des choses.
Une presse plus courageuse conduit forcément à l'accentuation des différences
politiques existantes, y compris celles au sein ou autour du parti unique, si bien
que la différenciation politique des médias et la redifférenciation de la politi-
que, impliquant d'abord la formation de fractions, puis de scissions et finale-
ment la création de partis politiques indépendants, forment une dynamique
interdépendante et autocatalytique de plus en plus incontrôlable. Ce processus
est étroitement lié aux réactions du public, donc à la demande d'information,
qui fait augmenter les tirages. Là encore, la même dynamique se répète entre
public et médias. Le public se précipite sur les journaux qui se comportent
comme des journaux, c'est-à-dire qui diffusent une information d'actualité (hot
news), affichent un nouveau réalisme et montrent que le pays bouge. D'un au-
tre côté, la popularité et la célébrité croissantes des médias, qui appuient laper-
estroïka, d'abord timidement, de manière plus ou moins volontaire, puis
ouvertement et avec enthousiasme, renforcent leur position politique et leur
potentiel de pression, tout en préparant la transformation d'une communication
de masse, tributaire du cadre fixé par le parti, en une structure qui se reproduit
selon ses propres règles de conduite et critères de. sélection de l'information
(médias comme quatrième pouvoir).
L'explosion de la communication, qui concerne ici avant tout la presse
orientée sur les réformes de Gorbatchev, trouve aussi son explication dans les
conditions économiques artificielles dans lesquelles les journaux soviétiques
ont été produits. Elles concernent avant tout le prix extrêmement bas, garanti
par l'Etat, du papier à journaux, ce qui se manifeste dans des prix de vente des
journaux très bas, voire insignifiants. L'évaluation de l'explosion des tirages
doit tenir compte de ce fait, qui contraste très nettement avec la situation tran-
sitoire à partir de 1991, caractérisée par le mouvement inverse, à savoir la chute
dramatique, voire l'effondrement, des tirages de la quasi-totalité des publica-
tions de presse suite à l'augmentation vertigineuse des coûts de production et
donc aussi du prix des journaux dans un contexte de marché. Or, déjà avant
l'effondrement de l'URSS, le parti a su lier l'allocation de papier à journaux
subventionné ou la mise à disposition des imprimeries d'Etat à la condition
d'un comportement politiquement correct. La menace de couper les subven-
tions étatiques ou la privation effective de celles-ci a dans plusieurs cas, soit

64 Murray (1994: 48) observe dans ce sens "For a press still very much shackled to that party,
it allowed the 'freedom' to choose between either the Gorbachev or the Ligachev party fac-
tion. lt was thus as a result of.internai party divisions that the Soviet press for the first lime
since Stalin began to represent more than one point ofview.
304 CHAPITRE 11

limité le rayon d'action de journaux considérés comme trop critiques, soit


étouffé leur production et diffusion. D'un autre côté, un certain nombre de
journaux hésite, pour des raisons économiques, à choisir, après la mise en vi-
gueur de la loi sur la presse en 1990, une indépendance qui les prive des sub-
ventions étatiques dont bénéficient ceux qui maintiennent des liens organiques
avec le "système", avec le parti. 65
Un premier regard sur l'évolution des tirages des publications mentionnées
dans le tableau 3 montre que ceux des journaux et revues réformistes (p. ex.
Argumenty I fakty, Ogoniok, Novy Mir, Literaturnaya gazeta ou Izvestia jus-
qu'en 1989) augmentent rapidement à partir de 1987 pour atteindre, vers 1990,
leur tirage maximal pour tomber tout aussi rapidement, tandis que d'autres,
considérablement plus petits, entrent sur le marché à partir de 1990 avec des
tirages beaucoup plus réduits mais aussi plus normalisés (Kommersant, Ekono-
mika I Jizn ou Nezavisimayagazeta).
Les différences dans l'évolution des tirages entre presse conservatrice et
presse réformiste ou libérale sont manifestes. Des journaux communistes, tels
que la toute puissante Pravda ou Sovetskaïa Rossiïa perdent leurs lecteurs déjà
à partir de 1987 et s'effondrent pratiquement à partir de 1990.
De même, les différences dans l'augmentation des tirages au sein de la
presse réformiste ou libérale, qui atteignent en 1990 plusieurs douzaines de
millions d'exemplaires, sont considérables, par exemple, entre, d'une part, les
titres à grand tirage comme l'hebdomadaire Argumenty I facty 66, spécialisés
dans les sujets dits brûlants, Komsomo/'skaya pravda, journal à sensation, ou le
très sérieux quotidien étatique Izvestia, et, d'autre part, les voix d'avant-garde
de la glasnost, tels que Moskovskie Novosti ou le quotidien Ogoniok
La montée la plus spectaculaire est réalisée par Argumenty I fakty qui passe
de 1.4 millions d'exemplaires en 1985 à 33.5 millions en 1990, une progression
qui correspond à une augmentation du tirage d'environ 1000% en trois ans.
Cette évolution apparaît dans le graphique 2, dans lequel les tirages sont
indexés à 100 pour l'année 1987. Ce graphique montre aussi la progression
considérable de journaux comme Ogoniok, Novy Mir et Znamia, dont les
tirages ont fait des bonds de plus de 200% entre 1987 et 1990 (Cette
progression ne ressort que peu du grapltique 1 étant donné leur faible taux de
circulation. Voir les chiffres dans le tableau 3).

65 Voir Murray 1994: 51-53 et 75s.


66 Voir Pryce-Jones 1995: 125s. et Bachkatov/Wilson 1991: 39.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 305

Tableau 3: Evolution des tirages des journaux, hebdomadaires et re-


vues (en millions d'exemplaires par édition)67

1970 80 87 89 90 91 92 93 Evol. Evol. Evol. Evot


87-90 90-91 91-92 90-92
(%) (%) (%) (90-93)
1%1
Pravda 9.2 10.7 11.3 9.7 4.6 3.0 1.4 o.s -59.3 -34.8 -53,3 -79.4
(quotidien officiel du (-93.1)
parti communiste)
lrvestia (quotidien, 8.4 7.0 8 10.1 7 4.7 3.8 0.8 -125 -32.9 -19.1 -60.0
perestrofklsle depuis (-91.6)
87l
Komsomol'sknya 7.7 10.0 17 17.6 21.2 16.8 13.4 1.8 +3.S -20.8 -20.2 -37.1
pravda Gadis quotidien (-86.6)
des Jeunesses
communistes, "hot
news" . nercstrollds/e
Troud (quotidien à 4.1 12.3 18.2 19.8 20,9 18,6 43 2.0 +14.8 -11.0 -76.9 -79.4
sensation des (-90.S)
svndicatsl
Sovetskara Ro.rs,îa
(quotidien conummiste
4.4 4.2 3.1 1.3 0,8 - -70.S -S8.0 -38,S -74.2

orthodoxe)
Nezavisimayagazeta
(quotidien
- - - - - 0.3 0.2 0.1 - -33.S

indfpendan~
d'opposition, paraît
depuis 1990)
Argumenty lfalrty
(bulletin hebdomadaire
- 0.01 3.0
(1.4en
20.S 33.S 23.8 25.7 8.9 +1016.7 -29.0 +7.8 -23.3
(-73.S)
"han! fucts", SS)
nerestrolldste)
Ehmomika i Jizn
(hebdomadaire
- - - - 0.7 os 0.6 -25.7 +IS.4 -14.3

~nomique)
Kommersanl
(hebdomadaire
- - - - 0.1 0.1 0.3 - +200 +200

spéeialisf dans le
commerce, parnit
depuis 1990)
UteraJw-naya gaze/a 1.1 2.8 3.1 6.3 4.2 1.0 0.3 +35.S -76.2 -70.0 -92.9
(hebdomadaire,
nerestrolldste)
Moskovskie Novosti
(hebdomadaire,
- - 1.4 IS 0.3 0.7 +7.1 -80.0 -73.4

résolument
œrestrorlclste)
Ogonlok 2.1 15 4.S 1.7 1.5 +200.0 -62.2 -11.8 -66.7
'1tebdomadairc,
résolument
oereJtrolklsteJ
Novy Mir (revue 0,2 os 2.6 1.0 0.2 +420.0 -61.S -80.0 -92.3
littéraire,
perestrolldste)
Znamia 0.1 0.3 1.0 0.4 0.2 +233.0 -60.0 -S0.0 -80,0
(revue perestrolklste)

67 Chiffres arrondis, réunis à partir des chiffres présentés in: Cambridge Encyclopedia of Rus-
sia 1994: 480 (article "Newspapers" de Stephen White); Murray 1994: 260-262; L'Etat de
toutes les Russies 1993: 119 (article '"Glasnost', presse et quotidien de Alexis Berelo-
witch), Kerblay 1989: 53; Heller 1990: 146; Beyrau 1993: 310. Voir aussi Simon 1993: 46
et Bachkatov/Wilson 1991, ainsi que les sources présentées par le Courrier international.
Dans la mesure où nous avons observé chez ces auteurs des différences concernant les chif-
fres de tirage, nous avons donné à nos sources l'ordre de priorité suivante: Murray 1994,
Cambridge Encyclopedia of Russia 1994, L'Etat de toutes les Russies 1993 et Kerblay
1989.
306 CHAPITRE 11

Graphique 1: Evolution des tirages (1987-1992)

1lragl5
ennillioos
d'exenpain's

35

30 Zmnia
NivyMr
25 ---,.---- Q;cnidc
MlkovskieNJ\Œi
~~
20

15

1987
89 ~ 91 92
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 307

Graphique 2: Evolution indexée des tirages (1970-1992)

Tirags
ini,is
(1987=100)
ID)

uro

ID)
mnria
Mr
fil) CK
gma
i :fàkty

0
1970 1900 1987 1%9 l(}J) lg)l 19l2
308 CHAPITRE 11

Ogoniok et Moskovskie Novosti se reconstruisent dès 1986 comme jour-


naux-phares de la glasnost, et s'adressent, contrairement, par exemple, à Argu-
menty 1 facty, à un public considérablement plus restreint et instruit, en
particulier à l'intelligentsia réformiste. Ogoniok établit déjà en quelque sorte
une opposition politique dans le sens d'une tribune de contestation ouverte aux
critiques au ·sein et à l'extérieur du parti communiste. 68 L'année 1990 marque
le tournant dans l'évolution des tirages de la presse dite libérale. La désaffec-
tion des lecteurs de revues et d'hebdomadaires suit le mouvement tracé par la
presse communiste, tandis que la diminution des tirages des grands quotidiens à
succès comme Komsomol 'skaya pravda, lzvestia ou Troud est moins pronon-
cée. Après 1' effondrement de 1' URSS, les tirages sont en chute libre pour prati-
quement l'ensemble sfes journaux et revues, à l'exception de nouveaux
journaux comme Ekonomika 1 Jizn, Kommersant ou, dans une moindre mesure,
Nezavisimayagazeta. La presse communiste perd l'essentiel de ses lecteurs.
Pour les quatre plus grands quotidiens, à savoir Troud, Komsomol 'skaya pra-
vda, lzvestia et Pravda, dont les deux derniers perdent déjà, dès 1990, 50% de
leurs lecteurs, les tirages diminuent, entre 1990 et 1993, de plus de 90%. Cet
effondrement se réalise dans des mêmes proportions pour des hebdomadaires
célèbres comme Argumenty i fakty ou Literaturnaya gazeta.
Les raisons de cet effondrement sont d'abord d'ordre économique. Avec la
dissolution du "système soviétique" disparaissent quasiment du jour au lende-
main les propriétaires des journaux et tout le système de subventions dont bé-
néficiait l'ensemble des médias. En même temps, l'explosion des coûts jette les
journaux dans un combat de survie sur le marché: ils découvrent, après avoir
été financés pendant des décennies par l'Etat-parti, les lois de la production de
l'information dans les conditions d'une économie . de marché et
l'autodynamique d'un contexte de communication, auquel ils ne sont pas ha-
bitués.69 Ils découvrent qu'ils ne peuvent s'autofinancer, qu'ils ne sont pas
rentables ou que des tirages trop élevés n'ont économiquement pas de sens. Par
ailleurs, la fragmentation des médias, provoquée par la différenciation du pu-
blic et la création de nouvelles structures politiques, entraîne encore une multi-
plication des titres et donc forcément aussi des tirages considérablement plus
restreints.
Au cours de ce processus de libération de la communication publique se
manifeste aussi le revers des nouvelles libertés de communication. Ainsi, les

68 Voir pour la précision de l'importance d'Ogoniok: Ogonjok 1991 et Voices of Glasnost


1990.
69 Voir Murray 1994: 54, Marsh 1993: 130ss. et l'article "'Glasnost', presse et quotidien" de
Alexis Berelowitch in: L'état de toutes les Russies 1993: 120. Murray (1994: 56) observe
qu'en 1992 la grande majorité des journaux russes reçoit de nouveau des subventions étati-
ques.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 309

éditeurs et écrivains se rendent compte du fait qu'une littérature politisée ne


conduit pas en soi à la littérature, ils découvrent aussi, avec leur indépendance
et le marché des idées, la réalité du marché et des prix, donc la contingence et
les incertitudes d'un nouveau type, inconnues sous le communisme: leur pro-
duit ne peut circuler que s'il peut être financé et si le public est disposé à payer
le prix. 70 Les nouvelles opportunités de diffusion de la communication sont
mises en cause par le langage des prix qui augmentent. 71 Si, sous le régime du
réalisme socialiste, un écrivain courait le risque de ne pas être publié pour des
raisons politiques, il rencontre maintenant les obstacles économiques et maté-
riels (par exemple le manque de papier), les lois de la commercialisation, sans
parler de la difficulté de trouver un public qui se fragmente à son tour, tout en
différenciant ses goûts dans des directions autres, plus douteuses que celles
préconisées par les grands moralisateurs de l'intelligentsia créatrice. 72
Ce dernier point nous renvoie à une autre raison de l'effondrement des tira-
ges des publications, à savoir la saturation et le désintérêt croissant du public
par rapport à l'information qui l'inonde, par rapport à des médias dont la liberté
est la liberté d'informer en toute indépendance, ce qui inclut aussi manifeste-

70 Voir pour ces aspects Pittman 1992 et l'article "Post-soviet literature" du même auteur in
The Cambridge Encyclopedia of Russia 1994: 242s., de même Goscilo 1991 et Marsh
1993.
71 Voir l'évolution décroissante des tirages des journaux et revues dans le tableau mentionné.
La production des livres, déjà difficile sous l'ancien régime, a chuté à son tour de 2.5 mil-
liards d'exemplaires au milieu des années 1989 à 2.0 milliards en 1991, tandis que le nom-
bre de titres diffusé est tombé d'un tiers. Voir l'article "Book Publishing" de Gregory
Walker in: The Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 477s.
72 A cet égard, les lamentations sur la "censure du marché" révèlent les frustrations des artis-
tes sur la perte de leur "fonction d'éducation" pour les masses. Pour le domaine du cinéma
- qui implique un processus de production industriel autrement lourd et co0teux que dans
le cas de la littérature - Martin (1993: 185) observe ainsi avec regret que "Guerman a eu
raison de dire que 'l'un des avantages réels du système socialiste consiste dans le fait que
nous pouvons nous permettre d'éduquer les hommes par l'art. Sans penser aux bénéfices.'
Malheureusement, l'évolution actuelle dément doublement cet optimisme car la loi du mar-
ché ne laisse guère de place au souci d'éduquer les hommes' et oblige producteurs et au-
teurs à 'penser aux bénéfices'." Les difficultés d'adaptation des écrivains aux nouvelles
conditions de production de leur produit littéraire sont évidentes: la "normalité" de la réa-
lité socialiste a maintenu des attentes que "l'anormalité" du marché ne pourra pas remplir.
Il y a néanmoins des voix comme celles d'Alla Latynina qui admettent que"( ... ) 'there is
nothing worse than a totalitarian system, a planned economy and ideological pincers at
human throats.( ... ) That system is hostile to culture'. While conscious of the many draw-
backs of a market system, she nevertheless cornes to the conclusion that 'the diktat of the
market is several orders of magnitude better than the diktat of ideology. In fact, it is incom-
parably better', even though she realises that the market has no obligation to be concemed
with culture at ail." (cité par Marsh 1993: 130).
310 CHAPITRE 11

ment la liberté de pouvoir raconter n'importe quoi. 73 Que l'URSS aurait été
démolie par les journalistes "qui ne respectent pas les institutions" est une ab-
surdité qui pouvait être entendu déjà avant son effondrement. De même que les
critiques de la société de la communication, de l'importation de "fausses va-
leurs" ou de "saletés" de l'Occident. En tous cas, l'irritation et la lassitude au
sein du public par rapport à un "trop" de la communication indiquent que le
pays se trouve dans la partie descendante d'une courbe de fièvre allant de
l'explosion à la normalisation de la communication publique, une normalisa-
tion qui signifie aussi le retour d'un état de politisation excessive de la société.
En résumant ces aspects, on pourrait dire qu'un régime d'exception engen-
dre l'état exceptionnel de la communication extraordinaire, qui règle ses
comptes avec le "système", son passé et son présent, mais qui, une fois que les
choses sont dites, les batailles gagnées et le parti unique réduit au silence, se
normalise à son tour, pour se différencier par la suite dans le sillage du surgis-.
sement d'un nouveau paysage politique et en fonction des spécialisations cor-
respondantes dans les différents domaines sociaux. Ces derniers exigent un
traitement professionnel des problèmes et matières fonctionnelles qui est aux
antipodes de la période chaude de la glasnost que les scientifiques intellectuels
et les écrivains politiques ont présenté comme re-moralisation de la politique et
de la société. Il est symptomatique que de nouveaux journaux d'affaires,
comme Kommersant ou Ekonomika I Jizn, spécialisés dans l'exploration d'un
nouveau contexte économique, ne soient pas ou peu concernés par la désaffec-
tion de lecteurs que connaissent les journaux à grand public. 74

Le passage difficile à une culture politique intégrant le conflit

La permanence de la crise économique crée aussi l'espace de différenciations


politiques exclusives et prémodernes qui peuvent empêcher la réalisation des
réformes politiques et économiques tant attendues par les populations concer-
nées. Et l'on sait que, dans le sillage des crises politiques et économiques, sur-
gissent toujours des voix réactionnaires qui ne cessent de répéter qu'il y a trop
de critiques négatives, trop de désordre, trop de libertés de penser autrement,
etc. Elles préconisent, tout comme leurs successeurs nationalistes, le retour aux
certitudes des ordres unitaires et des identités politiquement organisées. Sur
fond de l'effondrement de l'empire soviétique et d'un processus de modernisa-
tion (perestroïka) perçu comme échec, les adeptes de l'empire ou de l'ordre
moral du socialisme s'orientent vers une idée de société basée sur des restric-

73 Voir par exemple les observations d'Alexander Pumyanskii dans l'interview avec John
Murray in Murray 1994: 227.
74 Voir aussi Berelowitch in: L'Etat de toutes les Russies 1993: 121.
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 311

tions de communication politiques. Or, les nouvelles descriptions nationales


d'identités présentées comme collectives recourent à des critères de délimita-
tion et d'exclusion non-communicatifs, par exemple, ethniques, dans la déter-
mination des frontières de leur société, espace, ou communauté. C'est dire
aussi qu'elles permettent de faire ce que les systèmes fonctionnels de la société
mondiale ne peuvent pas faire, à savoir exclure d'autres communications à par-
tir de reconstructions d'identités qui représentent des restrictions de communi-
cation et des différenciations basées sur l'impossibilité de communiquer le
choix du critère de délimitation. 75 Dans ce sens, le renvoi au caractère russe,
slave ou à d'autres différences nationales et ethniques sert au blocage d'une
communication qui s'interrogeait sur la validité d'un tel critère de délimitation
communicatif et des prétentions correspondantes exclusives - ces dernières
ressemblant étrangement aux réflexes totalitaires de l'ancien régime.
Nous concluons nos observations sur la glasnost et ses effets pervers en re-
venant une fois encore sur l'interdépendance entre le processus de renforce-
ment de l'espace de communication public et le processus de décomposition du
"système" tel qu'il a été mis en marche par l'ouverture. Avec son idée de criti-
que et d'autocritique, le régime s'embarque, en fait, dans une logique commu-
nicative incontrôlable. Il devient, peu à peu, prisonnier d'une autodynamique
sémantique qui entraîne vers la dérive les anciennes notions en bétori armé de
l'édifice marxiste-léniniste, dès lors que celles-ci ne trouvent plus leur corres-
pondance dans une culture de communication totalitaire qui serait à même
d'immuniser les constructions de réalités soviétiques de manière contre-
factuelle ou d'occuper les notions principales de son "système" par des signifi-
cations politiquement opportunes à un moment donné. La sémantique nouvelle,
qui se cristallise au sein d'un répertoire de possibilités que le parti unique pense
jusqu'au bout en termes d'évolution maîtrisable, crée des faits accomplis.
L'opinion publique s'entraîne, en quelque sorte, à utiliser des notions classi-
ques de la théorie politique occidentale; elle écrit des scénarios sur l'évolution
politique future, et les intellectuels se déchirent mutuellement quant à la ques-
tion de savoir quelles sont les thèmes qu'une Russie post-communiste pourrait
emprunter à l'Occident sans perdre son "âme".76
Ceci dit, les notions d'Etat de droit, d'élections, de parlement, d'opposition
politique, de presse indépendante, de marché, d'entreprise capitaliste, etc., sont
là, ou sont dans l'air, leurs rapports sont discutés publiquement, et leur réalisa-
tion est attendue. Les idéologues du parti opposés au processus de réforme,
qu'ils soupçonnent à juste titre de conduire à l'effondrement du socialisme,

75 Voir Giesen 1992: 62ss.


76 On peut renvoyer ici à la distinction entre "slavophiles" et "occidentalistes", à partir de
laquelle les intellectuels se classifient mutuellement pour marquer leurs positions par rap-
port à la modernité. Voir par exemple Stykov 1992.
312 CHAPITRE 11

participent, tout comme les défenseurs d'une perestroïka orientée sur le


"renouveau du socialisme", à la démarcation publique de positions, de direc-
tions, etc., et se savent déjà engagés dans un combat de retraite. L'opinion pu-
blique, qui ne cesse de renforcer sa dynamique autonome, son Eigenwert, crée
une réalité normative sui generis, qui signifie pour le pouvoir politique non
seulement qu'il ne peut plus contrôler cette nouvelle réalité, mais aussi et sur-
tout qu'il fait désormais lui-même partie du monde des médias et de ses cons-
tructions de réalités sur la base d'événements. Il ne s'en sort plus. La logique
des événements, telle qu'elle est créée, entretenue et renforcée par les médias -
et, bien entendu, aussi à partir de l'interaction avec les lecteurs (courrier des
lecteurs) et spectateurs -, d'une part, et la logique sémantique des nouvelles
no~ions politiques circulant dans l'espace publique, d'autre part, l'emportent
sur la logique des appellations contrôlées, des secrets d'Etat et des actions dis-
crètes des membres invisibles du parti unique. L'URSS médiatisée rend à
l'évidence l'anachronisme de la chose: la survie de structures politiques qui ne
peuvent plus imposer les significations plausibles de leur existence au sein de
contextes de communication modernes.
Dans des conditions médiatisées, le conflit se voit privilégié et réintroduit
comme événement dans un espace de communication publique désormais poli-
tisé, où les fonctionnaires de l'appareil doivent apparaître - soit pour se rendre
ridicules avec leur silence ou leur langage ritualisé, soit pour créer les condi-
tions d'opportunités de pouvoir inédites et se profiler dans de nouveaux rôles,
de préférence dans l'opposition contre l'establishment du parti, par exemple,
dans la position populaire de l'Anti-apparatchik. Une véritable opposition poli-
tique n'existe toujours pas, dès lors que font défaut des partis politiques structu-
rés et programmés sur la finalité de l'occupation des positions
gouvernementales. La personnalisation de la sphère politique en est d'autant
plus grande. Personnalisation qui est, par ailleurs, structurellement privilégiée
par l'approche événementielle des médias qui, en dépit des zones de tabous
érigées autour des notables du parti communiste, se focalisent sur les cotes de
popularité, les habitudes, les déclarations, etc., de ces derniers ou de nouveaux
venus dans l'arène politique. Un politicien ne peut pas se taire, et s'il parle, il
marque une différence qui déclenche d'autres communications, par exemple,
un conflit qui est publiquement visible et, de ce fait, susceptible de provoquer
d'autres réactions.
La virulence avec laquelle les débats placés sous le signe de la perestroïka
se présentent publiquement traduit l'inexpérience des participants avec le con-
flit politique, avec l'idée que la démarcation publique d'une position
d'opposition, donc d'une différence, fait partie de la modernité du politique et
COMMUNICATION GLOBALE ET GLASNOST 313

ne peut pas impliquer la condamnation morale de l'adversaire politique. 77 Les


réflexes totalitaires sont toujours là, d'où difficulté de discuter les textes ou les
déclarations orales indépendamment de l'attribution d'une position morale né-
gative à la personne. La culture du moralisme sans conflit du socialisme fait
connaissance avec celle qui accepte le conflit sans moralisation. Dans ce sens,
on ne saurait sous-estimer le courage sous-jacent aux innombrables prises de
positions publiques qui, en tant que critiques, introduisent le conflit au sein
d'un "système" qui pensait l'avoir éliminé dans la société sans classe à opinion
unique. Car apprendre à vivre avec une culture de communication conflictuelle
implique aussi forcément la possibilité d'oser un conflit sans courir le risque -
si typique dans des sociétés de l'ancien régime-, non seulement d'être menacé
physiquement ou d'être désavantagé dans d'autres rôles sociaux, mais aussi de
se voir condamné moralement par le régime. Le reproche d'amoralisme traduit
le type de communication admis au sein d'un contexte de communication pu-
blic toujours dominé par les descriptions exclusives de parti unique, alors que
c'est une politique amorale dans le sens d'une communication politique qui se
passe de la moralisation de l'adversaire politique qui distingue la politique mo-
derne par rapport à la communication sous l'ancien régime.
L'idée de la glasnost traduit en fait un rapport très particulier du régime
avec le conflit que toute critique risque de déclencher. Celle-ci est censée être
critique positive ou constructive, qui doit en tout cas se présenter publiquement
dans des formes acceptables pour le régime, donc surtout dans des formes
compréhensibles et politiquement maîtrisables dans le déroulement et les effets
de la communication conflictuelle. Or, dans les conditions d'une société mé-
diatisée, cette entreprise perd son sens dans la mesure où la masse et la com-
plexité des informations publiées à contrôler sont trop grandes, par le fait que
toute communication déviante renforce la déviation, changeant ainsi aussi les
critères politiques que le régime utilise dans ses réactions face à un environne-
ment qui change sans cesse. Nous retrouvons ici le problème de l'oscillation,
dont nous avons parlé dans un autre contexte, et qui concerne ici le fait qu'un
régime qui a perdu les points de repère sémantiques de ses réactions restrictives
à la communication publique se voit quasiment suspendu dans l'air. 78 Il est
essentiel de comprendre que la situation s'est renversée: ce qui est publique-
ment acceptable ou "politiquement correct" n'est plus défini par un régime en

77 Voir supra p. 97ss. A cet égard, Hermet (1996: 116) remarque que "dans la démocratie, le
conflit apparaît comme le corollaire obligé du pluralisme et de la liberté, comme
l'ingrédient du changement permanent qui engendre le développement. Or la plupart des
sociétés continuent de le considérer comme un phénomène inacceptable. La tolérance dé-
mocratique est pourtant bien l'attitude qui rend le conflit acceptable, qui le dédramatise, qui
persuade d'admettre l'autre sans se renier, qui permet en définitive de reconnaître ce droit
primordial à la différence qu'est l'innovation politique, culturelle, économique et sociale".
78 Voir nos observations p. 196.
314 CHAPITRE Il

déconfiture, mais par l'opinion publique qui se confirme de plus en plus


comme seul juge des contenus et limites de la communication politique publi-
que. Et c'est parce que les politiciens-fonctionnaires du parti savent ceci, qu'ils
peuvent prendre leurs distances par rapport à celui-ci et se profiler comme op-
posants.
En tout cas, les médias vivent de la différenciation de positions qu'ils doi-
vent pouvoir attribuer à des personnes concrètes pour les visualiser. Les médias
de diffusion renforcent sans aucun doute les différences politiques à travers
l'opinion publique. Historiquement, ils présupposent un système politique qui
prévoit l'inclusion du public et aussi la différence entre gouvernement et oppo-
sition politique. Ils peuvent, dans une situation transitoire, prétendre incarner
eux-mêmes l'opposition politique, tel que c'était le cas avant l'effondrement du
socialisme soviétique; ils peuvent symboliser le changement de régime, mais ils
ne peuvent pas occuper la position de l'opposition politique dans le sens d'un
gouvernement alternatif prêt à prendre le pouvoir politique, une alternative que
seul un parti politique peut symboliser. L'opinion publique qui traduit aussi les
thèmes de l'opinion publique mondiale, peut fournir de nouvelles descriptions
et normes politiques, conduire à des changements de mentalités, mobiliser des
oppositions ou accélérer le processus de décomposition du régime, mais elle ne
peut pas faire ce que seule la politique peut faire, organiser le consensus politi-
que nécessaire pour constituer un nouveau régime et réaliser les réformes poli-
tiques et économiques attendues par le public. Il est symptomatique que de
nombreux journalistes, intellectuels ou sociographes critiques ayant défendu
publiquement l'idée de la perestroïka, siégeront dans les parlements du post-
communisme, soit du côté du gouvernement, soit dans la position de
l'opposition politique, désormais admise comme complémentaire au gouver-
nement.
C'est dire aussi que les médias doivent trouver leur correspondance dans un
environnement politique structuré et organisé, qui comprend une pluralité de
partis politiques protégés par la constitution et disposés à établir des program-
mes électoraux et gouvernementaux. Un regard sur les divers paysages politi-
ques post-communistes montre que l'établissement d'un tel arrangement
institutionnel n'est pas du tout évident, et que les nouvelles libertés de commu-
nication représentées et défendues par les médias restent précaires, surtout là où
elles ne sont pas confirmées par des ordres juridiques et politiques stables, suf-
fisamment différenciés pour s'appuyer mutuellement et rendre possible ce que
l'entreprise totalitaire ne pouvait pas admettre, à savoir l'autolimitation de la
politique.
CHAPITRE 12

La perestroïka ou la fiction d'un changement


par décret d'une société organisée

Nous nous concentrons dans cette dernière partie sur la finalité et les effets des
réformes politiques et économiques entamées par Gorbatchev sous le signe de
la perestroïka. Il ne s'agit plus ici uniquement d'un problème de communica-
tion, de liberté de parler (glasnost). Encore faut-il que les réformes changent à
leur tour et que les conditions de vie de la population s'améliorent. Il faut donc
distinguer la communication publique sur les difficultés, finalités, programmes,
d'une part, et les possibilités réelles de surmonter ces difficultés, d'autre part.
De même, l'autodynamique des changements politiques et économiques doit
être distinguée des changements préconisés par les acteurs de la transformation.
Il y a la réalité des mots, et celle des politiques et réformes qui échouent. 1
La glasnost et la perestroïka nous confrontent à ce problème. Alors que la
glasnost trouve son succès dans le simple fait que l'Etat-parti renonce aux res-
trictions de la communication publique, les réformes politiques et économiques
symbolisées par la perestroïka ne peuvent pas se contenter de rester au niveau
du discours politique et des décrets: elles doivent réaliser et apporter, aux yeux
du public, ~es résultats concrets, déclencher des effets tangibles, améliorer
matériellement les conditions de vie. La dynamique de la glasnost est censée
appuyer les réformes de la perestroïka par la "mobilisation" de l'opinion publi-
que et en réalisant une culture du débat public. Le "système" communique à ses
sujets qu'on peut à nouveau communiquer sans être banni ou emprisonné.
En cherchant à rétablir la communication avec le public, Gorbatchev part
de l'idée que la confiance perdue dans l'édifice socialiste peut être rétablie, et
c'est cette opération de sauvetage et de "relations publiques", impliquant né-
cessairement le retrait de l'emprise de l'Etat-parti sur la société, qui rend aussi
visible l'illégitimité du "système". Un "système" dont on peut parler publique-
ment fait entrevoir des aitèmatives, donc des différences nouvelles au sein des-

Voir la description de ce décalage entre langage politique et politiques correspondantes par


Edelmann 1977.
316 CHAPITRE 12

quelles il apparaît comme contingent. En "civilisant" son pouvoir, le "système"


relâche son emprise sur les organisations sociales et libère la logique de la dif-
férenciation interne du système politique: en admettant l'inclusion de nouveaux
acteurs dans la politique, il ne se voit plus engagé dans un combat
d'élimination avec des ennemis internes ou externes, mais dans une compéti-
tion quasi-pluraliste sans pitié pour les "préfets", les représentants du
"système", dès lors que ceux-ci doivent se familiariser avec l'idée qu'une élec-
tion n'est pas là pour confirmer des positions de pouvoir, mais pour les rendre
échangeables et donc instables.
Or, la communication sur les problèmes n'équivaut pas à leur solution. Car
celle-ci n'implique pas uniquement que les représentants du "système" admet-
tent qu'il est l'obstacle principal aux réformes. Elle renvoie aussi à la théorie
du pilotage, avec laquelle le sommet politique ou le "centre de pilotage" entend
intervenir, dans les conditions de la société organisée, dans les contextes so-
ciaux qu'il prétend contrôler, afin d'y déclencher les réactions voulues, les
changements de comportements, etc. Que peut-on changer sur un navire à la
dérive? Comment le gouverner? On peut miser sur la chance et engager le ha-
sard comme allié dans des conditions d'incertitude et d'absence d'information,
dans lesquelles le régime ne contrôle plus rien, mais doit néanmoins se présen-
ter comme maître à bord, sachant contourner les écueils, tandis que d'autres
anticipent déjà le naufrage et préparent les canots de sauvetage. Rappelons ici
ce que nous avons dit plus haut: toute correction de la course d'un système or-
ganisé, hypercentralisé, demande de nouvelles corrections.2 Derrière l'illusion
de la maîtrise du "système" par ses chaînes de commandement apparaît la
complexité fragile des interdépendances organisées que les planificateurs à
Moscou prétendent maîtriser, alors que les plans ignorent les effets catalyseurs
des nouvelles déviations, en particulier à un moment où le pays entier est censé
être réveillé et mobilisé par une nouvelle révolution. En fait, le processus de
réforme, tel qu'il est lié au nom de Gorbatchev, peut être décrit comme échec,
à la fois d'une théorie de pilotage qui se trompe dans sa finalité et l'objet à
transformer, et d'un pilotage dont les effets renforcent la déviation, les diffé-
rences, les écarts par rapport aux états visés par le régime. Dans ce sens, laper-
estroïka a été décrite comme entreprise de déconstruction ou
d'autodestruction. 3

2 Voir supra p. 196.


3 Voir Walker 1993: 97. Et François Furet (1992: 191) observe à son tour que "Entreprise
comme une vaste réforme du régime, la perestroïka a peu à peu entraîné la liquidation du
régime, démontrant une fois de plus la vanité du révisionnisme communiste. Et
l'intéressant est que cette liquidation, qui s'opère sous nos yeux, est moins le produit d'une
révolution que d'une implosion. Ironie de l'histoire, la fin du communisme s'est produite
selon la loi prévue par Marx pour la fin du capitalisme: le communisme s'est autodétruit.
Objectivement par l'incapacité du système à poursuivre la lutte avec le capitalisme, et
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 317

Dans la perspective systémique, tout pilotage ne peut être qu'un auto-


pilotage: un système ne peut faire ce qu'il fait qu'avec ses propres moyens.
Tout "input'' ou "output" du système est, comme les objectifs ou les états à at-
teindre, une construction interne du système, fait partie d'une distinction dont
la différence doit être réduite ou augmentée à travers des programmes de pilo-
tage (par exemple plus d'égalité, de démocratie, de marché, de libertés, de pro-
fits, etc., ou: moins de "bureaucratie", de corruption, de chômage, de
consommation de drogues, ou encore: libéralisation des prix, dérégulation, di-
minution de l'inflation). 4 Un système ne peut pas sortir de lui-même, il ne peut
que transformer des états internes. Mais il est capable, par sa simple présence et
sa communication, de perturber d'autres systèmes et de restreindre les libertés
d'action de ceux-ci. La politique peut ainsi sans autre admettre de nouvelles
différences en son sein, par exemple sous la forme d'une opposition politique,
ou prévoir de nouvelles formes de participation dans la politique. Or, des pro-
grammes politiques visant notamment des réformes économiques ne sont plus
du même type, dès lors qu'ils visent l'intervention dans un contexte de com-
munication autonome basé sur ses propres critères économiques (prix, coût,
rentabilité, etc.). La question qui se pose à partir de là est de savoir si et dans
quelle mesure l'économie intègre ou respecte les conditions-cadre et les res-
trictions politiques plus ou moins négociées par les organisations de l'Etat, du
capital et du travail. ·
Il va de soi que, dans le contexte de la société organisée, les choses se pré-
sentent différemment. La société organisée représente en soi une théorie du

même à répondre aux besoins croissants de la société. Subjectivement par le rôle qu'ont
joué dans sa destruction les partis et les hommes chargés de le gérer."
4 Voir Luhmann 1993c: 55ss., 1988c: 328, 1989d. Les systèmes fonctionnels peuvent, à
1' aide de tels programmes de réduction de différences, mesurer le succès ou l'échec de leur
autorégulation. Ils ne peuvent opérer qu'avec leurs propres distinctions spécifiques. Ils ne
sont pas en mesure de déterminer celles d'autres systèmes dans leur environnement. Le pi-
lotage politique ne peut pas quitter le contexte de la communication politique pour
"intervenir" dans son environnement. La politique ne pilote que les différences qui naissent
dans son propre domaine, à travers la politisation de thèmes et la mise en oeuvre de solu-
tions basées sur le consensus et acceptées par l'opinion publique. Dans ce sens, tout pilo-
tage est auto-pilotage. C'est dire aussi que le succès d'un programme vanté au sein de la
politique ne signifie, dans des conditions de systèmes autoréférentiels autonomes, pas qu'il
y a un rapport de cause à effet entre les systèmes. L'économie, par exemple, a ses propres
critères de pilotage (prix du marché) et ne peut pas "réagir" aux intentions de pilotage de la
politique dans le sens de la finalité politique. Les perturbations provenant d'un autre sys-
tème ne peuvent être utilisées que si elles apparaissent comme informations sur les écrans
du système (par exemple comme coüts). Et c'est à ce moment seulement que surgit la
question de savoir si les "réactions" de l'économie peuvent être présentées comme effets
"positifs" ou "négatifs" de la politique. Celle-ci a de toute façon des effets immenses. Que
l'on pense aux "faits accomplis" et contraintes créées par les appareils de distribution de
l'Etat-providence ou par le socialisme soviétique qui est né quasiment comme un gigantes-
que programme de pilotage.
318 CHAPITRE 12

pilotage, l'idée de pouvoir atteindre les objectifs socialistes en intégrant la so-


ciété par la création de hiérarchies organisationnelles, avec cette particularité
que le "système soviétique peut, du fait qu'il se voit au centre et au sommet de
tout, détenir l'illusion qu'il contrôle la vie organisée du pays et maîtrise même
le mode de traitement d'information des autres systèmes fonctionnels. Une
"autorégulation" poussée quasiment à son comble, puisque le "système" prati-
quement, ne se voit qu'en face de ses propres opérations. 5 Or, même le pilotage
par voie de commandement hiérarchique présuppose le fonctionnement des
structures administratives officielles. Là où celles-ci sont, comme nous l'avons
déjà vu, largement superposées, voire remplacées par d'autres types de régula-
tion comme des réseaux informels, des interférences de la nomenklatura, sans
parler de la corruption systémique, l'impact de la régulation par règlements,
directives administratives, etc., devient rapidement insignifiant.
Toute réforme crée, en tant que telle, des effets et des différences qui
échappent au système qui l'a annoncée et qui essaye de la réaliser. Dans le cas
de l'URSS sous Gorbatchev, les projets concernant la modernisation, la ratio-
nalisation, voire la transformation du "système", engendrent d'abord des effets
au sein des bureaucraties des appareils d'Etat et du parti, qui sont à la fois les
agents et les destinataires du changement. Toute bureaucratie, à fortiori le sys-
tème de la nomenklatura, crée ses propres différenciations au sein et à
l'encontre des différenciations officielles. La minimisation des différences, vi-
sée par le sommet politique, conduit à l'agrandissement de celles-ci. Les pro-
grammes de réforme signalés par le régime développent leur propre dynamique
et se voient transformés. Les finalités posées sont déviées ou absorbées par les
appareils administratifs qui "suivent" leurs propres programmes de pilotage.
Ainsi le régime réformateur est ignorant à plus d'un titre: il n'est pas uni-
quement restreint par le mode opérationnel de tout système social, qui implique
qu'il ne peut voir que ce que ses moyens d'observation lui permettent de voir.
Il se trompe à la fois dans l'échelle et les causes des problèmes identifiés. Il est
aveuglé par le mode de traitement de l'information imposé par le parti unique,
qui lui permet de se maintenir au pouvoir tout en l'empêchant de voir que ce
sont les règles et procédures de décision exclusives et restrictives, l'absence de
tout mécanisme de feed-back entre régime et public, qui minent les positions de
pouvoir établies au sein du "système". Il ignore surtout, au sein de l'immense
structure organisationnelle de son édifice, les inerties et l'immense contre-
pouvoir des appareils administratifs qui sont consubstantiels au "système". A
partir de là, on peut se demander ce qu'on peut apprendre, changer ou faire
circuler au sein d'une structure organisationnelle labyrinthique où les partici-
pants sont conditionnés depuis des décennies à se retrancher derrière le secret, à
retenir l'information ou à l'utiliser à des fins de pouvoir ou pour éliminer des

5 Voir nos observations supra p. 173.


LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 319

rivaux politiques indésirables. Même la dynamique de la glasnost n'arrivera


que partiellement à faire sauter cette manie endémique du secret, sans parler
des appareils bureaucratiques du complexe militaro-industriel qui, comme on le
sait, survivront à l'effondrement du système communiste. 6
Par ailleurs, la mise en cause du. pouvoir des apparatchik., qu'implique
toute entreprise de réforme politique, déclenche des résistances du côté de ces
derniers ou aboutit au blocage des réformes. Les tentatives de réforme condui-
sent, dans les conditions modernes d'une libéralisation économique du
"système", à une exploitation inédite du "système", qui combine, par le biais du
détournement de ressources financières, les anciennes positions de pouvoir oc-
cupées de manière néotraditionnelle aux nouvelles positions de propriété
(privée) qui s'ouvrent à partir de 1988. Une partie croissante des membres du
sommet politique (nomenklatura) exploite déjà les parties aveugles du
"système". Elle tire profit des nouvelles différences qui se dégagent à partir de
la combinaison des inerties et des possibilités d'exploitation de l'ancien régime
avec les moyens d'action de l'argent "occidental". La visibilité de nouvelles
opportunités dans des marchés plus ou moins légaux, la normalisation de la
propriété privée, les chances de "monnayer" des positions de pouvoir, etc.,
symbolisent des libertés d'action, des options et des possibilités d'exploitation ,
infiniment plus grandes que celles que pouvait offrir un régime néopatrimonial
à ses élites loyales. On pourrait dire aussi que l'Etat-prédateur communiste, qui
est censé se transformer, mais en fait se désintègre sous les yeux des membres
parasitaires de ses organisations, engendre, quasiment à l'instar d'une réaction
immunitaire, les transformations des prédateurs communistes reconvertis en
pirates capitalistes. 7
Ce sont aussi de telles options au sein d'un "système" en décomposition qui
sont susceptibles d'expliquer les résistances, ou l'absence de résistance par
rapport à une libéralisation du régime qui, tout compte fait, offre aux hauts
fonctionnaires des divers appareils politiques, industriels, militaires, la pers-
pective intéressante de préparer la transformation au niveau individuel, soit en

6 Des catastrophes de la dimension de Tchernobyl y contribueront pourtant. Pour l'obsession


du secret voir nos observations supra 302 et 262. Sur le rapport entre la glasnost et Tcher-
nobyl voir supra p. 287 et infra p. 377.
7 Voir pour une description en ces termes p. ex. Radsichovski 1992. Dans le même sens
Thom (1994: 63) observe que: "Au moment où elle se décide à risquer son pouvoir politi-
que, la nomenklatura communiste commence à s'assurer des positions-clés dans
l'économie, à monnayer ce qui lui reste d'influence politique pour se construire une forte-
resse imprenable au sein de l'Etat. Les biens de l'Etat commencent à être transformés en
base financière pour différents segments de la corporation régnante. Le tri commence à
s'effectuer entre les nomenklaturistes qui savent prendre le tournant (essentiellement des
jeunes loups aux dents longues, militants komsomols ou tchékistes ambitieux) et ceux qui
resteront sur le bas-côté, faute d'intelligence ou de cynisme. Le renouveau radical de la
corporation au pouvoir est entamé."
320 CHAPITRE 12

créant de nouvelles positions du pouvoir au cours de la reconstruction de l'Etat,


soit en exploitant le "système" pour l'organisation d'une privatisation et appro-
priation privée de la propriété de l'Etat. S'il y a lieu de parler d'auto-
dissolution du "système", elle implique certainement aussi l'autotransformation
du pouvoir des élites de la nomenklatura du parti et/ou de celles des organisa-
tions du complexe militaro-industriel, des organisations du secteur agricole,
etc.
Nous revenons, après ces remarques générales, au processus de réforme, à
ses motivations et finalités sous-jacentes. La perestroïka peut, au moins jus-
qu'en 1988, être résumée par la question: comment sortir du système de la so-
ciété organisée tout en préservant ce qui fait le noyau même du "système", à
savoir la prédominance d'un parti communiste, sans la bureaucratie de l'Etat-
parti? Il s'agit en fait de réinventer un système politique au-delà de la société
organisée, de créer un espace politique comme centre d'action autonome. On
pourrait dire que le régime cherche à passer d'un état caractérisé par l'identité:

parti = le "système"= URSS

à une construction soviétique enrichie d'une société civile sans le "système",


mais néanmoins avec le parti comme centre politique et pilote de la société:

URSS= le parti sans le "système"+ la société civile

formule qui est censée aboutir à:

URSS = système politique (parti+ soviets + citoyenneté) + société civile


et qui se traduit, après la désintégration du parti et de l' URSS, par l'équation
d'une politique normalisée au niveau des Républiques, dans lesquelles l'agenda
et l'accès aux fonctions publiques ne sont plus déterminés par le parti
(membres), mais par l'électorat:

république x = système politique (gouvernement+ politique pluraliste parle-


mentaire avec multipartisme + électorat).

Le régime part de la possibilité de pouvoir séparer la question de la survie de


l'entité politique URSS du "système". Autrement dit: il ne voit pas que l'URSS
n'a de sens que par rapport au "système" sous-jacent. En effet, vu de plus près,
on se rend compte que même les programmes de réforme de Gorbatchev pré-
supposent qu'il n'y a pas de "système": ils partent donc de la possibilité de
créer un Etat et une économie moderne dans des conditions socialistes. Là où le
public et les partis politiques naissants identifient un "système" à abandonner,
Gorbatchev voit des individus, des comportements qu'on peut changer, des
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 321

défauts de personnes et non pas ceux d'un système. 8 Dans la mesure où le ré-
gime suppose que l'ordre socialiste fonctionne et qu'il n'y a que des erreurs et
des déviations à corriger, il confond obligatoirement, dans l'identification des
problèmes sous-jacents à ses réformes, les rapports de cause à effet et prendre
les symptômes pour les causes de la crise et du déclin. Habitué aux moyens
d'action du "système", tout en étant conditionné par ce dernier, le régime ne
peut concevoir la "révolution" qu'il entend déclencher pour moderniser le pays
que dans les termes du "système": il ne peut pas savoir ce qu'il ne peut pas
voir, c'est-à-dire que le socialisme et le pouvoir du parti ne peuvent plus être
mobilisés ni comme finalités, ni comme instruments de la modernisation, dès
lors que ce sont eux qui sont les obstacles sur la voie de la transformation poli-
tico-économique. Dans ce sens, les obstacles dont il est question ici sont à la
fois d'ordre politique et épistémologique.
La perestroïka crée en quelque sorte ses phases par les effets ou problèmes
qu'elle engendre et renforce. C'est dire aussi que les significations de la notion
de perestroïka, et les contenus des réformes, changent à leur tour. Un mouve-
ment initial renforce le mouvement déviant qui engendre ensuite une nouvelle
poussée de problèmes et une nouvelle description de l'état des choses, celles-ci
produisant de nouveaux effets et réactions, et ainsi de suite. Il s'agit en fait des
différentes phases d'un processus d'apprentissage, telles qu'elles sont marquées•
par les années 1987, 1990 et 1991, et au cours desquelles Gorbatchev est ame-
né à modifier son appréciation des problèmes et à chercher de nouveaux ins-
truments de pilotage pour sauver l'édifice soviétique. 9 On peut aussi parler,
avec Ken Jowitt, de quatre types de leadership de Gorbatchev, à savoir celui de
Gorbatchev I préconisant l'accélération (uskoreniye, 1985-86), celui de Gor-
batchev II favorisant la glasnost, celui de Gorbatchev III plaidant, à partir de
1987, pour la démocratisation ou, en tout cas, pour la relativisation de
l'appareil du parti, finalement de Gorbatchev IV qui mise de plus en plus, à
partir de 1990, sur les appareils de l'Etat pour sauver l'entité URSS. 10 Archie
Brown divise, dans une perspective semblable, l'ère de Gorbatchev en six pha-
ses qui concernent: (1) la préparation des réformes entre 1985 et 1986, (2) la
radicalisation des réformes politiques entre 1987 et 1988, (3) la transformation
du système politique à l'intérieur et des relations internationales entre 1989 et

8 Voir Walker (1993: 98) qui observe que "To the end ofhis days in power Gorbachev was
never able to shake off his basic conviction that it was the people who ran it, not the system
itself, that was causing ail the problems. Even by the end of 1990 he was still irtsisting that
people mattered more than structures and that the 'most important revolution' was not the
institutional revolution but the 'revolution in our minds, in our heads, in us ourselves'. Like
ail the party's leaders before him, going right back to Lenin, he fundamentally believed that
the system's problems could be overcome by the sheer force of the human will."
9 Voir Walker 1993: 75.
10 Voir Jowitt 1992: 241 et 247.
'
322 CHAPITRE 12

1990, (4) le glissement politique de Gorbatchev vers la droite en hiver 1990-


91, (5) la phase définie par la négociation du traité de l'Union entre avril et
août 1991, et finalement (6) la période sanctionnant la désintégration de
l'URSS entre août et décembre 1991. 11 Ces phases correspondent, selon le
même auteur, à un quadruple processus de transformation auquel l'URSS a dû
faire face, à savoir à la transformation du système politique (démocratisation),
de l'économie (passage à l'économie de marché et privatisation), des rapports
interethniques (nations) et des relations internationales. Contrairement aux pé-
riodisations précédantes des réformes de Gorbatchev, une classification plus
large retient surtout aussi les évolutions rendues possibles ou déclenchées par la
perestroïka qu'elle présente comme révolution "par en bas".
Dans ce sens, on distinguera quatre temps forts des réformes qui peuvent
aussi être décrits comme processus de décomposition qui s'accélère de plus en
plus:
• la première période de "l'accélération" (uskoreniye), de 1985 à 1986, qui
aggrave la crise économique;
• le temps de la révolution "par en haut", entre janvier 1987 et février 1989,
qui tente de démocratiser le "système";
• puis le temps fort de la révolution "par en bas", entre mars 1989 et février
1990, résultant des changements produits par la période précédente et qui
accélèrent la désintégration du système politique soviétique;
• finalement, la dernière phase entre mars 1990 et août 1991, au cours de
laquelle Gorbatchev tente de mobiliser tous ses nouveaux moyens de pou-
voir, mais aussi et surtout aussi les appareils du système, pour sauver
l'URSS: une dernière tentative d'un régime conditionné par la pensée de la
révolution "par en haut" de contrôler une dynamique politico-économique
incontrôlable qui ne cesse de renvoyer aux effets dérisoires d'un pouvoir
politique soviétique tentant en vain de se maintenir et de se présenter
comme puissance suprême. 12

Les politiques de réformes correspondantes peuvent être présentées comme


radicalisation des réponses d'un régime confronté à l'inertie du "système" et à
l'ampleur des problèmes: comme réactions continues, toujours plus fortes (et
désespérées) du régime face à l'échec de ses actions précédentes qui, soit ne
déclenchent rien du tout, soit libèrent une dynamique incontrôlable. Dans la
mesure où le régime se rend compte que les mesures adoptées pour rationaliser
ou améliorer une économie planifiée ne suffisent pas pour "relancer"
l'économie, il cherche à changer les choses de manière plus radicale en propo-

II Voir Brown 1996: 160ss.


12 On pourrait là encore caractériser, avec Morin, le pouvoir politique en termes de faiblesse
infinie et de force infinie. Voir supra p.20 I.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 323

sant, par exemple, une restructuration de l'économie. Comme cette dernière ne


permet pas non plus de sortir l'économie de la stagnation, les forces réformistes
se rapprochent du coeur même du problème, à savoir du "système", en préconi-
sant sa démocratisation et en abandonnant finalement le système de l'économie
de commandement avec tout ce que cela implique en termes de perte de con-
trôle administratif. 13 A chaque poussée de libéralisation de l'économie corres-
pond, au niveau politique, une augmentation des efforts de pilotage qui
s'exprime aussi dans la tentative continue du sommet politique de renforcer le
pouvoir suprême dont on espère qu'il saura canaliser et freiner la dynamique
libérée par les réformes économiques et politiques.

De la modernisation ratée à la révolution retardée "par en haut"

Le déficit de modernité se montre encore dans la conception par laquelle Gor-


batchev aborde, du moins dans un premier temps, la modernisation qui est cen-
sée permettre le rattrapage des pays occidentaux. Les objectifs de la
rationalisation du "système", de la mobilisation du facteur humain et de
l'accélération de la croissance économique traduisent des finalités qui ne se
distinguent guère de celles fixées par les prédécesseurs de Gorbatchev. 14 Elles
continuent d'être tributaires de l'idée que le "système" en soi est sain et qu'il
suffirait de stimuler et de purger le tout pour que l'économie redémarre, que les
gens se mettent à travailler de nouveau et que des fonctionnaires incorruptibles
exécutent les tâches attribuées. Et c'est encore le "bond en avant" qui est tra-
duit par les objectifs de production démesurés du 12e plan quinquennal adopté
en 1986. 15 Dans ce sens, l'accélération (uskoreniye) s'insère dans le cycle de
réformes et de stagnation, de gel et de dégel du système. A cette différence près
que les effets de la nouvelle politique du centre, visant la revitalisation d'une
économie de commandement, aggravent la crise dans un "système" qui ne
cesse d'accumuler des problèmes sans les résoudre, et qui surtout semble avoir
trouvé, sous Brejnev, un mode d'autorégulation et un modus vivendi négocié
entre les prétentions du centre et les intérêts de la périphérie. Les destinataires
du plan, les ministères, les Républiques, les administrations régionales et loca-
les, etc., perçoivent les nouveaux signaux venant du Kremlin comme perturba-
tions qu'ils contrecarrent par leurs propres routines de pilotage, par la non-

l3 , Voiraussi Rozman 1992: 51 - 53.


14 Voir à ce sujet Walker 1993: l00ss., Malia 1995a: 471ss., Heller 1990: 174ss., Simon
1993: 1-1 lss.
15 Voir infra p. 376.
324 CHAPITRE 12

application du plan ou des normes du centre, par l'établissement ou la réorien-


tation de leurs finalités particulières.
Les effets négatifs de "l'accélération" ne se manifestent pas uniquement
dans l'échec de la modernisation de la production et l'aggravation des goulots
d'étranglement dans la production, qui rendent encore plus critique
l'approvisionnement déjà précaire de la population en biens de consommation.
Les effets négatifs des réformes sur la production sont encore renforcés par les
désastres créés par les campagnes, en particulier la campagne visant
l'établissement d'un contrôle de qualité des produits (Gospriemka), la campa-
gne contre les revenus injustes ou encore la tristement célèbre campagne de
lutte contre la consommation d'alcool. 16 La campagne anti-alcool, dont nous
présentons plus loin quelques aspects, peut être considérée comme un bon
exemple des fictions sous-jacentes au type de changement préconisé par les
premières réformes sous Gorbatchev. Les campagnes sont des moyens d'action ·
privilégiés de régimes léninistes. 17 Limitées dans le temps, elles cherchent à
atteindre rapidement, par la mobilisation de moyens considérables de propa-
gande et l'emploi à grande échelle de mesures punitives de police, un objectif
particulier, généralement un changement de comportement auprès de la popu-
lation.
La campagne anti-alcool de Gorbatchev s'insère dans la lignée tradition-
nelle de campagnes périodiques contre l'alcoolisme en URSS, tout en s'en dé-
marquant par un certain nombre de caractéristiques qui concernent à la fois la
perception du problème, la finalité à atteindre et les moyens engagés pour ré-
soudre le problème. Nous trouvons ici, dans les modalités de la mise en oeuvre
de la politique anti-alcool, le modèle d'une modernisation qui se veut conti-
nuatrice d'un type d'intervention léniniste, mais qui se rend compte aussi que
des problèmes modernes exigent des réponses politiques et des formes de
communication nouvelles, adaptées à une société qui ne cesse de changer. Or,
c'est une politique qui ne veut pas rompre avec les moyens d'action du
"système" qui suscite, dans des conditions modernes, la résistance de la popu-
lation et qui, après avoir accumulé des effets désastreux, se terminera dans
l'échec. Cependant, les raisons sous-jacentes à la thématisation politique et au
choix d'une réponse prohibitionniste radicale sont révélatrices d'une nouvelle
sensibilité politique face à un problème complexe qui, désormais, ne peut plus
être passé sous silence par l'intérêt fiscal de l'Etat dans la consommation
d'alcool. 18 Dans ce sens, la coupure par rapport à l'ancien régime se manifeste

16 Pour un aperçu général de ces trois campagnes voir surtout Walker 1993: 105 - 110.
17 Voir pour le cas chinois par exemple Roth 1987: 115.
18 Depuis les années 1950, les recettes fiscales provenant de la vente de boissons alcooliques
représentent 10% à 14% des rentrées de l'Etat. Voir "Alcohol and alcohol abuse" par Vla-
dimir G. Treml Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 465, Tarschys 1993: 9s.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 325

aussi dans le traitement de l'information, des événements qui peuvent être thé-
matisés par la politique, donc forcément dans la perception de la gravité des
crises multiples auxquelles le pays doit faire face. Dans son évaluation de la
campagne anti-alcool de Gorbatchev, Daniel Tarschys 19 observe que ce sont
surtout trois facteurs qui permettent d'expliquer la radicalité de la finalité et des
moyens employés par la campagne anti-alcool. Il y a d'abord le phénomène de
l'augmentation dramatique de la consommation d'alcool au sein de la popula-
tion avec tous les effets désastreux de l'alcoolisme sur la situation sanitaire de
la population (diminution de l'espérance de vie des hommes), la vie familiale
(violence), la criminalité, ainsi que sur l'économie (discipline au travail). 20
Puis ce sont des recherches scientifiques qui rendent de plus en plus compte
de l'impact de l'alcoolisme sur l'évolution des taux de mortalité et les maladies
et, de manière générale, sur la vie sociale en URSS. La thématique est donc
présente publiquement comme information et signale l'urgence d'actions poli-
tiques. Le troisième facteur consiste en le fait que le nouveau leadership de
Gorbatchev, par sa prétention à remoraliser la société, est hautement sensibilisé
par le problème et disposé à y répondre de manière radicale. 21 Gorbatchev fait
de la campagne anti-alcool visant la "sobriété totale" dans le pays une cause
morale et pédagogique de premier ordre, qui doit être défendue de manière ri-
goureuse et exemplaire par toutes les instances de mise en oeuvre. Il ne s'agit là
de rien d'autre que d'un retour aux sources du léninisme, qui aboutit nécessai-
rement à la conclusion que c'est à un parti purifié et à ses leaders qu'il incombe
de revitaliser le socialisme par une conduite de vie exemplaire, ascétique, aux
antipodes des débauches de la nomenklatura sous Brejnev ("La sobriété est la
norme de notre vie"). C'est un volontarisme moralisateur d'un nouveau type
qui, conscient de l'obstacle que représente le fléau de l'abus de la consomma-
tion d'alcool sur la voie de la modernisation, l'emporte, dans l'adoption de la

19 Voir Tarschys 1993: 15-23. Voir aussi Walker 1993: 106s. et White 1991: 120s. et 1996.
20 Treml et Tarschys parlent d'une augmentation de la consommation d'alcool de 7 litres,
dans les années 1960, à 12 litres par habitant dans les années 1980, sans compter les 3 litres
de samogon, l'alcool de mauvaise qualité distillé en privé (Voir Tarschys 1993: 16, !'·article
mentionné de Treml et l'article "Health and welfare" de Charlotte Douglas in: Cambridge
Encyclopedia of Russia 1994: 465). Selon les sources auxquelles se réfère Chesnais
(1995:216), on peut constater qu'au début des années 1980, "plus de la moitié de la popu-
lation adulte masculine est alors composée d'alcooliques et d'ivrognes incapables de tra-
vailler et de se défendre; le nombre total d'alcooliques atteint 40 millions. La famille
soviétique consacre le quart de son budget alimentaire à la consommation d'alcool. ( ... )
L'alcool est en réalité le véritable ennemi de l'intérieur. Un Soviétique sur six naît débile
ou atteint d'une tare héréditaire liée à l'alcoolisme: il y a donc une dégénérescence biologi-
que de la société soviétique elle-même." Voir aussi Heller 1990: l 62ss.
21 Voir à ce sujet aussi le témoignage de Gorbatchev (1995: 328-331) qui mentionne à son
tour ces aspects dans son évaluation du programme anti-alcool, tout en récusant cependant
sa responsabilité pour la mise en oeuvre et l'échec de la politique correspondante.
326 CHAPITRE 12

"loi sèche", sur l'intérêt fiscal énorme dans la vente de boissons alcooliques. La
nouveauté de ce volontarisme se reconnaît, d'une part, dans les nouvelles at-
tentes de comportement adressées aux élites du parti et de l'Etat et l'effet de
démonstration attendu de ce côté sur la population, et, d'autre part, dans la mo-
bilisation d'associations volontaires au-delà du "système" s'engageant dans le
combat pour la sobriété. Or, des facteurs, tels que l'ambition démesurée de la
politique anti-alcool, l'ambiguïté dans les objectifs à atteindre, les divisions au
sein du parti et des instances de mise en oeuvre concernant la pertinence du
programme, la réduction du problème du choix des moyens d'action à des con-
traintes d'ordre administratives, ou encore la résistance des destinataires, con-
damnent la campagne d'avance. 22
La réduction radicale de la production de boissons alcoolisés au cours de la
campagne, y compris la fermeture de fabriques et la destruction de vignobles,
conduit d'abord, bien sûr, à une diminution de la consommation de plus de
60% en 1987.23 Or, dans le même temps, la réduction de l'offre étatique et la
hausse brutale des prix de l'alcool sont en grande partie compensées par une
augmentation de 200% de la consommation de samogon par habitant. 24 Là,
dans le phénomène de la distillerie d'alcool au noir, se manifeste un des aspects
les plus intéressants de la campagne. Il s'agit en fait d'une explosion
d'initiatives populaires qui représentent une mobilisation contre la mobilisation
ordonnée "par en haut". 25 Les réactions révèlent, dans les conditions d'un
contexte politico-économique en transformation, une résistance croissante des
destinataires aux décrets du centre, et à un mode de pilotage "prohibitionniste",

22 Voir White 1996: 182 ss. White (1996: 189) observe qu'en fin de compte "The failure of
the anti-alcohol campaign was, in this sense, a paradigm: it showed not just the limitations
of a policy that was determined without the direct participation of ordinary citizens, but
more generally the limitations of a system of government that denied them a share in the
management of the society in which they lived." Voir aussi Tarschys 1993.
23 La consommation est selon Treml réduite à 4.4 litres par habitant en 1987, chiffre qui at-
teint de nouveau 6 litres au début des années 1990 (Voir.l'article de Treml in Cambridge
Encyclopedia of Russia 1994: 465). White (1996: 140ss., 165) avance des chiffres sembla-
bles: En Russie, de 8.8 litres par habitant en 1985, la consommation tombe à 3.9 en 1987,
puis augmente à nouveau à 5.6 litres en 1990, pour atteindre alors le niveau avant la cam-
pagne.
24 ,
Dans la mesure où, selon Treml, la consommation de samogon a doublé, donc a passé de
3,39 litres en 1984 à env. 6.8 litres en 1987, et si l'on ajoute ce chiffre aux 4.4 litres
d'alcool étatique consommés en 1987, on obtient une consommation totale de 11.1 litres
d'alcool par habitant, à comparer aux 14.6 litres consommés en 1984. Ceci correspond à
une diminution de 24% de la consommation en 3 ans. Tarschys (1993: 23) arrive à une ré-
duction plus grande, soit 33.5% (= 9.72 litres en 1988), une différence qui s'explique par le
fait qu'il part d'une augmentation plus faible de la production de samogon. Nous supposons
que les chiffres données par Treml (in Cambridge Encyclopedia of Russia 1994: 465) sont
plus récents que ceux de Tarschys, qui se réfère à son tour aux recherches de Treml.
25 Voir Heller1990: 166s.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 327

basé sur des sanctions négatives, complètement dépassées, qui confond, à


l'instar des campagnes précédentes, les symptômes et les causes des crises en
URSS. Il s'avère qu'avec des méthodes anciennes, on ne peut tout simplement
plus résoudre un problème dont l'ampleur est directement tributaire des crises
multiples dans lesquelles le parti communiste a conduit le pays.
Nous trouvons, là encore, le face à face d'attentes de modernisation diver-
gentes: d'un côté, un régime de modernisation qui continue de croire à l'effet
pédagogique de la mobilisation par des campagnes et à l'efficacité symbolique
des interdictions, tout en prenant au sérieux la gravité des phénomènes de crises
dans la société; et, d'un autre côté, une population de plus en plus aliénée, avec
des attentes de modernisation diffuses, une population qui est d'autant plus
frustrée que le gouvernement n'est pas en mesure de compenser la
"prohibition", éliminant la liberté de boire ou de ne pas boire, par la mise à dis-
position de possibilités de consommation alternatives. La fabrication d'alcool
"maison" engendre ou renforce d'autres "effets pervers" de la campagne anti-
alcool, tels que l'augmentation de la criminalité liée à l'alcoolisme au sein des
familles ou des décès suite à l'absorption d'alcool frelaté, la naissance de nou-
velles formes de criminalité liées au commerce illégal de l'alcool. 26 La pro-
duction illégale d'alcool à base de sucre conduit avant tout à la disparition de
ce dernier des magasins, puis à son rationnement en 1989, ce qui ne pouvait
qu'augmenter le mécontentement de la population.27 Des effets plus prévisibles
de la campagne se manifestent finalement dans une aggravation dramatique de
la crise budgétaire de l'Etat, causée par les coûts immenses de la propagande et
la réduction massive des recettes fiscales.
La prise en compte par le régime de l'échec de ses premiers programmes de
réforme, de "l'accélération" de la croissance, des investissements dans
l'industrie lourde, des réformes de la bureaucratie étatique chargée de la plani-
fication et de ses diverses campagnes, confronte de plus en plus Gorbatchev et
son équipe à l'inertie du "système" et à ses failles. C'est alors que les campa-
gnes déjà lancées sous le signe de la glasnost et de la perestroïka revêtent une
dimension nouvelle et radicale.
La révolution "par en haut" peut enfin démarrer (que l'on considère les im-
plications des plenum du Comité central de janvier et de juin 1987). Les trans-
formations qu'elle préconise tentent pourtant l'impossible et réalisent un
paradoxe, à savoir l'introduction de mécanismes démocratiques et de marché
dans les conditions du maintien du "système". L'inclusion limitée du public
dans la politique va de pair avec le refus d'une opposition politique ou de
l'abandon du rôle dirigeant du parti. Et l'entreprise socialiste se voit confiée la
tâche de "s'autonomiser" dans le contexte de la propriété socialiste et de prix

26 Voir surtout White 1996: 142.


27 Voir Heller 1990: 167, White 1996: 121 ss. Walker 1993: 108.
328 CHAPITRE 12

fixés par l'Etat. Mais, sur le plan économique, l'adoption, en 1987, d'une loi
sur les entreprises étatiques et les coopératives ainsi que l'admission de ''joint
ventures" peuvent être considérées comme les premières brèches dans
l'économie planifiée.28 Car les administrations du plan perdent de ce fait le
contrôle d'une économie qui était jusqu'à présent hiérarchiquement organisée
et centralisée. Et il y a bien plus: la possibilité de créer des entreprises privées
met inévitablement en cause le fondement même du socialisme soviétique, à
savoir la propriété socialiste des moyens de production.
Sur le plan politique, la 19e conférence du parti en juin 1988 consacre les
réformes envisagées par Gorbatchev, notamment son idée de revitaliser les so-
viets par l'introduction d'un parlement bicéphale au niveau de l'Union, à savoir
un Congrès des députés du Peuple et un Soviet suprême élu par ce dernier. 29
Les effets de cette réforme constitutionnelle, qui est accompagnée de réformes
concernant le droit électoral et la modification des rapports entre appareil du
parti et appareil de l'Etat, sont, à leur tour, "révolutionnaires": la parlementari-
sation partielle du système politique prépare en quelque sorte la disparition du
parti communiste. Telle n'est cependant point l'intention de Gorbatchev, dont
les réformes tentent plutôt de réaliser une sorte de "centralisme démocratique
revisité" qui maintiendrait la différenciation existante du système politique
avec le parti au centre, tout en créant une structure de pouvoir parlementaire
parallèle et en démocratisant le parti. Or, en voulant "civiliser" et moderniser le
parti, c'est-à-dire en le soumettant à des critères de performance, de légalité, de
légitimité démocratique et en admettant les dissensions au sein du parti, Gor-
batchev met en cause la prétention totalitaire d'un parti léniniste qui ne peut pas
fonctionner ou maintenir sa domination sans répression. Les implications de
cette relativisation du parti engendrent inévitablement des conceptions diver-
gentes, au sein du parti, sur le contenu et la portée de la perestroïka. Les nou-
velles différenciations créent, dans leur sillage, des différences politiques, des
divisions au sein d'un parti hanté hier encore par son unité. La radicalité de la
modernisation politique et économique crée quasiment les adversaires des ré-
formes. Plus précisément: l'enjeu toujours plus visible de la démocratisation, le
risque croissant de la désintégration du "système", forcent les membres du parti
à afficher leur couleur, à prendre position pour ou contre la perestroïka.
L'opposition à Gorbatchev apparaît donc en cours de route. La perestroïka
"in action".n'est plus la perestroïka "in the books", dont la valeur n'est con-
testée par personne. Désormais, la perestroïka a une aile gauche et une aile
droite. Et les membres du parti seront classifiés en fonction de leur écart par
rapport à la "centralité" de Gorbatchev, soit comme adversaires conservateurs
de la perestroïka, soit comme partisans radicaux revendiquant des réformes

28 Voir Malia 1995a: 491ss. et Walker 1993: 81.


29 Voir Kieman 1993: 45s.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 329

plus rapides et plus radicales que celles défendues par le Secrétaire général.
Gorbatchev gagne ainsi la possibilité de "louvoyer entre deux plates-formes,
représentées par Eltsine et Ligatchev" et de mobiliser "l'aile gauche" contre
"l'aile droite" ou inversement. 30 L'attribution de positions de gauche et de
droite est en réalité un processus contingent, dès lors que les personnes censées
défendre les positions attribuées utilisent celles-ci de manière opportuniste, les
changent ou les abandonnent selon la situation politique ou compte tenu des
effets produits par la perestroïka. 31 Il s'agit en plus, comme nous l'avons déjà
observé plus haut, d'un processus public et extrêmement personnalisé, renforcé
par les médias qui découvrent leur affinité avec les conflits et l'agressivité
croissante des acteurs. 32 On rappellera l'effet structurant de la publication de la
fameuse lettre de Nina Andreïeva, qui permet de positionner Ligatchev comme
adversaire de droite de Gorbatchev et initiateur d'un programme "anti-
perestroïka".33 Or, dans la perspective d'un vrai communiste comme Ligat-
chev, l'enjeu se manifeste dans la déviation que représente la direction prise par
Gorbatchev par rapport à la "ligne" fixée par le léninisme, qui interdit toute
relativisation ou affaiblissement du parti. Dans ce sens, on peut présenter le
conflit entre Gorbatchev et ses adversaires comme une confrontation entre des
positions mencheviks et des positions bolcheviks, entre les partisans d'une rela-
tivisation du rôle du parti au sein du système politique (Etat-nation) et les parti-
sans d'un rôle absolu du parti comme représentant de la "classe ouvrière toute
entière" (Etat-parti). 34 Le conflit publiquement visible, et toujours plus virulent
entre le camp pro-perestroïka et le camp anti-perestroïka, accélère la désinté-
gration et ouvre déjà le spectre d'un "schisme" du parti. Ce qui se produira ne
sera pourtant pas un "schisme", mais bien la fin, une fin anticipée par le départ
successif des grands protagonistes réformistes radicaux qui laisseront Gorbat-
chev sans son "aile gauche". Par ailleurs, les divisions au sein du parti et la
montée d'une réaction de droite opposée aux réformes conduiront à la mobili-
sation des partisans de la perestroïka à l'extérieur du parti et bientôt également
à la mobilisation de forces démocratiques qui s'opposeront à leur tour à un

30 Voir Heller 1990: 296. Sur Ligatchev voir aussi Surovell 1991 et Gooding 1991: 249s.
31 Michel Heller (1990: 297) observe que "les déclarations des leaders des ailes 'droite' et
'gauche' ( ... ) ne constituent pas un programme cohérent et( ... ) ne se distinguent guère de
celles de Gorbatchev. Si on les étudie sur les cinq dernières années, on s'aperçoit que le
Secrétaire général et Président a lui-même pris ces positions, puis s'en est éloigné, y est re-
venu, les a reniées à nouveau, et ainsi de suite. Les adversaires de Gorbatchev sont des
hommes politiques qui se contentent de reprendre ses opinions, au moment où lui-même en
a changé."
32 Voir supra p. 302.
33 Voir à ce sujet Heller 1990: 288 et nos observations supra p. 298.
34 Voir Jowitt 1992b: 237 - 248.
330 CHAPITRE 12

Gorbatchev tergiversant, empêtré dans les ambiguïtés de ses projets et ambi-


tions politiques, et s'orientant de plus en plus vers les forces de la réaction.

L 'autodynamique d'une révolution "par en bas"

La désintégration du "système" et la redifférenciation interne du système poli-


tique vont de pair. La perspective de la reconstruction d'un système politique
digne de ce nom et la nouvelle culture de communication symbolisée par la
glasnost indiquent que le changement est possible en URSS. La révolution "par
en haut" prépare la révolution "par en bas"; elle déclenche des processus spon-
tanés à l'extérieur du "système". La dynamique des réformes limitées et con-
trôlées par le parti cède le pas à la dynamique incontrôlable mise en marche par
une population qui découvre la possibilité de communiquer, d'agir, la possibi-
lité de s'organiser à l'extérieur du "système", d_e créer des associations, des
mouvements sociaux, partis politiques, groupes, etc., pour exprimer ses inté-
rêts, son mécontentement des conditions de vie, pour défendre une cause ou
encore pour s'opposer à la politique officielle. 35 La glasnost signifie dans ce
cadre que la mobilisation de la protestation peut désormais compter avec
l'opinion publique et, par ce biais, avec un public qui peut être acquis pour ap-
puyer une cause publique. Or, une protestation ou une dissidence publiquement
acclamée ne traduit pas encore une capacité organisationnelle, une présence
comme mouvement de masse et, de ce fait, une. influence politique. Un mou-
vement d'opposition n'est pas une opposition politique, tant que celle-ci n'est
pas présente, au sein du système politique, comme personnel et programme
alternatif d'un parti politique disposé à assumer des fonctions gouvernementa-
les. L'auto-organisation sociale à l'extérieur de l'Etat-parti conduit à la ques-
tion de savoir comment avoir accès au "système" et le transformer depuis
l'intérieur.
L'événement-clé, qui indique aux nouveaux mouvements une première
porte d'entrée, est la perspective d'élections semi-libres pour le Congrès des
députés du Peuple, qui auront lieu en mars 1989, et les élections législatives au
niveau des Républiques de 1990. En répondant à l'appel de Gorbatchev à for-
mer des mouvements de soutien à son programme de "démocratisation", de
nombreux mouvements informels saisissent, surtout à partir de 1' été 1988, les
nouvelles libertés politiques (limitées) pour se constituer comme mouvements
politiques, des fronts populaires qui sont souvent basés sur des alliances avec

35 Voir, au sujet de la formation de mouvements politiques, surtout les contributions in


Hosking/Aves/Duncan (éd.) 1992. Voir aussi Afanassiev 1992: 134ss., Remington 1992:
134ss., Malia 1995a: 503ss. et Walker 1993: 140ss.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 331

des membres réformistes du parti. 36 L'auto-organisation de ces mouvements au


niveau des villes, des régions ou des Républiques, se réalise dans les conditions
d'un régime à parti unique qui contrôle l'accès à la totalité des ressources orga-
nisationnelles et matérielles. C'est dire aussi que les chances de succès de ces
mouvements dépendent largement de la disposition des appareils locaux du
parti à s'entendre avec ceux-ci.37 Néanmoins, pour la première fois, ces fronts
populaires peuvent désigner leurs propres candidats et les présenter comme
alternative démocratique aux candidats communistes, pour lesquels le jeu de la
démocratie ne semble toujours servir à rien d'autre qu'à la confirmation des
hommes du système de la nomenklatura. L'idée de choix politique s'impose
donc en force face à l'élection-alibi, exercice d'acclamation de routine pour les
notables du parti. La campagne électorale permet aux fronts populaires de ren-
forcer le soutien populaire et d'établir dans de nombreuses circonscriptions des
candidats réformistes "anti-apparatchik" qui l'emporteront dans un nombre
considérable de cas sur les notables du parti38 , ceci en dépit des machinations
de ce dernier pour empêcher la candidature ou l'élection de candidats indépen-
dants et surtout en dépit du fait que le parti a programmé sa propre victoire en
s'attribuant le droit, dans la nouvelle loi électorale, de désigner lui-même 750
députés, soit un tiers des 2250 membres du congrès à élire. 39 Ce qui est déjà
frappant. dans les élections de 1989, puis dans les élections républicaines de
1990, est le succès des candidats indépendantistes, élus dans les Républiques
orientées vers l'indépendance du pays, en particulier les pays baltes. Nous re-
viendrons plus loin sur les conditions particulières de ce succès.
Les débats télévisés du congrès des députés, qui tient sa première session
fin mai 1989, confrontent pour la première fois le public à un centre de pouvoir

36 Manifestement, les communistes réformistes ont joué un rôle-clé dans l'organisation des
mouvements sociaux comme fronts populaires censés maintenir le rythme des réformes po-
litiques. Or, cette idée, soutenue par Gorbatchev, implique en fait aussi une incitation à
l'autonomisation des mouvements. Hudelson (1993: 141) observe que "The reform com-
munists assumed that the Popular Fronts would work within the framework of the reform
Communist vision; but in encouraging the formation of the Popular Front organizations, the
reform Communists helped to create the organizational means by which the non-communist
and anti-communist elements within the Popular Fronts could take independent political
action."
37 Voir Walker 1993: 148ss.
38 Plus de 50 premiers secrétaires de comités régionaux et locaux du parti ne seront pas réélus.
Voir Simon 1993: 75.
39 87.6 % des élus font partie du PCUS tout comme 85.3% des candidats inscrits. Le parti
communiste étant le seul parti, l'alternative se présentait dans de nombreux cas comme
choix entre un candidat-membre du parti réformiste ou "libéral" et un candidat-membre du
parti moins réformiste ou conservateur. Pour les modalités de cette élection, voir Walker
1993: 126ss.; Brown 1996: 188ss., ];Jrown in Cambridge Encyclopedia of Russia 1994:
134; Malia 1995a: 51 lss.; Mommsen 1996: 93ss. et Torke 1993: 157.
332 CHAPITRE 12

politique autre que celui du parti. Les effets de mobilisation sur la communica-
tion publique seront énormes. La glasnost prend une nouvelle dimension à par-
tir du moment où les députés élus osent exprimer publiquement, et sans être
entravés dans leur liberté d'opinion, la critique des appareils du parti et des
conditions de vie en URSS. En dépit du fait que les deux chambres législatives,
le Congrès des députés et le Soviet suprême, élu par le premier, sont dominées
par une majorité de députés communistes "obéissant de manière agressive"
(Afanassiev), et consacrant le pouvoir de Gorbatchev, elles deviennent une
arène expérimentale du conflit politique qui sera reproduit et renforcé par les
médias. Ces derniers contribuent à leur tour, par le biais de l'opinion publique,
au renforcement d'une communication conflictuelle dans les deux assemblées.
Malgré la victoire du parti et ses "filtres antidémocratiques", les élections de
1989 auront donc renforcé ce qu'elles étaient censées éviter, à savoir le conflit
et la polarisation au lieu du large consensus souhaité par Gorbatchev.
Avec la création du Groupe interrégional des députés en juillet 1989, se
constitue une première forme d'opposition politique qui tente de s'établir
comme unité d'action dirigée contre le pouvoir du parti communiste.40 A ce
titre, le Groupe interrégional sera un puissant catalyseur du processus de diffé-
renciation-multiplication des nouvelles forces politiques. La formation du
groupe parlementaire communiste Soyouz, en réaction contre l'établissement
du Groupe interrégional poursuivra le processus de fractionnement au sein du
parti communiste, qui reste la force politique principale. 41 Cette force sera
pourtant rapidement vidée de sa substance. Les ruptures se suivront les unes
après les autres, en particulier à partir du printemps 1990, lorsque, dans le
sillage des élections républicaines, l'érosion du parti s'accélère avec la sortie
successive des leaders réformistes et de milliers de leurs partisans. 42 En juillet
1990, la démission la plus spectaculaire sera celle de Boris Eltsine qui aura éta-
bli à ce moment, et grâce aux mouvements démocratiques russes, sa nouvelle
base de pouvoir là où les forces politiques se reconstruisent, au niveau républi-
cain, en Russie.
En évaluant les effets de cette première grande poussée de démocratisation,
mise en marche par les élections de 1989, puis par celles, plus libres et plus
compétitives, de 1990 au niveau des Républiques (soviets locaux et républi-

40 393 des 2250 députés font partie de ce groupe qui veut, sous la conduite notamment
d'Andreï Sakharov, de Boris Eltsine, de Jouri Afanassiev et de Gavriil Popov, radicaliser
les réformes de Gorbatchev. Voir Afanassiev 1992: 142s. et 156. Walker 1993: 142s., Si-
mon 1993: 75.
41 Le 4e Congrès des députés du Peuple, qui aura lieu en décembre 1990, connaîtra déjà 15
fractions de députés. Les fractions les plus fortes sont les communistes (730 députés), le
groupe Soyouz (561), le groupe du secteur agraire ( 431), des ouvriers ( 306), des forma-
tions autonomes (239) et le Groupe interrégional (229). Voir Marquardt 1991: 442.
42 Voir Duncan 1992: 109.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 333

cains), on retiendra d'abord le fait que ces élections conduisent à une politisa-
tion et à une pluralisation extraordinaire dans un pays où l'apolitisme imposé
par le parti était la règle. En même temps, elles sont un formidable catalyseur
de la désintégration et de l'éclatement du PCUS, qui ne doit pas seulement faire
face à une prolifération de centaines de nouveaux partis et de groupements po-
litiques, mais aussi et surtout à une polarisation énorme entre ses ailes conser-
vatrices et réformistes. Dans ce sens, l'explosion de la communication, dont
nous avons parlé, implique tout autant la multiplication, elle aussi, explosive,
de thèmes et d'acteurs politiques, accompagnée d'une fragmentation excessive
des forces politiques à l'extérieur et au sein du parti. Les élections rendent en-
core plus visibles les contradictions sous-jacentes à une idée de démocratie im-
possible et paradoxale qui cherche à combiner la souveraineté populaire avec le
maintien d'un régime à parti unique. Ainsi, elles agrandiront encore le fossé
entre le "système" et une population indignée par les restrictions politiques im-
posées par le parti. 43 Or, c'est l'établissement d'une structure duale ou paral-
lèle, forcément instable, du pouvoir au niveau de l'Union qui rend
complètement désuet le monopole du pouvoir du parti. En février 1990 celui-ci
abandonnera formellement sa prétention en supprimant l'article 6 de la Cons-
titution fixant le rôle dirigeant du parti.
Les élections de 1989 au Congrès et au Soviet suprê!Ile créent une légitimité
qui met en cause celle du parti. Dans les Républiques, les élections législatives
de 1990 produisent à leur tour une légitimité démocratique qui menace les
échelons inférieurs du parti. Celui-ci ne peut plus se référer à sa propre légiti-
mité, à la volonté générale de la "classe ouvrière" incarnée dans le parti: le face
à face de la volonté du peuple et de la volonté du parti ne durera pas. Comme
nous l'avons déjà remarqué dans le contexte de nos observations sur le carac-
tère totalitaire du système, à partir du moment où le "système" renonce à une
partie de son pouvoir, en permettant l'établissement de structures politiques en
soi incompatibles avec sa nature, l'entrée en politique de forces non-
communistes, la formation d'une opposition politique ou encore la "déviation"
et la sortie des membres réformateurs du parti, il se désintègre nécessairement
et devient autre chose. 44

43 Afanassiev (1992: 136) observe à ce sujet et dans le contexte des élections de 1989 que la
"politique malicieuse" de la direction du parti visant l'introduction de la démocratie tout en
se réservant d'avance la majorité au Congrès, "autorisa en fait indirectement ce qu'elle
n'avait pas prévu: la transformation de la campagne électorale en une authentique révolu-
tion populaire contre la dictature bureaucratique. Cette explosion eut comme principaux
foyers Moscou, qui a élu démocratiquement le disgracié Boris Eltsine, et Leningrad, qui a
non seulement infligé une gifle retentissante à sa propre direction locale, mais aussi à toute
la mafia des dirigeants moscovites."
44 Voir nos observations supra p. 195ss. Au sujet de la nécessité d'une institution "extra-
structurelle" permettant de faire éclater le "système" voir Hosking/Aves/Duncan 1992: 203.
334 CHAPITRE 12

L'entrée des mouvements de protestation sur la scène politique fait surgir la


question des conditions du succès de la mobilisation politique et, par là, à la
finalité politique et au degré d'organisation des ces mouvements. Les élections
de 1989 et de 1990 ne renvoient p~s uniquement à la différenciation au sein du
système politique soviétique de structures démocratiques coexistant avec celles
du parti communiste, ou à la fragmentation du parti. Elles mettent surtout au
jour le retour en force d'un autre clivage, à savoir la différence cen-
tre/périphérie, la réalité incontournable des Républiques redécouvrant leurs
identités nationales, qu'elles revendiquent face à une Union désemparée et qui
se désintègre. Dans les pays baltes, le succès électoral écrasant des mouve-
ments nationaux fait de la demande d'indépendance une cause nationale dont
les nouveaux gouvernements des Républiques tireront leur légitimité pour dé-
fendre une identité collective reconstruite. Le succès des mouvements sociaux
dans les Républiques (surtout dans les pays baltes, puis en Moldavie, Arménie,
Géorgie, Ukraine, Biélorussie et finalement en Russie) montre que la mobilisa-
tion politique passe par la mobilisation des identifications ethniques. Précisons
cependant que, contrairement aux mouvements indépendantistes des Républi-
ques non-russes qui n'opèrent pas au niveau de 1' Union, celle-ci est le champ
d'action des mouvements démocratiques en Russie, qui s'engagent en faveur
d'une transformation démocratique de l'URSS et non pour la destruction de
celle-ci. 45
A y regarder de plus près, on se rend compte qu'au fur et à mesure que la
glasnost et la perestroïka se généralisent et déploient leur propre dynamique,
les réformes, préconisées et portées d'abord par les mouvements démocratiques
(universalistes) des grandes villes russes, se transforment en enjeu d'une libé-
ration nationale. Avec Thomas Remington, on pourrait parler d'une

45 En Russie, l'idée de la rupture avec l'URSS apparaît dans le contexte des élections républi-
caines en mars 1990. Contrairement aux Républiques non-russes où l'idée d'indépendance
nationale, facteur unificateur, est portée par de puissants mouvements démocratiques, la
question nationale en Russie est occupée par des forces conservatrices et par l'extrême
droite, donc par des mouvements qui se trouvent aux antipodes des mouvements démocra-
tiques engagés dans la voie de la perestroïka. Il est par ailleurs difficilement concevable de
partir, dans le cas de la Russie, d'une idée de "libération nationale", dès lors que la Russie
est identifiée à l'impérialisme soviétique et, historiquement, à une nation impériale. De
plus, contrairement aux membres réformistes du parti communiste dans les Républiques
non-russes, l'establishment communiste régional et local en Russie est opposé à une démo-
cratisation du pays. Les forces démocratiques se diviseront, dans cette question de la na-
tion, surtout à partir de la confrontation entre Gorbatchev et Eltsine. Duncan (1992: 108)
observe que ce sont des raisons d'ordre idéologique qui empêchent l'établissement d'un
front populaire russe appuyé par une majorité de la population. En 1990, le parti commu-
niste soviétique représente toujours la force politique principale en Russie, divisée certes,
mais absorbant, jusqu'au coup d'Etat en 1991, la grande majorité des références politiques.
Voir aussi Simon 1993: 168.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 335

"républicanisation" des mouvements sociaux. 46 Au plus tard avec les élections


républicaines de 1990, la réalité soviétique "globale" s'estompe devant les réa-
lités normatives du territoire local. Même en Russie, qui est la scène des tenta-
tives du centre, mais aussi d'une bonne partie de l'intelligentsia, de maintenir
l'Union, le mouvement démocratique se
"russifie".47 Ce qui implique que le
"système" perd son centre-Moscou dans un double sens: par la perte de l'unité
symbolique et réelle du parti et par la perte du contrôle politico-administratif de
la périphérie. Car, en fait, le parti communiste ne se fragmente pas uniquement
au niveau de l'Union, i;nais aussi et surtout en se "localisant" et se
"nationalisant" à son tour en concertation avec les nouvelles forces républicai-
nes. L'unité symbolique du centre étatique "URSS'', représentée par l'unité du
parti, disparaît dans la multiplicité des unités politiques territoriales que
l'empire a tant nié dans leur réalité politique autonome. Le système politique
"soviétisé" se voit resegmenté en Etats-nations qui se reconstruisent à leur tour
sur la base de leurs propres règles d'exclusion et d'inclusion, en fonction de
critères ethniques, linguistiques, territoriaux, etc. Ces derniers sont susceptibles
d'entraîner de nouvelles différenciations politiques, dès lors que l'homogénéité
ethnique visée par les nations reconstituées reproduit forcément les clivages
centre/périphérie et majorité ethnique/minorité ethnique. Ainsi, de nouvelles
exclusions, accompagnées de nouvelles revendication~ indépendantistes, peu-
vent se substituer aux exclusions et inégalités produites jadis par le centre so-
viétique, discriminations qui ont engendré les mouvements nationaux.
Avec la conquête démocratique des Républiques par les mouvements natio-
naux se fixe le destin du "système soviétique", qui contient tout à coup, à la
fois au niveau de l'Union et à celui des Républiques, des structures politiques
autonomes, démocratisées, incompatibles avec la raison d'être de l'URSS. Or,
le "miracle" de la renaissance de l'Etat-nation démocratique ne se crée pas dans
le vide et surtout pas au sein de la réalité de la société organisée du parti-
unique. On ne fait pas éclater un système totalitaire par la simple logique de la
"dissidence". Le discours sur les droits de l'homme ou sur la démocratie ne
mine pas sans autre le pouvoir des milliers d'apparatchik locaux et régionaux.
La pénétration du "système" par les mouvements démocratiques présuppose
une capacité de mobilisation considérable et, par là, des ressources organisa-
tionnelles. Dans la mesure où un mouvement de protestation ne se contente pas
d'une apparition périodique dans les médias, qui témoigne de son existence
plus ou moins éphémère, il doit transformer l'instabilité de son système en une
structure d'organisation politique plus stable et préparer une existence comme

46 Voir Remington 1992: 142.


47 Voir l'article de Jean-Marie Chauvier "De l'URSS à la Russie" in L'Etat de toutes les Rus-
sies 1993: 180, 180-190.
336 CHAPITRE 12

parti politique qui cherche l'accès au pouvoir politique en mobilisant l'électorat


au moyen de thèmes politiques appropriés.
Le fait, qu'à partir de 1990, les candidats indépendantistes élus siègent dans
les parlements de leurs Républiques, soit en y détenant une majorité, soit en
s'établissant comme opposition politique minoritaire, montre dans quelle me-
sure les fronts populaires étaient à même de s'organiser comme force politique
majeure, d'organiser un soutien populaire massif et de s'ériger en représentants
légitimes de la cause nationale. La révolution "par en bas" a ceci de particulier
que les mouvements démocratiques instrumentalisent la dynamique des réfor-
mes politiques mises en marche "par en haut", en les combinant avec des spéci-
ficités locales, avec des thèmes et des événements qui peuvent être exploités
dans le but de déclencher une résonance massive parmi la population locale.
Dans les conditions socialistes de la société organisée sans intérêts organisés, le
point de rattachement primaire de l'action collective de mouvements de pro-
testation peut être trouvé dans les appartenances ethniques de la population,
donc dans la mobilisation d'autodescriptions en termes d'identités collectives.
Les chances de succès d'un mouvement d'opposition sont tributaires de sa ca-
pacité à condenser et à exprimer l'unité nationale sur fonds du combat contre le
"système" communiste.48 Autrement dit, ce qui est en jeu, c'est le degré de
correspondance et d'identité politique créé entre la population et un mouve-
ment de protestation. 49 Le mouvement démocratique trouve dans sa popularité
et le populisme le moyen qui lui permet de mettre en cause la puissance organi-
sationnelle du parti. so Le populisme est le moyen de mobilisation adéquat dans
un contexte politique caractérisé à la fois par la perspective d'un changement
du pouvoir politique (élections) et le refus quasi-total du régime, de ses
"préfets" et apparatchiks locaux, par la population. Dans les Républiques non-
russes, les réformes politiques ne renvoient pas à l'engagement pour une URSS
plus démocratique, mais à la mobilisation des masses contre l'URSS. La pro-
jection de l'unité de la nation, de l'intérêt national, est le rempart à partir du-
quel la population redécouvre ses intérêts politiques et surmonte la société sans
classes, la société des intérêts de la classe ouvrière monopolisés par le parti
unique. Début 1990, juste avant les élections républicaines, la Russie connaîtra

48 Le degré de cohésion et de représentativité ethnique d'un mouvement de protestation ex-


plique aussi les difficultés croissantes du régime d'opprimer l'opposition. Remington
(1992: 130) observe à cet égard: "At any given level of modemization, the critical condi-
tion determining the likelihood that transition will result in democracy is the degree to
which the opposition can raise the costs to the regime of suppressing it; these costs are
higher to the extent that the opposition is well organized, normatively cohesive, and suc-
cessful in rallying popular support."
49 Voir Hosking/Aves/Duncan 1992: 205.
50 Sur l'aspect populiste du mouvement de protestation voir Remington 1992: 136 et 138.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 337

à son tour une mobilisation politique massive de la population, qui est dirigée
contre le parti communiste soviétique.
La voie vers la libération nationale et/ou l'émancipation de la domination
omniprésente du parti communiste soviétique n'est pas tracée d'avance. Des
facteurs catalyseurs et détonateurs radicalisent l'opinion publique et les mou-
vements d'opposition. Des événements particuliers, donc le _hasard, déploient
des effets multiplicateurs, une dynamique qui peut être exploitée par les mou-
vements démocratiques ou par les communistes réformistes plus ou moins op-
portunistes qui découvrent la cause républicaine. Dans plusieurs Républiques,
c'est dans le contexte de la problématique de la protection de l'environnement
que naît une protestation écologiste qui se transforme rapidement en mobilisa-
tion pour l'indépendance du pays. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl51
représente sans aucun doute un facteur catalyseur de première importance dans
la naissance d'une conscience nationale et de mouvements nationaux (par
exemple en Ukraine et en Bié/orussie). 52 Notons aussi, dans ce contexte, que
ce sont les conditions de vie et de travail catastrophiques qui sont, entre 1989 et
1991, surtout en Russie, Ukraine et en Biélorussie, à l'origine d'actions de
grève massives (grèves des mineurs dans les régions industrielles de Kouzbass,
du Donbass et de Vorkouta), conduisant à la naissance de mouvements ou-
vriers, dont les demandes sectorielles concernant l'amélioration des conditions
de travail se transforment promptement, à leur tour, en protestation contre le
parti communiste. La politisation du mouvement de grève renforce de manière
considérable la dynamique des réformes et par là aussi les mouvements démo-
cratiques. 53 Il est évident que dans les conditions de l'absence de marchés auto-
organisés ( capital et travail), la protestation organisée du mouvement ouvrier se
dirige forcément contre les organisations responsables qui prétendent diriger et
contrôler l'économie, à savoir le parti.54

51 Voir nos observations infra p. 377.


52 Voir les articles de Nicolas Werth sur la Biélorussie, l'Ukraine et la Moldavie in L'Etat de
toutes les Russies 1993: 227ss., 233ss., 247ss. Voir aussi Remingt0n 1992: 134s.
53 L'absence d'un mouvement ouvrier russe organisé à l'instar du mouvement Solidarité en
Pologne, orienté vers la libération nationale, s'explique par des facteurs, tels que le faible
degré organisationnel du mouvement, sa fragmentation qui l'empêche de s'organiser au ni-
veau de l'Union, la faiblesse des liens avec le mouvement démocratique, les divergences
par rapport à la direction des réformes économiques, ou encore la faiblesse de !'identité na-
tionale. Voir Aves 1992: 138ss., Rutland 1991: 287ss.; Simon 1993: 92s., Remington 1992:
135ss.
54 Comme Remington (1992: 137-139) l'observe, une société sans classes, dominée par le
pouvoir communiste, ne permet pas l'expression d'intérêts de classe ou de propriété. Voir
aussi nos remarques supra p. 142, note 5. Les divisions imposées par le pouvoir se superpo-
sent aux autres divisions sociales. Nous trouvons, là encore, l'exemple d'une dédifféren-
ciation politique réalisée au niveau de la représentation des intérêts organisés.
338 CHAPITRE 12

Dans d'autres Républiques, ce sont des projets industriels, ou la prise en


compte du désastre créé par l'industrialisation forcée du pays par le pouvoir
soviétique, qui renforcent, par le biais de manifestations écologistes, la radicali-
sation des mouvements indépendantistes. On mentionnera, par exemple, le
projet d'exploitation d'un gisement de phosphorite en Estonie par le pouvoir
central de Moscou. 55 En Arménie, la conscience croissante d'une situation
écologique alarmante et l'incapacité des autorités soviétiques à remédier aux
effets catastrophiques de l'industrialisation déplacent le débat écologiste au
plan de l'indépendance nationale. La protestation écologiste se fond avec le
mouvement indépendantiste. Au Kazakhstan, les effets catastrophiques des es-
sais nucléaires réalisés par l'armée soviétique sur la population et
l'environnement conduisent à la naissance d'un puissant mouvement antinu-
cléaire qui se transformera en mouvement d'opposition. 56 Ailleurs, l'opinion
est mobilisée par les conflits non résolus du passé et les confrontations violen-
tes du présent, par exemple, la question linguistique (Moldavie), ou la question
séculaire concernant le contrôle de territoires qui déclenche un conflit armé
entre · deux Républiques (Arménie et Azerbaïqjan concernant le Haut-
Karabakh), ou encore à partir d'un événement contingent comme un massacre
au cours d'une manifestation, etc. (l'armée soviétique en Géorgie). En Asie
centrale, ce sont le colonialisme russe arrogant et les modalités de la répression
communiste locale qui sont à l'origine d'un nationalisme anti-russe et anti-
communiste, fondé sur la mobilisation d'identités ethniques et/ou islamiques. 57
De manière générale, la prise de conscience des menaces écologiques et de
l'étendue de l'exploitation politique, économique et culturelle du pays par la
domination soviétique, ainsi que de l'insuffisance des réformes de Gorbatchev,
renvoient directement à la précarité de l'existence nationale et donc aussi à
l'histoire. 58 C'est, là encore, dans le contexte des réformes politiques que les
vestiges et traumatismes refoulés du passé refont surface, qui, lors de leur
commémoration collective, sont à leur tour mobilisés et mis au service de la
reconquête de l'autonomie nationale. De la sorte, les catastrophes du passé re-

55 Voir l'article de Gaëlle Le Marc sur l'Estonie in L'Etat de toutes les Russies 1993: 157 -
161. Voir aussi Feshbach 1991: 57.
56 Voir Rashid 1994: 37 et 122s., Grobe-Hagel 1992: 132ss.
57 Voir Rashid 1994, Grobe-Hagel 1992, Taheri 1990.
58 On peut parler avec Nicolas Werth d'un terreau "ethno-écologique" à partir duquel se dé-
veloppe le sentiment national (Voir l'article "Ukraine" in L'Etat de toutes les Russies 1993:
233). On retiendra dans ce contexte la ressemblance avec la situation dans certains pays de
l'Europe centrale, par exemple la Hongrie, où la mobilisation des masses est basée surtout
sur la redécouverte de la dimension historique (l'actualisation de la révolution de 1956), la
mobilisation de la sensibilité écologique (le projet de construction de la centrale hydrauli-
que Gabcikovo-Nagymaros) et la prise en compte croissante de la répression des minorités
hongroises en Roumanie. Voir Varga 1991: 170.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 339

joignent celles du présent; elles sont les points de repère qui permettent de mo-
biliser la population au nom de l'unité nationale, une population en quête d'une
normalité autre que soviétique et découvrant dans le discours sur la nation les
symboles et la sémantique qu'elle est en mesure de comprendre. L'échec de la
modernisation socialiste provoque la recherche d'une modernisation
"encadrée", prise en charge par les nouvelles élites modernisatrices de la nation
dont font partie les membres plus ou moins réformistes de l'ancien régime. La
direction que prendra la modernisation politique et économique après
l'indépendance est là encore fonction du niveau de modernisation déjà réalisé,
en particulier du niveau de vie et d'urbanisation, du degré d'homogénéité eth-
nique de la population, mais aussi du degré de modernité atteint dans la culture
politique du pays.
Les modalités de la libération nationale et de la transition démocratique
montrent typiquement que la nation est à la fois une notion d'inclusion et d'ex-
clusion. C'est à partir de cette formule d'identité politique que l'Etat a organisé,
depuis la Révolution française, l'inclusion de la population dans les systèmes
fonctionnels (par des rôles publics, des droits et obligations~ tels que scolarité
obligatoire, droit de vote plus ou moins obligatoire, service militaire obliga-
toire, etc.), tout en interdisant cette participation à ceux qui n'étaient pas consi-
dérés comme membres de la nation. Certes, pour les pays post-communistes, il
s'agit de (re-)créer les nouvelles ou anciennes identités politiques, les centres de
décision étatiques indispensables. Dans ce sens, il s'agit d'organiser l'inclusion
d'une population dans un système politique et de la constituer comme "peuple"
d'un Etat, là où elle était auparavant exclue de toute forme de participation po-
litique. Or, dans l'espace post-communiste, il y a aussi l'autre face de la nation,
celle de l'exclusion, qui éclate au grand jour, en particulier dans des régions où
les questions concernant des frontières et/ou des conflits interethniques n'ont
jamais été réglées.
Les mouvements démocratiques qui se battent pour la reconquête de
l'indépendance du pays, donc pour un cadre territorial d'auto-organisation po-
litique, doivent être distingués des mouvements qui mobilisent la référence na-
tionale pour exprimer leurs aversions racistes, anti-occidentales ou
antidémocratiques. Nous pouvons, là encore, renvoyer à l'importance de l'effet
de démonstration qui ne déclenche pas forcément des réactions positives. Le
décalage observé entre l'Occident et un socialisme soviétique qui a échoué, à la
fois au niveau économique et politique, peut être le catalyseur d'un mouvement
de modernisation qui combine la finalité du rattrapage des pays occidentaux et
de la démocratisation avec la question nationale, l'indépendance du pays.
L'autonomie du pays est la condition nécessaire à partir de laquelle l'Etat-
nation, absorbé jadis par le parti, et l'économie locale peuvent être reconstruits.
Dans le cas contraire, l'effet de démonstration renvoie à "l'étranger hostile", à
une aliénation, ou provoque un refus du type de modernisation symbolisé par
l'Occident et un retranchement de mouvements réactionnaires dans le nuage
340 CHAPITRE 12

d'une idéologie communautaire et régressive. Que l'on considère ici les diffé-
rences entre, d'une part, les mouvements démocratiques en Russie ou les mou-
vements indépendantistes des pays baltes, et, d'autre part, les mouvements
nationalistes russes, dont les visées impérialistes et chauvinistes permettront
aux anciens communistes de récupérer la thématique nationale pour pen·ser la
Russie, à l'instar de l'ancien régime, en termes d'une puissance impériale. 59

Une tentative de "restauration" et la disparition de l'URSS

Au cours de 1990, la désintégration du parti communiste à tous les niveaux,


l'effondrement concomitant de l'économie planifiée, accompagné de
l'aggravation de l'approvisionnement de la population et des conflits sociaux
(grèves), ainsi que l'éclatement de l'Union débouchant sur la reconstruction
d'un pouvoir politique démocratisé au niveau des Républiques, annoncent très
nettement la fin du système central et donc la disparition possible de l'URSS.
La perestroïka n'est déjà plus qu'un souvenir. Le sommet politique del' Union
ne représente plus aucune unité d'action ou de régulation crédible. La dynami-
que de l'action, de la reconstruction politique ne part plus du centre, mais des
Républiques. Un système en décomposition rencontre, en son sein, la multipli-
cité chaotique de nouvelles structures politiques qui, sur la voie vers
l'autonomie, doivent achever le processus de détachement de l'étreinte du parti.
Nous pourrions dire aussi, pour paraphraser une observation notoire, que la
phase finale du "système soviétique" est caractérisée par le fait que l'ancien
régime n'est plus en mesure d'empêcher le surgissement de forces nouvelles
autonomes, mais suffisamment puissant pour retarder et perturber le change-
ment politico-économique par ses menaces, par la simple existence et l'inertie
de ses appareils. Ce qui est encore décrit comme "système politique soviétique"
se trouve manifestement dans l'impasse d'une multitude de centres de pouvoir
à tous les nivaux (surtout le parti et les soviets) qui se concurrencent et se met-
tent en cause mutuellement sans que l'un d'entre eux n'ait la possibilité de
l'emporter sur les autres. Le centre du pouvoir soviétique du parti ne symbolise
plus le centre étatique. Celui-ci s'est décomposé en unités nationales qui sont
en train de se reconstruire à leur tour comme unités étatiques, sans pour autant
disposer des ressources et attributions classiques du pouvoir pour se présenter
comme puissance étatique. Le pouvoir légitime ne coïncide pas avec le pouvoir
effectif.
Il s'agit, là encore, d'évolutions asynchrones, dès lors que le rythme et la
finalité de la modernisation politique déclenchée "par en bas" dépassent et
contredisent ce que le centre au niveau de l'Union entend par changement. Ce

59 Voir nos observations supra note 45.


LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 341

qui se passe dans la société dépasse de toute façon les limites cognitives des
anciens apparatchiks communistes, prisonniers de leurs simples catégories de
pouvoir. Ils aimeraient vivre encore dans l'ordre de la société organisée, mais
ne rencontrent que le désordre d'une modernité qui se met en place et qu'ils ne
comprennent pas. Tandis que les mouvements démocratiques dans les Républi-
ques et au niveau de l'Union préconisent un avenir sans communisme, donc
aussi sans URSS, les partisans d'une normalisation du pouvoir soviétique refu-
sent la mise en cause de l'Union. Et là où les démocrates et/ou nationalistes
républicains raisonnent en termes nationaux ou en fonction d'appartenances
ethniques, leurs adversaires continuent de voir dans URSS l'objet de leurs ap-
partenances premières, une entité politique qui ne sera bientôt plus qu'une abs-
traction, sans pays, sans peuple, sans citoyenneté soviétique. Comme par un
effet de balancier, les forces déclenchées par les réformes provoquent un mou-
vement contraire, elles conduisent à la mobilisation des forces réactionnaires
qui pensent pouvoir arrêter et stabiliser la désintégration de l'Union et du parti.
La dynamique centrifuge des Républiques provoque une dynamique centripète:
la quête d'un centre perdu répond aux tentatives plus ou moins réussies de
quitter ou de mettre en cause l'organisation "faîtière" soviétique.
De même, l'effondrement de l'économie socialiste conduit à son tour à la
tentative de rétablir le contrôle politique d'une économie déboussolée, dans
laquelle les forces du marché sont toujours bloquées par les structures politico-
administratives du "système" et une réforme économique qui ne sait pas si elle
veut ou peut se débarrasser des anciennes structures et créer les conditions po-
litiques et juridiques du passage à une économie basée sur la propriété privée.
Le nouveau et l'ancien se bloquent mutuellement. Dépassé par les événements,
le centre veut s'imposer à nouveau comme centre et sommet politique. Les for-
ces conservatrices commencent à s'organiser, parlent publiquement d'un vide
du pouvoir et de la nécessité de rétablir l'autorité perdue de l'Etat (soviétique),
si besoin est, avec la force et en imposant un Etat d'urgence. Et Gorbatchev
devra choisir enfin son camp. En tant que communiste réformiste, il vacille
entre les pôles de la "gauche" et de la "droite", entre, d'une part, les forces du
nouveau, favorables à la démocratisation et au marché, et, d'autre part, celles
de l'ancien régime, retranchées dans les derniers basions de la domination
communiste.
Une position centriste ne peut être tenue que si elle est symbolisée de ma-
nière plausible et si les écarts entre les deux pôles ne sont pas trop grands. Elle
a pu convaincre au début du processus de réforme, lorsqu'il s'agissait surtout
de mobiliser les forces réformistes et de surmonter la résistance des forces con-
servatrices. En 1990, au vue des effets désintégrants créés par les réformes, les
finalités politiques des deux camps sont mutuellement incompatibles. Gorbat-
chev se trouve au milieu, dans l'illusion que la position du "grand écart" peut
fonctionner. Sa position médiane "centriste" est alors de plus en plus mise en
cause et identifiée à une position de tergiversations continues traduisant sa fai-
342 CHAPITRE 12

blesse. 60 Incapable de se défaire du parti et de sa sémantique socialiste, il est


tout aussi incapable de faire le choix de la radicalisation d'un processus de ré-
forme bloqué par le parti. Il reste prisonnier de ce qui a fait l'essentiel du sys-
tème, une logique de pouvoir qui l'emporte sur d'autres finalités politiques. A
partir du moment où il se rend compte que les forces réformistes préconisent un
avenir sans· pouvoir soviétique, donc aussi sans lui, il choisira à son tour le pôle
de l'autorité, en misant sur l'unité étatique, la "raison d'Etat". Mais l'Etat so-
viétique qu'il tente de renforcer est introuvable.
Là où Gorbatchev continue d'identifier une structure étatique normale, ses
adversaires du camp démocratique ne voient plus que les restes d'un pouvoir
impérial et bureaucratique occupé et organisé par le parti unique. Il confond, là
encore, l'Etat et le "système". L'autorité du chef de l'Etat ne compense plus
celle du chef du parti qui, deux ans plutôt, pouvait encore symboliser la puis-
sance d'une unité étatique ancrée dans un parti orienté vers son sommet. Après
avoir perdu l'autorité comme chef d'un parti, dont les membres conservateurs
ne lui pardonnent pas d'avoir sacrifié l'empire et l'unité du parti, et après avoir
perdu, aux yeux du mouvement démocratique, l'autorité du grand réformateur,
Gorbatchev cherche la fuite en avant, en misant sur l'illusoire potentiel de légi-
timation d'un pouvoir étatique qu'il ne cesse d'agrandir, comme pour contre-
carrer chaque étape de la désintégration par une nouvelle consolidation du
centre. C'est dire aussi, qu'au sein d'un système qui n'est toujours pas démo-
cratisé et qui a perdu le contrôle politique d'un territoire redifférencié en fonc-
tion de frontières ethniques ou nationales, Gorbatchev ne peut que miser sur la
loyauté plus que précaire de son gouvernement et des appareils de sécurité.
Isolé au sommet, l'homme qui n'a pas voulu rompre avec le parti se voit con-
fronté à la rupture: à "gauche" la rupture de ses alliés démocratiques de jadis
devenus ses adversaires au niveau des Républiques, à "droite", la rupture des
communistes obéissant jadis avec leur chef, préparant à leur tour une recon-
quête du pouvoir.
Un regard sur les événements qui, entre 1990 et 1991, accélèrent la dérive
del' URSS vers son effondrement, montre que c'est le détachement de la Russie
de l'Union, culminant, en juin 1990, dans la déclaration de la souveraineté de
l'Etat de la Russie par le Soviet suprême russe, qui ouvre la phase finale d'une
lutte de pouvoir entre les partisans et les adversaires du maintien d'un pouvoir
central fort. Un combat d'élimination s'engage entre la Russie et l'Union, une
confrontation symbolisée et personnifiée par la lutte entre Gorbatchev et Elt-
sine. Cette confrontation renforce l'impression répandue d'une paralysie du
pouvoir. Or Eltsine qui, grâce à l'appui du mouvement démocratique de la Rus-
sie, a été élu député, puis, en mai 1990, président du parlement russe, sait utili-

60 Voir McAuley 1992: 110, Walker 1993: 92, Hudelson 1993: 144, et Archie Brown in Cam-
bridge Encyclopedia ofRussia 1994: 139.
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 343

ser sa nouvelle base de pouvoir pour recréer un centre étatique légitime et sou-
verain, à partir duquel l'autre entité étatique, délégitimisée, celle de l'Etat-parti
soviétique, peut être mise en cause et finalement battue. 61 Grâce à une nouvelle
mobilisation des forces démocratiques, notamment l'alliance "Russie démocra-
tique", créée en octobre 1990, pour faire face au danger d'une prise de pouvoir
par les représentants de l'ancien régime, et avec le soutien de communistes ré-
formistes, Eltsine atteint, en juin 1991, avec son élection comme président de la
République russe, l'objectif du pouvoir suprême.
Gorbatchev tente à son tour de créer une nouvelle base de pouvoir, indé-
pendante du parti, par l'établissement du poste de président del' Union auquel
il se fait élire, en mars 1990, par le Congrès des députés du Peuple. Après avoir
misé d'abord sur la parlementarisation du régime, qui a affaibli le pouvoir exé-
cutif, il espère maintenant pouvoir rétablir l'autorité étatique en préconisant le
passage à un régime présidentiel. 62 La construction de cette nouvelle· fonction
aux pouvoirs très importants est censée rendre Gorbatchev plus indépendant
d'un parti dont la base de pouvoir s'effrite, mais dont il reste le secrétaire géné-
ral. L'étendue des compétences ne manque pas de déclencher des spéculations
sur une dérive possible vers la dictature. 63 L'abandon, par Gorbatchev, du
projet de réforme économique ( "programme des 500 jours" orienté vers le pas-
sage rapide à une économie de marché), la confirmation des nouveaux pouvoirs
exceptionnels du président par le Congrès des députés du Peuple fin décembre
1990, puis la réorganisation du gouvernement conduisant à la nomination de
plusieurs conservateurs à des postes de ministre, représentent des facteurs qui
aliéneront définitivement les forces réformistes et démocratiques du président
de l'Union et chef du parti, qui ne cesse d'être fixé sur Moscou, sur la fiction

61 Hosking/Aves/Duncan (1992: 209) expliquent la reconstruction, par Eltsine, de sa base de


pouvoir au niveau de la République russe, par la faiblesse de sa position antérieure au ni-
veau parlementaire de l'Union, où il était confronté à une majorité hostile à son égard:
"Accordingly, early in 1990, El'tsin decided to shift his position and take advantage of the
upcoming republican soviet elections. His intention was to adopt the tactics of the non-
Russian Popular Front. With his sure instinct for power he had seen that 'sovereignty ',
troublesome enough for Gorbachev when claimed in Estonia or Moldavia, would revolu-
tionise Soviet politics completely if declared in Russia. The Russian Supreme Soviet, hith-
erto a pale legislative shadow, would become an excellent vantage point from which to
challenge both the communist apparatus and the Soviet President."
62 Voir Walker 1993: 133ss.
63 On rappellera les déclarations d'Edouard Chevarnadzé, ministre des affaires étrangères, qui
démissionne le 20 décembre 1990. Eltsine critique à son tour, au Congrès des députés du
Peuple en décembre 1990, les nouveaux pouvoirs exceptionnels du président qui seraient
susceptibles de provoquer une dérive vers la dictature. Voir Afanassiev 1992: 3lss. et
l'article du même auteur: "Nous allons vers la dictature" in Nezavissimal'a Gazeta du
21.12.95 p. 5, reproduit aussi dans Libération du 20.12.90.
344 CHAPITRE 12

que l'ordre ne peut être imposé que d'en haut, depuis le centre. 64 De même,
l'intervention violente des troupes soviétiques en Lituanie et en Lettonie
Ganvier 1991) confirme l'impression des finalités "restauratives" du régime,
d'un retour à l'ordre qui teste quasiment la question de la souveraineté par
l'emploi de la force.
Mais le pouvoir exceptionnel, établi pour revendiquer la prédominance du
pouvoir souverain de l'Union sur celui des Républiques, ne saura maîtriser la
"situation d'exception". Au contraire, l'emploi de la force renvoie à la faiblesse
d'un pouvoir qui, bien que disposant d'un extraordinaire appareil de contrainte,
ne peut plus s'appuyer sur le "monopole de la violence légitime". A l'ère de la
société de !'.information, "l'effet de démonstration" du recours à la force se
révèle rapidement contreproductif. Observés par les médias, ces événements
sont à leur tour susceptibles de provoquer une nouvelle mobilisation de
l'opinion publique contre le régime, de polariser encore davantage les forces en
présence. Et surtout, ils intensifient la confrontation de deux légitimités étati-
ques, celle des Républiques et celle del' Union, accentuée par le face à face de
Gorbatchev et de Eltsine, une confrontation qui culminera au moment décisif
du coup d'Etat en août 1991, lorsque se décidera définitivement la question
centrale de savoir qui contrôle l'accès aux moyens de contrainte étatiques. 65
Or, déjà bien avant cette date, la reconstruction de l'unité étatique au niveau
des Républiques s'est réalisée au détriment de celle de l'Union qui, elle, fut
associée à la tentative de sauvegarde d'un pouvoir communiste dépourvu de
toute légitimité. Avec notamment l'établissement de l'autorité étatique russe, la
fragmentation du parti se prolonge dans les divisions croissantes au sein des
appareils de sécurité où naissent des loyautés concurrentes que le président
russe saura exploiter au moment du coup d'Etat, en mobilisant le (vrai) pouvoir
populaire contre celui des usurpateurs putschistes d'un pouvoir central introu-
vable.
Comme dans un dernier sursaut, confronté aux impasses provoquées par
son revirement vers les forces de la réaction et sa politique de force, Gorbat-
chev accepte, en avril 1991, la négociation d'un nouveau traité d'Union avec

64 Voir Malia 1995a: 547ss., Simon 1993: 98ss., Archie Brown in Cambridge Encyclopedia of
Russia 1994: l39s., Roberte Berton-Hogge in L'Etat de toutes les Russies 1993: 108. Voir
aussi Mau 1995: 406s.
65 McAuley (1992: 111) observe qu'au moment du coup d'Etat, "The one resource left to the
centre, by this time, was control over the means of coercion: the armed forces, police, and
security forces. Authority and the media had gone, economic resources were being divided
up. From the republics talk was coming of republican armies. If central control and defence
of the territory, the key rationale of a state, went, then everything went. The coup was an
attempt to prevent the dispersal of the last remaining centrally held resource, coercion, and
thus to maintain the central state and its empire. The War ofLaws had tumed into the Prop-
erty War and, by August the struggle for power had reached the essential one, the ability to
command the use of force."
LA PERESTROÏKA OU LE CHANGEMENT PAR DÉCRET 345

neuf Républiques (Accord neuf-plus un), qui consacre en quelque sorte les réa-
lités créées par les nouvelles Républiques et, par là, le transfert de l'essentiel
des pouvoirs del' Union à celles-ci. En prévoyant la transformation del' Union
en une Communauté d'Etats souverains, le traité signifierait la fin de l'ancien
Etat central. Il représente ainsi, pour les partisans de l'ancien ordre, l'ultime
provocation et donc la raison principale qui les poussera à tenter, le 19 août, un
coup d'Etat qui échouera cependant de manière lamentable trois jours plus
tard. 66 Les raisons de cet échec rapide renvoient à nos observations précédentes
et à celles concernant les effets de décomposition des médias électroniques. 67
Une ''junte" entièrement incapable, sans véritable programme d'action, compo-
sée en majorité de membres du gouvernement soviétique, tente en vain de pré-
senter l'état d'urgence un comme acte constitutionnel. Eltsine, s'appuyant sur
son immense popularité et sur la nouvelle légitimité que lui a conférée son
élection comme président de la Russie deux mois plus tôt, n'éprouve aucune
difficulté à présenter le coup d'Etat comme anticonstitutionnel et non applica-
ble sur le territoire russe. De la sorte, il mobilise encore la légitimité républi-
caine contre la légitimité prétendue de la "junte". Il crée le nouveau pôle
d'attraction russe qui absorbe les derniers restes des entités et ambitions sovié-
tiques: le Moscou-centre soviétique bascule dans le Moscou-capitale russe.
Pour les forces de sécurité qui attendent les ordres du "Moscou soviétique"
l'adaptation de leurs loyautés se joue dans ces termes: comme un centre
d'action étatique déterminé n'est plus visible au niveau de l'Union, et compte
tenu du fait que la Russie se présente comme unique alternative qui se super-
pose quasiment à l'ancienne totalité politique soviétique, les forces armées,
déjà divisées, s'alignent sur l'Etat russe, ou plus précisément, se retrouvent
comme unités russes. En fait, au moment du putsch, le président russe dispose
déjà de ses propres appareils de sécurité qu'il mobilise, ainsi que de l'appui de
la population urbaine, rassemblée autour de lui.
La mobilisation "anti-révolutionnaire" ne se résume pas au "power game"
de Eltsine, dans sa capacité de symboliser rapidement une résistance nationale
contre les putschistes, ou dans les manifestations du peuple pour leurs leaders
démocratiquement élus dans les grandes villes russes. Elle est tout autant une
mobilisation de l'opinion publique nationale et internationale par les médias,
due au fait que la censure, inefficace, ne peut empêcher de diffuser les images
et les textes des proclamations de Eltsine. 68 Une communication publique non
restreinte par la politique, sémantiquement "occupée" par les forces réformistes
raisonnant en termes de légal/illégal, de constitutionnel/anticonstitutionnel, de

66 Voir surtout Walker 1993: 223-245, Archie Brown in Cambridge Encyclopedia of Russia
1994: 141s., Torke 1993: 259s., Malia 1995a: 552ss., McAuley 1992: 11 lss.
67 Voir supra p. 283ss.
68 Voir aussi Hosking/Aves/Duncan 1992: 209s. et Afanassiev 1992: 29.
346 CHAPITRE 12

forces démocratiques/antidémocratiques, peut rapidement miner et déstabiliser


le front déjà fragile du "comité d'état d'urgence". Les acquis de la glasnost ont,
là encore, produit des effets de décomposition imprévisibles, avec lesquels les
putschistes n'ont pas compté.
Le reste de l'histoire fait déjà partie d'une autre histoire, celle concernant
les modalités de la stabilisation politico-économique d'une région qui continue
d'être secouée à la fois par des tendances centrifuges et par les tentatives de
Moscou de consolider le nouveau (l'ancien?) centre d'autorité russe. Le coup
d'Etat peut être présenté, en fin de compte, comme l'ultime catalyseur de tout
ce que les conservateurs voulaient éviter: la perte du pouvoir central, la trans-
formation de l'Union en une fédération d'Etats, la disparition du système de
parti unique ou encore la poursuite du difficile processus de démocratisation et
de modernisation économique au niveau des Républiques. Là où Gorbatchev
pense avoir "perdu mi pays", disparaît une structure totalitaire, le système
d'une société organisée. En tous cas, cette observation doit être séparée de la
question plus actuelle de savoir dans quelle mesure les vestiges du socialisme
soviétique continueront à représenter des obstacles aux processus de moderni-
sation qui attendent leur réalisation.
La Russie est désormais au centre d'un type de collaboration inédite au sein
de la dite Communauté des Etats indépendants. Par le simple poids de sa gran-
deur, elle crée des effets d'attraction et de démonstration immenses dont ses
voisins ne peuvent pas se soustraire. Elle peut enfin commencer à démanteler
les anciennes industries vétustes de l'Empire, s'ériger en gestionnaire d'un
vaste programme de destruction et de reconstruction. Son régime continuera à
faire face à l'inertie d'immenses appareils bureaucratiques, à un pluralisme
chaotique et instable au niveau de la formation des partis politiques et à la re-
prise, au sein de la Russie, d'un processus de différenciation politique centri-
fuge, basé sur des critères ethniques. Désormais, il s'agit d'une Russie-dans-un-
contexte, d'une région "encadrée" et entraînée par les contraintes de moderni-
sation d'une économie et d'une politique mondiales, qui comportent autant de
risques que de chances.
CONCLUSION

Avec la fin de l'URSS s'épuise aussi la sémantique de la révolution. Plus préci-


sément, l'idée d'une révolution sociale prétendant pouvoir changer la société.
Ceci n'empêche pas, bien entendu, qu'on se pose la question de savoir si et
dans quelle mesure les modalités de l'effondrement de l'URSS peuvent être
décrites en termes de révolution. Si l'on pense à la décomposition ou à l'auto-
dissolution du communisme, on peut parler d'une révolution dans le sens d'une
implosion. 1 Si l'on maintient, comme François Furet, le sens 1789 du terme,
l'effondrement du "système" soviétique peut être décrit par le contraire d'une
révolution, à savoir comme involution, qui n'engendre rien de nouveau. 2 Ei-
senstadt aboutit à son tour à la conclusion que les changements entre 1989 et
1991 ne peuvent être considérés comme une révolution classique, mais comme
rébellion contre les distorsions de la modernité créées par le communisme.3
Dans ce sens, ils peuvent aussi être précisés comme "révolution anti-
totalitaire", "antirévolution" ou "rébellion anticommuniste". 4 Dans ces notions
s'exprime l'idée de l'émancipation par rapport à mi régime fondé sur la révo-
lution, une libération qui préconise le retour à des types de modernisation, tels
qu'ils sont symbolisés par la démocratie, l'autonomie politique de la nation ou
le capitalisme. Il s'agit d'une sortie de l'anormalité soviétique et de l'attente
d'un retour à une normalité occidentale qui, comme nous l'avons précisé à plu-
sieurs reprises, est présente comme effet de démonstration international. Dans
ce sens, la révolution ne se réfère plus qu'à sa composante politique, que nous
avons rencontrée comme projet de démocratisation du système politique sur
fond de refus du communisme.
Si nous partons, encore une fois, de la distinction entre révolution politique
et révolution sociale, nous nous rendons compte que l'utilisation de la notion
de révolution dans le contexte de l'effondrement du socialisme soviétique doit

Voir par exemple Malia I 994a: 497.


2 Voir Furet 1995: 571 et nos observations pp. 62 et p. 135.
3 Voir Eisenstadt 1992b: 33.
4 Voir Morin 1991, Lübbe 1991a: 89, Sorman 1990: 227 (se référant à Konrad), Revel 1992:
78.
348 CONCLUSION

être différenciée. Manifestement, les auteurs qui ne voient dans l'effondrement


qu'une implosion ou une involution se réfèrent à la signification classique
d'une révolution sociale, telle qu'elle est symbolisée par 1789 et ses effets, ou
encore par 1917: la prétention d'un changement non seulement du système po-
litique, mais de la totalité des structures sociales. L'historien observe ici, et
après l'échec du projet révolutionnaire de 1917, que l'horizon ouvert par 1789
produit le rêve révofütionnaire, mais ne renvoie plus à aucune autre société. 5
Quant à nous, nous avons préféré situer le problème dans une perspective
sociologique, en partant de la théorie de la différenciation fonctionnelle qui
nous a permis d'insérer 1789 dans un processus de rupture qui a conduit au
remplacement des structures aristocratiques stratifiées par celles de la société
moderne, basée sur la différenciation des systèmes sociaux selon leurs fonc-
tions. Une rupture, catastrophe ou révolution sociale de cette envergure ou à
cette échelle ne s'est plus produite depuis. La perspective fonctionnaliste re-
joint les conclusions d'une approche historique concernant les différences de
nature entre des événements révolutionnaires du type 1917 et la Révolution
française, sans toutefois réduire la notion de société moderne à celle de démo-
cratie ou de marché. Dans ce sens, les révolutions modernes ne se situent pas
au niveau structurel de la société. Elles représentent des événements politiques
historiques qui ont conduit, là où elles ont prétendu changer la société, au dé-
sastre politique et économique dans le pays où elles se sont produites. A partir
de cette description des choses, la présentation de la fin du communisme en
termes de révolution anti-totalitaire prend tout son sens. Il s'agit d'un refus de
l'ambition sociétale du socialisme. De même, les notions de révolution-
implosion, ou -involution, insistent sur la rupture que représente l'auto-
dissolution d'un "système" totalitaire qui n'est pas arrivé à rattraper ses ambi-
tions, et qui n'a pas non plus produit une "classe révolutionnaire" disposée à
prendre le pouvoir. De telles perspectives sont donc explicitement basées sur la
distinction entre révolution communiste et révolution démocratique, cette der-
nière étant dirigée contre la prétention totalitaire de la première: Manifeste-
ment, la révolution-rébellion contre le régime communiste se trouve aux
antipodes de la tradition des "grandes révolutions" de l'histoire.
Si l'on doit donc bel et bien admettre que les effets de l'effondrement du
communisme, accompagné de la libération concomitante des pays de l'Est et
des Républiques indépendantistes en URSS, sont révolutionnaires, - tout
comme, dans une certaine mesure, les rébellions et manifestations contre le
régime soviétique - les modalités du changement du pouvoir ne peuvent pas
être saisies en termes de révolution "classique". 6 Les transferts de pouvoir né-

5 Voir Furet 1995: 572.


6 Celle-ci est définie dans le sens restreint d'une révolution sociale, comme "sudden and
radical change in the political, social and economic order, generally involving violence or
CONCLUSION 349

gociés ( "révolution de velours") qui caractérisent le retour à la démocratie à


l'Est, ne représentent pas une révolution dans le sens étroit du terme. On y
chercherait en vain la présence d'une "nouvelle classe" qui prend le pouvoir en
éliminant ou en remplaçant l'ancien régime par la force, afin de transformer les
structures sociales. Une prise de pouvoir" révolutionnaire n'aurait pu se produire
que dans le cas de la Pologne en 1980, lorsque Solidarité était en train de
l'emporter en tant que révolution démocratique anticommuniste, qui était ap-
puyée par la classe ouvrière, l'Eglise et l'intelligentsia, tout en étant basée sur
un combat politique combinant des grèves à grande échelle avec la désobéis-
sance civile. 7 Là encore, il s'agit d'une révolution politique orientée vers la
libération nationale et le rétablissement de la démocratie. Ce dernier ne pourra
se produire que lorsque la révolution "par en haut" de Gorbatchev aura mis en
marche la dynamique incontrôlable de la désintégration de l'empire, du parti et
de la révolution "par en bas". Or, les modalités de l'inclusion du public dans la
politique (démocratisation) et de la redifférenciation étatique de l'URSS
(indépendance des Républiques) dans des conditions socialistes, ont conduit à
un changement de pouvoir sui generis, qui· crée la métamorphose de commu-
nistes en démocrates ou nationalistes, qui voit les communistes réformistes ou
ex-communistes former des gouvernements démocratiques dans l'alliance avec
l'intelligentsia démocratique, et qui permet à l'ancienne "classe" de la nomen-
klatura de préparer une "sortie" honorable par le biais' de la transformation de
positions de pouvoir politique en positions de pouvoir économiques. 8
On ne voit donc pas comment la notion de révolution, même entendue dans
un sens large, politique, d'un transfert révolutionnaire violent du pouvoir poli-
tique9, pourrait rendre explicite, par son simple schéma de causalité, les impli-
cations du changement de pouvoir, sans parler du contexte plus général de
l'effondrement du "système" soviétique qui met fin à la révolution commu-
niste. L'idée d'une révolution, comme "combat d'élimination" violent entre

its threat, originating from, or closely involving, large sections of the popula-
tion."(Roberts/Edwards 1991: 124). Krejci (1994: 7) considère à son tour (en se référant à
D. Robertson) une révolution comme "violent and total change in a political system which
not only vastly alters the distribution of power ... but results in major changes in the whole
social structure". Krejci précise cette définition en partant d'un processus accéléré d'un
changement social significatif, qui est violent dans certaines phases, et qui peut être initié
par en haut, par en bas ou depuis l'étranger (Krejci 1994: 8).
7 Voir Piekalkiewicz 1991: 159, Jowitt 1992: 254, et nos observations supra p. 235.
8 Voir aussi Krejci 1994: 140 et Poznanski, "Epilogue" in Poznanski (éd.) 1992: 202, 199-
219.
9 Charles Tilly (1993: 24) considère une révolution comme "changement soudain, de grande
portée et impulsé par l'action populaire dans le gouvernement d'un pays", plus précisément
comme "transfert par la force du pouvoir d'Etat". Pour l'application de son concept basé
sur la différenciation de situation révolutionnaire èt issue révolutionnaire voir Tilly 1993:
361ss.
350 CONCLUSION

deux blocs sociaux concurrents créant une situation révolutionnaire caractérisée


par une "souveraineté multiple" ou un "pouvoir dual", ne tient pas compte des
particularités de la décomposition de l'URSS et de la redifférenciation politique
(démocratisation et républicanisation ou libération nationale). Une telle con-
ceptualisation ne réserve aucune place à la révolution "par en haut" de Gorbat-
chev. Elle ne saisit pas non plus la dynamique d'une révolution "par en bas"
qui conduit par le biais d'une institutionnalisation10 préconisée par le régime
au dépassement de la perestroïka et à l'établissement de nouveaux pouvoirs
démocratiques légitimes permettant de développer l'opposition politique, soit à
partir d'une base de pouvoir dans les Républiques, soit au niveau de l'Union.
Cette constellation a sans aucun doute produit des effets révolutionnaires,
mais les modalités mentionnées d'un processus conduisant à l'affaiblissement
du centre communiste, au renforcement successif du pouvoir républicain, puis à
l'indépendance nationale, ne se laissent certainement pas intégrer dans le
schéma quasi-marxiste d'une confrontation de blocs ou de classes. II serait
alors préférable de recourir à une notion moins schématique de la révolution,
en la décomposant, comme le propose par exemple Alexander Motyl, pour
éclairer dans un processus révolutionnaire certains aspects de rapports de cau-
salités plutôt que d'autres, qu'il s'agisse de changements rapides organisés par
les élites (par exemple la révolution "par en haut" de Staline ou de Gorbat-
chev), de formes de protestation ou de rébellions (par exemple les mouvements
de protestation démocratiques en Europe de l'Est et en URSS: la révolution
"par en bas") ou encore de phénomènes de décomposition chaotiques, d'ordre
structurels, dans un pays donné (URSS avant l'effondrement). 11 Quoi qu'il en
soit, même si elle peut être utilisée pour la description de changements ou de
formes de transformation très diverses, la notion de révolution ne nous fournit
pas les points de rattachement pour saisir les particularités d'un processus que
Ken Jowitt décrit en termes d'extinction de "l'espèce léniniste", une extinction
à l'image des dinosaures, dont la disparition a été précédée d'une longue pé-
riode de dégénérescence. 12
Au cours de cette étude, nous avons tenté de réunir les moyens
d'observation conceptuels permettant de préciser les aspects de cette décadence
"évolutionniste", telle qu'elle est exprimée dans le terme anglais devolution et
dans les notions de néotraditionalisation, de patrirnonialisation ou de normali-

10 Voir le modèle de phases d'une révolution proposé par Krejci 1994: 39s. Voir aussi
Hosking/Aves/Duncan 1992: 203. L'institutionnalisation d'un "pouvoir dual" ou d'un
"deuxième pivot" a accéléré la désintégration du système communiste, mais elle n'est pas
basée sur une confrontation violente de blocs opposés. Voir encore une fois nos observa-
tions supra 333.
11 Voir pour ces différenciations Motyl 1992: 108-111.
12 Voir Jowitt 1992b: 249ss.
CONCLUSION 351

sation d'un régime révolutionnaire établi comme structure politico-


administrative basée sur la prédominance absolue du parti unique. Nous avons
tenu, et notre propre perspective sociologique nous y a incité, à préciser la voie
sui generis du socialisme soviétique dans le contexte plus large de processus de
modernisation et, par là, de la société moderne. Pour rester dans la métaphore
biologique, nous n'éclairons pas uniquement les transformations de l'espèce
léniniste, mais surtout aussi les effets du changement de son environnement
"écologique" sur la prédominance du parti. Si on peut bel et bien admettre que
le socialisme soviétique a créé son propre "biotope", avec l'idée d'assurer ses
chances de survie, il n'en demeure pas moins que toute expérience totalitaire
régionale doit les conditions de sa survie et de son déclin, à des conditions glo-
bales et modernes dont la dynamique et les effets ne sont pas maîtrisables.
C'est dire que ce sont les différences croissantes entre le "monde fermé" du
socialisme et une modernité symbolisée par le monde occidental qui créent des
effets de démonstration insoutenables dans les pays dominés par le "système
soviétique" où les modalités socialistes de la modernisation ont à leur tour en-
gendré des attentes modernes et donc aussi des contraintes d'adaptation que le
régime tente d'amortir par ses réformes périodiques. Ces attentes modernes
impliquent forcément une augmentation des pressions de réformes dans un
pays où même le triomphalisme continu du régime ne peut plus cacher le fait
que les "choses ne changent pas", qu'au contraire elles se détériorent. Nous
avons vu que des concepts, comme l'effet de démon_stration international ou la
privation relative, problématisent les décalages croissants entre un type de
changement attendu et un régime qui, pour des raisons structurelles et idéologi-
ques, ne peut pas se "normaliser" dans une direction autre que celle program-
mée par sa finalité politique. Celle-ci conditionne à son tour les limites d'un
changement qu'une structure de pouvoir peut assumer et stabiliser dans le
temps, sans perdre son identité et la possibilité d'un contrôle totalitaire des ter-
ritoires dominés par lui. Les modalités de la modernisation socialiste prétendent
pouvoir découpler le train soviétique par rapport aux domaines principaux de la
modernité, tels que l'économie, la politique ou la science. En n'important ou en
ne réalisant de ces domaines que les aspects indispensables au maintien de sa
domination, qui implique la construction d'un Etat-parti militarisé intéressé
avant tout par l'investissement forcé dans l'industrie lourde (armement), le
parti programme en quelque sorte ses retards croissants par rapport aux niveaux
de modernisation occidentaux.
Les retards de modernisation accumulés dans les grands domaines fonc-
tionnels mentionnés ci-dessus, mais aussi dans l'éducation et la santé, déploient
des effets désintégrants ou pervers dans la mesure où ils montrent que le régime
n'est pas capable de réaliser sa promesse, la réalisation d'une "prospérité so-
cialiste" moderne. Dans le domaine politique, le public est exclu comme ci-
toyen demandant la participation politique · (inclusion) et les libertés de
communication. Dans le domaine économique, le public se voit exclu en tant
352 CONCLUSION

que consommateur: il rencontre un immense appareil de production, mais pas


de marchés pour les biens de consommation. Et sur le plan professionnel, les
spécialistes des grandes professions fonctionnelles se considèrent comme dou-
blement exclus, dès lors qu'ils ne peuvent ni traduire leurs attentes profession-
nelles en pratiques correspondantes, ni exercer leurs activités dans un cadre
autonome ou avec des moyens techniques correspondant aux standards fixés
par "l'étranger capitaliste". De même, les privations ressenties et observées par
les couches urbaines modernisées, en particulier par l'intelligentsia à
l'extérieur et à l'intérieur du parti, se répercutent de plus en plus également sur
les modèles de perception du régime lui-même, qui se rend compte, d'une part,
que ses moyens d'action ne lui permettent pas de maîtriser les problèmes so-
ciaux et les signes de crises croissants (stagnation économique, baisse de la
productivité du travail, détérioration écologique, aliénation, criminalité, alcoo-
lisme, augmentation des taux de mortalité, etc.), et, d'autre part, que le parti est
à son tour "rongé" par la corruption et des mécanismes de régulation clienté-
listes et patrimoniaux qui se trouvent aux antipodes de la prétention d'une
"avant-garde" éthique de la société socialiste. La perception des signes criti-
ques "internes" indiquant la désintégration du parti est renforcée par les mena-
ces et défis situés à "l'extérieur" de l'URSS, telles que les nouvelles poussées
de modernisation globale (révolutions technologiques), la modernisation cor-
respondante des systèmes d'armement occidentaux, les coûts du maintien de
l'extension impériale, mais aussi et surtout le degré d'érosion de la prédomi-
nance du parti perçu dans les pays satellisés, tels que la Pologne ou la Hongrie,
déjà entraînés dans un processus de réforme qui saisit de plus en plus aussi le
parti.
La perestroïka de Gorbatchev tente de "répondre" à ces défis, d'abord par
les mesures typiquement incrementales du "système", puis par la
"dynamisation" de la société à travers une révolution "par en haut". Or, au
moment où il entend entamer une modernisation d'un type inédit, qui hésite
entre le renouvellement du socialisme et la préparation de son dépassement, les
nouvelles libertés de communication (glasnost) créent leur propre dynamique
révolutionnaire, qui conduit à "l'explosion" non pas de la violence, mais à une
explosion que nous avons située au niveau de la communication publique et à
celui de la mobilisation et de l'auto-organisation des intérêts politiques. Et cette
explosion peut se réaliser du fait que des mentalités modernes existent déjà,
qu'une bonne partie de l'intelligentsia a préparé le terrain thématiquement et
sur le plan de l'organisation de réseaux informels, et que des pans entiers de
l'économie et de la vie culturelle sont déjà organisés dans les circuits parallèles
de la "deuxième société". C'est là aussi que la normalité d'une politique démo-
cratisée, du marché, de l'autonomie culturelle est déjà vécue et formulée
comme thématique qui attend sa traduction en demandes politiques organisées.
La révolution démocratique commence ici, comme dynamique qui se ren-
force en tant que communication conflictuelle dans l'interaction entre mouve-
CONCLUSION 353

ments démocratiques, mouvements nationaux, forces réformistes du parti et


opinion publique (médias). Les intellectuels dissidents de jadis se retrouvent à
la tête de mouvements sociaux légalisés préparant leur institutionnalisation po-
litique comme partis politiques d'opposition orientés vers la démocratisation du
"système", c'est-à-dire vers la dissolution de la domination communiste. La
révolution démocratique qui va de pair avec la reconstruction d'unités étatiques
nationales au sein de l'entité soviétique serait impensable sans l'existence d'un
contexte de modernisation spécifique et contradictoire qui est à l'origine de
mentalités modernes, y compris dissidentes, qui font l'expérience simultanée
d'une modernité indivisible et des impasses de la modernisation sélective du
socialisme. Or, cette évolution serait également impensable sans la prise en
compte, au niveau des élites réformistes du parti, d'une appréciation qui pro-
blématise les impasses du socialisme soviétique, les risques d'une tiers-
mondisation del' URSS, la perte de fonction flagrante d'un parti corrompu, ou
encore l'écart énorme qui sépare le monde de la nomenklatura du parti de la
normalité anormale des conditions de vie de la population. Les conclusions ne
sont pourtant pas les mêmes que celles qui se font à l'extérieur des murs du
Kremlin. A une conception de la modernisation conçue comme opération de
"revitalisation" du socialisme dans des conditions modernes, correspond, au
sein des parties mécontentes de la population urbaine du centre et de la péri-
phérie, la certitude que ce "système" n'est plus à même de créer les conditions
d'une modernité non restreinte. En fait, la complexité de la dynamique révolu-
tionnaire symbolisée par les notions de perestroïka et de glasnost devrait être
décrite comme processus dialectique qui part d'une interdépendance croissante
entre une révolution "par en haut" et une révolution "par en bas", toùt en utili-
sant les événements contingents au sein et à l'extérieur du "système" comme
catalyseur des réformes et de la transformation de réformes en nouvelles posi-
tions de pouvoir.
Le hasard joue un rôle énorme dans un processus de transformation qui
n'est ni planifiable ni maîtrisable par les acteurs impliqués, et qui ne peut pas
non plus être réduit aux volontés collectives ou individuelles des représentants
du parti, des intellectuels ou des mouvements sociaux. Le hasard crée des effets
qui ne sont pas prévisibles mais qui peuvent être exploités'par un système. Les
mouvements sociaux et les médias partent d'événements contingents, avec la
finalité de perturber ou d'irriter le régime. Celui-ci réagit, crée de nouveaux
signaux, qui déclenchent à leur tour de nouvelles réactions, et ainsi de suite. De
nouvelles informations surgissent, de nouvelles réalités que le parti apprend à
interpréter. La publication d'une lettre crée de nouvelles pressions, de nouvel-
les opportunités de se profiler, etc. Une opinion publique revivifiée, et une
puissante autodynamique se met en marche. Un mouvement indépendantiste
peut offrir la chance de reconstruire une position de pouvoir à l'extérieur du
PCUS. Une catastrophe accélère la formation de mouvements nationaux. Une
élection donne l'occasion de radicaliser les réformes politiques. L'ouverture
354 CONCLUSION

d'une frontière, les gens partent et du coup il n'y a plus de socialisme. Une
nouvelle loi peut déclencher une "privatisation" inédite auprès des membres de
la nomenklatura, qui découvrent les nouvelles possibilités qu'ouvre la propriété
privée. L'image sur tous les écrans de TV d'un homme sur un char, et le monde
politique n'est plus comme avant. Les événements se cumulent, produisent leur
histoire "révolutionnaire", font entrevoir un cours.de choses qui, hier encore,
n'étaient pas dans les esprits. Des communistes réformistes veulent sauver
l'URSS, mais découvrent, en ·cours de route, la nouvelle réalité normative des
Républiques qui deviennent les pôles de nouvelles identités collectives et de
nouvelles opportunités de carrière personnelles. Ou encore: ils veulent mainte-
nir le "système", mais découvrent soudainement la nécessité de structures étati-
ques et de la démocratie. Ils croient à la valeur de leur qualité de membre dans
le parti communiste, qui a construit leur existence politique ou d'apparatchik,
et au fur et à mesure que le parti se désintègre et que les nationalités réapparais-
sent, ils changent d'identité, deviennent des démocrates russes, des politiciens
populistes, qui ne mobilisent plus des membres, mais des citoyens. Les hasards
ouvrent donc de nouvelles opportunités et perspectives qui peuvent engendrer
de nouvelles structures ou favoriser la renaissance d'anciennes entités, comme
les nations, par exemple.
Par ailleurs, les hasards révèlent aussi la faiblesse du "système" qui est basé
sur l'élimination du hasard et du désordre. 13 Ses structures centralisées
n'admettent la variation qu'à l'intérieur d'une "largeur de bande" très res-
treinte. Son mode de traitement de l'information est conditionné par une idéo-
logie orientée vers la détection de déviations. Or, si des manifestations ou les
interventions de dissidents peuvent encore être interprétées comme déviations
ou comme événements provoqu~s par l'impérialisme américain, tel n'est mani-
festement plus le cas avec les problèmes économiques et écologiques qui
s'accumulent au sein même des remparts du socialisme, et dont la complexité
croissante ne peut plus être maîtrisée par des mesures de police ou des méca-
nismes de pilotage basés sur de simples rapports de causalité. Au sein d'une
société organisée, dans laquelle tout est orienté vers le sommet politique
(Moscou-centre), les problèmes ne disparaissent pas par décision: ils
s'accumulent avec chaque crise, surchargeant ainsi rapidement le centre de dé-
cision qui continue à percevoir les informations en termes d'une économie de
guerre. Dans un tel système, où le centre se considère responsable de tout, cha-
que événement, qu'il s'agisse d'une nouvelle pénurie, d'une avarie, d'une ca-
tastrophe ou de pannes dans l'approvisionnement de la population, engage
immédiatement la "responsabilité" du sommet du "système". Aux crises éco-
nomiques auto-induites par le "système" s'ajoutent celles déclenchées par
l'économie mondiale, qui ne font qu'accentuer les défauts d'une économie de

13 Voir nos observations sur le rapport entre ordre et désordre, supra p. 160.
CONCLUSION 355
commandement. Les pressions de réformes immenses concentrées au sommet
politique renvoient inévitablement au coeur même du problème, à savoir à
l'absence d'autonomie dans les grands domaines fonctionnels que le parti con-
trôle par le biais de son réseau complexe d'organisations.
A partir du moment où germe au sein du parti l'idée que c'est le "système"
établi par lui qui est le problème; à partir du moment où il reconnaît
l'autonomie irréductible de contextes de communication autres que politiques,
il prépare sa fin. Sous Gorbatchev, ce pas a été franchi. La déviation par rap-
port à la "grande ligne" a définitivement déclenché l'avalanche conduisant à
l'effondrementde la structure totalitaire du "système" de la société organisée.
C'est par là que nous avons entamé notre réflexion sur le caractère totali-
taire du "système". Que celui-ci relativise sa prétention totalitaire et son édifice
commence à s'ébranler. La reconnaissance des impératifs fonctionnels est irré-
versiblement un catalyseur de l'effondrement. De même, la méconnaissance de
la société moderne, l'ignorance plus ou moins volontaire, idéologiquement ren-
forcée, du mode de traitement de l'information dans les grand systèmes fonc-
tionnels, ne peut pas ne pas engendrer des problèmes croissants au sein du
"système". La théorie de la société moderne basée sur la différenciation fonc-
tionnelle permet de souligner le caractère artificiel des structures totalitaires du
socialisme soviétique. Elle permet de voir que la modernité ne peut pas être
réduite à ses aspects organisationnels et techniques. Le projet impossible de la
société organisée prétend précisément ceci: que la société peut être organisée,
contrôlée et planifiée à partir de Moscou-centre. La réalisation de la société
organisée n'est cependant pas un simple problème de choix: l'anticapitalisme
viscéral du socialisme pousse nécessairement celui-ci dans la direction de la
construction d'organisations qui déterminent l'allocation des ressources par
voie administrative, qui remplacent la politique par des décisions bureaucrati-
ques du parti, et qui identifient les déviations au moyen de l'idéologie.
La problématique de fond inscrite dans notre approche systémique de
l'expérience socialiste concerne l'articulation de deux types de rapports cru-
ciaux, à savoir, d'une part, le rapport entre le niveau de la société et ses systè-
mes fonctionnels et le niveau des systèmes organisés, et, d'autre part, le rapport
entre la réalité communicative de la société et la réalité de solutions régionales.
La spécification de ces rapports nous a fourni la clé pour comprendre la parti-
cularité de la voie prise par l'URSS. A cet égard, le concept de société organi-
sée est fondamental. Il nous renvoie d'abord au fait que les expériences
totalitaires de ce siècle participent, avec toutes leurs constructions sémantiques,
organisationnelles ou techniques, à une modernité qui les rend possibles, et
qu'elles contestent pourtant avec des moyens d'action modernes. La société
organisée traduit le projet d'une autre société. On pourrait dire que dans la con-
frontation idéologique entre capital et travail, le socialisme soviétique cherche à
prouver la réalité d'une "société du travail" sans l'autre partie de la distinction,
sans le capitalisme. Malgré l'échec de cette expérience, certains sociologues
356 CONCLUSION

marxistes continuent à croire à la pertinence du schéma capital/travail pour ex-


pliquer l'architecture de la société. Ce n'est là qu'un autre aspect de la grande
fiction socialiste selon laquelle il suffirait de renverser la distinction de base
postulée de manière révolutionnaire pour se catapulter dans une autre société. Il
n'est pas nécessaire de jeter un regard sur les volcans éteints du marxisme-
léninisme pour se rendre compte de l'absurdité d'une telle conception.
Finalement, la notion de société organisée contient le paradoxe de sa propre
impossibilité. La société ne peut pas être organisée. Aucune organisation ne
peut organiser ni parler au nom de toutes les communications au sein d'un
système fonctionnel. En déplaçant notre perspective au niveau régional, on
pourrait se demander comment des Etats, c'est-à-dire les unités territoriales
d'un système politique mondial, traitent, sur leur territoire, les problèmes qui
surgissent dans les domaines fonctionnels universels, dans la politique,
l'économie, la science-ou l'éducation. Et c'est là qu'on se rend compte qu'un
régime totalitaire peut "occuper" l'Etat, présenter les territoires sous son con-
trôle comme société organisée sans classes, dirigée par le parti unique. Toute-
fois, ceci ne signifie pas qu'un régime totalitaire est à même d'établir une autre
modernité. Même une description communiste et totalitaire du monde reste une
description au sein de la société moderne. Même une sémantique révolution-
naire n'est possible qu'au sein de la société. Une région donnée ne représente
pas un univers social à part, même si au Kremlin on en a décidé ainsi. Car les
problèmes matériels et professionnels qui surgissent au sein d'une URSS mo-
dernisée sont d'ordre fonctionnel. Les scientifiques veulent être des scientifi-
ques et non pas des figurants au service d'une idéologie totalitaire. Les artistes
veulent publier leurs oeuvres d'art sans être entravés par la censure du parti. Et
même les entreprises socialistes cherchent, par le biais de structures duales, de
la "deuxième économie" ou de réseaux informels, à échapper aux contraintes
du plan. ·
Nous retrouvons le rapport entre modernité et modernisation que nous
avons présenté, dans le cas du socialisme soviétique, sous forme dialectique.
Les modalités de la modernisation socialiste, ses effets positifs et négatifs,
créent et renforcent, en URSS, des mentalités modernes qui se rendent compte
de l'indivisibilité de la modernité, du fait quel' URSS n'est pas séparable de la
société moderne. Et ce sont aussi des mentalités modernisées qui créent les
conditions d'une mise en cause du système de la société organisée, de la fiction
d'une modernité autre. Il est symptomatique que les points de repère de la mo-
bilisation contre le système communiste se retrouvent au niveau de délimita-
tions nationales. C'est au niveau régional ou national que se prépare la
reconstruction de l'Etat-nation démocratique, et que les conditions politiques
particulières se créent pour rendre possible l'inclusion dans les domaines fonc-
tionnels, une participation universelle que le système du parti unique a cru
pouvoir restreindre. C'est à ce niveau que se voit préconisé le retour à une mo-
CONCLUSION 357

dernité normale et le rétablissement de ses acquis, des libertés de communica-


tion, de la démocratie, des marchés, etc.
En somme, la "modernité autre" que le "système soviétique" a prétendu
réaliser n'est basée sur rien d'autre que "l'état d'exception" permanent d'un
Etat militaire prédateur orienté vers la mobilisation et !'instrumentalisation de
toutes les ressources disponibles au sein de sa forteresse pour le maintien de
son statut exceptionnel. C'est dire aussi que le "système" n'a pu fonctionner
qu'avec une exploitation inflationniste du pouvoir et des appareils de répres-
sion, qui sont censés empêcher la "chute" du "système" de l'état d'un ordre
artificiel et anormal d'une société hiérarchique vers la normalité chaotique
d'une société polycentrique. La dialectique entre la force infinie et la faiblesse
infinie (Morin) 14 montre que le "système" basé sur la société organisée, qui ne
renvoie pratiquement que l'image multipliée des organisations du parti,
s'aveugle aussi forcément avec ses constructions organisationnelles et idéolo-
giques. Le régime devient à son tour prisonnier du labyrinthe organisationnel
construit par lui, ainsi que des restrictions communicatives massives établies
dans les régions sous son contrôle. Dans se sens, on peut dire que le régime se
bloque lui-même et programme à la fois sa dérive et son naufrage. Obsédé par
l'élimination de la déviation, il ne peut que renforcer ses propres déviations
croissantes de la voie vers un socialisme introuvable. De même, un système qui
se spécialise quasiment dans les restrictions et les interdictions de la communi-
cation, et qui est lui-même, dans son mode de perception, conditionné par son
idéologie, programme forcément l'arriération croissante de son type de moder-
nisation conditionné par "l'ère de l'acier", par les modalités de la révolution
industrielle en URSS. La modernisation soviétique est du type militaire; elle ne
veut et ne peut pas se transformer en une modernisation moderne, acceptant
l'autonomie des domaines fonctionnels.
La sémantique de la guerre, la mentalité de guerre, l'environnement de
guerre, représentent des conditions de survie du pouvoir soviétique. Les guerres
mondiales font partie des facteurs essentiels qui ont favorisé l'établissement, la
consolidation et l'extension de l'URSS. Les guerres chaudes et froides
"légitiment" quasiment l'état d'exception soviétique. Il aura fallu attendre l'ère
postindustrielle des révolutions technologiques globales pour révéler
l'incompatibilité structurelle entre le corps organisé du socialisme et des formes
d'organisation modernes. C'est alors que les "fils" des membres conservateurs
de l'élite gérontocratique du parti peuvent commencer à concevoir l'ampleur
de l'arriération de la superpuissance soviétique et préconiser de nouvelles for-
mes de modernisation, le rattachement à l'Occident, une approche différentia-
liste et non pas antagoniste des choses. Lorsque les "fils" surmontent leur
hésitation à tuer leurs "pères" (y compris les "pères fondateurs" de l'URSS),

14 Voir nos observations supra p. 201.


358 CONCLUSION

lorsqu'ils abandonnent la pensée en termes de guerre et d'exception :;oviétique,


et lorsqu'ils finissent par admettre la non-modernité spécifique des structures
politiques soviétiques, alors ils peuvent enfin admettre aussi la normalité ris-
quée de la société moderne et assumer leur rôle en tant que gestionnaires plus
ou moins volontaires d'une faillite.
La fin qui s'ensuit fera coïncider, au moins symboliquement, toutes les fins
en une seule implosion: la fin de l'idéologie, la fin des finalités socialistes, et
donc aussi la fin de l'exclusivité politique du parti, la faillite économique,
l'effondrement de la fiction de l'autarcie et de la modernisation socialiste, ainsi
que la fin biologique des derniers représentants de l'ère "héroïque" de
l'organisation: "USSR Inc." Une organisation ne peut survivre que si elle est
viable. Elle doit pouvoir mobiliser et reproduire des ressources et des finalités
qui doivent être acceptées par son environnement (par exemple par les marchés
ou l'électorat). Elle périt si elle n'arrive pas à stabiliser son identité et les con-
ditions de son succès dans le temps, c'est-à-dire à travers le changement. Elle
risque de périr si son changement et l'éventail du changement sont condition-
nés par un sommet immuable et ses contingences biologiques. "USSR Inc.": tel
est le nom de firme d'une structure organisationnelle totalitaire qui a perdu sa
raison d'être, qui a refusé de se transformer en Etat normal, qui a refusé l'idée
et la réalité d'une société non-organisée, qui a refusé le changement non-
organisé et le changement de pouvoir. "USSR Inc.": le nom générique d'un
type d'organisation sociale qui n'est ni viable ni vivable.
ANNEXE.

Chronologie commentée des événements significatifs


en URSS: du projet de société socialiste à
la construction et à l'effondrement
d'un "système" totalitaire 1

1881 1er mars La vague de terrorisme et de répression entre 1878 et 1881


culmine dans l'assassinat d'Alexandre IL
1881- Pogroms de juifs.
1882
1891 Le révisionnisme dans la social-démocratie allemande con-
duit à la mise en cause des conceptions de Marx concernant
la dictature du prolétariat et de la lutte des classes (E.
Bernstein).
1892 30 août Sergueï Witte est nommé ministre des Finances de l'empire
russe. Witte met en place son "système" et entame ce qui
est décrit comme "bond en avant" de la révolution indus-
trielle des années 1890. (Construction du Transsibérien,
développement et modernisation accélérée de l'industrie
lourde).
1898 mars 1er congrès du POSDR (Minsk): Création du Parti ouvrier
socialiste démocratique de Russie.
1899 Lénine écrit Développement du capitalisme en Russie
1902 mars Lénine écrit Que faire? Les masses doivent être préparées
pour la révolution. Seule une élite intellectuelle révolution-
naire, qui se sait en possession d'une vérité scientifique

Sources: Cambridge Encyclopedia of Russia 1994: 93-147, Krejci 1994: 200s.; Sokoloff
1993: 833 - 902; L'Etat de toutes les Russies 1993: 427-434; Moldenhauer/Stolberg 1993;
Torke 1993; Gilbert 1993; Altrichter 1993; Wassmund 1993; Pipes 1993; FejtO 1992: 529-
546; Hewett/Winston (éd.) 1991a: 499-536; Davies 1989 et 1991; Bachkatov/Wilson 1991;
Le Monde, Soixante-dix ans après la révolution d'octobre, novembre 1987.
360 ANNEXE

irréfutable et d'une doctrine absolue, peut assumer cette


mission historique, fonder un Etat révolutionnaire basé sur
le marxisme-léninisme et guider le prolétariat sur la voie
vers le socialisme.

1903 juillet /août ne congrès du POSDR (Bruxelles/Londres): Scission du


parti en une tendance menchevik et une tendance bolchevik
(partisans de Lénine). Création d'un parti révolutionnaire
marxiste selon les principes idéologiques et organisation-
nels établis par Lénine.

juillet Création du mouvement libéral Union pour la Libération.

1904 février Début de la guerre russo-japonaise avec l'attaque de Port


Arthur par les Japonais.
1905 janvier Plusieurs vagues de grèves dans le pays entier.

février Emeutes paysannes.

. avril 111e congrès du POSDR (Londres): Pas de participation


des mencheviks. Le congrès accentue le rôle dirigeant du
prolétariat dans la révolution

juin Tumultes et massacres à Odessa. Emeute sur le cuirassé


Potemkin.
5 septembre Fin de la guerre russo-japonaise par la signature d'un traité
de paix à Portsmouth.

19 septembre Recrudescence des grèves.


10 octobre Witte demande au Tsar de faire des concessions politiques.
14 octobre La capitale est paralysée par les grèves.

15/17 octobre Rédaction du manifeste d'octobre par Witte qui promet une
constitution, la convocation d'une Assemblée législative et
la garantie des libertés individuelles. Le manifeste sera
signé par Nicolas le 17 octobre.-
18 octobre Pogroms de Juifs.
décembre Arrestation des membres du soviet de Saint-Pétersbourg.
Les révoltes armées à Moscou sont supprimées.

1906 avril IVe congrès du POSDR (Stockholm): Les mencheviks y


participent de nouveau. Présentation du programme agraire
de Lénine: nationalisation de la propriété foncière.
16 avril Piotr Stolypine devient ministre de l'intérieur. Les réfor-
mes de Stolypine tenteront par la suite de dissoudre la pro-
priété paysanne communautaire et de créer le capitalisme
dans l'agriculture.
26 avril Publication des "lois fondamentales"(constitution) limitant
CHRONOLOGIE 361

Je pouvoir de la Douma.
27 avril Ouverture de la première Douma qui sera dissoute Je 8
juillet. Les bolcheviks ne sont pas représentés, dès lors
qu'ils ont boycotté les élections pour la Douma.
1907 20 février Ouverture de la deuxième Douma. Elle sera dissoute Je 2
juin. Pressions du gouvernement sur la Douma.
Dans cette Douma, les bolcheviks sont présents avec 18
mandats sur les 36 de la fraction social-démocrate.
mars Annonce du programme de réforme de Stolypine.
mai ve congrès du POSDR: Dernière réunion commune des
bolcheviks et des mencheviks. Adoption d'une résolution
contre la "bourgeoisie_libérale".
7 novembre Troisième Douma ("Douma des seigneurs"), qui poursui-
vra ses travaux jusqu'au 6 juin 1912. Les bolcheviks, après
la restriction du droit de vote, ne disposent plus que de 5
sur 18 mandats sociaux-démocrates.
1911 5 septembre Assassinat de Stolypine.
1912 5 janvier Rupture définitive entre la tendance bolchevik et la ten-
dance menchevik
23 avril Parution du premier numéro du quotidien bolchevique
Pravda.
15 novembre Quatrième et dernière Douma.
1914 17/31 juillet Mobilisation générale en Russie.
1916 printemps Lénine écrit L'impérialisme, stade suprême du capitalisme.
1917 22-27fé- Révolution de février: manifestations violentes après la
vrier dissolution de la Douma par le Tsar. Les troupes de la gar-
nison de Petrograd rejoignent les insurgés. Prise du palais
d'hiver. Formation de conseils d'ouvriers et de soldats.
Recréation du soviet de Petrograd.
2 et 3 mars Résignation du Tsar et constitution du gouvernement pro-
visoire.
3 avril Arrivée de Lénine à Petrograd. Publication des thèses
d'avril: "Tous les pouvoirs aux soviets", "toute la terre aux
paysans", "paix à tout prix".
21 avril Premières manifestations des bolcheviks à Petrograd et
Moscou
juillet/août vie congrès du POSDR (bolchevik): Programmation de
la révolution socialiste, la prise de pouvoir par le prolétariat
362 ANNEXE
et la paysannerie.
septembre Echec du putsch du général monarchiste Kornilov. Les
bolcheviks obtiennent la majorité absolue dans les soviets
de Petrograd et de Moscou.
25 octobre Coup d'Etat des bolcheviks que Lénine a décidé le 10 octo-
bre, contre l'opposition de Zinovjev et de Kamenev.
1918 5 et 6 janvier Réunion de l'Assemblée Constituante qui sera dissoute le 6
janvier par les bolcheviks. Les socialistes-révolutionnaires
(S-R) disposent d'une majorité de 58% des délégués, tandis
que les bolcheviks ne disposent que de 25%.
janvier L'établissement de la censure est confirmé par un décret du
conseil des commissaires du peuple. Au cours de l'année,
la presse d'opposition est interdite. Introduction de la cen-
sure préalable. Une administration centrale de censure sera
créée en 1922.(GLAVL/1;.
Entre 1917 et 1918, le régime révolutionnaire liquide la
presse indépendante. Il ferme notamment plus de 300 jour-
naux libéraux ou conservateurs. Au cours de 1918, 3200
publications cessent de paraître.2
mars vue congrès du PCR: Le régime doit accepter le Diktat
du traité de paix de Brest-Litovsk. Par là la Russie perd un
tiers de sa population et la moitié de ses matières premiè-
res. Le congrès décide de changer le nom du parti en parti
communiste russe (tendance bolchevik).
14 juin Exclusion des soviets des mencheviks et des S-R de droite.
4 au 10 juillet Tentative de putsch des S-R de gauche contre les bolche-
viks. Ils seront éliminés.
Premier point culminant d'une vague de terreur ("terreur
rouge" initiée par Lénine) entre 1918 et 1922, permettant
de "sauver" la révolution et au cours de laquelle des cen-
taines de milliers de personnes, membres de la classe bour-
geoise, de l'aristocratie et d'autres couches sociales, sont
assassinées, et qui conduira à l'élimination ou à
l'interdiction des partis politiques non-socialistes et socia-
listes.3
10 juillet Ratification de la constitution de la République Socialiste
Fédérative Soviétique de Russie (RSFSR)

2 Murray 1994.
3 Voir pour l'estimation des chiffres des victimes Ternon 1995: 238.
CHRONOLOGIE 363

16 juillet Le Tsar et ses proches sont exécutés à Ekaterinbourg.


août Débarquement des Alliés à Arkhangelsk. Généralisation de
la guerre civile. Progression des armées blanches.
1919 11 janvier Légalisation par décret des confiscations d'aliments auprès
de la paysannerie. Phase du communisme de guerre.
2mars Création de l'Internationale communiste (3e internatio-
nale).
mars VIIIe congrès du PCR: Adoption d'un nouveau pro-
gramme, fixant la construction de la société socialiste. Eta-
blissement du bureau politique et du secrétariat.
nov. 1918- Phase principale de la guerre civile. Les bolcheviks ne do-
avril 1920 minent plus qu'un dixième du territoire de l'ancien empire.
Confrontations armées entre forces "blanches" et forces
"rouges"
1920 mars/avril IXe congrès du PCR: Au centre se trouve la problémati-
que de la construction économique. Adoption du plan
d'électrification.
Novembre Fin de la guerre civile qui dure depuis trois ans. Défaite de
Vrangel. Départ des dernières troupes étrangères. Dimitri
Volkogonov estime que la guerre civile a coûté la vie à
plus de 13 millions.
La révolution et la guerre civile conduiront à l'émigration,
par vagues successives, de centaines de milliers de person-
nes: représentants de l'ancien régime, de l'armée, des pro-
fessions bourgeoises et de l' intelligent:fia libérale.
1921 9 février Rébellion paysanne anticommuniste en Sibérie.
15 février- Révolte de Kronstadt. 16'000 matelots revendiquent la
17 mars démocratisation du pays et des droits politiques. Répres-
sion de la révolte en mars par le régime soviétique.
Mars xe congrès du PCR: Adoption de la "Nouvelle Politique
économique"(NEP) qui doit remplacer Je "communisme de
guerre". Abolition des réquisitions. Reprivatisation des
petites entreprises. Les paysans sont autorisés à vendre
leurs excédants aux villes.
Interdiction de la formation de fractions au sein du parti.
Elimination des syndicats.
été - automne Famine après une mauvaise récolte. Nombre des victimes
estimé: 4 à 5 millions.
Selon Chesnais, "sur la période couvrant la Première
Guerre mondiale, la révolution, la guerre civile et la fa-
364 ANNEXE
mine, le déficit démographique cumulé est proches de 30
millions de personnes".4
1922 mars x1e congrès du PCR: Staline annoncé comme secrétaire
général.
3 avril Staline devient secrétaire général du parti communiste.
Consolidation de la dictature totalitaire. Début de la per-
sonnalisation et de la militarisation croissante du régime.
Le "showdown" avec les adversaires de la nouvelle auto-
cratie se prépare. Il culminera, vers la fin des années 1920,
dans le règlement de compte définitif avec tous les oppo-
sants supposés à droite et à gauche, au sein et à l'extérieur
du parti.
Octobre Déportation du noyau de l'intelligentsia professionnelle
(env. 160 scientifiques, philosophes, professeurs, publicis-
tes, etc.). L'exil forcé de cette élite fait partie de
l'émigration des élites bourgeoises et intellectuelles, qui
représente un "brain drain" d'une dimension catastrophique
et une élimination d'élites sans précédant. L'émigration
après 1917 est estimée à environ 1.5 millions de person-
nes. 5
30 décembre Création de l'Union des Républiques Socialistes Soviéti-
ques (URSS), comprenant primitivement la RSFSR, la
Transcaucasie, l'Ukraine et la Biélorussie.
1923 4 janvier Lénine dicte le post-scriptum préconisant d'écarter Staline.
avril xne congrès du PCR: Vives attaques contre Staline et le
fonctionnement de l'appareil. Bilan de la NEP pour les
deux dernières années. ·Discussion de la politique économi-
que et des modalités de la reconstruction de l'appareil
d'Etat.
1924 21 janvier Mort de Lénine, suivie de confrontations concernant sa
succession.
Mai XIIIe congrès du PCR: Directive concernant le dévelop-
pement de l'industrie lourde et la formation de coopérati-
ves.
1925 décembre XIVe congrès du PCUS: La construction du socialisme
nécessite l'industrialisation rapide du pays. Confirmation
de la politique de la NEP et du programme de la
"construction du socialisme dans un seul pays". Pro-

4 Chesnais 1995: 204.


5 Voir Schlôgel 1991b, 1994, 1988. Chesnais (1995: 220) parle de deux millions d'émigrés.
CHRONOLOGIE 365

gramme dénoncé par la 'nouvelle opposition' dirigée par


l'alliance de Kamenev, Zinoviev et Trotski. Changement du
nom du parti en parti communiste de l'URSS (bolcheviks).
1927 2- 19 décem- xve congrès du PCUS: Adoption du 1er plan quin-
bre quennal. Le congrès adopte le projet de la collectivisation
de l'agriculture (Orientations sur la collectivisation de
l'agriculture) et donne priorité à l'industrie lourde. Le scé-
nario pour l'organisation du grand bond en avant est prêt.
Exclusion des membres dirigeants de l'opposition
(Zinoviev, Kamenev, Trotski). En tout 75 opposants sont
exclus. Staline forme, avec Rykov et Boukharine, une nou-
velle Troïka.
1929 9-10 février Boukharine, Rykov et Tomski sont condamnés par le bureau
politique. Trotski est expulsé d'URSS.
Décembre Début de la collectivisation et de la "dékoulakisation". Le
27 décembre, Staline annonce la liquidation des koulaks en
tant que classe (fictive). (Les koulaks, c'est-à-dire les pay-
sans les plus productifs qualifiés de "riches", représentent
environ 4% de la paysannerie). La révolution "par en haut"
de Staline, exprimée par les termes de collectivisation et de
"dékoulakisation", vise l'élimination systématique de deux
éléments considérés comme hostiles au régime, à savoir la
paysannerie et la nation ukrainienne. Dans le cas de la
"dékoulakisation", il s'agit d'une politique délibérément
génocidaire dirigée contre un groupe spécifique de la po-
pulation, tandis que la finalité visée en Ukraine par le ré-
gime, à savoir l'anéantissement de toute résistance à la
collectivisation par la création d'une famine, relève carré-
ment du génocide.6 En 1933, 65% des fermes sont collec-
. tivisées. A la fin des années 1930, la collectivisation aura
atteint son objectif.
La "dékoulakisation" conduit à l'expropriation et la dé-
portation de millions de paysans. Selon les sources, on
parle de 10 à 15 millions de paysaps éloignés de leurs vil-
lages par la "dékoulakisation", dont plusieurs millions au-
raient été tués sur place ou seraient morts au cours du
transfert vers la déportation.7 La collectivisation conduit à
l'effondrement de la production agricole. Et elle entraîne,
entre 1932 et 1934, par le biais des réquisitions et du ver-
rouillage des régions concernées, une famine qui coûtera la

6 VoirTernon 1995: 234-260.


7 Voir Ternon 1995: 243.
366 ANNEXE

vie à plus de 5 millions de personnes, chiffre qui atteindrait


même, selon d'autres estimations 7 à 8 millions.8
L'organisation politique de la famine a ainsi permis au
régime de régler la "question ukrainienne". L'effet cumulé
de la famine organisée et de la collectivisation aurait abouti
à une surmortalité de 10 millions de personnes.9
1930 juin/juillet xv1e congrès du PCUS: programme pour "l'offensive du
socialisme sur le front entier". Confirmation de la défaite
de 'l'opposition de droite'.
1932 30 janvier - 4 17e conférence du parti: adoption du 2e plan quinquennal
février (1933-1937) qui met l'accent principal sur l'industrie
lourde et la collectivisation de l'agriculture.

Printemps Début du génocide par la famine en Ukraine (Voir sous


décembre 1929).

23 avril Annonce par le Comité central de la création de l'union des


écrivains soviétiques qui doit réunir tous les écrivains de
l'URSS. Par là, commence !'instrumentalisation politique
de la littérature et de l'art en général. L'union des écrivains
sera créée en août 1934. Des associations unitaires du
même type seront successivement mises sur pied dans tous
les domaines de l'art (par exemple création de l'union ré-
gionale des artistes soviétiques à Moscou, le 25.6.1932).
Les artistes sont censés jouer un rôle actif dans la cons-
truction du socialisme et dans l'éducation des masses. La
qualité de membre dans ces organisations devient la condi-
tion indispensable à l'exercice de l'activité professionnelle
correspondante, par exemple, comme écrivain. Seule la
qualité de membre permet d'accéder au public (par la voie
des lectures ou la publication). Le "réalisme socialiste"
s'installe comme esthétique officielle.
Décembre Arrestations massives d'opposants.
1933 12janvier Des purges annoncées par le Comité central conduisent à
l'exclusion de plus de 800'000 membres du parti, qui ne
compte _à ce moment que 3. 5 millions de membres.
1934 janvier/février xvne congrès du PCUS ("congrès des vainqueurs"):
Staline renvoie au succès de l'industrialisation forcée. Le
congrès célèbre la défaite des "ennemis du socialisme".
Staline se rend compte qu'il y a, parmi les participants du
congrès, des voix·critiques opposées à sa politique et son

8 Voir Ellman 1991, Torke 1993: 112, Wheatcroft 1990, Nove 1990b, Conquest 1986.
9 Chesnais 1995: 205.
CHRONOLOGIE 367

pouvoir (lors de l'élection du Comité central, Staline ren-


contre 270 voix opposées). Kirov semble s'établir comme
adversaire potentiel de Staline.
le décembre L'assassinat de Kirov est utilisé comme prétexte pour les
"grandes purges":" Début du terrorisme de masse et de la
répression contre les oppositions de gauche et de droite.
1935 15-17 Procès de "haute trahison" contre Sinovjev et Kamenev,
janvier accusés de complicité dans le meurtre de Kirov. Ils sont
condamnés chacun à cinq ans d'emprisonnement. Il seront
de nouveau jugés en 1936.
août Début du mouvement stakhanoviste.
1936 19-24 août Premier procès-simulacre ("procès des seize") contre
l'opposition au sein du parti ("le centre trotskiste-
sinovjeviste"). Il conduit à la condamnation à mort notam-
ment de Sinovjev et de Kamenev. Ils seront exécutés le 25
août.
Etre membre du parti devient dangereux. Au sein du parti,
70% des membres du Comité central élus dans le xvne
congrès seront exécutés.10 Entre 1933 et 1938, le nombre
des membres du parti tombe de 3.5 à 1.5 millions. Le nom- .
bre de membres du parti tués dans le cadre des purges est
estimé à environ un million.
septembre Avec la nomination de Ejov au poste de chef du NKVD les
purges organisées par Staline prennent des dimensions
inimaginables (période de la ejovchtchina). Les purges ne
se dirigent plus uniquement contre l'ancienne élite du parti,
mais aussi contre les élites dans les domaines de
l'économie, de l'armée, de l'art et de la science.
Entre 1937 et 1938, le nombre des personnes arrêtées est
estimé à env. 8 millions (= 5% de la population), dont un
million, soit 10%, sont exécutées. Des estimations plus
récentes chiffrent Je nombre des détenus dits "politiques"
fusillés en 1937 et 1938 à 500'000, un chiffre qui ne tient
cependant pas compte du nombre de personnes tuées au
moment de l'arrestation, dans les prisons ou qui sont mor-
tes au cours du transfert vers les camps.11
Avec l'ouverture des archives du Goulag, l'estimation du

10 Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 110, Torke 1993: 283.


11 Voir Temon 1995: 252. Pour la problématique de l'estimation de ces chiffres voir: Temon
1995: 249ss.; Chesnais 1995: 206ss.; Torke 1993: 284; Nove 1990a: 372; Conquest 1990,
ch. 17; Cambridge Encyclopedia ofRussia 1994: 110.
368 ANNEXE
nombre de détenus a été progressivement corrigée vers le
bas. Ainsi, le nombre de personnes qui se trouvent, en
1939, dans les deux catégories du Goulag (camps de travail
correctif et colonies de travail) ne s'élèverait, entre 1939 et
1952, pas à 3, voire 8 millions, mais à 2 à 2.5 millions en
moyenne annuelle.12 Temon rappelle, en se référant aux
recherches de Nicolas Werth, que de "1934 à 1947,
l'administration du Goulag enregistre, dans les seuls
'camps de travail correctif, 1 million de morts. En extra-
polant pour l'ensemble des camps (... ) on parvient à un
chiffre d'au moins 2 millions de morts."13 De manière
générale, l'estimation des victimes du Goulag dépend des
suppositions sur les rotations dans les camps qui, elles, sont
tributaires de la durée des peines de prison (5 à 10 ans sur-
tout), des taux de mortalité au moment du transport dans
les camps et au cours de la détention. De même,
l'estimation des morts parmi la population des déportés
dans les zones dites spéciales ('colons de travail' dans les
zones de relégation) varie à son tour selon les taux de
mortalité supposés au moment des transferts vers les zones
de peuplement spéciales et au cours de la relégation.
Le déficit démographique créé entre 1927 et 1939 par la
famine organisée et les purges au cours de la période de la
"Grande Terreur" est estimé à environ 12 millions. Notons
que le système du Goulag, du travail forcé, est conçu dans
un "triple but d'exclusion, de production économique et
d'élimination".14 Il représente un facteur économique de
premier ordre dans l'industrialisation forcée du pays.

5 décembre Constitution de Staline. Introduction du suffrage universel


direct. Garantie des libertés fondamentales. Le parti con-
firme son monopole de pouvoir.
1937 23 -30jan- Deuxième procès-simulacre contre des membres connus du
vier parti considérés comme adversaires de Staline ("procès des
dix-sept"). Treize seront condamnés à mort (Piatakov, Se-
rebrjakov) et quatre à des peines de prison de 10 ans (Karl
. Radek, par exemple).
12 juin Début des purges au sein l'armée avec l'exécution de plu-
sieurs officiers généraux. Ces purges conduiront, en deux
ans, à l'élimination de pratiquement la moitié du corps des
officiers supérieurs de !'Armée rouge (Estimations: 3 sur 5

12 Voir Werth 1993: 142.


13 Temon 1995: 259.
14 Temon 1995: 256.
CHRONOLOGIE 369

maréchaux, 13 sur 15 généraux, 110 sur 195 commandants


de corps, 133 sur 190 divisionnaires, 220 sur 406 briga-
diers. En tout, environ 40'000 officiers auraient été tués).15
Cet affaiblissement criminel de l'armée est considéré au-
jourd'hui non seulement comme raison importante de la
défaite de l'armée rouge en 1941, mais aussi comme une
des raisons décisives de l'attaque déclenchée par Hitler
contre l'URSS.16
1938 Ier janvier Début officiel du 3e plan quinquennal qui vise le déve-
loppement des secteurs modernes (aluminium et chimie).
Sa réalisation sera interrompue par la guerre.
2-13 mars Troisième procès-simulacre ("procès des vingt et un")
contre la "droite" et les "trotskistes" au sein du parti.
Boukharine et Rykov sont condamnés à mort. Les "purges"
s'étendent de plus en plus à tous les domaines sociaux et
touchent toutes les couches sociales.
1939 mars XVIIIe congrès du PCUS: Déclaration que la société so-
cialiste en URSS est réalisée. Staline est au sommet de son
pouvoir: il aura éliminé tous ses adversaires réels et/ou
inventés.
Adoption des objectifs du 3e plan quinquennal, qui vise le
rattrapage et le dépassement des pays capitalistes.
23 août Pacte de non-agression avec l'Allemagne.
17 septembre Les troupes soviétiques envahissent la Pologne. 15'000
officiers polonais seront tués par le NKVD. Parmi eux se
trouvent les 4' 143 tués à Katyn, dont les fosses communes
seront trouvées en avril 1943 par les troupes allemandes.
Entre 1939 et 1941, 380'000 Polonais sont déportés vers la
mer Blanche ou 1'Asie centrale.17

1940 juin Les troupes soviétiques annexent les pays baltes. Le nom-
bre de déportés est estimé à 32'000.
août Les troupes soviétiques entrent en Bessarabie et en Molda-
vie. Le nombre de déportés en Bessarabie s'éleverait à
10'000.
20 août Assassinat de Trotski au Mexique.

15 Les chiffres varient là encore. Voir Nove 1990a: 87; Sokoloff 1993: 416, Portisch 1991:
268.
16 Voir Marquardt 1991: 417 et la référence notamment à N. Pavlenko, La guerre de Staline
contre l'armée rouge, publié in Moscow News no. 6/1989.
17 VoirTemon 1995: 253.
370 ANNEXE
1941 22juin L'Allemagne attaque l'URSS.

1942 novembre Tournant de la guerre par la défaite de la 6e armée alle-


mande à Stalingrad.

1943 13 avril Les troupes allemandes découvrent les fosses communes


d'officiers polonais assassinés en 1940 par la police secrète
soviétique (NKVD).

mai Dissolution de l'internationale communiste.

1945 février Conférence de Jalta.

7/8 mai Capitulation de l'Allemagne.

Les pertes en vies humaines des forces armées soviétiques


sont estimées à 11 millions (8.5 millions de tués et 2.5 mil-
lions de morts suite aux blessures) sur un effectif total de
30.6 millions. D'autres estimations partent de la mort
d'environ 13.6 millions de soldats. Le nombre des prison-
niers de guerre s'élèverait à 5.7 millions, dont 2 à 3 mil-
lions seraient morts dans les camps nazis. Les pertes de la
population civile sont estimées à 9. millions.l 8

Temon part à son tour de 18 à 20 millions de victimes so-


viétiques: "7 millions sur les champs de bataille, 7.5 mil-
lions tués par les nazis dont 2 millions de Juifs, 1 million
de civils morts de faim en Ukraine pendant l'occupation
nazie, 2 à 3 millions de prisonniers russes exécutés ou
morts dans les camps nazis, 500'000 civils déportés en
Allemagne morts du travail forcé."19
Parmi les 2,3 millions de prisonniers de guerre soviétiques
qui ont survécu à la captivité nazie, 80% seront déportés
dans les camps de travail, tués ou exilés, tout comme les
populations "criminelles" qui ont été considérées comme
"sympathisantes" des Allemands. Il s'agit d'abord de la
déportation-relégation de peuples entiers: p. ex. des Alle-
mands de la Volga en 1941, des Kalmouks et des Karat-
chai's en 1943, des Tatars de Crimée, des Tchétchènes et
des Ingouches en 1944. On rappellera aussi la déportation
d'un nombre important, à partir de 1944, de Baltes, de
Roumains de Moldavie, d'Ukrainiens occidentaux, de Po-
lonais, de Roumains de Bessarabie, de Tchèques, de Slo-
vaques, de Bulgares, de Hongrois, d'Allemands de l'Est,

18 Voir Nove 1990a: 373. Voir l'interprétation des différences entre les chiffres officiels de 27
millions avancés par les autorités soviétiques et les chiffres beaucoup moins élevés des es-
timations plus réalistes in Chesnais 1995: 207.
19 Voir Ternon 1995: 253.
CHRONOLOGIE 371

etc.20
juillet/août Conférence de Potsdam.
1946 18 mars Adoption du 4e plan quinquennal (1946-1959) qui pré-
voit le dépassement des niveaux de production atteints
avant la guerre.
1948 février Coup d'Etat communiste à Prague. En Hongrie, le PS est
absorbé par le PC. Par là, la soviétisation de l'Europe de
l'Est est complète. La Yougoslavie sera le seul pays en
mesure de faire face à la tutelle soviétique.
24 juin Début du Blocus de Berlin.
août Le Comité central du parti communiste reconnaît la théorie
du biologiste Trofime Lyssenko selon laquelle il serait pos-
sible de modifier la masse génétique des plantes et des
animaux par des interventions spécifiques dans leur envi-
ronnement.
1949 25 janvier Création du Conseil d'assistance économique mutuelle
(CAEM ou Comecon).
mai Création de la RFA.
7 octobre Création de la RDA.
1952 octobre xixe congrès du PCUS: Adoption du Se plan quinquen-
nal (1951-1955) qui met l'accent sur la modernisation des
techniques et sur les grands travaux. Nouveau statut du
parti. La réorganisation du sommet du parti renforce la
position de Staline.
1953 5 mars Mort de Staline. Conflits de succession. Le 14 mars,
Khrouchtchev prend, au sein de la direction collective du
parti, la fonction de premier secrétaire.
7 mars Malenkov est nommé président du conseil. Khrouchtchev
est secrétaire dù parti.
17 juin Des troupes soviétiques interviennent pour étouffer la ré-
volte des ouvriers à Berlin.
26juin Arrestation de Berja, qui sera exécuté le 23 décembre.
8 août Annonce de réformes économiques qui cherchent à corriger
la politique économique de Staline
décembre Début du "dégel": libéralisation dans le domaine culturel.
L'autoréflexion de la littérature soviétique problématise les

20 Voir Ternon 1995: 255.


372 ANNEXE

effets négatifs du stalinisme au le niveau de la création


littéraire. En 1954, le 2e congrès de l'union des écrivains
prend ses distances par rapport au "réalisme socialiste".
1955 14mai Création du pacte de Varsovie.
1956 14-24 fé- xxe congrès du PCUS: Adoption du 6e plan quinquen-
vrier nal (1956-1960) qui prévoit le déplacement des efforts de
modernisation dans le domaine de l'agriculture, du loge-
ment et de la production de biens de consommation. Pro-
clamation de la nécessité d'une coexistence paisible entre
Etats avec des systèmes de société divergents. Rapport
secret de Khrouchtchev sur les crimes de Staline. Le règle-
ment de compte avec Staline conduira à la libération d'un
nombre estimé de sept à huit millions de personnes et à la
réhabilitation posthume d'environ cinq à six millions.
octobre- Révolution antisoviétique en Hongrie. L'insurrection po-
novembre pulaire commence le 23 octobre. Imre Nagy déclare la sor-
tie de la Hongrie du pacte de Varsovie. L'insurrection est
réprimée le 4 novembre par les troupes soviétiques.
L'intervention conduit au renversement du gouvernement
de Nagy - ce dernier sera exécuté avec d'autres organisa-
teurs de l'insurrection le 16 juin 1958 - et à l'établissement
du gouvernement pro-soviétique de Kadar.
L'insurrection (y compris les exécutions organisées par le
nouveau régime) coûte la vie à environ 4'500 personnes.
Le nombre des arrestations est estimé à 20'000. Plusieurs
dizaines de milliers d'hongrois ont été déportés en URSS.
Par ailleurs, l'intervention soviétique est à l'origine de
l'émigration de plus de 200'000 personnes.21
1957 4 octobre Lancement de Spoutnik
1958 27 mars Khrouchtchev est au sommet de l'URSS en ajoutant à sa
fonction de premier secrétaire celle de chef de l'Etat.
23 octobre Prix Nobel de littérature pour Boris Pasternak (Docteur
Jivago) qui, suite aux pressions politiques exercées sur sa
personne, se voit forcé de renoncer à ce prix.
1959 janvier/février xx1e congrès du PCUS: Proclamation de la victoire défi-
nitive du socialisme en URSS.
Abandon du plan quinquennal adopté au xxe congrès et
adoption d'un plan septennal(= 7e plan) (1959-1965) qui
met l'accent principal sur le développement de l'industrie

21 Voir K.rejci 1994: 139.


CHRONOLOGIE 373

chimique et des hydrocarbures.

1960 juin Rupture avec la Chine.

novembre 2e congrès mondial communiste à Moscou.

1961 12 avril Le cosmonaute Gagarine est le premier homme dans


l'espace.

13 août Comme l'émigration massive des Allemands de l'Est vers


Berlin-Ouest risque de vider la RDA "de sa substance", le
régime est-allemand décide la construction du "Mur de
Berlin".
octobre :xxne congrès du PCUS: Adoption du programme pour
la construction du communisme. Elimination des partisans
de Staline dans le cadre de la déstalinisation visée par
Khrouchtchev.
1962 juin Une révolte d'ouvriers à Novtcherkassk, protestant contre
les conditions de travail et les prix trop élevés des aliments,
est réprimée par les unités du KGB.

7 septembre L'économiste Liberman lance une campagne pour intro-


duire la notion de profit dans les entreprises.

22 octobre Début de la crise de Cuba.

novembre Publication par Novi Mir de l'ouvrage "Une journée dans


la vie d'Ivan Denissovitch" de Alexandre Soljenitsyne.
D'autres publications sur le Goulag suivront.

1963 5 avril Création d'une ligne directe entre le Kremlin et la Maison


Blanche.
septembre Une récolte désastreuse oblige le régime à importer des
quantités importantes de céréales des Etats-Unis et du Ca-
nada.
1964 14 octobre Chute de Khrouchtchev. Brejnev devient Ier secrétaire du
Comité central.

1965 27 janvier Lyssenko doit abandonner la direction de l'Institut de gé-


nétique.
27/29 septem- Le Comité central adopte les réformes économiques propo-
bre sées par Kossygine.

1966 10-14fé- Les écrivains Andreï Siniavski et Jou/y Daniel sont con-
vrier damnés respectivement à sept ans et à cinq ans de réclusion
criminelle.
mars/avril XXIIIe congrès du PCUS: Restauration des anciennes
structures du parti. Revalorisation de Staline. Réintroduc-
tion du bureau politique. Brejnev renforce sa position en
374 ANNEXE

prenant la fonction du secrétaire général. Renforcement de


la répression des dissidents. Adoption du Se plan quin-
. quennal (1966-1970).
1968 février Début du Printemps de Prague suite au remplacement de
Novotny par Dubcek à la tête du PCT.
mars Répression du mouvement des intellectuels et des étudiants
en Pologne.

juillet Brejnev établit la doctrine de la "souveraineté limitée" des


pays de l'Est.

21 août Intervention contre le 'printemps de Prague ' cherchant à


réaliser des réformes économiques et politiques. Les ar-
mées de cinq pays du pacte de Varsovie envahissent la
Tchécoslovaquie. Plus de 140'000 personnes quittent le
pays.22

1969 14 janvier Premier rendez-vous sur orbite de vaisseaux habités


Soyouz.
Mars Confrontations armées à la frontière entre la Chine et
l'URSS.
6 novembre Soljenitsyne est exclu de l'union des écrivains. Son oeuvre
ne peut plus paraître en URSS depuis 1966.

1970 8 octobre Le prix Nobel est décerné à Soljenitsyne.

1971 mars/avril xxive congrès du PCUS: Adoption du 9e plan quin-


quennal (1971 - 1975). Etablissement d'un programme
global de développement de la société soviétique vers le
communisme.

1972 mai Visite du président Nixon à Moscou. Plusieurs accords sont


signés, dont deux portant sur la limitation des armes straté-
giques (accords SALT 1).
septembre Les mauvaises récoltes contraignent le gouvernement so-
viétique d'acheter 28 millions de tonnes de blé aux Etats-
Unis.
1974 12 février Soljenitsyne perd la citoyenneté soviétique et doit quitter
l'URSS.
1975 Ier août Signature de l'acte final de la conférence sur la sécurité et
la coopération en Europe (CSCE) à Helsinki.
9 octobre Le prix Nobel de la paix est décerné à.Andreï Sakharov.

22 Voir Krejci 1994: 140.


CHRONOLOGIE 375

novembre Intervention soviéto-cubaine en Angola.

1976 février/mars :xxve congrès du PCUS: Adoption du lOe plan quin-


quennal (1976 - 1980). Annonce de l'augmentation de
l'effectivité de l'économie et de l'amélioration du niveau
de vie de la population.
13 mai Création du groupe de dissidents "Helsinki" (groupe de
surveillance des accords d'Helsinki) par Andreï Sakharov,
Jouri Orlov, Alexandre Ginsbourg, Elena Bonner et
d'autres personnalités.
juin En Pologne, la crise économique conduit à des grèves.
Création du KSS-KOR, selon Fejtëi la "première organisa-
tion sérieuse de dissidence en Europe de l'Est".23
1977 7 octobre Nouvelle constitution del' URSS.
1979 16 juin Signature de SALT II à Vienne par Brejnev et Carter.
27 décembre Les troupes soviétiques entre en Afghanistan.
1980 9 janvier Sakharov est assigné à résidence à Gorki
juillet/août Grèves en Pologne (Gdansk). Signature des accords de
Gdansk et naissance de Solidarnosc.

1981 janvier Lev Kopelev perd la citoyenneté soviétique.


février/mars xxv1e congrès du PCUS: Adoption du lle plan quin-
quennal (1981 - 1985). Annonce de l'amélioration de la
qualité des produits et de la productivité. Proposition par
Brejnev d'un moratoire sur le déploiement de missiles so-
viétiques en échange de la renonciation par l'OTAN de sa
"double décision". Le nombre des membres du parti atteint
17.5 millions. Plus de 300'000 membres ont été exclus
depuis 1e congrès précédent.
13 décembre Proclamation de l'état de guerre en Pologne.
1982 8 septembre Le groupe de dissidents "Helsinki" annonce sa dissolution,
compte tenu du fait que la plupart de ses membres sont en
prison.
10 novembre Mort de Brejnev. Andropov devient nouveau secrétaire
général.
1984 9 février Mort d'Andropov. Tschernenko devient nouveau secrétaire
général.
1985 10 mars Mort de Tschernenko.

23 Voir Fejtô 1992: 533.


376 ANNEXE
11 mars Mikhaïl Gorbatchev est élu secrétaire général du PCUS.
30 mars De nombreux fonctionnaires du parti sont limogés au cours
d'une campagne contre la corruption et l'abus de pouvoir.
8 avril Gorbatchev accepte le principe d'un sommet américano-
soviétique et annonce un moratoire jusqu'en novembre sur
le déploiement des SS-20 en Europe.
7mai Adoption, par le Comité central du PCUS, d'une résolution
sur les "Mesures permettant de vaincre l'ivrognerie et
l'alcoolisme". Le 16 mai le Soviet suprême proclame les
mesures à adopter dans le cadre de la politique anti-alcool,
en particulier diminution de la production de boissons al-
cooliques et la punition de l'ivresse en public.
11 juin Dans une déclaration sur l'état de l'économie, Gorbatchev
critique la qualité moindre des marchandises soviétiques
(effet de démonstration du marché mondial!), le gaspillage
des ressources.
Juillet Transformations au niveau du personnel au sommet du
parti et de l'Etat. Gorbatchev commence à remplacer les
anciens fonctionnaires et/ou rivaux par des forces réfor-
mistes (p. ex. Boris Eltsine qui entre au Comité central ou
Edouard Chevardnadse qui devient membre du bureau
politique, puis ministre de l'extérieur).
novembre Rencontre entre Gorbatchev et Reagan à Genève. Accord
de principe sur une réduction de 50% des armements nu-
cléaires.
1986 février/mars xxvne congrès du PCUS: Critique de la stagnation sous
Brejnev. Confirmation des réformes économiques, enta-
mées par Gorbatchev, visant la modernisation de
l'économie ("accélération", uskoreniye).
Adoption du 12e plan quinquennal (1986 - 1990) qui
prévoit des investissements énormes dans l'industrie des
machines et l'industrie chimique, donc en particulier dans
l'industrie d'armement qui doit permettre à l'URSS de réa-
liser une nouvelle phase de croissance rapide.
Problématisation de l'économie souterraine (marchés
noirs), dans laquelle plus de 20 millions de personnes ga-
gnent un revenu supplémentaire. En 1988, les Soviétiques
dépenseront de 22 à 24 milliards de dollars par an dans
l'économie dite seconde, contre 8 milliards dans les années
1970.
11 février Le dissident juif Anatoly Shcharansky quitte la prison après
huit ans de détention.
CHRONOLOGIE 377

26 avril Accident dans un réacteur de la centrale nucléaire de


Tchernobyl. La Suède est le premier pays qui, sur la base
de la découverte de l'augmentation rapide du niveau de
radioactivité de l'air, conclut qu'il y a eu un accident nu-
cléaire. Les autorités soviétiques admettent, après deux
jours de silence, l'événement dans un bref communiqué.
Trente-six heures après la première explosion, 49'000 per-
sonnes seront évacuées de la zone dangereuse, puis, une
semaine plus tard, 50'000. Deux semaines après l'accident,
Gorbatchev rompt son silence et s'adresse à la nation en
minimisant les retombées de la catastrophe.24
Les autorités soviétiques cacheront jusqu'en 1989 la portée
de l'accident. Les retombées réelles ne seront connues
qu'après les élections démocratiques en 1990. A cette date,
les sources officielles maintenaient le chiffre de 31 morts.
Les dernières estimations des autorités ukrainiennes (1995)
parlent de 8'000 morts.25 Un chiffre qui sera sans aucun
doute corrigé vers le haut, compte tenu du taux de mortalité
accru parmi la population à risque concernée.
Des estimations récentes parlent du chiffre de 3.7 millions
d'Ukrainiens qui ont été exposés, à des degrés variables, à
la radiation radioactive. Dans le cas de la Biélorussie, 20%
de la population aurait été touché par la catastrophe, tandis
qu'en Russie, 370'000 personnes sont susceptibles de dé-
velopper des maladies liées à la radioactivité.
Selon les estimations de l'ONU, plus de 9 millions de per-
sonnes ont été affectées directement ou indirectement par la
catastrophe. Plus de 160'000 km2 sont considérés comme
contaminés. En Ukraine, 2.4 millions de personnes vivent
toujours dans des régions contaminées. Jacques Moser
conclut, à partir d'une définition large de la victime que le
nombre de personnes atteintes d'une manière ou d'une
autre par la catastrophe de Tchernobyl serait énorme et, vu
.
la complexité du problème, impossible à évaluer.26
Selon Marie-Hélène Mandrillon, "la catastrophe de Tcher-
nobyl a marqué un tournant dans l'histoire universelle du

24 Voir Medvedev 1991.


25 Pour l'estimation de ces chiffres voir Lapychak, Chrystyna, "The Chomobyl Fallout per-
sists" Transition vol. l no.21, 17.11.95, p. 23, 20-23. Voir aussi Voir Charlotte Douglas in
Cambridge Encyclopedia ofRussia, 1994: 469 et Rehder 1993: 746.
26 Voir Jacques Moser in Le Temps stratégique no. 66, octobre 1995, p. 87; et Campus
(Magazine de l'Université de Genève) no. 30, octobre 1995, p. 16- 17.
378 ANNEXE
nucléaire civil par l'ampleur de ses conséquences: 10'000
km2 hautement contaminés en Biélorussie, Ukraine et Rus-
sie où, après le départ de nombreux habitants devenus
'réfugiés écologiques', vivaient encore, en 1989, plus de
200'000 personnes qui ne bénéficiaient pas de l'aide et des
soins nécessaires. Le traumatisme de Tchernobyl a réveillé
d'autres inquiétudes face aux effets de l'incurie en matière
de gestion des sites nucléaires civils et militaires dont
l'inventaire n'était pas exhaustif en 1993: polygones
d'expérimentation de Semipalatinsk (Kazakhstan) et de
Nouvelle-Zemble dans l'océan Arctique, fermés depuis
1991, mais dont les victimes ont demandé réparation; dé-
chets disséminés sur tout le territoire del' Union."27
11 et 12 octo- Rencontre au sommet entre Gorbatchev et Reagan à Reyk-
bre javik
octobre Les analyses économiques de Nikitine aboutissent à la con-
clusion que la productivité du travail en URSS ne dépasse
pas le 40% de celle des Etats-Unis. La productivité ne
pourrait être augmentée qu'à l'aide des pays capitalistes et
de transferts de technologies.
17 décembre Manifestations à Alma Ata où des Kazakhs protestent con-
tre le remplacement du chef de parti kazakh par un Russe.
Les émeutes font 15 à 20 morts.
14 décembre Le PCUS annonce une nouvelle politique de presse et in-
cite les médias à informer sur tous les aspects de la société
soviétique. La notion de glasnost commence à circuler
publiquement. Elle ne traduit, pour le moment, que
l'autorisation limitée accordée aux médias d'informer la
population sur l'état du pays ("critique constructive"). On
est encore loin de la liberté de la presse qui ne sera consa-
crée qu'en 1990.
19 décembre Sakharov est autorisé à quitter son exil de Gorki et à re-
tourner à Moscou. En décembre plusieurs dizaines de pri-
sonniers de conscience sont libérés.
1987 26janvier Sortie officielle du film du réalisateur géorgien Tengiz
Abouladze, Le Repentir, qui est un règlement de compte
avec la période stalinienne.
28/29 janvier Plénum du Comité central.
Gorbatchev critique le conservatisme du régime de son
prédécesseur et identifie les maux dont souffre Je pays à

27 L'Etat de toutes les Russies 1993: 372.


CHRONOLOGIE 379

des phénomènes tels que la corruption du parti, la crimina-


lité croissante, l'alcoolisme, etc.
Gorbatchev revendique, dans un discours diffusé à la télé-
vision, la démocratisation des institutions du parti et de
l'Etat. Projet de réorganisation de la politique des cadres.
28mai L'aviateur Matthias Rust atterrit avec sa Cessna sur la
Place Rouge à Moscou. Le 30 mai, le bureau politique cri-
tiquera les défaillances dans la surveillance de l'espace
aérien. L'incident conduira au remplacement du comman-
dant en chef de la défense aérienne et du ministre de la
défense.
8/9 Juin Le plénum du Comité central ratifie une réforme de la ges-
tion économique et élit au bureau politique trois personna-
lités proches de Gorbatchev. Adoption de la loi sur les
entreprises étatiques, qui entrera en vigueur l'année sui-
vante.
24 juillet Plus de mille Tatares de Crimée manifestent à Moscou
pour demander la restitution de leurs terres en Crimée.
23 août Manifestations dans les capitales baltes Vilnius et Riga
contre l'annexion violente des pays baltes par l'URSS en
1941. La presse soviétique dénonce ces manifestations
comme actions téléguidées par les Etats-Unis.
Automne Mécontentement croissant en URSS en raison des taux de
mortalité élevés au sein des forces armées. La guerre en
Afghanistan, qui dure depuis huit ans, aura coûté la vie à
plus de 13'000 soldats.
7 novembre Célébration du 70e anniversaire de la révolution d'octobre.
Gorbatchev exige une réévaluation du passé soviétique. De
même, il annonce la réhabilitation de dizaines de milliers
de victimes des purges réalisées par Staline. Dans le cadre
d'une amnistie étendue aux prisonniers politiques, 150
prisonniers politiques sont libérés. Avec la glasnost, la
dissidence perd sa raison d'être. Les opposants du régime
lutteront dans les mouvements démocratiques, puis, à partir
de 1989, au niveau parlementaire pour la démocratisation
du pays.
11 novembre Eltsine est écarté de la direction du parti à Moscou.
décembre Signature au sommet de Washington de l'accord INF.
1988 Ier janvier La loi sur les entreprises étatiques entre en vigueur.
12janvier Le chef du parti communiste ouzbek, Ousmanchodchajev,
est destitué pour cause de corruption.
19-22jan- Le gouvernement soviétique contracte, pour la première
380 ANNEXE
vier fois depuis la révolution russe, un emprunt sur un marché
des capitaux occidental (100 millions de francs suisses
auprès d'une banque suisse).
24 février Manifestation à Tallinn, à l'occasion du 70e anniversaire
de la déclaration d'indépendance de l'Estonie, revendi-
quant l'autonomie du pays.
22-28 fé- Manifestations · à Nagorny-Karabakh, puis à· Erevan
vrier (Arménie), où cent mille personnes exigent le rattachement
de la région de Nagorny-Karabakh à l'Arménie. Un po-
grom anti-arménien à Nagorny-Karabakh fait plus de 60
morts.
13 mars La Sovietskaja Rossija publie un article signé par Nina
Andreïeva qui représente une sorte de manifeste des forces
opposées à la perestroïka.
25 avril- En Pologne, l'aggravation de la crise économique conduit
9 mai à des grèves massives.
22mai En Hongrie, le chef du parti communiste, Janas Kadar, est
limogé et remplacé par Karoly Grosz.
24-26mai Ratification par le Soviet suprême d'une loi sur les coopé-
ratives.
12juin Célébration du millième anniversaire de la christianisation
de la Russie. Réconciliation entre Eglise et Etat. Le régime
promet la liberté confessionnelle.
28juin- 19e conférence du parti. Le parti approuve la politique de
ler juillet glasnost et les réformes politiques et économiques propo-
sées par Gorbatchev qui vise la création d'un "Etat de droit
socialiste", la séparation entre le parti et l'Etat et surtout la
création d'une nouvelle instance législative, le Congrès des
députés du Peuple. Le principe de l'opposition politique est
refusé.
septembre Création du mouvement nationaliste Sajudis en Lituanie.
La création de fronts populaires suivra dans les autres Ré-
publiques baltes.
30 septembre Transformation de l'appareil du Comité central
Ier octobre Après la mise en retraite de Gromyko, le Soviet suprême
élit Gorbatchev comme chef de l'Etat.
16 novembre Le parlement estonien proclame, en tant que premier soviét
suprême d'une république, la souveraineté de l'Estonie.
1er décembre Le Soviet suprême approuve une modification de la cons-
titution qui prévoit la création d'un Congrès qes députés du
Peuple et des élections partiellement libres (Sur les 2250
CHRONOLOGIE 381

représentants du congrès, 1500 seront élus directement, et


750 sièges seront attribués par des organisations dites so-
ciétales (parti, syndicat, Komsomol). Le Congrès élit une
sorte de parlement de travail, le Soviet suprême, composé
de 400 à 450 députés.

8 décembre Le plus grave tremblement de terre qu'ait connu l'Arménie


depuis 80 ans détruit des nombreuses agglomérations au
nord-ouest du pays. L'accident coûte la vie à plus de
54'000 personnes. L'incapacité de la bureaucratie soviéti-
que à organiser l'aide humanitaire pour les victimes de la
catastrophe dans des délais raisonnables entraîne la mort de
centaines de personnes.

La différence entre la couverture du séisme par les médias


soviétique et celle de l'accident de Tchernobyl, trois ans
plus tôt, est frappante et révèle les nouvelles libertés des
médias dans l'approche de "mauvaises nouve11es".28
1989 26 mars Elections pour le Congrès des députés du Peuple. De nom-
breux fonctionnaires du parti ne sont pas réélus. A Moscou,
Eltsine obtient 90% des voix.

9 avril Les manifestations violentes à Tbilissi, en Géorgie, condui-


sent à une confrontation avec des"troupes soviétiques, qui
tuent une vingtaine de manifestants et en blessent plus de
200.
25-30 mai Première session du Congrès des députés du Peuple. Re-
transmission des débats en direct par la télévision.

Election du Soviet suprême avec Gorbatchev comme pré-


sident. Des réformistes célèbres, tels que Afanassiev, Popov
ou Sakharov n'obtiennent pas de siège dans le Soviet su-
prême, tandis qu'Eltsine entre au Soviet des nationalités
grâce à la renonciation de son prédécesseur.
3juin En Ouzbékistan, les affrontements interethniques font entre
50 et 70 morts.
10 juillet Début de grèves massives des mineurs dans les mines de
charbon du Kouzbass, Donbass, Karaganda et Vorkuta.
Les mineurs revendiquent l'amélioration de leurs condi-
tions de vie.

30 juillet Création du groupe parlementaire interrégional composé


de 269 députés du congrès du peuple. Le comité de coordi-
nation du groupe est composé en particulier de Eltsine,

28 Voir Murray 1994: 99s.


382 ANNEXE
Sakharov, Popov et Afanassiev. Le groupe exige
l'accélération des réformes politiques et notamment
l'abandon du monopole de pouvoir du parti communiste.
23 août A l'occasion du 50e anniversaire du pacte entre Staline et
Hitler, une chaîne humaine de 600 km est établie entre
Tallinn, Riga et Vilnius pour dénoncer l'annexion des pays
baltes par l'URSS.
24 août En Pologne, Tadeusz Mazowiecki est élu comme premier
chef de gouvernement non-communiste.
7 octobre Le PC hongrois se transforme en parti socialiste de Hon-
grie. Le multipartisme est de nouveau admis.
9 novembre Chute du mur de Berlin.
17-24 Début de la "révolution de velours" en Tchécoslovaquie.
novembre Des manifestations s'étendent à l'ensemble du pays. Le
forum civique contraint la direction du PC à démissionner.
2 et3 décem- Au sommet de Malte, Bush et Gorbatchev déclarent que la
bre guerre froide est terminée.
14 décembre Mort de Sakharov
19 décembre Le parti communiste lituanien se déclare indépendant du
PC soviétique.
25 décembre Exécution du chef du PC roumain Ceausescou.
29 décembre Vaclav Havel devient chef de l'Etat de la Tchécoslovaquie.
1990 14- 21 jan- Violents accrochages entre Azéri et Arméniens. Manifesta-
vier tion d'un demi million de personnes à Erevan contre
l'inactivité du gouvernement soviétique. L'intervention des
trouves soviétiques à Bakou, la capitale de l'Azerbaïdjan,
sera à l'origine de 86 morts et de centaines de blessés.
1er février Le premier McDonald's ouvre à Moscou. Les queues de
plusieurs heures devant ce "fast food" n'ont plus la même
signification que celles devant les magasins vides de l'Etat.
5 février A Moscou, un demi million de manifestants revendique
l'abandon du monopole de pouvoir par le parti. Afanassiev
exige une nouvelle "révolution de février".
Le plenum du Comité central élimine l'article 6 de la cons-
titution qui fixe la prétention de pouvoir exclusive du parti.
11 et 12 fé- Lors d'une visite du chancelier allemand Kohl à Moscou,
vrier Gorbatchev donne son accord à la réunification des deux
Allemagnes.
24 février Le front populaire Sajudis remporte les élections législati-
CHRONOLOGIE 383

ves en Lituanie.
4 mars Elections républicaines pour les Soviets suprêmes en
RSFSR (Russie}, Ukraine et Biélorussie.
11 mars La Lituanie est la première république qui déclare son in-
dépendance. Le 18 mars les forces armées soviétiques réa-
lisent des manoeuvres à la frontière de la Lituanie. Le 22
mars, des chars soviétiques occupent la capitale Vilnius. A
partir du 18 avril Moscou érige un blocus économique
contre la Lituanie qui durerajusqu'enjuin.
13 mars Abolition de l'article 6 de la Constitution concernant le
monopole de pouvoir du parti par le Congrès des députés
du Peuple. Passage à un système présidentiel.
15 mars Gorbatchev est élu premier président de 1' URSS.
18 mars Elections libres en RDA.
25 mars Moscow News publie les rapports de l'historienne Le-
bedjova sur la responsabilité du régime soviétique pour
l'assassinat en avril 1940 de milliers d'officiers polonais à
Katyn.
30 mars En Estonie, le Soviet suprême annonce une phase transi-
toire avant l'indépendance du pays.
avril Devant le congrès international des historiens, Jouri Afa-
nassiev déclare que l'histoire de la période soviétique ne
peut être écrite qu'à partir du moment où on reconnaît
l'illégitimité de la voie prise par la Russie en 1917.
Ier mai Gorbatchev est hué par la foule défilant devant lui sur la
place Rouge à l'occasion du défilé traditionnel du Ier mai
qui aboutit à la manifestation spontanée des forces de
1' opposition.
4 mai En Lettonie, le Soviet suprême annonce une phase transi-
toire avant l'indépendance du pays.
29 mai Eltsine est élu président du parlement russe.
12juin Déclaration d'indépendance de laRSFSR (Russie).
2 - 13 juillet XX:Vllle et dernier congrès du PCUS. Gorbatchev criti-
que les conservateurs et les réformateurs. Démission de
Eltsine du parti.
15 et 16 juillet Au Caucase, Gorbatchev et le chancelier allemand Kohl
éliminent les derniers obstacles sur la voie d'une Allema-
gne réunifiée.
Ier août Adoption de la loi sur la presse et abolition de la censure
384 ANNEXE

préalable. Abolition de l'administration de censure Glavlit.


23 août En Arménie, le Soviet suprême annonce une phase transi-
toire avant l'indépendance du pays.
3 octobre Réunification de l'Allemagne.
13 octobre L'élimination physique des symboles du léninisme, no-
tamment des statues de Lénine, sera à l'origine d'un décret
de Gorbatchev qui soumet les actes de vandalisme contre
les monuments de Lénine à des sanctions pénales.
20 octobre Création du mouvement non-communiste "Russie démo-
cratique".
28 octobre- En Géorgie, l'opposition sous Gamsachurdia emporte les
11 novembre premières élections libres.
14 novembre En Géorgie, le parlement annonce une phase transitoire
avant l'indépendance du pays.
20 décembre Démission de Chevardnadze, ministre des affaires étrangè-
res, qui entend conjurer ainsi la menace d'une dictature.
Gorbatchev cherche en effet l'appui des forces réactionnai-
res. Au cours du mois de décembre, il remplace plusieurs
membres réformistes de son gouvernement par des conser-
vateurs, précisément ceux qui dirigeront huit mois plus tard
la tentative de putsch.
25 décembre Le Congrès des députés du Peuple transmet tous les pou-
voirs exécutifs à Gorbatchev.
1991 13 janvier Tentative de coup d'Etat communiste en Lituanie.
L'occupation par les troupes soviétiques de l'émetteur de
radio à Vilnius cause 14 morts.
20janvier Tentative de coup d'Etat communiste en Lettonie. A Mos-
cou, 300'000 personnes manifestent contre l'intervention
des forces armées soviétiques en Lituanie.
9 février Dans une votation populaire en Lituanie, 90.5% se pronon-
cent pour l'indépendance. L'Estonie et la Lettonie se pro-
noncent quelques semaines plus tard à leur tour pour
l'indépendance (avec 77,8% et 73,7%).
17 mars Dans un référendum au niveau de l'Union, une majorité de
76% des votants se prononce pour le projet d'une Union
rénovée. Cette participation ne dépasse guère les 50% à
Moscou et à Leningrad. La participation en ·Russie ne dé-
passe pas les 53%. En tenant compte de l'ensemble des
électeurs inscrits, le soutien au projet de l'Union se réduit à
un tiers. 6 des 15 Républiques de l'Union, à savoir les pays
baltes, la Moldavie, la Géorgie et l'Arménie boycottent la
votation. En Russie et en Ukraine le référendum est combi-
CHRONOLOGIE 385

né avec des questions complémentaires - élection du prési-


dent de la Russie au suffrage universel et confirmation de
la souveraineté ukrainienne -, qui sont approuvées par les
votants. En Russie, le référendum de Eltsine réunjt plus de
voix que celui de Gorbatchev (85% de oui contre 70% de
oui).
31 mars En Géorgie, 98,9% votent pour l'indépendance du pays.
23 avril Les neuf Républiques qui ont organisé Je référendum du 17
mars se mettent d'accord, avec Gorbatchev, sur
l'élaboration d'un nouveau traité de 1' Union (Accord neuf-
plus-un). L'accord consacre entre autres la reconnaissance
du droit à l'indépendance des Républiques et Je transfert de
compétences économiques et administratives étendues au
niveau des Républiques.
12juin Eltsine est élu président de la Russie avec 57% des voix.
Leningrad change de nom et s'appelle à nouveau Saint-
Pétersbourg.
17 juin Selon le KGB, 42 millions de citoyens soviétiques auraient
trouvé la mort au cours de la collectivisation forcée en
Ukraine entre 1918 et 1930 et dans les différentes purges
organisées par Staline entre 1935 et 1952.
28juin Dissolution du Comecon.
1er juillet Dissolution du pacte de Varsovie.
20 juillet Eltsine interdit la présence du PC dans les organisations et
les entreprises sur Je territoire de la RSFSR.
31 juillet Signature de START-I qui prévoit la réduction de 30% des
arsenaux nucléaires stratégiques.
19-21 août Tentative de "coup d'Etat" par des forces réactionnaires
("Comité d'Etat pour l'état d'urgence" dont les membres
principaux font parti du gouvernement). Le putsch échoue
Je 21 août.
20 août Déclaration d'indépendance de l'Estonie.
21 août Déclaration d'indépendance de la Lettonie.
22 août Gorbatchev quitte la Crimée, où il a été assigné à résidence
par les putschistes, et retourne à Moscou.
22 août Interdiction du PC en Estonie et en Lituanie.
23 août Eltsine suspend l'activité du PC sur Je territoire de la
RSFSR.
24 août Démission de Gorbatchev de sa fonction de secrétaire gé-
386 ANNEXE
néral du parti communiste.
24 août Déclaration d'indépendance de l'Ukraine.
25 août Déclaration d'indépendance de la Biélorussie.
27 août Déclaration d'indépendance de la République moldave.
30 août Déclaration d'indépendance de l'Azerbaïdjan.
31 août Déclaration d'indépendance du Kirghizstan.
5 septembre Déclaration d'indépendance de l'Ouzbékistan.
5 septembre Le Congrès des députés du Peuple proclame la fin de
l'URSS.
9 septembre Déclaration d'indépendance du Tadjikistan.
23 septembre Déclaration d'indépendance de l'Arménie.
30 octobre Constitution du tribunal constitutionnel en RSFSR.
6 novembre Interdiction du PC soviétique et du PC russe sur le terri-
toire de la RSFSR.
15 novembre Environ 80 ministères et autorités suprêmes de 1' URSS
cessent leur activité.
Ier décembre En Ukraine, un référendum confirme l'indépendance du
pays.
8 décembre Les présidents russe, ukrainien et biélorusse déclarent
l'URSS dissoute et créent la Communauté d'Etats indépen-
dants (CEI).
16 décembre Déclaration d'indépendance du Kazakhstan.
21 décembre A Alma-Ata, deuxième fondation de la CEI par toutes les
Républiques ex-soviétiques, à l'exception des pays baltes:
L'Arménie, l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la
Moldavie, le Tadjikistan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan
joignent la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie dans la CEi.
25 et 26 dé- Gorbatchev démissionne de la Présidence de 1' URSS. Le
cembre Soviet suprême de l'URSS met fin à ses activités. Recon-
naissance internationale de la Russie comme Etat conti-
nuateur de l'URSS.
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25. Deutschen Soziologentages in Frankfurt am Main 1990. Frankfurt:
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INDEX

Acte final d'Helsinki, 240; 288; 375 Boettke, Peter, 48


Afanassiev, Iouri, 142; 154; 183; 214; 242; Boettke, Peter J., 241
292;330;332;343;346;381;382;383 Bolman, Lee G., 279
Almond, Gabriel; 31; 139; 145; 148; 188 Bolz, Norbert, 72
Altrichter, Helmut, 229; 359 Borcke, Astrid von, 190; 209; 212
Amalrik, Andrei, 17 Boudon,Raymond,42;75; 79;91;92; 153
Andreïeva, Nina, 298; 380 Bourricaud, François, 42; 75; 79; 91; 92;
Apter, David, 160 153
Arbatov, Georgi, 35 Breslauer, George W., 280
Arménie, 334; 338; 380; 381; 382 Breton, Philippe, 61; 72
Aron, Raymond, 77 Brown, Archie, 272; 290; 291; 322; 331;
arriération, voir aussi sous modernisation 342;344;345
de rattrapage, 89; 141; 148; 149; 150; Brzezinski, Zbigniew, 17
151; 168; 175; 210 Bude, Heinz, 191; 202
art, artistes, voir aussi sous écrivains, Burdeau, Georges, 184
intelligentsia, 247; 248; 250; 251; 256; Cambridge Encyclopedia of Russia and the
257;366 Former Soviet Union, The, 224; 225;
art d'avant-garde, 251 227;230;266;296;297;300;301;
réalisme socialiste, 250; 366 305;309;345;359;367;368;377
Aslund, Anders, 195 campagne anti-alcool, 325; 327
auto-organisation capitalisme, capitaliste, voir aussi sous
du travail, 219; 249 modernisation, 25; 29; 50; 66; 77; 128;
et libéralisme, 26 131; 155; 238; 241; 311
et réformes, 198 couches moyennes capitalistes, 274
et totalitarisme, 192; 204; 217 et impérialisme, 158
Aves, Jonathan, 330; 337 modernité capitaliste, 165; 239
Azerbaïdjan, 382 occident capitaliste, 49; 152; 284
Bachkatov, Nina, 271; 300; 304; 305; 359 révolution capitaliste, 127
Badie, Bertrand, 45; 99 système-monde capitaliste, 32; 49; 68;
Beck, Ulrich, 43 132;241
Bence, Gyorgy, 187 Carrère d'Encausse, Hélène, 17
Bensussan, Gérard, 131 changement, voir aussi sous réformes,
Berelowitch, Alexis, 285; 296; 301; 305; révolution et modernisation, 43; 47; 48;
308; 310 164
Berger, Johannes, 138 changement par décret, 56
Bemik, Ivan, 37; 180; 213; 288 comme changement du pouvoir
Berton-Hogge, Roberte, 344 politique, 99; 137; 229; 314
Beyme, Klaus von, 17; 146 comme changement par décret, 211
Beyrau, Dietrich, 91; 213; 242; 246; 249; comme changement totalitaire. Voir
253;267;288;295;301;305 sous totalitarisme
Biélorussie, 334; 337 dynamique du changement, 160
Bimbaum, Pierre, 99; 184 et changement de la société, 80
420 INDEX

et différenciation fonctionnelle, 136 homogénéisation de la communication


et innovation, 55; 63 mondiale, 71
et media de communication, 49; 71; moyens de communication
262 électroniques, 50
et révolution, 125; 129; 130; 157 notion, 61
types de changement, 131; 140; 142; restrictions de la communication
145; 148; 165; 258; 278 publique, voir aussi sous
Chentalinski, Vitali, 296 totalitarisme, 311
Chesnais, Jean-Claude, 245; 252; 325; 363; société de communication -
364;366;368;370 infonnation, 49
Chevarnadzé, Edouard, 343 structure communicative de la société
Chine,48;49;89; 167;231;243;276;281; moderne. voir société moderne
373;374 systèmes fonctionnels comme contextes
Chirat, Daniel, 147; 265 de communication. Voir sous
Clark, John, 231; 268 systèmes fonctionnels
classes sociales technologies de communication, 69;
antagonisme de classes,_130; 132; 151; 133
165 Connor, Walter D., 143; 195; 207; 267;
attrait du schéma marxiste, 77 273
élimination des classes bourgeoises, Conquest, Robert, 366; 368
252 convergence. Voir sous modernisation
et périphérie, 154 corps, société comme corps, voir aussi sous
et Révolution française, 128 totalitarisme, 56; 111; 185; 221
et société moderne, 76; 180 corruption, voir aussi sous modernisation,
inégalité des classes sociales, 54; 128 96; 107; 108; llO; 175; 216; 230; 232;
lutte des classes, 53 233;273;298
nouvelle classe, 158 corruption-régime, 147; 192; 230; 318
société sans classes, 77; 183 couches moyennes, voir aussi classes
code sociales, 76; 77; 139; 140; 142; 144;
code binaire de systèmes fonctionnels, 156;234;263;265;269;273;275;277
94; 95; 109 courrier des lecteurs. Voir sous presse
code binaire des systèmes fonctionnels, Cox, Terry, 145; 188
93 Crouch, Martin, 224; 225; 226; 227
code binaire et organisations, 113 Dahrendorf, Ralf, 35.; 137
code de la politique, 98; 99; 100; 101 Daix, Pierre, 249; 250
code éthique du parti, 230 Dalos, Gyêirgy, 185
et morale, 94 Damus, Martin, 195
collectivisation, voir aussi sous guerre, Daniels, Robert V., 155; 229; 290
139; 213; 249; 365 Davies, Robert W., 294; 298; 359
Collins, Randall, 17 Deal, Terrence E., 279
Commeau-Rufin, Irène, 296 déprofessionnalisation. Voir sous
communication professions, professionnalisation
communication conflictuelle, 73 Deutsch, Karl W., 18; 172; 204
communication déviante, 313 déviation, 178; 196; 197; 198; 205; 249;
communication électronique, 71; 133 313;316;321
communication politisée/ et réfonnes, 196
instrumentalisée, 173 devolution, voir aussi sous normalisation,
communication publique, 173 147; 164; 166; 278; 350
communication religieuse, 27 Di Palma, Giuseppe, 147; 165; 194; 204
culture de communication conflictuelle, dialectique révolutionnaire, 158; 166; 227;
313 240
explosion de la communication au Dieckmann, Friedrich, 169
cours de la glasnost, voir aussi Dietz, Raimund, 144; 172; 199
glasnost, 289-310 différences, disparités
INDEX 421

comme décalages de modernisation. différenciation de la politique mondiale


Voir sous modernisation en Etats, 57
différences fonctionnelles. Voir sous et distinction Etat/ société, 38; 54; 128;
différenciation 179; 184;230;255
entre régions, 69 et distinction gouvernants / gouvernés,
différenciation, 85 100
différenciation fonctionnelle, 57; 64; et globalisation, 64; 69
73-110; 111; 113; 129; 133; 135; et ordre international, 240
136; 173; 180; 184; 186; 237; 243; et périphérie, 57; 66; 90
245;251;253;255;285 et politique, 92; 113; 115
régionale, 86 et religion, 105
stratification, 84 et révolution communiste, 156
différentialiste, approche, 56; 75; 186 et territoire, 36; 80; 162; 238
dissidence, dissidents, l 7; 24; 27; 50; 52; Etat capitaliste, 149; 156
116; 179; 185; 203; 231; 255; 257; Etat constitutionnel, 98; 109
263;267;269;273;330;379 Etat de droit, 97; 127; 175; 273; 311
Djilas, Milovan, 158; 166; 215 Etat démocratique. Voir sous
Douglas, Charlotte, 245; 325; 377 opposition politique
Duncan, Peter J. S., 330; 332; 334 Etat idéologique, 33
Eberstadt, Nicholas, 245 Etat Léviathan, 15 8
écrivains, voir aussi sous artistes, Etat moderne, 27; 39; 51; 81; 121; 144;
littérature, professions, 249; 250; 287; 184
309; 310; 374 Etat révolutionnaire, 359; 360
écrivains émigrés, 256 Etat russe, 39
union des écrivains, 248; 250; 366 Etat socialiste, 39; 152
Edelmann, Murray, 102; 315 Etat socialiste de tout le peuple, voir
Eder, Klaus, 130 aussi sous socialisme soviétique,
effet de démonstration. Voir sous 184
modernisation Etat souverain, 70
effondrement du socialisme soviétique, voir Etat totalitaire. Voir totalitarisme
aussi sous socialisme, société, système Etat-nation, 69; 88; 89; 90; 329; 335;
soviétique, 21; 22; 24; 25; 28; 37; 40; 339;356
48; 58; 71; 83; 138; 141; 158; 181; Etat-parti, voir aussi sous parti, 23;
188; 191; 222; 230; 252; 258; 275; 142; 146; 161; 184; 185; 188; 244
310;340;341;342;347;348;349;355 appareils, 21; 37; 318; 364
Eisenstadt, Shmuel Noah, 45; 56; 128; 143; comme Eglise, 116
145; 146; 149; 150; 157; 183; 193; corruption et intérêts, 232
194;268;347 employeur universel, 246
Ellman, Michael, 366 et lecture, 295
Eltsine, Boris, 329; 332; 333; 334; 343; et modernisation, voir aussi
379 modernisation, 175
émigration des élites bourgeoises russes. Etat militaire, 170; 171
Voir sous intelligentsia Etat mobilisateur, 158; 172; 173
Emmerich, Wolfgang, 143; 144; 208 Etat-prédateur, 46; 174
empires agrobureaucratiques, voir aussi imprimeries d'Etat, 303
sous modernisation et arriération, 148 modernité alternative, 165
ennemi normalisation, 140
ennemis du socialisme, du peuple. Voir occidentalisation, 145
sous guerre retards de modernisation, 265
ennemis et adversaires, l 02 secrets d'Etat, 302; 312
Erbil, Kurt, 281 Etat-providence, 22; 25; 86; 131; 146
Estonie, 338; 380; 381 instrumentalisation politique de !'Etat,
Etat 184
différences entre les Etats, 149; 158
422 INDEX

instrumentalisation politique de l'Etat, Grays, Boris, 144; 269


28 guerre
volontarisme d'Etat, 157 communisme de guerre, 363
Etat de toutes les Russies, L', 296; 300; deuxième guerre mondiale, 141; 229;
301;305;310;359;378 370
Etats-Unis, 174; 246; 256; 374; 378; 379 distinction ami / ennemi, 102
Fadin, Andrej, 277 empire militairement intégré, 178
Fejtô, François, 359; 375 ennemis et adversaires, 35; 104; 156;
Feshbach, Murray, 245; 338 160; 170; 205; 316; 366
Fleron, Frederic, 31; 139 et conflit socialisme / capitalisme, 157
fronts populaires, 331; 336; 380 et pouvoir totalitaire, 55
Fuchs, Peter, 56; 73; 244 et territoire étatique, 57
Fukuyama, Francis, 53 état de guerre, 3 75
Furet, François, 102; 125; 130; 135; 157; Etat militaire, 171
158; 183; 316; 347 guerre civile, 153; 155; 156; 363
Gabriel, Karl, 111; 145 guerre civile mondiale, 54
Gellner, Ernest, 103; 109; 116; 118; 151 guerre de libération, 89
Géorgie, 334; 381 guerre froide, 35; 179; 256; 382
Gerschenkron, Alexander, 160; 165 guerre sociale contre la nation, 159
Giesen, Bernhard, 311 guerres de succession au Kremlin, 41
Gilbert, Martin, 269; 359 lutte des classes comme guerre
Glaessner, Gert-Joachim, 144 sémantique, 53
glasnost, voir aussi sous perestroïka, première guerre mondiale, 252
Gorbatchev, modernisation, 49; 50; 71; puissance militaire, 220
107;258;274;279;281;283;284; régime de guerre, 202
285;286;289-310;311;313;315;327; sémantique de la guerre, 179
330;380 Guery, Alain, 127; 136
Glatzer, Wolfgang, 43 Gumbrecht, Hans Ulrich, 43
globalisation, voir aussi sous société Haferkamp, Hans, 42; 44
mondiale, 44; 51; 64; 66; 67; 261 Hammer, Darrell P., 189; 225; 226; 230;
approches globalisantes, 154 272
et socialisme, 27; 31; 149; 151; 152; Hankiss,Elemér, 175; 180;213;223;231;
154; 159; 161 232;233;288
Golomstock, Igor, 249; 250 Hanson, Stephen E., 272
Gooding, John, 329 Haraszti, Miklos, 249
Gorbatchev, Mikhaïl, 334 Hassner, Pierre, 187; 191
effondrement de l'URSS, 164 Havel, Vaclav, 185; 268; 382
et couches moyennes, 273 Heberer, Thomas, 231
et coup d'Etat, 385 Heintz, Peter, 64; 65
et opinion publique, voir aussi sous Heller, Agnes, 38; 190
glasnost, 283; 290; 297; 303 Heller, Michel, 185; 192; 197; 283; 290;
et parti, 227; 229; 234; 302; 376; 379 291;292;305;325;327;329
et société moderne, 275 Herrnet,Guy,38;40; 140; 144; 188; 194;
et Tchernobyl, 377 313
réformes, voir aussi sous perestroïka, Hewett, Ed A., 170; 359
49;51;71; 145;235;265;281;298; Hilderrneier, Manfred, 156
302;315;316;321;330;376 Hirschman, Albert O., 284
révolution, 32; 51; 140; 274 Hobsbawm, Eric, 37; 127; 136; 151; 171;
Goscilo, Helena, 258; 295; 309 181; 275; 276
grand bond en avant. Voir sous Hongrie, 233; 284; 338; 371; 372; 380;
modernisation de rattrapage 382
grèves, 337; 340; 381 Hosking, Geoffrey A., 330; 334; 346; 350
Grobe-Hagel, Karl, 338 Hough, Jerry F., 145; 188; 225; 238
Groupe interrégional des députés, 332 Hudelson, Richard H., 331
INDEX 423

Hutchings, Richard H., 147 léninisme comme théorie du pouvoir


lngold, Felix Philipp, 250 unitaire, 104
intelligentsia, voir aussi sous artistes, nationalisation du léninisme, 151
écrivains, professions, 50; 225; 226; néotraditionalisation du léninisme, 230
251-58;254;265;266;267;273;309; sémantique léniniste, 168
363;364 symboles du léninisme, 384
émigration de l'intelligentsia russe, Leonhard, Wolfgang, 17; 226; 227; 265;
253;256;363;364 288
émigration et effondrement du Lettres des profondeurs de l'URSS, 271;
communisme (RDA), 284 296;297
Janos, 188 Lewin, Moshe, 142; 145; 148; 155; 156;
Janos, Andrew C., 65; 146; 147; 148; 153; 159; 160; 188;200;201;253;265;
154; 156; 158; 160; 165; 166; 171; 266;272;278
177;240 Li Hanlin, 217
Jesse, Eckhard, 40 Ligatchev, Egor, 102; 298; 303; 329
Jowitt, Ken, 31; 145; 147; 148; 165; 167; Lindblom, Charles, 209
168; 169; 170; 186;230;231;235;321 Linder, Willy, 196
Kaminski, Antoni Z., 148 Lipset, Seymour M., 187
Karklins, Rasma, 40; 195; 204 Listianisme, 151
Kazancigil, Ali, 184 littérature russe et soviétique, voir aussi
Kende, Pierre, 218 sous écrivains, 247; 256; 258
Kennedy,Paul, 17;48;54; 172 autonomie et réalisme socialiste, 258
Kerblay, Basile, 305 littérature de la glasnost, 295
Khrouchtchev, 226; 371; 372; 373 littérature dissidente, 185; 257
Kiernan, Brendan, 328 littérature politisée, 309
Kljamkin, Igor, 268 Lituanie, 380; 383
Konn, Tania, 31; 139; 145; 188 Lübbe,Hermann, 137; 183; 184;208;270;
Konrad, Gyôrgy, 137; 268; 270 281;282;347
Korotich, Vitaly, 296 Ludlam, Janine, 266
Koselleck, Reinhart, 54; 126; 130 Luhmann, Niklas, 29; 32; 33; 36; 56; 61;
Krejci, Jaroslav, 155; 168; 349; 350; 359; 63;70;72;75;77;79;80;81-91;97-
372;374 105; 106; 108; 111; 112; 113; 116;
Labica, Georges, 131 117; 119; 126; 161; 174;201;203;
Lapychak, Chrystyna, 377 204;211;219;267;317
Le Marc, Gaëlle, 338 Lull, James, 281
Lefebvre, Jean-Pierre, 131 Malia, Martin, 40; 162; 171; 184; 188;
Lefort, Claude, 41; 100; 102; 127; 185; 189; 196;274;299;330;344;345;347
186; 187; 188; 194; 200; 232 Mandrillon, Marie-Hélène, 377; 378
Lem, Stanislav, 196 Mlinicke-Gyôngyôsi, Krisztina, 143; 265
Lénine, léninisme, marxisme-léninisme Mann, Michael, 64
déterminismes du léninisme, 53 Margolina, Sonja, 213; 217; 232; 273
finalité du léninisme, 134; 159; 163; Marquardt, Bernhard, 332; 369
169 Marsh, Rosalind, 296; 300; 308; 309
léninisme comme doctrine officielle, Martin, Marcel, 309
247 Marx, Karl, 65; 75; 77; 121; 127; 128; 129;
léninisme comme formule sémantique, 130; 131; 137; 138; 151; 181; 316; 359
25 marxisme, marxistes, voir aussi marxisme-
léninisme comme organisation léninisme, 22; 25; 65; 130; 138; 151;
charismatique, 168 154; 155; 159; 180; 226
léninisme comme régionalisation du Mau, Vladimir, 344
socialisme, 158 McAuley, Mary, 342; 344; 345
léninisme comme sémantique, 27 Medvedev, Zhores, 287; 377
léninisme comme substitut par rapport à Meier, Alfred, 207
la modernité libérale, 165 Meier, Artur, 167; 215
424 INDEX

Meuschel, Sigrid, 184 industrialisation. Voir révolution


Migairou, Laurent, 270 industrie/le et industrialisation
modernisation forcée
attentes de modernisation, 71; l 04; industrialisation forcée, voir aussi sous
169; 170; 179; 256; 263; 264; 266; modernisation de rattrapage, 28;
269;273;275;277;281 141; 157; 159; 165; 2~1; 253; 366;
autodynamique de la modernisation, 367;368
47; 177; 188;205 mobilisation, 252
convergence,29;45; 145; 146; 147; modernisation, 57; 143; 262
164;266;277 modernisation alternative, 43; 149
crises de modernisation, 155; 156 modernisation bourgeoise, libérale,
dans l'empire russe, 359 capitaliste, 55; 128; 170; 173; 262
décalages de modernisation, 45 modernisation civilisée, 158
développement, 30 modernisation conservatrice, 144
dictature de modernisation, 160 modernisation continue, 49; 75; 127;
et analyse de l'URSS, 278 171; 179;244
et ancien régime, 168 modernisation de rattrapage,
et centre/ périphérie, 54; 144; 149; 168 breakthrough, 30; 31; 47; 51; 105;
et changement, 157 133; 139; 141; 144; 145; 146; 151;
et changement autonome, 138 153; 1_55; 157; 160; 161; 163; 165;
et corruption néotraditionnelle, 170 167; 174; 176; 177; 192; 205; 210;
et décalages de modernisation, 96 212;220;238;262;265
et dédifférenciation, 252 modernisation déformée, 143
et dérapage jacobin de la révolution, modernisation économique, 46; 145;
158 265; 270; 271
et différences fonctionnelles, 52 modernisation économique, voir aussi
et différenciation sociale, 143 sous révolution industrie/le,
et effet de démonstration, 153; 174; industrialisation, 128; 131; 132;
180; 261 271
et effets négatifs de la modernisation modernisation en retard, voir aussi sous
socialiste, 176 modernisation de rattrapage, 50;
et Etat mobilisateur, 173 140; 149;261;262;263;273
et Etats-nations égaux, 90 modernisation fonctionnelle, 175
et finalité socialiste, 157 modernisation moderne, 273
et globalisation, 46; 66; 261; 286 modernisation négative, 37; 143; 268;
et isolement de l'URSS, 176; 178 271;278
et media de communication, 67 modernisation non moderne, 143
et mobilisation, 155; 274 modernisation occidentale, 47; 55; 136;
et modernité, 44; 45; 54; 143; 179 149; 165
et normalisation, 175 modernisation par en bas, 262
et ouverture du régime, 179 modernisation politique. Voir sous
et privation relative, 153 politique et révolution
et résistance du parti, 321 modernisation sectorielle, 144; 178
et révolution, 125; 126; 130; 155 modernisation sélective, 175; 238; 263;
et socialisme, 129; 150; 152 280
et société mondiale, 46 modernisation socialiste, 24; 42; 52;
et systèmes fonctionnels, 20 l 130; 143; 156; 168; 172; 175; 210;
et théorie du changement, 43 230;258;261;263;276;277;284;
et tradition, 32; 42; 43 293
et urbanisation, 140; 269; 271 modernisation sous Gorbatchev, 51;
évolutions asynchrones, 42 140;265;272;274;275;276;28!;
finalités, 132 310;318
impasse de la modernisation socialiste, niveau occidental, 267
144; 148 niveaux de modernisation, 42; 46; 277
INDEX 425

notion, 42; 43; 44; 126; 141 Moscou,28;85; 105; 157;238;241;242;


objet des congrès du PCUS, 371; 372; 269;288;294;301;333;360;361;
376 362;366;373;374;378;379;381;
occidentalisation, 278 382;383;384;385;386
organisation de la modernisation, 240 Moser, Jacques, 3 77
phases, 128 Motyl, Alexander J., 350
pilotage de la modernisation, 221 mouvements de protestation, voir aussi
post-socialiste, 270 fronts populaires, 330; 334; 335; 337
pressions de modernisation, 45; 151; Mouzelis, Nicos, 134; 136; 145; 146
153;265;286 Münch, Richard, 65; 282
processus de modernisation, 131; 149; Murphy, Peter, 183; 200
158 Murray,John,287;292;298;300;301;
régime de modernisation; 167 302;303;304;305;308;310;362;381
révolution industrielle, voir aussi sous nation, nationalisme, voir aussi Etat-
modernisation économique, 81; nation, 151; 335; 336; 337; 338; 339;
126; 127; 128; 136; 138; 139; 141; 340
148; 149; 151; 160; 170; 177; 192; Neckel, Sighard, 108
209;359 Nolte, Ernst, 85
soviétique, 133; 158; 165; 175; 208; Nomenklatura. Voir sous parti
269;277 normalisation, routinisation du régime.
théories de la modernisation, 29; 30; Voir sous parti
44;45;55;56;57;68;76;78;88; Nove, Alec, 50; 296; 366; 368;.369; 370;
92; 127; 131; 145; 148; 153; 174; 376
180;220 Offe, Claus, 152; 274
transition, 45 Ogonjok, 297; 308
transition post-communiste, 140 oikos, 95; 220
types, 43 Oplatka, Andreas, 235
types de modernisation, 140; 142 opposition politique, 39; 40; 85; 98; 102;
URSS comme entreprise de 137; 144; 161; 185; 215; 267; 275;
modernisation, 42 292;308;312;314;317;328;380
modernité occidentale, voir aussi société ordre, désordre, 114; 143; 160; 197; 212;
moderne,43;45;50;54; 125; 144; 164; 263;270;341;354
167;275 organisations, 22; 27; 34; 39; 48; 91; 111-
Mohr, Hans, 242 16; 198; 217; 223
Moldavie, 334 et systèmes fonctionnels
Moldenhauer, Harald, 359 enURSS,229;230;234;240;244;
Mommsen, Margareta, 272; 285; 290; 297; 245
298;331 qualité de membre, 92; 112; 117; 219
monopole de la violence légitime, voir dans les organisations socialistes.
aussi sous Etat, 204 Voir.sous parti
monopole de pouvoir. Voir sous parti oscillation, du système, 196
Moore, Barrington, 55; 148; 154; 160; 166 Ouzbékistan, 381
morale, moralisation Ozouf, Mona, 158
comme code bien/mal, 94; 101 Paetzke, Hans-Henning, 38; 190
corruption néotraditionnelle du parti, Parsons, Talcott, 18; 65; 127; 134; 136;
230 145; 146;203
dans la politique, 102; 108; 109; 267; parti, 24; 36; 274; 283; 287; 320; 321; 362;
313 364;365;367;376;379;380;382
dans le socialisme, 105; 108; 267; 268 composition socio-professionnelle du
et adversaire politique, 313 parti, 224
et glasnost, 302 et code éthique, 231
et Gorbatchev, 326 et corruption, 230; 233; 267
rôle moralisateur des intellectuels, 24 7 et glasnost, 289; 290; 293; 297; 299
Morin, Edgar, 81; 95; 172; 201; 241; 347 et isolement, 263
426 INDEX
et modernisation, 230 et régime politique, voir aussi sous
et scandales, 302 URSS, système soviétique, 21; 34;
monopole de pouvoir, 40; 97; 172; 173; 193; 205
179;204;224;230;231;234;239; et régionalisation, 36
257;299;300;368;382;383 régime politique
néotraditionnalisation, voir aussi régime totalitaire. Voir sous
normalisation, patrimonialisation, totalitarisme
85; 147; 167; 170; 171; 175; 214; Pollack, Detlef, 37; 263
230;278 Pologne, 235; 284; 289; 337; 369; 374;
Nomenklatura, 21; 33; 35; 84; 85; 86; 375;380;382
106; 166; 171;224;227;229;234; Popov, Evgueni, 257
255 Popov, Gavriil, 332
nouvelle classe, voir aussi sous Portisch, Hugo, 369
classes sociales et société pouvoir politique, voir aussi sous politique
socialiste, 78 et Etat
normalisation, routinisation, 104; 147; pouvoir politique régional, 84
157; 175; 190; 218 distinction
organisation, 36; 37; 173; 223 gouvernement/opposition, 93
organisations, 170; 173; 212; 287; 291 restrictions du pouvoir politique, 98
partocràtie, 235 et fonctions publiques, 99
patrimonialisation, 164; 175; 214 conception unitaire, 102
qualité de membre, 168; 222; 223; 224; moralisation du pouvoir, 105
225;226;229;234;235;366 conception unitaire, 107
pays baltes, 334; 382 pouvoir socialiste
perestroika, voir aussi sous modernisation et définition du socialisme, 152
et Gorbatchev, 49; 52; 102; 140; 195; et impératifs fonctionnels, 198
227;235;265;283;290;292;295; et réseaux de pouvoir alternatifs,
296;297;298;301;303;310;312; 201
314;315;320;327;376 efficacité symbolique, 203
Piccone, Paul, 202 distinction gouvernement/opposition,
Piekalkiewicz, Jaroslaw, 349 52;314
pilotage, 21; 47; 141; 157; 172; 179; 197; efficacité symbolique, 205
200;251;276;299;316;318 pouvoir socialiste
pilotage totalitaire. Voir sous et changeme11t, 161
totalitarisme et information, 133; 285; 303
théorie du pilotage, 44; 76; 211; 262; objectifs, 134; 158
316 personnalisation, 160
Pipes, Richard, 141; 199; 359 Poznanski, Kazimierz Z., 349
Pittman, Riitta H., 309 Pravda,296;298;304;308
Poggi, Gianfranco, 207; 212; 218; 219; presse soviétique, 286; 288; 293; 301; 379
220;262;263;268 courrier des lecteurs, 296; 297; 298;
Pokol, Béla, 212 312
politique, système politique, voir aussi explosion des tirages, voir aussi sous
pouvoir politique glasnost, 303; 304; 311
démocratisation, Voir sous pouvoir liberté de la presse, 293
politique, 23; 38; 42; 54; 127; 132; loi sur la presse, 300; 384
144;231;292 professions, professionnalisation, 87-93;
différenciation interne, 192 98; 99; 102; 105; 113; 117; 118; 121;
espace public, 38; 50; 267; 282; 283; 143; 166; 192; 213; 219; 221; 225;
290;294 229;234;243;246;256;266;286;
et Etat, 34 293; 310; 363
et public, 169; 193; 212; 250; 267; 272; attentes professionnelles, 140; 256;
281 264;267;276
INDEX· 427
composition socio-professionnelle du révolution communiste, 135; 155; 159;
parti, 223; 226 238
corporations professionnelles, 248; révolution de la communication
249;250 publique. Voir sous glasnost
et artistes, 248 révolution de l'impression, 288
et déprofessionnalisation, 248; 253; révolution de velours, 349; 382
293 Révolution française, 30; 77; 80; 126;
et intelligentsia, 253 127; 128; 134; 157; 159; 183
fonctionnalisation des professions révolution industrielle. Voir sous
intellectuelles, 254 modernisation
institutionnalisation insuffisante de révolution mondiale, 134
rôles professionnels, 232 révolution par en bas, 299
performance et victoire du et sous le révolution permanente, 157
socia; 245 révolution politique, 126; 127; 134;
performance et victoire du et sous le 136; 138; 143; 175; 235; 347
socialisme, 245 révolution russe, 156; 157; 159. Voir
professions libérales, 253; 254 URSS
programme révolution sociale, voir aussi sous
conditionnel, 211 socialisme, 126; 130; 132; 137;
finalisé, 93; 204; 211 138; 155;209;347;348
du socialisme, 163; 198; 211; 212; révolution technocratique /
217;264 organisationnelle, 209
Pryce-Jones, David, 304 révolution technologique, voir aussi
Przeworski, Adam, 274 sous modernisation, 48; 261; 285
Radsichovskij, Leonid, 319 rideau de fer, 205; 237; 239; 282
Rashid, Ahmed, 338 comme frontière du "système", 222
réalisme socialiste, voir aussi sous art, Rigby, T.H., 26; 37; 207; 208; 211; 212;
artistes, 33; 250; 309 215;216
Reddaway, Peter, 257 Riordan, James W., 245
réformes, 140; 145; 164; 169; 178; 189; Robinson, Neil, 103; 195
195; 196;240;273;274;276;277; Rostow, W.W., 128; 212
284; 290; 291; 302; 315; 317; 321; Roth, Günther, 147; 166; 207; 211; 324
372;373;376 Roth, Paul, 50
comme modernisation de rattrapage. Rozman, Gilbert, 282; 323
Voir sous modernisation Ruble, Blair A., 266
et déviation du système, 198 Rupnik, Jacques, 218
et révolution. Voir sous révolution Russie, 334; 377; 378
et stagnation, 196 arriération de la Russie tsariste, 151;
perestroïka. Voir sous perestroïka et 155; 156; 168;210;212
Gorbatchev crise de modernisation et révolution,
Rehder, Peter, 377 155; 156
Remington, Thomas F., 142; 213; 232; effondrement des structures sociales,
282;330;335;336;337 252
répression. Voir sous totalitarisme, Etat élites de la Russie prérévolutionnaire,
Revel, Jean-François, 17; 347 253
révisionnisme. Voir sous soviéto/ogie émigration, 253; 256
révolution Russie post-communiste, 311
et totalitarisme. Voir sous totalitarisme votation sur le projet d'une Union
normalité non-révolutionnaire, 270 rénovée, 384; 385
perestroïka comme révolution, Voir Rutland, Peter, 337
sous perestroïka. Sakharov, Andrei; 289; 332; 375; 378; 381;
révolution, 141; 265; 290 382
révolution anti-totalitaire, anti- samizdat, 50; 241; 257; 284; 288; 295; 301
révolution, 31; 268; 347 Saslavskaja, Tatjana, 265; 272
428 INDEX

scandale politique, voir aussi sous léninisme. Voir sous léninisme


corruption, 24; 108; 231; 294; 302 modernisation forcée. Voir sous
Scheuch, Erwin K., 56; 213; 215; 217 modernisation
Schlôgel, Karl, 253; 256; 269; 270; 364 réformes, 178
Schmid, Ulrich, 283 renouveau,. voir Gorbatchev
Schmidt, Siegfried J., 282 socialisme réel, 171; 285
Schmitt, Carl, 102; 201 société-organisée. Voir sous société
Shannon, Thomas Richard, 241 organisée
Shoup, Paul, 147 symboles et délégitimation, 178
Siebert, Rüdiger, 281 triomphalisme de la performance,
Simon, Gerhard, 230; 266; 271; 296; 305; 243
334;337 socialisme soviétique, et glasnost. Voir
Siniavski, Andreï, 103; 105; 116; 257; 258; sous glasnost
288;295;296;374 société
Skidelsky, Robert, 48; 171 modernité. Voir sous modernité
Skocpol, Theda, 141; 148; 156 société moderne, 22; 25; 29; 31; 53;
Smolar, Aleksander, 38 126; 128; 179; 73-110; 183; 184;
socialisme 185; 187;203;215;270
attrait du socialisme et effet de société mondiale, 64; 70; 72; 90; 111;
démonstration, 149 237;311
comme étatisme, 156 société traditionnelle, 56; 77; 78; 80;
comme mouvement de protestation, 84; 87; 117; 133; 144; 168; 170;
158 222
comme projet de modernisation et de la société mono-organisationnelle. Voir
modernité, 125; 128; 129; 130; 132; société organisée
152 société organisée, 85; 106; 107; 161; 164;
comme théorie anti-capitaliste, 129 165; 172;207-35;244;267;276;285;
effondrement de la sémantique 293
socialiste, 24 abolition du politique, 40
et capitalisme, 29; 54; 77; 157; 241 absurdité de la prétention d'organiser la
et contrôle de l'économie, 209 société, 37; 86; 133; 158; 169; 173;
et révolution sociale, 126; 131; 155; 184;221;287
171 et autonomie du social, 268
socialisme dans un pays, 151; 156 et contrainte, 196
socialisme national, 89; 152; 153 et deuxième société, 201
socialisme soviétique, 24; 25; 26; 30; et nouvelle classe, 158
33; 37; 53; 54; 152 et organisations professionnelles, 249
comme anticapitalisme, 134 et perspective systémique, 37; 116; 163
comme catastrophe, 271; 272 et totalitarisme, 39. Voir sous
comme description totalitaire, voir totalitarisme
aussi sous totalitarisme, 72 et ville soviétique. Voir sous villes
comme projet anti-modeme, 85 soviétiques
comme structure de pouvoir, 157 société mono-organisationnelle, 3 7;
comme théorie du pilotage, 84 175; 211
effondrement, 61; 133; 179; 196; société socialiste, voir aussi sous système
268 soviétique et société organisée
et échec de la modernisation forcée, comme entreprise totalitaire, 185; 189
42;46 comme fiction politique, 198; 239
et mentalités modernes, 91; 262 comme société de commandement, 210
et parti communiste. Voir sous parti comme société organisée, 169; 244
et religion, 103; 118 et communauté de foi, 118
et société socialiste. Voir sous et inclusion/ exclusion, 232
société socialiste et modernisation, 139; 170
et technologies occidentales, 243 et nouvelle classe, 78
INDEX 429
et ordre, 197 et étendue du contrôle, 172
et réformes, 196 et légitimation démocratique, 215
et régionalisation, 61; 85; 222 et media de communication, 279
et socialisme réel, 194 et modernité socialiste, 161
et société capitaliste, 25; 29; 53; 134; et parti communiste, 52
242 et prétention totalitaire, 40; 132
finalité de la révolution d'octobre, 160 et professions, 249
théorie de la société socialiste, 24 7 et retards de la modernisation, 265
Sokoloff, Georges, 359; 369 et société, 118; 120
Solidarité, 235; 289; 349 et société moderne, 33; 38; 221
Soljenitsyne, Alexandre, 295; 296; 373; et société organisée, 116; 121; 173;
374;375 202;207;217
soviétologie, 26; 29; 31; 35; 36; 41; 57; et système politique, 189
116; 157; 160; 162; 171; 186; 189; menace, 220
190; 194; 195; 209; 212; 214 systèmes sociaux, 125; 173
approches développementalistes. Voir interactions, 77; 110; 111; 112; 198;
sous modernisation 215;249;251;269
approches multi-modèle, 31 société. Voir sous société
changement politique, concepts, 140; systèmes autoréférentiels, 61; 83; 107;
147; 163; 165; 187; 188; 190; 194; 115; 135; 137; 138
211; 264; 278 systèmes fonctionnels. Voir sous
convergence. Voir sous modernisation différenciation fonctionnelle
modèle du totalitarisme. Voir sous systèmes organisés. Voir sous
totalitarisme organisations
révisionnisme, 41; 147; 187; 188; 189 théorie des systèmes sociaux, voir aussi
théories de la modernisation. Voir sous sous Luhmann, 32; 35; 36; 57
modernisation et science politique, 31; 36; 38;
Spencer, Herbert, 147; 167 · 134; 141; 164; 176; 187; 237
Stlidtke, Klaus, 143; 262 Szporluk, Roman, 151; 152
Staline, stalinisme, stalinistes, 47; 140; Sztompka, Piotr, 43; 144; 153
159; 160;203;221;224;228;229; · Taheri, Amir, 338
273;364;366;367;368;369;371; Tarschys, Daniel, 274; 325
373;374;379;385 Tchécoslovaquie, 289; 374; 382
Sterbling, Anton, 56; 126; 143 Tchernobyl, 319; 337; 377; 378; 381
Stichweh, Rudolf, 87; 90; 91; 94; 234 technique, technologies, 143; 146; 262
Stolberg, Eva-Maria, 359 et modernisation socialiste, Voir sous
Stolting, Erhard, 294; 298 modernisation, 262
Sturm, Peter, 283 et société organisée, 143; 173; 208;
Stykov, Petra, 311 240;248
Surovell, Jeffrey, 329 intelligence technique, 253
système soviétique, le "système", voir aussi intelligentsia technique, 225
sous société socialiste et société société organisée, 148
organisée techniques de communication, 49; 62;
caractère artificiel, 133 64; 71; 133;282;283;284;286
comme ordre dogmatique, 117 techniques de l'information, 281
dialectique révolutionnaire, 166 techniques de surveillance, 262
effondrement, 140; 141; 164; 308 techniques d'organisation, 176; 209
effondrement moral, 268 utopie de la technique, 208; 244; 262
et artistes, 250 Ternon, Yves, 362; 365; 367; 368; 369;
et changement politique, 164 370;371
et confrontation avec soi-même, 173 terreur. Voir sous totalitarisme
et création de l'Etat soviétique, 162 Telibner, Günther, 84
et différenciation fonctionnelle, 217; Thermidor, voir aussi sous dialectique
244;245;246;251;287 révolutionnaire, 158
430 INDEX

Thom, Françoise, 257; 265; 273; 319 et composition socio-professionnelle du


Tilly, Charles, 349 parti, voir aussi sous profession,
Tiryakian, Edward, 44; 45 225
Todd, Emmanuel, 17; 245 et distinction capital et travail, 29; 152;
Torke, Hans-Joachim, 50; 253; 266; 331; 156
345;359;366;367;368 et entreprise, 218; 219
totalitarisme, 29; 37; 39; 40; 123-205 marché du travail, 23; 218; 219
aventure totalitaire, 133 organisation du travail, 209
critique du concept, 187; 190 productivité du travail, 378
description totalitaire, 200 Treml, Vladimir G., 325
dictature du langage, 185 triomphalisme du socialisme soviétique.
et ancien régime, 85 Voir sous socialisme soviétique
et conception unitaire du pouvoir, 97 Trommler, Frank, 255
et Etat, 184 Trotski, 158; 185; 364; 365
et libéralisation, 195 Ukraine, 334; 337; 364; 365; 366; 370;
et organisation, 183 377;378;383;384;385;386
et société moderne, 199 Ulam, Adam B., 298
et totalité sociétale, 86 URSS,23;24;26;28;29;30;35;68;71;
Etat mobilisateur totalitaire, 157 142; 145; 147; 164; 169; 172; 174;
fiction du pouvoir-un, 85 178; 179; 187; 209; 225; 241; 246;
invariant du totalitarisme, 188 268;282
pilotage totalitaire, 194 comme entité politique régionale, 3 6
politisation de la société, 184 effondrement. Voir sous effondrement
pouvoir totalitaire, 86; 201 révolution russe, 135
prétention système soviétique, Voir sous système
ambition illimitée, 183 soviétique.
prétention totalitaire, 132; 187 villes soviétiques, 222; 264; 269; 270; 276
régime totalitaire, 85 Voices of Glasnost, 295; 296; 297; 308
répression, 160; 176; 193; 196; 203; Voslensky, Michael, 166
228;359;367;374 Walder, Andrew, 167; 170; 217
système" totalitaire, 13 5 Walicki, Andrzej, 17
terreur, 160; 169; 176; 201; 228 Walker, Gregory, 301; 309
totalitarisme modernisateur, 157 Walker, Rachel, 321; 330; 345
volontarisme politique, 183 Wallerstein, 32; 49; 65; 68; 154; 177; 205
vu de l'Est, 192 Wassmund, Hans, 359
Touraine, Alain, 127; 132; 157; 183 Weber, Max, 37; 53; 92; 99; 147; 148; 164;
Trautmann, Gilnter, 283; 297; 298 167; 209; 213
travail Wege, Carl, 143; 144; 208
auto-organisation. Voir sous auto- Werth, Nicolas, 35; 145; 272; 337; 367;
organisation 368
camps de travail, 367; 368 Wheatcroft, S.G., 366
désaffection du travail, 23; 273 White, Stephen, 40; 145; 146; 282; 283;
distinction capital et travail, 317 296;297;298;300;301;305;326;327
division du travail, 42; 66; 75; 78; 92; Wildavsky, Aaron, 231; 268
140;241 Willke, Helmut, 56
et chances professionnelles, 256 Wittfogel, Karl August, 148
Woll, Josephine, 257; 295; 301
Zapf, Wolfgang, 42; 43; 56; 126; 128
Table des matières

PRÉFACE, par Niklas Luhmann ...................................................................... 11

REMERCIEMENTS ........................................................................................ 15

PRÉSENTATION ............................................................................................ 17

INTRODUCTION: APPROCHES D'UN EFFONDREMENT ....................... 21

Constructions soviétologiques du monde soviétique .................................. 29

Vue générale des propositions de base ....................................................... 31


Implications d'une description sociologique de l'URSS ....................... 32
L'URSS comme type de modernisation sélectif ................................... 42
Les catalyseurs modernes de la décompositio~ de l'URSS ................... 46
Modernité et mise en cause de la modernité ......................................... 53

PARTIE I: MODERNITÉ UNIVERSELLE VS. MODERNITÉ


SOCIALISTE ............................................................................................ 59

CHAPITRE PREMIER. - La société monde ............................................ 61

CHAPITRE 2. - Les conditions modernes du socialisme ........................ 75


Différences fonctionnelles et classes sociales ....................................... 77
Inclusion et professionnalisation ........................................................... 87
L'autonomie des systèmes fonctionnels ................................................ 93
Les distinctions-clés du système politique ou le sommet
introuvable ............................................................................................ 97

CHAPITRE 3. - Organisations et société organisée du socialisme ........ 111


Systèmes organisés et systèmes fonctionnels ...................................... 112
Le socialisme soviétique en tant qu'ordre quasi-ecclésiastique .......... 116
432 TABLE DES MATIÈRES

PARTIE II: CHANGEMENT RÉVOLUTIONNAIRE ET


MODERNISATION ................................................................................ 123

CHAPITRE 4. -Aspects de la modernisation européenne ..................... 125


Révolution politique et révolution sociale ........................................... 129
La rupture de 1917 ou la fiction d'un changement de société ............. 132

CHAPITRE 5. - Retards dans la modernisation et modernisation de


rattrapage ............................................................................................. 139
La modernisation soviétique comme modernisation sélective ............ 141
L'attrait du socialisme pour la modernité périphérique ...................... 149

CHAPITRE 6. - La décadence inévitable d'une organisation de


mobilisation refusant le changement ................................................... 163
Le système aveuglé par sa construction .............................................. 172
Le système piégé entre fermeture et ouverture ................................... 175

CHAPITRE 7. - Implications des visées totalitaires du système ............ 183


Changement et totalitarisme ................................................................ 187
Le pilotage totalitaire comme catalyseur de la dérive du système ...... 194

CHAPITRE 8. - 'USSR Inc.' ou réalités et fictions d'une société


organisée ............................................................................................. 207
Différences officielles et informelles au sein de la société
organisée ............................................................................................. 211
Le collectif comme unité de base de la société organisée ................... 216
Affiliation, inclusion et exclusion dans les pays socialistes ................ 221
Nomenklatura et corruption ................................................................ 230

CHAPITRE 9. - Dédifférenciations régionales et différences


fonctionnelles ...................................................................................... 23 7
L'exploitation politique des performances dans les domaines
fonctionnels ......................................................................................... 243
Déprofessionnalisation: le cas de l'intelligentsia russe et
soviétique ............................................................................................ 251
TABLE DES MATIÈRES 433

PARTIE III: DE LA MODERNISATON BLOQUÉE A


L'EFFONDREMENT .............................................................................. 259

CHAPITRE 10. -A la recherche d'un changement au-delà du


socialisme ............................................................................................ 261
Nouvelles attentes de modernisation ................................................... 263
Échec du socialisme et pressions de réforme ...................................... 271

CHAPITRE 11. - Communication globale, glasnost et effets de


décomposition des médias ................................................................... 279
De la mobilisation de la société à l'autodynamique de la
communication publique ..................................................................... 289
L'explosion exceptionnelle de la communication publique ................ 301
Le passage difficile à une culture politique intégrant le conflit .......... 310

CHAPITRE 12. -La perestroïka ou la fiction d'un changement par


décret d'une société organisée ............................................................. 315
De la modernisation ratée à la révolution retardée "par en haut" ........ 323
L'autodynamique d'une révolution "par en bas" ................................ 330
Une tentative de "restauration" et la disparition de l'URSS ................ 340

Conclusion ...................................................................................................... 347

ANNEXE. - Chronologie commentée des événements significatifs en


URSS: du projet de société socialiste à la construction et à
l'effondrement d'un 'système' totalitaire ................................................ 359

BIBLIOGRAPHIE........................................................................................... 387

INDEX ............................................................................................................ 419


ACHEVÉ D'IMPRIMER
SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE
MÉDECINE ET HYGIÈNE
GENÈVE
JANVIER 1997

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