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Journal des africanistes

Approches de parentés sénufo, première partie.


Monsieur Albert Kientz

Abstract
SUMMARY The first part of this study of a Senufo kinship system describes the descent system, the roules of incorporation and
residence, names and behaviour of three subgroups, fodombèlè, sénabèlè and fono : bèlè, who cohabit a restricted geographic
area (Ivory Coast Republic, sub-prefecture of Dikodougou). It reconstitutes for these groups, with a social system in the process
of changing, the " traditional " kinship system, as can be seen in aged generations from the rural milieu. It is done through
statistical and genealogical surveys, and interviews, but favours spontaneous expression, where there has not been a direct
intervention of that poser of questions the researcher often is. Hence the important place given to extracts of songs, biographies
and other recordings done as circumstances permitted. The section dealing with alliances, which will appear later, is
indissociable from it. Real social engineers, these Senufo sub-groups are equipped with a set of rules closely linked in an
integrated system allowing a village type society to produce and reproduce a social fabric of an exceptional cohesion. .

Citer ce document / Cite this document :

Kientz Albert. Approches de parentés sénufo, première partie.. In: Journal des africanistes, 1979, tome 49, fascicule 1. pp. 9-
70;

doi : https://doi.org/10.3406/jafr.1979.1974

https://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1979_num_49_1_1974

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J. des Africanistes, 49, 1 (1979), pp. 9-70

Approches de parentés sénufo


Première partie
PAR ALBERT KIÈNTZ

"Leurs parentés et alliances estoient de façon


bien estranges : un grand vieillard enasé,
lequel comme je veidz, appela une petite fille
aagée de trois ou quatre ans : mon père ; la
petite fille le appeloit : ma fille ".
Rabelais, Quart Livre, ch. IX.

C'EST une surprise semblable à celle de Pantagruel en Г Isle Ennasin qui


décida de cette enquête. Celle-ci ne figurait pas dans mon projet de
recherche jusqu'au jour où, bavardant sur le seuil d'une case avec une beauté
de Toufoundé1, celle-ci me déclara que la vieille femme qui approchait est sa
femme. Et ma surprise l'étonna. La vieille femme n'était autre que l'épouse
de son oncle et j'appris que nièces et neveux considèrent comme leur épouse
la femme du frère de la mère.
Le temps de l'étonnement est loin déjà2. L'étrange qui retient l'attention
de l'étranger, s'il peut amorcer le processus de recherche, constitue un écran
où les bizarreries apparentes masquent des cohérences. Un proverbe sénufo
s'est progressivement chargé de vérité :

L'étranger fait de grands yeux, mais sa vue est courte3.

Que la vue de l'étranger est courte, c'est ce qu'un coup d'oeil rétrospectif
fait découvrir à chaque nouveau pas dans la recherche. Ces pages ne sont
cependant que partiellement l'œuvre d'un étranger. Elles ont pour coauteurs

1. Village situé à environ 15 kilomètres au sud de Dikodougou (département de Korhogo) comptant


540 habitants lors du recensement national de 1975. Trois sous-groupe sénufo y cohabitent : Fodonon, Kouflo
et forgerons. C'est dans ce village que je suis établi depuis 1971. Mes activités professionnelles (études socio-
économiques pour le compte du gouvernement ivoirien), si elles me permettent d'autofinancer entièrement la
recherche, font que, depuis janvier 1975, je n'y passe plus guère que les fins de semaine.
2. Au cours des 70 mois de présence effective sur le terrain échelonnes entre novembre 1970 et août
1978, la parenté n'a jamais constitué qu'un volet d'une recherche multidirectionnelle.
3. nîbaù jiďpígéle ri kpo'lottd wí sqô jia?a nf lélí í.
étranger) yeux/ indicateur verbal de l'immédiat accompli) grossir # il/ contraction de la particule
adversative si et de l'indicateur verbal de négation ô) voir # connecteur verbal, inaccompli) porter loin)
particule de négation//
Le découpage grammatical utilise les signes conventionnels préconisés par la SELAF.
10 ALBERT KIENTZ

Boundiali //Ferkéssédoug

Carte de situation
Habitat ictid dt> «tmta tu CÔU 4'lvtirt

Z«M d'i Echalla ippro«i«itivi


• u ieo ne

une équipe de chercheurs sénufo : Sassongo Silué, Ouagnimé Soro, Nambé-


gué Tuo, Korona Soro, Tangatènè Soro, Zoumana Tuo, Mlle Wana Yéo
pour ne citer que les principaux4.

4. Sassongo Silué, étudiant à l'Université d'Abidjan, originaire de Pleuro et appartenant au sous-


groupe forgeron ; Wagnimé Soro, Fodonon de Poundia ayant achevé son cycle initiatique ; Nambégué
Tuo, Kouflo de Kaprémé ; Korona Soro, originaire de Dikodougou-Tiégana, aujourd'hui administrateur
civil ; Tangaténé Soro, Kouflo de Toufoundé ; Sékongo Pondo, Fodonon de Dikodougou ; Dohoba Couli-
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 11

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VOLT A

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Cette recherche ne se veut qu'approches de parentés et d'alliances


sénufo. Approches multiples utilisant les ressources de la statistique, des
généalogies, de l'interview, mais privilégiant l'expression spontanée moins

baly, Fodonon de Dikodougou; Zoumana Tuo, Kiembara de Téguéré ; Zana Koné, Kiembara de
Kokaha ; Mlle Wana Yéo, Nafara de Lavononkaha. A l'exception de Ouagnimé Soro que nous
mentionnons en raison de l'importance de ses contributions orales, tous les autres nous ont fourni des contributions
écrites traitant de la parenté. D'autres membres de l'équipe, tel Soro Nièmindjomon, étudiant en
médecine travaillant sur la pharmacopée traditionnelle, se sont spécialisés en d'autres domaines.
12 ALBERT KIENTZ

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suspecte que les réponses obtenues sous le feu roulant de questions auquel la
boulimie du chercheur débutant ou pressé par le temps soumet ceux qu'une
connaissance de la langue du chercheur a promu " informateurs " et
auxquels il ne reste plus qu'à faire preuve du savoir qu'on leur prête. D'où la
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 13
place importante accordée aux extraits de chants, de biographies, de
délibérations de jugements et d'autres transcriptions d'enregistrements effectués au
gré des circonstances.
Les parentés décrites sont celles observables à l'intérieur d'une aire
géographique restreinte (cf. cartes) où cohabitent trois sous-groupes sénufo :
Fodonon, Kouflo et forgerons5. En raison des divergences observées avec
d'autres travaux de recherche, nous avons étendu notre enquête aux fractions
kiembara et nafara6.

I. Filiation, incorporation et résidence.

L'approche de la parenté sénufo se heurte à une difficulté majeure. La


société étudiée se transforme rapidement et les mutations affectent le mode
de filiation7. En étendant l'enquête au milieu urbain et semi-urbain, il serait
possible d'inventorier en matière de transmission des droits presque toutes les
combinaisons possibles allant de la transmission uniforme en ligne utérine à
celle en ligne agnatique. Notre objectif étant de décrire le système
traditionnel, nous avons fait le choix quelque peu arbitraire de considérer comme tel
celui en vigueur pour les générations âgées du milieu rural. L'ehquête
rétrospective est aléatoire.
5. Les Fodonon ou fodSmbèlè sont les plus anciens occupants du pays. Dans tous les villages de la
zone qui comptent un quartier fodonon, chef de village, kàfolo wii, et chef de terre, ta'ralbld wii, fonctions
généralement cumulées, sont fodonon. Les Fodonon ont un système initiatique, pondosîza'ga" df, qui par la durée,
les rites, les prestations diffère sensiblement de celui en vigueur dans les bois sacrés, gii, des Kouflo
et forgerons. Ils parlent le fodárá qui présente de nombreux lexemes qui lui sont particuliers.
Les Kouflo ou se'nabèlè constituent le groupe numériquement prépondérant dans la zone enquêtée. A
l'instar des Fodonon, ils tirent l'essentiel de leurs revenus d'une agriculture de type semi-itinérant basée
sur l'igname et le riz pluvial. Ils se seraient établis dans la région vers la fin du siècle dernier. Ils gardent
de nombreux liens que perpétue le jeu des alliances avec les villages d'origine situés pour la plupart dans
la zone limitrophe allant de Kanoroba à M'Bengué. Ces mouvements migratoires sont à attribuer à
l'effervescence guerrière que cette zone a connue au cours des décennies précédant les guerres de Samory.
Les forgerons ou fono : bèlè forment aujourd'hui un groupe culturellement proche des Kouflo. Alors
que les Fodonon vivent dans un quartier bien distinct, parfois séparé des autres — comme c'est le cas à
Toufoundé — par une forêt sacrée, Kouflo et forgerons habitent des quartiers distincts mais accolés. Dans
le bois sacré, ils occupent des clairières voisines communiquant entre elles. Ces proximités spatiales
traduisent une proximité culturelle. Proches mais distincts. L'initiation, les rites funéraires, les masques ne
sauraient être confondus. Même devenus agriculteurs — seule une minorité vit encore de la forge —, ils
gardent une conscience nette de former un groupe spécifique.
En ce qui concerne la nomenclature de parenté et les règles d'alliance, on n'observe pas de différences
significatives entre Fodonon, Kouflo et forgerons. Elles sont plus marquées en ce qui concerne les règles de
résidence, prestations et rites de mariage. Les alliances matrimoniales entre ces trois sous-groupes seraient
une pratique relativement récente.
6. Les Kiembara ou ceëbal)èlè, les Nafara ou nafabèlè ont leur aire d'habitat située au nord-est de la
zone enquêtée. La contre-enquête a porté sur trois villages kiembara (Kokaha, Dokaha et Téguéré) et
deux villages nafara (Lavononkaha et Lagoumonkaha). A moins de mention expresse, ces propos ne
valent pas pour ces deux sous-groupes.
7. Caractériser ces mutations en termes de glissement vers la patrilinéarité, nous paraît une vue bien
superficielle. Bien que ne pouvant argumenter ici notre position, nous pensons qu'il n'y a pas passage d'un
mode de filiation à un autre, mais changement de fonction de la filiation en tant que principe
d'organisation sociale.
14 ALBERT KIENTZ
Needham a dénoncé la tentation de caractériser un régime de filiation
unilatéralement comme patrilinéaire ou matrilinéaire et établi le caractère
peu opérationnel de ces concepts8. Plutôt que de spéculer sur des concepts du
type " système matrilinéaire contrarié, obsédé même par la patrilinéarité "9,
nous nous bornerons à préciser comment les règles de filiation régissent la
transmission du nom, des charges et des biens, l'appartenance au groupe et la
résidence.
Avant l'introduction de l'état-civil par le pouvoir colonial, l'anthropo-
nyme10 que recevait l'individu quelques jours après sa naissance suffisait à
son identification. On connaissait certes la désignation de son matriclan
d'appartenance11, mais celle-ci n'est devenue nom patronymique qu'en raison de
la pratique administrative exigeant pour tout individu nom et prénom. Cette
absence de tradition en matière de patronyme explique en bonne part la
confusion extrême qui règne aujourd'hui dans les registres d'état-civil.
Tantôt, comme exigé par la loi, l'enfant est inscrit sous le nom du père. Tantôt, à
la suite de fausses déclarations — fausses à l'égard de la loi, mais conformes
au régime de filiation — , on le fait enregistrer sous celui de l'oncle utérin. Du
fait que père et oncle ont subi le même sort, il n'est pas exceptionnel de
rencontrer des individus dont les pièces d'identité portent mention d'un nom
patronymique qui ne correspond à celui d'aucun de ses ascendants directs.
On observe un phénomène intéressant. Dans quelques cas, le matronyme,

8. Needham Rodney, La parenté en question, Onze contributions à la théorie anthropologique, Paris,


Seuil, 1977, pp. 109-114.
9. C'est en ces termes que J. Jamin caractérise le système des Sénufo tangabélé et kiembara. Cf. La
Nébuleuse du Koulo-Tyolo, Rapport d'enquête en pays sénoufo, Centre O.R.S.T.O.M. de Petit Bassam,
Abidjan, 1973, p. 32.
yfrîge" 10. (sortir
L'anthroponyme,
la tête de l'enfant)
me'?Ê gii,
quiesta lieu
imposé
le matin
par le du
kàcoldfolo
quatrième
au cours
ou cinquième
d'une cérémonie
jour suivant
dite bila piuù
naissance.
jliïgô
La réclusion dans le sègba"?a (case de l'accouchement) est obligatoirement de trois nuits pour un garçon,
de quatre pour une fille. Les rites varient quelque peu d'un village et d'un sous-groupe à l'autre. Nous ne
décrirons ici que la partie centrale du rite. Chez les Kouflo, après avoir rasé la tête de l'enfant, on le remet
au chef de cour qui le couche sur un bras. Dans l'autre main, il tient une calebasse contenant de l'eau. Il
en boit trois gorgées qu'il recrache sur le dos du nouveau-né tout en prononçant son nom. Après avoir
retourné l'enfant, il recrache trois autres gorgées sur le ventre en répétant le nom. Chez les forgerons,
après avoir rasé la tête de l'enfant et invoqué les génies, on attache le bébé dans le dos d'une fillette. Le
chef de cour s'accroupit devant elle et à trois reprises verse un peu d'eau contenue dans une calebasse
entre les jambes de la fillette. Ces gestes s'accompagnent de paroles : Ancêtres, je verse cette eau pour la
sortie de la tête de l'enfant. Donnez-lui la santé et protégez-le contre les êtres maléfiques ! Sauvez-le nous !
Le vieux désire qu'on l'appelle... (suit l'anthroponyme). Si le nom est imposé par le kàcolofo'lo, son choix
fait l'objet de consultations. Chez les Kouflo et forgerons, le chef de cour sollicite généralement l'avis du
père. Chez les Fodonon, le père fait des propositions aux ancêtres qui sont censés donner leur réponse par
le truchement de la technique divinatoire suivante : une vieille femme tient entre le pouce et l'index une
noix de cola séparée au préalable en deux ; le père propose un nom et la vieille femme laisse choir les
moitiés de cola. Si elles retombent sur la face externe — wôro'û ri càli — la réponse est interprétée comme
positive ; si elles retombent sur la face interne wôro'û ri cibélé — , elle est interprétée comme négative.
L'anthroponymie est très riche. On peut inventorier plusieurs centaines d'anthroponymes différents. Dans
la partie traitant des attitudes, nous évoquerons les anthroponymes liés à la parenté.

U. Ces matriclans sont au nombre de cinq : so'ribèlè (les Soro), yfcbèlè (les Yéo), tubèlè (les Tuo), sílítf
bèlè (les Silué), sèkîJbèlè (les Sékongo). Les désignations de ces matriclans utilisés comme matronymes ont
des correspondants en dioula utilisés par les Sénufo islamisés et/ou acculturés : Soro = Coulibaly ; Yéo =
Ouattara ; Tuo = Diarassouba ou Touré ou Dagnogo ; Sékongo = Camara ou Sanogo ou Traoré ; Silué
= Koné. Le matronyme se dit félege gii, terme signifiant également : espèce, sorte, manière, variété.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 15
rejeté par l'administration parce que n'étant pas celui du père, ressurgit sous
forme d'anthroponyme. On aura ainsi des individus porteurs de deux
matronymes, le matronyme véritable étant devenu anthroponyme12. D'après les
explications fournies, cette pratique aurait pour but de rappeler à l'enfant
que, même s'il porte aujourd'hui le nom de son père, il appartient à la lignée
de sa mère.
La transmission des charges s'effectue en ligne utérine soit d'aîné en
cadet, soit d'oncle en neveu utérin. Le critère de l'âge associé à celui de la
capacité physique et intellectuelle est déterminant. Ceci vaut pour les
fonctions de maître de terre13, chef de village14, maître d'enclos initiatique15 et
chef de quartier16. Même dans les villages où le pouvoir passe à la mort du
chef d'un matriclan à l'autre, la transmission, bien que décalée dans le
temps, s'effectue selon le même mode17.
Le problème de la transmission des biens ne se pose avec acuité que dans
la mesure où s'est opéré le passage à une économie de marché. La terre,
aujourd'hui encore, est propriété de la communauté villageoise. Le maître de
terre dont les fonctions sont essentiellement religieuses, n'en est que le
gestionnaire et le garant de son intégralité. Elle ne donne lieu qu'à un droit
d'usage. L'habitat traditionnel est détruit rituellement à la mort de
l'occupant19. Le capital dont le défunt a pu avoir la gestion — cauris, argent, têtes
de bétail, pagnes et stocks alimentaires — a été constitué en bonne part en
vue des funérailles au cours desquelles il est consommé en partie ou totalité.

12. C'est le cas, par exemple, de Silué Soro, fils de Wadiminlo Soro et de Nahalèmin Silué résidants à
Toufoundé.
13. ta'ráTolo':nom composé de tara (terre) et folo (possessif).
14. kàfolo: nominal composé de kà (village) et folo (possessif)
15. sizabegaTolo' : nominal composé de sïzaga" (enclos initiatique) et folo (possessif).
16. kàcdldfa'ld : nominal composé de kàco'lo (unité de résidence aux contours variables : cour ou
quartier selon les cas) et folo' (possessif).
17. C'était le cas à Kaprémé où la chefferie était détenue alternativement par les Tuo et le$ Soro.
Cette alternance du pouvoir s'explique par les circonstances particulières de la fondation de Kaprémé.
Séda, un chasseur du matriclan Tuo, s'était aménagé un abri de chasse à l'emplacement de l'actuel
village. Séduit par le site, il décida de s'y installer. La région était giboyeuse et présentait l'avantage
déterminant à ses yeux de ne point comporter de bas-fonds. Séda était exaspéré de voir ses femmes négliger
l'exploitation familiale pour se consacrer de plus en plus à leurs rizières. Le riz de bas-fond est une culture
féminine dont les revenus alimentent le budget individuel des femmes. Les plaines rizicoles étaient
abondantes dans la région de Kadioha ou Séda vivait avec sa famille. Plus tard, son père, Namègnini, du
matriclan Soro, le rejoignit. Son fils lui céda la direction du nouveau campement. A sa mort, il n'y avait
personne d'autre que son fils Séda, du matriclan Tuo, pour lui succéder. Puis c'est un fils de Séda, issu
d'une femme Soro, qui prit la succession. Le pouvoir devait ainsi passer des Soro aux Tuo, et des Tuo aux
Soro, jusqu'à l'accession à la chefferie d'un dénommé Kounou qui devait confisquer définitivement le
pouvoir au bénéfice du matriclan Soro. Le village en est resté profondément divisé.
18. L'acquisition de biens modernes, à valeur marchande élevée, faisant de plus en plus l'objet d'une
appropriation individuelle, pose en termes nouveaux le problème de l'héritage. L'appropriation
individuelle de ces biens est étroitement liée au degré d'acculturation. Des enquêtes que nous avons menées, en
1976, pour l'élaboration du Plan d'Urbanisme Directeur de Korhogo, ont fait apparaître qu'en milieu
sénufo urbanisé la transmission s'effectuait généralement de père en fils.
19. La dévastation rituelle de l'habitat du défunt est accomplie, au cours des funérailles, par le masque
gbo des Fodonon et le masque ко'гоЬПаз que forgerons et Kouflo ont emprunté aux Diéli, artisans du cuir
castes.
16 Al.BLRT K.IKNTZ
II n'est pas exceptionnel que la famille en sorte endettée. Le capital non
détruit, en particulier le stock de pagnes à usage funéraire, reste propriété
collective gérée par le chef de lignage20. Xe subsistent que les menus bien
personnels : pipe, tabatière, outillage, etc. Lorsque s'accomplissent les
derniers rites funéraires, ces biens sont entassés dans la cour du défunt21. Un
choix presque libre et désordonné s'en suit. Les neveux22 sont toutefois
prioritaires. Quelques ignames remises à l'aîné constituent parfois le seul lot qui
échoit aux fils et filles. Sœurs utérines et filles, mais aussi les femmes d'autres
lignages appartenant à la même unité de consommation, se partagent le bien
d'une défunte. Généralement c'est une femme âgée d'un autre lignage que la
morte et appartenant à une autre unité de résidence qui préside au partage
des ustensiles de cuisine et des instruments de travail. Argent et cauris sont
remis au chef de lignage.
Si en raison de la résidence virilocale quasi-systématique pour les
femmes et patrilocale fréquente pour les hommes, l'individu vit le plus
souvent intégré à une unité de production, de consommation et de résidence à
caractère composite placée sous l'autorité d'un membre d'un autre lignage
— cette unité constituant le lieu des solidarités quotidiennes — , il n'en reste
pas moins que l'on appartient d'une manière prioritaire au lignage maternel.
Certaines pratiques rappellent occasionnellement cette appartenance. Ainsi,
lors du décès d'une femme, ses enfants retournent d'office chez leur oncle
utérin ou chez un autre membre du matrilignage. Une délégation du lignage du
père conduite par son oncle utérin ou par un de ses frères vient alors
demander l'autorisation de ramener les enfants chez leur père. De même en cas de
décès du mari. Le temps de réclusion passé, la veuve rassemble tous ses
enfants et rejoint avec eux ses maternels. Il appartient au lignage du mari
défunt de venir solliciter le retour des enfants et éventuellement de la veuve.
Nous reviendrons sur les problèmes posés par le fait que l'on vit le plus
souvent intégré à un groupe qui ne constitue pas le groupe d'appartenance
affirmé.
L'individu appartient à plusieurs ensembles (au sens mathématique)
fondés sur la parenté. Ceux-ci sont soit inclus les uns dans les autres, soit
disjoints. La démarche suivie a été de répertorier dans la langue lei termes
servant à désigner ces ensembles — on en compte une dizaine23 — , puis d'en
faire préciser les acceptions.

Ijes matriclans.

Pour désigner les ensembles formés par les porteurs de même


matronyme qui se considèrent comme les descendants lointains d'une ancêtre

20. Ces pagnes sont rantjés dans un panier, çbôôlô lii. de forme circulaire ou ovale, muni d'un
couvercle, partois aussi dans unt1 caisse. C'est dans ce stock que puise le kojiaala'la pour la participation aux deuils
qui frappent les familles alliées ou associées.
21. (*e partage sVllectue api es que l'on ait iasé la tête aux enfants du défunt et presque simultanément
aux rites de purification du quartier, dits kùoù woo.
22. Il s'agit de ceux auxquels s'applique le terme na'rîb. Voir II. Appellations.
23. Voici les termes répertoriés tùlù^ô gii, nuîçi, пшцЬац!, kpaçi. kojiaótsi. nërîgolo'gi, nasémi, tôsémi.
:
APPROCHES I)K PARKXTES SKXl'FO 17
Termes classificatoires de parenté utilises entre individus
ayant un ou des ascendants de même matriclan (termes utilisés par- X pour désigner Y)

McY € Me S Me Y € Me S MeY e autre Me


^\ Y
Pe Y e Me S Pe Y e autre Me Pc Y e Me S
X \N.
ď 9 ď ď
S 9
kára ou
egndd káro ou
ognàd narld nârid aà
ď aîné ou 4îné* ou n*T*u niie* fila fill*
puîné puîné*

korè ou кбгд ou pyà РУа pyà РУа


X X aîné ou aîné* ou fila fill* fila fill*
puîné puîné*
2 CL
u
•yiïliiô под kord ou kďrd ou kord ou kďrd ou
СЛ О ognàd ogndd ogndd ogndd
U «-1
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puîné puîné* puîné puîné*
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•y£il«5 née kord ou k6rd ou kord ou kord ou
X X e§ndd ogndd 'ogndd ogndd
? onol* mèrm aîné ou aîné* ou aîné ou aîné* ou
puîné puîné* puîné puîné*
u toc née kord ou kord ou k6rd ou kord ou
оl-l ел oSndd oSndd ogndd ogndd
3 ""Í pèr* mèrm aîné ou aîné* ou aîné ou aîné* ou
puîné puîné* puîné puîné*
t66 née kdrô ou kdrd ou kord ou kord ou
X X ogndd oSndd ognàd ogndd
Q
pèr* ■èr* aîné ou aîné* ou aîné ou aîné* ou
puîné puîné* puîné puîné*

Symboles et abréviations : Он о и m • Q flmm.


Me Y e Me S : •• lit я irt U Y Mpirti«*t •« ««triclu S (>•;• •» trtit)
Pc X € autre Me : «• ut pèr« <t x «ppvrtitiit à u mtficta* Mtrt ци S

mythique, on a recours à un terme — tùlùgô gii — dont la polysémie est


significative. Ses connotations sont voisines de celles qu'a, dans la langue
française. '" lignée ". Il signifie les traces permettant de pister un gibier, les
ensembles constitués par des êtres présentant les mêmes caractères
biologiques24 et aussi les alignements de buttes d'igname2\ Les formes plurielles des

24. Ainsi on dira que les chiens de pelage noir sont de même tùlùgô.
18 ALBERT KIENTZ
matronymes sont également d'un usage courant pour désigner les cinq matri-
clans attestés dans la zone d'enquête26.
Le matriclan n'est plus aujourd'hui qu'un cadre de référence s'estom-
pant dans la conscience de ses membres. Il ne se manifeste jamais comme une
totalité en acte. Comment le ferait-il d'ailleurs ? Chacun de ces matriclans
comporte aujourd'hui plusieurs centaines de milliers de membres dispersés à
travers toute l'aire d'habitat sénufo à cheval sur la Côte d'Ivoire, la Haute-
Volta et le Mali. Leur présence est attestée dans la plupart des sous-groupes
donnant cet aspect de mosaïque ethnique à l'ensemble sénufo. Il n'existe pas
non plus d'organisation socio-politique pouvant prendre au niveau du
matriclan des décisions engageant l'ensemble de ses membres. Le matriclan ne
forme pas une unité exogame : des alliances peuvent être contractées entre
porteurs de même matronyme. On n'observe pas non plus d'interdits
alimentaires ou autres fonctionnant à l'échelon de tout un matriclan27.
Il ne nous paraît cependant pas gratuit de parler de matriclan. Bien que
sous forme atténuée, on observe la conscience indiscutable d'une certain lien
de parenté unissant tous les porteurs de même matronyme. Celle-ci se traduit
par des manifestations occasionnelles de solidarité et le recours à divers
termes de parenté pour désigner ceux dont un des ascendants au moins
appartient au même matriclan.
Voici comment peuvent se traduire concrètement ces solidarités28 : Au terme
d'un long voyage, un Silué arrive dans un village où il ne connaît personne.
Il se renseigne et se fait conduire chez les Silué afin de demeurer chez " ses
oncles "30, chez " les siens "31. Lorsque pour des raisons personnelles, il
préfère s'établir chez des Soro32 de même matriclan que son père, il ne
manquera cependant pas de se présenter aux Silué de ce village. En cas de décès,
c'est aux Silué et non aux Soro qu'incombera l'organisation de ses
funérailles. Les Soro ne constituent que " ses géniteurs "33 alors que les Silué sont
les "siens".

25. Le terme tùlùyi (pluriel de tùlùgô) sert à désigner les rangées de buttes courant
perpendiculairement à la pente et destinées à retenir les eaux de ruissellement. Elles alternent avec les rangées dites
sábaríyi, tracées dans le sens de la pente.
26. Cf. note 11. Des vieilles femmes, Kolo Soro de Poundia et Dohonion Silué de Toufoundé, toutes
deux membres influents de l'association des sadô?ôbèlè qui détiennent les meilleures connaissances des
structures lignagères, nous ont affirmé que le terme nerigi, aujourd'hui confondu avec nerîgbagi, désigne
dans son acception stricte l'ensemble formé par les porteurs de même matronyme : le terme nfrigi
dériverait du verbal nê?e (être nombreux).
27. Peut-être faut-il voir des vestiges de tels interdits, dits yafugo, dans la prohibition faite à bon
nombre de Silué d'abattre et de brûler l'arbre dit surùtngè (Daniella oliveri, Caesalpiniaceae), à des Soro de
consommer du guib harnaché dit kàfa, à des Yéo du patas dit kôtunSœ.
28. Les lignes qui suivent sont extraites de notes rédigées par Sassongo Silué.
29. silibèlè.
30. sysâéebèlè. Cf. IL Appellations.
31. sêbèlè : les gens.
32. so'ribèlè.
33. seéfobèlè : nominal composé de séê — (engendrer) + -fô- (possessif) + bèlè (marque du pluriel,
classe wii).
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 19
On trouvera dans le tableau page 17 le mode de fonctionnement du
recours aux termes classificatoires de parenté entre individus dont la mère
et/ou le père sont de même matriclan34. Il est intéressant de noter le recours
à la bilinéarité. Le fait d'être doublement rattaché par le père et la mère à
un même matriclan introduit une hiérarchie. Ainsi celui dont la mère et le
père sont des Soro — on dira de lui que c'est un " Soro pur "35 — sera
considéré comme un oncle utérin classifïcatoire par celui dont le père uniquement
appartient au même matriclan. Notons que l'usage de ces termes peut encore
être raffiné. S'il s'avère que la mère classifîcatoire est plus âgée que la
génitrice d'Ego, celle-ci peut être considérée comme " grand-mère "36. Si Ego
n'est rattaché au matriclan de référence que par sa mère, il peut utiliser
l'expression " mes oncles "30 pour désigner l'ensemble des personnes des deux
sexes appartenant bilinéairement au même matriclan que sa mère.
Les matriclans sont censés avoir leurs correspondants dans l'univers des
génies37. Dans le culte qu'on leur rend, on s'adresse à certains d'entre eux en
utilisant les mêmes matronymes que ceux que portent les humains.
Ces matriclans, au nombre de cinq38, entretiennent par paires des
relations privilégiées. Celles-ci sont à la fois de dépendance réciproque et "à
plaisanteries "39. Les matriclans entretenant des relations privilégiées sont les
suivants : Yéo et Tuo, Soro et Silué, Soro et Sékongo40. Chaque membre du
couple est en quelque sorte l'obligé de l'autre. Quand un conflit oppose deux
membres d'un même matriclan, on s'adresse à un membre du matriclan avec
lequel existent des liens privilégiés pour arbitrer le différend. Ainsi en cas de
querelle opposant deux Yéo, on aura recours à un Tuo. Son arbitrage sera
accepté sans discussion. Il suffirait qu'un enfant d'une dizaine d'années
intervienne en demandant de mettre fin à la dispute pour que les adversaires se
réconcilient. La seule appartenance au matriclan associé conférerait
l'autorité suffisante. C'est également au matriclan partenaire que l'on aura recours
si un conflit oppose vivants et morts d'un matrilignage. Pour apaiser la colère
vengeresse d'un ancêtre mécontent du comportement de ses descendants, on
chargera volontiers un membre du matriclan associé d'offrir en leur nom les
sacrifices réparateurs. En cas de conflit opposant deux membres de
matriclans différents, l'offenseur pourra lui aussi s'adresser au matriclan associé de
l'offensé pour qu'il présente en son nom des excuses. Il est dans ce cas assuré
du pardon.

34. Pour une meilleure compréhension des termes classificatoires de parenté auxquels peut être suffixe
le possessif -fob, on voudra bien se reporter à la partie II. Appellations.
35. Celui-ci est dit sdripdld.
36. Celle-ci est dite n6à ]££.
37. Ceux-ci sont dits màdèébèlè. La correspondance s'observe tout particulièrement pour les sèkabèlè.
38. On nous a fait état de subdivisions existant à l'intérieur d'un même matriclan. Ainsi les sdriji££bèlè
(Soro rouges). Nous n'avons pu élucider ce point.
39. L'expression bàru'ù kpu5 sert à caractériser ces relations. Cf. partie III. Attitudes.
40. Dans la proche région de Korhogo, les Sékongo entretiendraient des relations à plaisanteries avec
les quatre autres matriclans, et non uniquement avec les Soro.
20 • ALBERT KIENTZ
Les relations à plaisanteries entre matriclans associés se traduisent par
un échange amusé de quolibets qu'il est toujours possible d'engager sans tenir
compte de l'âge et du sexe du partenaire. Pas question de s'en offusquer.
Elles s'expriment tout particulièrement lors des funérailles. Les membres du
matriclan associé à celui du défunt se livrent à toutes sortes de facéties où
l'imagination et l'imprévu tiennent une part de choix. Voici, croquées sur le
vif, les facéties auxquelles se sont adonnés les Silué de Pleuro lors des
cérémonies funéraires d'un chef de quartier du matriclan Soro41 :

Le spectre de la mort ne gêna en rien les plaisanteries entre matriclans. Une


délégation d'hommes du quartier Silué se dirigea en cortège constitué vers la cour où
reposait le défunt. L'un deux traînait au bout d'une corde un crâne de bœuf que le
soleil avait blanchi depuis longtemps. De temps à autre, il s'arrêtait et faisait mine de
tirer à deux mains sur la corde comme s'il s'agissait d'un animal rétif. Un autre le
suivait en brandissant un bâton pour faire avancer la bête. Ils remirent
cérémonieusement le crâne décharné au maître des funérailles en déclarant qu'ils sont venus lui
témoigner leur solidarité et qu'ils espèrent que le don de cet animal lui permettra de
nourrir les nombreux étrangers venus participer aux funérailles de son aîné... La
suite du discours se perdit dans les rires de l'assistance. Quelques jours plus tard, ce
fut le tour des femmes du quartier Silué. Elles constituèrent un orchestre fait de
casseroles et ustensiles de cuisine et c'est par une cacophonie assourdissante qu'elles
participèrent au deuil qui avait frappé les Soro42.

Les membres de même matriclan et sous-groupe ethnique vivent


généralement regroupés au sein d'un même ensemble de résidence43 portant
fréquemment le nom du matriclan44.
Les unités de production de même matriclan étaient regroupées par
villages au sein d'associations de culture fonctionnant exclusivement pour le
buttage de l'igname45.

41. Celles-ci se sont déroulées en juillet 1976.


42. Ces lignes sont extraites d'un compte rendu relatant l'ensemble des cérémonies funéraires. Elles ont
été rédigées par Sassongo Silué.
43. Celui-ci regroupe généralement plusieurs concessions ou cours. Ainsi l'unité de résidence du
matriclan Tuo de Kaprémé, dite tu'kà?à, se subdivise en trois pc?e (concession) : sédalàpé?f (concession de
Séda) et nagunopf?£ (concession de Nagounon) qui entretiennent des relations étroites (même bois sacré
et kpa'a'la) et d'une autre relativement autonome.
44. La désignation généralement utilisée pour l'ensemble de résidence correspondant au matriclan,
assimile cette unité à un village ou kà?à. On aura ainsi au sein d'un même village : sdrikà?à (village des
Soro), yfëkà?à (village des Yéo), tukà?à (village des Tuo), silikà?à (village des Silué), sèkokà?à (village des
Sékongo). En raison de la coexistence fréquente de plusieurs sous-ethnies sénufo, on peut se trouver en
présence d'autant d'ensembles de résidence de même matriclan que l'on compte de sous ethnies.
45. Cette association est dite pe?emi. On distingue plusieurs types d'associations de culture en fonction
de l'appartenance clanique des individus qu'elles regroupent. L'association dite fèligalo, chez les Kouflo,
regroupe les jeunes, à compter de la puberté, appartenant à des unités de production dirigées par des
individus de matriclans associés (exemple : Yéo et Tuo). kà?àmàca (Fodonon), kà?àmà (Kouflo) regroupent
tous les jeunes d'un village sans distinction de matriclans. Ces associations servent de cadre aux concours
de culture avec participation d'orchestres et de chanteurs. Ces lignes ne donnent qu'un aperçu très
fragmentaire de l'organisation du travail et des diverses associations de culture. Elles ne retiennent que celles
qui ont pour cadre le matriclan : př?čmi (Kouflo) ou sé?ém£ (Fodonon) qui regroupent les jeunes des
unités de production d'un village, dirigées par des individus de même matriclan, fèligôlS qui regroupe les
jeunes des unités de production d'un village, dirigées par des individus appartenant à des matriclans
associés.
APPROCHES EKE PARENTÉS SÉNUFO 21
Matrilignage et maisonnée.
Le matrilignage est désigné à l'aide de plusieurs termes aujourd'hui
quasi-synonymes : nerigi, kojioogi, kpági, něrígbági. Il a été malaisé de nous
en faire préciser les acceptions.
nerigi, comme déjà mentionné46, ne s'appliquerait au sens strict qu'au
matriclan. Bien qu'utilisé aujourd'hui pour désigner également le
matrilignage, il n'est pas d'usage courant.
kpagi (maison et par extension maisonnée) serait rigoureusement
synonyme de nerîgbagi dont il ne serait qu'une forme abrégée47. Ce terme fait
référence à une unité de résidence. Il désigne l'ensemble formé par la lignée
pure (les vrais descendants de l'ancêtre commune) et les lignées assimilées
(descendants d'esclaves achetés, rescapés de lignages décimés par les
épidémies et les guerres, migrants isolés). L'unité de résidence à laquelle ces termes
se réfèrent ne doit pas faire illusion. Si, au départ, les assimilés ont été
effectivement intégrés à l'unité d'habitation, de production et de consommation du
lignage d'accueil, leur descendants tout en continuant de faire partie de la
même maisonnée48 sont le plus souvent répartis entre différents quartiers et
villages, ceci par suite du jeu des alliances matrimoniales et de la pression
démographique. Exception faite des esclaves achetés — ceux-ci pouvaient
appartenir à d'autres ethnies — , l'intégration s'est généralement faite dans le
cadre du matriclan. Bien qu'appartenant à une lignée étrangère, l'accueilli
devenait membre de plein droit du lignage d'accueil au point de pouvoir
accéder aux fonctions de chef de lignage49 s'il avait rang d'âge et qualités
requis. Descendants en lignée pure et en lignées assimilées disent qu'ils sont
" de même maisonnée "50. En raison cependant de l'appartenance à des
lignées distinctes, les alliances restent possibles au sein de la maisonnée.
Celles-ci sont dites de type " femme de la maisonnée "51. Nous y reviendrons
dans la partie traitant des alliances.
Le terme kqnaogi désignerait le matrilignage au sens strict, c'est-à-dire
l'ensemble des descendants en ligne utérine d'une ancêtre commune pouvant
être nommée. La synonymie actuelle avec les autres termes résulte
probablement de la volonté unificatrice prévalant au sein de la maisonnée et s'accom-
modant mal de termes introduisant la différence. L'étymologie du terme est
incertaine52. Le matrilignage forme une unité strictement exogame. La règle
d'exogamie s'exprime par la sujétion de ses membres à un même sadô?ô53

46. Voir note 26.


47. rierîgba'gi ou narígbáági, en tyebara, {à l'indéfini narîgba?aou nêrîgbâ?a) est un nominal composé
de nerî — (voir nerigi ou narigà, cf. note 26) + gba?a~ (maison).
48. C'est ainsi que nous traduisons le terme kpá?á.
49. Celui-ci est dit kojiofo'b ou néYîgba'folo.
50. On dira : wô î kpâ?a (nous sommes de maisonnée).
51. Celle-ci est dite kpa?a cSS. Voir, dans la deuxième partie de cet article (à paraître). IV. Types
d'unions matrimoniales.
52. On nous a proposé kqjioo (seuil), mais aussi ko- (défunts, ancêtres) et -Jiôô (être bon).
53. sadô?ô : institution-clé de la société sénufo permettant un contrôle étroit de l'exercice de la
sexualité (cf. Partie IV. Alliances, Un système intégré) sur laquelle se sont greffées, au cours des dernières
22 ALBERT KIENTZ
prohibant et sanctionnant toutes relations sexuelles au sein du matrilignage
et entre membres de sexe féminin et tiers non placées sous son contrôle par le
versement de l'amende rituelle requise54. Il appartient aux sadô?ôbèlè55 de
définir les contours du matrilignage. En raison de l'expansion
démographique, le lignage est soumis à un processus de clivage inévitable qui pourrait
intervenir pour le système étudié vers la huitième ou neuvième génération
pour les branches issues de l'ancêtre commune. La conscience d'appartenir à
un même lignage s'estompe puis disparaît. Les alliances matrimoniales
redeviennent possibles.
La filiation à dominante matrilinéaire associée à la résidence patrilocale
et avunculocale pour les hommes, virilocale pour les épouses, a pour
corollaire un éclatement géographique du matrilignage. Ses membres sont
disséminés par grappes sur une aire géographique généralement restreinte. Le
matrilignage ne constitue ni une unité de production, ni une unité de
consommation. Celles-ci sont composites et regroupent des segments et des
individus de lignages différents.
Le matrilignage possède cependant une structure d'autorité de type
collégial ayant à sa tête le doyen ou la doyenne56 du lignage appelé kojiofolo ou

décennies, des institutions calquées sur elle, tel le sàdô?ô de nà?a, avec recours aux techniques
divinatoires, initiation et incorporation de ceux qui les pratiquent dans des associations de sadô?ôbèlè (devins),
mais qui nous paraissent remplir des fonctions autres, étroitement correlées aux changements sociaux, et
recourir à des grilles de décodage différentes. Nous disposons d'abondants matériaux non encore analysés,
comportant enregistrements sur bande magnétique, transcription intégrale et traduction de séances de
divination. Notre propos se limite ici à l'institution originelle que les membres de l'équipe désignent
volontiers sous le vocable " sadô?ô des ancêtres". Chaque lignage est placé sous le contrôle d'une
puissance censée émaner de l'objet la matérialisant (sadô?ô), à savoir une poterie qui contiendrait les clitoris
des femmes du lignage, recueillis lors de l'ablation rituelle dite ka"kpéré dîî, et qui est enfouie en un lieu,
volontiers tenu secret, dans la cour du chef de lignage ou en périphérie du village. Le champ d'action de
cette force se limite au matrilignage. Elle exercerait ses effets dévastateurs chaque fois qu'une femme ou
une fille du lignage aurait des rapports sexuels non soumis à son contrôle par le versement d'amendes
requises, même dans le cadre du mariage, aux débuts de la vie conjugale. Maladies et décès sont
volontiers décodés par les sadô?ôbèlè comme conséquences de relations sexuelles prohibées.
54. Ces amendes sont dites yàa'pe'rê ; l'offrande de ces amendes qui s'effectue au lieu où est matérialisée
cette force, est dite sadô?ôp£ri ; celle ou celui qui procède à l'offrande est dit sadô?ôpe'ù. L'étymologie de
ces mots est significative. Ils sont tous composés du verbal pe'e, signifiant balayer, yaape're (prestations
requises pour la neutralisation de la force, litt. : choses pour balayer, purifier) ; sádó?opčri (action de
balayer, de purifier le sadô?ô) sadô?ôpéù (purificateur, litt. : balayeur du sadô?ô). La nature et le
montant des amendes requises varient en fonction des lignages et du statut matrimonial et parental des
partenaires des relations sexuelles. Elles sont minimes (souvent quelques cauris) en début de vie conjugale,
beaucoup plus élevées en cas d'adultère. Ce peuvent être des cauris, noix de cola, mouton, chèvre, poulet,
chien, monnaie CFA, parfois aussi un balai. En cas de violation d'interdit particulièrement grave (le fait,
par exemple, d'avoir des relations sexuelles avec la sœur utérine de son épouse, cf. partie IV. Les
Alliances, Les règles), on renonce à l'offrande, car on la croit incapable de neutraliser les effets néfastes du
sadô?ô, ainsi gravement offensé. Il est strictement interdit à la femme contrevenante, ainsi qu'à ses soeurs
et frères utérins et classificatoires au sein du matrilignage, de consommer la chair des animaux sacrificiels
offerts au sadô?ô.
55. sadô?ôbèlè : membres de l'association à caractère initiatique regroupant celles et ceux pratiquant
ou destinés à pratiquer la divination, essentiellement des femmes.
56. Lorsque, en raison du rang d'âge, cette fonction échoit à une femme, elle déléguera en partie ou
totalité les charges qui en résultent au membre masculin le mieux situé dans la chaîne généalogique, à
condition d'avoir âge et qualités requis. Nos observations recoupent celles de Coulibaly, Sinali, 1978, Le
paysan sénoufo (Abidjan-Dakar, les Nouvelles Editions Africaines), p. 124.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 23
nengba'folo. Ses fonctions sont multiples. Il préside aux sacrifices offerts au
nom du lignage57, gère le capital commun58, représente le lignage quand
siègent les instances villageoises, arbitre les différends au sein de la famille59,
joue un rôle de premier plan dans l'élaboration de la stratégie des alliances60.
S'il remplit des fonctions prééminentes, rien ne permet cependant d'affirmer
" que le chef de lignage désigne et accuse "61 ceux qui auraient rompu
l'équilibre du lignage par des rapports sexuels non soumis à son contrôle et que les
devins " en fin de compte ne font que confirmer par leur diagnostic la parole
du chef de lignage "62. On trouvera en note la description du processus
divinatoire utilisé et dans lequel n'apparait aucune connivence entre le chef de
lignage et le devin63, mais uniquement une stratégie habile pour provoquer
l'auto-accusation de l'éventuelle fautive64.
Le matrilignage constitue un lieu privilégié d'entraide et de solidarité.
Celle-ci s'exerce en direction de tous ses membres, y compris les éléments
isolés au sein d'autres lignages. La femme mariée peut toujours compter sur

57. Ces sacrifices sont dits kono£kab££rê dîî.


58. En particulier le stock de pagnes à usage funéraire.
59. Le recours au matriclan associé s'observe essentiellement en cas de litiges entre individus
appartenant à des lignages distincts de même matriclan.
60. Voici un extrait de récit autobiographique particulièrement révélateur quant aux fonctions du chef
de lignage. C'est un chef de lignage de Poundia qui parle :
« Environ trois mois avant sa mort, alors que nous étions seuls, mon prédécesseur m'a tenu ces
propos :
— S'il devait arriver que je ne sois plus, tâche de prendre tes fonctions au sérieux ! Abandonne ton
orgueil, tes violentes colères, tes envies ! Veille à faire preuve d'un sens aigu de l'impartialité et de la
conciliation ! Ne te plie pas aux caprices des femmes ! Surtout, retiens parmi nous mes deux épouses ! Il y
a des alliances qu'il ne faut pas négliger. Tu donneras... (anthroponyme de la fille à marier) au lignage
d'un tel. Telle autre famille espère obtenir une femme de nous. En fonction de leur conduite, tu leur
donneras satisfaction ou non [...]. Je te dis tout cela, car on ne sait jamais. N'en fais part à personne.»
On trouvera dans l'ouvrage cité de Coulibaly Sinali une analyse très complète des droits et devoirs du
chef de famille (pp. 124-128). Nous ne pouvons que souscrire à ce qu'il dit en matière de partage des
pouvoirs : «[...] l'autorité du chef de famille n'est pas une institution autocratique [...]. Il est loin d'être un
potentat [...]».
61. Jamin, Jean, 1977, Les lois du silence, Paris, Maspéro, p. 48.
62. Jamin, Jean, 1977, op. cit. p. 48.
63. Jamin, Jean, 1977, op. cit. p. 47.
64. Le procédé que nous allons décrire ne vaut que dans les cas où il n'y a pas auto-accusation
spontanée. Celle-ci est favorisée par les liens affectifs qui prévalent au sein du lignage et l'absence de sanctions
frappant la femme coupable. Celles-ci ne visent que son amant. Les relations sexuelles non soumises au
contrôle du lignage par le versement des yaapérf, sont censés provoquer soit la maladie d'un des membres
du lignage, volontiers un enfant, soit des rêves troublants dit nun3zá?áráza?árá. Le rêveur ou un proche
du malade (souvent la mère) vont alors consulter une sadôô wii (femme-devin). Celle-ci, en répandant le
contenu de sa corbeille ou de sa carapace de tortue, obtient une configuration qu'elle interprète. Une des
conclusions possibles est que la maladie ou le rêve est à attribuer à des relations sexuelles prohibées. Le
consultant (ce peut être une femme) en informe le chef de son lignage qui, dans l'intérêt du groupe, invite
la coupable à se dénoncer. En l'absence d'auto-accusation, le consultant retourne chez le devin qui, alors
seulement, essaiera de désigner la coupable en s'entourant de précautions divinatoires (utilisation de trois
techniques différentes devant corroborer chacune le résultat de la précédente). Le devin commence par
énumérer le nom de tous les membres de sexe féminin du lignage susceptibles d'avoir enfreint l'interdit.
La technique des cauris à réponse binaire (oui/ non) est utilisée pour obtenir une réponse soit positive soit
négative à l'énoncé de chaque nom. L'anthroponyme ayant fait l'objet d'une réponse positive est ensuite
testé à l'aide de la technique manuelle. Si la réponse est positive encore (claquement de la main du
consultant sur la cuisse du devin), on a recours à une dernière technique divinatoire dite tďrbďlď tá?a. Le
24 ALBERT KIENTZ
l'appui et l'intervention de son lignage d'origine. Funérailles d'un membre et
sacrifice annuel offert en début de saison des cultures regroupent
périodiquement l'ensemble des membres d'un lignage. On note un sens aigu de
responsabilité collective. La maladie d'un des membres est volontiers décodée par
les devins comme la transgression dMnterdit sexuel par une femme ou une
fille du lignage. Les désordres organiques servent à conforter l'ordre social.

Associations de lignages.

Lignages ou segments de lignages résidant dans un même village et


appartenant à un même matriclan se regroupent pour former des associations
de culture.
Le terme nërîgo'lo'gi65 sert à désigner le jumelage dans un but d'entraide
de deux matrilignages de même matriclan résidant dans des villages
différents. En créant une association de ce type, on se reconnaît une ancêtre
commune plus éloignée que celles des deux lignages minimaux. Celle-ci n'est
généralement ni connue ni nommée. La nature de l'entraide est spécifiée par
les fondateurs de l'association. Elle consistera le plus souvent dans l'envoi de
pagnes funéraires lors du décès d'un membre du lignage jumelé66.
L'association peut être rompue, par exemple si l'un des lignages ne satisfait plus à ses
obligations, mais aussi être reprise à l'initiative des chefs de lignage.

Groupes de consanguinité.

Le terme tosémi67 sert à désigner l'ensemble formé par fils et filles d'un,
même homme. Il englobe germains et agnats et regroupe de ce fait des
individus n'appartenant pas nécessairement au même lignage.
Son correspondant linguistique, nosémi68, désigne un sous-ensemble du
matrilignage. Son acception est quelque peu différente car il regroupe tous

devin quitte la petite case où se déroule la séance divinatoire. En son absence, le consultant dissimule deux
objets (souvent des cauris) sous la natte du devin. Il attribue une valeur de culpabilité à l'un et une valeur
d'innoncence à l'autre. A son retour, le devin désigne l'un des deux objets. En fonction de son choix, la
femme dont l'identité a été déterminée à l'aide des autres techniques, est déclarée innocente ou coupable.
Le recours à trois techniques divinatoires enchaînées limite sensiblement les probabilités de culpabilité de
l'individu désigné. S'agissant de techniques à réponses binaires présentant un caractère largement
aléatoire (exception faite de la technique de la divination manuelle où la part du hasard nous paraît moindre),
il est possible, après analyse des procédés, de faire une estimation des probabilités de trouver une coupable
au sein d'une population de n femmes pour un matrilignage donné.
65. nêrîgo'lo'gi : nominal composé de nerî- (cf. note 26) et -go'lo'gi (chemin, route) signifiant " lignages
faisant route ensemble ".
66. Ces lignages minimaux qui coopèrent pour constituer un nërîgo'lo'gi, correspondant
approximativement à ce qu'il est convenu de désigner sous le vocable "lignage mineur".
67. tdsémî : nominal composé de td- (père) et -se (engendrer) et -mi (marque grammaticale).
6ft nasémi : nominal composé de nô- (mère) + -se- (engendrer) + -mi (marque grammaticale).
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 25
ceux dont on peut dire qu'ils sont " de même sein "by : sœurs et frères utérins,
mais aussi cousins parallèles matrilatéraux.
Ces groupes de consanguinité dépourvus de structure d'autorité n'ont
pas de fonctionnement autonome. Lorsque des enfants se réclament d'un
même groupe de consanguinité, on les rabroue en leur reprochant de vouloir
s'isoler de l'ensemble familial.

Résidence.

Le concept de résidence nous paraît peu opérationnel pour les sous-


groupes sénufo étudiés. D'une part, il n'existe pas d'unité d'habitation
familiale aux contours matérialisés, d'autre part, l'individu suit au cours de son
existence une trajectoire à travers l'espace villageois en liaison avec le
processus de socialisation70. Il est, par contre, possible de préciser à quelles unités de
production et consommation l'individu se trouve successivement agrégé.
Sauf exception, la petite enfance est passée auprès de la mère qui est
intégrée à la même unité que son mari. Les filles restent généralement auprès
de leur mère jusqu'à leur mariage. Il suffît cependant qu'une femme du
lignage ait besoin d'aide ou de compagnie — femme âgée dont les filles sont
toutes mariées, femme sans enfants ou malade — pour que la fillette ou la
jeune fille s'intègre à l'unité de celle-ci. Le mariage signifie le passage à
l'unité du mari. Ce passage peut s'opérer progressivement. Chez les Kouflo et
forgerons, la nouvelle épouse commence par passer six jours dans la cour du
mari, mais chez une femme jouant le rôle de substitut de la mère71. Elle
retourne ensuite pour une semaine dans sa famille d'origine et ce n'est qu'après
qu'elle s'installe s'installe définitivement chez son mari. Celui-ci lui construit
dans l'année une case personnelle dans la cour familiale ou aux proches
abords.
L'individu du sexe masculin peut soit rester dans l'unité de son père, soit
la quitter définitivement pour être agrégé à celle de son oncle utérin. Quand
l'enfant est en âge de porter le panier à poules pour se rendre aux champs72
— vers l'âge de six ans — , l'oncle peut exiger que le fils de sa sœur s'installe
chez lui pour " allumer les feux dans sa cour "73. Il consulte au préalable le

69. wô î jlf yîrêle na (nous sommes de même sein). Cette expression ne sert pas à désigner, comme on
serait porté à le croire, des frères et sœurs de lait. C'est là un bel exemple des pièges que comporte
l'enquête ethnographique. On ne peut pas tenir rigueur à Roussel d'y être tombé : " La consanguinité, elle,
n'empêchait le mariage que si le degré de parenté était proche. Par contre le fait d'avoir été nourri par
une même femme interdisait, même en dehors de tout lien de parenté, l'union de deux jeunes gens ".
Rotssbl., Louis, 1965, Région de Korhogo, Étude de développement socio-économique, rapport sociologique (Paris,
SEDES). fasc. n" 2, p. 41.
70. KibNT/., Albert, 1976, Optimalisation de la communication et agencement de l'espace. Le modèle
senufo, Cahier d'Études africaines, 63-64, XVI (3-4), pp. 541-552.
71. Celle-ci est dite kpá?á noá (mère de la maisonnée).
72. C'est une tâche spécifique des enfants.
73. Le neveu est chargé de faire du feu, à la tombée de la nuit, devant la case de son oncle, entre les
bancs en rondins où se réunissent les hommes de la cour. Cette expression est devenue synonyme de la
résidence avunculocale.
26 ALBERT KIENTZ
père, mais peut passer outre en cas d'opposition. Généralement c'est l'aîné
que l'oncle réclame. Cette pratique aurait été inexistante chez les Fodonon
tant qu'ils formaient un groupe endogame. Elle est de règle chez les Kouflo
et forgerons ainsi que chez les Fodonon alliés à ces deux sous-groupes.
Pour estimer sa fréquence, nous avons procédé à une enquête par
sondage portant sur 50 unités de production et consommation réparties dans
trois localités74. La taille moyenne observée pour l'unité est de 13,5
personnes. Sa composition est approximativement la suivante : le chef
d'exploitation, 2 cadets du chef d'unité75, 3 épouses se répartissant entre le chef
d'unité, ses cadets, fils et neveux, 5 fils et filles, 2 neveux utérins, 0,5 autres
parents et assimilés. En raison de la représentativité contestable de
l'échantil on — absence de véritable plan de sondage, faible taux de sondage (675
personnes enquêtées) — ces chiffres ne prétendent que fixer un ordre de
grandeur. En décomptant les individus de sexe féminin et les moins de six
ans, on obtient un rapport tendant à l'équivalence entre résidence patrilocale
et avunculocale.
On nous a fait état d'une régression de la résidence avunculocale. Bien
que nous n'avons pas entrepris de l'évaluer, elle paraît probable. S'il est
attesté, ce recul n'est pas à imputer à une quelconque obsession
psychanalytique de la patrilinéarité, mais à un phénomène démographique bien repéra-
ble. Depuis une décennie ou deux, on observe un net avancement de l'âge du
premier mariage pour les hommes alors que celui toujours relativement
précoce pour les femmes se heurte à un seuil biologique76. Cet avancement
s'inscrit dans une stratégie pour maintenir la force de travail des jeunes au
village. Le frère ne se mariant plus longtemps après sa cadette, il en résulte
un alignement de l'âge des fils sur celui des neveux. N'étant plus productif
bien avant le fils, le neveu ne présente plus le même intérêt. Encore faut-il
qu'il y ait consensus pour renoncer aux droits que la société confère sur la
descendance de la sœur ou du moins déstructuration avancée du système
traditionnel.

II. Appellations.

Le système des appellations a été établi à partir de généalogies dressées


pour Ego féminin et Ego masculin de chaque sous-groupe77. La description

74. L'enquête a eu lieu en juillet 1976 dans les villages de Poundia, Dikodougou et Nangakaha. Nous
la tenons à la disposition de chercheurs pour vérifications sur le terrain.
75. Il s'agit le plus souvent de frères utérins.
76. Cf. Rorsshl., Louis, 1965, Région de Korhogo, Étude de développement socio-économique, rapport
démographique (Paris, SEDES), fasc. n° I, pp. 43-56.
77. Un formulaire d'enquête établi par Claude Pairault, à l'intention des étudiants de l'Institut d'eth-
nosociologie de l'Université d'Abidjan, a servi de base à ce travail. Un généalogie complète a été établie
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNl'FO 27
s'étale sur six générations. L'empan de la mémoire des générations ne va
guère au-delà. Les termes de parenté ont été classés selon l'usage en termes
de désignation ou de préférence et en termes d'adresse78. Les tracés I et I bis
pour Ego masculin, 2 et 2 bis pour Ego féminin donnent une description du
système des appellations.

Termes de désignation™.

Le système fait usage d'un nombre restreint de termes de désignation. Ils


se réduisent à quelques couples : noo'/pyà ou jà (mère/enfant) ; to'o'/jà ou pyà
(père/enfant) ; syeeléeô/nanD (oncle/neveu ou nièce) ; yé?£f515 ou кэ'го'/сэпэо
(aîné/cadet) ; náá/сээ (époux/épouse). Il convient d'y ajouter quelques
too'
termes dérivatifs consistant en un syntagme qualificatif: nod leÊ, noo pile,
leé, too' pile, piinyebígé. Si ces termes forment un système permettant de
désigner l'ensemble des individus que Ego reconnaît comme ses parents, ils ne

pour Ego féminin et masculin pour chaque sous-groupe ethnique concerné, à savoir celles de Wagnimè
Soro (Fodonon de Poundia), Mandia Tuo (femme fodonon de Toufoundé), Dohoba Coulibaly (Fodonon
de Dikodougou), Tangatènè Soro (Kouflo de Toufoundé), Tionwéli Tuo (femme kouflo de Toufoundé),
Nahalèmè Silué (femme forgeron de Toufoundé), Falna Silué (forgeron de Pleuro, résidant à
Dikodougou). A l'exception de Dohoba Coulibaly et de Tangatènè Soro, tous sont mariés et ont des enfants.
78. Le terme d'adresse est celui qu'utilise Ego en s'adressant à X, et inversement celui qu'utilise X en
interpellant Ego. Le terme de désignation ou de référence est celui qui est utilisé par Ego vis-à-vis de X, et
par X vis-à-vis de Ego pour désigner la relation parentale qui les unit.
79. Pour les transcriptions, nous avons utilisé le système graphique suivant :

VOYELLES tendues lâches nasales

antérieures i, e i, e
postérieures u, о u, э
neutres a a

CONSONNES bi- labio- api- pré vélai- labio- glot-


labia- cales dorso- palatales res vélai- tale
dentales les alvéo- res
laires

sourdes P f t s с к kp ?

sonores b V d z j g gb

semi-nasales mb nd

nasales m n Л n

continues 1 У w

vibrantes r
28 ALBERT KIENTZ
sont pas exclusifs d'autres appellations opérant une classification sur des
critères différents.
noo (mère) : terme utilisé pour la mère, la coépouse du père, les sœurs du
père et de la mère à l'exception de la sœur utérine cadette de la mère pour
laquelle on utilise un terme dérivatif, les épouses des frères du père et la
cousine croisée patrilatérale.
noo 1Ë£ (grand-mère ; litt. mère vieille) : terme dérivatif utilisé pour les
grand-mères, arrière-grand-mères et leurs sœurs tant en ligne paternelle que
maternelle, ainsi que les sœurs des grand-pères et arrière-grand-pères
paternels et maternels.
noo pilé (petite mère) : terme dérivatif utilisé uniquement pour les sœurs
utérines de la mère moins âgées qu'elle.
too (père) : terme utilisé pour le père, les frères du père, les époux des
sœurs classificatoires de la mère et du père ainsi que pour le cousin croisé
patrilatéral.
too'
lëe (grand-père ; litt. père vieux) : terme dérivatif utilisé pour les
grand-pères, arrière-grand-pères et leurs frères tant en ligne paternelle que
maternelle ainsi que pour les frères de la grand-mère paternelle.
too pilé (petit père) : terme dérivatif Utilisé uniquement pour les frères
utérins du père moins âgés que lui.
wôlô too (notre père) : terme dérivatif utilisé pour le père du conjoint,
wôlô noo (notre mère) : terme dérivatif utilisé pour la mère du conjoint.
syeêleeô"
(le vieux) : terme utilisé pour désigner les frères utérins de la
mère et grand-mère maternelle ainsi que pour leur cousin parallèle matrila-
téral.
* On observe d'un village et d'un sous-groupe à l'autre des variantes dialectales qui affectent
essentiellement la nasalisation des voyelles. Pour les termes de parenté, par souci de nous abriter derrière plus
compétents que nous, nous avons utilisé les transcriptions figurant in Mission baptisté, 1967, Dictionary
Tyebara- English, English-Tyebara (Korhogo), 513 p. multigraph. Nous nous sommes contentés de substituer
aux graphies ty et dy les palatales с et j. Notre propos n'étant pas d'ordre linguistique, nous acceptons
volontiers les modifications de graphie qu'une étude phonologique plus approfondie pourrait, exiger.
Les voyelles sont affectées d'une hauteur musicale pertinente. Sur trois registres, on distingue 7
tonèmes : 3 tonèmes ponctuels, haut ( ' ), moyen ( " ) et bas ( ' ), et 4 tonèmes mélodiques analysés en
mores (descendant-haut, toujours réalisé haut-moyen, et descendant bas, réalisé bas-haut ou moyen haut,
et montant-bas, toujours réalisé bas-moyen). On observe également deux tonèmes à mélodie complexe.
Le seul terme pour lequel on observe une différence marquée est celui réservé aux descendants : jà
pour les Kouflo, forgerons et Kiembara, lîà pour les Fodonon. Ce terme est surtout employé par Ego
masculin. Ego féminin recourant plus volontiers à pyà. Sous toutes réserves, voici l'explication fournie par
Wagnimè Soro pour rendre compte du recours à des termes de désignation différents en fonction du sexe
de celui qui les emploie. Ces termes, dit-il, renvoient aux différences sexuelles du géniteur et de la
génitrice. Le terme jà, utilisé par Ego masculin, dériverait de jaga, un des termes servant à désigner le pénis.
Le terme pyà renvoie au clitoris, celui-ci pouvant dénommer tapyà, nominal composé de tá- (organes
sexuels féminins) -pyà (noyau) et signifiant " noyau du sexe ". On emploiera le même lexeme pya pour
désigner le noyau d'un fruit, la graine à l'intérieur d'une coque. Mentionnons que les sous-groupes
enquêtes pratiquent l'ablation rituelle du clitoris. Il y a peut-être là une piste de recherche, mais l'expérience
nous a enseigné à nous méfier de ces etymologies incertaines qui n'autorisent aucune extrapolation, et se
sont avérées bien souvent être de fausses pistes. L' Ailleurs de l'ethnologue tout comme l'Autrefois de
l'historien, à l'instar des taches du Rorschach, sont un lieu privilégié pour une projection des fantasmes de
celui qui les interprète. Les analyses en matière de " sexe accidenté " dans la littérature orale sénufo nous
'fourniront peut-être un jour l'occasion d'étayer ces propos.
Il est d'usage fréquent de suffîxer aux termes de désignation nsfó, tod, nárfó, korá, cSnóó, le possessif -
folo sous ses diverses formes grammaticales. Les termes sont transcrits à l'indéfini singulier, sauf lorsqu'ils
sont précédés d'un pronom personnel.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 29
Système des appellations — Ego masculin

A = Д =r O
tee Ml ne» lie ta \a

• = Д д д <Э
«о'э Iff П9» I» :ii\li tii Mi nái líi

• = д О = A • = Д А = О
nii Hi elî táifiM bií «yftUVï e»5

нет» иэга кэга es»


• =д А = Д А = О
H г-
= Д • = Д А О =Д Д • = Д а = О А
р^ cjn» «S«»»
ni» e5n8»
" ci» в"и
^

=д Д А О=Д Д • =Д ▲ О =Д Д

I
A A
ÎtT»

nano (neveu, nièce) : terme utilisé par Ego masculin pour désigner les
enfants de la sœur utérine, de la cousine parallèle matrilatérale et les enfants
de la fille de la sœur utérine. Ce terme ne fait pas de différenciation de sexe.
yë?efôlî) ou ko'ra (aîné) : ces deux termes rigoureusement synonymes sont
utilisés pour désigner frères et sœurs utérins, agnats et cousins parallèles
matrilatéraux et patrilatéraux plus âgés que Ego. Ce terme ne fait pas de
différenciation de sexe.
cônôô (puîné, cadet) : terme servant à désigner frères et sœurs utérins,
agnats et cousins parallèles matrilatéraux et patrilatéraux moins âgés que
Ego. Ce terme ne fait pas de différenciation de sexe.
30 ALBERT KIENTZ
Tracé l

Д = О Д = О
tóó lit пэ» lïï top 'té мээ lit*

Г I I 1
Д о о — Д О Д
boo l«« пээ lia пээ let bóó \l£ >áá lít too lii

toV
O = Д
I
Д — О has
O» / = Д O = Д
a: too »Ylï

Кэто
O= Д Д = O ДгО

os= д Д = O О: О =Д, О д =
c55
о boo ^2^

л individu da saxt masculin


о : individu dt stxt féminin

д -v • : individus apparttntnt tu atatrilignagt dt EGO


д ^
py» — : mariagt

: litn dt filiation, dtscanaanct


h 1 rtlation dt g.trmiins; garmain noté au- dtssus dt It
ligna ast plus Igé qua Ego; garmain noté tn-dtssoui
da la ligna tst moins Igé qut Ego

pyà ou jà (enfant ; fils ou fille) : le terme jà est utilisé uniquement pour


les descendants alors que pyà peut s'appliquer à n'importe quel enfant. Ces
termes ignorent les différences de sexe. Ils sont utilisés par Ego féminin et
masculin pour désigner les descendants au 1er degré, les enfants des frères
utérins et agnatiques, les cousins croisés matrilatéraux et les enfants des cousins
parallèles patrilatéraux. Par Ego féminin ils sont également utilisés pour les
enfants des sœurs utérines, des cousins parallèles matrilatéraux et pour les
enfants des coépouses
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 31
Tracé 1 bis
Système des appellations — Ego masculin

I I
Д О Д
c55 too c55 пээ с 55 s

СО- О- ,«ЭГО
' s

Г I
Д = о д
€60 c5ô

piinyebíge (petit-fils et petite-fille) : ce terme ne fait pas de


différenciation de sexe. Il est réservé aux descendants en ligne directe aux 1er et 2me
degrés. Pour les descendants des collatéraux on utilise plutôt des termes
descriptifs (pyà pyà : enfant de l'enfant).
nao (époux, mari) : ce terme signifiant individu de sexe masculin est
utilisé par Ego féminin pour désigner le mari, mais aussi les oncles utérins de
son époux, ses neveux et nièces, les enfants des nièces de son mari, ses frères
utérins, ses sœurs utérines ainsi que les enfants de celles-ci, les cousins et
cousines parallèles matrilatéraux de son mari. Sont également considérés comme
maris classificatoires les membres masculins et féminins du matriclan de son
mari. Une femme a donc pour " maris " aussi bien des femmes que des
hommes.
coo (épouse) : ce terme signifiant individu de sexe féminin est utilisé par
Ego masculin pour désigner l'épouse, mais aussi par Ego masculin et féminin
pour les épouses des frères classificatoires aînés et cadets ainsi que pour celles
des individus désignés comme syeâéEÔ (oncle utérin).
yéjaà (rivale) : terme utilisé par Ego féminin pour désigner la coépouse,
mais aussi les épouses des maris classificatoires. Il est peu usité en raison de sa
connotation agonistique.
Les termes ci-dessus permettent de désigner l'ensemble des individus
appartenant à la parentèle de Ego. Les individus avec lesquels n'existent
32 ALBERT KIENTZ
Système des appellations — Ego féminin

= • Д O
too *»ó \£i tóó \ii

д , д , о
пэ'о lié nosí to'o'lei too lc< лэз Uč

• =ДО = А *,= Д А О
eàô • —
láá tó 6 сээ Sylgn'o ne» tie ayftl

Кэгэ
Иогэ Kofi и»гэ сээ
A = д A = О

= Д • =Д о =д д = ejn
Д 4 = О
Seíhyjš pyl pyi сбпЬэ сээ
EGO

=Д =Д А =Д А О
pyi ру4 pyi pyi
РУ» РУ« РУ*

РУ» РУ* ГУ» ру» ру* ру» řy* РУ* РУ*

qu'un lien de parenté éloigné sont désignés comme seény8n680° tant du côté
maternel que paternel.
D'autres appellations opèrent un classement différent ventilant les
individus dans des catégories fondées sur d'autres critères. Ainsi le terme

que 80.
nous
seenyfné
utilisons: nominal
indifféremment
composényduouverbal
ji pour
see-la(engendrer)
graphie de la-nyČné
palatale
ou nasale.
-jiÊné (compagnon),
On trouve ce du
même
fait
ье-т| JГ,™
kajupňié (complice
1е[а1а*гпе
d'un (compagnon
voleur). Au des
pluriel
travaux
: seéjlzbèlè
de culture),
ou sëëhyébèlè
kddbfniji&ié (compagnon de route),
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 33
Tracé 2
д - о д - o
tó» líi m'Í li» Uč ní» Iff

I
Д O д О Д
fco'é l«* too lié nó6\i£ too líí

ne» too
o Д

д o O = Д o Д
too пэз too П9Э oo

КэГЭ Кэгэ
о —д Д =O o Д=О
ч
Д О- Д Д =О О=Д О = Д =O
сЗпэа с55 tóó

Д : individu di nu mi>culin
o : individu dt ••«• féminin

• = д к— О Д • : individui appartenant a* matrilignagt d e Ege


pyà pyà nib Л РГе — : nariaga

relation da garmaini; gtrmain noté au- dessus de la


1 —1 ligna.plui Igé que Ego ; germain noti en. dessous
. de la ligne, moins Igé que Ego

cèporaca 81 ignore le critère d'âge pour lui substituer celui de sexe et de


statut. Il est utilisé par Ego masculin pour désigner toutes celles vis-à-vis
desquelles il est en possession de " donneur de femmes " : nièces utérines, sœurs
utérines et cousines parallèles matrilatérales. L'étymologie du terme est
significative. Son correspondant, cèporônao81, est utilisé par Ego féminin pour
désigner tous ceux qui statuent sur son mariage : oncles utérins, frères utérins
et cousins parallèles matrilatéraux.
81. cepďráca: nominal composé de cèpSrS- (mariage) et -ca, suffixe précisant qu'il s'agit d'un être de
sexe féminin ; cf. fonáca' (femme forgeron), bàca (brebis, litt. bà et ca': mouton femelle). cep5rânaô:
nominal composé de cèpârâ- (mariage) -naà (homme). Ces deux nominaux appartiennent à la classe wii. La
forme plurielle s'obtient par suffixation de -bele.
34 ALBERT KIENTZ
Tracé 2 bis
Système des appellations — Ego féminin

I
= О Д
паз too
L I' паэ
^ N lyte^eo
__ I / /

о = д

О = д = о О = Д
NS
EGO

О Д
pyà

D'autres termes ont un champ d'application variant en fonction du


contexte. Ainsi, dans le cadre du matriclan, le terme sëéTàbèlè82 (géniteurs)
réservé aux membres du clan du père, s'oppose à seebèlè (gens), utilisé pour
les membres de son clan. Dans un autre contexte, le même terme sëéTobèlè
désigne les ascendants des deux sexes et s'oppose alors plutôt à seënyebèlè80
servant pour les collatéraux.
Les formes plurielles des termes de parenté susmentionnés désignent
l'ensemble formé par les individus auxquels le terme s'applique. Le passage à
la forme plurielle peut s'accompagner d'un élargissement du champ
d'application. Ainsi narîfëbèlè englobe non seulement tous ceux que Ego désigne
comme narîo, mais aussi tous les membres des lignées étrangères assimilées
par le matrilignage.

82. seëfôbèlè : pluriel de séefáló wii, nominal composé de see- (engendrer) et -f5ló (possessif).
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 35
Termes d'adresse.

Les termes d'adresse se réduisent à un couple unique (naa, abà) et à ses


dérivatifs (termes d'adresse et qualificatifs l££ (vieux, mûr) et pilé (petit).
na'â : terme utilisé par Ego pour, s'adresser à ses mères et grand-mères
classificatoires. Dans cet usage il trouve un correspondant approximatif dans
la langue française : maman. Ce même terme est utilisé par Ego pour
s'adresser à ses filles et petites-filles classificatoires. Il se caractérise par une
connotation affectueuse marquée.
âbà : terme utilisé par Ego pour s'adresser aux pères et grand-pères
classificatoires. Dans cet usage il peut être traduit par " papa ". Ce même terme
est utilisé par Ego pour s'adresser à ses fils et petits-fils classificatoires.
On peut adjoindre à ces termes les adjectivaux lee et pilé. L'adjonction
de l'adjectival leè" réservé aux ascendants aux 2"*" et 3mc degrés s'observe
surtout lorsqu'on s'adresse à l'un de ceux-ci en présence d'un ascendant au 1er
degré, ceci pour spécifier à qui l'on s'adresse. L'adjonction de l'adjectival pilé
réservé aux sœurs utérines cadettes de la mère et aux frères utérins cadets du
père permet de renforcer la connotation affectueuse du terme d'adresse83.
Quelquefois les termes de désignation too (père) et пээ (mère) sont
employés par Ego pour s'adresser à ses enfants et petits-enfants. Devenus
termes d'adresse par inversion d'usage et suppression du possessif — on
appelle son fils " père ", sa fille " mère " — , ils se chargent d'un poids
d'affection supérieur à celui de abà et de náá. C'est essentiellement pour les
enfants en bas âge que l'on observe cet usage.
Pour s'adresser aux autres, on a recours à l'anthroponyme. Une
exception cependant. Si l'usage de l'anthroponyme n'est plus exceptionnel
aujourd'hui entre mari et femme, il aurait été inexistant il y a quelques décennies
encore. Pour éviter d'avoir à prononcer le nom du conjoint, les époux s'
interpelaient en se limitant à l'emploi du pronom personnel. Lorsque la présence
de tiers pouvait provoquer des confusions, ils recouraient à des termes
d'adresse. Le mari s'adressait à sa femme en utilisant le terme de désignation
coo (femme) non précédé du possessif; l'épouse interpellait son mari en
l'appelant polo84, terme signifiant " mâle ".
Signalons quelques cas isolés de teknonymie qui s'observent lorsque un
lien particulièrement affectueux unit les conjoints. Parlant de son époux, la
femme ne prononcera pas son nom et ne dira pas mii náá (mon mari), mais le
désignera en se référant à sa descendance : le père de... (suit l'anthroponyme
d'un enfant qu'elle a eu de lui).

83. Les relations avec ceux que Ego désigne comme " petit père " et " petite mère " sont
particulièrement affectueuses. Le " petit père " sera un compagnon de jeu privilégié de l'enfant en bas âge. Une scène
prise sur le vif pour illustrer la nature de ces relations : l'enfant fait cadeau à son " petit père " d'une
vieille tabatière remplie de terre, celui-ci fait mine de croire à un cadeau de grande valeur et le range
dans sa case avec ses biens personnels, le temps du jeu.
84. Ce même lexeme se trouvera dans les termes suivants: bàpa'la (bouc, litt. bà et pdlá: mouton
mâle), gopálá (coq, litt. gô et paid: volaille mâle), etc.
36 ALBERT KIENTZ
CARACTÉRISTIQUES DU SYSTÈME DES APPELLATIONS.
Les termes de parenté sont utilisés tant en ligne paternelle que
maternelle. La parentèle de Ego englobe aussi bien maternels que paternels.

Un système classificatoire.

On observe une identification terminologique. La nomenclature de


parenté ignore en partie la distinction entre parents en ligne directe et
collatéraux. Un même terme, noo, englobe la mère et tous les collatéraux de sexe
féminin de la mère et du père. Un autre terme, too, désigne le père, le frère
du père, mais non le frère de la mère qui bénéficie d'une appellation
particulière. Les termes кого (aîné) et conôô (cadet) s'appliquent aux frères et sœurs
utérins et agnatiques ainsi qu'aux cousins parallèles. Ces termes, comme ceux
réservés aux descendants, établissent une identification terminologique entre
parents de sexe différent : les mêmes termes désignent indifféremment le frère
ou la sœur, le fils ou la fille.

Asymétrie de la nomenclature entre maternels et paternels.

Si la symétrie est totale pour les ascendants en ligne directe, celle-ci est
rompue pour les collatéraux : le frère de la mère, celui de la mère de la mère,
leur cousin parallèle matrilatéral ne constituent pas des pères classificatoires
comme le sont le frère du père, celui du père du père et leur cousin parallèle
patrilatéral. Ils constituent les " oncles " (syliêlebèlè) de Ego. Nous sommes
en présence d'une terminologie à assimilation et bifurcation : un même terme
désigne le père et le frère du père, un autre le frère de la mère.
La même asymétrie s'observe pour les cousins croisés matrilatéraux et
patrilatéraux de Ego. Cette asymétrie est liée à la filiation à dominante
utérine qui prévaut dans le système étudié. Rappelons le traitement particulier
réservé à la sœur utérine cadette de la mère et au frère utérin caëet du père.

Critères d'âge et de sexe.

Le système des appellations fait une distinction entre sexes pour les
ascendants. On trouve un terme pour l'ascendant masculin (too) et un autre
pour l'ascendant féminin (пээ) et leurs ascendants.
Pour les descendants, les termes de désignation ne font pas de différence
entre sexes. Le terme pyà (enfant) est utilisé pour désigner indifféremment le
fils ou la fille. Le terme jà met l'accent sur la filiation, mais n'opère pas de
différenciation entre sexes. Alors que le terme pyà est surtout utilisé par Ego
féminin, jà est plutôt employé par Ego masculin.
Pour les collatéraux le seul critère de différenciation retenu est celui de
l'âge. Il existe un terme spécifique pour désigner le germain plus âgé que Ego
et ses assimilés (korá ou yê?efôlô) et un autre pour désigner le germain moins
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 37
âgé que Ego et ses assimilés (coháo). Il est significatif que le terme кого,
emprunté probablement au dioula, ne soit pas suivi d'un suffixe précisant le
sexe comme c'est le cas systématiquement dans cette langue. y£?êfolo, terme
authentiquement sénufo, est tombé quelque peu en désuétude, en raison de
sa longueur sans doute. Son etymologie met bien en évidence que le seul
critère de différenciation retenu est celui du rang de naissance. Il s'agit d'un
mot composé de y £?e- (devant) -folo (possessif) signifiant " celui qui est
devant ".
Cousins et cousines parallèles et autres frères et sœurs classifîcatoires sont
désignés dans les mêmes termes en fonction de leur âge .
Le fait que ce soit l'âge et non le sexe qui serve de critère de
différenciation trouve des correspondances au niveau de l'organisation de la langue. Le
sénufo est une langue à genres multiples asexuels. Ces genres répartissent les
lexemes en cinq catégories dont un des critères de classement est la taille : la
classe kii est celle des êtres de grande taille, la classe Hi est celle des êtres de
petite taille. - . . _ _
On trouve également des correspondances au niveau de l'organisation
sociale. Le critère décisif pour l'accès aux responsabilités n'est pas
nécessairement l'appartenance au sexe masculin. Ce peut être une antériorité. Ainsi,
pour avoir été la première à s'être réinstallée dans un village détruit par les
troupes de Samory, une femme détient la chefferie à Lobélékaha, village en
périphérie de la zone de l'enquête. C'est l'âge, et non le sexe, qui détermine
l'entrée dans la société initiatique siégeant au bois sacré. Bien qu'après la
ménopause, les femmes y ont accès au même titre que les hommes, du moins
dans les fractions kouflo et forgeron.

Les oncles utérins.

Le frère de la mère mais également son cousin parallèle matrilatéral et


le frère de la mère de la mère sont désignés à l'aide d'un terme qui leur est
réservé : syeeleeo 85.
Ce terme, que nous traduirons habituellement par " oncle ", signifie
littéralement " le vieux ". Il connote une idée d'autorité. Nous verrons dans la
partie traitant des attitudes le statut particulier qui est le sien.
En ce qui concerne le terme d'adresse, l'oncle bénéficie également d'un
traitement particulier.
On s'adresse à lui en l'appelant par son nom et non en se servant du terme
abà, à connotation affectueuse, utilisé pour les frères du père.

Cousins croisés : assimilation aux générations adjacentes.

Le système des appellations réserve un sort particulier aux cousines et


cousins croisés tant du côté maternel que paternel. Ce point a fait l'objet de

85. syëëlééS : nominal composé de sysÊ- (dérivé, par harmonisation vocalique, de syôa : humain) et -lée
(vieux, mûr), signifiant littéralement " personne vieille ". Parlant de l'oncle, on dira volontiers wdlfë wii
(notre vieux).
38 ALBERT KIENTZ
nombreuses vérifications. Nos observations s'écartant de celles de J. Jamin
pour qui " à l'exception des cousins croisés matrilatéraux, tous les autres
cousins sont appelés frère ou sœur (même dans le cas du mariage " préférentiel "
- diafotio - avec la cousine croisée patrilatérale) ", nous avons étendu
l'enquête aux Kiembara dont traite Jamin86.
Le traitement fait des cousins et cousines croisés matrilatéraux est
l'inverse de celui des cousins croisés patrilatéraux. Les premiers sont assimilés à
la génération suivante, les seconds à la génération précédente. Nous sommes
en présence d'une terminologie de type Crow 87: les cousins croisés des deux
côtés sont désignés par des termes distincts, ces termes renvoyant à des
parents appartenant à une génération adjacente, de telle sorte que le fils de
la sœur du père est un père classifîcatoire et le fils du frère de la mère un fils
classificatoire. Ego masculin et Ego féminin désignent leur cousin croisé
matrilatéral ainsi que leur cousine croisée matrilatérale à l'aide des termes
mii pyà ou jà (mon enfant, fils ou fille). Cousine et cousin croisés
matrilatéraux sont des enfants classificatoires. Ego masculin et Ego féminin désignent
leur cousine croisée patrilatérale en utilisant le terme mii пээ (ma mère). Il
peut utiliser le terme na'à (maman) pour s'adresser à elle, mais cet usage est
peu fréquent. Notons que c'est avec la cousine croisée patrilatérale qu'il y a
mariage préférentiel. Nous développerons ce point dans la partie traitant des
alliances. Fils et mère classificatoire s'épousent. Le cousin croisé patrilatéral
est un père classificatoire. Il est désigné par Ego féminin et masculin comme
mii too (mon père). Le terme d'adresse abà (papa) peut être utilisé, mais cet
emploi est peu fréquent.
Le tracé 3 illustre le traitement que fait le système des appellations des
cousins croisés. On notera que les descendants de la cousine croisée
patrilatérale sont également considérés comme des pères et mères classificatoires et
ceux de la cousine croisée matrilatérale comme des enfants classificatoires de
Ego.

Nièces et neveux utérins.

Au niveau de la génération suivant celle de Ego, ce sont, à deux


exceptions près, des enfants classificatoires de Ego. Les enfants de Ego, ceux de la
coépouse pour Ego féminin, les enfants des frères classificatoires de Ego
masculin, ceux des frères et sœurs classificatoires de Ego féminin sont tous
désignés à l'aide des termes pyà et jà (enfant, fils ou fille). On s'adresse à eux en
les appelant abà ou na'à.
Les exceptions observées concernent les enfants de la sœur utérine et de
la cousine parallèle matrilatérale. Ces exceptions fonctionnent pour Ego
masculin seulement. Les enfants de la sœur utérine et de la cousine parallèle

86. JAMIN, Jean, 1973, La Nébuleuse du Koulo-Tyolo, Rapport d'enquête en pays se'noufo (Abidjan, Centre
O.R.S.T.O.M. de Petit Bassam), p. 30.
87. Nous n'entendons pas cautionner pour autant cette classification dont le bien-fondé a été contesté
par R. Needham.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 39
Tracé 3
Cousins croisés

Л=О О=Л О- Л А=О Д =


nóó tóó nóó tóó tóó nóó tóó поо5

kára korá кого káro korá кого


О А О Л о д
ь -H h H
о-д до д о @ д о д О CFA
pyà pyà cgnôà cânàô cânôà EGO cgnôô ognôô cgndô nóó tóó
cousins croisés cousins croisés
matri- latéraux patri latéraux

О Д О Д
РУа pyà nóó tóó

matrilatérale sont désignés à l'aide d'un terme spécifique narîo que nous
traduirons par neveu et nièce. Ce terme qualifie indifféremment le fils ou la fille
de la sœur utérine et de la cousine parallèle matrilatérale. Nous avons là un
cas supplémentaire où le système des appellations ne fait pas de
différenciation entre sexes. Le terme narfo s'applique également aux enfants de la nièce
utérine. Ego masculin s'adresse au пагГэ en l'appelant par son nom et
n'utilise en aucun cas les termes d'adresse âbà et naa réservés aux fils et filles clas-
sifîcatoires.
Ego féminin considère les enfants de la sœur utérine et de la cousine
parallèle matrilatérale comme des enfants classifîcatoires et les désignent à
l'aide des termes pyà et jà.

Epouses . et époux classifîcatoires.

Une particularité du système des appelations, celle qui a amorcé cette


recherche, est que Ego féminin considère d'autres femmes comme épouses et
maris.
Ego masculin appelle mii céù (ma femme) ses épouses, celles de ses
oncles utérins et de ses frères classifîcatoires. Ces désignations trouvent des
correspondances dans le système des alliances. En cas de décès de l'oncle
utérin, le neveu peut recueillir chez lui l'épouse de celui-ci. La même règle s'ap-
40 ALBERT KIENTZ
plique aux veuves des frères utérins plus âgés que Ego. Par contre, prendre
pour épouse la veuve d'un cadet — bien que celle-ci soit également une
épouse classificatoire — est perçu comme violation d'un interdit dont on
croit qu'elle peut provoquer à terme la mort du transgresseur. D'après les
explications fournies, ce serait aller contre l'ordre naturel qui veut que le
cadet succède à l'aîné et non l'inverse. Il est également jugé inconvenant de
recueillir l'épouse d'un aîné avec lequel existaient des liens d'affection plus
marqués. Bien que des pressions s'exercent habituellement sur la veuve pour
qu'elle demeure dans le lignage de son mari, celle-ci reste libre de s'unir à
qui lui plaît. Le lignage du mari défunt est tenu de la recueillir si tel est le
désir de la veuve. Il arrive, que, du vivant de son oncle et avec l'accord de
celui-ci, le neveu vive maritalement avec son épouse. Cette pratique n'est
qu'une union quelque peu anticipée. Elle s'observe généralement lorsque
l'oncle est âgé et son épouse encore jeune. Avoir des relations sexuelles avec
l'épouse de son oncle à l'insu de celui-ci n'est pas perçu comme ayant une
gravité particulière. Notons cependant la croyance selon laquelle le neveu de
celui qui aurait agi ainsi lui rendrait la pareille. On observe également des
cas d'union anticipée avec l'épouse d'un aîné. L'impuissance est une des
raisons qui peut motiver la cession de l'épouse au cadet du vivant de l'aîné.
L'appellation mii céù (ma femme) peut également être utilisée pour
désigner l'épouse d'un ami. L'amitié est une véritable institution régie par
des règles. En raison des relations privilégiées s'établissant dans le cadre de
l'amitié, il est jugé inconvenant d'épouser la veuve d'un ami.
Ego féminin a les mêmes épouses classifîcatoires que Ego masculin : les
femmes des frères et oncles utérins. Comme nous le verrons dans la partie
traitant des alliances, on note à certaines occasions une ignorance délibérée
des sexes qui peut aller jusqu'au don d'une épouse à un individu de sexe
féminin.
Ego féminin a d'autre part des maris classificatoires qui sont non
seulement les frères et neveux du mari dont elle est une épouse classificatoire, mais
aussi ses sœurs, ses nièces, ses oncles et d'une manière plus générale les
individus des deux sexes de même matriclan que son mari. Les relations entre
" épouses " et " maris " classificatoires sont codifiées : les " épouses "
taquinent les " maris ", ceux-ci leur rendent hommage et vont jusqu'à les porter
en triomphe. Nous y reviendrons dans la partie traitant des attitudes.

Les ' alliés.

Comme nous venons de le voir, Ego féminin a pour " maris " les
membres des deux sexes du lignage et matriclan de son mari. Cette désignation
n'est toutefois pas utilisée pour la mère du mari que l'on préfère appeler wôlô
noo (notre mère). Ego désigne les ascendants du conjoint en faisant précéder
le terme de parenté (noo, too) du pronom wôlô (notre). Soulignons que ces
usages n'ont rien de systématique et il est toujours possible de recourir aux
termes descriptifs.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 41
Ego masculin désigne les proches du conjoint à l'aide de termes
descriptifs, mais préfère généralement parler d'eux en employant le terme fëèrëfolo
qu'on ne peut considérer comme un terme de parenté au sens strict. fëérÈfolo
est un nominal composé de fèèrè- (honte, gêne) et -folo (possessif). Le mot
fèèrè n'a pas d'équivalent en français. On le traduit généralement par "
honte ", faute de mieux. Il sert à désigner un sentiment qui s'exprime par une
gêne, un malaise, une tendance à l'évitement. Mais cette gêne a des racines
différentes. Si la honte se définit comme un sentiment pénible venant d'une
faute commise ou de la crainte d'un déshonneur, fèèrè pourrait se définir
comme un sentiment de gêne résultant de liens affectifs intenses ou d'une
dette de reconnaissance, fëërèfolo est d'ailleurs l'un des termes utilisés par les
filles dans le cadre de l'amitié prénuptiale pour désigner l'amoureux et ses
proches. La jeune fille rougissante, aux yeux baissés, des premiers émois
amoureux de nos grand-mères devait éprouver un sentiment voisin. Dans la
culture sénufo l'expression des sentiments s'entoure d'une grande discrétion.
Pudeur mais non insensibilité. Jamais on ne verra une fille et son amoureux
se témoigner en public des marques de tendresse. Ils affecteront plutôt de
s'ignorer. En présence de son amoureux ou de la mère de celui-ci, lors des
travaux collectifs, la jeune fille refusera de s'alimenter. Elle passera la journée
sans manger car son " maître de honte " est là. Sa présence tient lieu de
nourriture. Voici ce que chantent les jeunes filles dans leurs rondes au clair
de lune :

Compagnes, mangez sans moi !


Le fils d'une belle femme,
Mon amoureux m'a adressé ses salutations.
Je suis rassasiée.
Mangez sans moi, ne m'attendez pas !

Le terme fèèrèfola, s'il peut être utilisé par l'épouse pour ses parents par
alliance, est surtout l'apanage du mari. Il connote la gratitude et le respect
déférent que celui-ci doit à ceux qui lui ont donné une épouse. Les termes
na?afolo et rjonofolo désignent ceux avec lesquels le processus d'alliance est
engagé88.

Champs d'application des termes de parenté.

La délimitation des champs d'application des termes de parenté que


nous venons d'effectuer a été établie en fonction de deux espaces de
référence : le matriclan et la parentèle au sens strict. Il convient de leur ajouter
l'espace social pris dans sa totalité. Il est courant d'utiliser certains termes de
parenté indépendamment de tout lien de filiation ou consanguinité, mais
uniquement en fonction d'une homologie des rapports de génération. Les

88. na?afo'lo : personne avec laquelle on traite avant, durant et après le mariage ; rjďnafolo : bénéficiaire
des prestations en travail ; nominal composé de qSn§- (prestation en travail fournie pour un mariage) et -
folo (possessif).
42 ALBERT KIENTZ
termes d'adresse réservés aux ascendants et descendants, abà et naa, sont
employés volontiers pour s'adresser à ceux qu'une génération sépare. Il en va
de même pour les terme d'aîné et de cadet permettant de se situer à Tinté-
rieur d'une même génération. L'usage souvent stratégique de ces termes
varie en fonction des relations que l'on désire établir. Le passage à la
modernité n'élimine pas ces usages, peut-être les renforce-t-il. Pour s'attirer les
bonnes grâces du guichetier qui délivre des timbres-poste, on l'appellera
" grand-frère ".
L'application de ces termes à des individus avec lesquels n'existe aucun
lien de filiation, de consanguinité ou d'alliance pose le problème soulevé par
Martin Southwold : s'agit-il de termes de parenté ? Southwold souligne qu'il
ne suffit pas de faire intervenir l'ingénieux principe d'extension, mais qu'il
faut en fournir la preuve89. Que ces termes ne s'appliquent que par extension
à d'autres individus est aisé à établir. Il suffit de poser les questions banales
qui suivent les salutations d'usage "comment va ta mère" ? ton oncle? ton
cadet ?... " pour se rendre compte qu'ils s'appliquent en priorité et sans
équivoque aux individus avec lesquels le lien de parenté se trouve réalisé au sens
le plus strict.

///. Attitudes.

Le ton de la plaisanterie est avec celui du commandement le seul qui convienne


(decet) à nos rapports avec nos semblables.
P. Valéry, Mauvaises pensées et autres.

L'analyse des attitudes nous paraît un lieu privilégié pour une projection
de l'ethnocentrisme du chercheur. Affecter, comme cela a été fait pour un
sous-groupe sénufo voisin, chaque relation d'un signe positif ou négatif tient
des jeux du hasard, surtout qu'on ne trouve pas ou peu de justifications90.
Ainsi s'appuyant sur le seul fait que la relation père-fils n'est pas " à
plaisanteries ", celle-ci est lue comme distante et affectée du signe négatif.
Les relations à plaisanteries sont systématiquement affectées du signe positif,
en suivant une chaîne d'associations bien occidentale : plaisanteries -
familiarités - familiarité - proximité. Les relations " à évitement " dont il n'est pas
fait état seront cataloguées comme négatives : évitement - éloignement -
distance. Appliquant cette grille d'interprétation, les rapports de la jeune fille
sénufo avec son amoureux caractérisés dans le cadre de l'amitié prénuptiale

89. Soi'THWOLl), Martin, Les significations de la parenté, pp. 136-137, in: Needham, Rodney, 1977,
La parenté en question. Onze contributions à la théorie anthropologique (Paris, Seuil).
90. JAMIN, Jean, 1973, La .Yébuleuse du Koulo-Tyolo, Rapport d'enquête en pays sénoujo (Abidjan, Centre
O.R.S.T.O.M. de Petit Bassam) pp. 27-29.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 43
par un comportement d'évitement — les amoureux modifieront
éventuellement leur itinéraire pour ne pas avoir à se rencontrer en public — , ces
rapports seront classés comme négatifs. Puisqu'il n'y a pas en ce domaine à tenir
compte des variations psychologiques et individuelles, nous voulons bien
considérer comme positives les exhibitions d'affection du couple occidental
qui, toutes passions éteintes, ne se donne plus qu'en présence de tiers la
comédie de l'amour. Mais il nous paraît aberrant de classer comme négatifs
les comportements d'évitement dans une culture où la gêne liée à l'émoi est
précisément la marque d'une relation à forte charge affective. Pour
paraphraser : où il n'y a pas de gêne, il n'y a pas d'amour.
Les relations à plaisanteries ne sont pas dépourvues d'ambiguïté. Ces
familiarités ne masquent-elles pas des tensions que le pouvoir cathartique de
l'agression-plaisanterie institutionnalisée permet de désamorcer ? Il nous
paraît symptomatique qu'elles soient instituées entre personnes étant le plus
souvent dans une relation hiérarchisée ou du moins de dépendance
réciproque.
Les " attitudes " sont sujettes à des erreurs d'interprétation issues du
présupposé selon lequel les comportements auraient des significations
universelles. Ces erreurs peuvent être redressées si le chercheur consent à faire
l'apprentissage du code propre à chaque culture.
Avant d'aborder les " attitudes ", nous avons à formuler une critique
plus radicale que celle des simples erreurs de décodage. Elle a trait à la
pratique consistant à affecter les relations d'un signe positif ou négatif que
" l'atome de parenté " de Lévi-Strauss a rendue célèbre91. Nous n'essayerons
pas d'infirmer ou de valider à l'aide de l'exemple sénufo le système quadran-
gulaire de relations entre frère et sœur, mari et femme, père et fils, oncle
maternel et neveu, exprimables par deux relations positives et deux relations
négatives. La plupart des critiques ont consisté à vouloir démontrer
l'inexactitude de la formule de Lévi-Strauss à partir d'exemples de sociétés où elle ne
se réalise pas. Le contenu des polémiques qu'elle a suscitées est significatif.
Elles ont porté le plus souvent sur la valence des relations et chacun de puiser
dans la littérature ethnographique les éléments pouvant conforter sa position.
A partir de l'exemple sénufo, nous ne chercherons pas à montrer que les
relations que la formule postule comme devant être de signe contraire sont de
même signe, ou encore que celles qui devraient être de même signe sont de
signe contraire, ou encore qu'elles sont bien conformes à la loi de l'atome de
parenté, mais simplement qu'il est sans grande signification de résumer ces
relations par des signes plus et moins. La pratique du terrain a
progressivement révélé que ce procédé est inutilisable dès qu'on cherche à faire preuve
d'un minimum de rigueur. Il serait étonnant que cette constatation ne
s'applique qu'à la société sénufo. La critique du procédé remet en cause la
validité des soi-disant systèmes d'attitudes qu'il aurait permis de dégager. Voici
brièvement les raisons pour lesquelles nous le considérons comme
inopérationnel :
91. LÉVI-STRAUSS, 1958, Anthropologie structurale (Paris, Pion), pp. 37-62. LÉVI-STRAUSS, 1973,
Anthropologie structurale deux (Paris, Pion), pp. 103-135.
44 ALBERT KIENTZ
1. La relation unissant deux individus est à double sens et la valence de
la relation peut changer en fonction du sens. On en trouvera une illustration
dans les pages qui suivent à propos de la relation mari-femme bien différente
de la relation femme-mari. Laquelle va-t-on privilégier pour caractériser la
relation et pour quelles raisons ? Si tant est qu'on puisse caractériser un
ensemble de relations à l'aide de deux signes, ce n'est pas quatre relations
qu'il s'agit de décrire mais huit, chacune étant doublée de sa réciproque.
2. La relation peut se modifier au cours de l'existence. Ces altérations
peuvent changer la valence. Comme nous le verrons à propos de la relation
frère-sœur, celle-ci d'affectueuse peut devenir franchement tendue en
particulier lorsque le frère utilise les droits que la société lui confère sur la
descendance de sa sœur. Quelles périodes de l'existence faut-il retenir pour
caractériser la relation ?
3. Une même relation peut se réaliser sur divers modes qui affectent
directement les attitudes. Ainsi, dans la société étudiée, on observe trois types
de mariage bien distincts. Selon que le conjoint est une " femme du bienfait "
ou une " femme de la maisonnée "92, l'attitude du mari est bien différente.
Quel type d'épouse choisir pour caractériser la relation ?
4. Répondant à Luc de Heusch lui reprochant d'affubler d'un signe
positif ou négatif des rapports souvent teintés d'ambivalence, Lévi-Strauss
écrit : " Les contenus assignables à telles ou telles attitudes comptent moins
que les rapports d'opposition qu'on discerne entre paires d'attitudes
accouplées. Ce que ces attitudes sont en elles-mêmes, les contenus affectifs qu'elles
recouvrent, n'offrent, du point de vue particulier où la discussion nous place,
aucune signification intrinsèque. A la limite, nous n'aurions même pas besoin
de savoir ce que sont ces contenus : il suffirait qu'entre eux un rapport
d'opposition soit directement décelable ; rapport que les signes 4- et — suffisent à
connoter93 ". Soit. Mais qu'est-ce qui permet de déterminer qu'il y a rapport
d'opposition ? Va-t-on opposer, comme cela a été fait, les relations libres et
familières à celles marquées par l'hostilité ou la réserve alors que dans
certaines cultures la réserve est précisément la marque d'une relation
affectueuse ? La seule opposition qui nous paraît justifiable est celle opposant un
trait donné à son absence. En s' imposant une telle discipline, il ne faut guère
espérer obtenir un système quadrangulaire exprimable par deux relations
positives et deux relations négatives.
Ce qui nous paraît par contre faisable c'est de caractériser chaque
relation par un ensemble de traits dont il est possible d'estimer l'importance
relative. Des échelles ordinales en 5 ou 7 graduations telles qu'elles sont
couramment utilisées en psychologie sociale peuvent s'avérer utiles pour
mesurer l'intensité d'un trait et ses variations. L'analyse des variations
d'intensité d'un trait en fonction d'autres variables nous paraît d'un grand
intérêt. Ainsi, ce qui ne surprendra personne, on observe une corrélation nette

92. "femme du bienfait", traduction de kácČČnč cSS; "femme de la maisonnée", traduction de


kpa?a c$5. Voir en partie IV : Types d'unions matrimoniales.
93. LÉVI-STRAUSS, 1973, Anthropologie structurale deux (Paris, Pion), p. 107.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 45
entre l'intensité des tensions marquant une relation et le degré de
dépendance entre individus concernés. Tension et dépendance sont directement
proportionnelles. La relation fils-père — on trouvera une description des
relations par paires dans les pages qui suivent — , cette relation est beaucoup
moins tendue que celle neveu-onclej alors que les droits du père sur le fils
sont nettement plus réduits que ceux de l'oncle sur le neveu qui, selon
l'expression en usage, lui " appartient avec ses cheveux ". Il est significatif que la
jeune femme manifeste de l'hostilité et de la rancœur envers sa mère, ses
frères aînés et son oncle précisément au moment du mariage lorsque ceux-ci
exercent sur elle leurs droits de donneurs de femme. Les complaintes des
jeunes épousées dont on trouvera quelques échantillons, sont éloquentes à cet
égard.
" femmeMême
de la observation
maisonnée " pour
a desla rapports
relation beaucoup
mari-femme
plus
: l'épouse
tendus avec
de type
son
mari que l'épouse de type " femme du bienfait ". La " femme de la
maisonnée " dépend doublement de son mari en tant qu'épouse et en tant que
membre de la " maisonnée "94 de son conjoint.
On observe également une corrélation intéressante entre relations à
plaisanteries et dépendance. Celles-ci, par l'agression verbale qu'elles autorisent,
fournissent vraisemblablement un exutoire aux tensions résultant de la
dépendance qui pourrait provoquer des ruptures d'équilibre.

Relations à plaisanteries.

Les relations à plaisanteries fonctionnent à plusieurs niveaux : entre


ethnies et entre sous-groupes de même ethnie, entre classes d'âge dans le cadre
de l'initiation, en certaines circonstances entre hommes et femmes, entre
matriclans et, au sein de la parentèle, entre grand-parents et petits-enfants,
entre oncle et neveu ou nièce. Notons qu'elles ne sont pas désignées à l'aide
des mêmes expressions95. Les différences linguistiques connotent des
variations de contenu, de style et sans doute des fonctions que remplissent ces
relations.

94. " maisonnée ", traduction de kpa~?a. Voir en partie I : Matrilignage et maisonnée.
95. Les expressions utilisées varient en fonction des partenaires des relations à plaisanteries. Les
propositions ci-dessous illustrent ces variations. Le découpage grammatical utilise les signes conventionnels
préconisés par la SELAF.
Entre matriclans : silibèlè î bàru'ù криэ ní so"ribèlè ní
Les Silué / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli )/ plaisanterie /) frapper / avec ) les Soro ) j"
avec //
Les Silué " plaisantent " (bàru'ù kpiïa) les Soro.
Entre sous-groupes ethniques : fôd&nbèlè f bàru'ù криэ ní cëbabèlè ni
Les Fodonon / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli )/ plaisanterie /) frapper / avec ) les Kiem-
bara )/ f avec //
Entre initiés aînés et cadets: niydbèlè î côlobèlè rjuu
Les nîyrfbèlè / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli )/ les côlobèlè /) chansonner //
Les cadets chansonnent leur aînés (en cours d'initiation).
Entre hommes et femmes : cébèlè Г naabèlè terî cékpáau ní
Les femmes / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli )/ hommes /) insulter / cèkpa ) dans //
46 ALBERT KIENTZ
Les sous-groupes sénufo, partenaires des relations à plaisanteries, sont les
suivants pour la zone d'enquête : Fodonon et Kouflo, Fodonon et Nafara,
Fodonon et Kiembara. Il nous paraît significatif que, là où ces sous-groupes
coexistent, leurs rapports soient hiérarchisés. Les Fodonon, premiers
occupants de la zone, détiennent héréditairement la cheiTerie, sauf dans la région
de Korhogo où ils ont été supplantés par les Kiembara. C'est d'ailleurs entre
Fodonon et Kiembara que les relations à plaisanteries sont les plus marquées.
Entre eux le duel verbal s'engage presque instantanément et ils le poussent
aux extrêmes limites (insultes sexuelles concernant la mère). Les forgerons
ont pour partenaires d'autres artisans : diéli, artisans du cuir ; kpEGbèlè,
fondeurs pratiquant la technique de la cire perdue et potières ; dioula, tisserands
et commerçants.
Les relations à plaisanteries s'étendent aux ethnies voisines. Elles sont
particulièrement marquées pour les Koyara96. Retour d'Afrique pour
quelques semaines, une oreille distraite sur les media que tend parfois un réflexe
d'ethnologue, une soirée dans un café-théâtre où des histoires belges relayent
deux Suisses au-dessus de tout soupçon, et de nous demander si les Français
n'entretiennent pas des relations de même type avec leurs voisins suisses et
belges que ceux qu'ont les Sénufo avec les ethnies voisines. Les plaisanteries
ne rendent-elles pas plus acceptables des différences que la proximité —
voisinage renforcé par la communauté linguistique — rend provocantes ?
Dans le cadre de l'initiation kouflo et forgeron, niyogi constitue l'une des
étapes préparant à l'entrée dans le bois sacré. Elle s'étale sur quelques
semaines. Les cadets épient pendant ce temps les faits et gestes de leurs aînés

cébèlè Г naàbèlè kparî cékpáau nï


Les femmes / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli )/ hommes /)
critiquer / cèkpà ) dans //
Les femmes insultent (térî), critiquent (kpàrî) les hommes dans la danse cékpa.
naàbèlè Г cébèlè terî kàcàaù nî
Les hommes / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli )/ femmes /)
insulter / kàcàaù ) dans
naàbèlè f cébèlè kparî kàcàaù ní
Les hommes / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli )/ femmes /)
critiquer / kàcà ) dans
Les hommes insultent (térî), critiquent (крап) les femmes dans la danse kàcà.
Entre oncle et neveu ou nièce : narîfo'ù î bàri ní wí syèflecô ni
neveu
"f" avecou //
nièce + possessif / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli ) plaisanter / avec ) son ) oncle )
Le neveu entretient des relations à plaisanteries (bàri) avec son oncle.
Entre grand-parents et petits enfants : piiiù î mamàari pïgî ni wî nofolégi ni
L'enfant / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli )/ terme dérivé du mot dioula mamàadè signifiant
petit-fils ou petite-fille /) faire / avec ) sa ) mère + possessif 4- vieille + spécificateur de classe ) 4-
avec //
L'enfant " plaisante " (mámíári pïgî) sa grand'mère.
Avec les individus de même âge que les ascendants :
yàlà ni mi no'ù ni bé î Jii polo kdrô nà mi bàri kpuo ni wi ni
Yala (anthroponyme) / avec ) ma ) mère ) -J- avec )) elles / indicateur verbal de l'immédiat inaccompli )
être / promotionnaire # pronom spécifique classe kii ) sur / moi / plaisanterie / frapper / avec ) elle ) -j-
avec //
Yala est de même âge que ma mère, c'est pourquoi je " plaisante " (bàri kpuS) avec elle.
96. Koyara ou Koyaka : ethnie du groupe Mandé Nord dont l'aire d'habitat se situe au sud de la zone
d'enquête (région de Mankono et Séguéla).
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 47
en cours d'initiation dans le bois sacré97. Ils sont particulièrement à l'affût des
incidents conjugaux. Après le repas du soir, à Г insu de leurs aînés, ils se
retrouvent hors du village et, sur des mélodies ancestrales, adaptent des
couplets satiriques dont les aînés, expressément nommés, sont la cible. Les
veillées publiques ont lieu les nuits des lundis et vendredis. Vêtus d'une chemise
à pans ouverts et d'un pantalon bouffant, coiffés d'un bonnet rouge, des
sonnailles aux pieds, ils sont alignés sur deux rangs au milieu d'un cercle dru de
spectateurs. Pas de danse rythmés par les sonnailles. L'un d'eux entonne les
couplets repris en chœur, un autre mime les scènes les plus cocasses surprises
dans l'intimité, telles les contorsions et les cris étouffés de cet aîné surpris en
flagrant délit par un mari trompé qui lui avait violemment saisi le sexe. On
se doute des gorges chaudes de l'assistance apprenant cet incident alors
soigneusement étouffé et de la difficulté des intéressés à faire bonne figure
comme il est de règle lors de cette étape de l'initiation.
Même scénario lors du syono, cérémonies publiques à mi-parcours du
temps d'initiation accompli au bois sacré, à la différence que ce sont les aînés
qui " chansonnent " les cadets98. Les aînés mènent une enquête aussi discrète
que minutieuse pour découvrir toutes les failles dans le comportement de
leurs cadets. Aucune piste n'est négligée. Même les conversations chuchotées
des enfants traçant des arabesques dans le sable sont espionnées. Lors de la
veillée qui se déroule dans un enclos spécialement aménagé à l'orée du bois
sacré99, il faut que le cadet se sente mis à nu en voyant ses travers étalés au
grand jour. Après le repas du soir, un auditoire impatient où se pressent
femmes et jeunes filles rieuses, attend aux abords de l'enclos. Les cadets
anxieux se dissimulent par petits groupes dans l'obscurité, mais à portée de
voix. Des profondeurs du bois sacré un cri se fait entendre, puis aux lueurs
d'un flambeau d'herbes d'éléphant sèches les aînés quittent en cortège la
clairière initiatique et se dirigent vers l'enclos. Lorsque le dernier a franchi
l'étroite porte pratiquée dans la clôture, un tintement métallique annonce le
début de la revue satirique. Un aîné entonne le premier couplet repris en
choeur. Aucun cadet ne sera épargné. Voici un bref échantillon100':

— Si vous me traitez de bavard et d'amateur de ragots, c'est que vous ne connaissez


pas ces jeunes irréfléchis, effrontés, paresseux, menteurs, coureurs !
Savez-vous ce que fait Sondjo, notre cadet, alors que tous travaillent dur aux
champs ? Ce vaurien fait le galant et se propose aux femmes pour leur porter leurs
charges.

97. Les aînés en cours d'initiation sont dits côlo'bèlè, les cadets qui les chansonnent niyabèlè.
98. Le terme " aîné " désigne ici les côlo'bèlè, le terme " cadet " les plabèlè. L'entrée au bois sacré est
précédée de diverses étapes initiatiques dont le passage entraîne un changement dans la dénomination des
cadets.
99. Cet enclos est dit kàkpàgbôgi. Au centre d'une enceinte de branches et feuillages de hauteur
d'homme, on observe un tertre dans lequel sont fichées des fourches sur lesquelles sont posés des tambours
à une membrane en forme de longs fûts.
100. Il s'agit d'extraits de chants recueillis à Kaprémé lors des cérémonies syono qui s'y sont déroulées
en avril 1978.
48 ALBERT KIENTZ
Un autre aîné, choisi pour sa vivacité d'esprit, interrompt le chant par
des commentaires parlés101 :
— yiràôôô yirà ! Gringalet, c'est tout ce que tu trouves à faire ? Pendant que le vieux
Kolo était aux champs, c'est ainsi que tu as essayé de séduire sa femme. Crois-tu
donc être le seul à avoir un pénis ? yiràôôô yirà !
Les relations entre aînés et cadets sociaux immédiats sont hiérarchisées
et marquées dès le plus jeune âge par une rivalité qui ne s'estompera que le
cycle initiatique achevé. On notera la symétrie différée de ces relations de
satire : les cadets ont l'initiative, les aînés un droit de réponse102.
En certaines occasions les femmes harcèlent les hommes, dépassant le
stade verbal. C'est le cas à Toufoundé le jour où les femmes procèdent au
nettoyage annuel de la source. Un homme s'approche-t-il de trop près de ce
haut lieu féminin, on lui fera avaler quelques gorgées de boue. Le nettoyage
achevé, les femmes vieilles et jeunes regagnent le village en courant, portant
chacune une calebasse pleine de vase. Et c'est la ruée sur les hommes qu'elles
éclaboussent à pleines giclées. Ils se laissent faire.
Lors des funérailles d'une femme fodonon, la nuit résonne des chants du
cékpà dans lesquels l'association des femmes de même nom malmène
rudement par verbe et mime les hommes dans leurs attributs virils. Ceux-ci, lors
des funérailles d'un homme, prendront leur revanche dans les chants de
kàca. Il y a, comme précédemment, symétrie différée. Nous traiterons plus
loin des relations à plaisanteries asymétriques entre épouses et maris.
Nous avons déjà- évoqué les relations à plaisanteries entre matriclans.
Soulignons que celles-ci s'observent entre matriclans étant dans une relation
de dépendance réciproque103.
Au sein du matrilignage les relations à plaisanteries s'observent
essentiellement entre grand-mère maternelle et petits-enfants, entre oncle et neveu ou
nièce. Dans des notes décrivant les partenaires et la nature de ces jeux, Sas-
songo Silué enchaîne immédiatement comme s'il existait un lien : " On
appartient corps et âme à sa grand-mère maternelle et à son oncle utérin. Si
l'un d'eux fait partie d'une association de sorciers, mangeurs d'âmes, il doit
se soumettre à la règle sévère qui veut que chacun, à tour de rôle, fournisse
une proie prélevée dans son lignage. Certains essayent d'offrir des victimes
qui ne font pas partie de leur parenté, mais la communauté des sorciers
s'enferme dans un refus catégorique. La sorcière se saisira de son petit-fils ou de
sa petite fille, le sorcier de son neveu ou de sa nièce. S'il n'arrive pas à se
défaire de l'amour des siens, il s'offrira lui-même ".
Cela signifie-t-il que les relations à plaisanteries soient à classer comme
rapports négatifs ? Nous voulons simplement attirer l'attention sur le
caractère simpliste du procédé introduisant un manichéisme mathématique selon
lequel les relations seraient positives ou négatives. Qui devient complice des
gamins facétieux, des fillettes espiègles taquinant leurs grands-parents, ne
101. Cet aîné est désigné à l'aide du terme kàkpéné wi.
102. Les cérémonies du niyági précèdent celles du sy5no dans le calendrier initiatique.
103. Voir en partie I : Les matriclans.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 49
peut rester insensible au caractère profondément affectueux que revêtent ces
jeux. Pour qui partage la vie quotidienne d'un village sénufo, des scènes
comme celle-ci sont familières. Assise sous l'auvent de sa case, la grand-mère
file. Une main tient la quenouille de coton tout en tortillant la fibre, l'autre
fait tourner une toupie fixée au bout ďiine baguette où s'enroule le fil. Silué,
son petit-fils de cinq ans, passe devant elle d'un pas décidé, l'interpelle en
déformant son nom104, puis vocifère les quelques bribes de français glanées à
mon contact. Un sourcil blanc se fronce, l'autre œil se lève interrogateur. Le
gamin, satisfait de son effet, jubile et se moque de sa grand-mère qui, toute
vieille qu'elle est, en connaît moins que lui. La grand-mère amusée branle du
chef et entre dans le jeu :
— Gringalet à grosse tête !
— Vieille tortue aux yeux de margouillat !
— Je vais te frapper, vaurien !
— Rattrape-moi, si tu peux, avec tes jambes cagneuses...

Les amours enfantines constituent le lieu privilégié des taquineries entre


grand-mère et petite-fille. Grand-mère insinue que sa petite-fille a pour
amoureux le plus vilain garçon du village, cette dernière lui réplique que,
décrépie comme elle est, jamais un homme — même le plus vilain amoureux
qu'elle lui prête — ne s'intéressera à elle. D'ailleurs les succès amoureux
qu'elle prétend avoir remporté dans sa jeunesse ne sont que purs mensonges.
A la voir, comment croire qu'elle ait pu être séduisante ?
Lorsque les petits-enfants sont en bande, ils encerclent la grand-mère en
une ronde endiablée. Le jeu devient chahut. Ces relations à plaisanteries
contrastent avec l'attitude respectueuse et prévenante dont sont l'objet les
femmes âgées. M'étonnant devant une grand-mère qu'elle se laisse ainsi
insulter et chahuter par ses petits-enfants, elle a répondu qu'une femme âgée
comme elle ne peut que s'en réjouir car c'est un privilège que de pouvoir
plaisanter avec les enfants de sa fille et plus encore avec ceux de la fille de sa
fille.
Bien que moins marquées qu'avec la grand-mère maternelle, les
relations à plaisanteries s'étendent aux autres grands-parents tant en ligne
maternelle que paternelle. Ainsi on pourra voir le petit-fils, faussement serviable,
proposer à son grand-père tout édenté un cure-dent qu'il prétend avoir taillé
spécialement pour lui. Assis sur ses genoux, il joue avec sa barbe blanche,
puis la tire brutalement et fuit. Le grand-père lance sa canne dans sa
direction et les injures fusent. Mais peu après l'enfant s'endormira sur les genoux
de celui qu'il vient de maltraiter et d'insulter. Lorsqu'il est auprès du vieil
homme, il n'admet pas que sa mère ou son père vienne le prendre. Même
lorsque le temps des jeux est révolu, la relation reste taquine.
Neveux et nièces insultent librement leur oncle utérin. Ils le traitent de
menteur, pieds-tordus, bedaine105 et bien d'autres joyeusetés que nous ne
104. L'anthroponyme de la grand-mère dont il est ici question est dtf?o'jiář (père-est-bon). Le petit-fils
lui suffixe -gd, spécificateur indéfini de classe kii connotant une chose de grande taille. La grand-mère est
effectivement de taille élancée.
105. menteur: jávááfálá; pieds-tordus: tagôlôyô; bedaine: làkpifc
50 ALBERT KIENTZ
reproduirons pas. Ils ne dépasseront cependant pas te stade de l'agression
verbale. Pas question de lui tirer la barbe, mais les insultes sexuelles
concernant la mère sont tolérées. L'oncle, pourtant détenteur de l'autorité — il
n'hésitera pas à l'occasion à corriger énergiquement neveux et nièces — , ne
s'en offusque pas. Ce serait plutôt, l'absence de cet échange amusé de
quolibets qui serait jugé offusquant. Il riposte par d'autres lazzi et l'entourage en
connaisseur apprécie la richesse des répertoires respectifs. Entre oncle et nièce
les taquineries portent volontiers sur le point susceptible de susciter les plus
vives tensions entre eux : le choix du futur conjoint. Il lui fait part des projets
fantaisistes dont il sait qu'ils vont faire bondir sa nièce. Celle-ci de le couvrir
d'injures. Parfois, par jeu, il l'appelle " ma femme " et sa nièce de rétorquer
que jamais elle n'acceptera de vivre avec un barbon de son espèce. Le neveu
peut revendiquer par jeu une épouse de type nerîgba'coo106, mais les
plaisanteries relatives au mariage restent exceptionnelles.
Notons qu'en l'absence de syeelEéô au sein du matrilignage, le frère
agnatique de la mère peut devenir partenaire des relations à plaisanteries.
Mais cela ne vaut que pour Ego féminin. Cette assimilation à l'oncle se limite
aux relations à plaisanteries. Le frère agnatique n'aura jamais les
prérogatives d'autorité qui sont celles du frère utérin.
Mère et père sont exclus des relations à plaisanteries. Notons cependant
que les grand-parents retournent les insultes que les petits-enfants leur
adressent aux parents de ceux-ci. Ils rétorquent à l'enfant : " Ces insultes, je les
renvoie à ton père ou à ta mère! " Le grand-père paternel renvoie les injures
à son fils, le grand-père maternel à sa fille, la grand-mère paternelle à son
fils, la grand-mère maternelle à sa fille. L'oncle renvoie les insultes de ses
nièces et neveux à sa sœur qui n'est autre que leur mère.
Les relations à plaisanteries s'étendent à deux catégories de personnes
très proches des ascendants directs au point d'être considérés comme des
pères et mères classificatoires : les compagnes d'enfance de la mère de même
classe d'âge qu'elle et les individus nés au cours de la même lune que la mère
ou le père107. Les parents incitent les enfants à pratiquer ce jeu taquin avec
leurs assimilés. Ces jeux sont surtout le fait des enfants, mais on n'observe
aucune limite d'âge.
Les relations à plaisanteries au sein de la parentèle, entre matriclans et
entre fractions ethniques, ont en commun d'être symétriques (réciprocité
dans l'échange de plaisanteries) et permanentes. Il est toujours possible
d'engager ce type de jeu. Les autres sont pour la plupart à symétrie différée : l'un
des groupes " plaisante " l'autre, qui, lui, est tenu de ne pas riposter dans
l'immédiat. Les relations à symétrie différée et les relations asymétriques sont
toutes limitées dans le temps pour des raisons facilement compréhensibles : la
situation, si elle se prolongeait, deviendrait rapidement intolérable.
Les relations à plaisanteries imprègnent toute l'existence de la grossesse
jusqu'après la mort. Les épouses des membres du lignage d'une femme
106. Terme synonyme de kpâ?a cSS, " femme de la maisonnée ". Voir en partie IV : Types d'unions
matrimoniales.
107. Ceux-ci sont dits pálí. Cf. note 95. Sont également concernés par ces relations à plaisanteries les
individus de même âge que l'oncle utérin.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 51
enceinte taquinent volontiers cette dernière au sujet de l'enfant à naître :
" C'est mon mari que tu portes ! " Lors de la naissance, elles viennent jouer
avec leur nouveau " mari ". Si c'est une fille, elles la demanderont en
mariage pour leur fils. Les vieilles femmes du lignage de la parturiente font
mine d'afficher du dépit lorsque le nouveau-né est un garçon : " Encore un
porteur de testicules ! Les morts ne nous donnent donc point de filles ! " Lors
des derniers mois d'une grossesse, les jeunes hommes de la classe d'âge d'une
femme enceinte se plaisent à la mettre dans des positions inconfortables. En
lui offrant une tabatière, ils la laissent choir à terre et se divertissent des
difficultés qu'en raison de ses proéminences elle éprouve pour la ramasser.
Les petits-enfants, lors du décès de l'un de leurs grand-parents, traitent
son cadavre comme du vùgura vugura'108, un chiffon sans valeur. Ils dansent
avec le cadavre en faisant preuve d'une désinvolture totale. Les membres
balancent en tous sens. Les uns le tirent par les jambes, les autres par le bras,
la tête. La parodie est fréquente. Une des petites-filles, bonne comédienne,
peut revêtir la veste de chasseur et le bonnet rouge d'initié de son grand-
père. Ainsi travestie, elle circule dans la foule compacte des funérailles en
mimant la démarche clopinante du défunt. D'une voix chevrotante, elle
l'imite jusque dans ses fonctions les plus sacrées, faisant semblant d'offrir un
sacrifice. Un joyeux irrespest court à travers la culture sénufo. Même Dieu
n'y échappe pas dans la littérature orale 10d.
Si nous nous sommes attardés sur ce sujet, loin de l'épuiser, c'est que,
dans la littérature ethnologique, sévit à propos des Sénufo un stéréotype
tenace sur le climat de terreur dans lequel ils sont censés vivre. Dans un
ouvrage paru pourtant en 1977, se trouve encore évoqué le " carcan
idéologique qui maintient les Sénoufo dans un climat d'interdits, d'agressions, de
peur, voire de terreur"110. Ces propos font écho à d'autres parus également
sous le couvert de la science dans le Bulletin du Comité d'études historiques et
scientifiques de VA.O.F. Ils traitent du caractère sénoufo: "On est frappé de lire
sur leur physionomie une grande lassitude, des regards ternes et éteints, un
air de bête traquée, de sauvagerie, [...] Rebelles à la compréhension, ils sont
lents à saisir une idée quelconque. Quel travail se fait dans ces cerveaux
primitifs où l'apathie le dispute à la passivité. Sur les visages, peu ou pas de
réflexes ; dans les regards, rarement une flamme indique la joie ou le
mécontentement. Quels sentiments se cachent derrière ces fronts bas ou plats, dans
ces têtes taillées à coup de haches?"111 La comédie de l'idiotie, un des
moyens de défense les plus efficaces dont disposent les dominés, a été sans
doute donnée d'une manière magistrale à l'administrateur des colonies,
auteur de ces inepties. S'est-il seulement douté, cet homme de science, que la
terreur qu'il a décelée n'était autre que celle que lui, administrateur des colo-

108. vùgura vugura: idéophone évoquant le bruit d'un chiffon que l'on secoue ou qu'on laisse tomber à
terre.
109. KlENTZ, Albert, 1978, Contes Sénoufo I, Dieu et les génies (Paris, SELAF), 300 p. . Cf. Récit étiologi-
que 5, L'enfant de Dieu.
110. Jamin, Jean, 1977, Les lois du silence (Paris, Maspéro), p. 86, note 32.
111. Vendeix, M. J., 1934, Nouvel essai de monographie du pays sénoufo, Bulletin du Comité d'études
historiques et scientifiques de l'A.O.F., XVII, n° 4, 578-652.
52 ALBERT KIENTZ
nies, inspirait. Le temps n'est pas si loin où les Commandants de Cercle de
Korhogo recevaient des télégrammes qu'on peut retrouver aux Archives
nationales d'Abidjan : " Envoyer encore 500 même ethnie. Ont donné
satisfaction ". Faut-il n'avoir jamais entendu évoquer ce " temps de la force " par
ceux, nombreux à Toufoundé et .ailleurs, arrachés à leurs familles pour
traîner, à la force de leurs bras et souk la contrainte du fouet, des grumes en zone
forestière ou ouvrir des pistes. Bien sûr tout cela est évacué par la bonne
conscience du chercheur — mais ceux qui l'ont vécu peuvent-ils oublier ? —
et c'est la société sénufo qui est terroriste.
Dans les pages qui suivent, nous allons essayer de caractériser les
relations entre parents par filiation, consanguinité et alliance. Nous procéderons
par paires en associant les inévitables données de ce couple bien suspect
ethnologue-informateur, les observations sur le vif, les indications fournies
par l'anthroponymie et les témoignages spontanés des intéressés eux-mêmes.
Ce sont ces derniers que nous privilégierons en puisant dans le vaste corpus
constitué au gré des circonstances112. Les chants, en raison de la liberté
d'expression qui les caractérise, se sont avérés particulièrement intéressants. Tout
en donnant des indications sur les polarisations, nous nous refusons à répartir
les relations en deux catégories.

Relations mère-enfant.

C'est la relation fondamentale. Sa forte charge affective n'apparaît pas


de façon immédiate car le Sénufo est peu enclin aux démonstrations
publiques de sentiments. Après une longue absence, le fils ou la fille saluera à
peine sa mère qui, de son côté, continuera à vaquer à ses occupations comme
si de rien n'était. Mais la nuit, à la faveur de l'obscurité, ils iront la rejoindre
pour de longues confidences.
L'enfant passe les deux premières années en symbiose étroite avec sa
mère, le jour, calé au creux de ses reins, pendu à ses seins ; la nuit, allongé
contre son flanc, toujours à proximité du sein maternel jamais refusé. Pas ou
peu de jouets, un hochet parfois. Nul besoin de satisfaire l'exigence
relationnelle par des jouets anthropomorphes avec lesquels se s'établiront jamais que
des substituts de relations personnelles. Tout le jeu de caresses, cajoleries,
baisers est quasi-inexistant. La mère est perçue de tout le corps et non du bout
des lèvres.
Cet attachement à la mère n'a rien d'exclusif. Dès les premières
semaines, l'enfant passera de dos à dos : celui d'une autre femme de la cour
ou d'une fillette. On n'a pas qu'une seule mère et je me souviens de la
surprise réprobatrice suscitée par l'affirmation que je réservais cette appellation
à une seule femme. La femme allaite son enfant jusque vers l'âge de deux
ans. La reprise des rapports sexuels n'a lieu qu'alors car " le sperme qui se
mêle au lait peut tuer l'enfant ".

112. Celui-ci comprend: enregistrement sur bande magnétique, transcription et traduction


juxtalinéaire de traditions orales, chants divers, séances de divination, prières de sacrifices, jugements coutu-
miers, biographies. Un début de publication a été entrepris par la SELAF.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 53
La manière tragique dont est vécue la stérilité par la femme sénufo en
dit long sur l'importance de la maternité. Parce qu'on la considère comme
une femme incomplète, la femme stérile n'a droit à l'ensemble des rites
funéraires qu'après un accouchement mimé sur le cadavre. Le drame de la
stérilité est évoqué dans des complaintes déchirantes dont l'une commence par
ces mots: "Mes paroles sont mes seuls enfants..."
L'importance de la relation mère-enfant trouve son expression la plus
achevée dans le rite de la dernière désaltération. Quand une femme se meurt,
chacun de ses enfants lui donne à boire un peu d'eau pour une dernière fois.
Lorsque les enfants sont trop petits ou absents, on verse quelques gouttes sur
les lèvres de la moribonde en prononçant après chaque goutte déposée le
nom de l'un d'eux. Les enfants qui l'ont précédée dans la mort sont
également évoqués. Si la mourante n'a pas eu d'enfants, on dit le nom de ceux
que le lignage lui a confiés. Cette eau offerte au terme du long et parfois
difficile voyage de la vie, ces paroles réduites aux seuls noms des enfants sont, à
nos yeux, de par la sobriété du geste et de la parole, l'une des manières les
plus humaines d'aborder la mort.
La figure de la mère domine toute l'organisation initiatique. Si les
hommes la dirigent, c'est toujours en référence à la " Vieille Mère "113 qu'ils
décident et agissent. Celle-ci aime jouer avec ses enfants. Dans les semaines
qui suivent l'entrée au bois sacré, les cris des jeux enfantins auxquels
s'adonnent les nouveaux initiés parviennent jusqu'au village. Ils en ont passé l'âge
depuis fort longtemps. Mais parce que la Vieille Mère vient de les réenfanter,
il n'est pas étonnant de les entendre, les soirs de clair de lune, jouer aux
" cultivateurs et singes grapilleurs ", ou à d'autres jeux. La Vieille Mère du
bois sacré est de santé délicate. Parfois s'échappent du bois sacré des sons
ràuques entrecoupés de plaintes. C'est la Vieille Mère qui est prise de
violentes quintes de toux. Les jeunes hommes en cours d'initiation se précipitent
à travers le village à la recherche de sédatifs pour secourir leur Vieille Mère.
Ces quintes peuvent durer des heures. Elles ne cessent que lorsque les
calmants ont été administrés. Ce n'est pas révéler secret d'initié que de préciser
que les sédatifs consistent dans le versement d'amendes infligées par les aînés
pour des manquements aux lois régissant la société initiatique. L'initié qui
contrevient à la loi rend sa Vieille Mère malade.
Au sein du matrilignage où le pouvoir est essentiellement collégial, la
mère occupe en association étroite avec son frère une place prépondérante.
C'est à la mère que revient l'initiative pour le choix du conjoint de sa plus
jeune fille. Pour la jeune fille qui a connu une jeunesse libre et insouciante,
quitter son amoureux pour aller vivre avec un mari souvent beaucoup plus
âgé qu'elle ne va pas sans profonds déchirements. Cette période de crise
coïncide avec des conflits l'opposant à sa mère. La mère vécue si longtemps
comme bonne devient brusquement frustrante. Dans des complaintes
partiellement de leur composition, filles et jeunes femmes épanchent leur cœur et

113. Celle-ci est dite màle'ù (vieille maman) ou kàcélééo (vieille femme du village) ou zaga màléù (vieille
maman du bois sacré) ou encore màle'ù précédé du toponyme du village formant ainsi un syntagme com-
plétif.
54 ALBERT KIENTZ
donnent libre cours à leurs ressentiments. Voici deux complaintes
significatives à cet égard recueillies lors de rondes114 au clair de la lune.
Dans la première, une jeune femme de Toufoundé, reprend en
l'adaptant une complainte que chantaient déjà les générations précédentes. Elle
s'en prend violemment aux membres du conseil de famille qui ont décidé de
la donner en mariage à un homme dont elle ne voulait point. Elle y voit une
punition injuste. On notera la place toute particulière que tient la mère dans
ses ressentiments.
Vous, gens de mon lignage,
Que vous ai-je donc fait ?
Je n'en veux à personne
Si ce n'est à toi, ma mère !
Je n'en veux à personne
Si ce n'est à toi, mon oncle !
Je n'en veux à personne
Si ce n'est à toi, mon aîné !
Je n'en veux à personne
Si ce n'est à vous, gens de mon lignage !
C'est vous qui avez pris ma tête
Et l'avez jetée sur un tas d'ordures !
C'est vous qui avez pris ma tête
Et l'avez jetée dans le feu !
C'est vous qui avez pris ma tête
Et l'avez plongée dans une jarre pleine de piment !
Ma mère, si ma tête est perdue
Mon malheur retombera sur toi !
La jarre pleine de piment, le feu, le tas d'ordures sont autant de
métaphores pour désigner la famille du mari dans laquelle il lui faut résider
maintenant.
Dans la deuxième complainte, on retrouvera à quelques nuances près la
même attitude envers la mère.
Si vous me voyez toute triste et découragée
C'est la faute à ma mère.
Ma mère est allée trouver mon oncle et lui a dit :
Tu as une nièce qui ne comprend rien à rien.
Le temps est venu de la marier
Et elle ne veut rien entendre.
Mon oncle est allé trouver mon père et lui a dit :
Tu as une fille qui est en âge maintenant
Laisse-nous la marier !
Et mon père a répondu :
II est vrai que j'ai une fille à marier
Mais laissez-la encore grandir un peu !

114. Ces rondes sont dite dá?sfri. La première complainte est de Tyélourgo Soro, jeune femme kouflo de
Toufoundé. Elle a été recueillie en mars 1972. La seconde est de Soyo Soro, jeune femme forgeron de
Dikodougou. Elle a été recueillie à Dikodougou en janvier 1973.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 55
C'est alors que mon oncle a dit à mon père :
Mais te crois-tu donc assis dans la case d'un chef?
Et papa a cédé :
S'il en est ainsi, vous n'avez qu'à la marier !
Et il m'a dit :
Mon enfant, je n'ai pas assez de cheveux blancs
Pour pouvoir prendre ton parti.
Celui qui ne sait dire ni oui ni non est un homme sans caractère.
Ils lui ont dit : Laisse-nous marier ta fille !
Et il les a laissé faire.
Si vous me voyez toute triste et découragée
C'est la faute à ma mère.

Dans cette complainte on trouve le film des événements qui ont précédé
le mariage. C'est la mère qui prend l'initiative en décidant que le moment
est venu de marier sa fille. Elle va trouver son frère, l'oncle de la fille, et c'est
lui qui se charge des démarches et formalités. Rien d'étonnant à ce que la
fille décharge toute son amertume sur sa mère. C'est l'oncle qui va trouver le
père pour l'informer que l'on va marier sa fille. La femme n'informe pas
directement son mari du projet matrimonial qu'elle a pour leur fille. L'oncle
demande l'autorisation au père, mais son avis n'est pas déterminant. Le père
suggère que ce mariage pourrait encore attendre un peu. Il sollicite un sursis
pour que sa fille puisse goûter pleinement sa jeunesse avec son amoureux.
L'oncle se charge de lui rappeler qu'on le consulte par courtoisie mais qu'il
n'a aucune autorité en ce domaine. C'est le sens de la phrase : " Te crois-tu
donc assis dans la maison d'un chef? " Et le père cède, sachant bien qu'il n'a
guère de pouvoir sur ses enfants. Il a tenté une démarche en faveur de sa fille
et s'excuse auprès d'elle de son échec : "Je n'ai pas encore assez de cheveux
blancs pour prendre ton parti ". Et celle-ci constate, amère, que son père
n'est qu'un fantoche. Il a beau prendre son parti, il s'avère impuissant.
L'adolescente vit sur le mode tragique la fin de ses amours :

Plutôt mourir que de vivre séparée de toi, mon ami ! Plutôt mourir.
Quant la Mort me verra arriver chez elle,
Surprise devant mon jeune âge, elle me demandera :
Que viens-tu donc faire chez moi dans la fleur de l'âge?
Et je lui répondrai :
J'aimais un beau jeune homme et c'est avec lui que je voulais rester.
Mais ma famille s'y est opposée.
J'ai préféré mourir plutôt que de vivre séparée de lui.
Mort, c'est pour cela que tu me vois chez toi dans la fleur de l'âge115.

Les tensions entre fille et mère s'estompent par la suite. Le temps de


devenir mère à son tour et les larmes font place au sourire. Celui de l'enfant
à sa mère. Certains anthroponymes donnés au nouveau-né expriment la
gratitude envers la mère, celle de la mère ou du père de l'enfant : mère-est-

115. Complainte chantée par la même Soyo Soro, recueillie à Dikodougou en janvier 1973.
56 ALBERT KIENTZ
douce, à-l'ombre-de-ma-mère. On trouvera en notes les principaux d'entre
eux116.
Les rapports mère-fils ne sont pas perturbés lors du mariage de celui-ci.
En raison de la résidence virilocale pour la mère, souvent patrilocale pour le
fils, il est fréquent qu'ils continuent à faire partie de la même unité
économique. Assurer des funérailles mémorables à sa mère est vécu comme de la plus
haute importance.
Il se peut que pour des raisons graves une mère maudisse sa fille ou son
fils. La scène a de quoi frapper les esprits. Elle enlève son cache-sexe et, nue,
le passe sur le visage de celui ou celle qui entend proférer ces paroles de
malédiction117 : " Mieux eut valu que j'avorte ! Plutôt mourir que de mettre
au monde un enfant comme toi ". La malédiction de la mère est censée
provoquer malheurs sur malheurs jusqu'à entraîner une dissolution de la
personnalité118.

Relations père-enfant.
Dans la complainte citée, le père fait piètre figure. Ses enfants
n'appartiennent pas à son lignage. Les décisions importantes les concernant se
prennent éventuellement contre son gré. On le consulte par courtoisie, mais cela
ne va guère au-delà. Il convient cependant de noter que, lorsqu'un homme a
plusieurs filles, l'initiative pour le choix du conjoint de sa fille aînée lui
revient. Il propose un nom, soumis ensuite à délibération. Comme nous le
verrons dans la partie traitant des alliances, la position la plus avantageuse
consiste à avoir l'initiative pour la benjamine, ceci en raison des nombreux
services attendus des éventuels alliés.
N'ayant sur sa descendance que les pouvoirs que l'on décide de lui
accorder et n'exerçant guère de fonction d'autorité, une relation affectueuse
se noue avec lui. Il nous paraît significatif qu'un des termes d'affection
qu'utilise la jeune fille sénufo pour son amoureux soit to'walo (petit père au teint
noir). Même remarque pour un couple particulièrement uni. L'épouse peut
utiliser pour son mari le terme âbà réservé au père, ceci en raison de sa
connotation affectueuse marquée. Cet usage ne s'observe pas en public.
Dès qu'il est en âge de marcher, l'enfant quitte le dos de sa mère pour
les genoux de son père. Celui-ci témoigne une attention affectueuse à ses
enfants : il les mouche, les essuie, les relève et les console lorsqu'ils sont
tombés, prélève un morceau de sa part de viande pour le leur donner. Lorsque
•les masques frappeurs déferlent sur le village avec la violence soudaine d'un
vent d'avant-pluie, les enfants qu'ils poursuivent en faisant claquer les fouets

116. nďTojio (mère-est-bonne), niMtèhè (mère-est-douce), nôhifêrè (mère-m'a vêtue), nijiunê (à-1
l'ombre-de-ma-mère), nôïuojiô (mère-a-bon-cœur), nâma" (auprès-de-ma-mère), nômÈ?e>fti(renommèe-de-
ma-mère). Ces noms d'éloge sont des anthroponymes féminins.
117. Elle peut aussi se contenter d'agiter le cache-sexe au-dessus de la tête de celui ou de celle qu'elle
maudit. Notons à propos de cache-sexe qu'il est interdit de porter ou même de toucher le cache-sexe de
son père ou de sa mère. La formulation de la malédiction peut varier.
118. La malédiction de la mère est censée transformer le maudit en nu'faá?agá ou en jigirà jígíra,
expressions servant à désigner un individu sans personnalité, privé de considération et frisant la folie.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 57
se précipitent tout naturellement chez leur père pour y chercher refuge et
protection. Si les petites filles sont rapidement prises en charge par le groupe
de femmes de la cour, c'est au père qu'il incombe d'initier son fils à ses futurs
tâches d'homme. Il lui fait forger une houe adaptée à sa taille et dans le
champ familial lui confie un lopin où il peut faire son apprentissage.
Lorsque l'enfant va résider chez son oncle, les liens avec le père se font
plus lâches sans se rompre toutefois. Même chez les Nafara où l'évacuation
du père est poussée loin — il fait partie d'une autre unité de résidence et de
production que sa femme et ses enfants, il est désigné à l'aide d'un terme qui
en dit long : niboo wii (l'étranger) — , l'oncle invite de temps à autre le jeune
homme à se rendre chez son père soit pour une simple visite, soit pour l'aider
dans les gros travaux.
Si le fils continue à résider et travailler chez son père, des liens
privilégiés s'établissent. Le père sera souvent celui à qui il doit son épouse. Comme
nous le verrons à propos des alliances, dans le cadre du mariage " femme du
fils"119, le père prend une des filles de sa sœur sur laquelle il a autorité en
tant qu'oncle utérin pour la donner en mariage à son fils. De nombreux
anthroponymes donnés généralement aux enfants issus d'une union de ce
type expriment la gratitude du fils à l'égard de son père : père-m'a-porté-sur-
l'épaule, père-a-fait-de-moi-un-homme, père-est-doux. On trouvera, en note,
22 exemples d'anthroponymes de ce type. La liste n'est pas exhaustive120. Il
nous paraît difficile de considérer, à la suite de J. Jamin, la relation fils-père
comme négative et d'en conclure que nous sommes en présence d'un modèle
apparenté à celui des • Tcherkesses patrilinéaires121.

119. Traduction de jàfé câ5. Voir partie IV : Types d'unions matrimoniales.


120. Pour la description de ces noms de remerciement, nous utilisons les abréviations suivantes: m =
anthroponyme masculin, f = anthroponyme féminin, m et f = anthroponyme pouvant être donné
indifféremment à un individu des deux sexes.
do?qna (père-est-bon) pour m'avoir donné une épouse ; m et f.
dd?odčnťi (père-est -doux) pour m'avoir donné une épouse ; m et f.
ddnisyS (père-m'a sauvé) en m'acceptant comme l'un des siens et en assurant ma protection ; m.
ddnifèrè (père-m'a-vêtu), il a pris soin de moi ; f.
ddnilu'gd (père-m'a-élevé) à un rang social supérieur ; m.
ddnika
ddnikpe"e"(père-m'a-donné) une épouse ; m.
(père-m'a-porté-sur-1'épaule) ; m.
ddníkpo?á (père-m'a-fait-honneur) en me donnant une épouse ; m.
ddnipâ?ô (père-m'a-pardonné), il a oublié les querelles passées et m'a donné une épouse ; m.
ddnínŠ (père-m'a-rendu-bon, beau) en prenant soin de moi ; m et f.
ddníságí (père-a pensé-à-moi) en me donnant une épouse ; m.
ddnitaa (père-m'a-pris) comme l'un des siens et Га prouvé en me donnant une épouse ; m.
ddnita?o (père-m'a-soutenu) matériellement ; m.
ddnipyësyS (père-a-fait-de-moi-un-homme) par son influence et son soutien matériel ; m.
ddférê (honneur-de-mon-père), le père m'a fait honneur en me donnant une épouse ; m.
ddfugdjiŠ (père-a-bon-cœur) puisqu'il m'a donné une épouse; m et f.
ddkácené (bienfait-du-père), l'enfant issu de l'union de type jàfé co5 est la concrétisation de ce bienfait
qu'est l'octroi d'une femme ; m et f.
dqjo'mS (prise-de-parole-du-père), grâce à la femme reçue du père, le fils peut prendre la parole en public ;
m et f.
ddpo'?ona (sur-1'épaule-du-père), par son soutien le père a été à l'origine de la réussite sociale du fils ; m.
dômë7i (nom-du-père), le père s'est fait une renommée en donnant une épouse à son fils ; m.
ddjiïml (ombre-du-père), le fils est sous sa protection ; m.
ddtana (aux-côtés-du-père), je n'ai rien à craindre ; m.
58 ALBERT KIENTZ
La gratitude envers le père qui s'exprime dans les anthroponymes cités
se traduit également de façon concrète. Lorsqu'il est âgé ou malade, le
ménage formé par son fils et sa nièce s'occuperont tout particulièremt de lui.
Le statut du fils résidant chez son père est ambigu. Il n'appartient pas
au lignage de celui-ci, pourtant son père le fait bénéficier de nombreux
avantages dont l'octroi d'une épouse. Songuidaha, un griot très populaire dans la
région, évoque cette situation dans un chant de funérailles que nous avons
recueilli à Zangbokpo, un des villages de la zone d'enquête122. Il a recours à
une parabole tirée d'une scène de funérailles familière : le partage du bœuf
sacrificiel.
[...] Dans un matrilignage, on a dépecé un bœuf puis procédé au partage. Mais tous
n'ont pas eu part égale. Comment a-t-on fait le partage ?
L'un a pris les épaules en disant que c'est pour lui que l'on a égorgé le bœuf.
Un autre a pris les gigots en disant que c'est pour lui que l'on a égorgé le bœuf.
Un autre encore a pris l'échiné. Mais lui n'a rien dit, il ne savait que dire.
Et celui qui a pris la robe? Et celui qui a pris la tête?
Celui qui a pris les épaules, c'est celui qui n'a pas d'appuis familiaux. Pour les
travaux collectifs, on fait appel à lui. S'il s'esquive, on s'en plaint. Mais quand vient
le moment de la rétribution, il est lésé dans le partage. Mais il ne l'est pas quant à la
part de conseils que lui procure la souffrance. Car la souffrance est un conseil. Aussi
est-ce lui qui a eu les épaules ?. Est-ce que ce ne sont pas les membres antérieurs qui
frayent le passage pour le reste du corps de l'animal ? Ceci même si le parcours est
embroussaillé et c'est une souffrance pour eux.
Celui qui vit chez son père, c'est lui qui a obtenu l'échiné. Le père choie son fils
de peur que ses " oncles " ne l'accaparent. Ses " oncles ", pour ne pas perdre leurs
droits, s'occupent également de lui. Et l'enfant abuse de cette situation, en profite
pour ne pas travailler. Si le père est riche, l'enfant ne fait aucun effort. Aussi est-ce
lui qui a pris l'échiné. Les reins ne sont-ils pas la partie du corps qui ressent le plus
les fatigues du labeur ? Mais le bœuf s'échine-t-il ? Il broute ici et là, puis somnole à
l'ombre. Son échine est celle d'un fainéant123.
Mais à la mort du père, celui qui a pris l'échiné n'est plus qu'un étranger, un
sans-famille. Tous ceux auxquels son père avait rendu service se retournent contre lui
et lui rendent le bien en mal. j
Celui qui a eu les gigots, c'est lui qui après avoir vécu chez son père est allé
" allumer les feux dans la cour de ses oncles ". Il a commencé par souffrir de ne pas
être du lignage de son père. Mais ensuite, chez ses maternels, il a trouvé une assise
solide comme le bœuf sur ses membres postérieurs.
La tête est revenue à celui qui exerce des responsabilités [...].
Dans son langage imagé, le griot souligne le statut à la fois privilégié et
précaire du fils. Il obtient une part appréciée, l'échiné, mais à quel titre ?
La traduction du nom de remerciements est donnée entre parenthèses. Elle est suivie de quelques
indications précisant le sens. Transcription, traduction, commentaires sont de Sassongo Silué, un des
membres de l'équipe.
121. Jamin, Jean, La Nébuleuse du Koulo-Tyolo, Rapport d'enquête en pays sénoufo (Abidjan, Centre O.R.S-
.T.O.M. de Petit Bassam), 1973, p. 32.
122. Ce chant a fait l'objet d'une transcription et d'une traduction juxtalinéaire. Le court extrait que
nous reproduisons ici est une traduction adaptée.
123. La traction animale est d'introduction récente et sa diffusion était encore restreinte en 1975, année
où nous avons recueilli ce chant.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 59
Pour services rendus et mal payés comme c'est le cas pour celui qui a eu les
épaules ? Parce qu'il est membre du lignage comme peut le revendiquer celui
qui a pris les gigots: "dans un matrilignage, on a procédé au partage... "
Non, pour aucune de ces raisons. Pourtant une part lui échoit. " II ne dit
rien, il ne sait que dire ", précise le griot. En effet, comment justifier dans un
système à filiation matrilinéaire les avantages substantiels que le fils obtient
de son père, parfois sans grands services en contrepartie ? Il bénéficie en
particulier dans le cadre du mariage de type " femme du fils " d'un avantage de
taille : une épouse. Le père sachant que son fils ne lui revient pas de plein
droit et qu'il ne pourra lui succéder, sera soucieux de le rétribuer de son
vivant pour les services rendus. Comme l'évoque le griot, cette situation
privilégiée peut être renforcée par la compétition s' instaurant entre le père et les
oncles et qui aurait pour résultat d'en faire un enfant gâté n'ayant même pas
appris à compter sur lui-même. Notons que, dans la hiérarchie des
morceaux, l'échiné se situe après les épaules qui viennent après les gigots.
Mais cette situation privilégiée en raison de ses avantages immédiats —
le neveu n'en bénéficie qu'en différé lorsqu'il succède à l'oncle — présente un
revers. Le lien père-fils est fragile. Que le père vienne à disparaître, le fils ne
sera plus qu'un " étranger ", un " sans famille ", selon les mots du griot. Il
n'appartiendra jamais au lignage de son père et, par l'insertion dans l'unité
de production paternelle, il se sera marginalisé par rapport à son lignage
d'appartenance. L'échiné peut être un morceau tentant, mais la bonne part
"celesont
fils les
a souffert
gigots. Même
de ne sipascela
être
vadu
à l'encontre
lignage ded'une
son père
attirance
" — , naturelle
mieux vaut
—,
tabler sur un groupe permanent que sur un individu précaire suggère le
griot.

Relations oncle-neveu et nièce.


A propos des règles de résidence, des appellations et des relations à
plaisanteries, nous avons déjà abordé à plusieurs reprises le cas particulier du
frère de la mère. Nous nous contenterons d'apporter quelques précisions.
Ainsi que le connote l'appellation qui lui est réservée — syeeÏEED signifie
" le vieux " — , il est détenteur au premier chef de l'autorité sur ses neveux et
nièces. En association étroite avec sa sœur, il décide du choix du conjoint de
ses nièces ou du moins exerce un droit de veto. Selon l'usage en cours, il lui
appartient de proposer les conjoints pour les filles situées entre l'aînée et la
benjamine. Si la sœur n'a qu'une fille, la proposition du conjoint lui revient
de plein droit. Il est le représentant officiel du matrilignage pour toutes les
négociations de mariage et c'est à lui que l'on remet les prestations requises.
A l'époque des travaux forcés, lorsque chaque village était tenu de fournir un
contingent de main-d'œuvre, l'oncle — qui d'autre aurait pu le faire ? —
prélevait parmi ses neveux le nombre de travailleurs requis. Ce temps a laissé
des souvenirs amers et des ressentiments qui ont altéré la relation oncle-
neveu.
Tout en étant l'un des partenaires des relations à plaisanteries, c'est lui
et non le père ou le mari qui prend les sanctions en cas d'indiscipline caracté-
60 ALBERT KIENTZ
risée. Kutuwa, l'ancien chef de village de Dikodougou, donnait ces conseils à
un jeune homme :
— Fils, si ta femme se rend insupportable, tu iras trouver son oncle,
celui qui t'a donné ton épouse, et c'est lui qui se chargera de la réprimander.
Mais jamais toi, le mari, tu ne porteras la main sur ta femme.
Nos interlocuteurs ont pratiquement tous situé sur une échelle
d'attitudes en quatre points (pas sévère du tout — peu sévère — plutôt sévère —
très sévère) le père comme " pas ou peu sévère " et l'oncle comme " plutôt
sévère " en ajoutant que cela était normal puisque l'on appartient à son
oncle.
Comme nous l'avons vu à propos de la résidence avunculocale, l'oncle
est en droit de réclamer son neveu pour l'intégrer à son unité de production.
Dans ce cas il prend en charge les prestations requises pour le mariage et
l'initiation de son neveu. L'anthroponymie reflète cette situation. Le
répertoire des anthroponymes exprimant la gratitude du neveu envers son oncle
est cependant moins riche que celui disant la reconnaissance du fils envers le
père. Ils sont de même composition à la différence que le - (vieux) se
substitue à do - (père). On trouvera en note les principaux d'entre eux124.
A propos des épouses classificatoires, nous avons déjà parlé de
l'obligation qui incombe au neveu de recueillir l'épouse de l'oncle défunt et des
possibilités d'union anticipée. La succession se fait en ligne utérine : les charges
échoient soit au cadet soit au neveu. Le critère de l'âge est déterminant. La
résidence patrilocale ou avunculocale importe peu en matière de succession.
Les secrets de famille se transmettent d'oncle à neveu. Selon l'expression
consacrée, l'oncle lui " montre les canaris ". Il s'agit des vases en terre cuite
contenant les décoctions médicamenteuses à base de feuilles, herbes, racines
et écorces. L'oncle lui enseigne les modes de préparation, les formules à
réciter et les applications thérapeutiques. L'initiation aux charges qui
incomberont au neveu à la mort de l'oncle se fait d'une manière continue. A la
tombée de la nuit, le neveu fait du feu entre les bancs en rondins fichés en
terre devant la case du " vieux ". C'est là que les hommes se réunissent au
retour des champs et que se traitent les affaires de famille. Les premières
années, l'enfant les écoute en silence tout en alimentant le feu. Quelques
années plus tard, on l'intègre dans la chaîne de transmission de la parole qui
va du locuteur au destinataire, le " vieux ", en transitant par tous les
présents. Plus tard encore, lorsque l'oncle est empêché, c'est à lui que l'on
s'adresse et il parlera au nom du " vieux ".
Pour des raisons de commodité, nous avons parlé de " l'oncle " au
singulier. Le terme syèeïeebèlè (mes " vieux ") serait plus correct. Comme nous
l'avons vu à propos des appellations, le terme syefleéo s'applique non
seulement au frère utérin de la mère, mais également à son cousin parallèle matri-
latéral et au frère utérin de la grand-mère maternelle. Si les relations à
plaisanteries s'étendent à tous, la fonction d'autorité n'est détenue que par
un seul. Le cousin parallèle matrilatéral n'est qu'un suppléant en l'absence

124. Irma, lftitfé, lEmi7ë, Ifnikpéîélé, lřníko'?á, lôupS?o, léhifèrè, МпЭД lêjumi, lřnílugo.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 61
de frère utérin. Pour les frères utérins le critère de l'âge est déterminant mais
non décisif. J'ai pu observer des cas où un cadet, parce que plus capable,
assumait les fonctions d'autorité.

Relations époux-épouse.

La femme sénufo est donnée en mariage le plus souvent contre son gré.
Il n'y a rien d'étonnant à ce que les relations entre conjoints soient
relativement distantes. La distance est d'ailleurs perçue comme garante de la solidité
de l'union. Bien que rarement, il arrive que la stratégie des alliances entre
lignages coïncide avec les inclinations de la jeune fille et qu'on décide de la
marier à son amoureux. Dans ce cas on charge un intermédiaire de la
prévenir de l'union projetée. Celui-ci lui demande par la même occasion de cesser
de fréquenter son amoureux jusqu'au mariage qui n'interviendra souvent
que l'année suivante. Ceci pour que les futurs conjoints redeviennent en
quelque sorte étrangers l'un à l'autre. " Connaître trop bien le cœur de
l'autre, m'a-t-on expliqué, ne peut que déboucher sur des disputes à venir ".
Cette connaissance donnerait une emprise excessive. Sagesse ? La distance
des relations au sein du couple choque le touriste et les bonne âmes se font
éducatrices. Couples qui ne s'étreignent ni se déchirent.
Mari et femmes mènent des existences relativement indépendantes. Ils
habitent des cases séparées. A chacun son toit. C'est la femme qui, la nuit,
rejoindra son mari. Ses enfants en bas âge partagent sa case. L'unité de
consommation déborde généralement la famille nucléaire. Aux hommes de
fournir le solide (igname, riz pluvial, maïs, viande), aux femmes le liquide
(ingrédients pour la sauce, eau). Ils ont des budgets séparés et lorsque la
femme prépare de la bière de mil ou de maïs, le mari, après une dégustation
gratuite, devra payer sa consommation comme les autres. Le mariage signifie
l'accession à une relative indépendance économique et c'est aux " maris " de
lui fournir les moyens de cette indépendance par l'attribution d'une rizière et
de parcelles pour la culture de l'arachide, de pois sucrés, de légumineuses,
ainsi que par constitution d'un fonds de commerce. Celle-ci s'intègre dans les
cérémonies du mariage. La jeune mariée, après avoir été lavée, vend à des
tarifs exhorbitants de l'eau chaude, de la farine de riz, du beurre de karité
aux membres du lignage du mari. L'argent obtenu lui permet de commencer
un commerce de bière de mil qui lui procurera des revenus réguliers.
La femme témoigne à son mari un respect qui n'a rien de servile. Cette
attitude déférente est davantage déterminée par la différence d'âge que de
sexe. L'écart moyen entre l'âge de l'époux et celui de l'épouse varie selon les
groupes d'âge de l'épouse entre 10 et 15 ans, le mari étant bien entendu plus
âgé125.
Les rapports épouse-époux sont souvent assez difficiles jusqu'à la
première naissance. Lorsque l'enfant paraît, le mari passe au second plan et la

125. ROUSSEL, Louis, 1965, Région de Korhogo, Étude de développement socio-économique, rapport démographique
(Paris, S.E.D.E.S.), fasc. n° 1, p. 52.
62 ALBERT KIENTZ
femme oublie les sentiments de répulsion que celui-ci pouvait lui inspirer aux
débuts de leur vie conjugale. Voici deux complaintes déjeunes épousées
permettant de se faire une image des sentiments que leur inspire parfois leur
mari126 :

Mon ami, ma famille m'a choisie


Pour me donner en mariage à kábo?o (anthroponyme du mari).
Jeune homme de la même génération,
Ne m'en veux pas de devoir te quitter !
Mon noiraud, quand nous renaîtrons,
Lors d'une nouvelle naissance,
Nous ne nous quitterons jamais plus.
Dites-moi, kabo'?ô, est-ce un mari
Pour une belle fille comme moi ?
Dites-moi, comment peut-on rester
Auprès d'un tel homme ?
Mais l'avez-vous donc déjà regardé ?
Tordus comme des bâtons de pêche
Sont ses pieds !
Ballants comme ceux des masques
Ses bras !
Flasque comme un bœuf égorgé
Son cul !
Affreuse comme le fétiche du chef
Sa tête !
Enflé comme la panse d'un zébu crevé
Son ventre !
Dites-moi, est-ce là un mari
Pour une belle fille comme moi ?

Cette autre complainte composée par une jeune femme de Toufoundé


est de la même veine.
Ma mère, c'est à cause de toi
Que je reste auprès de mon mari.
J'ai mis un enfant au monde
Et il est mort.
Ma mère, c'est à cause de toi
Que je reste auprès de mon mari.
Les Silué croient que c'est moi
Le don que l'on peut faire à n'importe qui.
Les Silué m'ont attrapée comme on attrape un poulet
Et ils m'ont donnée en mariage
Au roi des singes.
Je ne suis tout de même pas la dernière de toutes.
Ma mère, c'est à cause de toi
Que je reste auprès de mon mari.

126. La première complainte a été chantée par Nergényon Soro à Dikodougou en janvier 1973 ; la
deuxième par Korona Silué à Toufoundé en décembre.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 63

Ma mère, ne crois pas


Que je resterai toujours avec lui.

L'attitude du mari envers sa femme est bien différente. Le mariage n'est


pas vécu par l'homme comme un arrachement brutal. Lors du mariage la
rupture avec la bonne amie est déjà un souvenir lointain. L'âge du premier
mariage est (était ?) beaucoup plus tardif pour les hommes que pour les
femmes. Le mariage signifie la fin d'une existence de célibataire assez
douloureusement ressentie. Plutôt que de gloser, mieux vaut donner la parole à
ces célibataires. Il s'agit d'un extrait de chant de l'association des chasseurs
recueilli à Toufoundé127. Voici donc la complainte du célibataire :

Si tu n'as ni femme ni enfants, tu souffres.


Il te faut tout faire seul.
Le matin, en allant aux champs,
Le panier à poules, c'est à toi de le. porter.
Arrivé aux champs, au lieu de te mettre à cultiver
II te faut prendre la jarre et chercher de l'eau,
Puis chercher du bois et faire du feu.
Le soleil est déjà haut dans le ciel
Lorsque enfin tu fais les premières buttes d'igname.
Une igname rôtie au feu, une igname sans sauce,
C'est là ton repas de célibataire.
Le soir venu, le panier à poules sur la tête, la houe sur l'épaule,
Tu rentres fatigué eť solitaire.
Et les gens, lorsqu'ils t'aperçoivent,
Marchant ainsi seul sur le sentier,
Voilà que ces bouches de piment,
Que ces sangsues chuchotent entre elles:
Regardez cet individu peu recommandable qui arrive.
S'il n'a ni femme ni enfants,
C'est qu'il n'a pas bon cœur.
Pourtant je ne fais de mal à personne.

L'homme est heureux de recevoir une femme et lorsque celle-ci se


montre bonne épouse, il lui témoigne de la gratitude. Les chants composés par les
initiés en fin de cycle sont révélateurs à cet égard. En voici un court
extrait128. La queue de bœuf est l'insigne distinctif de ceux qui ont achevé le
cycle initiatique ; la traversée du fleuve est une métaphore revenant souvent
dans les chants d'initiés pour désigner le passage à travers les épreuves
initiatiques.

Épouse de ma souffrance d'homme, reçois mes remerciements !


Lorsque en pleine saison des cultures,

127. Le chant de kariyà, association des chasseurs, dont nous donnons ici un extrait a été recueilli à
Toufoundé en janvier 1973.
128. Il s'agit du chant du kàfokuo wii, Dièndaha Silué, recueilli à Toufoundé en 1971. Nous disposons
d'un corpus particulièrement fourni de chants de fin d'initiation dont la plupart ont fait l'objet d'une
transcription.
64 ALBERT KIENTZ
Notre Vieille Mère nous convoquait au bois sacré
Parce qu'elle voulait jouer avec ses enfants,
Toi, ma femme, sous le soleil brûlant,
Tu retournais seule notre champ avec ma grande houe.
Vous qui me voyez aujourd'hui sur l'autre rive du fleuve,
Exprimez-lui ma gratitude !
Que Dieu lui donne la santé, à elle et à ses enfants !
Elle n'a pas sa pareille.
La queue de bœuf que vous voyez dans ma main,
C'est à elle que je la dois.
Épouse de ma souffrance d'homme, reçois mes remerciements !

Dans les premières semaines de vie conjugale, il lui faut apprivoiser sa


jeune femme. Adolescent, il s'est choisi parmi les femmes de la cour l'une
d'elles pour jouer le rôle de " mère de la maisonnée "129. Celle-ci lui chauffe
l'eau avec laquelle il se lave au retour des champs et surtout lui sert de
confidente et de complice quand il est en âge de nouer des amitiés " pour les
seins " avec les adolescentes dès que sur leur poitrine " pointent des épines de
fromager ". Jeux de seins et de mains sont le principal attrait erotique de
l'amitié prénuptiale. C'est à cette femme jouant un rôle hybride de mère et
d'épouse substitutives qu'il confie la jeune mariée. Elle lui montre comment
" chauffer l'eau " du bain de son mari, lui enseigne l'art des relations dans
l'intimité. Elle l'amène à se familiariser avec son homme avant la nuit où elle
ira " faire du feu dans sa case ". Elle l'invite à porter l'eau chaude dans la
douchière. Quelques jours plus tard, elle lui suggère de rester à l'attendre
derrière la murette de la douche à ciel ouvert. Et un mari de confier : " On
ne se doute pas de l'intensité du plaisir que l'on ressent à se faire savonner le
dos à l'eau tiède par celle dont on espérait au mieux passivité docile ".
Même si elle se montre rétive, le mari ne devrait jamais s'impatienter.
En aucun cas il n'aura droit de la maltraiter. Voici quelques conseils donnés
par Kutuwa, feu le chef de village de Dikodougou :
— Même si ta femme se conduit mal, jamais tu ne portera^ la main sur
elle. Tu lui diras : J'ai fait du bien aux tiens, c'est pour cela que Ton t'a
donnée à moi. Tu n'es pas une femme ramassée, tu es une femme donnée.
Le mari est tenu pour responsable du bon état physique de la femme
qu'on lui donne. Lors de la remise de la femme aux représentants du lignage
du mari, l'oncle de celle-ci s'adresse à eux en ces termes :
— ... Je vous la donne. En ce moment, elle a le plein usage de ses
membres et de ses yeux. Faites attention de ne la rendre ni manchotte, ni
estropiée, ni borgne. Qu'en cas de brouille elle nous revienne intacte...
En cas de maladie, il incombe au mari de s'en occuper, mais ce sera en
liaison étroite avec le lignage de sa femme. Celui-ci intervient, selon
l'expression en usage, "pour ne pas perdre droit à la parole".
Les relations entre conjoints varient en fonction du type de mariage et
du nombre d'épouses. Celle qui vit la situation la plus difficile est la " femme

129. Celle-ci est dite kpá?a nůó.


APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 65
de la maisonnée ". En cas de conflit, elle n'a pas comme les autres épouses la
possibilité de faire appel à son lignage pour prendre sa défense ou l'accueillir
en cas de fuite : elle appartient à la " maisonnée " de son mari. Ce dernier ne
manquera pas de lui rappeler son étroite dépendance : " Tu es comme mon
bracelet. S'il me serre le poignet, je l'écarté ; s'il est trop large, je le rétrécis ".
La présence d'une coépouse d'un autre type lui permet de se mieux
défendre : " C'est parce que tu sais que je n'ai pas où me réfugier que tu me traites
ainsi ! Pourquoi ne traites-tu pas ta " femme du bienfait " de la sorte ? Tu
crains les siens ! " Celle qui se sait en position de force et en use, c'est la
" femme du fils ". On ne peut avoir qu'égards pour la femme reçue du père.
Les veuves recueillies par un cadet dans le cadre du lévirat ou par le neveu
du mari défunt se sentent parfois traitées comme des épouses de second rang.
Dans les chants recueillis lors de funérailles, elles se plaignent de ce que leur
mari ne leur donne que " des ignames rongées par les chenilles " alors que les
belles et grosses ignames sont pour leurs coépouses.
La présence de plusieurs épouses a pour effet d'accroître la distance
entre mari et femme. Lorsque la discorde règne entre elles, il utilisera
volontiers la stratégie de la fuite pour ne pas se laisser impliquer dans leurs
querelles. Laissons parler un témoin130: "J'ai vécu dans un foyer polygame
composé de trois coépouses. Chaque jour que Dieu faisait voyait des scènes
de jalousie qui me faisaient à la fois rire et pleurer. Elles se disputaient le lit
malgré le programme établi par le mari et se traitaient mutuellement de
sorcières. Les scènes dégénéraient parfois en coups de pilon. Le comique de la
situation, c'est que les coups et insultes s'abattaient sur le mari lorsque celui-
ci tentait de s'interposer. Le pauvre homme, bouche close, au milieu de ses
femmes en furie faisait pitié à voir. Il avait fini par renoncer à intervenir et
s'éclipsait dès qu'il le pouvait pour se réfugier dans les beuveries ". Quand les
coépouses s'entendent, les rapports de force sont trop inégaux et le mari
s'abstient de se mêler de leurs affaires. Manifeste-t-il des préférences pour
l'une d'elles, souvent la plus jeune, il aura la surprise de voir celle-ci se
détourner ostensiblement de lui pour se rapprocher de ses coépouses.
Des liens privilégiés peuvent cependant s'établir avec l'une d'elles. Dans
les chants de bolà (cf. note 133), elles se plaignent volontiers de leur mari qui
traite l'une d'elle comme sa " femme en or" (cêtëe), qui les néglige au profit
de celle " qui écope l'intérieur de son époux pour s'en désaltérer " (Jugiyôrô m
gbàa).
L'arrivée d'une nouvelle épouse est perçue par la famille du mari
comme une intrusion éventuellement porteuse de menaces. On s'empressera
de la mettre à l'épreuve pour sonder sa nature profonde. Voici un des tests
utilisés. Dans la semaine qui suit le mariage, les membres de la famille du
mari s'arrangent pour être tous présents dans le champ collectif. On
demande à la jeune femme d'aller seule chercher de l'eau à la rivière et on
lui remet à cet effet une jarre d'une dimension telle que, pleine, il est
impossible de la charger sur la tête sans aide. Si la jeune femme proteste, on la
qualifiera de franche et douée de personnalité. Si elle se rend à la rivière puis
revient en se disant incapable de faire ce qu'on lui demande, on la jugera
timide, certes, mais franche. Si elle brise la jarre en essayant de la charger,
66 ALBERT KIENTZ
elle sera présomptueuse. Si, contre toute attente, elle revient portant la jarre
pleine, on la suspectera de dissimulation et, pis encore, de sorcellerie. Par
précaution, on la soumet à une surveillance discrète et continue.

Relations entre alliés.

Celles-ci sont très différentes selon que l'on appartient aux " donneurs "
ou aux " preneurs " de femmes. La différence des attitudes est bien typée lors
d'une cérémonie appelée kàkana lii, " manger le bâton ", qui a lieu chez les
Kouflo et forgerons dans les années qui suivent le mariage. Elle est également
attestée chez les Kiembara. Une délégation du lignage donneur se rend chez
le lignage receveur. Elle est composée d'un adolescent accompagné d'une
fillette et d'un garçonnet.

Je me souviens, écrit un des membres de l'équipe130, d'une délégation que j'ai ainsi
conduite à Nerkéné, village où est mariée une de mes lointaines sœurs. Un mercredi
soir, pendant les vacances de Pâques, notre vieux me convoqua :
— J'ai pensé à toi pour " manger le bâton " de ta sœur Tiéhoua à Nerkéné. Vous,
les élèves, vous oubliez moins vite ce qu'on vous dit que les autres. Je vais prévenir
ton père. Reviens demain matin pour que je te donne les instructions.
En me voyant arriver le lendemain, l'oncle me dit, ironique :
— Voici la personnalité importante ! Assieds-toi !
Puis, après m'avoir expliqué l'objet de ma mission, il énuméra tous les menus
griefs qu'il avait à faire à ses alliés : manque de prévenance, paroles indélicates,
services non rendus. Je notais tout sur une page de cahier avec les noms des intéressés et
consignais face à chaque manquement le montant de l'amende que je devais exiger.
Avec mes petits compagnons, je me rendis dans le village où est mariée notre
sœur. Dès notre arrivée, on nous remit un coq rouge et on nous conduisit dans la
cour de l'oncle du mari. On me fit asseoir au milieu des vieux qui me jaugèrent d'un
œil malicieux. J'étais trop jeune, pensaient-ils, pour me souvenir de tout. Ce que ces
vieillards ignoraient, c'est que j'avais tout mis par écrit. Après les salutations d'usage,
on me conduisit dans ma case. Tout était propre et rangé. On venait de la repasser à
l'enduit. Je remarquais toutefois une amulette suspendue au-dessus de la porte. Mon
oncle m'avait recommandé de prendre prétexte de la moindre négligence dans
l'accueil pour me fâcher et m'en aller. Dans ce cas, ils perdraient leur femme. Un enfant
se mit à pleurer, on l'emmena vite au loin de peur que ses cris ne m'indisposent. Un
repas copieux nous fut servi : un poulet entier chacun ! Avant de déposer les plats, les
femmes s'accroupissaient cérémonieusement devant nous. Après le repas, le mari
accompagné de deux amis vint nous saluer. Avant de se retirer, il nous fit remettre
quelques pièces de monnaie.
Le lendemain, après un petit déjeuner particulièrement copieux, je m'allongeais
dans un fauteuil en bambou devant ma case. Je pouvais observer à loisir, paupières
mi-closes, les femmes affairées à piler, les hommes en conciliabule. J'aperçus au
milieu d'eux une grande cage circulaire bourrée de poules et de coqs se débattant
dans un enchevêtrement d'ailes. Ils allaient tous être égorgés et plumés dans la
matinée. Vers midi, l'homme qui avait servi d'entremetteur pour le mariage vint me
prévenir que tout était prêt. Je fis appeler mes deux petits compagnons. Le garçpnnet et

130. Propos de Tuo Nambégué, un des membres de l'équipe.


APPROCHES DK PARENTÉS SÉNUFO 67
la fillette devaient se tenir debout derrière moi durant toute la cérémonie. Les
femmes arrivèrent en cortège portant de grands plats fumants sur la tête. Elles
s'arrêtèrent sur une ligne devant moi. Mon oncle m'avait recommandé de les faire rester
un long moment au soleil avant de les autoriser à déposer les plats. L'une d'elles
portant un panier à poules rempli de cendres alla se mettre à l'ombre. Je lui intimais
l'ordre de retourner immédiatement au .soleil auprès de ses compagnes. Après avoir
fait déposer les plats, allongé à l'ombre dans le fauteuil, je pris la parole :
— Mon vieux me charge de vous demander des explications. Votre comportement
lui laisse bien à désirer. Mais auparavant je voudrais vous faire part de ce que je n'ai
pas apprécié votre accueil. Hier soir, on a battu un enfant rien que pour que ses
pleurs m'indisposent. Dans ma case, j'ai trouvé suspendu au-dessus de la porte un
gri-gri qui était sûrement destiné à me nuire. Des chiens ont aboyé dans la nuit.
C'est vous qui les avez provoqués pour m'empêcher de dormir. Sorciers que vous
êtes, je m'en retourne auprès de mon vieux.
Silence total. Les femmes, immobiles au soleil, ruissellent de sueur.
L'entremetteur intervint enfin :
— De grâce, ne pars pas ! Un don peut-il t'apaiser ?
— Bon ! Mais j'exige cent cauris.
Il se rendit auprès des vieux et revint avec la somme exigée. Puis, je leur fis part
des griefs que mon oncle avait accumulés contre eux :
— Le vieux me charge de demander pourquoi le mari de ma sœur a chassé deux
femmes de notre lignage alors qu'elles cherchaient du bois dans son champ. Il se
plaint également de ce qu'il ne lui a pas fait don de la moindre igname depuis qu'il
lui a remis officiellement la femme.
— Combien réclame-t-il en réparation? s'enquiert l'entremetteur.
— Il ne vous a pas vendu sa nièce. Il ne vous l'a donnée que pour vous épargner une
grande honte. Sans lui, vous auriez été incapables de procurer une femme à votre
neveu. Il exige une amende de 2 000 cauris.
L'entremetteur après avoir consulté les vieux, revint en disant :
— Ils te demandent de doubler la somme. Ils te prient d'avoir l'obligeance
d'augmenter l'amende.
Oui, augmenter. Ils savent que s'ils me demandent une réduction, je les
traiterais de gens pas mêmes capables de subvenir aux besoins de notre soeur. J'acceptai
" l'augmentation " demandée et il revint avec 1 000 cauris, la moitié de la somme
exigée. Je les taxais pour tous les manquements soigneusement consignés sur ma
feuille de cahier tantôt en acceptant, tantôt en refusant, selon les instructions de mon
oncle, " l'augmentation " sollicitée. Au bout d'une heure, j'avais un sac plein de
cauris. Je mis fin à la taxation et pris tranquillement mon repas. Le soir, au moment de
prendre congé, on nous remit des poulets cuits et de la viande de chasse pour l'oncle
et pour nous-mêmes. Une surprise nous attendait à la sortie du village. Les femmes,
celles que j'avais fait souffrir au soleil, nous avaient tendu une embuscade. A peine
notre accompagnateur avait-il rebroussé chemin en nous souhaitant, narquois, un
bon voyage qu'une horde de femmes rieuses se précipita sur nous en déversant sur
nos têtes des écuelles pleines de cendres. La fillette se mit à pleurer. En apercevant
nos silhouettes blanchies, l'oncle s'amusa beaucoup de notre déconvenue :
— Ne saviez-vous donc pas que vous étiez chez des Yéo ? (Le narrateur appartient
au matriclan Tuo qui entretient des relations à plaisanteries avec le matriclan Yéo)
L'oncle, après avoir fait le compte des cauris, nous remit notre part de viande et
de cauris en me félicitant d'avoir bien joué mon rôle. Le fait d'avoir oublié le bâton
que je devais remettre aux alliés — la cérémonie en tire son nom — était sans
importance.
68 ALBERT KIENTZ
Ces attitudes contrastées selon que l'on appartient aux donneurs ou aux
preneurs de femmes s'expriment également lors des funérailles. Les " maris "
classiilcatoires rendent hommage à leurs " épouses " allant jusqu'à les porter
en triomphe. Les " épouses ", elles, importunent leurs " maris " par toutes
sortes d'agaceries.
Lorsque une femme perd sa mère, ses " maris " organisent en son
honneur un triomphe appelé cësà?a'ri131. Drapée dans des pagnes coûteux, parée
de bijoux, coiffée d'un foulard sur lequel sont épingles des billets de banque,
une queue de cheval emmanchée dans chaque main, on la fait asseoir sur le
porte-bagages d'une moto, Honda ou Suzuki empruntée pour la circonstance
à l'instituteur du bourg voisin. Récupération de la modernité par le rituel.
Au-dessus d'elle, on tend un dais pour la protéger du soleil et c'est ainsi, au
milieu des pétarades et d'un ruissellement de sonorités au chromatisme
chatoyant qu'un orchestre de balafons déverse, qu'on la conduit en triomphe à
travers le village. Ses " maris " forment autour d'elle un essaim dansant. La
cérémonie est animée essentiellement par les " maris " de sexe féminin
portant culotte, chapeau, chemise de chasseur, fusil, chicotte et autres symboles
de virilité. La même cérémonie avait lieu autrefois, mais sans tout cet
apparat. Un cache-sexe neuf pouvait constituer la seule parure.
Quand un homme perd un proche, mère ou oncle, ses épouses, oubliant
leurs rivalités, quittent leurs vêtements pour ne porter qu'un cache-sexe
réservé à ces occasions et, ensemble, parcourent la cour où repose le cadavre
en chantant et en se livrant à des agaceries. Leurs principales cibles : le mari
et ses frères dont elles sont des épouses classificatoires. Ces relations à
plaisanteries asymétriques dépassent le stade verbal. Elles les enduisent de cendres et
leur mendient des cauris en les importunant jusqu'à avoir obtenu
satisfaction. Ce jour là, elles leur font payer leurs services d'épouses : l'eau chaude de
la douche. Le contenu de leurs chants ne laisse guère d'équivoque quant à
l'origine de leur gaieté :
— Notre belle-mère est morte. Enfin, mais enfin, notre mari est pour nous
seules. )
Les menus travers de l'oncle défunt du mari sont évoqués dans des
chants funèbres de leur composition : gourmandise, curiosité qui le fera
comparer à un margouillat collant son oreille aux murs pour surprendre les
conversations132.
Lors du décès d'une femme, les coépouses classificatoires de la défunte
organisent une danse appellee bold133 au cours de laquelle elles mettent en

131. ce~sà?a'ri: mot composé de ce- (femme) et -sa Tari (action d'honorer, éloge), pouvant se traduire
approximativement par " glorification des femmes ".
132. A titre d'illustration, voici un extrait de chant appartenant au corpus du Dr. Rémi Fruchard dont
les travaux se caractérisent par un sérieux ethnographique laissant augurer une œuvre de grand intérêt. Il
a été composé par Chidénin Silué, à l'occasion de la mort de l'oncle utérin de son mari, à Tiégana.
Étais-tu un magouillât pour coller ton oreille contre les murs ?
Vagabond infatigable, as-tu enfin trouvé le repos ?
Vous, mes amis, je vous informe que votre oncle s'est enfin lassé d'errer sans cesse à travers le village,
à l'affût des derniers potins qu'il venait ensuite vous rapporter.
APPROCHES DE PARENTÉS SÉNUFO 69
scène leurs maris dans des mimes où l'on verra le chasseur fanfaron fuir à
toutes jambes devant un animal blessé, le mari titubant d'alcool incapable de
retrouver son chemin et d'autres scènes cocasses tirées de la vie de leurs
époux. Elles éviteront cependant toujte allusion blessante à la vie privée. La
partie instrumentale est composé d'un tambour d'eau, d'un tambour en
forme de mortier et d'un résonateur en fer. Les coépouses classificatoires
regroupent toutes les femmes mariées à des individus de même matriclan que
l'époux de la défunte.
Le mari, comme nous l'avons vu à propos du terme fèèrèfolo134 qu'il
utilise pour désigner les membres du lignage de son épouse, a envers eux une
importante dette de reconnaissance. Il leur doit respect déférent et aide
matérielle, en particulier lors des funérailles d'un parent ou d'une parente de
son épouse. La mise à contribution la plus importante s'observe lors du décès
de la belle-mère. Cette situation est exploitée pour faciliter le règlement des
conflits. Lors des jugements, on choisit volontiers son avocat parmi les
donneurs de femme de l'adversaire. Étant son obligé, il accueillera avec respect
et déférence les paroles de l'avocat et le débat se déroulera sur un ton
dépassionné favorable à la conciliation.

Relations aîné (e)-cadet (te).

Celles-ci ont une importance particulière du fait qu'elles s'étendent sur


l'existence entière. Les frères utérins feront souvent partie d'une même unité
de production-consommation. Lors du décès d'un adulte, c'est au frère le
plus âgé qu'il incombe de veiller au bon accomplissement de ce qui revêt une
importance toute particulière dans l'existence d'un Sénufo : ses funérailles. Il
sera le " maître des funérailles " et mènera le deuil.
Nous avons déjà parlé à propos de l'oncle de la relation privilégiée qui
unit frère et sœur assumant en commun les fonctions d'autorité sur les
enfants de cette dernière. Il n'est pas exceptionnel que la mère nourrisse
d'autres projets matrimoniaux pour sa fille que son frère. Il en résulte des
tensions sourdes et des intrigues. Le fait que l'autorité masculine et féminine
soit détenue par des membres d'un même lignage favorise le maintien des
traditions familiales. On n'observe pas cette confluence de deux traditions,
celles du père et de la mère, qui constitue une brèche ouverte aux mutations.
S'il existe une tension incontestable entre classes d'âge, celle-ci est
cependant atténuée au sein du lignage où le sentiment d'appartenance à une
même unité contrebalance celui de la différence instaurée par l'âge. Aînés et
cadets sont dans une relation de réciprocité : l'aîné assure la protection du
cadet qui, en contre-partie, lui rend de menus services. Le cas des jumeaux
est significatif à cet égard. C'est le dernier-né et non le premier qui est
considéré comme l'aîné. La justification : au moment de la naissance, l'aîné des

133. Dans la zone de l'enquête, la danse báb' est pratiquée par les femmes kouflo et forgerons.
134. Voir partie II, Appellations, Les alliés.
70 ALBERT KIENTZ
jumeaux est resté assis dans le ventre de sa mère et a envoyé le cadet en éclai-
reur. La relation sœur aînée-sœur ou frère cadet est particulièrement
affectueuse. Elle présente de nombreux points communs avec la relation mère-
enfant, la sœur aînée jouant le rôle de mère substitutive.
Parmi les nombreux interdits que l'on inculque aux enfants, il en est un
qui bannit tous jeux et plaisanteries à caractère sexuel entre germains et
frères et sœurs classificatoires. A l'intérieur de la classe d'âge règne par contre
une grande liberté. A moins de se faire obsessionnels, les jeux à caractère
sexuel auxquels se livrent les enfants en bas-âge ne font l'objet d'aucune
réprobation sociale.
Aînés et cadets, ceux que Ego féminin désignent comme " marieurs "135
(cèporôhao), font partie du conseil de famille qui statue sur le mariage des
sœurs. Les complaintes des jeunes mariées que nous avons citées sont
significatives quant aux ressentiments que cette dépendance peut inspirer, ils
assistent en silence aux délibérations s'ils n'ont pas l'âge pour intervenir, mais
leur présence est requise.
La force du lien qui unit les frères utérins, ceux qui sont dits " de même
sein ", est probablement l'une des raisons qui interdit à deux frères de faire
partie d'une même promotion d'initiation. Il est admis que deux frères fas-
ssent leur initiation en même temps, mais à la condition expresse que ce soit
dans des enclos distincts. La présence simultanée de deux frères est perçue
comme une menace pour l'équilibre interne de la promotion. Ce souci
d'équilibre se retrouve à d'autres niveaux : deux frères ne pourront avoir
comme bonne amie deux filles d'une même cour. Ce même souci caractérise
les alliances.

SUMMARY

The first part of this study of a Senufo kinship system describes the descent
system, the roules of incorporation and residence, names and behaviour of three
subgroups, fodombèlè, sénabèlè and fono : bèlè, who cohabit a restricted geographic area
(Ivory Coast Republic, sub-prefecture of Dikodougou). It reconstitutes for these
groups, with a social system in the process of changing, the " traditional " kinship
system, as can be seen in aged generations from the rural milieu. It is done through
statistical and genealogical surveys, and interviews, but favours spontaneous
expression, where there has not been a direct intervention of that poser of questions the
researcher often is. Hence the important place given to extracts of songs, biographies
and other recordings done as circumstances permitted. The section dealing with
alliances, which will appear later, is indissociable from it. Real social engineers, these
Senufo sub-groups are equipped with a set of rules closely linked in an integrated
system allowing a village type society to produce and reproduce a social fabric of an
exceptional cohesion. .

135. Voir partie II, Appellations, Termes de désignation.

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