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Langages

La Grammaire générale de Port-Royal


Michel Foucault

Citer ce document / Cite this document :

Foucault Michel. La Grammaire générale de Port-Royal. In: Langages, 2ᵉ année, n°7, 1967. Linguistique française. Théories
grammaticales. pp. 7-15;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1967.2879

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1967_num_2_7_2879

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MICHEL FOUCAULT

LA GRAMMAIRE GÉNÉRALE DE PORT-ROYAL

La Logique publiée peu après la Grammaire se donne comme un


art de penser. Répondant aux « principales objections » qui ont été faites
à la première édition du texte, Arnauld et Nicole expliquent pourquoi ils
ont préféré ce sous-titre à la désignation traditionnelle : « art de bien
raisonner ». Penser et non pas raisonner parce que la logique a affaire
à toutes les actions de l'esprit qui permettent de connaître : concevoir,
juger, raisonner, ordonner. Art de penser et non point art de bien penser,
parce qu'un art a toujours pour tâche de donner des règles; que les règles
définissent toujours une action correcte et qu'il n'y a pas plus d'art de
mal penser qu'il n'y a de règles pour peindre mal. La pensée incorrecte
est une pensée sans règle; et une règle qui ne serait « point bonne » ne
saurait en aucune manière être considérée comme une véritable règle.
La règle n'est pas une pure et simple prescription externe qui permettrait
(ou non) d'accéder à la vérité; elle est une condition d'existence qui est
en même temps garantie de la vérité; elle est le fondement commun à ce
qui existe et à la connaissance vraie qu'on en prend.
La grammaire elle non plus n'est pas un « art de bien parler », mais
tout simplement un « art de parler ». Le principe que penser faux, c'est
ne pas penser du tout, doit en effet être appliqué à la parole; parler hors
des règles revient à ne pas parler du tout; une parole effective est
forcément une parole correcte. De là une conséquence importante : la grammaire
ne saurait valoir comme les prescriptions d'un législateur donnant enfin
au désordre des paroles leur constitution et leurs lois; elle ne saurait être
non plus comprise comme un recueil des conseils donnés par un
correcteur vigilant. Elle est une discipline qui énonce les règles auxquelles il
faut bien qu'une langue s'ordonne pour pouvoir exister. Elle a à définir
cette correction d'une langue qui n'est ni son idéal, ni son meilleur usage,
ni la limite que le bon goût ne saurait franchir, mais la forme et la loi
intérieure qui lui permettent tout simplement d'être la langue qu'elle est 1.

1. On voit ici la différence avec Vaugelas. Toutefois dans la mesure où celui-ci


donne l'usage comme critère, il pense bien lui aussi la règle comme loi d'existence
de la langue.
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Par le fait même, le sens du mot grammaire se dédouble : il y a une


grammaire qui est l'ordre imminent à toute parole prononcée, et une
grammaire qui est la description, l'analyse et l'explication, — la
théorie — de cet ordre. La grammaire, c'est la loi de ce que je dis; et c'est
aussi la discipline qui permet de connaître cette loi. C'est pourquoi la
grammaire est définie par le titre de l'ouvrage comme un discours qui
« contient les fondements de l'art de parler »; et aux premières lignes du
texte comme « l'art de parler » lui-même. Or ce dédoublement ne se
retrouve pas dans la Logique; ou plutôt il se retrouve mais sous une autre
forme. En effet les principes de la logique sont appliqués « naturellement
par tout esprit attentif qui fait usage de ses lumières », et « quelquefois
mieux par ceux qui n'ont appris aucune règle de la logique que par ceux
qui les ont apprises »; la logique consiste seulement à « faire des réflexions
sur ce que la nature nous fait faire ». Mais ces réflexions ont pour fin de
nous « assurer que nous nous servons bien de notre raison », de « découvrir
et d'expliquer l'erreur » et « de nous faire mieux connaître la nature de
notre esprit ». En d'autres termes, la logique, par rapport à l'art naturel
de penser est une prise de conscience qui nous permet de nous connaître
nous-mêmes et d'être sûrs que nous sommes dans la vérité. Elle n'explique
pas pourquoi nous pensons comme nous pensons; elle montre ce qu'est
véritablement la pensée et par conséquent ce qu'est la pensée vraie. Sa
tâche est purement reflexive; elle n'entreprend d'expliquer que lorsqu'il
s'agit de la non-vérité. La logique, c'est l'art de penser s'éclairant de lui-
même et se formulant en mots.
La grammaire, elle, a une tâche plus complexe; car les règles qui
constituent spontanément l'art de parler ne sont pas justifiées par le seul fait
qu'elles sont éclairées et qu'on en a pris conscience. Elles demandent
encore à être justifiées et il faut montrer pourquoi elles sont telles. C'est
la raison pour laquelle entre la grammaire comme art de parler et la
grammaire comme discipline contenant les fondements de cet art, le
rapport n'est pas de pure et simple réflexion : il est d'explication. Il faut
ramener les règles à leur fondement, c'est-à-dire aux principes évidents
qui expliquent comment elles permettent de dire ce qu'on veut dire. La
formule de la logique serait : dès que je pense la vérité, je pense vraiment;
et il suffit que je réfléchisse sur ce qui est nécessaire à une véritable pensée
pour que je sache à quelle règle obéit nécessairement une pensée vraie.
La formule de la grammaire serait plutôt : dès que je parle véritablement
je parle selon les règles; mais si je veux savoir pourquoi ma langue obéit
nécessairement à ces règles, il faut que je les reconduise aux principes
qui les fondent.
On voit combien il serait faux de caractériser la grammaire classique
par une assimilation hâtive à la logique. Dans l'une, règles et fondements
ne font qu'une seule et même chose; dans l'autre, ils ne sont pas de même
niveau. Et ce décalage justifie en retour la distinction initiale entre la
langue enseignante (qui énonce les fondements) et la langue enseignée
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(qui manifeste les règles), tout comme cette distinction avait


originairement permis de faire apparaître la grammaire comme une discipline qui
fonde, explique et justifie les règles de la grammaire.

« Parler est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont
inventés à dessein. » La Grammaire de Port-Royal se compose de deux
parties. La première est consacrée aux sons c'est-à-dire au matériau qui
a été choisi pour constituer des signes : il consiste en un certain nombre
d'éléments qui sont d'une part porteurs de variables (ouverture de la
bouche, durée du son) et d'autre part susceptibles de combinaisons (les
syllabes) : celles-ci à leur tour ont pour variable l'accent qui peut être
présent ou absent. En tant que sons, les mots sont des syllabes ou des
ensembles de syllabes accentués de différentes façons. La seconde partie est
consacrée aux différentes sortes de mots (noms, verbes, prépositions, etc.),
c'est-à-dire aux multiples manières dont les hommes parviennent à
signifier leurs pensées. En d'autres termes, les premiers chapitres de la
Grammaire traitent de la nature matérielle du signe, les autres des diverses
« manières de signifier ».
On voit ce qui « fait défaut », ce qui, à nos yeux du moins, est élidé,
c'est la théorie de la signification et du mot en tant que porteur de
signification. Comment se fait-il que certains groupes de sons puissent être
signifiants? Quel est l'acte ou quel est le système qui fait apparaître la
signification, entre le matériau non encore signifiant qui se combine pour
former des syllabes et les diverses catégories de mots qui forment autant
de manières différentes de signifier? La seule chose qui soit dite, et d'une
manière absolument brève, c'est que le mot est un signe.
S'il n'y a pas de théorie du signe dans la Grammaire, c'est qu'on la
trouve dans la Logique. En quoi consiste- t-elle? Et pourquoi se trou-
ve-t-elle exposée là? L'analyse des signes apparaît dans cette
première partie de la Logique qui contient « les réflexions sur les idées ou
sur la première action de l'esprit qui s'appelle concevoir ». Elle en constitue
le quatrième chapitre; elle fait suite à une analyse de la nature et de
l'origine des idées, et à une critique des catégories d'Aristote; elle précède
aussi un chapitre sur la simplicité et la complexité des idées. Cette
position de la théorie des signes peut sembler étrange puisqu'ils ont pour
fonction de représenter non seulement toutes les idées mais tous les
caractères distinctifs des idées; loin de figurer parmi leurs variables ils
devraient plutôt en recouvrir tout le domaine — donc figurer au début
ou au terme de l'analyse. La Logique elle-même ne dit-elle pas, laissant
entendre que les idées et leurs signes doivent être analysées d'un seul
tenant : « parce que les choses ne se présentent à notre esprit qu'avec les
mots dont nous avons accoutumés de les revêtir en parlant aux autres,
il est nécessaire dans la logique de considérer les idées jointes aux mots
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et les mots joints aux idées »? Pourquoi dès lors insérer la réflexion sur les
signes au milieu des considérations sur l'idée?
La raison de ce fait étrange, il est probable qu'on la trouverait dans
le plan de la première partie de la Logique, tel qu'il est exposé aussitôt
avant le chapitre I. Il y est dit que les réflexions sur les idées peuvent
se réduire à cinq chefs : leur nature et leur origine, leur objet, leur
simplicité ou leur composition, leur étendue, leur clarté ou leur obscurité. Il
n'est point fait mention de l'analyse des signes qui devrait, normalement,
être annoncée après les réflexions sur l'objet des idées. C'est qu'en fait,
tout comme les discussions sur les catégories d'Aristote qui la précèdent
immédiatement, elle fait encore partie de l'analyse des rapports de l'idée
à son objet. Donner un signe à une idée, c'est se donner une idée dont
l'objet sera le représentant de ce qui constituait l'objet de la première
idée; l'objet du signe sera substituable et équivalent à l'idée de l'objet
signifié. L'exemple premier du signe pour les logiciens de Port-Royal,
ce n'est ni le mot ni la marque; c'est le tableau ou la carte de géographie :
l'idée que mes sens me donnent de cette surface barrée de traits a pour
objet la représentation d'un autre objet, — un pays avec ses frontières,
ses fleuves, ses montagnes et ses villes. Le signe déployé dans sa plus
grande dimension est un système à quatre termes, qu'on pourrait
schématiser ainsi :
Représentation > Chose

Représentation >■ Chose


ou encore :
Idée > [Objet = Idée >] Objet
Le rapport de l'idée à son signe est donc une spécification ou plutôt un
dédoublement du rapport de l'idée à son objet 1. C'est dans la mesure où
la représentation est toujours représentation de quelque chose, qu'elle
peut, de plus, recevoir un signe. Le langage ou plutôt le mot-signe se
loge dans l'espace ouvert par l'idée qui représente un objet.
Il est normal que la théorie du signe soit placée au cœur de la réflexion
sur l'idée, là où le rapport de la représentation à l'objet se trouve mis en
question. Normal aussi qu'elle fasse suite à une critique des catégories
d'Aristote : c'est que désormais la tâche de la connaissance n'est plus
de classer les objets possibles dans de grands types définis à l'avance,
mais de multiplier autant que faire se peut, les formes et les niveaux de
la représentation d'un objet de manière à pouvoir l'analyser, le combiner,
l'ordonner. Une logique des idées, des signes et des jugements, se substitue

1. « Ainsi le signe enferme deux idées, l'une de la chose qui représente, l'autre de
la^chose représentée, et sa nature consiste à exciter la seconde par la première »
(Logique, I, 4).
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à une logique des concepts, des catégories et des raisonnements. Il est


normal également que le signe, comme rapport d'objet dédoublé, puisse
représenter toutes les représentations et que l'analyse des mots soit
corrélative de l'analyse des idées; la théorie du signe a beau s'enraciner
en un point très déterminé de la Logique, et n'en former qu'un chapitre,
la considération du langage en parcourt les moments essentiels (théorie
de la définition de mots à propos des idées; théorie des noms et des verbes
à propos du jugement). Normal enfin et surtout que la notion de signe
surgisse toute armée dans la Grammaire et qu'entre l'analyse préliminaire
des sons premiers et celle, ultérieure, des différentes manières de signifier,
le mot et le sens apparaissent comme déjà liés.

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La Grammaire de Port-Royal se distribue autour d'une lacune


centrale qui l'organise. Ce qui se trouve élidé, ce n'est pasl'identité du logique
et du grammatical, ni la subordination de celui-ci à celui-là; c'est à la
fois la dépendance du rapport de signification au rapport d'objet et le
droit pour le premier de représenter toutes les possibilités du second.
Toute la seconde partie de l'ouvrage s'ordonne à ces deux principes.
La possibilité de signifier étant donné de l'extérieur aux mots, la tâche
de la grammaire n'est pas de montrer comment le sens peut se constituer,
à partir de quels éléments et en suivant quelles règles. Elle dira quelles
sont pour les différents vocables les différentes significations : analyse
différentielle des mots et non pas énoncé des lois de leur construction.
Mais puisque le rapport de signification est un dédoublement du rapport
d'objet, les différences entre les mots doivent s'expliquer à l'intérieur de
ce rapport : soit par les divers niveaux qu'il comporte, soit par les
variations qu'il autorise à chaque niveau. Si bien que les mots ne différent pas
tellement par leur sens que par la manière dont ils fonctionnent par
rapport à l'objet.
C'est là un fait important; plusieurs autres en dérivent. Tout d'abord
le caractère erroné de la thèse habituelle : la grammaire classique n'aurait
porté attention qu'au sens des mots et elle aurait dérivé leur forme et
leur fonction de cette signification; en réalité les différences qui sont
pertinentes pour le grammairien ne concernent pas les choses signifiées
par les mots, mais le mode sur lequel ils signifient. Ensuite la quasi-
absence de syntaxe dans toutes les « grammaires raisonnées »; car les
signes sont étudiés non pas selon la position qu'ils occupent longitudina-
lement les uns par rapport aux autres (sauf à remarquer qu'ils s'accordent
ou se régissent), mais selon celle qu'il occupent sagittalement par rapport
à l'objet. Enfin, le caractère apparemment hétérogène des critères choisis
pour expliquer la différence des mots : tantôt les auteurs de Port-Royal
invoquent une différence dans la nature des idées (et ils expliquent ainsi
l'opposition nom-verbe); tantôt ils invoquent le nombre d'invividus aux-
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quels s'applique une idée (ce qui donne lieu à l'opposition nom propre-nom
commun); tantôt ils invoquent les différents rapports possibles entre les
choses (de là les différentes prépositions). Mais à dire vrai cette
hétérogénéité n'est telle que si on imagine que les mots doivent être distingués
par leur sens; elle disparaît et devient cohérence rigoureuse si on se souvient
que les différentes espèces de mots ont autant de manières de signifier,
c'est-à-dire que chacune occupe une position spécifique à l'intérieur de
ce rapport d'objet dédoublé qu'est la signification.
Toutes les grandes catégories de la grammaire peuvent se déduire
d'une manière absolument continue, dans la moindre trace d'hétérogénéité,
si on les replace dans leur élément. Il faut reprendre le schéma initial :

idée > [objet = idée >] objet


(a) (a) (b) (b)

Le mot c'est l'objet (a) qui fonctionne comme l'idée (b) de l'objet (b)
et qui a l'idée (a) pour forme représentative dans l'esprit. C'est à partir
de là que les différentes manières de signifier se déploient.
On voit tout de suite qu'il peut y avoir deux grands niveaux de
différenciations, à partir du mot ou de l'objet (a), qu'on peut désigner comme
le niveau 0. D'abord les idées (b) peuvent être soit des conceptions soit
des affirmations; les mots qui représentent des conceptions sont des noms,
ceux qui représentent des affirmations sont des verbes. Ensuite les
objets (b) peuvent être soit des substances (qui seront désignées par des
substantifs) soit des accidents (qui seront désignées par des adjectifs).
Nous dirons que ces deux premières distinctions sont de niveau 1 et 2.
Cependant, il faut remarquer que dans l'espace séparant ces deux niveaux,
il y a différentes manières pour l'idée (b) de représenter l'objet (b) :
une idée peut représenter un seul objet ou valoir de la même façon pour
plusieurs objets semblables : le nom propre sera la manière de signifier
le premier de ces modes de représentations, le nom commun le second.
On est là au niveau 1 y2. De même avant le niveau 1, la manière dont
l'objet (a), c'est-à-dire le mot représente l'idée (b) est susceptible de
variations : il peut représenter une seule ou plusieurs idées de même types;
de là la différence entre singulier et pluriel; ou encore il peut représenter
une idée indéterminée (l'une quelconque des idées d'un même type) ou
au contraire une idée déterminée parmi les autres; de là les articles définis
et indéfinis. Ces différences sont de niveau %. Enfin au-delà du niveau 2,
les prépositions sont des manières de signifier les rapports entre objets.
On peut donc dresser le tableau déductif suivant, où se lisent les
rapports entre le logique et la grammaire, l'articulation du rapport de
signification sur le rapport d'objet et les différentes catégories de mots
dans la position qu'elles occupent sur l'axe qui va du signe à l'objet :
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Différenciation Catégories
Niveau par grammaticales

Idée (a)
Objet (a) 0 singulier-pluriel
signe
LOGIQUE y2 l'étendue du article défini- GRAMMAIRE
signe indéfini
Idée (b) i la nature de noms-verbes
l'idée
i y2 l'extension de noms propres-
l'idée communs
Objet (b) 2 la nature de substantifs-
l'objet jectifs
2 % les rapports prépositions
entre objets

Sans doute ce tableau ne couvre-t-il pas la totalité du domaine


grammatical. Il l'organise, du moins, pour l'essentiel. Quant aux autres faits
de la grammaire, ce sont en majeure partie des modifications obtenues à
partir de cette déduction première. Il y a d'abord des analogies qui
transfèrent certaines distinctions ou certains rapports d'une partie du tableau
à l'autre : ainsi l'opposition substantif — adjectif se retrouve dans la
différence entre le verbe être et les autres verbes; d'autres analogies, plus
étranges, transfèrent à la fonction du mot dans la phrase la manière dont
il signifie l'objet qu'il désigne : ainsi le propre de l'adjectif étant de
marquer une chose sous l'aspect de son accident, on appellera adjectif
tout mot qui dans une phrase se rapportera à un autre comme un accident
à une substance, et il fonctionnera sur le même mode.
Il y a aussi des changements qui sont dûs à des besoins de clarté :
pour bien montrer à quels substantifs se rapportent les adjectifs on a
pris l'habitude de marquer d'une certaine façon les adjectifs qui se
rapportent aux êtres masculins, d'une autre ceux qui se rapportent aux
êtres féminins; deux transferts analogiques ont alors reporté ces marques
sur les noms eux-mêmes, puis les ont étendues aux êtres qui n'avaient
pas de sexe. Le désir d'abréger les énoncés provoque également certaines
modifications : soit qu'on veuille éviter la répétition d'un nom (ce sont
les éléments pronominaux) soit qu'on veuille réunir plusieurs manières
de signifier à l'intérieur d'un même mot (le pronom relatif joue à la fois
le rôle de pronom et de conjonction); soit qu'on veuille réunir plusieurs
mots en un seul (le verbe être et un attribut se ramassent en un verbe,
une préposition et un nom en un adverbe). Enfin, on peut obtenir de
nouvelles manières de signifier en inversant l'ordre des mots
(interrogation). Il faut noter que certaines formes grammaticales cumulent plusieurs
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de ces procédés : l'infinitif a une signification nominale, mais il indique


aussi une subordination à l'égard du verbe personnel; il est donc une forme
d'abréviation; ce en quoi il est l'analogue pour les verbes de ce qu'est le
relatif pour les noms.
Or il est curieux de constater que ces quatre procédés qui viennent se
superposer à la déduction fondamentale des catégories de la grammaire
sont de même nature que les quatre figures de la construction qui sont
exposées à la fin du texte On y apprend que la formation normale des
phrases peut être modifiée soit par la syllepse qui impose à une proposition
la tournure d'une autre (traitant un pluriel par exemple comme un
singulier); soit par le pléonasme qui renforce en répétant; soit par l'ellipse qui
abrège, soit par l'hyperbate qui altère l'ordre des mots. Tous les êtres
grammaticaux produits par les voies de l'analogie, de la clarification,
du raccourcissement ou de l'inversion sont en quelque sorte des « figures »
par rapport aux catégories essentielles de la grammaire.
Dans l'analyse et la classification des mots que proposent les auteurs
de Port-Royal, il n'y a donc aucune hétérogénéité. Mais on peut
distinguer trois strates qui se superposent et dont l'ensemble constitue l'édifice
entier de la grammaire. La première strate comprend les différenciations
majeures, celles de niveau 1 et 2; c'est en elle qu'apparaissent verbes,
substantifs, adjectifs; son matériau suffit à constituer une proposition;
en elle logique et grammaire sont exactement adéquates. La seconde strate
comprend les distinctions de niveau y2, 1 y2, 2 y2; c'est en elles que se
distinguent les nombres, les articles, les noms propres ou communs, les
prépositions; elle permet de parler et l'édifice d'un langage suffisant
pourrait fort bien s'arrêter là; la corrélation entre grammaire et logique n'est
pas encore interrompue, mais il ne s'agit plus d'une adéquation : les
catégories de généralité, de singularité, de particularité, de complexité, de
simplicité sont présentes à la fois dans la Logique et dans la Grammaire,
mais ici et là sous des formes différentes. Les deux premières strates
réunies forment la couche déductible et absolument indispensable de la
grammaire. La troisième est un jeu à partir des éléments des deux
premières : elle comprend les genres, les pronoms personnels et relatifs, les
adverbes, les verbes (autres que le verbe être). Elle manifeste le
perfectionnement des langues et n'entretient plus de rapport avec la logique.
C'est la strate des « figures » qui n'est faite en réalité que des éléments
fondamentaux transformés; à chacune de ces figures, il est toujours
possible de substituer, pour l'analyse, les éléments invisibles dont elle est
composée. Ainsi on peut dénouer une phrase où apparaissent des êtres de
la troisième strate en une phrase qui peut être n'a jamais été prononcée,
et qui n'est plus composée que des êtres essentiels appartenant aux deux
premières strates (par exemple «je chante» vaut comme la transformation
de « je suis chantant »; ou encore « Scio malum esse fugiendum », comme
la transformation de « Scio : malum est fugiendum »).
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** *

Soit un ensemble de faits grammaticaux : si on peut les replacer à


l'intérieur des rapports qui unissent l'idée de signe à l'objet de l'idée
représentée par ce signe, et si on parvient à les en déduire, on aura constitué,
tout en s' adressant à une seule langue, une grammaire générale et raison-
née. Raisonnée puisqu'on aura mis au jour l'explication de chaque fait;
générale puisqu'on aura dégagé l'espace dans lequel d'autres grammaires
sont également possibles. On aura aussi atteint, par-delà une grammaire
entendue comme « art de parler » une grammaire qui énoncera les «
fondements de l'art de parler ». Enfin on sera parvenu à un niveau qu'une
langue ne peut pas atteindre d'elle-même par le seul jeu de ses exemples
ou des règles qu'on en tire, mais qu'on ne peut faire apparaître qu'en
passant de la langue des usages à celle, qui peut être grammaticalement
identique, des évidences. Telle est la figure épistémologique dont la
Grammaire de Port-Royal marque l'apparition au milieu du xvne siècle.
Ce qui la fit disparaître ne pouvait être la seule découverte, à la fin
du xvme siècle, d'étranges ressemblances entre le sanscrit et le latin. Il
a fallu en fait toute une mutation de l'objet et de son statut dans le
savoir occidental. A partir du moment où on a pu s'interroger sur les
conditions de l'objet en général, la grammaire classique a perdu son climat
d'évidence. Pourquoi, après un éloignement de plus d'un siècle semble-
t-elle faire retour jusqu'à nous? Malgré quelques ressemblances, ce n'est
pas la linguistique, ni d'une façon plus large l'analyse des signes qui a
ramené devant notre attention la grammaire générale, mais plutôt cette
mutation d'aujourd'hui qui introduit dans la théorie du langage les
instances de celui qui parle et de ce dont il parle, c'est-à-dire l'instance du
discours. A nouveau, l'organisation du langage et la constitution de
l'objectivité se rapprochent l'une de l'autre; mais leur ordre de dépendance
est maintenant inverse de ce qu'il était à l'époque classique : c'est dans
l'élément du discours que doivent être désormais analysés la possibilité
des objets, la présence d'un sujet et tout le déploiement positif du monde1.

1. Cet article est extrait d'une Préface préparée par M. Foucault pour une réédition
de la Grammaire Générale de Port-Royal. (Note des éd.)

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